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AFGHANISTAN : DES CADAVRES BAFOUES PAR L’ ARMEE ROUGE<br />
Le 30 août. Avant d’aller au travail j’ai enlevé mes boucles d’oreilles et ma bague. Je ne sais pas pourquoi<br />
je ne pouvais pas les porter ce jour-là.<br />
Sacha est mort le 30 août.<br />
Si je suis restée en vie après la mort <strong>de</strong> mon fils, je le dois à mon frère. Il est resté une semaine, toutes<br />
les nuits, à mon chevet, comme un chien <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>... Parce que je n’avais qu’une chose en tête,<br />
c’était courir jusqu’au balcon et sauter du sixième étage... Je me rappelle que lorsqu’on a apporté le<br />
cercueil dans la pièce, je me suis couchée <strong>de</strong>ssus et je n’en finissais pas <strong>de</strong> le mesurer, avec mes<br />
mains : un mètre, <strong>de</strong>ux mètres... C’est que mon fils faisait <strong>de</strong>ux mètres... Je mesurais pour voir si le<br />
cercueil correspondait bien à sa taille...<br />
Tu parlais à son cercueil comme une folle : “ Qui est là ? Est-ce toi, mon petit ?... Qui est là ? Est-ce bien<br />
toi, mon petit ? ” Ils te l’ont ramené dans un cercueil fermé : voilà, mère, nous te l’avons rapporté... Tu<br />
ne pouvais même pas l’embrasser une <strong>de</strong>rnière fois... le caresser... Tu ne savais même pas comment il<br />
était vêtu...<br />
Je leur ai dit que je choisirais moi-même sa place au cimetière. On m’a fait <strong>de</strong>ux piqûres et j’y suis allée<br />
avec mon frère. Dans l’allée centrale, il y avait déjà <strong>de</strong>s tombes “afghanes ”.<br />
- Mon petit garçon aussi, vous le mettrez ici. Il sera plus content d’être avec ses copains.<br />
Il y avait un chef avec nous, je ne me rappelle pas qui, il a secoué la tête :<br />
- On n’a pas le droit <strong>de</strong> les enterrer ensemble. On les disperse dans tout le cimetière... Oh, que je suis<br />
<strong>de</strong>venue méchante, que je suis <strong>de</strong>venue méchante. “ II ne faut pas t’aigrir, Sonia, il ne faut pas t’aigrir”,<br />
me suppliait mon frère. Mais comment être gentille après ça ? A la télévision, on a montré leur Kaboul...<br />
J’aurais bien pris une mitrailleuse et tiré dans le tas... Je me plantais <strong>de</strong>vant le poste et “je tirais ”... Ce<br />
sont eux qui ont tué mon Sacha... Et puis un jour ils’ont montré une vieille femme... Sûrement une mère<br />
afghane... Elle m’a regardée droit dans les yeux... Je me suis dit :<br />
“ Mais elle doit avoir un fils là-bas, on l’a peut-être tué, lui aussi. ” Après l’avoir vue, j’ai cessé <strong>de</strong> “ tirer ”.<br />
Je pourrais peut-être adopter un petit garçon <strong>de</strong> l’orphelinat... Un blondinet comme Sacha... Non, j’ai<br />
peur <strong>de</strong> prendre un garçon... Une fille, c’est mieux... Un garçon, on me le prendra, on me le tuera... Nous<br />
attendrons Sacha ensemble... Je ne suis pas folle, mais je l’attends toujours... On raconte une histoire...<br />
Il paraît qu’on a apporté un cercueil à une mère, elle l’a enterré... Et un an après il lui revient vivant, il<br />
n’avait été que blessé... La mère a eu une crise cardiaque... Moi, j’attends... Je ne l’ai pas vu mort... Je<br />
ne l’ai pas embrassé... Je l’attends...<br />
SVETLANA ALEXIEVITCH, Les Cercueils <strong>de</strong> zinc<br />
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