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Agone n° 31/32 - pdf - Atheles

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REVUE AGONE<br />

NUMÉRO COORDONNÉ PAR<br />

Michaël Lainé<br />

RÉDACTEUR EN CHEF DIRECTEUR DE LA PUBLICATION<br />

Benoît Eugène Thierry Discepolo<br />

RUBRIQUES<br />

« HISTOIRE RADICALE » « LA LEÇON DES CHOSES »<br />

Charles Jacquier Isabelle Kalinowski<br />

COMITÉ DE RÉDACTION<br />

Héléna Autexier, Michel Caïetti, Frédéric Cotton, Thierry Discepolo,<br />

Benoît Eugène, Michaël Lainé, Charles Jacquier, Isabelle Kalinowski<br />

Les auteurs qui publient dans la revue <strong>Agone</strong> développent<br />

librement une opinion qui n’engage qu’eux-mêmes.<br />

© AGONE, BP 70072, F-1<strong>31</strong>92 Marseille cedex 20<br />

© Verso, Londres, 1995, pour le texte original d’Andrew Kopkind<br />

© HarperCollins, 2003, pour le texte original de Howard Zinn<br />

© Common courage Press, Maine (USA), 1995, pour le texte original<br />

de Sheldon Rampton & John Stauber<br />

© The Progressive, 2003, pour le texte original de Nat Hentoff<br />

© The Progressive, 2003, pour le texte original de Matthew Rothschild<br />

© The Nation, 2003, pour le texte original de William Greider<br />

© Left Business Observer, 1995, pour le texte original de Gina Neff<br />

© The Baffler, 2003, pour les textes originaux de Jamie Kalven et Daniel Raeburn<br />

© Fayard, 2004, pour le texte de Serge Halimi<br />

http://www.agone.org<br />

ISBN 2-7489-0003-0 • ISSN 1157-6790<br />

Couverture Anne Le Dantec • Maquette MM. Lainé, Discepolo & Caïetti


AGONE<br />

Histoire, Politique & Sociologie<br />

numéro <strong>31</strong>/<strong>32</strong>, 2004<br />

7. Liberté d’expression. Le Premier Amendement en question<br />

Howard Zinn<br />

Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton<br />

Le Premier Amendement avait été adopté en 1791 et intégré à la<br />

Déclaration des droits afin de répondre aux critiques adressées à la<br />

Constitution au moment de sa ratification par l’opinion publique. On promit<br />

alors qu’à la mise en place du premier gouvernement une Déclaration<br />

des droits accompagnerait la Constitution, et c’est ce qui fut fait. Depuis<br />

lors, cette Déclaration est célébrée comme le fondement même de nos libertés.<br />

Pourtant, comme je vais tenter de le montrer maintenant, penser que<br />

la seule existence du Premier Amendement garantit notre liberté d’expression<br />

est une profonde erreur. Une erreur qui peut, parfois, nous coûter non<br />

seulement la liberté mais également, dans certaines circonstances, la vie.<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (I)<br />

Textes traduits de l’anglais par Michaël Lainé<br />

28. Big government is watching, Nat Hentoff<br />

30. Militarisme messianique, Matthew Rothschild<br />

37. Refouler le XX e siècle, William Greider<br />

53. La parenthèse populiste. Comment la gauche abandonne le peuple<br />

Serge Halimi<br />

Des ménagères antiféministes qui, par peur d’un monde qu’elles ne comprennent<br />

plus, se raccrochent désespérément à la famille traditionnelle ;<br />

des ouvriers et des employés blancs qui n’apprécient pas les leçons de tolérance<br />

raciale que leur donnent des privilégiés. Au total, des millions d’individus<br />

obscurs « qui souffrent et qui confondent ceux qui souffrent<br />

comme eux avec ceux qui les tourmentent » ont déserté les rangs d’une


4<br />

gauche qui paraît les avoir abandonnés, et avec eux l’idée de bien commun.<br />

Quiconque cherche à expliquer l’essor du conservatisme américain ne peut<br />

que buter sur ce changement de camp d’une fraction des catégories populaires.<br />

L’explication vaudra pour d’autres pays, dont la France. Ceux qui<br />

sont en colère se trompent parfois de colère.<br />

75. Racisme blanc en col bleu, Andrew Kopkind<br />

Traduit de l’anglais par Michaël Lainé<br />

Les tentatives des militants syndicaux visant à former des groupes politiques<br />

en dehors du parti démocrate – ou de s’opposer aux positions<br />

orthodoxes – sont rapidement étouffées. Un responsable syndical rapporte<br />

: « Le sommet craint en fait la naissance d’une nouvelle organisation.<br />

Ils ont peur que les membres votent “mal”. » Les coups de sabre des<br />

centrales en direction des initiatives politiques indépendantes sont<br />

effroyables et rapides : quand une organisation non affiliée au parti, fondée<br />

pour faire campagne pour le non lors d’un référendum sur le droit au<br />

travail en Ohio, essaya de poursuivre sur cette voie victorieuse dans le<br />

domaine électoral, les dirigeants syndicaux nationaux et locaux coupèrent<br />

tout soutien. Ainsi fut tuée dans l’œuf la force politique la plus prometteuse<br />

qu’ait connue l’Ohio pendant toute une génération.<br />

85. Stratégies des multinationales & ripostes ouvrières aux États-Unis<br />

Marianne Debouzy<br />

Après la Seconde Guerre mondiale, les multinationales apparaissaient<br />

comme le fer de lance de la nation américaine et le plus sûr garant de sa<br />

prospérité. Tel était bien le sens de la formule du PDG de l’industrie automobile<br />

devenu ministre de la Défense : « Ce qui est bon pour General<br />

Motors est bon pour l’Amérique. » Qui, dans la classe ouvrière, prendrait<br />

aujourd’hui au sérieux cette affirmation ? Pour avoir subi licenciements<br />

massifs, dislocations et déclassements en tous genres, les ouvriers ont de<br />

quoi être sceptiques quant au souci qu’auraient les multinationales du bien<br />

commun. Mais ont-ils les moyens de les combattre ? Car si les travailleurs<br />

américains sont capables de mener des luttes dures, elles n’impliquent<br />

qu’un nombre limité d’ouvriers et restent presque toujours locales. Et il est<br />

rare qu’elle devienne un mouvement social politiquement significatif.<br />

105. Le contrôle de la société civile, Sheldon Rampton & John Stauber<br />

Traduit de l’anglais par Yves Coleman<br />

L’EXEMPLE AMÉRICAIN<br />

La dégradation du milieu politique a créé un vaste éventail de possibilités<br />

pour l’industrie des relations publiques. Au fur et à mesure que les citoyens


SOMMAIRE 5<br />

s’éloignent avec dégoût du processus politique, les agences-conseil prennent<br />

leur place et inversent le sens de la « politique citoyenne ». Ils créent<br />

ainsi, ex nihilo, en fonction des besoins de leurs clients, des « associations<br />

de base » qui servent les intérêts des élites. Le terme de « lobbying synthétique<br />

» désigne les associations écran qui peuvent désormais être créées<br />

sur mesure. Le magazine Campaigns & Elections définit « la démocratie synthétique<br />

» comme un « système où l’on crée artificiellement un courant<br />

d’opinion favorable à un point de vue donné. L’objectif étant soit d’imposer<br />

ce point de vue à des militants non informés, soit de diffuser des techniques<br />

de manipulation servant à les recruter ».<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (II)<br />

Textes traduit de l’anglais par Frédéric Cotton & Benoît Eugène<br />

124. Sous la culture des fondations, Gina Neff<br />

1<strong>32</strong>. Points de vue de la rue, Jamie Kalven<br />

141. In memoriam Henry Louis Mencken, Daniel Raeburn<br />

155. Le populisme de marché, Thomas Frank<br />

Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton<br />

Si la Nouvelle Économie a pu nous hypnotiser pendant un temps, il est<br />

maintenant évident qu’il n’existe pas sur cette terre de théorie sociale,<br />

exceptée celle du droit divin des monarques, qui puisse justifier l’écart<br />

phénoménal entre les salaires des dirigeants et ceux des travailleurs (plus<br />

de 500 fois). Selon les gourous, le marché est capable de résoudre seul<br />

tous les conflits sociaux – avec justice et équité. Et pourtant, ce dont nous<br />

avons désespérément besoin pour restaurer le sens de la justice et de<br />

l’équité en économie, c’est bien d’une force qui soit capable de s’opposer<br />

aux marchés, de refuser de se penser en termes de Marque. Une force qui<br />

ne se contente pas de partir en quête d’authenticité. En effet, au bout du<br />

compte, il importera fort peu à celui qui paiera l’addition de la « révolution<br />

entrepreneuriale » que le type qui le licenciera porte un costume bien<br />

coupé ou arbore un piercing à la narine.<br />

177. La « réforme » de l’aide sociale comme instrument de discipline<br />

Loïc Wacquant<br />

Le but de la « réforme » des aides sociales – discipliner les pauvres – est<br />

conforme à l’histoire de l’assistance aux États-Unis sur la longue durée<br />

comme à celle de la prison à sa naissance. Il ne doit cependant pas masquer<br />

la fonction que la transition du « welfare state » au « workfare state »<br />

remplit à l’égard des Américains plus fortunés : la mutation punitive de la


6<br />

politique sociale signifie sans équivoque que nul ne saurait se soustraire au<br />

salariat sans encourir une véritable dégradation matérielle et symbolique.<br />

Jeter les pauvres en pâture permet de réaffirmer avec éclat le primat idéologique<br />

de l’individualisme méritocratique au moment où la généralisation<br />

de l’insécurité salariale frappe de plein fouet les classes moyennes salariées<br />

et managériales et menace d’ébranler durablement la croyance pratique<br />

dans le mythe national du « rêve américain ».<br />

LA LEÇON DES CHOSES<br />

197. Les effets délétères des « réformes » universitaires,<br />

Christophe Gaubert<br />

209. Les fondements économiques de « l’impérialisme », Max Weber<br />

Traduit de l’allemand et présenté par Isabelle Kalinowski & Reinhard Gresse<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

221. Empire & ses pièges. Toni Negri et la déconcertante trajectoire<br />

de l’opéraïsme italien, Claudio Albertani<br />

Traduit de l’espagnol par Miguel Chueca<br />

259. MARCEL MARTINET, CONTRE LE COURANT<br />

Dossier présenté par Charles Jacquier<br />

263. Civilisation française en Indochine<br />

273. Vous avez cessé d’être « l’un contre tous ».<br />

Lettre ouverte à Romain Rolland<br />

279. Le 30 juin de Staline. Qu’avez-vous fait de la<br />

révolution d’Octobre ?<br />

L’EXEMPLE AMÉRICAIN


HOWARD ZINN 7<br />

Liberté d’expression<br />

Le Premier Amendement en question<br />

TOUS CEUX QUI GRANDISSENT AUX ÉTATS-UNIS apprennent que ce pays<br />

a le bonheur infini de jouir de la liberté d’expression. Et nous<br />

devons cette chance au fait que notre Constitution contient une<br />

Déclaration des droits dont le premier amendement s’ouvre sur cette<br />

affirmation décisive : « Le Congrès ne fera aucune loi relativement à l’établissement<br />

d’une religion ou en interdisant le libre exercice ; ou restreignant<br />

la liberté de parole ou de la presse ; ou le droit du peuple de<br />

s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement<br />

pour une réparation de ses torts. »<br />

L’idée selon laquelle le Premier Amendement garantit effectivement<br />

notre liberté d’expression est un élément de l’idéologie de notre société.<br />

D’ailleurs la foi dans les serments écrits noir sur blanc et l’aveuglement à<br />

l’égard des réalités politiques et économiques semblent profondément<br />

ancrées dans cet ensemble de croyances propagé par les faiseurs d’opinion<br />

américains. La ferveur quasi religieuse qui s’exprima à l’occasion de<br />

l’année du bicentenaire de l’élaboration de la Constitution en a livré<br />

suffisamment de témoignages.<br />

En 1987, que ce soit dans les journaux, à la télévision, à la radio, en<br />

chaire, sur les estrades des salles de classe, au Congrès ou à la Maison-<br />

AGONE, 2004, <strong>31</strong>/<strong>32</strong> : 7-26


8<br />

LE PREMIER AMENDEMENT EN QUESTION<br />

Blanche, on n’a cessé de chanter les louanges de ce document rédigé par<br />

les Pères fondateurs. Le magazine Parade, dont les lecteurs se comptent<br />

par millions, publia un court texte du président Reagan dans lequel on<br />

pouvait lire : « Je ne peux m’empêcher de m’émerveiller du génie des<br />

Pères fondateurs. […] Ils ont inventé – avec une sûreté de jugement et<br />

une inventivité si grandes qu’il m’est impossible de ne pas y deviner la<br />

volonté divine – le premier système politique à affirmer que le pouvoir<br />

émane du peuple et s’impose à l’État et non l’inverse. »<br />

Cette même année, les journaux publiaient des encarts publicitaires<br />

émanant de la Commission officielle du bicentenaire qui vantaient les<br />

mérites de la « Coupe de la Constitution » faite « du plus fin ivoire de<br />

Chine » représentant les blasons officiels des treize États originels et sertie<br />

« d’or pur de 24 carats. […] Un chef-d’œuvre digne de l’occasion ».<br />

On pouvait se la procurer pour 95 dollars. Une jolie coupe assurément,<br />

et si parfaitement représentative de la Constitution elle-même : élégante<br />

mais vide et susceptible de contenir le pire comme le meilleur, selon la<br />

personnalité de celui qui a le pouvoir et les moyens de la remplir.<br />

C’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé avec le Premier Amendement. Ce<br />

dernier avait été adopté en 1791 et intégré à la Déclaration des droits afin<br />

de répondre aux critiques adressées à la Constitution au moment de sa<br />

présentation pour ratification à l’opinion publique. Il fallait l’accord d’au<br />

moins neuf des treize États originels pour permettre cette ratification et<br />

la Constitution fut acceptée à une très courte majorité par trois des États<br />

les plus importants : la Virginie, le Massachusetts et New York. On<br />

promit alors qu’à la mise en place du premier gouvernement une<br />

Déclaration des droits accompagnerait la Constitution et c’est ce qui fut<br />

fait. Depuis lors, cette Déclaration est célébrée comme le fondement<br />

même de nos libertés.<br />

Pourtant, comme je vais tenter de le montrer maintenant, penser que<br />

la seule existence du Premier Amendement garantit notre liberté d’expression<br />

est une profonde erreur. Une erreur qui peut, parfois, nous coûter<br />

non seulement la liberté mais également, dans certaines<br />

circonstances, la vie.


HOWARD ZINN 9<br />

« SANS CONTRAINTE PRÉALABLE »<br />

Le texte du Premier Amendement semble décisif. « Le Congrès ne fera<br />

aucune loi […] restreignant la liberté de parole. » Pourtant, en 1798,<br />

sept ans à peine après son adoption, c’est exactement ce que fit le<br />

Congrès. Il vota des lois limitant la liberté de parole : les Alien et<br />

Sedition Acts.<br />

L’Alien Act conférait au président le pouvoir d’expulser « tout individu<br />

étranger qu’il jugera dangereux pour la paix et la sécurité des États-Unis ».<br />

Quant au Sedition Act, il prévoyait que « quiconque écrira, imprimera,<br />

exprimera ou diffusera […] un texte mensonger, scandaleux ou perfide,<br />

ou des écrits contre le gouvernement, le Congrès ou le président des<br />

États-Unis, dans l’intention de les diffamer […] ou d’intenter à leur réputation<br />

et au respect qui leur est dû » pourra se voir condamner à payer<br />

une amende de deux mille dollars ou à deux ans d’emprisonnement.<br />

La Révolution française avait eu lieu neuf ans auparavant et la jeune<br />

nation américaine, qui en était à cette époque à son deuxième président,<br />

le conservateur John Adams, n’était plus aussi favorable aux idées révolutionnaires<br />

qu’elle avait pu l’être en 1776. Une fois parvenus au pouvoir,<br />

les révolutionnaires semblent en effet perdre tout goût pour la révolution.<br />

Les Français immigrés aux États-Unis étaient soupçonnés d’être favorables<br />

à la révolution qui se déroulait en France et de propager les idées<br />

révolutionnaires en Amérique. La peur inspirée par ces Français (qui,<br />

pour la plupart, avaient pourtant fui la révolution) tourna à l’hystérie. La<br />

Gazette of the United States accusait les précepteurs français de corrompre<br />

la jeunesse américaine, « pour lui faire boire, à la mamelle, le poison de<br />

l’athéisme et du mécontentement ». 1<br />

La Porcupine’s Gazette affirmait de son côté que le pays grouillait<br />

« d’apôtres français de la sédition en assez grand nombre […] pour<br />

incendier nos villes et en égorger tous les habitants ».<br />

De leur côté, les révolutionnaires irlandais, qui poursuivaient leur<br />

éternel combat contre les Anglais, bénéficaient de quelques soutiens aux<br />

États-Unis. On aurait pu penser que les Américains, tout juste libérés de<br />

1. La plupart de mes données sur l’Alien Act et le Sedition Act ainsi que les<br />

vives critiques dont ils font ici l’objet me viennent de John C. Miller, Crisis in<br />

Freedom, Atlantic Little-Brown, 1952.


10<br />

LE PREMIER AMENDEMENT EN QUESTION<br />

la tutelle anglaise, éprouveraient de la sympathie pour ces rebelles. Au<br />

lieu de cela, le gouvernement de John Adams considéra les Irlandais<br />

comme des fauteurs de troubles à la fois en Europe et aux États-Unis.<br />

Le politicien Harrison Gray Otis déclara pour sa part qu’il « ne<br />

souhaitait pas plus convier les hordes d’Irlandais sauvages que tous les<br />

autres semeurs de troubles et apôtres du désordre du monde entier à<br />

venir saper notre tranquillité après avoir renversé leurs propres gouvernements<br />

». Il redoutait que les nouveaux immigrants et leurs idées politiques<br />

« ne commencent, à peine débarqués aux États-Unis, à s’en<br />

prendre au gouvernement et n’en appellent à un état plus parfait de la<br />

société » 2 .<br />

Le parti fédéraliste de John Adams et le parti républicain de Thomas<br />

Jefferson s’affrontaient. Nous étions là à l’origine du système bipartisan.<br />

Leur désaccord remontait à l’adoption de la Constitution et de la<br />

Déclaration des droits ainsi qu’aux luttes qui avaient eu lieu au Congrès<br />

autour du programme économique de Hamilton. Les tensions de la vie<br />

politique intérieure étaient en outre exacerbées par l’épidémie de fièvre<br />

jaune qui frappait alors le pays et les émeutes qui mobilisaient nombre<br />

de citoyens mécontents.<br />

Jefferson, ancien ministre délégué des États-Unis en France, soutenait<br />

la Révolution française alors qu’Adams y était hostile. Le président<br />

Adams était clairement du côté des Anglais dans le conflit qui débutait<br />

entre la France et l’Angleterre à cette époque, et un historien a pu considérer<br />

le Sedition Act comme une « mesure de sécurité intérieure adoptée<br />

pendant la guerre larvée qui opposait l’Amérique et la France 3 ».<br />

La presse républicaine critiquait durement le gouvernement Adams.<br />

Le journal Aurora de Philadelphie (dirigé par Benjamin Bache, petit-fils<br />

de Benjamin Franklin), accusa le Président de pratiquer le népotisme, de<br />

dilapider l’argent public, de souhaiter l’institution d’une monarchie et de<br />

vouloir la guerre. Avant même que le Sedition Act ne fût voté, Bache avait<br />

été arrêté au nom de la common law et accusé de diffamation à l’encontre<br />

de la présidence, d’incitation à la sédition et à la désobéissance aux lois.<br />

2. Lire Leonard Levy, Freedom of Speech and Press in Early American History,<br />

Harper and Row, 1963.<br />

3. James Morton Smith, « Political Suppression of Seditious Criticism : A<br />

Connecticut Case Study », The Historian.


