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Pourquoi parler de civilisation juive médiévale ? CCM C DENJEAN

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24 CAHIERS DE CIVILISAT/ON MÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN

et concrète. L'historien n'a pas besoin alors d'exprimer la moindre empathie avec son objet puisqu'il nage

dans les flux dont il s'empare pour sa narration. C'est en professionnel qu'il raisonne, là est l'essentiel de la

morale de l'historien 44 , un garde-fou entre engagement emphatique passionné et f r oide technicité. Même si

son sujet est un espace,jamais F. Braudel n'oublie qu'il redonne vie à l'humain.

Son développement est tout entier dans sa définition préliminaire. Lorsque nous la citons, nous la sortons

de son contexte et nous omettons de repérer les césures 45 • Or, ce petit bijou littéraire que nous extrayons

artificiellement est en réalité inclus dans un mode de raisonnement qui mérite d'être questionné. Comme

toutes les belles métaphores, elle est fausse et elle est vraie. Elle pose surtout des problèmes qui stimulent

notre compréhension des faits. F. Braudel nous étourdit en procédant par accumulation de cas issus de la

littérature historique et de quelques rares sources de première main qu'il agrège. Il plonge dans les courants

profonds mais remonte parfois dans les vaguelettes des événements exceptionnels, compare et revient aux

petits faits vrais pour aboutir à des généralités jamais abstraites. Le lecteur suit ou rompt, privé du loisir de

souffier pour démonter cette habile composition. Tentons de nous an-êter un instant. Notre réflexion devrait

gagner à prendre le risque de se laisser séduire sans pour cela tout approuver.

Dans ce chapitre 6 sur Les civilisations, qui suit le cinquième sur Les sociétés et le quatrième sur Les Empires

de cette deuxième partie sur les Destins collectifs et mouvements d'ensemble, F. Braudel, après avoir présenté

les mouvements des civilisations qui, vivantes, exportent et rayonnent 46 , a suivi les cicatrices que sont les

diverses frontières en Méditerranée. Il n'a pas opposé une civilisation chrétienne à une musulmane entre

lesquelles seules on repérerait des h·ansferts culturels; il a explicitement nommé la civilisation grecque,

encore vive au xv1 e siècle, cité la civilisation arabe; il nommera quelques pages plus tard, mais en italiques,

la civilisation ibérique ... bref il joue avec les changements d'échelles et de registres, avec les flous et les

fondus enchaînés. Il a surtout montré que le tissu dense qu'il analyse est constitué des temps sédimentés,

voire malaxés 47 • Sous sa plume, le territoire devient peau marquée par l'histoire, comme celle de ce1tains

dauphins ou de femelles requins sur lesquels sont visibles les stigmates, traces de leur existence passée.

Il distingue également l'individu qui traverse les frontières, se dépayse, du groupe ou de la masse sociale et

de la civilisation qui «ne se déplace pas avec la totalité de ses bagages». Après avoir insisté sur les mélanges,

il pose le principe de la pérennité de son objet: «Avant d'être cette unité dans les manifestations de l 'art [suit

une référence à Nietzsche], une civilisation est, à la base, un espace travaillé, organisé par les hommes et

] 'histoire. C'est pourquoi il est des limites culturelles, des espaces culturels d'une extraordinaire pérennité:

tous les mélanges du monde n'y peuvent rien. » 48 Poser le «conflit entre Orient et Occident» et terminer sur

«La suprématie de l'Occident» 49 amène à dépasser le dialogue que cause le conflit entre deux civilisations

pour approfondir cette limite et faire jeu à trois 5°. C'est à ce point que peut intervenir« Une civilisation contre

toutes les autres: le destin des Juifs». On notera la force du« contre», le glissement sans autre commentaire

de civilisation à peuple par l'emploi caractéristique de «Juifs», alors que F. Braudel a nommé auparavant

sans aucune gêne d'autres civilisations. Couplé avec «destin», ce glissement pourrait-il impliquer un soupçon

de téléologie? Parle-t-il bien de l'histoire des juifs ou pense-t-il plutôt à défendre son objet et sa méthode 51 ?

44. Gérard No1RJEL, « Pour la première fois la problématique identitaire est mise en œuvre en respectant scrupuleusement les

normes du métier d'historien, telles qu'elles ont été définies à la fin du x1x' siècle. Elle donne une intelligibilité globale aux faits qu'elle

a élaborés, sans pour autant leur faire violence. La tension entre l'archive et le problème oblige Braudel à mobiliser les considérations

sur le temps qui dominent l'air de son temps, mais pour les plier, les adapter, aux exigences de son travail empirique».

45. Béatrice Leroy la cite en épigraphe à son ouvrage: fo., Les juifs du bassin de / 'Ébre au Moyen Âge, témoins d'une histoire

séculaire, Biarritz, J et D éd. (Terres et hommes du Sud), 1997.

46. F. BRAUDEL (op. cil. n. 25), p. 101.

47. Ibid., p. 107.

48. Ibid., p. 107.

49. lbid.,p. 131.

50. Ibid.,p.135.

SI. Qu'il parle des juifs ou d'un autre groupe, F. Braudel veut voir large en conservant la précision des analyses. Cependant,

il semble trouver sa trame chez L. Poliakov, et dit s'appuyer sur les synthèses d' Attilio Milano: lo., Storia degli ebrei in /tafia, Turin,

G. Einaudi (Saggi, 318), 1963 pour l'ltalie et de Julio Caro Baroja: lo., Los Judios en la Espaiia moderna y contemporanea, Madrid,

Arion, 1961, pour l'Espagne. li ignore les travaux de Fritz Itzak Baer, dont Ga/out n'est pas traduit en français, ignore la période

médiévale alors qu'il prend lui aussi comme point de départ l'expulsion des Juifs. Sa réflexion d'historien moderniste reste marquée

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