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Olson était un poète qui avait un sens stupéfiant de sa position dans le temps. Il a été l'un des commentateurs<br />
les plus originaux de Melville, l'auteur de Clarel, une très importante méditation (bien trop négligée) sur les<br />
ruines (celles du christianisme comme celles d'autres cultures, qui lui auraient sans doute été bien plus<br />
congéniales que la sienne si l'humanité leur avait permis de survivre), et de Moby Dick, le modèle d'Olson<br />
pour sa vision du long continuum de la nature, dont la majesté écrase les minuscules empires de l'homme −−<br />
l'homme, dont la masse est douze cent cinquante fois inférieure à celle de la baleine, dont la durée de vie est<br />
trois fois moindre que celle de l'oie et dont les avantages sur les autres créatures ne sont que mécaniques et<br />
donc entièrement dépendants de l'éducation de chaque génération : au sens où une génération de barbares<br />
suffit à détruire tout ce qui a été précautionneusement accumulé au cours des siècles.<br />
L'unité de la civilisation est la cité. Les époques classiques en étaient tellement persuadées que c'est à peine<br />
si elles y font référence intellectuellement. C'était un fait émotionnel qu'elles honoraient par des rites et tout<br />
un ensemble de symboles. La cité apparaissait sur leurs pièces de monnaie comme une déesse couronnée de<br />
créneaux. Elle était l'ancienne déesse du grain Cybèle−Déméter, et il est clair que les hommes d'autrefois<br />
voyaient la cité comme le point culminant d'un processus initié par les chasseurs nomades qui avaient appris à<br />
construire des enclos pour leur bétail et à y vivre avec lui, qui avaient développé l'agriculture (le second<br />
cadeau de la déesse, après le don des animaux) et avaient fait de la cité un foyer de fermes et de routes.<br />
Au moment où les romantiques montraient toute leur éloquence dans leurs évocations des cités en ruines, la<br />
cité elle−même subissait des changements profonds. Le chemin de fer s'apprêtait à éliminer l'identité propre<br />
de chaque cité, les transformant toutes en ports de commerce, en entrepôts et en marchés. La Terre vaine<br />
d'Eliot, Ulysse de Joyce, les Cantos de Pound, Pétersbourg de Biely sont des oeuvres qui chantent l'épopée de<br />
la ville et qui sont nées en même temps que l'automobile, cette machine qui a dérobé la raison d'être de la cité<br />
et qui nous a tous métamorphosés en gitans, en barbares dont les tentes ont été plantées au milieu des ruines<br />
de l'unique unité de civilisation que l'homme ait jamais réussi à développer.<br />
La cité commence avec Jéricho, Harappâ et Çatal Höyük, et finit avec les ruines de Paterson, New Jersey<br />
(comme l'a spécifié le poète W.C. Williams), de Troie à Dublin : le long accord de Joyce. Dans les Cantos,<br />
Pound élabore un autre accord de sens avec la naissance et la mort de Venise, le premier avant−poste de<br />
l'Europe contre les barbares.<br />
Tout ceci fait partie de ce qu'Olson veut dire lorsqu'il nous apprend que nous sommes devenus étrangers à<br />
tout ce qui nous était le plus familier. Au fond, il voulait dire que nous avions cessé de traire les vaches, ou de<br />
chasser pour notre dîner, ou de construire nos maisons, de fabriquer nos vêtements ou quoi que ce soit d'autre.<br />
Deuxièmement, il voulait dire que nous avions vidé nos symboles de toute signification. Nous accrochons des<br />
images religieuses dans les musées, et en fin de compte n'en honorons que le sens résiduel. Nous avons séparé<br />
la poésie de la musique, le langage de ses éléments concrets. Nous avons abandonné, sans plus y penser, ces<br />
rites de passage que nous avions autrefois entourés d'épreuves et de cérémonies.<br />
<strong>Agone</strong> <strong>11</strong> 4