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Pourquoi parler de civilisation juive médiévale ? CCM C DENJEAN

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POURQUOI PARLER DE CIVILISATION JUIVE MÉDIÉVALE? 39

l'usure 1 23 • Même si rabbi Mosse ben Nahman ne fut peut-être pas aussi virulent que son récit à l'évêque de

Gérone de la disputacio de Barcelone pourrait nous le faire croire, bien qu'il ait craint un déferlement de

violence populaire, il adressa au roi Jacques le conquérant une explication juive sur la hiérarchie des textes

reconnus par les juifs, sur la Trinité et sur d'autres points en débat 1 24 . Comme plus tôt le Kuzari, ces textes

s'adressent d'abord aux juifs avant même de contester l'interprétation des clercs chrétiens 125 • Même acculé à

la conversion, Baruch de Toulouse lutta pied à pied, solidement appuyé sur sa bonne connaissance du système

judiciaire clu·étien; il usa de toutes les stratégies, jusqu'à envisager d'en appeler au pape 126 . Les juifs sont

malmenés, mais la civilisation juive n'a pas nécessairement le choix entre inse11ion, exclusion, assimilation,

elle n'est pas forcée de craindre les autres. Sans doute les civilisations peuvent-elles ressembler et n'ont

pas besoin de refuser pour être elles-mêmes. Elles do1111ent à l'assimilation des autres et elles assimilent.

Les juifs médiévaux ne forment donc pas a priori une civilisation assiégée conune pourraient le faire croire

la polémique, les stéréotypes, l'exclusion. Nous allons tenter de le montrer à travers quelques exemples sans

avoir la possibilité de le démontrer en détail.

Le débat entre la mémoire de la Vallée des Larmes et la convivencia que D. Nirenberg devait rappeler en 1990

semble aujourd'hui avoir perdu de son actualité 1 2 7• La longue durée et la spécificité controversée de la haine

envers les juifs conduisirent à privilégier l'observation des mécanismes de ségrégation et de stigmatisation

de telle s011e que la civilisation juive se dessina en négatif, en réaction. Cette interprétation va de pair avec

la société persécutrice de Robert I. Moore, certes relue aujourd'hui mais dont l'influence s'estompe 128•

La prégnance d'une historiographie de l'antisémitisme, qu'elle soit lacrymale ou qu'elle se veuille a contrario

non pas légende rose mais histoire de sujets, histoire non victimaire, est telle qu'une véritable histoire de la

civilisation juive s'était révélée impossible. Les travaux insistant sur les structures, la définition d'un juif

textuel n'ont pas permis d'échapper à ces pesanteurs, loin de là 129 . Les dangers ont été pourtant repérés:

confondre religion et civilisation, essentialisme, téléologie, incapacité à historiciser, incapacité à observer

d'autres durées que celle d'un socle légal supposé pennanent alors qu'il est justement à la fois le principe

d'une permanence et l'origine d'interprétations infinies qu'il convient de contextualiser. Les apories provenant

d'un isolationnisme historiographique à la fois subi et vécu volontairement sont d'autant plus nombreuses

que le déficit structurel de formation des chercheurs spécialistes en histoire des juifs provient d'une vision de

la laïcité elle-même prédéterminée par les difficultés que nous avons citées. Le parcours historiographique

tenté ici nous autorise à échapper à une histoire de la ségrégation, elle-même complexe et non linéaire.

Nous ne proposons pas l'histoire téléologique d'une civilisation sur la défensive, celle d'un peuple antique voué

à une dispersion subie puis à l'expulsion des États qui accueillaient cette diaspora, prémisse de la destruction,

nous envisageons l'histoire de la civilisation juive médiévale, qui fleurit puis fut rejetée. La réflexion sur les

civilisations contribua à faire des juifs des acteurs de! 'Histoire et à bâtir une véritable histoire juive, part de

l'histoire de l'humanité et pas nécessairement paradigmatique. Ce n'est pas un a priori, c'est le résultat de

la lente découverte d'une civilisation de l'Occident médiéval grâce à l'édition de textes hébraïques peu ou

123. M EÏR BEN SIMÉON DE NARBONNE, Lettre à Louis IX sur la condition des Juifs du royaume de France, J. KoGEL ( éd. et trad.},

P. SAVY (préf.), Paris, Éditions de l'éclat, 2017.

124. MoïsE BEN NAHMAN DE GÉRONE, La Dispute de Barcelone, E. SMILÉVITCH et L. FERRIER (éd. et trad.), Lagrasse, Verdier, 1984.

Je remercie Maurice Kriegel pour ses remarques sur le texte hébreu.

125. J. HA-LÉVI (op. cil. Il. 24).

126. Le registre d'inquisition de Jacques Fournier, J. DuvrnNov (éd. et trad}, Paris, Mouton, 1978, p. 222-234.

127. Préface de D. Nirenberg, dans: !o., Communities of Violence. Perseculion of Minorities in the Middle Ages, Princeton,

Princeton University Press, 1996, faisant allusion au débat ibérique valorisant le vivre ensemble (convivencia) dans le cadre de

l'opposition entre la vision de l'Espagne de C. S. Albonoz et celle d' A. Castro, à laquelle faisait écho F. Braudel. La Vallée des larmes

est une chronique du xv1' siècle où sont compilés tous les récits des massacres et des expulsions.

128. Robert 1. MooRE, The Formation of a Persecuting Society: Power and Deviance in Western Europe, 950-1250, Oxford,

Blackwell, 1987 [trad. française: La persécution. Sa.formation en Europe, 950-1250, Paris, Belles Lettres [Histoire, 12], 1991 ], réed.

augmentée: 2007.

129. Ainsi, le parcours de D. Nirenberg: de ID., (op. cil. n. 127), trad. : ID., Violence et minorités 011 Moyen Âge, N. GENET (trad.),

C. GAUVARD (préf.}, Paris, Presses universitaires de France (Le Nœud gordien), 2001, à D. NIRENBERG (op. cil. n. 70), analysé par:

E. MARMURSZTEJN (art. cit. Il. 104), p. 24-25.

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