Pourquoi parler de civilisation juive médiévale ? CCM C DENJEAN
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36 CAHIERS DE CIVILJSATION MÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN
collections d'Histoire de l 'art s'attachaie1t assez naturellement aux« civilisations», selon une vision pas très
éloignée des collections historiques« l'Evi:ilution de l'humanité» ou «Les grandes civilisations». De fait,
la logique de l'étude des «empires» de l'Egypte, de la Grèce.ou de Rome rendait le projet logique. Parler
de l'Italie de la Renaissance, passe encore. Traiter du Moyen Age ou, plus tard, de la Russie, des Etats-Unis
pose de plus grands problèmes. Définir un «art juif», souvent visualisé grâce à un tableau de Marc Chagall,
est une gageure I w_ S'agit-il des artistes juifs, vivant sur des te1Titoires spécifiques, appartenant à des milieux
significatifs, respectant des codes et choisissant des styles repérables, parlant une langue commune? L 'a11isan
qui effectue la commande d'un client juif qui souhaitait enluminer une Haggadah comme la Haggadah
d'or ou celle de Sarajevo, faire décorer un plat de Pessah ou fabriquer une hannukiah, lampe de la Fête
des Lumières, était-il juif? Les juifs orfèvres se privaient-ils de produire des calices? Voici un échantillon
des questions qui se posent encore à nous. La constitution du corpus lui-même devient délicate, alors que
l'historien des sociétés ou le spécialiste d'histoire religieuse, voire d'histoire intellectuelle parviendra à
trouver des solutions convenables lors de sa collecte de sources. Cependant, la difficulté n'est-elle pas
comparable à celle éprouvée par ceux qui s'attachent à l 'a11 catalan, à la littérature ou au« cinéma féminin»?
Lorsque B. Blumenkranz, stimulé par la découverte à Rouen de vestiges d'une synagogue publie Art et
archéologie des Juifs en France, il ne peut que déplorer la fragmentation du champ d'études, la difficulté à
le définir et à le délimiter, l'absence même de matériel. Les archéologues d'aujourd'hui se déclarent encore
victimes du conflit qui s'ensuivit 111 . Ils fouillent peu souvent des lieux repérés comme pouvant receler des
vestiges éclairant l'histoire des juifs. Lorsqu'ils le font, le débat peut être si violent, les arguments si inextricables
que les bonnes volontés sont a1Têtées 112•
Ces approches ont ouvert de nombreux chantiers et construit des cheminements nouveaux, de manière
en apparence confuse. L'historiographie des juifs se développa selon un rythme heurté, elle demeure
1!11 archipel. La démarche se poursuit, dans un contexte historiogrnphique, politique et social différent.
A l'image de l'histoire universitaire, les manuels d'histoire sont restés fennés à l'histoire des juifs, excepté
récemment depuis les années 1990 à l'étude de la Shoah mais sans pour cela modifier au fond la perception
de ! 'histoire des juifs dans la société, puisqu'à l'ignorance a succédé trop souvent une attention exclusive
envers des victimes -vite contestée d'ailleurs- plutôt qu'une analyse historique. Plutôt que des conclusions
toutes faites, B. Blumenkranz laisse le goût du questionnement incessant. Cependant, ces réflexions ont
porté <le nouveaux fruits lorsque des médiévistes attachés à l'étude des sources de la pratique ont succédé
aux spécialistes d'histoire intellectuelle.
Les fruits du décloisonnement. Une civilisation juive médiévale
Plaidoyer pour une histoire des juifs
Fallait-il examiner aussi longuement les apports et les apories des« maîtres anciens»? Leurs conclusions se
résument en quelques lignes. Un seul employa« civilisation juive», d'autant plus aisément qu'il se moquait
bien des juifs au fond, lui qui fut d'abord historien des Espagnes, dont la Méditerranée est espagnole,
observée au temps où elle a expulsé sa pa11 séfarade. Les autres s'en sont tenus in.fine aux vraies et aux
fausses évidences d'une identité juive autodéfinie, bien que chacun sache que, même aux origines bibliques,
l 'appa11enance au peuple monothéiste n'allait pas de soi. Tous et chacun nous ont pom1ant précédés dans cette
inte1,-ogation insatiable: qu'est-ce qu'être juif? Qu 'est lefaitjuif? Aucun n'a vu sa pensée largement diffusée.
Chacun dans son œuvre peut être identifié à Sisyphe historien, po11ant le poids d'une historiographie sans
11 O. Dont témoignent les collections sur « les grandes civilisations»: Gabrielle Srn-RAJNA, L 'arl juif, Paris, Arts et Métiers
Graphiques (Orient et occident), 1975 et ID., L 'arl j11/f, D. JARRASSÊ, R. KLEIN, el al. (collab.), L. MARCOU (trad.), Paris, Citadelles
& Mazenod (L'art et les grandes civilisations, 25), 1995; Chagall el la Bible, catalogue de l'exposition du Musée d'art et d'histoire
du judaïsme (Paris, 2 mars-5 juin 2011 ), Paris, Ski ra-Flammarion/ Musée d'art et d'histoire du judaïsme, 201 1, cet ouvrage propose
une réflexion sur ce qui fait un « artiste juif».
111. Archéologie du Judaïsme en France el en Europe, actes de colloque (Paris, 14-15 janvier 2010), P. SALMON/\ et L. S1GAL (dir.),
Paris, La Découverte, 201 1.
112. Sur ce sujet, les exemples des fouilles de Perpignan, en particulier de la détermination d'un mikl,vê, bain rituel, ou de celles
de Rouen sont emblématiques.