HOWARD ZINN 11<br />

L’adoption du Sedition Act fut l’occasion de dénoncer ceux qui critiquaient<br />

le gouvernement. Un membre du Congrès informa ses collègues<br />

que « les philosophes [étaient] les avant-coureurs de la Révolution. Ils<br />

[…]ouvrent la voie en prêchant la trahison et en sapant le respect populaire<br />

vis-à-vis de nos antiques institutions. Ils invoquent la perfectibilité<br />

de l’homme, la dignité de la nature humaine et, négligeant ce qu’il est<br />

effectivement, débattent interminablement de ce qu’il devrait être 4 ». Le<br />

passage sur ce que l’homme « est effectivement » pourrait sortir tout<br />

droit de l’œuvre de Machiavel.<br />

L’atmosphère qui régnait à l’époque à la Chambre des représentants<br />

manquait singulièrement de dignité. Un congressiste du Vermont,<br />

l’Irlandais Matthew Lyon, se battit avec Griswold, du Connecticut. Lyon<br />

avait craché à la figure de Griswold, lequel répliqua à coups de canne<br />

avant que Lyon ne lui tombât dessus avec un tisonnier et qu’ils ne roulassent<br />

tous deux à terre. Les autres congressistes, s’étant d’abord contentés<br />

d’observer la scène, se décidèrent finalement à les séparer. Un<br />

Bostonien s’emporta contre Lyon : « Je suis outré que la salive d’un<br />

Irlandais ait pu souiller le visage d’un Américain. 5 »<br />

Lyon avait écrit un article dans lequel il affirmait que, sous la présidence<br />

d’Adams, « le bien-être de la population passait après la quête<br />

incessante de pouvoirs, l’instauration de cérémonies d’une pomposité<br />

ridicule, l’adulation délirante et la cupidité égoïste ». Accusé d’avoir violé<br />

le Sedition Act, Lyon fut condamné et passa quatre mois en prison.<br />

On emprisonna peu de gens au nom du Sedition Act – dix en tout –<br />

mais, par nature, les lois répressives n’ont pas besoin d’être appliquées à<br />

un grand nombre de personnes pour créer une atmosphère dans laquelle<br />

les esprits potentiellement critiques à l’égard du gouvernement hésitent<br />

à s’exprimer.<br />

Tout individu doté d’une intelligence normale pourrait penser, à la<br />

simple lecture du Premier Amendement (« Le Congrès ne fera aucune<br />

loi […] restreignant la liberté de parole ou de la presse »), que le<br />

Sedition Act violait clairement la Constitution. Mais c’est là, justement,<br />

qu’apparaît le premier indice de l’inanité de mots couchés sur le papier<br />

quand il s’agit de garantir les droits des citoyens. Ces mots, aussi puissants<br />

qu’ils puissent paraître, sont interprétés par les hommes de loi et<br />

4. Miller, Crisis in Freedom, op. cit.<br />

5. Ibid.


12<br />

LE PREMIER AMENDEMENT EN QUESTION<br />

les juges dans le cadre d’un monde politique fondé sur les rapports de<br />

forces où dissidents et rebelles ne sont pas bienvenus. Et c’est exactement<br />

ce qui se produisit dès le début de l’histoire américaine. Le<br />

Sedition Act entra en collision avec le Premier Amendement et celui-ci<br />

s’avéra une bien piètre protection 6 .<br />

Les membres de la Cour suprême, siégeant en tant que simples juges<br />

de district (le nouveau gouvernement n’avait pas assez d’argent pour<br />

mettre sur pied le niveau intermédiaire de cours d’appel tel que nous le<br />

connaissons aujourd’hui) condamnèrent systématiquement tous ceux<br />

qui étaient accusés d’avoir enfreint le Sedition Act. Ils le faisaient en se<br />

fondant sur la common law anglaise. Le président de la Cour suprême,<br />

Oliver Ellsworth, déclara dans l’une de ses décisions de 1799 : « La loi<br />

commune de ce pays reste ce qu’elle était avant la Révolution. 7 »<br />

Ce fait mérite qu’on s’y arrête un peu. La loi commune anglaise ?<br />

Mais n’avions-nous pas combattu contre l’Angleterre pour imposer une<br />

révolution ? Restions-nous sous la juridiction de la loi commune<br />

anglaise ? La réponse est oui. Il semble bien qu’il y ait des limites aux<br />

révolutions et qu’elles tiennent plus au passé que ne le croient leurs<br />

adeptes les plus fervents. La loi commune anglaise concernant la liberté<br />

d’expression est explicitée dans les quatre volumes des Commentaries de<br />

Blackstone consacrés à ce sujet. Selon Blackstone, « la liberté de la presse<br />

est bien évidemment essentielle à la nature d’un État libre, mais cela<br />

consiste surtout à ne pas imposer de contrainte préalable aux publications<br />

et non à interdire toute censure à l’encontre des propos criminels<br />

lorsqu’ils sont rendus publics. Tout homme libre jouit du droit indiscutable<br />

d’exprimer les opinions qu’il désire en public. Interdire cela c’est<br />

détruire la liberté de la presse. Mais s’il publie des propos incorrects, préjudiciables<br />

ou illégaux, il doit assumer les conséquences de sa propre<br />

témérité 8 ».<br />

Nous sommes là devant l’astucieuse doctrine dite de la « contrainte<br />

non préalable ». Vous pouvez dire et imprimer ce qu’il vous chante. Le<br />

gouvernement ne peut pas vous en empêcher par avance. Mais quand<br />

6. Pour l’analyse des premières interprétations du Premier Amendement, lire<br />

Levy, Freedom of Speech and Press, op. cit.<br />

7. Ibid.<br />

8. William Blackstone, Commentaries on the Laws of England, vol. IV, Beacon<br />

Press, 1962.


HOWARD ZINN 13<br />

vous aurez exprimé oralement ou publié votre opinion, si le gouvernement<br />

décide de juger certains de vos propos « illégaux », ou de les qualifier<br />

de « préjudiciables », voire simplement d’« incorrects », il peut<br />

vous expédier en prison.<br />

Un citoyen ordinaire, même peu versé dans les questions juridiques,<br />

pourrait rétorquer : « Vous dites que vous ne m’empêcherez pas d’exprimer<br />

mon opinion – pas de contrainte préalable donc. Mais si je sais<br />

que cela risque de me causer des ennuis et qu’en conséquence je reste<br />

silencieux, ne s’agit-il pas tout de même d’une “contrainte préalable” ? »<br />

Quoi qu’il en soit, il est vain de répondre à la loi commune armé du seul<br />

sens commun.<br />

Cette interprétation quasi immédiate du Premier Amendement qui<br />

limite son application à l’absence de « contrainte préalable » vaut encore<br />

aujourd’hui. C’est celle qu’avança, en 1971, l’administration Nixon pour<br />

tenter de faire interdire par la Cour suprême la publication dans le New<br />

York Times des Pentagon Papers (histoire officielle mais secrète de la<br />

guerre américaine au Vietnam) 9 .<br />

La Cour refusa d’interdire la publication de ces documents. Mais l’un<br />

des juges prévint, menaçant, que cette décision se fondait sur l’absence<br />

de contrainte préalable. Pourtant, si le Times s’obstinait et publiait finalement<br />

ces documents, il risquait d’être poursuivi.<br />

C’est ainsi que, selon la doctrine de l’absence de contrainte préalable,<br />

le droit garanti par le Premier Amendement se trouva dès l’origine sérieusement<br />

limité. Les Pères fondateurs, qu’ils fussent libéraux ou conservateurs,<br />

fédéralistes ou républicains – de Washington à Hamilton et de<br />

Jefferson à Madison –, pensaient que les propos séditieux étaient intolérables<br />

et que tout ce que nous pouvions attendre de la liberté de parole<br />

c’est qu’elle ne souffre aucune contrainte préalable 10 .<br />

9. New York Times vs U.S., 1971.<br />

10. Remarquons que lorsque Thomas Jefferson devint président en 1801,<br />

même si le Sedition Act n’était plus de mise, des poursuites contre les critiques<br />

antigouvernementales au titre des propos séditieux continuèrent.<br />

Jefferson avait répondu à Madison en 1788 qu’il admettait l’interprétation de<br />

la liberté de parole sous les restrictions apportées par la loi commune comme<br />

consistant essentiellement dans l’absence de contrainte préalable. Il ajouta<br />

que les individus devraient répondre juridiquement du fait de tenir des « allégations<br />

mensongères ». Pour une analyse de l’attitude de Jefferson vis-à-vis


14<br />

LE PREMIER AMENDEMENT EN QUESTION<br />

« C’est déjà ça », pourrait soupirer un adepte optimiste du Premier<br />

Amendement : au moins ne peuvent-ils pas attenter par avance à la liberté<br />

d’expression. Pourtant, cet optimisme est lui aussi totalement injustifié.<br />

Prenons le cas du livre intitulé The C.I.A. and the Cult of Intelligence, coécrit<br />

par Victor Marchetti, ancien agent de la CIA, et le journaliste John<br />

Marks. Ce livre dévoilait un certain nombre d’opérations de la CIA qui ne<br />

semblaient ni servir les intérêts démocratiques ni employer des méthodes<br />

dont un Américain pourrait être fier. La CIA demanda à la justice d’interdire<br />

la publication de ce livre ou, à tout le moins, que l’on fasse retirer<br />

225 passages supposés menacer la « sécurité nationale » (ou, selon<br />

Marchetti et Marks, embarrassants pour la CIA).<br />

Les juges invoquèrent-ils dans cette affaire la doctrine de l’absence de<br />

contrainte préalable en déclarant : « Nous ne pouvons pas censurer ce<br />

livre par avance ; poursuivez donc les auteurs après publication si vous<br />

le souhaitez » ? Non. Le juge déclara qu’il n’interdirait pas les 225 passages<br />

incriminés mais seulement 168 d’entre eux.<br />

Exemple d’un autre coup porté à la confiance ingénue accordée par<br />

les citoyens américains au fait que le Premier Amendement signifierait<br />

bien ce qu’il est censé signifier, le livre parut en 1972 avec les coupes<br />

ordonnées par le tribunal. Mais l’éditeur y laissa des espaces vides et parfois<br />

même des pages intégralement blanches aux endroits où le livre avait<br />

été censuré. La lecture de ce livre est donc non seulement intéressante<br />

pour ce qu’il dit de la CIA mais aussi pour ce qu’il révèle de l’efficacité<br />

du Premier Amendement 11 .<br />

LE CONTRÔLE DE L’INFORMATION<br />

Nous n’avons pas encore évoqué ce qui est peut-être la question la plus<br />

importante de toutes quand on en vient à s’interroger sur la liberté d’expression<br />

et la liberté de la presse aux États-Unis. Supposons que toutes<br />

les restrictions imposées à la liberté d’expression soient soudainement<br />

des lois civiques, lire Leonard Levy, Jefferson and Civil Liberties, Quadrangle,<br />

1973. Notons que Levy n’hésite pas à provoquer nombre des admirateurs de<br />

Jefferson au travers de ses critiques.<br />

11. Victor Marchetti et John Marks, The C.I.A and the Cult of Intelligence,<br />

Knopf, 1972.


HOWARD ZINN 15<br />

levées – restrictions imposées au Premier Amendement par la Cour<br />

suprême, pressions exercées par les polices locales sur les individus qui<br />

souhaitent s’exprimer, peur de perdre son travail en parlant librement, et<br />

l’ombre que fait planer la surveillance secrète des citoyens par le FBI.<br />

Admettons que nous puissions vraiment dire tout ce que nous souhaitons<br />

sans crainte. Il resterait néanmoins deux problèmes. Et deux problèmes<br />

de taille.<br />

Le premier : d’accord, supposons que nous puissions dire tout ce<br />

que nous avons envie. À combien de gens sommes-nous en mesure de<br />

faire passer notre message ? Une centaine ou dix millions ? La réponse<br />

s’impose : cela dépend du budget dont nous disposons.<br />

Admettons que rien ne puisse nous empêcher de monter sur une<br />

caisse et d’exprimer le fond de notre pensée. Peut-être pourrons-nous<br />

atteindre une centaine de personnes de cette manière. Mais si, par<br />

exemple, nous sommes l’entreprise Procter & Gamble, qui fabrique la<br />

caisse, nous pourrions nous payer un spot publicitaire en prime time à la<br />

télévision, acheter de pleines pages dans les journaux et atteindre ainsi<br />

des millions de personnes.<br />

En d’autres termes, la liberté d’expression n’est pas une simple question<br />

de permission ou d’interdiction. C’est également une question de<br />

« quantité ». Et notre quantité de liberté dépend de la quantité d’argent<br />

dont nous disposons ; des pouvoirs dont nous jouissons et des possibilités<br />

que nous avons d’atteindre un grand nombre d’individus. Un pauvre,<br />

aussi intelligent et éloquent puisse-t-il être, verra sa liberté d’expression<br />

réellement très limitée.<br />

A. J. Liebling, qui s’intéressait à la liberté de la presse, en parle en ces<br />

termes : « Celui qui jouit de la liberté de la presse est celui qui en possède<br />

un organe. 12 » Détenir un journal vous confère une bien plus grande<br />

liberté d’expression que d’avoir à écrire au courrier des lecteurs d’un journal<br />

local en espérant que le rédacteur publiera votre lettre. Il faut de plus<br />

en plus d’argent pour posséder un organe de presse, et même si c’est dans<br />

vos moyens, il est de plus en plus difficile d’éviter qu’il soit racheté par<br />

une grande entreprise. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, plus de<br />

80 % des quotidiens américains étaient la propriété d’individus indépendants.<br />

Quarante ans plus tard, seuls 28 % des journaux étaient restés<br />

12. Cité par Richard Kluger, The Paper : The Life and Death of the New York<br />

Herald Tribune, Knopf, 1986.


16<br />

LE PREMIER AMENDEMENT EN QUESTION<br />

indépendants, le reste étant détenu par des entreprises. En outre, quinze<br />

entreprises colossales contrôlaient la moitié de la presse nationale 13 . Trois<br />

chaînes de télévision (CBS, ABC et NBC) contrôlent à peu près les trois<br />

quarts du prime time. Quatre-vingt-dix millions de ménages possédant<br />

un téléviseur, ces chaînes ont donc un phénoménal pouvoir d’influence<br />

sur les esprits américains. Dix éditeurs publient la moitié des 10 milliards<br />

de dollars de livres disponibles à la vente aux États-Unis. Quatre<br />

géants dominent l’industrie du cinéma.<br />

Non seulement l’usage effectif du Premier Amendement est fonction<br />

de la fortune, mais lorsque de temps en temps le parlement d’un État<br />

tente de remédier, même légèrement, à cette situation, ce sont les entreprises<br />

qui en appellent à ce même texte. C’est ce qui arriva en 1977 quand<br />

le parlement du Massachusetts décréta que les entreprises ne pouvaient<br />

pas utiliser leur argent pour influencer un référendum public. Cette loi se<br />

fondait sur le sentiment que les entreprises pouvaient à ce point dominer<br />

le débat concernant un problème d’ordre public que la liberté d’expression<br />

des gens non fortunés en serait quasiment réduite à rien.<br />

L’avocat spécialiste du droit des affaires qui plaida devant la Cour<br />

suprême déclara que « l’argent [était] un mode d’expression ». Il aurait<br />

pu ajouter : « Et comme nous avons beaucoup d’argent nous sommes<br />

plus libres de nous exprimer que les autres. » La Cour suprême décréta<br />

héroïquement qu’imposer à la First National Bank de Boston des limites<br />

à l’usage de son argent pour influencer un référendum revenait à la priver<br />

des droits garantis par le Premier Amendement... 14<br />

Le juge constitutionnel rechigne à l’évidence à donner de la consistance<br />

au Premier Amendement en reconnaissant les grandes inégalités de<br />

ressources et en essayant de remédier à ce problème. En 1969, il avait<br />

unanimement soutenu la « doctrine de justice » de la Commission fédérale<br />

sur la communication qui décrétait que toute personne critiquée sur<br />

les ondes pouvait exiger un droit de réponse 15 . Mais depuis cette époque<br />

la Cour a toujours refusé de se mettre au travers de la route des pouvoirs<br />

13. La plupart de ces informations sur la tendance à la concentration et au<br />

monopole dans les médias sont tirées du livre de Ben Bagdikian, The Media<br />

Monopoly, Beacon, 1988.<br />

14. First National bank vs Bellotti, 1978.<br />

15. Red Lion Broadcasting Co. vs FCC, 1969.


HOWARD ZINN 17<br />

de l’argent dans le secteur de la communication et de restreindre leur<br />

aptitude à écarter des ondes les opinions qui leur déplaisent.<br />

En 1973, la Cour suprême décréta que CBS avait le droit de refuser<br />

une publicité émanant d’un groupe d’hommes d’affaires qui s’opposaient<br />

à la guerre du Vietnam. Même le juge libéral William O. Douglas se rallia<br />

à la majorité en prétextant que les autorités ne devaient pas discuter<br />

le fait que CBS pouvait vendre son espace publicitaire à qui elle le souhaitait.<br />

Ce faisant, bien entendu, il reconnaissait à CBS le droit de peser<br />

sur l’accès au canal télévisuel de citoyens engagés 16 .<br />

Le juge Douglas affirma que « la télé et la radio […] ont le droit de<br />

jouir de la doctrine du laissez-faire que préconise le Premier<br />

Amendement ». Il tombait là dans le piège sous-jacent de cette théorie :<br />

elle prétend respecter la liberté des individus en gardant soigneusement<br />

le gouvernement de toute intervention et en négligeant le fait qu’ils se<br />

retrouvent alors à la merci des personnalités les plus riches de la société.<br />

La « doctrine de justice » elle-même, qui constitue un progrès relatif<br />

en exigeant que les médias accordent un certain temps d’expression aux<br />

points de vue contradictoires, fut considérablement affaiblie par le<br />

Congrès lorsqu’il en exclut, en 1959, les débats politiques et les conférences<br />

de presse. Cela signifie que le président des États-Unis ou n’importe<br />

quel membre du gouvernement peut tenir une conférence de<br />

presse et s’adresser comme il le souhaite à une audience phénoménale<br />

sans risquer de se faire contredire par les critiques de l’opposition. Cela<br />

signifie aussi que, lors des campagnes présidentielles, les débats entre<br />

prétendants à la fonction peuvent se limiter aux seuls partis démocrate<br />

et républicain à l’exclusion des partis moins puissants. Le parti démocrate<br />

s’opposa à la mesure concernant les conférences de presse mais la<br />

Cour suprême refusa de l’entendre en appel. Le Socialist Workers Party<br />

alla aussi devant les tribunaux en affirmant que son candidat avait<br />

16. Columbia Broadcasting System Unc. vs Democratic National Committee, 1973.<br />

Deux ans plus tard, une décision de la Cour suprême annula un règlement de<br />

Floride qui accordait à un candidat politique attaqué le droit de répondre par<br />

voie de presse. À nouveau, il s’agissait d’une illustration de la doctrine du<br />

laissez-faire par laquelle les autorités gouvernementales sont tenues à l’écart des<br />

affaires du monde de l’information tout en permettant à l’autorité détenue de<br />

facto par un puissant journal de décider quelles opinions politiques doivent<br />

être diffusées. Miami Herald vs Tornillo, 1974.


18<br />

LE PREMIER AMENDEMENT EN QUESTION<br />

également le droit de s’adresser à l’opinion publique. La Cour refusa de<br />

considérer cette demande 17 .<br />

Le second problème de taille concernant la liberté d’expression est le<br />

suivant : supposons que personne, ni le gouvernement, ni la police, ni<br />

notre employeur ne nous empêche de nous exprimer librement mais que<br />

nous n’ayons rien à dire. Autrement dit, que se passe-t-il si nous n’avons<br />

pas d’informations suffisantes sur ce qui se passe dans ce pays ou à<br />

l’étranger et que nous ignorons tout des agissements de notre gouvernement<br />

à l’intérieur comme à l’extérieur ? Sans cette information, la liberté<br />

d’expression ne signifie pas grand-chose.<br />

Il est très difficile pour le citoyen moyen d’apprendre vraiment ce qui<br />

se passe ici ou à l’étranger. Il y a tant à savoir. Les choses sont si compliquées.<br />

Mais qu’en est-il si, outre ces limitations quasi naturelles, on<br />

cherche délibérément à nous empêcher d’en savoir plus ? En fait, c’est ce<br />

qui se passe lorsque le gouvernement pèse sur les médias ou qu’ils pratiquent<br />

l’autocensure (cette fameuse « prudence » dont parlait Mark<br />

Twain) ou bien encore lorsque l’administration nous ment.<br />

La conscience démocratique est niée quand le gouvernement décrète<br />

qu’il lui faut manipuler la presse au nom des impératifs de politique étrangère.<br />

Un journaliste de la Strategic Review (A.G.B. Metcalf, également président<br />

du conseil d’administration de l’université de Boston), une revue<br />

de droite consacrée à la stratégie militaire, prévenait ainsi les médias en<br />

1983 : « Dans une démocratie libre où chaque acte, chaque nomination,<br />

chaque politique est sujet au questionnement et à la pression de l’opinion<br />

publique, les mass medias ont la responsabilité particulière de ne pas nuire<br />

au nom de la liberté d’expression à la crédibilité des dirigeants régulièrement<br />

élus et sur la réussite desquels repose dans un monde périlleux le<br />

17. Analyste de longue date de la liberté de parole dans ce pays, Franklin S.<br />

Haiman, de la North-Western University, suggérait en soulignant le contrôle<br />

exercé par les mass medias que « la liberté d’expression que nous exerçons n’est<br />

qu’une contrefaçon. […] Les débats qui nous agitent sont plus des moyens que<br />

des fins, où la forme importe plus que le fond, et les apparences plus que les<br />

faits. Ils sont limités dans leur ampleur et dans leur profondeur. Et rendus tels<br />

par un lavage de cerveau culturel. […] Aux États-Unis, nous avons notre<br />

propre façon de nous assurer que la diversité des opinions exprimées et transmises<br />

au plus grand nombre reste circonscrite aux limites tolérables aux yeux<br />

de ceux qui détiennent les rènes du pouvoir. » Franklin Haiman, « How Much<br />

of Our Speech is Free ? », Civil Liberties Review, hiver 1975.


HOWARD ZINN 19<br />

maintien de cette liberté. […] C’est une question qui, au nom du Premier<br />

Amendement, est devenue complètement immaîtrisable. 18 »<br />

Retour au sempiternel prétexte de la sécurité nationale.<br />

L’argumentation est la suivante : Nous sommes en lutte contre un ennemi<br />

impitoyable ; nos dirigeants prennent soin de nous dans le cadre de ce<br />

conflit ; aussi ne faut-il pas les critiquer exagérément. Assurément notre<br />

presse est libre, mais elle doit se conduire de manière responsable. Ayez<br />

confiance en vos dirigeants.<br />

Metcalf est une personne privée, mais il reflète indubitablement l’opinion<br />

des plus hautes sphères du gouvernement. Plutôt que de faire<br />

confiance à notre presse nationale pour se conduire naturellement de<br />

manière responsable, notre gouvernement, depuis longtemps déjà, a<br />

tenté de faire de la presse un pilier de la politique officielle. Il lui arrive<br />

d’échouer mais il y réussit parfois. En voici quelques exemples.<br />

En 1954, le gouvernement américain envisageait secrètement de renverser<br />

le gouvernement démocratiquement élu du Guatemala qui avait<br />

décidé de se réapproprier des terres détenues par la United Fruit<br />

Company. Un correspondant sur place du New York Times, Sydney<br />

Gruson, jugea que c’était le devoir de la presse de rapporter ce qu’il y<br />

avait vu. Mais ses reportages dérangèrent rapidement. Allen Dulles, directeur<br />

de la CIA, contacta son vieux compagnon de Princeton, Julius Ochs<br />

Adler, directeur commercial du Times, et Gruson fut expédié à Mexico 19 .<br />

À la fin de 1960, le rédacteur en chef du magazine The Nation, Carey<br />

McWilliams, fut instruit par un spécialiste de l’Amérique latine, enseignant<br />

à la Stanford University et qui venait juste de revenir du Guatemala,<br />

18. Strategic Review, été 1983. Ce point de vue exprimé par une personne privée<br />

est identique à celui de William Westmoreland, qui avait été le commandant<br />

en chef des forces armées américaines au Vietnam pendant la guerre et<br />

qui, le 20 mars 1982 (selon une dépêche de la United International Press),<br />

déclara devant un auditoire universitaire dans le Colorado que les forces armées<br />

ne pouvaient pas l’emporter sans le soutien de l’opinion publique et qu’en<br />

conséquence il fallait contrôler les médias d’information en temps de guerre.<br />

19. Harrison Salisbury, Without Fear or Favor : The New York Times and Its<br />

Times, Times Books, 1980. Ce livre, qui se base sur ses nombreuses années<br />

passées comme correspondant du Times, fournit un bon nombre de renseignements<br />

sur la manière dont les rédacteurs et le propriétaire jouaient à se<br />

renvoyer la balle avec le gouvernement.


