Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
De Marie-Laure Delorme<br />
LA CRITI UE<br />
Dans une écriture enchanteresse,<br />
le monde se nimbe de mystère.<br />
« Les heures heureuses » sont faites<br />
de lectures, d’associations libres,<br />
de musique, d’amour et d’amitié,<br />
de marches infinies. Le temps n’est<br />
pas linéaire. Les noms et les dates<br />
sont des conventions balayées par la<br />
sauvagerie de notre intériorité. Ils ne<br />
signifient rien. D’emblée, les lieux :<br />
la plage d’Ischia en Italie, la maison<br />
au bord de l’Yonne à Sens, la baie<br />
de Saint-Florent en Corse, L’Île-aux-<br />
Moines en Bretagne. L’espace-temps<br />
est fragmenté. Chaque chapitre se<br />
différencie <strong>du</strong> précédent. Le cycle<br />
« Dernier royaume » évoque, dans<br />
tout son déploiement, la liberté et le temps. La liberté<br />
est source d’intensité dans le bonheur comme dans le<br />
malheur. Pascal Quignard se montre ici plus équanime.<br />
Le bonheur revient sans cesse. Il décrit : « J’adore cette<br />
sensation de bandeau qu’on dénoue, d’écharpe qu’on<br />
retire, de liberté et de lumière. »<br />
Parmi les fragments, on croise notamment Emily<br />
Dickinson, Chopin, Sandor Ferenczi. L’auteur des<br />
« Ombres errantes » (éd. Grasset, prix Goncourt 2002)<br />
parle de la dépression <strong>du</strong> mois de novembre, <strong>du</strong> <strong>du</strong>c de<br />
La Rochefoucauld et de Mme de Sablé, de Port-Royal, <strong>du</strong><br />
roulement des saisons. Les années s’écoulent et, avec<br />
l’âge, les nuances s’aiguisent. « Les heures heureuses »<br />
offre un regard de biais sur l’Univers. « La nature est la<br />
merveille de ce monde. » Il faut vivre plusieurs automnes<br />
pour savoir que chacun d’entre eux possède sa singulière<br />
beauté. Fidèle à un trait autistique de son enfance, Pascal<br />
Quignard avoue se dissoudre parfois dans la nature. Il<br />
marche comme un somnambule, étranger aux différents<br />
dangers. L’a<strong>du</strong>lte et l’enfant se retrouvent alors<br />
dans cette présence-absence comme manière de se mouvoir<br />
parmi les autres. L’écrivain de « Tous les matins <strong>du</strong><br />
monde » (éd. Gallimard, 1991) redit<br />
son amour de la source, de l’origine.<br />
« Dans la vie, dans la mort, il n’y a<br />
que <strong>du</strong> départ. »<br />
Pascal Quignard restitue sa longue<br />
amitié avec Emmanuèle Bernheim.<br />
LA SEMAINE DE<br />
L’auteure de « Tout s’est bien passé » (éd. Gallimard, 2013)<br />
est morte en 2017, des suites d’un cancer <strong>du</strong> poumon.<br />
Qu’est-ce qu’aimer quelqu’un, si ce n’est voir ce que les<br />
autres ne voient pas ? Portrait d’une petite fille massacrée,<br />
d’une boxeuse éper<strong>du</strong>e, d’une femme océanique.<br />
Emmanuèle Bernheim se regardait dix fois par jour dans<br />
un petit miroir rond pour tenter de réparer son visage<br />
endolori par l’enfance. Emmanuèle Bernheim et Pascal<br />
Quignard ne parlaient ni de littérature ni de politique<br />
ensemble. Les deux anciens enfants meurtris marchaient<br />
<strong>du</strong>rant des heures sans un mot. Alors que tous ont préten<strong>du</strong><br />
la connaître à sa mort, l’ami de toujours avoue ne<br />
pas l’avoir connue. Dans cette bouleversante méconnaissance,<br />
il y avait un lien fait d’une connivence absolue.<br />
Emmanuèle Bernheim était violente, désespérée, virulente.<br />
Elle était elle. Ils se sont tellement tus ensemble.<br />
L’amitié est le contraire de la confidence : un respectueux<br />
silence.<br />
Dans les « Pensées », Blaise Pascal écrit : « Peu de chose<br />
nous console parce que peu de chose nous afflige. »<br />
L’œuvre de Pascal Quignard est consolation et affliction.<br />
La force <strong>du</strong> malheur éprouvé (l’enfance mutique,<br />
la dépression, la mort d’une amie) entre en résonance<br />
avec la force <strong>du</strong> bonheur retrouvé. Dans la brûlure de<br />
la vie, on apprend à observer autrement l’oiseau, les<br />
saisons, les chats, l’aube. Le corps prend le pas sur<br />
la tête. L’art de l’intensité fait que chaque heure est<br />
susceptible d’entraîner sa propre joie. Rien n’est fini,<br />
tout se revit. Le bonheur est ce que l’on reconnaît. Chez<br />
Pascal Quignard, la consolation est là : il y a plus ancien<br />
donc plus grand que soi.<br />
PASCAL QUIGNARD<br />
TROUVER LE BONHEUR<br />
« Les heures heureuses »,<br />
tome 12 <strong>du</strong> cycle « Dernier royaume »,<br />
est un éloge de l’intensité.<br />
« Les heures heureuses »,<br />
de Pascal Quignard, éd. Albin Michel,<br />
230 pages, 19,90 euros.<br />
PARIS MATCH DU 00 <strong>21</strong> AU MOIS 27 SEPTEMBRE 2022<br />
<strong>2023</strong><br />
26