Pourquoi parler de civilisation juive médiévale ? CCM C DENJEAN
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40 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN
pas connus 1 30 , aux fouilles archéologiques de quartiers et de cimetières assorties de la lecture de cadastres et
d'inventaires de biens, au dépouillement systématique de milliers de registres notariés. Nous n'étudions pas
des représentations (même si cette civilisation se présenta à elle-même et aux chrétiens), nous observons des
faits, des attitudes, des affects, des manières d'être, de faire, de dire. La place des juifs au milieu des autres
ressemblerait-elle à celles des Siciliens peints par Henri Bresc, « arabes de langue, juifs de religion» 131 ?
La situation en occident est moins tranchée, mais sa spécificité tient sans aucun doute à la place de la religion
dans la société et la culture, entre juifs et chrétiens.
Portrait d'une civilisation en procès
Tentons donc un portrait en mouvement, observons la civilisation juive médiévale dans sa vitalité.
Le dialogue entre historiens non spécialistes et chercheurs s'attachant d'abord sinon exclusivement aux juifs
médiévaux construisit et construit ce champ de recherche. La société qui naît de la Réforme grégorienne
n'est pas seulement affaire de clercs, elle modifie profondément les attitudes et, les équilibres anciens.
C'est ici que l'analyse de la civilisation comme processus, telle que l'a proposée N. Elias, peut nous conduire
sur une voie stimulante. Non pas exactement si l'on s'attache à l'observation des «mq:urs», à l'étude de
la distinction ou à la diffusion d'une civilité grâce à la curialisation et à l'essor d'un Etat fort. La vision
spatiale qui distingue des civilisations affrontées mais aussi dans le cas juif, superposées, inventoriant leurs
frontières, décrivant les socles, les emprunts, les échanges, ouvre à une vision plus temporelle où l'observation
des flux et des reflux est remplacée par celle d'un travail, d'un procès. Une histoire de la civilité plutôt
que de la civilisation, désormais libérée par la fin de la croyance dans un progrès, une histoire des manières,
une des émotions en intégrant la documentation concernant les juifs ouvre la voie pour délimiter de nouvelles
scansions chronologiques sans se limiter à l'étude des structures. Il ne s'agit pas d'opposer la première définition
de civilisation, qui préside aux études examinées jusqu'ici à une autre qui, privilégiant l'anthropologie
historique, serait plus juste. Il ne s'agit pas exactement de proposer une pensée dialectique, bien que le plan
suivi ici soit d'une certaine manière dialectique, mais de reconnaître que saisir une civilisation, c'est à la
fois peindre un portrait et observer un mouvement, un processus. Comme il n'est pas d'histoire cubiste,
comme ce n'est pas le lieu de proposer un mode alternatif de na1i-ation historique, nous allons faire l'historien
sociologue (plutôt, tenter de faire).
Les juifs médiévaux contribuent à un processus commun et collectif qui fabrique et exprime la civilisation
médiévale observée aux xm < et x1v 0 siècles, quand les villes prennent une nouvelle part dans une société
féodale 132 , alors que désormais, justement, les juifs sont majoritairement des urbains. Ces juifs, poursuivant
leur propre destin, continuant à s'autodéfinir, se présentent à eux-mêmes et aux autres tant par des discours que
par des actes. Visiblement, être juif se définit d'abord de manière tautologique, c'est être tenu pour tel et tenir
à demeurer juif. Dans le contexte de différenciation qui présida à l'émergence du christianisme et du judaïsme
médiéval, initié avant même le corpus talmudique, dont les prémisses sont antérieures à l'ère clu·istique, être
juif revient à interpréter la tradition de la Loi écrite et de la Loi orale puis à poursuivre cette transmission.
Le socle identitaire d'un système de valeurs ainsi posé ne suffit pas à faire une civilisation, nous sommes encore
dans le monde antique où plusieurs religions sont admises. La civilisation que nous observons est d'abord
médiévale et occidentale: formée de peuples et d'États, centrée sinon centralisée à l'occasion par et vers un
évêque de Rome qui n'ignore pas la tentation de la théocratie, un monde des relations d'homme à homme,
féodalisé, dont l'un des maîtres mots est peut-être la.fides. Les relations entre ville et campagne y prennent
un tour spécifique.L'héritage antique et romain y est digéré à! 'occidentale. C'est une société d'ordres et de
statuts mais où les ascensions sociales et les mouvements sociaux, puissants, le dialogue entre le prince et
ses hommes devenus peu à peu ses sujets s'appuient sur des libertés. C'est un monde d'avant la grande
transfonnation mais où se développent des marchés et une notion de marché, originale. La caritas, le bien
public y sont des questions centrales. C'est une société chrétienne mais les juifs y ont leur place, garantie,
ce qui est autre chose qu'y être tolérés. Dans cette société hétérogène, dans ce monde grumeleux, antérieur
130. La dernière découverte est celle en 2001 de textes de la pratique du fonds gigogne de Gérone, comparable aux documents
conservés en Autriche et à quelques bribes que recèlent les reliures d'ouvrages des bibliothèques européennes.
131. Henri BRESC, Arabes de langue.juifs de religion.l'évolution du judaïsme sicilien dans I 'environnemenl latin, Xlf-xV siècles,
Paris, Bouchène, 2001.
132. Selon le portrait que peint J. Le Goff dans sa préface à: J. LE GOFF (op. cit. n. 3).