20<br />

LE PREMIER AMENDEMENT EN QUESTION<br />

que les exilés cubains étaient entraînés dans ce pays par les États-Unis en<br />

prévision d’une invasion de Cuba. McWilliams écrivit un éditorial sur le<br />

sujet et en adressa des copies aux principaux médias d’information, y<br />

compris l’Associated Press et la United Press International. Ni l’une ni<br />

l’autre de ces agences ne reprirent cette information. Neuf jours plus tard,<br />

le New York Times nous informait que le président du Guatemala niait<br />

toutes les rumeurs concernant une prochaine invasion de Cuba 20 .<br />

La presse continua de jouer le rôle de porte-voix du gouvernement<br />

même lorsque la preuve d’une invasion de Cuba soutenue par les États-<br />

Unis commença à s’imposer. Le magazine Time, qui confirma plus tard<br />

qu’il s’agissait bien d’une opération menée par la CIA, s’amusait au début<br />

du « petit mélodrame continuel de l’invasion » que nous jouait Castro.<br />

Cela collait parfaitement avec la ligne suivie par l’ambassadeur américain<br />

auprès des Nations unies, James J. Wadsworth, selon lequel les allégations<br />

cubaines concernant une tentative d’invasion étaient « vides, sans<br />

fondements, fausses et mensongères ».<br />

La Maison-Blanche demanda au magazine New Republic de ne pas<br />

publier un article sur les préparatifs de l’invasion et le journal accepta<br />

avec complaisance. Arthur Schlesinger qualifia plus tard cet épisode<br />

d’« acte patriotique passablement embarrassant 21 ».<br />

Quatre jours avant le début de l’opération, Kennedy avait déclaré au<br />

cours d’une conférence de presse : « Il n’y aura, sous aucune condition,<br />

d’intervention des forces armées américaines à Cuba. » Kennedy savait<br />

pertinemment que la CIA entraînait des Latino-Américains pour cette<br />

invasion. Mais il savait également que des pilotes américains interviendraient<br />

au cours de cette opération. Quatre de ces pilotes furent abattus<br />

mais on cacha les circonstances de leur mort à leurs familles. À<br />

l’époque de cette conférence de presse, la complicité américaine dans<br />

cette invasion était parfaitement évidente et pourtant la presse ne<br />

contredit jamais Kennedy.<br />

En 1963, à la veille de prendre sa retraite, le directeur général de<br />

l’Associated Press déclara : « Quand le président des États-Unis vous<br />

20. Les détails du black-out de la presse sur l’affaire la Baie des cochons sont<br />

donnés par Victor Bernstein et Jesse Gordon dans l’article « The Press and the<br />

Bay of Pigs », Columbia University Forum, automne 1976.<br />

21. Arthur Schlesinger, A Thousand Days, Houghton Mifflin, 1965.


HOWARD ZINN 21<br />

appelle pour vous dire qu’il s’agit d’une question vitale de sécurité nationale,<br />

vous obéissez. 22 »<br />

La servilité des principaux médias vis-à-vis du pouvoir (à quelques<br />

héroïques exceptions près) et la pression imposée par le gouvernement<br />

permirent longtemps de rendre presque vain le droit garanti par le<br />

Premier Amendement : « La liberté de la presse. » Voici d’autres<br />

exemples de l’influence du gouvernement sur les médias :<br />

1 – Lorsque le correspondant de CBS Daniel Schorr réussit à se procurer<br />

une copie du rapport de la Chambre des représentants sur la CIA<br />

en 1976 (un rapport étouffé et caché à l’opinion publique), il fut<br />

interrogé par le ministère de la Justice puis licencié de CBS.<br />

2 – Il fut un temps où la CIA possédait secrètement des centaines de<br />

supports médiatiques et s’offrait également les services d’une cinquantaine<br />

de personnes travaillant pour des organes d’information aux États-<br />

Unis et à l’étranger comme Newsweek, Time, le New York Times, United<br />

Press International, CBS News et bien d’autres journaux de langue<br />

anglaise à travers le monde 23 .<br />

3 – Après que Ray Bonner, correspondant du New York Times en<br />

Amérique centrale, eut rédigé une série d’articles critiquant la politique<br />

américaine au Salvador en 1982, il fut muté à un autre poste 24 .<br />

4 – En 1981, une nouvelle série d’une heure intitulée Today’s FBI commença<br />

à être diffusée sur la télé nationale. Ce programme avait obtenu<br />

l’accord officiel et le soutien de William Webster, directeur du FBI à qui<br />

avait été en retour accordé un droit de veto sur tous les scénarios 25 .<br />

5 – Une émission de CBS sur la guerre du Vietnam, intitulée Tour of<br />

Duty, se vit accorder par le Pentagone le libre accès à toutes sortes de<br />

moyens militaires, dont des hélicoptères, des avions et du personnel. En<br />

22. Editor and Publisher, 2 février 1963. Cité par Bernstein et Gordon dans<br />

« The Press and the Bay of Pigs », art. cit.<br />

23. Voir le New York Times du 25 décembre 1977. Ainsi que l’article de William<br />

Preston et Ellen Ray, « Disinformation and Cuba : A Case History », in Cuba<br />

Update, Center for Cuban Studies, New York, juin 1983.<br />

24. Mark Hertsgaard, On Bended Knee : The Press and the Reagan Presidency,<br />

Farrar, Straus & Giroux, 1989. Lire aussi Noam Chomsky, Necessary Illusions,<br />

South End Press, 1989.<br />

25. Boston Globe, 24 octobre 1981.


22<br />

LE PREMIER AMENDEMENT EN QUESTION<br />

retour le Pentagone avait un droit de regard et de veto sur le scénario des<br />

émissions. Le producteur de cette émission, Ron Schwary, déclara à cette<br />

occasion : « Les grandes lignes de l’émission sont communiquées à<br />

Washington et, si elles sont approuvées, elles sont scénarisées, l’accord<br />

définitif revenant à notre responsable de projet ici. 26 »<br />

6 – Dans les années 1980, un certain nombre de documentaires<br />

furent qualifiés de propagandes par la U.S. Information Agency (USIA)<br />

et se virent refuser les visas nécessaires à leur diffusion à l’étranger. L’un<br />

d’entre eux parlait des rapports des enfants à la drogue. Ce documentaire<br />

avait remporté un Emmy Award et un prix à l’American Film Festival<br />

mais la USIA décréta qu’« il [déformait] la véritable image de la jeunesse<br />

américaine ». Un autre film sur les racines historiques de la révolution<br />

nicaraguayenne se vit également refuser ces visas parce que, toujours<br />

selon la USIA, il donnait « une idée inexacte de la politique américaine<br />

actuelle vis-à-vis du Nicaragua » 27 .<br />

7 – Le président Jimmy Carter tenta de dissuader le Washington Post<br />

de faire paraître un article sur le financement du roi Hussein de Jordanie<br />

par la CIA 28 .<br />

8 – Également sous la présidence de Carter, une dépêche du New<br />

York Times nous apprit que « la Maison-Blanche [avait] appelé plusieurs<br />

fois la semaine passée les responsables de CBS News pour demander la<br />

suppression d’un long passage du programme “60 minutes” concernant<br />

les relations entre les États-Unis et le Shah d’Iran ainsi que les activités<br />

de la Savak, la police secrète du Shah récemment renversé ». (La CIA<br />

avait participé à la formation de la Savak, bien connue pour sa pratique<br />

de la torture et pour sa brutalité. 29 )<br />

9 – Au printemps 1988, on apprit que le FBI avait demandé à des<br />

bibliothécaires de signaler les usagers des bibliothèques dont le comportement<br />

leur paraîtrait suspect. L’Association américaine des bibliothèques<br />

établit une liste de dix-huit établissements qui, au cours des<br />

deux années précédentes, avaient été approchés par le FBI. Par exemple,<br />

à l’université du Maryland, des agents du FBI avaient demandé des<br />

26. In These Times, 3-9 février 1988.<br />

27. Boston Globe, 5 janvier 1988.<br />

28. Boston Globe, 26 février 1977.<br />

29. New York Times, 7 mars 1980.


HOWARD ZINN 23<br />

renseignements sur les habitudes de lecture de gens portant des noms à<br />

consonance étrangère 30 .<br />

10 – Sous la présidence de Reagan, la direction de CBS News tenta<br />

d’adoucir la couverture du Président par sa correspondante à la Maison-<br />

Blanche, Lesley Stahl. Ses reportages furent modifiés plusieurs fois pour<br />

rendre ses comptes-rendus moins critiques vis-à-vis de Reagan.<br />

11 – Un documentaire réalisé par des scientifiques japonais qui<br />

s’étaient réunis à Hiroshima juste après le bombardement atomique de la<br />

ville afin d’en enregistrer les effets sur les habitants fut confisqué et<br />

achevé par l’armée américaine. Il fut censuré jusqu’en 1967. Au Japon, ce<br />

film fut surnommé « L’Illusion » parce qu’il n’était pas supposé exister <strong>31</strong> .<br />

12 – Lorsque, en 1981, le gouvernement américain organisa la fuite<br />

de documents supposés prouver que les Cubains, soutenus par l’Union<br />

soviétique, se mettaient brusquement à envoyer une quantité phénoménale<br />

d’armes au Salvador – une information qui se révéla être une énorme<br />

supercherie –, la correspondante de CBS, Diane Sawyer, ainsi que d’autres<br />

personnes, reprirent cette information sans l’avoir préalablement passée<br />

au crible de leur esprit critique. Il s’agissait pourtant de faire passer la<br />

révolte salvadorienne pour une opération menée par des pouvoirs étrangers<br />

et non comme une réaction populaire aux terribles conditions de vie<br />

qui existaient dans ce pays. Le National Wirewatch, bulletin professionnel<br />

destiné aux responsables des agences de presse, reprocha sévèrement aux<br />

services de ces agences d’avoir « collé servilement […] au scénario fourni<br />

par Washington concernant une infiltration communiste <strong>32</strong> ».<br />

Selon Mark Hertsgaard, journaliste au Washington Post, la presse, sous<br />

la présidence de Reagan, bien que clamant partout sa grande objectivité,<br />

«était fort éloignée de toute neutralité politique – en particulier parce<br />

qu’elle se reposait exagérément sur les sources d’informations officielles<br />

33 ». Hertsgaard affirmait que la presse et la télévision étaient<br />

« réduites à l’état de […] quasi-accessoires de l’appareil de propagande<br />

30. USA Today, 24 mai 1988.<br />

<strong>31</strong>. New York Times, 18 mai 1967.<br />

<strong>32</strong>. Cité par le North American Coucil on Latin America, The Media Go to War :<br />

From Vietnam to Central America, NACLA, juillet-août 1983.<br />

33. Mark Herstgaard, « How Reagan Manipulated a Passive Press », in Boston<br />

Globe, 2 novembre 1988. Lire aussi Herstgaard, On Bended Knee…, op. cit.


24<br />

LE PREMIER AMENDEMENT EN QUESTION<br />

de la Maison-Blanche ». Le rôle critique de la presse aurait été pourtant<br />

particulièrement important à cette époque parce que la formation prétendument<br />

d’opposition, le parti démocrate, « n’était que l’ombre pathétique<br />

d’un parti d’opposition – timoré, divisé, manifestement dénué de<br />

toute passion, de principes et de vision ».<br />

On possède des preuves patentes que le gouvernement a tenté – et<br />

souvent avec succès – de manipuler la presse. Mais, comme le dit Noam<br />

Chomsky, « il est difficile d’accuser de façon convaincante le gouvernement<br />

de manipuler la presse quand la victime paraît si désireuse de se<br />

laisser manipuler 34 ».<br />

En bref, un Premier Amendement sans information ne sert à rien et<br />

si les médias, qui en sont la principale source pour la plupart des<br />

Américains, déforment ou dissimulent la vérité sous la pression du gouvernement<br />

ou des grandes entreprises qui les contrôlent, alors le Premier<br />

Amendement est tout simplement nul et non avenu.<br />

Malgré tout, il serait faux de dire que nous ne jouissons pas aux<br />

États-Unis de la liberté de parole et de la presse. La différence entre le<br />

contrôle totalitaire de la presse et son contrôle démocratique peut sans<br />

doute se résumer par la remarque que font à ce propos Edward Herman<br />

et Noam Chomsky dans leur livre Manufacturing Consent : au Guatemala<br />

les journalistes dissidents étaient assassinés ; aux États-Unis on les mute<br />

ou on les licencie 35 .<br />

La lecture attentive des principaux journaux (en particulier les pages<br />

intérieures, les petits articles en bas de page, les brèves dont on ne reparlera<br />

plus jamais) permet de comprendre pas mal de choses essentielles.<br />

De temps en temps, on peut assister à quelques actes audacieux, comme<br />

lorsque le New York Times, le Washington Post et le Boston Globe publièrent,<br />

malgré les pressions du gouvernement de l’époque, les Pentagon<br />

Papers qui révélaient des faits extrêmement embarrassants sur la guerre<br />

du Vietnam. De temps en temps, des articles courageux et honnêtes<br />

34. Noam Chomsky, « All the News That Fits », Utne Reader, février-mars<br />

1986. Le Utne Reader est une formidable source d’informations que l’on ne<br />

peut pas obtenir dans la presse dominante. Il donne des résumés d’articles qui<br />

paraissent dans de petites publications partout à travers le pays et il publie<br />

régulièrement des listes descriptives d’importantes publications qui sont ignorées<br />

par la plupart des autres médias.<br />

35. Edward Herman et Noam Chomsky, Manufacturing Consent, Pantheon, 1988.


HOWARD ZINN 25<br />

paraissent dans les grands journaux.<br />

Il existe également des médias dissidents aux États-Unis. Et leurs<br />

rédacteurs et journalistes ne sont pas jetés en prison. Mais ils manquent<br />

de ressources et leur diffusion est limitée. Sur les ondes on perçoit<br />

comme une faible lueur d’indépendance dans le domaine de la télévision<br />

câblée qui, bien entendu, ne s’adresse qu’à une faible part de l’audience.<br />

Il existe également des petites radios locales (par exemple WBAI à New<br />

York et Radio Pacifica sur la côte Ouest) qui diffusent des émissions d’un<br />

genre tout différent de ce que l’on peut entendre sur les ondes nationales.<br />

La radio et la télévision publiques hésitent en permanence entre une<br />

prudence soutenue et des bouffées occasionnelles de courage. Le<br />

MacNeil-Lehrer News Hour, principal programme d’information de la<br />

télévision publique, est un concentré de prudence. Ses programmes ne<br />

présentent que des porte-parole des pouvoirs en place et ne peuvent proposer<br />

aucun problème d’importance sans avoir recours à des membres<br />

du gouvernement ou du Congrès. Il est ouvert aux ultraconservateurs<br />

mais jamais aux progressistes. Par exemple, ils n’ont jamais invité le principal<br />

critique de la politique étrangère américaine, un intellectuel pourtant<br />

mondialement connu, Noam Chomsky. C’est comme si, pendant<br />

toute la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, Jean-Paul Sartre<br />

avait été mis sur liste noire en France et que l’opinion publique n’avait<br />

jamais eu l’occasion de l’entendre. Seul Bill Moyers eut le courage d’interviewer<br />

Noam Chomsky au cours de deux émissions spéciales sur le<br />

réseau de la télévision publique.<br />

Si nous pensons que l’absence de publicités sur la « télévision<br />

publique » apporte la preuve de sa liberté, nous nous trompons gravement.<br />

Ce secteur public dépend du budget alloué par le gouvernement et<br />

courtise les institutions privées pour en obtenir des financements. Selon<br />

une dépêche de l’Associated Press reprise par le New York Times sous le<br />

titre « Le Réseau de télé public fait de l’œil aux généreux donateurs » :<br />

« William Lee Hanlmey Jr, le nouveau directeur de la Corporation for<br />

Public Broadcasting souhaite faire des programmes éducatifs de la radio<br />

et de la télévision des investissements si rentables que le monde de<br />

l’entreprise américain s’empressera de lui consacrer plus d’argent. 36 »<br />

Le problème avec la liberté d’expression aux États-Unis n’est pas tant<br />

36. New York Times, 5 janvier 1987.


26<br />

LE PREMIER AMENDEMENT EN QUESTION<br />

l’accès ou le non-accès à l’information mais le degré d’accès à cette information.<br />

Il existe quelques moyens d’accès à des points de vue dissidents<br />

mais il sont confinés dans un espace restreint. Il existe également<br />

quelques écarts dans les médias dominants par rapport à la politique gouvernementale<br />

officielle mais ils sont rares et extrêmement timides.<br />

Certains sujets se voient réserver une large place dans les médias quand<br />

d’autres sont soit totalement ignorés soit confinés dans les dernières<br />

pages des journaux. Les subtilités du langage, la rhétorique ou le ton<br />

employés pour rendre compte d’un événement font une grande différence<br />

quant à sa réception par le lectorat.<br />

HOWARD ZINN<br />

Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton<br />

Ce texte est extrait du chapitre VIII de « Nous, le peuple des États-Unis… »<br />

Essais sur la liberté d’expression et l’anticommunisme, le gouvernement<br />

représentatif et la justice économique, les guerres justes, la violence et la<br />

nature humaine, à paraître aux éditions <strong>Agone</strong>.<br />

Professeur émérite à la Boston University, Howard Zinn est notamment l’auteur de<br />

Une histoire populaire des États-Unis (<strong>Agone</strong>, 2002).


Points de vue américains (I)<br />

Big government is watching, Nat Hentoff p. 28<br />

Traduit de l’anglais par Michaël Lainé<br />

Paru sous le titre « Aschcroft’s War on Judges », in The Progressive, novembre 2003.<br />

Journaliste depuis plus de 50 ans, spécialiste du droit constitutionnel, Nat Hentoff<br />

est connu pour sa défense de la liberté d’expression. Il contribue régulièrement à la<br />

revue militante Village Voice et au New Yorker, qui fut longtemps une revue progressive<br />

de haute tenue intellectuelle.<br />

Messianisme militariste, Matthew Rothschild p. 30<br />

Traduit de l’anglais par Michaël Lainé<br />

Paru sous le titre « Bush’s Messiah Complex », in The Progressive, février 2003.<br />

Matthew Rothschild est rédacteur en chef du Progressive, mensuel pacifiste et<br />

populiste fondé en 1909 par le sénateur Robert La Follette.<br />

Refouler le XX e siècle, William Greider p. 37<br />

Traduit de l’anglais par Michaël Lainé<br />

Paru sous le titre « Rolling Back the XX th Century », in The Nation, 12 mai 2003.<br />

Figure majeure du journalisme militant, William Greider a collaboré, en 40 ans de<br />

carrière, à divers organes de presse, du Washington Post à Rolling Stone.<br />

Actuellement éditorialiste en politique intérieure à The Nation (le plus vieil hebdomadaire<br />

de gauche des États-Unis), il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont<br />

Secrets of the Temple et The Soul of Capitalism.<br />

AGONE, 2004, <strong>31</strong>/<strong>32</strong> : 27-52


28<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (I)<br />

Big government is watching<br />

Jusqu’à présent, presque toutes les critiques du USA Patriot Act ont été<br />

dirigées contre le procureur général, faisant ainsi écran au Président.<br />

Mais, le 10 septembre 2003, à la veille du second anniversaire du<br />

11 septembre, George W. Bush, s’exprimant à la FBI Training Academy<br />

à Quantico (Virginie), appela de ses vœux une nouvelle législation qui<br />

autoriserait la plus large moisson de données personnelles jamais vue.<br />

Le Président entend passer au-dessus des juges en donnant à diverses<br />

officines gouvernementales – notamment le FBI – le pouvoir de délivrer<br />

des assignations administratives sans contrôle judiciaire. De telles assignations<br />

ont été autorisées par le passé, mais seulement sous d’étroits<br />

motifs bien spécifiques – en matière de fraude à l’assurance maladie<br />

par exemple. Ces nouvelles assignations extra-judiciaires permettront<br />

d’accéder à une gamme étendue de données personnelles – parmi lesquelles<br />

vos antécédents médicaux, des informations sur votre génome,<br />

le contenu de vos e-mails, ainsi que d’autres documents sur vous et<br />

votre ordinateur.<br />

Ces assignations inquisitoriales pourront vous être adressées personnellement,<br />

accompagnées d’une injonction à comparaître et à se<br />

défendre. Ou bien elles pourront être envoyées à des tiers – cabinets<br />

médicaux, établissements d’enseignement supérieur, banques. Le cas<br />

échéant, vous pouvez très bien ne pas savoir quelle part d’intimité vous<br />

avez encore perdue.<br />

En complément de ces assignations administratives, il y a une procédure<br />

de secrète similaire à celle inscrite à la section 215 du Patriot Act (qui<br />

autorise le FBI à se rendre dans les bibliothèques et les librairies afin de<br />

prendre connaissance de vos lectures). Si le procureur général décide<br />

que l’obtention de ces données pourraient faire peser une menace sur<br />

la sécurité nationale, « nul ne doit divulguer à quiconque qu’une assignation<br />

a été reçue ou des informations fournies ». Cela figure en<br />

toutes lettres dans le texte du projet de loi docilement déposé à la<br />

Chambre par le républicain Tom Feeney, de Floride, lequel a aussi<br />

contribué au projet de loi du ministère de la Justice limitant la latitude


NAT HENTOFF 29<br />

des juges à condamner les prévenus à des peines moins lourdes que<br />

celles requises par les directives du ministère public.<br />

Le projet de loi (HR 3037) a pour titre – dans le style euphémistique<br />

coutumier à l’administration judiciaire – « Loi d’amélioration des<br />

moyens de lutte contre le terrorisme ».<br />

Entre les lignes, quelque part, il doit être possible de contester les assignations<br />

administratives devant la cour – après que les bases de données<br />

gouvernementales ont traité toutes vos informations personnelles.<br />

Même dans ce cas, le secret peut toujours vous être opposé si, selon les<br />

termes de la loi, le juge décide « qu’il peut [en] résulter une menace pour<br />

la sécurité nationale ».<br />

Dans sa volonté de plaider pour l’amélioration des moyens de lutte<br />

contre le terrorisme, le porte-parle d’Aschcroft, Mark Corallo, mit en<br />

avant le cas d’école suivant face à Eric Lichtblau, chroniqueur juridique<br />

au New York Times que sa compétence a toujours signalé à l’admiration<br />

de ses pairs. Imaginons que, au milieu de la nuit, le FBI ait vent d’un<br />

tuyau faisant état qu’un terroriste non identifié a été pisté jusqu’à<br />

Boston, sans que l’agence sache dans quel hôtel il a pu descendre. Sans<br />

devoir attendre un mandat du juge, le FBI assigne tous les hôtels de<br />

Boston afin d’avoir connaissance des registres de toutes les entrées. Les<br />

noms sont ainsi recoupés avec les bases de données gouvernementales<br />

concernant le terrorisme.<br />

Il est loin d’être rare que ces bases de données du FBI contiennent des<br />

informations erronées. Partant, un citoyen américain blanc comme neige,<br />

arrivant en retard à l’aéroport, pourra, au mieux, rater son avion ou être<br />

retenu pour un interrogatoire approfondi, du simple fait de son enregistrement<br />

dans un hôtel de Boston la nuit de cette orgie inquisitoriale.<br />

En tant que reporter, j’ai couvert des affaires où la police avait de temps<br />

en temps besoin rapidement d’une commission rogatoire. Seulement,<br />

les juges, en cet âge de progrès technologiques, sont très disponibles,<br />

même à domicile. Ils ont des téléphones et des ordinateurs portables,<br />

des adresses e-mail et des fax.<br />

Aussi, le Président et son procureur général bardé de récompenses<br />

sont-ils en train de promouvoir une violation sans encadrement légal<br />

de notre vie privée, qui se révèle à la fois inutile et inconstitutionnelle.<br />

