Pourquoi parler de civilisation juive médiévale ? CCM C DENJEAN
You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
32 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN
communautaire et close alors que la citoyenneté impliquait d'investir l'espace public 89 • Dans son ouvrage
Sur la corde raide, Pierre Birnbaum, propose d'examiner les Parcours juifs entre exil et citoyenneté en
historien pratiquant le comparatisme et en sociologue étudiant des cheminements individuels dans des
contextes étatiques différents 9°. Malgré ce que pourraient faire croire la dédicace à son père, les balancements
rhétoriques de sa préface et ses références au Zakhor de Y osef Yerushalmi 91 , l'auteur, loin de proposer un
portrait du fait d'être juif qui nous renver r ait vers une supposée« civilisation juive» de la longue durée en
généralisant des traits spécifiques s'attache avant tout à la diversité et aux contradiction,s d'acteurs appartenant
à des sociétés multiples, dans la ligne de ses premiers travaux sur les Sommets de l'Etat 92 • Sans qualifier ce
« peuple culture » 93 de «paradigmatique», il partage avec de nombreux auteurs l'idée que les juifs, « dans
leur grande fragilité» puisque longtemps sans État et sans tetTe, «sans domicile inexpugnable», affrontent
les contradictions identitaires qu'ils partagent avec les autres «groupes humains», «de manière probablement
singulière». Voulant éviter la vision larmoyante de l'histoire qui néglige leur« recherche opiniâtre du
bonheur» et leur «aptitude à survivre, à s'épanouir même face à l'adversité», il envisage l'équilibre précaire
et les contradictions de ces juifs qui «dansent» sur la corde raide. P. Bimbaum nous expose ainsi sa méthode
pour articuler le général et le particulier, monter en généralité et conserver la richesse et la diversité des cas.
Il envisage cette histoire en reconstituant les jeux fluctuants des appartenances dans des mondes où varient
les paramètres que nous nommions au xx < siècle la «culture», l'état, la «nation». Il nous invite ainsi à ne
pas réifier les juifs en les étudiant à travers les institutions mais à adopter une vision dynamique. On le voit,
les ouvrages de référence sur cette thématique ne sont pas médiévistes, ni même proprement historiques.
Néanmoins, cette démarche touche d'autant plus le médiéviste que !'Histoire médiévale a souvent préféré
les communautés aux «juifs», le « statut légal» aux destins pluriels, le groupe aux hommes. Il est certes
naturel qu'un sociologue de la République, qui étudie essentiellement l'époque contemporaine, choisisse ce
présupposé. Il est moins nahirel qu'un médiéviste le suive puisqu'il est notoire que la société qu'il étudie
n'a que faire des libertés individuelles post-révolutionnaires. C'est ainsi qu'il ai1icule la longue durée vec
l'histoire, sans dévier ni de son attention à la pluralité des choix ni de son sujet, qui reste la relation à l'Etat.
Les parcours de Joseph et de Moïse nous parviennent comme d'écho en écho à travers les relectures des
textes intégrées au plus profond des personnalités des commentateurs et où les prénoms, choix du père,
résonnent également. Comme avec L. Poliakov, la psychologie, voire la psychanalyse, s'immiscent dans le
discours historien. Le médiéviste devrait ne pas se sentir concerné de la même manière: Moïse et Joseph
ne représentent pas au Moyen Âge deux choix opposés. Toutefois, l'historien n'est pas seulement celui qui
fait parler les morts, il est souvent le fantôme qui accompagne un homme qui mourut des siècles avant la
naissance de ce compagnon inconnu 94 .
89. Moi-même dans ma thèse de doctorat sur une communauté médiévale, conf r ontée à des documents qui montraient une vie
juive très ouverte sur l'extérieur,j'avais tenté de résoudre le problème en identifiant des espaces, des domaines au sein desquels la
négociation entre la judéité et ! 'acteur économique se serait organisé différemment.
90. P. BIRNBAUM (op. cil. n. 19). Sa première partie a pour titre « Comparer». 11 observe parallèlement « des traces diverses
d'histoire juive», (préface, p. 10), essentiellement les choix et les stratégies des juifs français et allemands après 1 'émancipation.
91. P.Birnbaum reprend la question de Moïse et de Joseph, suivant la tradition de F. Kafka, de S. Freud et de Y. Yerushalmi,
dans un ouvrage écrit après le deuil de Jacob Birbaum, son père. Évoquant l'Égypte, il nous invite à nous affronter non pas à la
sinmtion égyptienne pourtant si riche en possibilités de comparaisons avec la période médiévale, en particulier depuis les éclairages
de J. Mélèze-Modrzejewski, mais au poids des références et aux gloses sur la Bible: lo., Les Juifs d'Égypte, de Ramsès li à Hadrien,
2' éd., Paris, Paris, Presses universitaires de France (Quadrige, 24 7), 1997 [ l" éd.: Paris, Errance [Collection des Néréides], 1991];
lo., Droit impérial et traditions locales dans l'Égypte romaine, Aldershot, Éditions Variorum, 1990.
92. Pierre BIR 'BAVM, Les sommets de l'étal: Esssai sur l'élite du pouvoir en France, Paris, Le Seuil (Points, Politique, 86), 1977.
93. lo. (op. cil. n. 19), p. 9.
94. Pour reprendre la figure de style évocatrice qu'utilise Marguerite Yourcenar: «Je me rends compte de l'étrangeté de cette
entreprise quasi nécromantique. C'est moins le spectre d'Octave que j'évoque à près d'un siècle de distance qu'Octave lui-même,
qui, un certain 23 octobre 1875, va et vient accompagné sans le savoir par une "petite nièce" qui ne naîtra que vingt ans après sa mort
à lui, mais qui, en ce jour où elle a choisi rétrospectivement de le hanter, a environ l'âge qu'avait alors Madame Irénée. Tels sont les
jeux de miroir du temps», [o., Le labyrinthe du monde, 1 : Souvenirs pieux [Paris, Gallimard [Soleil, 3 19], 1974], Paris, Gallimard
(Folio, 1165), 1980, p. 209-210.