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Depuis qu’elle avait surpris sa conversation <strong>au</strong> téléphone avec Charlotte, de <strong>ce</strong>tte seconde où elle<br />
avait fait le rapprochement et enfin compris de quoi il retournait, elle lui avait à peine adressé la parole.<br />
Elle n’avait plus eu qu’une seule idée : rentrer, se rouler en boule sur le canapé, poser la tête sur les<br />
genoux de sa mère et ouvrir <strong>ce</strong>s vannes qu’elle avait si étroitement vissées durant des jours entiers. Tout<br />
<strong>ce</strong> qu’elle voulait c’était pleurer, pleurer, pleurer jusqu’à ne plus avoir de larmes, jusqu’à <strong>ce</strong> que tout ça<br />
soit oublié.<br />
Mais voilà que son père la regardait, avec sa drôle de barbe rousse, sa nouvelle veste en tweed et son<br />
cœur ancré quelque part, de l’<strong>au</strong>tre côté de l’Atlantique, sa main ployant sous le poids de <strong>ce</strong> pavé qu’il<br />
lui tendait.<br />
« Ne t’inquiète pas, l’avait-il rassurée, avec un petit rictus in<strong>ce</strong>rtain, <strong>ce</strong> n’est pas de la poésie. »<br />
Elle avait finalement pris le <strong>livre</strong> et consulté la couverture. Il n’y avait pas de jaquette, juste des mots<br />
gravés sur le fond noir : L’Ami commun.<br />
« Ce n’est pas facile, maintenant, avait-il repris, une légère fêlure dans la voix sur la fin. Je n’ai plus<br />
be<strong>au</strong>coup l’occasion de guider tes lectures. Mais il est des <strong>livre</strong>s trop importants pour se retrouver<br />
perdus dans tout ça. »<br />
Il avait agité la main, les reliant d’un geste, comme pour préciser <strong>ce</strong> que « tout ça » signifiait.<br />
« Merci », lui avait-elle répondu, en plaquant le <strong>livre</strong> contre sa poitrine comme un bouclier, l’enserrant<br />
étroitement pour ne pas avoir à enla<strong>ce</strong>r son père.<br />
Quand elle pensait qu’il ne leur restait plus que ça, que <strong>ce</strong>tte espè<strong>ce</strong> de rendez-vous manqué, <strong>ce</strong><br />
malaise, <strong>ce</strong> terrible silen<strong>ce</strong>… C’était presque plus qu’elle n’en pouvait supporter. Elle sentait alors<br />
monter en elle un terrible sentiment d’injusti<strong>ce</strong>. Par<strong>ce</strong> que c’était sa f<strong>au</strong>te. Oui, c’était sa f<strong>au</strong>te à lui, tout<br />
ça. Pourtant, <strong>ce</strong>tte haine qu’elle lui vouait, c’était encore de l’amour, elle le savait, le pire des amours :<br />
un manque cruel, un regret torturant, un désir éconduit qui lui faisaient battre le cœur, lui pilonnaient la<br />
poitrine. Elle ne pouvait ignorer <strong>ce</strong>tte sensation d’arrachement, comme s’ils étaient désormais deux<br />
piè<strong>ce</strong>s de deux puzzles différents que rien <strong>au</strong> monde ne pourrait plus jamais faire coïncider.<br />
« Viens me voir bientôt, d’accord ? » lui avait-il lancé, en s’avançant impulsivement pour la prendre<br />
dans ses bras.<br />
Elle avait hoché la tête contre son torse, inerte, s’était écartée. Mais <strong>ce</strong> n’était pas près d’arriver : elle<br />
n’avait <strong>au</strong>cune intention de lui rendre visite là-bas. Et, même si elle n’avait pas été fondamentalement<br />
opposée à <strong>ce</strong>tte idée, comme ses parents l’espéraient, elle ne voyait absolument pas comment ça pouvait<br />
marcher. Elle était <strong>ce</strong>nsée faire quoi <strong>au</strong> juste ? Passer Noël là-bas et Pâques ici ? Voir son père pendant<br />
les vacan<strong>ce</strong>s, une fois sur deux, et une semaine l’été ? Juste assez pour avoir un vague aperçu de sa<br />
nouvelle vie, par bribes, minuscules miettes d’un monde dans lequel elle n’<strong>au</strong>rait, de toute façon, <strong>au</strong>cune<br />
pla<strong>ce</strong> ? Et, pendant tout <strong>ce</strong> temps, rater tous <strong>ce</strong>s bons moments avec sa mère ? Sa mère qui n’avait rien<br />
fait et qui allait, en plus, se retrouver toute seule à Noël ?<br />
Mais <strong>ce</strong> n’était pas une vie, ça ! Si le temps avait été extensible, peut-être, ou plus malléable, à la<br />
rigueur. Si elle avait eu le don d’ubiquité, pu vivre deux existen<strong>ce</strong>s parallèles, ou, plus simple encore, si<br />
seulement son père pouvait revenir à la maison ! Par<strong>ce</strong> que, pour elle, il n’y avait pas trente-six<br />
solutions : c’était tout ou rien. Pas de demi-mesure. Aussi illogique, <strong>au</strong>ssi irrationnel que ça puisse<br />
paraître. Même si, <strong>au</strong> fond, elle savait bien que rien, <strong>ce</strong> serait trop dur et que tout, c’était désormais<br />
impossible.<br />
En rentrant du ski, elle avait rangé le <strong>livre</strong> sur une des étagères de sa chambre. Mais elle n’avait pas