NAT HENTOFF, novembre 2003


30<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (I)<br />

Militarisme messianique<br />

En l’an 2000, au cours de sa campagne présidentielle, George W. Bush<br />

déclara que les États-Unis se devaient d’être « humbles » dans le<br />

monde. Aujourd’hui, il s’est défait de toute humilité et l’a remplacée<br />

par de la morgue. Suprêmement confiant dans ses instincts profonds,<br />

emmitouflé dans un système de croyance intégriste, doté d’une suprématie<br />

militaire sans précédent, et bénéficiant d’un blanc seing du<br />

Congrès, Bush se sent en mesure de « débarrasser le monde du mal »<br />

– à la pointe du fusil.<br />

Un portrait émerge des déclarations publiques présidentielles – et même<br />

de comptes rendus aussi hagiographiques que Bush at War de Bob<br />

Woodward et The Right Man de David Frum –, celui d’un Président en<br />

mission divine.<br />

Appelons ça du « militarisme messianique ».<br />

Il peut ne plus employer le terme « croisade » mais c’est bien une croisade<br />

qu’il mène. Comme l’affirme Frum, un ancien rédacteur de ses discours,<br />

« la guerre a fait de lui un croisé, après tout ».<br />

Alors qu’il n’est rien de condamnable au fait qu’un Président essaie de<br />

façonner un monde meilleur, quand l’homme du bureau ovale se sent<br />

investi par Dieu de remodeler le monde par des moyens violents, c’est<br />

une perspective angoissante.<br />

La grandiloquence de la vision de Bush ne peut plus longtemps être niée.<br />

Woodward écrit : « La plupart des présidents nourrissent des ambitions<br />

élevées. Quelques-uns ont des visions grandioses de ce qu’ils<br />

vont accomplir, et il se situait sans conteste parmi ceux-là. » Bush lui<br />

affirma un jour : « Je saisirai l’opportunité de réaliser des objectifs élevés<br />

», ajoutant « il n’est rien de plus important que d’assurer la paix<br />

dans le monde ».<br />

Et il n’est souvent d’autre manière d’accomplir cela, croit-il, que de<br />

recourir à la guerre. « Lorsque nous examinons en détail le cas de l’Irak,


MATTHEW ROTHSCHILD <strong>31</strong><br />

nous pouvons ou non attaquer. Mon opinion n’est pas arrêtée aujourd’hui.<br />

Mais cela se fera dans l’objectif de rendre le monde plus pacifique<br />

», a-t-il affirmé à Woodward. Bush semblait comprendre que cette<br />

politique missionnaire pourrait lui attirer des ennuis (« Condi ne voulait<br />

pas que j’aborde le sujet »), mais il s’obstina, l’invoquant à nouveau au<br />

sujet de l’Afghanistan (« Je voulais que nous soyons vus comme des<br />

libérateurs ») et de la Corée du Nord.<br />

Le commentaire maintenant célèbre de Bush, qu’il prononça devant<br />

Woodward, « Je hais Kim Jong-Il », avait pour toile de fond un dirigeant<br />

nord-coréen affamant son peuple et torturant ses prisonniers. « Cela<br />

m’horrifie », affirma Bush, en ajoutant que sa réaction était « viscérale.<br />

Peut-être est-ce ma religion, peut-être est-ce mon… toujours est-il que<br />

cela me passionne ».<br />

Bien que son administration semble emprunter la voie diplomatique<br />

pour régler la crise nucléaire coréenne, l’impatience de Bush à affronter<br />

Pyongyang ne devrait pas être sous-estimée. « Je ne suis pas idiot »,<br />

affirma-t-il, reconnaissant la capacité de la Corée du Nord à infliger des<br />

pertes massives à son voisin du sud. Mais il minimisa les troubles que<br />

pourrait occasionner un renversement du régime. « Ils me disent :<br />

“Nous n’avons pas besoin de réagir trop vite, parce que les charges<br />

financières qui pèseront sur le peuple seront tellement immenses si nous<br />

essayons de… si ce type venait à tomber. Qui pourrait s’occuper…” Je<br />

n’y souscris tout simplement pas. »<br />

Quand Bush dit de Kim Jong-Il qu’il est un « pygmée » et insiste sur<br />

l’appartenance de la Corée du Nord à « l’axe du mal », un tel lexique<br />

résonne tout au long du chemin qui mène à Pyongyang. Et il n’est pas<br />

rassurant d’entendre Bush évoquer, avec une telle liberté, la possibilité<br />

d’une guerre avec la Corée du Nord. À une conférence de presse tenue<br />

en janvier 2003 à propos de l’Irak et de la Corée du Nord, un journaliste<br />

commença à lui demander : « Si nous devions partir en guerre… »<br />

Il fut interrompu par le Président : « Contre quel pays ? » Une telle<br />

désinvolture vis-à-vis de la guerre n’a plus été vue depuis les jeunes<br />

années Reagan.<br />

Ce que nous savons de Bush est qu’il est homme à avoir une confiance<br />

démesurée en sa présence d’esprit. « Je n’agis pas en fonction des<br />

manuels scolaires. J’agis avec mes tripes », a-t-il confié à Woodward, qui


<strong>32</strong><br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (I)<br />

ajouta que Bush employa des expressions similaires une douzaine de<br />

fois au cours de son entretien avec le Président.<br />

Au Moyen-Âge, la mesure d’un pied dépendait de la taille du propre<br />

pied du roi. On l’appelait le pied régalien ; nous avons maintenant les<br />

tripes régaliennes.<br />

Dans The Leadership Genius of George W. Bush, Carolyn B. Thompson<br />

et James W. Ware écrivent : « Bush a un instinct mystérieux qui lui<br />

indique quand se battre ou céder, quand courir ou attendre, quand initier<br />

un projet. » Et bien que ses échecs en affaires ne paraissent pas justifier<br />

pareil éloge, les auteurs continuent à le déverser : « Une bonne<br />

part de la réussite de Bush en tant que dirigeant s’explique par sa propension<br />

à faire confiance à ses tripes. »<br />

Mais que se passera-t-il si Bush attrape une indigestion ? Que se passera-t-il<br />

si ses tripes lui prodiguent de mauvais conseils ?<br />

Bush bénéficie de deux très larges autorisations de mener la guerre ; la<br />

première, il la tient de septembre 2001 et la seconde d’octobre 2002.<br />

Combinées, elles lui confèrent un pouvoir unilatéral sans précédent de<br />

se projeter où lui ordonnent ses entrailles. C’est trop demander à la<br />

démocratie que d’accorder sa confiance en l’infaillibilité de l’instinct<br />

d’un homme.<br />

Woodward écrit : « Il est pour le moins évident que les différents rôles<br />

de Bush, homme politique, président et commandant en chef ont pour<br />

principe directeur une foi laïque en ses instincts – ses conclusions et<br />

jugements naturels et spontanés. Ses instincts sont comme sa seconde<br />

religion. »<br />

Sa première religion entre en jeu à ce point. Pour sûr, un Président a<br />

droit de pratiquer n’importe quelle religion en laquelle il croît, et George<br />

W. Bush n’est pas le premier Président à parler de Dieu à tout propos ni<br />

à soutenir que les États-Unis sont placés sous les ailes de la Providence.<br />

Mais quand ses croyances religieuses intégristes débordent dans son travail,<br />

et quand il fait usage d’une rhétorique religieuse de manière incendiaire,<br />

nous devons prendre garde.<br />

Depuis le 11 septembre, il s’est rarement écoulé de jours sans que Bush<br />

n’emploie les mots « mal » ou « malfaisant ». Son discours sur l’« axe<br />

du mal » pourrait bien avoir constitué une menace telle envers la Corée<br />

du Nord qu’elle décida d’accélérer l’exécution de ses plans nucléaires.


MATTHEW ROTHSCHILD 33<br />

L’expression « axe du mal » ne s’est pas trouvée là par hasard, pas plus<br />

qu’elle n’a été le terme exact du rédacteur du discours. Le vocable qui<br />

était venu sous la plume de Frum, dans le document qu’il envoya à<br />

Michael Gerson, chef des rédacteurs, était « axe de la haine ». Écoutons-le<br />

: « Gerson voulait se servir du langage théologique que Bush<br />

avait fait sien depuis le 11 septembre – ainsi, “axe de la haine” devint<br />

“axe du mal”. »<br />

Frum est plutôt enclin à reconnaître l’importance de l’intégrisme au sein<br />

de l’administration Bush. Les premiers mots qu’il prétend avoir entendus<br />

à la Maison-Blanche de la part de son locataire étaient : « Je t’ai raté<br />

aux cours de théologie. » Frum écrit : « Bush vient et parle d’une culture<br />

très différente de celle de l’individualiste Ronald Reagan : une culture<br />

d’évangélisme moderne. Pour comprendre la présidence de Bush, vous<br />

devez comprendre sa croyance prédominante. »<br />

Frum cite aussi le discours prononcé par le président à son alma mater,<br />

Yale, le 21 mai 2001. C’était un de ceux que Bush avait le plus travaillé<br />

personnellement et, aux dires de Frum, il figure parmi les plus révélateurs<br />

de sa personnalité. Bush y affirma : « La vie prend ses propres<br />

virages, formule ses propres exigences, écrit sa propre histoire. Et tout<br />

au long du chemin, on commence à prendre conscience que nous n’en<br />

sommes pas l’auteur. »<br />

Il exprima le même sentiment alors qu’il était gouverneur du Texas : « Je<br />

n’aurais pas pu être gouverneur si je n’avais pas cru en un plan divin<br />

supplantant tous les plans humains. »<br />

Lorsqu’il envisagea de se porter candidat à la présidentielle, Bush assista<br />

à une messe en compagnie de sa mère. Le pasteur parla d’un Moïse réticent,<br />

doutant de ses qualités de commandement. Barbara glissa à<br />

George qu’il était cette figure de Moïse. En pleine campagne, il invoqua<br />

lui-même le plan divin. « Ensemble, nous devons nous acquitter d’une<br />

charge », écrivit-il dans son livre de campagne, qui n’était pas trop subtilement<br />

intitulé A Charge to Keep.<br />

Que Bush s’imagine avoir été assigné à la présidence par le Très-Haut<br />

apparaît dans un autre passage de l’ouvrage de Frum. Après son discours<br />

au Congrès du 20 septembre 2001, Gerson l’appela afin de le<br />

complimenter : « Monsieur le Président, quand je vous ai vu à la télévision,<br />

j’ai pensé : “Dieu vous a voulu à ce poste.” »


34<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (I)<br />

À en croire Frum, le Président répondit : « Il nous veut tous ici. »<br />

Bush semble croire qu’il mène à bien la volonté divine en faisant la<br />

guerre. Dans l’ouvrage de Woodward, il affirme : « Il y a une condition<br />

humaine dont nous devons nous préoccuper en ces temps de guerre. Il<br />

est un système de valeurs qui ne peut souffrir le moindre compromis –<br />

les valeurs que nous tenons de Dieu. Celles-ci n’ont pas été créées par<br />

les États-Unis. » Pour être juste, les valeurs auxquelles se référait Bush<br />

étaient « la liberté et la condition humaine et les mères aimant leurs<br />

enfants ». Mais, tout de même, l’idée que le Président croit accomplir<br />

les menées divines en temps de guerre est troublante.<br />

« Il y a cette curieuse religiosité personnelle de Bush », écrit Lou<br />

Dubose, co-auteur (avec Molly Ivins) de Shrub : The Short but Happy<br />

Political Life of George W. Bush. « Et les croyants avec lesquels il était<br />

en relation au Texas n’avaient rien des croyants types – même des<br />

croyants types du Texas. »<br />

Dubose évoque James Robison, télévangéliste de Fort Worth. « Bush fit<br />

une apparition au cours de l’émission télévisée de Robison, « Life<br />

Today », et invita le même Robison à être le principal orateur de l’office<br />

du matin à Austin, le jour de sa seconde investiture comme gouverneur. »<br />

Au cours de cet office, Robison relata la conversation à bâtons rompus<br />

qu’il eut avec Dieu tandis qu’il était en train de conduire sur l’autoroute<br />

entre Arlington et Dallas. Bush est aussi un admirateur de James Dobson,<br />

de la très conservatrice association religieuse Focus on the Family.<br />

Annie Laurie Gaylor, rédacteur en chef de Freethought Today, la publication<br />

de la Freedom from Religion Foundation sise à Madison<br />

(Wisconsin), dit de lui qu’« il est le plus imprudemment dévot des présidents<br />

qu’on ai jamais vu. Il a une mission religieuse, et vous ne pouvez<br />

dissocier la religion de son militarisme. Il croit mener une guerre juste. »<br />

Chip Berlet, analyste émérite du Political Research Associates à<br />

Somerville (Massachusetts), est un expert en organisations religieuses<br />

conservatrices. « Bush partage avec les militants chrétiens évangéliques<br />

beaucoup de leur pensée apocalyptique et messianique », soutient-il.<br />

« Il semble souscrire à la vision du monde selon laquelle il existe une<br />

lutte gigantesque entre le bien et le mal culminant dans une confrontation<br />

finale. Les personnes qui partagent ce type de vision prennent souvent<br />

des risques hors de proportion et effrayants, parce qu’ils les<br />

considèrent comme menant à bien la volonté de Dieu. »


MATTHEW ROTHSCHILD 35<br />

D’autres, à l’instar de Frederick Clarkson, auteur de Eternal Hostility :<br />

The Struggle Between Theocracy and Democracy, mettent en doute la<br />

profondeur des croyances religieuses de Bush et le voient invoquer cette<br />

rhétorique à des fins politiques. « Bush agit en direction d’une base<br />

électorale militante », affirme-t-il. « Beaucoup de ces individus s’imaginent<br />

vivre une fin des temps inspirée de la Bible. »<br />

Étant donné que les États-Unis sont en guerre contre les intégristes islamistes<br />

d’Al-Qaida, cela ne semble pas être le moment le plus propice<br />

pour faire entrer Dieu dans le conflit. Mais c’est ce que Bush a fait,<br />

notamment lorsqu’il a affirmé que « Dieu n’est pas neutre » dans la<br />

guerre au terrorisme. Clarkson croit que le simple usage d’une telle rhétorique<br />

est incendiaire. « À une période où l’islam intégriste est en<br />

marche, jouer sur ce registre explosif est une chose dangereuse. »<br />

Michael Klare, professeur des « études sur la paix et la sécurité mondiales<br />

» au Hampshire College, pense que ce qui motive Bush est « une<br />

combinaison d’impérialisme et de messianisme. Il saisit le besoin pratique<br />

de contrôler le pétrole, pour lequel l’administration est prête à<br />

aller aussi loin que possible, et l’enrobe de ferveur messianique ».<br />

Comme d’autres présidents avant lui, il croit que les États-Unis sont le<br />

plus éminent pays au monde, et l’emploi du lexique théologique aux<br />

fins de justifier l’empire ne lui fait pas peur, tel est du moins l’avis de<br />

Chalmers Johnson, auteur de Blowback : The Costs and Consequences<br />

of American Empire. « L’idéologie est là pour couvrir le militarisme. »<br />

« Ce que j’entends est la sainte trinité du militarisme, de la phallocratie<br />

et du zèle messianique », affirme Lee Quinby, professeur d’études américaines<br />

aux Hobart College et William Smith College à Geneva (New<br />

York). « Elle suit en tout point la logique de la pensée apocalyptique, qui<br />

a une base religieuse mais est maintenant sécularisée sur le mode militariste.<br />

La pensée apocalyptique a toujours un élément qui insuffle l’impuissance<br />

et une victoire prometteuse au regard de cette faiblesse. À cet<br />

égard, Bush exagère la vulnérabilité que nous ressentons du fait du terrorisme<br />

ou de Saddam Hussein et, de là, attire l’attention sur la force<br />

armée comme la garantie que notre impuissance sera transformée. »<br />

Quinby soutient que ce genre de raisonnement est « dangereux parce<br />

qu’il prépare une nation à la guerre sans penser à l’impact sur les civils<br />

et les soldats américains ».


36<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (I)<br />

Il y a aussi le risque que Bush soit si convaincu que Dieu est de son côté<br />

qu’il en devienne susceptible de commettre une bévue aux proportions<br />

effrayantes.<br />

En démocratie, les décisions fatidiques de guerre et de paix ne sont pas<br />

supposées reposer dans les mains d’un seul homme. Aujourd’hui, elles<br />

le sont. Et à quel homme avons-nous confié une telle charge !<br />

Manquant de curiosité intellectuelle, il se targue d’entrailles infaillibles.<br />

Voulant à tout prix ne pas être piégé dans « le truc de la vision » qui a<br />

perdu son père, Bush embrasse une énorme mission mondiale et la traduit<br />

dans le langage intégriste. Et il assigne au Pentagone le rôle principal<br />

dans la conduite de cette mission.<br />

C’est là le moyen de donner trop de pouvoir à n’importe qui, et George<br />

W. Bush a l’arrogance qui accompagne d’ordinaire de telles prérogatives.<br />

« Je n’ai pas besoin d’expliquer pourquoi je dis les choses »,<br />

confia-t-il à Woodward. « C’est la part intéressante du métier de président.<br />

Peut-être quelqu’un a-t-il besoin de m’expliquer pourquoi ils ont<br />

dit quelque chose, mais je ne me sens redevable d’aucune explication<br />

envers quiconque. »<br />

Quand sa croisade prendra des allures de catastrophe, ce qu’elle va probablement<br />

faire, Bush sera redevable d’une explication envers beaucoup<br />

de gens. Pendant ce temps, nous devons faire tout ce qu’il nous<br />

est possible, de façon non violente, pour nous opposer à ce<br />

messianisme militariste.<br />

MATTHEW ROTHSCHILD, février 2003


WILLIAM GREIDER 37<br />

Refouler le XX e siècle<br />

On ne saurait comprendre pleinement George W. Bush si on ne se le<br />

représente pas comme porté par la troisième et plus puissante vague de<br />

l’attaque de longue haleine menée par la droite contre l’ordre dirigeant<br />

créé par le progressisme du XXe siècle. La première vague fut celle de<br />

Ronald Reagan, dont l’élection en 1980 permit aux conservateurs du<br />

mouvement de parvenir au pouvoir (à remonter plus loin, on voit leur<br />

flamme une première fois allumée par Barry Goldwater en 1964).<br />

Reagan déploya beaucoup de vives bannières idéologiques en faveur<br />

d’un programme de réformes ancré à droite et assura la viabilité politique<br />

d’une mise en vigueur de baisses d’impôts régressives, mais ses<br />

réalisations furent bien minces en matière de restructurations gouvernementales,<br />

sans parler du rétrécissement de l’État. La seconde vague<br />

porta Newt Gingrich à la conquête de la majorité à la Chambre des<br />

représentants en 1994 et conféra le contrôle du Congrès aux républicains<br />

pour la première fois en deux générations. En dépit de quelques<br />

victoires marquantes, comme la réforme de l’aide sociale [welfare],<br />

Gingrich se révéla rapidement être, en tant que législateur en chef, un<br />

révolutionnaire aussi zélé qu’inefficace.<br />

Quand bien même George Bush II serait aussi superficiel qu’il semble<br />

l’être, sa présidence représenterait un bien plus redoutable défi que<br />

celles de Reagan et de Gingrich. Son potentiel ne vient pas d’une personnalité<br />

aimable (Al Gore, souvenez-vous, a obtenu plus de voix au<br />

scrutin de l’an 2000) ni même de sa cote de popularité incroyablement<br />

élevée du fait du 11 septembre et de la guerre. L’atout maître de Bush<br />

s’ancre dans la longue et difficile manœuvre de la droite qui détient<br />

maintenant les trois branches de l’État fédéral. L’unité de ses rangs l’autorise<br />

à gouverner de façon agressive, malgré les faibles majorités au<br />

Sénat et à la Chambre des représentants et l’indifférence de l’opinion<br />

publique à son programme de politique intérieure.<br />

La souveraine ambition du mouvement – on ne peut même plus dire<br />

« pompeuse » – est de refouler le XXe siècle, presque littéralement.


