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DIONYSOS ET L’ ART DE LA FLUTE<br />
Mais parmi tous les instruments <strong>de</strong> musique, c’est avec la flûte, dans ses sonorités, sa mélodie, sa technique<br />
<strong>de</strong> souffle et <strong>de</strong> jeu, que le masque <strong>de</strong> Gorgô entretient les relations les plus étroites.<br />
L’art <strong>de</strong> la flûte — à la fois l’instrument, la façon <strong>de</strong> s’en servir, la mélodie qu’on en tire — a été “ inventé<br />
” par Athéna pour “simuler” les sons criards qu’elle avait entendus s’échapper <strong>de</strong> la bouche <strong>de</strong>s<br />
Gorgones et <strong>de</strong> leurs serpents. Elle fabriqua donc, pour les mimer, le chant <strong>de</strong> la flûte “ qui rassemble<br />
tous les sons ” (pamphonon mélos). Mais à jouer la gorgone criar<strong>de</strong>, on risque <strong>de</strong> le <strong>de</strong>venir — d’autant<br />
que cette mimésis n’est pas simple imitation, mais un “mime” authentique, une façon d’entrer dans la<br />
peau du personnage qu’on simule, <strong>de</strong> prendre son masque. On raconte qu’Athéna, tout occupée à souffler<br />
dans la flûte, ne tint pas compte <strong>de</strong> la mise en gar<strong>de</strong> du satyre Marsyas qui, la voyant la bouche distendue,<br />
les joues gonflées et tout le visage déformé pour faire retentir l’instrument, lui disait : “ Ces<br />
façons ne te conviennent pas. Prends tes armes, laisse la flûte et remets en ordre tes mâchoires. ” Mais<br />
lorsque s’étant regardée dans les eaux d’un fleuve, le reflet d’elle-même que lui renvoya ce miroir ne fut<br />
pas son beau visage <strong>de</strong> déesse mais l’affreux rictus d’une face à la Gorgô, elle rejeta pour toujours la<br />
flûte en s’écriant : Au diable, objet honteux, outrage à mon corps ; je ne me donnerai pas à cette bassesse.<br />
Effrayée “<strong>de</strong> la difformité qui offense la vue”, elle renonça à l’instrument que son intelligence avait<br />
su inventer. Il ne fut pas cependant perdu pour tout le mon<strong>de</strong>. Marsyas s’en empara ; la flûte <strong>de</strong>vint la<br />
gloire du satyre, “ bête qui frappe <strong>de</strong>s mains ”, monstre dont la face disgracieuse s’accordait à la mélodie<br />
et au jeu <strong>de</strong> l’instrument ; la gloire <strong>de</strong> Marsyas et son malheur aussi bien. Athéna jouant <strong>de</strong> fa flûte<br />
se trouvait déchue au rang du monstrueux. Son visage se dégradait à la semblance d’un masque gorgonéen.<br />
Marsyas jouant <strong>de</strong> la flûte croit pouvoir s’élever au niveau du dieu Apollon. Il prétend l’emporter<br />
sur lui au concours <strong>de</strong> musique. Mais, entre les mains d’Apollon, la lyre fait résonner une mélodie<br />
qui s’harmonise au chant et à la parole humaine dont elle forme l’accompagnement. Au contraire, dans<br />
l’immense bouche du satyre, même habillée du morceau <strong>de</strong> cuir [...] et d’une têtière, pour modérer la<br />
fureur du souffle et masquer la distorsion <strong>de</strong>s lèvres, l’aulos ou la syrinx, la double flûte ou la flûte <strong>de</strong><br />
Pan, ne laissent aucune place au chant ni à la voix <strong>de</strong> l’homme. Au terme <strong>de</strong> la joute, Apollon déclare<br />
vainqueur écorche vif Marsyas et suspend sa peau dans une grotte aux sources du Méandre — comme<br />
Athéna, selon certaines versions, porte sur les épaules, en guise d’égi<strong>de</strong>, non le masque, mais la peau<br />
<strong>de</strong> Gorgô écorchée.<br />
Que nous apprennent ces récits sur les affinités <strong>de</strong> la flûte et du masque <strong>de</strong> terreur ? D’abord, bien sûr,<br />
que les sonorités <strong>de</strong> la flûte sont étrangères à la parole articulée, au chant poétique, à la locution humaine.<br />
Ensuite que le visage du flûtiste, déformé, bouleversé à l’image <strong>de</strong> la Gorgone, est celui d’un homme<br />
que la fureur possè<strong>de</strong>, que la rage défigure et qui, note Plutarque, <strong>de</strong>vrait comme Athéna se regar<strong>de</strong>r<br />
dans un miroir pour retrouver, en se calmant, son état humain normal. Les remarques d’Aristote, cependant,<br />
vont plus loin. Si Athéna a rejeté la flûte, observe-t-il, c’est sans doute parce que cet instrument<br />
déforme le visage, mais aussi parce que la flûte ne contribue en rien au perfectionnement <strong>de</strong> l’intelligence.<br />
Elle s’oppose au besoin <strong>de</strong> s’instruire en empêchant <strong>de</strong> se servir <strong>de</strong> la parole. Et surtout la<br />
musique <strong>de</strong> la flûte n’a pas un caractère éthique, mais orgiastique. Elle agit, non sur le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’instruction<br />
(mathésis), mais <strong>de</strong> la purification (katharsis), “ car tout ce qui appartient à la transe bacchique<br />
et à tout branle <strong>de</strong> ce genre relève <strong>de</strong> la flûte au point <strong>de</strong> vue instrumental ”. La flûte est donc, par excellence,<br />
l’instrument <strong>de</strong> la transe, <strong>de</strong> l’orgiasme, du délire, <strong>de</strong>s rites et danses <strong>de</strong> possession.<br />
JEAN-PIERRE VERNANT, La Mort dans les yeux<br />
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