38<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (I)<br />

C’est-à-dire de défenestrer le gouvernement fédéral et de ramener sa<br />

dimension et ses pouvoirs à un niveau bien en dessous ce qu’ils étaient<br />

avant la centralisation du New Deal. Une fois cela accompli, l’aile la plus<br />

conservatrice du mouvement imagine une société restaurée dans<br />

laquelle les principales valeurs et les relations de pouvoir ressembleraient<br />

à celles qui avaient cours aux États-Unis aux alentours de 1900, quand<br />

William McKinley était président. L’autorité comme les ressources<br />

publiques seraient disséminées loin de Washington et seraient restituées<br />

aux niveaux locaux mais aussi aux individus et institutions privées – en<br />

particulier les entreprises et les organisations religieuses. Le primat des<br />

droits de propriété serait ré-établi au détriment des priorités publiques<br />

telles qu’elles ressortent des interventions gouvernementales. Par dessus<br />

tout, les fortunes privées – à la fois les entreprises et les individus aux<br />

revenus élevés – seraient continûment protégées des appétits de l’impôt<br />

progressif sur le revenu.<br />

Ces objectifs généraux sembleront réactionnaires et destructeurs – et ils<br />

le sont, d’un point de vue historique –, mais les conservateurs purs et<br />

durs se voient comme des réformistes libérateurs, et non des destructeurs,<br />

qui sauvent les vieilles valeurs américaines de responsabilité et<br />

d’autonomie individuelles de l’emprise de l’action collective et des gauchistes<br />

« étatistes ». Ils ne s’attendent pas à ce que le moindre de ces<br />

buts ambitieux trouve à s’incarner au cours du mandat de Bush, mais ils<br />

croient fermement que l’histoire est de leur côté et qu’une prochaine<br />

vague suivra bientôt – ce qui n’a rien d’une attente déraisonnable étant<br />

donnés leurs grandes victoires de ces trente dernières années. Les<br />

hommes de droite, autrefois portés à la légèreté et au fratricide, comprennent<br />

maintenant que, trois pas en avant et deux en arrière, c’est<br />

encore un progrès. C’est une longue marche, disent-ils. Restons<br />

ensemble, car nous sommes en train de gagner.<br />

Bien des opposants et des critiques, dont je suis, ont toujours trouvé la<br />

vision historique de la droite si improbable que nous tendons à rire aux<br />

éclats et à nous méprendre sur la puissance politique qu’elle a acquise.<br />

Nous devrions nous demander : si ces idées sont aussi évidemment<br />

absurdes et réactionnaires, pourquoi continuent-ils d’avancer ? L’idée<br />

unificatrice de la droite – faire que l’administration sorte de nos vies –<br />

est séduisante aux yeux d’une large fraction de la population, du moins<br />

à un niveau sentimental, parce qu’elle représente une des valeurs fon-


WILLIAM GREIDER 39<br />

damentales authentiques de l’expérience américaine (« Ne me marche<br />

pas dessus » était un des slogans de la Révolution). Mais la véritable<br />

source de sa puissance est à chercher du côté de la plasticité et de la<br />

résistance au temps de son architecture, et non dans les personnalités<br />

éphémères du triptyque Reagan-Gingrich-Bush ni même l’afflux de<br />

financement en provenance du monde des affaires. Une part importante<br />

de la base du mouvement croit en cette vision idéologique – des<br />

gens alarmés par les transformations culturelles ou blessés, en quelque<br />

sorte, par les ingérences étatiques, le tout combiné à des intérêts économiques<br />

qui ont de solides raisons de vouloir une administration moins<br />

intrusive –, et la droite a créé les mécanismes politiques favorables à<br />

l’union de ces éléments disparates. Les cadres dirigeants cosmopolites<br />

du privé y côtoient les militants chrétiens, dont le but est d’éradiquer la<br />

culture progressiste « décadente ». Les ouvriers conservateurs poussés<br />

à bout soutiennent les attaques du monde des affaires contre leur<br />

ennemi commun, l’administration progressiste, alors qu’ils seraient personnellement<br />

lésés en cas de triomphe de ces idées.<br />

Le pouvoir de la droite se nourrit aussi de la décadence générale du système<br />

politique – ces ressentiments largement partagés et souvent justifiés<br />

contre un État fort [big government] qui semble déconnecté des<br />

soucis quotidiens des citoyens ordinaires.<br />

Je ne suis pas en train de prédire que la droite remportera la majorité<br />

gouvernementale nécessaire à la mise en œuvre du programme dans sa<br />

totalité, en une sorte de New Deal conservateur – et je vais en venir à<br />

certaines raisons qui me font penser que leur cause échouera en fin de<br />

compte. Cependant, plus ils avancent et moins inévitable est leur chute.<br />

LE PROJET McKINLEY<br />

Sur le front intérieur, dans les mois qui suivirent les élections de<br />

novembre 2002, l’administration Bush ébranla les sensibilités progressistes<br />

et les plongea dans la crainte par tout un ensemble d’initiatives<br />

politiques audacieuses. On autorisa les églises à inclure les sanctuaires<br />

au nombre des bâtiments ouvrant droit aux allocations logement fédérales.<br />

On coupa brutalement dans les budgets sociaux en faveur des


40<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (I)<br />

pauvres, au moment où les nantis commençaient à sentir les effets des<br />

baisses d’impôts. On poursuivit en justice, sur l’injonction des grandes<br />

entreprises pharmaceutiques, ceux qui aidaient les personnes âgées à se<br />

procurer des médicaments meilleur marché au Canada. On força le<br />

District of Columbia à mener des expériences de « choix scolaire 1 »<br />

financées au niveau fédéral – bien que les habitants du discrict y fussent<br />

largement opposés. On réforma Medicaid en le transférant aux gouvernements<br />

fédérés, qui seront libres d’arrêter leurs propres règles, réforme<br />

qui offrirait beaucoup de ressemblances avec celle de l’aide sociale [welfare]<br />

2 – de même pour l’aide au logement, de coupons alimentaires et<br />

d’autres programmes établis de longue date. On redéfinit des « zones<br />

humides » et des « étendues désertiques » afin que des millions d’acres<br />

protégées soient ouvertes aux promoteurs immobiliers.<br />

Les militants progressistes eurent le souffle coupé en considérant la<br />

variété et la dangerosité des implications de cet ensemble d’initiatives<br />

(l’opinion publique aussi aurait pu en être bouleversée, mais elle était<br />

trop préoccupée par la guerre), tandis que les conservateurs comprirent<br />

que Bush posait, pierre après pierre, les fondations de leur majestueuse<br />

métamorphose de la vie américaine. Voici les éléments concrets<br />

de leur vision.<br />

—1— Se défaire de l’imposition fédérale sur les capitaux privés, voie de<br />

passage obligée vers le démantèlement de l’impôt progressif sur le<br />

revenu. Cela nécessitera une batterie de mesures ; l’une d’entre elles,<br />

l’abrogation des droits de succession, étant déjà accomplie. Le Président<br />

en a proposé plusieurs autres : suppression des taxes sur les dividendes<br />

et élaboration de nouvelles exonérations fiscales sur l’épargne de la<br />

« classe » montante : les investisseurs. Le Congrès ne paraît pas disposé<br />

à avaler ce train de réformes, du moins l’année 2004, mais sa mise en<br />

avant permet d’aller plus loin dans l’agit-prop. Les revenus futurs<br />

1. Le système de « choix scolaire » [school vouchers] permet aux familles pauvres<br />

d’accéder à l’enseignement privé via la remise de bons d’une certaine valeur, monnayables<br />

dans ces seuls établissements. [ndt]<br />

2. Grande loi de refondation sociale, votée en 2002, visant à faire passer les bénéficiaires<br />

de l’aide sociale de l’assistance au travail [from welfare to work]. Elle s’est<br />

accompagnée de transferts de compétences à destination des États fédérés. (Lire<br />

infra Loïc Wacquant, p. 177.) [ndt]


WILLIAM GREIDER 41<br />

seraient moissonnés à partir d’un impôt proportionnel à un chiffre sur<br />

les salaires ou, encore mieux, d’une forte taxe à la consommation. Quoi<br />

qu’il en soit, le travail serait imposé, mais pas le capital. Le rapport économique<br />

2003 du Président, préparé par le Council of Economic<br />

Advisers, se présente comme un bréviaire sur les avantages d’une taxe<br />

à la consommation et la façon dont elle peut fonctionner. Rétrécir la<br />

base fiscale incline naturellement à une administration plus modeste.<br />

—2— Supprimer progressivement l’assurance vieillesse telle que nous la<br />

connaissons, en commençant par la privatisation de Social Security, première<br />

étape vers la destruction des autres grands réservoirs de l’épargne<br />

retraite, jusqu’aux énormes fonds de pension publics, et de leur transformation<br />

en capitalisations individuelles. Les individus seront récompensés<br />

à raison de la prise en charge personnelle de leur retraite par des<br />

exonérations fiscales totales portant sur les sommes placées sur des<br />

comptes « capital vie » [lifetime savings]. À la différence des IRA 3 , qui<br />

font bénéficier de réductions d’impôt sur les contributions personnelles,<br />

les impôts sur les salaires sont prélevés automatiquement, mais exemptés<br />

définitivement quand les montants sont déposés en « capital vie »,<br />

y compris quand l’argent est retiré et dépensé. Aussi cette nouvelle disposition<br />

menace-t-elle inévitablement le système actuel, dans lequel les<br />

employeurs reçoivent des déductions fiscales à raison de leurs abondements<br />

dans les fonds de pension pour leurs employés. La nouvelle alternative<br />

pourrait finalement conduire à l’abrogation de ces déductions et,<br />

par là, soulager les entreprises de toute incitation au financement des<br />

fonds de pension salariaux. Chacun ne s’occuperait que de lui-même.<br />

—3— Retirer à l’État fédéral un rôle direct en matière d’aide au logement,<br />

de santé, de secours aux pauvres et de beaucoup d’autres priorités<br />

sociales établies de longue date, d’abord en déléguant la gestion de<br />

ces programmes aux administrations locales et fédérées ou à des opérateurs<br />

privés, puis en rognant fermement ses engagements budgétaires.<br />

Si les États membres choisissent de mettre un terme à un<br />

programme d’aide plutôt que de le payer, cela confirme qu’il n’y aura<br />

pas d’échappatoire. Chaque personne affaiblie sera prise en charge par<br />

3. Individual Retirement Account. Dispositif fiscal ouvert aux moins de 65 ans destiné<br />

à favoriser la constitution de l’épargne retraite des plus « démunis » (jusqu’à 50 000<br />

dollars de revenus annuels). [ndt]


42<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (I)<br />

le secteur privé, la philanthropie et tout spécialement les institutions religieuses<br />

qui enseignent des valeurs sociales basées sur la foi.<br />

—4— Redonner du lustre aux institutions traditionnelles – Église, famille<br />

et éducation privée dans la vie culturelle nationale – en augmentant<br />

significativement leurs revenus via l’argent public. Quand le « choix scolaire<br />

» sera pleinement garanti, tous les contribuables seront contraints<br />

de participer au financement du réseau éducatif privé, qu’il soit laïque<br />

ou religieux, en y incluant les écoles paroissiales catholiques. En conséquence,<br />

les établissements publics perdront vraisemblablement<br />

quelques-uns de leurs soutiens budgétaires, mais leur recrutement sera<br />

supposé se réduire de toutes les façons, parallèlement au retrait de certaines<br />

familles. Bien que l’essentiel de « l’initiative basée sur la foi » du<br />

Président soit bloquée au Congrès, Bush la fait avancer par de nouvelles<br />

réglementations. La stratégie du financement de l’enseignement privé<br />

par bons [voucher strategy] se heurte à bien des obstacles politiques,<br />

mais la Cour suprême est en première ligne, balayant les objections<br />

constitutionnelles.<br />

—5— Renforcer les entreprises contre le carcan réglementaire, en particulier<br />

en matière de protection de l’environnement, en laissant objectifs<br />

et solutions spontanés émerger du marché. De fait, les décisions<br />

tourneront à la réalisation du progrès maximal sous la férule entrepreneuriale<br />

de préférence à celle des agences de régulation (une approche<br />

également défendue dans le rapport économique de 2003). Au bout<br />

du chemin, lorsque une majorité de droite plus agressive sera établie à<br />

la Cour suprême, les conservateurs envisagent de faire main basse sur<br />

la réglementation étatique en imprimant une nouvelle direction à la<br />

doctrine constitutionnelle. Elle se traduirait par l’obligation faite au<br />

gouvernement d’indemniser les propriétaires, y compris les capitalistes,<br />

dont une nouvelle réglementation accroîtrait les charges ou porterait<br />

atteinte à la rentabilité, une formulation de nature à garantir une faible<br />

activité législative.<br />

—6— Mettre à bas le travail syndiqué. Quoique les syndicats aient<br />

considérablement perdu en influence, ils demeurent un obstacle majeur<br />

à l’incarnation de la vision conservatrice. Les syndicats de fonctionnaires<br />

sont de redoutables opposants sur des sujets tels que la privatisation et<br />

les bons scolaires. Même les syndicats d’une industrie déclinante ont<br />

encore assez de ressources pour se poser en contre-pouvoir significatif.


WILLIAM GREIDER 43<br />

Par-dessus tout, le mouvement ouvrier personnifie l’instrument de pouvoir<br />

par excellence des progressistes : l’action collective. Les mobilisations<br />

citoyennes, au nom de demandes sociales générales, s’opposent à<br />

la vision conservatrice d’individus autonomes, en charge de leurs<br />

propres affaires et agissant seuls. Les syndicats peuvent être démantelés<br />

par des milliers de petites entailles, comme le dépouillement des<br />

« agents de sécurité intérieure » de toute protection syndicale. Ils seront<br />

bien plus sévèrement affaiblis si l’assurance vieillesse, môle de résistance<br />

du pouvoir salarial, est privatisée.<br />

En regardant à nouveau cette liste, on aperçoit plusieurs des sempiternels<br />

ressentiments grognons des conservateurs – Social Security, impôt<br />

sur le revenu, réglementation des affaires, syndicalisme, État fort et centralisé<br />

à Washington – qui représentent les grandes batailles perdues au<br />

cours des premières décennies du XXe siècle. C’est pourquoi l’ère<br />

McKinley est vue comme un paradis perdu que la droite se donne pour<br />

but de restaurer. Grover Norquist, président de l’organisation Americans<br />

for Tax Reform et un des dirigeants les plus en vue du mouvement,<br />

confirme cette observation : « Oui, l’ère McKinley, moins le protectionnisme,<br />

admet-il, est l’objectif. Regardez l’histoire du pays dans ses 120<br />

premières années, jusqu’à Teddy Roosevelt, lorsque les socialistes ont pris<br />

le pouvoir. L’impôt sur le revenu, les droits de succession, les réglementations,<br />

tout ça. » (Dans le domaine de la politique étrangère, au moins,<br />

on peut presque dire de l’administration Bush qu’elle a déjà restauré<br />

l’esprit de cet âge révolu. Justifiant l’annexion des Philippines, McKinley<br />

expliqua, dans un discours resté célèbre, la mission américaine dans le<br />

monde : « Nous n’avions d’autre choix que de les prendre tous et d’éduquer<br />

les Philippins, de les élever, de les civiliser et de les christianiser, et,<br />

par la grâce de Dieu, leur donner le meilleur de nous-mêmes, à l’égal de<br />

nos semblables pour qui le Christ mourut aussi. »)<br />

Mais la mémoire de la droite est bien sélective. Les républicains, sous<br />

McKinley, alignés sur les positions des géants émergents de l’industrie,<br />

ont en effet tenu à distance les partisans de l’impôt fédéral sur le revenu<br />

et d’autres réformes, lors même que des droits de douane élevés étaient<br />

l’équivalent d’une forte taxe à la consommation. De surcroît, sa Cour<br />

suprême réactionnaire bloqua les lois conçues aux fins de protéger la<br />

société et les travailleurs au motif qu’elles contrevenaient au droit de<br />

propriété garanti par la Constitution.


44<br />

Mais la vérité est que le conservatisme de McKinley s’effondra non du<br />

fait des socialistes mais de ce qu’une nation profondément troublée fut<br />

plongée dans une succession de conflits économiques et sociaux générés<br />

par l’industrialisation et l’effrayant pouvoir en voie de consolidation<br />

au cœur du gigantisme industriel (luttes non résolues avant que la crise<br />

économique n’engendrât le New Deal). Réagissant aux demandes<br />

populaires, Teddy Roosevelt promulgua des réformes progressistes qui<br />

firent date, parmi lesquelles les premières réglementations fédérales<br />

protégeant la santé et la sécurité, ainsi que l’interdiction des contributions<br />

des firmes aux campagnes électorales. Roosevelt, comme son successeur,<br />

le républicain William Howard Taft, adhérèrent au concept d’un<br />

impôt progressif sur le revenu ainsi que d’autres mesures contraires à<br />

l’éthique républicaine adoptées plus tard sous Woodrow Wilson.<br />

George W. Bush ne mentionne jamais, bien entendu, les glorieuses réalisations<br />

de l’ère McKinley ni ne reconnaît les objectifs rétrogrades de<br />

son parti (Ari Fleischer ferraillerait contre toute suggestion contraire). Les<br />

conservateurs ont appris, et tout particulièrement de l’implosion de<br />

Gingrich, à éviter les proclamations idéologiques fracassantes. Au lieu<br />

de cela, les grandes lignes ne sont qu’évoquées dans divers textes officiels.<br />

Mais il n’est rien de véritablement secret concernant leurs intentions.<br />

Cela fait des années que les militants de droite et les think tanks<br />

n’ont de cesse d’articuler ouvertement ces finalités. Quelques-unes de<br />

leurs idées, qui paraissaient loufoques, sont maintenant loi.<br />

LA DROITE ŒCUMÉNIQUE<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (I)<br />

Le mouvement « avance à la vitesse d’un glacier », explique Martin<br />

Anderson, professeur émérite à la Hoover Institution de Stanford. Il<br />

servit de foyer intellectuel et de gardien de la foi à Reagan et fit partie<br />

des premiers universitaires à conseiller George W. Bush. « Il bouge très<br />

lentement, s’arrête parfois, recule même, mais c’est pour avancer à<br />

nouveau. Parfois, il butte sur un arbre et semble bloqué, alors l’arbre se<br />

fend et l’on entend des personnes s’exclamer : “Ma parole, c’est une<br />

révolution !” » Poursuivant la métaphore, Anderson pense que le glacier<br />

continuera sa course contre quelques gros rochers qui ne céderont<br />

pas, que la droite sera en fin de compte arrêtée, à cours d’objectifs


WILLIAM GREIDER 45<br />

grandioses tels que l’État minimum ou la suppression de l’impôt sur le<br />

revenu. Mais ils ont réalisé des progrès impressionnants jusqu’ici.<br />

Pour la première fois depuis les années 1920, le Congrès, la Maison-<br />

Blanche et la Cour suprême chantent le même refrain et, en général, se<br />

renforcent mutuellement. La majorité conservatrice de la Cour agit en<br />

vue d’amenuiser l’autorité fédérale, d’étouffer dans l’œuf les contestations<br />

citoyennes visant des institutions importantes et de tailler en<br />

pièces les acquis progressistes en matière de droits civiques, de lois de<br />

régulation et beaucoup d’autres (elle va même jusqu’à décider du sort<br />

d’une élection en sa faveur, quand c’est nécessaire).<br />

En attendant, Bush dispose de ce qui manquait à Reagan – une majorité<br />

reaganienne au Congrès. Quand les vieillards majestueux 4 gagnèrent<br />

en 1980, la plupart des républicains du Congrès étaient encore des<br />

conservateurs traditionnels, pas des réformistes radicaux. La majorité<br />

républicaine de la Chambre bascula vers une identité reaganienne en<br />

1984, celle du Sénat attendit 1994. Les rangs des non-convertis – ceux<br />

qui se refusent à signer l’engagement de Norquist à ne pas augmenter<br />

les impôts – s’élèvent maintenant, selon le calcul de ce dernier, à moins<br />

de 5 % du groupe à la Chambre et 15 % au Sénat.<br />

La solidarité idéologique est un élément clef du magistère de Bush.<br />

Aussi longtemps qu’il peut traiter les affaires d’État en accord avec le<br />

grand projet, la droite ne l’abat pas quand il imprime des déviations sensibles<br />

à sa politique – telles que des quotas d’importations pour l’acier<br />

et un nouveau projet de loi de subventions aux agriculteurs.<br />

Ce qui aide également est la discipline stalinienne que les dirigeants du<br />

GOP imposent à leurs troupes, en particulier à la Chambre. Bush rassure<br />

aussi l’extrême droite en faisant entendre qu’il est un des siens. Reagan,<br />

lui, chaussa les thèmes de la droite chrétienne dans sa rhétorique sociale<br />

mais lui accorda bien peu sur les autres sujets (l’homme venait de<br />

Hollywood, après tout). Bush est un vrai croyant, un chrétien dévot qui<br />

en rajoute en public. Sa principale innovation – qu’il tire du registre de<br />

Bill Clinton – est de brouiller les frontières avec l’opposition en offrant<br />

ses propres alternatives compassionnelles, récupérant ou étouffant les<br />

4. Le Parti républicain répond souvent au surnom de « Grand Old Party » (le « vieux<br />

parti majestueux »). Sous sa forme contractée, GOP, il peut donner lieu à plusieurs<br />

déclinaisons, dont celle-ci, « Gipper ». [ndt]


46<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (I)<br />

initiatives démocrates. Au contraire de Clinton, il n’apaise pas sa base<br />

électorale en multipliant les gestes creux. Son programme est le sien.<br />

Selon Paul Weyrich, dirigeant du Free Congress Foundation et tête de<br />

proue du mouvement, « Reagan était un beau parleur dans les<br />

domaines domestiques mais il n’a pas vraiment accompli grand-chose.<br />

De même, l’ère Gingrich, c’était beaucoup de palabres. Cette administration<br />

est de loin plus sérieuse et disciplinée… ils ont un meilleur<br />

entregent que n’importe quel individu avec qui j’ai pu traiter. Ces<br />

gens-là ont imaginé comment communiquer régulièrement avec leur<br />

électorat, s’assurer qu’il comprend ce qu’ils font. Quand ils doivent<br />

aller à l’encontre de leur base, ils savent comment se protéger de ce<br />

qui pourrait arriver. »<br />

L’ambition de Norquist est de bâtir sur ses forces actuelles une droite<br />

capable de diminuer de moitié l’administration lors de ces vingt-cinq<br />

prochaines années, « d’en venir à la taille où nous pourrons la noyer<br />

dans la baignoire ». L’État fédéral se rétracterait de 20 % du PIB à<br />

10 %, les pouvoirs publics fédérés et locaux passeraient de 12 à 6%.<br />

Quand les bons deviendront disponibles pour tous, il s’attend à ce que<br />

la part des écoles publiques chute de 6 à 3 % du PIB. « Et nous aurons<br />

de meilleures écoles », assure-t-il. Les individus de la trempe de<br />

Norquist jouent le rôle consistant à repousser continûment les limites<br />

du possible. « Je rassemble les soutiens en faveur de l’abolition de l’impôt<br />

minimum parallèle 5 . Bush a-t-il parlé en ce sens ? Non. Je veux<br />

continuer à courir en tête, atteler nos gars à la tâche. Ainsi je serai aux<br />

avant-postes de l’administration Bush, et non en train de l’attaquer.<br />

Fera-t-il tout ce que nous voulons de lui ? Non, mais vous savez quoi ?<br />

Je m’en fiche. »<br />

L’organisation Americans for Tax Reform sert en quelque sorte de clef<br />

de voûte à une nébuleuse d’intérêts conservateurs, comme l’atteste la<br />

provenance de ses fonds : Microsoft, Pfizer, AOL Time Warner, R.J.<br />

Reynolds et l’industrie de l’alcool. Norquist explique : « La question qui<br />

amène les individus à la politique est la suivante : qu’attendent-ils de<br />

l’administration ? Les nôtres veulent que la puissance publique les<br />

laisse tranquilles. Pour être dans cette coalition, vous avez juste besoin<br />

5. Alternative minimum tax, Impôt payé par les contribuables les plus fortunés dans<br />

le but de limiter l’évasion fiscale. [ndt]


WILLIAM GREIDER 47<br />

d’avoir votre pied à l’intérieur du cercle sur une seule question. Vous<br />

n’avez pas besoin d’une Weltanschauung [vision du monde], vous<br />

n’avez pas à être d’accord sur les autres sujets, aussi longtemps que la<br />

coalition est tendue vers cet objectif. C’est pourquoi la bataille redoutée<br />

ne fait pas rage dans les rangs du centre-droit. C’est pourquoi nous<br />

pouvons l’emporter. »<br />

L’une des plus grandes réalisations politiques de la droite est d’avoir<br />

réuni différents sectaires autrefois dressés dans une opposition résolue.<br />

Norquist observe que, « traditionnellement, le parti républicain était<br />

enraciné dans l’orthodoxie protestante et gardait agressivement ses distances<br />

avec les autres religions. Maintenant, nous avons des catholiques<br />

pratiquants, le genre d’individus qui va à la messe tous les dimanches,<br />

des chrétiens évangéliques, des mormons, des juifs orthodoxes et des<br />

musulmans ». Comment cela est-il arrivé ? « La gauche laïque a engendré<br />

une droite œcuménique. » Cette nouvelle tolérance, y compris sur<br />

des questions raciales, pourrait représenter une métamorphose sociale<br />

significative, mais la droite, bien entendu, se nourrit aussi de l’intolérance,<br />

diabolisant ceux dont les valeurs, le style de vie ou le lieu de naissance<br />

n’est pas conforme à leur idée de l’« Amérique ».<br />

Cette propension, Norquist le reconnaît, est une vulnérabilité. Le gonflement<br />

de l’immigration latino-américaine et asiatique pourrait la<br />

constituer en force de changement de la politique américaine, une fois<br />

ces millions de nouveaux citoyens devenus suffisamment confiants dans<br />

les institutions pour participer aux élections (de la même manière que<br />

les immigrés européens se muèrent en force vitale de la réforme progressiste<br />

du début du XXe siècle). Aussi Bush travaille-t-il à reconfigurer<br />

la thématique anti-immigrés du parti – tâche à laquelle il s’attela non<br />

sans succès avec les Américains d’origine mexicaine au Texas.<br />

Norquist préfère porter son attention sur les tendances démographiques<br />

dont il croit qu’elles peuvent assurer le triomphe final de la droite :<br />

quand les enfants du New Deal mourront, ils seront remplacés par de<br />

jeunes conservateurs « laisse-moi-tranquille ». Anderson, l’ancien<br />

conseiller de Reagan, est moins affirmatif. « La plupart des gens approuvent<br />

l’action du gouvernement, observe-t-il. Tant qu’il n’est pas trop<br />

intrusif, ils en sont heureux. »


48<br />

MONTRE-MOI L’ARGENT<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (I)<br />

L’idéologie peut bien procurer le principe unificateur, mais le véritable<br />

ciment du mouvement est la règle d’or de son pragmatisme politique :<br />

chaque mesure qu’il met en œuvre, chaque mouvement infime en direction<br />

de la vision majestueuse doit se traduire en récompenses concrètes<br />

pour une fraction de son électorat, si ce n’est plusieurs – et tout de suite,<br />

pas dans un futur lointain. D’ordinaire, la récompense, c’est l’argent. Il<br />

n’y a là rien d’inhabituel ou d’illégitime, mais cela ressemble à de l’hypocrisie<br />

pure quand on voit quelle débauche d’énergie la droite dépense<br />

à la dénonciation du clientélisme sur sa gauche (enseignants, syndicats,<br />

bureaucrates, Hollywood). Les groupes d’intérêts de la droite jouent de<br />

leurs muscles en faveur de la cause, point par point. Les comptes « capital<br />

vie » [lifetime savings] de Bush constituent une nouvelle ligne de produits<br />

attractifs pour le secteur de la finance, naturellement enthousiaste<br />

à l’idée de commercialiser et gérer ces comptes. Les dispositions du projet<br />

favorisent spécifiquement les nantis, puisqu’un ménage de quatre<br />

personnes pourra mettre à l’abri jusqu’à 45 000 dollars par an – ce qui<br />

est supérieur à ce que gagnent la plupart des familles en une année. La<br />

Maison-Blanche a établi la liste des 500 entreprises les plus prospères<br />

afin qu’elles répandent la bonne nouvelle auprès de la classe des investisseurs<br />

dans leurs envois réguliers de courriers aux actionnaires.<br />

Les réformes de Bush en matière de santé s’effectuant dans le sens du<br />

marché, elles profiteront à deux secteurs de l’économie que de nombreux<br />

consommateurs considèrent avec défiance : les compagnies pharmaceutiques<br />

et les organismes médicaux privés. Les grandes firmes<br />

pharmaceutiques accéderont au meilleur des mondes : une subvention<br />

fédérale à raison des achats de médicaments prescrits pour les personnes<br />

âgées, mais sans aucun contrôle sur les prix. Le secteur de l’assurance<br />

est convié à organiser une version privée de Medicare, qui serait<br />

en concurrence avec le système public (on suppose, par là, qu’il y a suffisamment<br />

de citoyens âgés enclins à prendre le risque).<br />

Certaines récompenses n’ont pas trait à l’argent. Bush a déjà accordé<br />

une victoire aux adversaires de l’avortement avec l’interdiction des avortements<br />

tardifs. Ils sont maintenant devenus réalistes et ne harcèlent plus<br />

le GOP en vue d’un amendement constitutionnel, mais peut-être qu’une<br />

future Cour suprême, grosse de membres franchement conservateurs,


WILLIAM GREIDER<br />

fera le travail à leur place. L’année 2004, les républicains vont s’épuiser<br />

dans un combat sur la question des armes, l’interdiction fédérale portant<br />

sur les fusils d’assaut devant expirer. Les progressistes, espèrent-ils, tenteront<br />

de renouveler la loi, si bien que le GOP pourra distribuer une<br />

récompense visible en l’enterrant en cette année d’élection. (Les tenants<br />

d’une réglementation du port d’armes pensent contraindre Bush à choisir<br />

entre le lobby des armes et l’opinion publique.)<br />

Les plus grosses récompenses, bien sûr, concernent la fiscalité, et l’autodiscipline<br />

des troupes est impressionnante. Quand Reagan proposa ses<br />

énormes baisses d’impôt en 1981, les lobbyistes de K Street 6 chargèrent<br />

la barque de leurs propres listes de cadeaux et la Maison-Blanche perdit<br />

pied ; elles créèrent une hémorragie fiscale bien plus importante que<br />

prévue. Cette fois-ci, les entreprises ont appris à se comporter correctement.<br />

Ainsi, lorsque Bush soumit un train de réduction d’impôts dans<br />

lequel ne figuraient pas ceux de leurs souhaits. « Ils soutinrent les baisses<br />

d’impôts de 2001 parce qu’ils savaient qu’elles seraient suivies d’autres<br />

diminutions chaque année, et si vous ne soutenez pas le lot de cette<br />

année, vous pourrez le faire la fois prochaine », analyse Norquist. Leur<br />

patience a déjà été récompensée. Le mouvement anti-fiscaliste suit un<br />

scénario bien établi pour progresser pas à pas vers le but ultime.<br />

Norquist a organisé cinq groupes parlementaires en vue de rallier les<br />

soutiens et mener une campagne sur les cinq propositions suivantes :<br />

abrogation des droits de succession (déjà promulguée mais toujours vulnérable)<br />

; réformes du système de financement des retraites ; suppression<br />

de l’impôt minimum parallèle ; déductions fiscales immédiates pour<br />

les dépenses d’investissement (au lieu d’un amortissement sur plusieurs<br />

années) ; et pas de taxation des plus-values. Norquist explique : « Si nous<br />

faisons toutes ces choses, il n’y aura pas d’impôt sur le capital et nous<br />

serons très près d’un impôt proportionnel. »<br />

Le chemin qui reste à parcourir est bien plus difficile qu’il n’apparaît à<br />

l’entendre, parce que, au fur et à mesure, beaucoup de gens découvriront<br />

qu’ils ne peuvent qu’y perdre. En fait, la vision McKinley exige de<br />

vastes pans de la société qu’ils paient très cher, et de leurs propres<br />

poches. Martin Anderson a beau travailler l’arithmétique de l’impôt proportionnel,<br />

il y a toujours un perdant. « Tous les conservateurs veulent<br />

6. Rue de Washington où sont concentrés la plupart des courtiers en lobbying. [ndt]<br />

49


50<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (I)<br />

révolutionner le système fiscal ; franchement, parce qu’ils n’y ont pas<br />

trop réfléchi, affirme-t-il. Cela signifie que les individus gagnant entre<br />

zéro et 35 000 dollars ne paieront pas d’impôt et toute personne touchant<br />

plus de 150 000 dollars aura droit à une baisse d’impôt. Entre ces<br />

deux tranches, les contribuables verront leurs contributions augmenter,<br />

sauf à réduire le train de vie de l’État. Et cela n’est pas près d’arriver. »<br />

De même, toute taxe à la consommation de quelque importance lèse<br />

gravement une autre couche importante de la population : les personnes<br />

âgées. Elles ont déjà été taxées étant jeunes, gagnant et épargnant<br />

leur argent, elles le seront à nouveau en le dépensant. Lawrence<br />

Lindsey, un ancien conseiller économique du président, défendit une<br />

taxe proportionnelle à la consommation qu’il serait probablement nécessaire<br />

d’établir à 21 %. Il concède que « cela frappera la génération<br />

actuelle de personnes âgées deux fois. Elle en sera plus dure à vendre ».<br />

Le « choix scolaire » est aussi essentiellement une question d’argent,<br />

bien que cela ait été masqué par des années de diabolisation des écoles<br />

publiques et de leurs professeurs par les républicains. Avec les frais de<br />

scolarité payés par les bons [tuition vouchers], la redistribution des revenus<br />

s’opérera de l’ensemble des contribuables vers la minorité de<br />

familles américaines qui envoient leurs enfants dans des écoles privées,<br />

religieuses comme laïques. Ces enfants représentent moins de 10 % des<br />

52 millions d’écoliers du pays. À suivre le débat sur le « choix scolaire »,<br />

on s’étonnera que la part de marché de l’enseignement privé s’est en<br />

réalité légèrement effrité au cours de la dernière décennie. Le réseau de<br />

paroisses catholiques sort gagnant du financement public, puisque ses<br />

effectifs ont fondu de moitié depuis les années 1960 (pour atteindre<br />

aujourd’hui 2,6 millions d’élèves). Bien que l’on constatât une certaine<br />

croissance dans les années 1990, elle concerna les banlieues, non les<br />

villes. D’autres écoles privées, notamment les établissements religieux<br />

du Sud, virent leurs effectifs augmenter davantage au cours de la dernière<br />

décennie (d’environ 400 000 élèves), mais sans égaler les écoles<br />

publiques, qui gagnèrent 6 millions d’élèves. Le fait est que la base électorale<br />

de la droite en faveur du « choix scolaire » demeure une minuscule,<br />

quoique fervente, minorité.<br />

Les conservateurs ont intelligemment transformé la question du « choix<br />

scolaire » en un enjeu d’égalité raciale – soutenant que les bons constituent<br />

le meilleur moyen de libérer les enfants noirs indigents des


WILLIAM GREIDER<br />

banlieues déshéritées. Quoi qu’il en soit de la qualité de l’éducation, il<br />

ne va pas de soi que les écoles privées, y compris l’ensemble des<br />

paroisses catholiques, soient disposées à résoudre le problème de l’instruction<br />

des minorités, puisque elles appliquent elles-mêmes une forte<br />

ségrégation. Les établissements catholiques n’accueillent que 2,5 % des<br />

étudiants noirs et, plus révélateur encore, seulement 3,8 % des enfants<br />

hispaniques, dont la plupart sont pourtant catholiques. Dans le Sud, des<br />

centaines d’écoles privées s’exonérèrent des obligations d’intégration et<br />

furent initialement soutenues par des subventions de l’État (par la suite<br />

déclarées inconstitutionnelles). Le choix scolaire, pour faire court, pourrait<br />

très bien financer une plus grande ségrégation raciale – le choix des<br />

Blancs de rester entre eux – aux dépens du public.<br />

L’attaque de la droite visant la réglementation environnementale présente<br />

un profil similaire. À sa tête, nous avons une coalition de petits<br />

propriétaires et d’agriculteurs de l’Ouest qui multiplient les vibrants plaidoyers<br />

en faveur de l’autonomie pour jouir de leurs propriétés et en<br />

prendre soin consciencieusement ; et à leurs côtés des entrepreneurs<br />

immobiliers et le gros de l’industrie (polluante), impatients de bénéficier<br />

des mêmes droits, en les obtenant sinon du Congrès, du moins de la<br />

Cour suprême. Mais il y a comme un souci : l’écrasante majorité des<br />

Américains veut des normes environnementales plus contraignantes et<br />

mises en œuvre de façon plus vigoureuse.<br />

ONT-ILS RAISON AU SUJET DES ÉTATS-UNIS ?<br />

« Laisse-moi tranquille » est un slogan qui ne manque pas de charme.<br />

Seulement, la droite méconnaît régulièrement son principe directeur.<br />

Les adversaires de l’avortement entendent se servir des leviers étatiques<br />

pour imposer leurs propres valeurs morales à l’ensemble du corps<br />

social. Les partisans du libre-échange tombent dans le mutisme quand<br />

Bush et le Congrès interviennent en vue de renflouer les compagnies<br />

aériennes, les assurances et les banques – quel que soit le secteur en<br />

crise. Les conservateurs purs et durs sont carrément enthousiastes<br />

lorsque la Cour suprême, conjointement au ministère de la Justice, taille<br />

en pièces nos libertés fondamentales. Le mouvement en faveur du<br />

« choix scolaire » ne cherche pas une administration réduite mais une<br />

51


52<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (I)<br />

extension considérable des obligations des contribuables. Sans doute la<br />

droite ne veut-elle pas être « laissée tranquille » par la puissance<br />

publique mais bien plutôt se servir de celle-ci pour façonner la société à<br />

sa propre image. L’un dans l’autre, le programme de la droite est une<br />

promesse de restructuration qui conduira le pays à de plus grandes segmentations<br />

et ségrégations entre ses nombreuses couches sociales – des<br />

murs plus hauts et une plus grande distance pour ceux qui souhaitent<br />

se protéger d’une souillante diversité. La tendance à la déstructuration<br />

sociale, qui s’est traduite notamment par un éclatement progressif de sa<br />

large classe moyenne, s’est développée pendant plusieurs décennies –<br />

fissures générées par des inégalités croissantes en termes de statut<br />

social et de bien-être. La droite propose de légitimer et d’encourager ces<br />

changements sociaux profonds au nom d’une plus grande autonomie :<br />

démanteler les biens collectifs, rendre aux personnes leurs impôts et<br />

laisser tout un chacun se débrouiller seul.<br />

Est-ce le pays que les Américains veulent pour leurs petits-enfants et<br />

arrière-petits-enfants ? Si l’on met de côté la nostalgie républicaine de<br />

l’ère où l’on s’éclairait au gaz, celle de McKinley, il s’agissait en fait<br />

d’une période trouble et sombre pour bien des Américains et la société<br />

dans son ensemble, déchirée qu’elle était par des conflits économiques<br />

très durs et l’indifférence sociale à l’égard des brutalités quotidiennes.<br />

L’autonomie peut être solitaire et glacée, comme des millions<br />

d’Américains l’ont appris ces dernières années quand leur entreprise a<br />

annulé leurs pensions et la Bourse englouti leurs économies ou que les<br />

intérêts industriels ont ravagé leurs banlieues. Pour la plupart, il ne saurait<br />

y avoir de redressement sans action collective, sans effort commun<br />

basé sur la confiance réciproque et le partage des responsabilités. En<br />

d’autres termes, je ne crois pas à une identité de vues entre la majorité<br />

des Américains et la droite. Mais je pense aussi que beaucoup ne voient<br />

pas clairement les alternatives ou n’en saisissent pas les implications à<br />

long terme pour le pays 7 .<br />

WILLIAM GREIDER, 12 mai 2003<br />

7. Nous avons écourté l’article à partir de ce point, sa conclusion nous semblant<br />

s’adresser essentiellement, sur le mode incantatoire, au lecteur américain ; celle-ci<br />

prenait en outre, dans le cadre de l’alternative fermée démocrate/républicain, le parti<br />

de la prudence réaliste. [ndlr].


SERGE HALIMI 53<br />

La parenthèse populiste<br />

Comment la gauche abandonne le peuple<br />

ÀL’ORIGINE, C’EST-À-DIRE AU XIX e SIÈCLE, le parti démocrate n’était pas<br />

progressiste. Il concourait par exemple bien davantage que les<br />

républicains à l’affirmation de la suprématie raciale des Blancs et<br />

s’opposait aux programmes d’équipements publics lancés par le gouvernement<br />

fédéral : « Tous peuvent être réalisés à moindre coût par les<br />

entreprises privées ou par les autorités locales », expliquait en 1854<br />

Stephen Douglas qui, six ans plus tard, serait le candidat que les démocrates<br />

opposeraient au républicain Abraham Lincoln. En 1888, Grover<br />

Cleveland, démocrate lui aussi, s’offusque que « des allocations sous<br />

forme de retraites soient versées à des demandeurs pour la seule raison<br />

qu’ils se trouveraient dans le besoin […], sans autre motif que leur état<br />

de nécessité 1 ». Au fond, l’idée clé des démocrates du XIX e siècle – le<br />

meilleur État est celui qui gouverne le moins – va résumer plus tard<br />

l’idéologie républicaine (armée, police et prisons non comprises). Une<br />

différence, toutefois, non négligeable : les démocrates ne vénèrent pas le<br />

1. Cette citation et la plupart de celles qui suivent sur ce thème sont tirées de<br />

John Gerring, Party Ideologies in America 1828-1996, Cambridge University<br />

Press, Cambridge, 2001, p. 169.<br />

AGONE, 2004, <strong>31</strong>/<strong>32</strong> : 53-74


54<br />

LA PARENTHÈSE POPULISTE<br />

marché et se méfient de la spéculation financière qui selon eux dépouille<br />

le travailleur des fruits de son labeur. Néanmoins, l’État fédéral – parce<br />

qu’il est lointain, généralement entre les mains des républicains, opérant<br />

en symbiose avec les intérêts des « trusts » – est perçu comme plus<br />

spoliateur encore que la main invisible.<br />

Vers la fin du XIX e siècle, il n’y a plus place aux États-Unis pour deux<br />

partis disposés l’un et l’autre à conserver l’ordre social, voire à le<br />

« moderniser » de manière à ce qu’il devienne plus inégalitaire encore.<br />

En Europe, un épuisement du même ordre débouche sur le remplacement<br />

progressif des formations centristes, « radicales » ou agrariennes<br />

par des partis socialistes (voire communistes à partir de 1920). Cette<br />

métamorphose n’interviendra pas aux États-Unis pour un faisceau de<br />

raisons – enracinement des clivages ethniques liés à une immigration<br />

continue, mobilité sociale et géographique procurée par la « frontière »,<br />

poids de la religion, idéologie individualiste, etc. Même au temps de sa<br />

splendeur, le parti socialiste américain (PSA) ne compte que 118 000<br />

membres. Et son candidat, Eugene Debs, n’obtient que 6 % des voix en<br />

1912. Le système électoral à un seul tour est conçu, il est vrai, pour interdire<br />

l’apparition d’une troisième force politique. Mais, au Royaume-Uni,<br />

une contrainte semblable n’empêchera pas le surgissement du parti<br />

travailliste aux dépens du parti libéral.<br />

Le terrain américain de la contestation anticapitaliste ne reste pas en<br />

jachère pour autant. Parallèlement au travail de mobilisation conduit par<br />

les socialistes, tournés vers la classe ouvrière, le parti populiste puis la<br />

tendance « populiste » du parti démocrate ciblent les petits agriculteurs<br />

du type de ceux que John Steinbeck décrit dans Les Raisins de la colère.<br />

Cette orientation s’amplifie à partir de 1896, et elle inspirera la rhétorique<br />

officielle des démocrates, Franklin Roosevelt et Harry Truman<br />

compris, jusqu’au début des années 1950. Si l’on doit évoquer ici cette<br />

phase « populiste », c’est que son abandon progressif, l’effacement du<br />

discours de classe qui la caractérise, l’enfermement dans un univers d’experts,<br />

de technocrates, d’intellectuels et d’artistes de moins en moins<br />

intéressés par la question sociale vont, à partir des années 1960, libérer<br />

un électorat populaire en déshérence pour une mobilisation de type<br />

réactionnaire. D’abord « démocrates pour Nixon », puis « démocrates<br />

pour Reagan » (Reagan Democrats), ces millions d’Américains reprendront<br />

la vieille antienne du « Ce n’est pas moi qui ai abandonné mon<br />

parti, c’est mon parti qui m’a abandonné ». Presque au même moment,


SERGE HALIMI 55<br />

souvent pour des raisons opposées (guerre du Vietnam en particulier),<br />

l’aile la plus à gauche abandonne le parti démocrate elle aussi…<br />

REFUS DU « POPULISME » OU MÉPRIS DU PEUPLE ?<br />

De nos jours, le populisme a d’autant plus mauvaise presse que ceux qui<br />

écrivent (ou réécrivent) l’histoire appartiennent aux milieux privilégiés et<br />

fréquentent souvent, en tant qu’experts et commentateurs, les gouvernants<br />

et les industriels. L’épithète « populiste» – qu’ils dispensent généreusement<br />

à Juan Perón et à Arlette Laguiller, à Benito Mussolini et à<br />

Bernard Tapie, à Margaret Thatcher, Pierre Poujade, Silvio Berlusconi et<br />

Jean-Marie Le Pen – a surtout une fonction politique, celle de disqualifier<br />

tous ceux qui, à des titres infiniment divers, opposés même, ont remis en<br />

cause le consensus centriste, la pensée unique de leur époque, en en tirant<br />

parfois un supplément de popularité. Le lien est forcément ténu entre<br />

tous ces acteurs proclamés populistes par les gardiens de la paix intellectuelle<br />

: discours destiné aux classes populaires et moyennes, opposition<br />

aux « élites » (aristocratiques dans le cas de Margaret Thatcher), capacité<br />

de ciseler une formule qui fait mouche ou d’utiliser les moyens de communication<br />

modernes, volonté de mobiliser politiquement des citoyens<br />

excédés par le « système », la corruption, le crime. Mais si vouloir s’adresser<br />

à la majorité du peuple devient gage de populisme – et à ce titre<br />

marque d’infamie –, mieux vaudrait sans doute en revenir au suffrage censitaire,<br />

ou même ne plus soumettre les questions importantes qu’à l’arbitrage<br />

des élites éduquées. « Seule politique possible » ou populisme :<br />

l’alternative ainsi agencée par une junte inamovible de petits penseurs,<br />

abusivement qualifiés de « grands éditorialistes », a surtout pour fonction<br />

d’interdire de choisir dès lors que les choix et les jeux sont faits. Cette<br />

mise à l’index intellectuelle et technocratique de toute contestation,<br />

« bonne » ou « mauvaise », a perverti la gauche gouvernante américaine<br />

dès les années 1950, avant de contaminer la social-démocratie européenne<br />

trente ans plus tard. Avec les conséquences que l’on sait sur leur<br />

influence respective dans les milieux populaires.<br />

Le peuple et les élites : en matière de « populisme », tout est évidemment<br />

question de définition. Qui est le peuple ? Qui sont les élites ? Aussi<br />

longtemps que la question ne se posa pas vraiment, le populisme ne<br />

constitua une hantise que pour la droite. Car le peuple, c’était d’abord à


56<br />

LA PARENTHÈSE POPULISTE<br />

gauche qu’on le trouvait. Et la « croix d’or », la « presse de Wall Street »,<br />

les « rois de la finance qui achètent le Congrès » (William Jennings Bryan<br />

en 1896), les « cent ou deux cents “je-sais-tout” qui contrôlent les cordons<br />

de la bourse de la Nation » 2 (Franklin Roosevelt en 1936) étaient<br />

surtout repérés dans le camp d’en face.<br />

Les passerelles furent nombreuses entre les socialistes américains et les<br />

populistes. Mais les différences idéologiques de fond imprimaient des<br />

identités fortement distinctes. Les populistes américains ne remettaient<br />

en cause le capitalisme ni dans son ensemble ni dans sa logique. Ils<br />

dénonçaient surtout ce qui faisait obstacle à la promotion sociale de leurs<br />

électeurs dans le système existant : privilèges politiques, cartels, monopoles,<br />

banques, « aristocratie de papier ». La centralisation les effrayait ;<br />

ils lui préféraient l’action des associations ouvrières et des coopératives<br />

d’agriculteurs. À défaut d’une analyse matérialiste de l’histoire, leur<br />

explication de ce qui advenait laissait une large place aux complots et<br />

aux explosions de colère. « Les populistes, écrit Christopher Lasch,<br />

n’imaginaient pas à quel point l’indignation d’un instant retombe vite et<br />

redevient de l’indifférence sitôt que les revendications immédiates sont<br />

satisfaites. Bien davantage que les socialistes, disposés à un travail de<br />

longue durée pour créer une conscience de masse de la supériorité<br />

morale de l’ordre socialiste, les populistes américains ont toujours été<br />

sujets au découragement quand leurs espoirs d’une transformation<br />

rapide se sont métamorphosés en poussière. 3 »<br />

Contrairement à une croyance tenace, c’est à partir de 1896, et non du<br />

New Deal, que le parti démocrate rompt avec la tradition « libérale »<br />

américaine d’un État croupion pour devenir l’avocat d’une politique de<br />

redistribution des revenus. Il le fait en parvenant – comme Ronald<br />

Reagan plus tard, mais en sens inverse – à redéfinir certaines des notions<br />

de base de la culture « politique » des États-Unis : liberté, humanité,<br />

individu, famille. Sans oublier, bien sûr, la religion, dès lors que, pour les<br />

2. Cités in ibid., p. 196. En France, à partir des années 1920 et jusqu’à la<br />

Seconde Guerre mondiale, la gauche stigmatisera les « deux cents familles »,<br />

c’est-à-dire les principaux actionnaires de la Banque de France, semi-publique<br />

jusqu’en 1936. On doit la formule au très peu révolutionnaire Édouard<br />

Daladier, en 1934.<br />

3. Christopher Lasch, The Agony of the American Left, Vintage Books, New York,<br />

1969, p. 9.


SERGE HALIMI 57<br />

« populistes », l’égalité des origines a été détruite par l’introduction de<br />

formes non naturelles d’organisation économique. « Dieu a créé tous les<br />

hommes, explique William Jennings Bryan en 1899, et il n’en a pas créé<br />

certains pour qu’ils rampent et d’autres pour qu’ils leur grimpent sur le<br />

dos. » Franklin Roosevelt n’a qu’à reprendre cette thématique pour justifier,<br />

en 1936, les expérimentations économiques et sociales auxquelles<br />

il va se livrer, et, face aux maîtres de l’« efficience », pour excuser par<br />

avance les erreurs auxquelles ces expérimentations conduiront :<br />

« L’immortel Dante nous dit que la justice divine mesure différemment<br />

les péchés nés du cynisme et ceux qui ont pour motif le désir de bien<br />

faire. Mieux vaut les fautes d’un État qui vit dans un esprit de charité que<br />

les omissions délibérées d’un État gelé dans la glace de son indifférence.<br />

» Il enchaîne : « La liberté réclame la possibilité de gagner sa vie<br />

– une vie décente conforme au niveau général de l’époque, une vie qui<br />

ne procure pas seulement à l’homme les moyens de subsister, mais lui<br />

donne des raisons de vivre. » 4 Quatre ans plus tard, à défaut de promettre<br />

du pain et des roses, comme le fera le Front populaire français, la<br />

plate-forme du parti démocrate s’engage à «œuvrer en permanence pour<br />

une distribution équitable de notre revenu national entre tous ceux qui<br />

travaillent 5 ». Ce rappel souligne assez la plasticité de certains concepts<br />

et, par conséquent, le rôle important de ceux, hommes politiques ou<br />

fondations intellectuelles, qui savent les interpréter de manière à ce qu’ils<br />

favorisent des politiques particulières. Pour les pauvres et les salariés<br />

modestes, la liberté américaine, ce fut tantôt l’assurance qu’on disposerait<br />

à la fois des moyens de subsister et de « raisons de vivre »<br />

(Roosevelt), tantôt la certitude de devoir assumer, durement, seul le cas<br />

échéant, son incapacité à se procurer ces moyens-là (Reagan). En 1984,<br />

républicains et démocrates vont s’opposer, on le verra, autour de la signification<br />

d’un autre mot, également très disputé : celui de « famille »,<br />

métaphore de la solidarité entre parents pour les uns, substitut à l’action<br />

de l’État pour les autres.<br />

« Populiste » ou non, le parti de Roosevelt apprend, au cours des<br />

années 1930, à tirer parti de la catastrophe économique qu’on lui lègue et<br />

du triomphe politique qu’elle lui ouvre (vingt années de présidence<br />

4. Discours du 27 juin 1936, cité in John Gerring, Party Ideologies in America<br />

1828-1996, op. cit., p. 212.<br />

5. Plate-forme du parti démocrate en 1940, citée in ibid., p. 215.


58<br />

LA PARENTHÈSE POPULISTE<br />

ininterrompue) pour transformer le terrain idéologique « de manière à<br />

pouvoir conduire, à l’échelle fédérale, pour la première fois dans l’histoire<br />

des États-Unis, les politiques sociales que les progressistes avaient imaginées<br />

depuis le début du siècle 6 ». Plus généralement, la crise de 1929,<br />

intervenue dans un contexte de capitalisme déréglementé, dissout les<br />

résistances à l’intervention de l’État dans la vie économique : redistribution<br />

des richesses, création monétaire, stimulation de la demande. Cette<br />

intervention peut être plus massive encore, comme dans le cas de la<br />

Tennessee Valley Authority 7 . Et le président démocrate ne s’interdit pas<br />

d’invoquer contre le patronat les souvenirs de la Révolution américaine :<br />

derrière les « royalistes économiques » qu’il fustige, c’est la figure honnie<br />

des anciens tyrans britanniques qu’il veut exorciser. Au début du siècle,<br />

William Jennings Bryan expliquait : « Les grandes entreprises sont des<br />

créatures de la loi. Elles n’ont d’autres droits que ceux que le peuple leur<br />

confère […]. Il peut leur imposer les limitations que requiert la protection<br />

du bien public. » Roosevelt lui fait écho en 1938 : « Lorsque les intérêts<br />

du plus grand nombre sont en cause, les intérêts de quelques-uns doivent<br />

céder. » 8 Quand, avec un aplomb admirable, Ronald Reagan osera revendiquer<br />

dans les années 1980 l’héritage de Roosevelt, il y parviendra en<br />

partie parce qu’il aura alors redéfini avec maestria la figure du Léviathan<br />

contrôlé par quelques-uns, auquel « le peuple » a le droit de s’opposer.<br />

Ce sera l’État. Et Reagan n’oubliera jamais de faire figurer les grandes<br />

entreprises au nombre des rebelles légitimes, puisqu’elles ont été «élues »<br />

par ce peuple qui leur achète leurs marchandises et leurs marques 9 .<br />

6. Ibid., p. 230.<br />

7. Créée en 1933, la Tennessee Valley Authority pilotera, dans sept États du<br />

Sud, un gigantesque programme de barrages publics destiné à maîtriser les<br />

crues, à produire de l’électricité, à développer la navigation, à favoriser la bonification<br />

et la culture des terres. C’est l’un des exemples les plus spectaculaires<br />

et les plus populaires d’une intervention vigoureuse de la puissance publique<br />

dans la vie économique et sociale du pays, l’un des « joyaux » du New Deal.<br />

8. William Jennings Bryan, discours du 20 janvier 1900 ; Franklin Roosevelt,<br />

discours du 21 septembre 1938. Pour ces citations, John Gerring, Party<br />

Ideologies…, op. cit., p. 195.<br />

9. Sur cette thématique du « populisme de marché », lire Thomas Frank, Le<br />

Marché de droit divin. Capitalisme sauvage et populisme de marché, <strong>Agone</strong>,<br />

Marseille, 2003. (De cet auteur, lire infra, p. 155. [ndlr])


SERGE HALIMI 59<br />

LE TEMPS DES RÉVISIONS<br />

Aux yeux d’une coalition offensive, même la Constitution et le droit sont<br />

moins sacrés qu’on l’imagine. Dans les années 1980-1990, les républicains<br />

ne cessent de proposer des amendements constitutionnels destinés<br />

à institutionnaliser leurs préférences politiques et sociales : prière dans<br />

les écoles, imputation de délit (et non plus seulement d’expression discutable<br />

ou offensante) pour ceux qui brûlent des drapeaux américains,<br />

prohibition légale de tout déficit budgétaire, protection juridique du<br />

fœtus, etc. En vain, le plus souvent, mais l’effet de mobilisation est réel.<br />

Au temps de leur élan populiste, c’étaient les démocrates qui avaient<br />

assez d’audace pour discuter le caractère sacré d’une Constitution à vrai<br />

dire fort peu démocratique. Jusqu’au New Deal, ses dispositions sacralisant<br />

la propriété furent d’ailleurs sans cesse invoquées par des juges<br />

conservateurs, y compris ceux de la Cour suprême, afin d’endiguer des<br />

législations progressistes en matière de fiscalité, de droit syndical, de<br />

mise en cause des monopoles, de protection de l’hygiène et de la sécurité<br />

des travailleurs. Car non seulement la Constitution américaine n’assurait<br />

pas l’égalité qu’elle promettait, mais elle protégeait ceux que<br />

Woodrow Wilson appela en 1912 « les maîtres des États-Unis », c’est-àdire<br />

« les capitalistes et les manufacturiers ». L’idéologie dominante<br />

sacralisait l’individualisme ? Qu’à cela ne tienne, les démocrates exaltaient<br />

un type particulier d’individu : « Les hommes qui m’intéressent<br />

sont ceux dont on n’entend jamais la voix, auxquels les journaux ne<br />

consacrent jamais une ligne, qui ne montent jamais sur une tribune, qui<br />

n’ont jamais accès aux responsables des affaires publiques, mais ceux qui<br />

poursuivent dans le silence et dans la patience leur travail de chaque<br />

jour, portant sur eux tout le fardeau du monde. 10 » On ne parle pas de<br />

lutte de classes, bien sûr, on se défend même de « dresser une classe<br />

contre l’autre », mais, dès 1896, on clame que « la société est divisée par<br />

l’argent » et on se propose de « mobiliser tous les gens qui souffrent à<br />

cause des trusts contre les quelques individus qui dirigent les trusts 11 ».<br />

10. Woodrow Wilson, 2 septembre 1912, cité in John Gerring, Party<br />

Ideologies…, op. cit., p. 197.<br />

11. William Jennings Bryan, discours de septembre 1896, cité in ibid.,<br />

p. 197-198.


60<br />

LA PARENTHÈSE POPULISTE<br />

Les syndicats, que les républicains ont sèchement éconduits, savent<br />

désormais à qui s’adresser et pour qui voter.<br />

L’État intervient lui aussi. À la fin du XIX e siècle, les démocrates se<br />

déclarent disposés à remiser au placard, explicitement, l’héritage idéologique<br />

jeffersonien qui voulait que le gouvernement idéal laisse chaque<br />

individu agir à sa guise. « Quand je rencontre un homme qui n’est pas<br />

disposé à supporter sa part du fardeau d’une autorité publique qui le<br />

protège, s’exclame William Jennings Bryan en 1896, j’ai en face de moi<br />

quelqu’un qui ne mérite pas les bienfaits qu’elle lui procure. J’aime la<br />

puissance publique et je veux la rendre si bonne qu’il n’y aura plus un<br />

seul citoyen sur cette terre qui ne sera prêt à mourir pour elle. 12 » Mais,<br />

là encore, pour que le discours ne choque pas trop, il est formulé de<br />

manière à être compris comme l’actualisation, la réinterprétation de la<br />

tradition libérale américaine, et non comme sa réfutation. C’est parce<br />

que le pouvoir des fortunes et des trusts est devenu trop grand que les<br />

démocrates doivent, presque à leur corps défendant, équilibrer cette<br />

puissance en lui opposant celle du gouvernement fédéral. L’État fort<br />

contre l’argent fort, en somme. Plus tard, excédés par le « communautarisme<br />

» qui suivra la contre-culture des années 1960 et qui favorisera le<br />

néolibéralisme en le laissant se déployer tranquillement, certains historiens<br />

américains évoqueront avec nostalgie la phase populiste du parti<br />

démocrate, celle d’un discours tranché, à la fois construit autour d’une<br />

thématique de classe et enraciné dans une longue histoire de protestations<br />

populaires 13 . L’évolution qui, à partir des années 1950, va conduire<br />

les deux grands partis américains à rivaliser de faveurs à destination des<br />

milieux d’affaires justifie assurément ce genre de regrets. On aurait tort<br />

toutefois d’oublier que la priorité accordée à des clivages économiques<br />

eut longtemps pour pendant la mise en veilleuse de thèmes liés à l’égalité<br />

raciale et sexuelle, dont on redoutait qu’ils ne divisent les catégories<br />

populaires auxquelles le parti démocrate entendait s’adresser, en particulier<br />

dans les États racistes (et démocrates) du Sud. Il fallut quand<br />

même attendre 1948 pour que le président Truman proposât au Congrès<br />

une législation protégeant les droits civiques des Noirs, et 1957 pour que<br />

12. Ibid., p. 207.<br />

13. Lire à ce sujet Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, <strong>Agone</strong>,<br />

Marseille, 2001. Lire aussi Christopher Lasch, Le Seul et Vrai Paradis, Climats,<br />

Castelnau-le-Lez, 2002.


SERGE HALIMI 61<br />

des lois de ce type fussent enfin votées. En cette matière et en quelques<br />

autres, le « retour du refoulé » était prévisible.<br />

LE POPULISME, VOILÀ L’ENNEMI !<br />

Le New Deal aux États-Unis et le Front populaire en France représentent<br />

l’âge d’or des relations entre partis progressistes, ouvriers, paysans,<br />

employés, intellectuels et fonctionnaires. Mais si, en France, les passages<br />

de la gauche au pouvoir furent – jusqu’en 1981 – toujours suffisamment<br />

brefs pour l’obliger à retourner au peuple, la situation américaine va se<br />

caractériser par l’installation à Washington, pendant près de vingt ans<br />

(19<strong>32</strong>-1952), d’une coalition informelle entre parti démocrate, chefs<br />

syndicaux, universitaires et technocrates. Progressivement, parce qu’ils<br />

seront de plus en plus mal placés pour dénoncer l’« élite », ils abandonnent<br />

aux républicains l’usage des bribes les plus réactionnaires d’un discours<br />

« populiste » laissé en jachère. Avec le maccarthysme, son<br />

puritanisme et ses chasses aux sorcières, l’intelligentsia de gauche<br />

découvre apparemment que la droite peut mobiliser une partie du<br />

peuple contre elle. Derrière le cri « Vingt années de trahison ! », le sénateur<br />

républicain du Wisconsin dénonce en effet pêle-mêle l’État, les universités,<br />

les grands journaux, Hollywood, tous infestés de communistes,<br />

de décadents, d’« anti-Américains » – d’ailleurs souvent juifs. En apparence,<br />

les philistins se soulèvent contre l’Amérique progressiste et<br />

savante. Elle les accueille avec mépris. Elle redécouvre le « populisme »,<br />

mais pour le vouer aux gémonies. Car les intellectuels démocrates, au<br />

lieu de s’interroger sur les responsabilités de leur parti qui, à partir de<br />

1945, avait nourri la paranoïa anticommuniste – et donc, par associations<br />

concentriques, le soupçon sur tous ceux qui pendant le New Deal<br />

avaient travaillé avec des communistes –, choisissent de traiter le « problème<br />

» comme s’il était d’abord d’ordre culturel, voire psychiatrique.<br />

Souvent cooptés par la CIA, la Rand Corporation, les instituts de<br />

recherche universitaires, ils ont d’abord servi leurs carrières et cessé à ce<br />

titre d’exercer le rôle de penseurs de la société nouvelle. Quand on ne<br />

comprend pas un peuple qu’on ne fréquente plus, mieux vaut disqualifier<br />

ceux qui l’écoutent encore : le populisme, voilà l’ennemi ! L’un des<br />

historiens américains les plus renommés, Richard Hofstadter, suggère


62<br />

LA PARENTHÈSE POPULISTE<br />

ainsi que le maccarthysme marquait l’aboutissement d’une « tradition<br />

populiste et progressiste qui a tourné, devenant antilibérale et intempérante<br />

». Il ne s’agissait nullement à ses yeux d’une métamorphose : la<br />

« dé-conversion » résultait du « développement de certaines tendances<br />

ayant toujours existé, en particulier dans le Midwest et dans le Sud : l’isolationnisme<br />

et l’ultranationalisme, les phobies religieuses, raciales et<br />

identitaires, le ressentiment à l’encontre des grosses entreprises, des syndicats,<br />

des intellectuels, des États du Nord-Est et de leur culture 14 ».<br />

Commode, l’assimilation entre populisme et maccarthysme était néanmoins<br />

discutable : le populisme fut particulièrement puissant dans le<br />

Sud, le maccarthysme dans le Midwest ; les populistes avançaient un<br />

programme détaillé de réformes économiques, le sénateur du Wisconsin<br />

se contentait de diatribes contre les « subversifs » ; enfin, les partisans de<br />

McCarthy correspondaient à l’électorat qui s’était opposé aux candidats<br />

populistes et progressistes, puis au New Deal. Au demeurant, bien des<br />

intellectuels et syndicalistes proches du parti démocrate avaient euxmêmes<br />

concouru à la chasse aux sorcières ; leur aversion affichée à<br />

l’égard d’une pensée d’État à la soviétique ne les avait pas toujours empêchés<br />

d’encaisser les subsides de la CIA, fût-ce par l’entremise de « fondations<br />

de paille » à peine déguisées. Au fond, le sénateur du Wisconsin<br />

poussa juste un peu plus loin qu’ils ne l’auraient souhaité un « combat<br />

pour la loyauté des intellectuels du monde » que les démocrates s’étaient<br />

fait une fierté de conduire à partir de 1947.<br />

Au lieu d’être soumis au crible d’une analyse sociale ou historique, le<br />

phénomène « populiste » déclenche dès les années 1950 la recension par<br />

les intellectuels et les instituts de recherche démocrates des traits psychologiques<br />

de l’extrémisme : un « style paranoïaque », une « tendance<br />

à vouloir séculariser une vision religieuse du monde », des allergies<br />

raciales et insulaires. Alors que c’était elle qui avait permis toutes les victoires<br />

de la gauche américaine, la classe ouvrière blanche devient suspecte.<br />

Amour de la chasse et des armes à feu, machisme, culte de la force<br />

dans les relations internationales : tout est bon pour disqualifier les nouveaux<br />

gueux. Et, sur ce terrain, chaque année plus marqué par les<br />

« aspects symboliques » que par l’analyse de la distribution du pouvoir,<br />

ce sera la ruée des experts. Le « populisme » se trouve promptement<br />

associé à une « personnalité autoritaire » résultant d’un « retard culturel »<br />

14. Richard Hofstadter, The Age of Reform, Random House, New York, 1955.


SERGE HALIMI 63<br />

auquel on peut remédier par un programme de « rééducation »… Le tout<br />

est apprécié scientifiquement grâce à une panoplie d’entretiens de deux<br />

ou trois heures (« étude clinique intensive »), d’« échelles » (autoritarisme,<br />

antisémitisme, conservatisme, etc.). L’échelle du fascisme, par<br />

exemple, mesure l’agressivité, le cynisme, la rigidité morale, l’intolérance<br />

à l’ambivalence, l’infantilisme sexuel. Comme Christopher Lasch en fait<br />

l’observation, on définit ainsi, à partir des postulats « éclairés » de la<br />

« minorité civilisée », des « critères de santé politique auxquels seuls les<br />

membres d’une avant-garde auto-constituée [répondent] 15 ». Installée au<br />

pouvoir, dorlotée de privilèges, protégée des intempéries sociales, la<br />

haute intelligentsia « progressiste » a fini par trouver le peuple un peu<br />

grossier, irrationnel, rigide, en un mot trop « populiste ». Ayant bien intégré<br />

son propre discours sur la « fin des idéologies 16 » et la légitimité des<br />

experts dans une économie industrielle moderne marquée par la « complexité<br />

» et la spécialisation croissante des problèmes à résoudre, elle en<br />

est venue presque naturellement à envisager le traitement psychologique<br />

et bureaucratique de toute dissidence populaire.<br />

LA RECHERCHE DU CONSENSUS, PRÉLUDE À L’ABANDON DU PEUPLE<br />

À compter des années 1980, l’évolution droitière du Parti démocrate n’a<br />

plus seulement des explications sociales (la rupture avec le monde du travail)<br />

ou idéologiques (la volonté de capter à son profit le vent montant de<br />

l’ethos individualiste). Alors que les campagnes électorales deviennent de<br />

plus en plus coûteuses, l’argent pèse de la manière la plus directe qui soit,<br />

celle de la corruption institutionnalisée 17 . La dépolitisation, en partie<br />

entretenue par les médias (qui en profitent puisqu’elle accroît leur<br />

15. Christopher Lasch, Le Seul et Vrai Paradis, op. cit., en particulier les chapitres<br />

X et XI.<br />

16. Daniel Bell, auteur de The End of Ideology, avait précédemment attribué la<br />

montée de la droite radicale aux « nouvelles angoisses sociales » nées de la<br />

prospérité...<br />

17. En 1992, l’ensemble des campagnes électorales coûte 1 milliard de dollars ;<br />

en 2000, le chiffre dépasse les 3 milliards, largement financés par des lobbys<br />

patronaux. (Lire Serge Halimi et Loïc Wacquant, « Quand les entreprises<br />

“investissent” 4 milliards de dollars », Le Monde diplomatique, décembre 2000.)


64<br />

LA PARENTHÈSE POPULISTE<br />

pouvoir d’influence sur un électorat volage, désaffilié, manipulable),<br />

ouvre une place toujours plus grande aux campagnes de communication,<br />

y compris et surtout via la publicité politique, elle-même indissociable<br />

des ressources gigantesques qui financent la conception et la diffusion<br />

des spots. Le parti « républicrate » qui émerge de ces transformations ne<br />

peut plus alors faire autrement que quémander les dons des lobbys<br />

industriels, et donc devancer les demandes des possédants. Trente ans<br />

plus tôt, nous n’en sommes pas encore là. En 1952, le premier spot politique<br />

à la télévision (« I love Ike » [Dwight Eisenhower]) vient tout juste<br />

de faire son apparition ; les techniques de mobilisation électorale restent<br />

« traditionnelles » (parrainages des « machines » municipales ou associatives,<br />

porte-à-porte, réunions publiques). Mais la rupture des démocrates<br />

avec le discours « populiste » du New Deal, elle, est intervenue.<br />

Il ne s’agit pas ici de caricaturer la posture de Roosevelt (et dans une<br />

large mesure celle de son successeur Harry Truman) afin de mieux accuser<br />

les contrastes avec leurs successeurs démocrates. L’un comme l’autre<br />

s’accommodent d’un discours « expert » et s’entourent des technocrates<br />

qui en général l’incarnent. Pendant leur présidence, la prolifération<br />

d’agences fédérales ne débouche nullement sur la transformation des<br />

caractéristiques sociales de la nouvelle classe dirigeante. Toutefois, à partir<br />

des années 1950, il s’agit de tout autre chose. Alors que Truman nommait,<br />

socialement, ses adversaires et revendiquait, socialement, ses alliés<br />

(« Destinée aux riches, la proposition de loi fiscale des républicains<br />

plante son couteau dans le dos des pauvres », s’exclama-t-il, par<br />

exemple, le 15 juillet 1948), Adlai Stevenson et John Kennedy vont s’efforcer<br />

d’élargir, d’édulcorer, puis de supprimer cette rhétorique de classe,<br />

si générale fût-elle. « Le parti démocrate, souligne John Gerring, abandonne<br />

l’idiome populiste en faveur d’une philosophie universaliste. Un<br />

discours de réconciliation remplace celui du ressentiment ; la thématique<br />

très inclusive du “peuple américain” se substitue à l’évocation des sansgrade<br />

(common man) ; les références aux pratiques illégales des grosses<br />

entreprises sont remplacées par une perspective résolument favorable<br />

aux milieux d’affaires. 1948 sera la dernière campagne de l’ère populiste<br />

du parti démocrate. 18 »<br />

18. John Gerring, The Development of American Party Ideology, 1828-1992, thèse<br />

de l’université de Californie, Berkeley, 1993, chapitre VI.


SERGE HALIMI 65<br />

Pour quelles raisons ? Il est certain que la conduite victorieuse de la<br />

guerre et la formidable prospérité qui a suivi ont, contrairement à ce qui<br />

se passe en Europe à l’époque, relégitimé un système économique dont<br />

la viabilité avait été mise en doute après 1929. L’idée d’un contrôle accru<br />

de l’industrie et du commerce ne semble pas s’imposer avec la même<br />

puissance dans un pays territorialement épargné par les combats et où<br />

les pénuries n’existent pas. Plus encore, la guerre froide joue son rôle.<br />

Alors qu’une « chasse aux sorcières » fait rage, chacun, et surtout les<br />

démocrates, veut se présenter non pas seulement comme l’adversaire des<br />

communistes, mais comme le plus étranger aux thèmes et aux discours<br />

qui leur sont associés de près ou de loin. Puisque des militants communistes<br />

ont soutenu Roosevelt et influencé de grands syndicats ouvriers<br />

(dockers, automobile), les démocrates, comme pour se laver de tout<br />

soupçon de proximité avec les « subversifs », en rajoutent dans le<br />

combat contre les nouveaux « anti-américains ». C’est à partir de cette<br />

époque qu’un petit groupe d’intellectuels de gauche (Norman<br />

Podhoretz, Irving Kristol) s’éloignent des combats progressistes pour privilégier<br />

la grande croisade antisoviétique, avant de finir « démocrates<br />

pour Reagan », puis partisans de George W. Bush. Une décantation de ce<br />

type interviendra à nouveau au moment de la guerre du Vietnam et de<br />

la fracture entre démocrates traditionnels, partisans de la victoire, et<br />

« nouvelle gauche », déchaînée contre la guerre.<br />

Dès le début des années 1950, en tout cas, Adlai Stevenson, candidat<br />

démocrate à la Maison-Blanche en 1952 et en 1956, invoque un « conflit<br />

avec les forces des ténèbres. Nous affrontons un ennemi plus puissant<br />

qu’aucun autre que l’Amérique ait connu. Il ne fait pas de quartier et ne<br />

peut pas être apaisé. Son objectif est la conquête totale, pas seulement de<br />

la planète, mais aussi de l’âme humaine. Il veut détruire l’idée même de<br />

liberté, le concept de Dieu. Et Dieu nous a confié une mission redoutable<br />

: rien de moins que le leadership du monde libre 19 ». La suite ne<br />

ressemble pas forcément à une coïncidence : « Le parti démocrate est<br />

contre le socialisme sous toutes ses formes. Je suis opposé à la médecine<br />

socialisée, à l’agriculture socialisée, à la banque socialisée ou à l’industrie<br />

socialisée. » Une précision en entraînant une autre, Stevenson enfonce le<br />

clou : « L’hostilité des milieux d’affaires aux démocrates est une des<br />

19. Adlai Stevenson, discours du 18 octobre 1952, cité in John Gerring, Party<br />

Ideologies…, op. cit., p. 252.


66<br />

LA PARENTHÈSE POPULISTE<br />

absurdités de notre époque. 20 » Peu à peu, le capitalisme devient sanctifié,<br />

et sa réforme moins urgente. La plate-forme démocrate de 1964 proclame<br />

le système américain de libre entreprise « une des grandes<br />

conquêtes de la pensée et de l’esprit humain 21 ».<br />

La prise de distance avec les syndicats en découle. Pendant près de<br />

cinquante ans, les démocrates avaient admis que le mouvement ouvrier<br />

serait un des principaux acteurs de la dynamique de progrès social. À<br />

partir des années 1950, en partie pour répondre aux charges des républicains,<br />

qui matraquent l’idée que leurs adversaires ne sont que des<br />

appendices de l’AFL-CIO, Stevenson puis Kennedy insistent sur leur<br />

« indépendance ». Et, sans doute pour ne plus provoquer « l’hostilité<br />

des milieux d’affaires », ils s’abstiennent de répliquer que la paille syndicale<br />

qui obscurcirait leur vue n’est rien à côté de la poutre patronale<br />

que leurs adversaires républicains ont dans l’œil. À mesure que le syndicalisme<br />

américain perd en vigueur, les attaques dirigées contre lui<br />

redoublent et le soutien qu’il apporte à ses amis devient perçu comme<br />

un handicap politique, presque une honte. Au nombre des candidats<br />

démocrates à la présidence des États-Unis, seuls Hubert Humphrey en<br />

1968, Edward Kennedy en 1980 et Walter Mondale en 1984 se prévaudront<br />

de l’appui du mouvement ouvrier ; tous trois perdront. Dans les<br />

années 1980, il devient même courant d’entendre certains candidats<br />

démocrates, qu’on nommera d’ailleurs les « néolibéraux », reprocher à<br />

leurs concurrents du même parti d’avoir obtenu l’appui des syndicats.<br />

En revanche, le concours, y compris financier, d’un patronat jugé autrefois<br />

susceptible de planter « son couteau dans le dos des pauvres » ne<br />

pose plus aucun problème.<br />

Au plan du discours, des termes vont logiquement disparaître du<br />

lexique démocrate – « spéculation », « usure », « oppression » –, remplacés<br />

tantôt par des généralités humanistes, souvent proférées sur un ton<br />

geignard douloureusement empreint de bonnes intentions, tantôt par les<br />

exposés hautains et glacés des experts. La peur du « radicalisme » devient<br />

telle qu’on impute ce trait – cette pathologie ? – à l’adversaire en se<br />

réservant la désignation plus apaisante de « conservateurs ». « L’étrange<br />

alchimie du temps, explique Adlai Stevenson en octobre 1952, a d’une<br />

20. Interview de 1952, citée in Herbert Parmet, The Democrats : The Years after<br />

FDR, Oxford University Press, New York, 1976, p. 111.<br />

21. John Gerring, Party Ideologies…, op. cit., p. 237.


SERGE HALIMI 67<br />

certaine manière converti les démocrates en vrai parti conservateur de ce<br />

pays – le parti dédié à conserver tout ce qu’il y a de mieux et à construire,<br />

solidement et tranquillement, sur ces fondations. Les républicains, au<br />

contraire, se comportent comme un parti radical, voué à démanteler les<br />

institutions que nous avons ancrées solidement dans notre tissu<br />

social. 22 » Plus tard, en particulier à l’époque de Jimmy Carter, puis à celle<br />

de Bill Clinton, ce sera avec le terme même liberal (que l’on peut traduire<br />

par « progressiste ») que les démocrates marqueront leurs distances. Cet<br />

affadissement idéologique, cette crainte de paraître plus audacieux qu’ils<br />

ne sont, cette association à l’ordre social et international ne seront pas sans<br />

conséquences au moment qui nous intéresse, celui où cet ordre commence<br />

à être remis en cause. Ils transforment en effet le parti démocrate<br />

en cible presque prioritaire des mouvements radicaux que les années<br />

1960 font surgir des flancs de la jeunesse contestataire. Ainsi, même si la<br />

coïncidence de ces deux évolutions n’implique pas qu’elles soient imputables<br />

aux mêmes facteurs – parfois, ce sera tout le contraire –, l’ancien<br />

parti du New Deal va perdre presque simultanément l’appui de sa base<br />

ouvrière et celui de ses franges les plus radicales.<br />

LA DÉCOUVERTE DE LA QUESTION RACIALE<br />

Les choses n’en restent pas là. Très timidement à partir de la fin des<br />

années 1950, plus ouvertement au cours de la décennie suivante, les<br />

démocrates semblent découvrir que l’égalité raciale ne règne pas aux<br />

États-Unis, et moins que jamais dans les États du Sud, où ils font office<br />

de parti unique depuis Franklin Roosevelt. Pendant que les dirigeants<br />

nationaux se soucient en priorité des « infiltrations communistes » dans<br />

le mouvement des droits civiques, il existe encore des endroits où, au<br />

début des années 1960, 90 % des terres sont la propriété de quelques<br />

dizaines de familles, toutes blanches ; des comtés où, grâce à la couleur<br />

de leur peau, certains morts sont mieux représentés que les vivants. En<br />

1965, par exemple, les listes électorales de Lowndes, en Alabama, ne<br />

recensent aucun des 12 000 résidents noirs, alors qu’y figurent 118 %<br />

des électeurs blancs potentiels 23 … Le parti démocrate, qui s’éloigne des<br />

22. Adlai Stevenson, discours du 3 octobre 1952, cité in ibid., p. 249.<br />

23. Lire l’enquête d’Andrew Kopkind, « The Lair of the Black Panther », The<br />

New Republic, 13 août 1966. Ce texte et des dizaines d’autres du même auteur


68<br />

LA PARENTHÈSE POPULISTE<br />

thèmes économiques et sociaux opposant le « peuple » (implicitement<br />

blanc) aux élites, se penche sur le sort des « minorités », d’abord raciales,<br />

puis sexuelles. Sa plate-forme présidentielle de 1972 proclame fièrement<br />

« le droit d’être différent ». Vingt ans plus tard, devenu « le parti de l’inclusion<br />

», il claironne avec Bill Clinton sa « fierté particulière de l’émergence<br />

dans notre pays de la république multiraciale et multi-ethnique la<br />

plus importante et la plus harmonieuse [most succesfull] du monde », et<br />

il s’engage à « faire comprendre à tous les Américains la diversité de<br />

[leur] héritage culturel » 24 . Il ne s’agit pas de regretter une telle évolution<br />

en soi – la somme de discriminations subies par les Noirs, les<br />

femmes, les homosexuels, les Indiens, les handicapés, etc., imposait<br />

qu’ils bénéficient d’un rattrapage volontariste –, mais plutôt de constater<br />

que la mise à niveau intervient alors que les démocrates paraissent avoir<br />

fait leur deuil d’un discours de mobilisation « populiste ». Or la montée<br />

simultanée d’un unanimisme de classe et d’un communautarisme de<br />

groupe va provoquer des effets politiques délétères.<br />

Se voulant le parangon d’une harmonie multiculturelle, le Parti démocrate<br />

n’invoque pas pour y parvenir le combat social et solidaire d’autrefois,<br />

mais la propagation des idées de communauté partagée, de morale<br />

universelle, voire de simple « décence », autant de sentiments dont il<br />

escompte qu’ils seront imposés par les tribunaux et par les médias<br />

davantage que par les mobilisations populaires. La notion de conflit n’a<br />

pas disparu, seulement sa réalité : « Partageant la langue anglaise entre<br />

mots à connotation positive et mots à connotation négative, ironise John<br />

Gerring, le candidat [démocrate] n’a plus qu’à souligner qu’il soutient<br />

inconditionnellement les premiers et condamne les autres. Les programmes<br />

politiques sont présentés sous forme de “guerres” ou de “croisades”,<br />

mais les ennemis choisis sont également honnis par les<br />

républicains et par les démocrates – l’inflation, le chômage, le déclin<br />

national, la médiocrité rampante, la subversion intérieure. 25 » Quand<br />

qui évoquent les mobilisations politiques des années 1960 ont été rassemblés<br />

in Andrew Kopkind, The Thirty Years’ Wars, Verso, Londres, 1995. En 1964,<br />

seuls 6 % des Noirs du Mississipi participent à l’élection présidentielle. En<br />

1968, grâce au Voting Rights Act de 1965, ils seront près de 60 % à le faire.<br />

24. Plate-forme du parti démocrate pour l’élection présidentielle de 1992, citée<br />

in John Gerring, Party Ideologies…, op. cit., p. 245.<br />

25. John Gerring, The Development…, op. cit., chapitre VI.


SERGE HALIMI 69<br />

elle prendra définitivement le pas sur celle de la justice sociale, la rhétorique<br />

de l’« inclusion » amplifiera l’effet démobilisateur, voire conservateur,<br />

du discours démocrate. Car il s’agit bien d’être inclus, intégré,<br />

dissous dans le monde tel qu’il est, de plus en plus socialement inégalitaire,<br />

et de pouvoir exhiber davantage de femmes, de Noirs, d’homosexuels,<br />

de Latino-Américains dans les corridors du pouvoir. Alors<br />

qu’enflent les voiles de la contre-révolution conservatrice, avec ses composantes<br />

racistes et puritaines, les républicains occupent déjà la position<br />

avantageuse de porte-parole d’une nation américaine que leurs adversaires<br />

prétendent fractionner pour mieux l’inclure dans sa totalité. Étant<br />

constamment minoritaires au Congrès (ils le resteront jusqu’en 1995),<br />

les républicains peuvent aussi se proclamer en partie étrangers au statu<br />

quo politique et à la technocratie qui le gère 26 .<br />

LE SURGISSEMENT DE LA CONTESTATION<br />

Évoquant les dirigeants noirs américains, Erving Goffman a suggéré<br />

qu’avec leur institutionnalisation, dans les États du Nord-Est et du<br />

Midwest en particulier, ils vont cesser de s’adresser à la société au nom<br />

des réprouvés et devenir les avocats de la société – c’est-à-dire des ajustements<br />

qu’elle requiert – auprès des réprouvés 27 . Pour certains, cela<br />

pourra aller jusqu’à concéder que la discrimination dont souffrent les<br />

autres Noirs est plus imaginaire que réelle, provoquée par des<br />

défaillances individuelles – la reconnaissance sociale dont ils jouissent<br />

eux-mêmes prouvant a contrario le caractère démocratique du pays. À<br />

entendre ces porte-parole, il convient alors de « résoudre et de prévenir<br />

les conflits plutôt que de les conduire à leur terme 28 », de définir les intérêts<br />

de leurs mandants de manière tellement restrictive que leur défense<br />

26. Entre 1955 et 1995, les démocrates contrôlent sans interruption la<br />

Chambre des représentants, et le Sénat la plupart du temps. Politiquement, les<br />

choses sont moins claires dans ces enceintes parlementaires, où la discipline de<br />

parti n’existe pas.<br />

27. Erving Goffman, Stigma : Notes on the Management of a Spoiled Identity,<br />

Prentice Hall, Englewood Cliffs, 1963.<br />

28. Lire Christopher Lasch, « The End of Populism », in The Agony of the<br />

American Left, op. cit., p. 28.


70<br />

LA PARENTHÈSE POPULISTE<br />

n’implique plus la moindre critique du statu quo. Quand la guerre du<br />

Vietnam s’intensifie, les organisations noires les mieux intégrées au jeu<br />

politique et les syndicats traditionnels doivent néanmoins constater que<br />

les marchandages au sommet de ce type suscitent des difficultés croissantes.<br />

Négocier avec une administration démocrate, accepter des compromis<br />

avec elle, c’est prendre le risque de s’aliéner une fraction<br />

radicalisée qui, elle, refuse de se compromettre. Car le parti démocrate a<br />

cessé d’être l’allié, même décevant, des éléments les plus avancés de la<br />

société américaine. Et il s’apprête à devenir leur principal adversaire.<br />

Interrompant la somnolence des années Eisenhower, la présidence<br />

Kennedy (1961-1963) favorise un réveil politique. L’assassinat de Dallas,<br />

en novembre 1963, ouvre la voie à cinq années de mobilisation et de tragédies<br />

exceptionnelles, dissipant pour longtemps les illusions d’une fin<br />

de l’histoire. Le mouvement noir arrache ses plus grandes victoires 29 ,<br />

mais il voit tomber ses plus grands leaders sous les balles des tueurs<br />

(Malcolm X en 1965, Martin Luther King trois ans plus tard) ; la guerre<br />

du Vietnam s’amplifie et s’enlise ; des étudiants lancent un « mouvement<br />

» qui tente de fédérer les contestations. L’opposition entre démocrates<br />

et radicaux de gauche atteint le point de non-retour après le<br />

meurtre de Robert Kennedy (juin 1968). Il prend la forme d’émeutes<br />

raciales à Los Angeles, de manifestations contestataires à Chicago, sauvagement<br />

réprimées par le maire démocrate. En novembre 1968, à<br />

l’issue d’une campagne au cours de laquelle il a martelé son intention de<br />

rétablir « la loi et l’ordre », le républicain Richard Nixon est élu président<br />

des États-Unis. Une fraction appréciable de l’électorat populaire<br />

blanc l’a soutenu, en particulier dans les États du Sud et du Midwest.<br />

Autrefois acquis au discours populiste des démocrates, ces Américains<br />

29. En 1964, la loi sur les droits civiques, le Civil Rights Act, interdit la discrimination<br />

« de race, de couleur, de sexe ou d’origine nationale pour l’ensemble<br />

des pratiques concernant l’emploi : embauche, renvoi, salaire, formation, sanctions<br />

disciplinaires et avantages sociaux ». En 1965, c’est le Voting Rights Act<br />

qui garantit à l’échelle fédérale le droit de vote des Noirs et celui d’être représenté<br />

au Congrès (contrôle du découpage électoral des circonscriptions). En<br />

1967, le programme de discrimination positive est créé. Dans les secteurs où il<br />

emploie un nombre insuffisant de Noirs et de femmes, l’entrepreneur doit<br />

« fixer des objectifs et un calendrier d’application qu’il s’engage à respecter<br />

pour combler ces lacunes ».


SERGE HALIMI 71<br />

ont basculé à droite, effrayés par le « désordre » que provoquent dans<br />

leur existence l’égalité raciale, les manifestations violentes, la « désobéissance<br />

civique », la libération des mœurs. Ce peuple-là, que le déclassement<br />

social (c’est-à-dire souvent, aux États-Unis, l’obligation de vivre à<br />

proximité des Noirs) semble menacer, en a assez des expérimentations<br />

qui se font sur son dos. Quand les murs se referment sur eux, les gens<br />

se retournent les uns contre les autres.<br />

Power to the people : empruntant son slogan aux Black Panthers, la nouvelle<br />

gauche des années 1960, celle dont les parents avaient fait le New<br />

Deal, essaie de contre-attaquer en mobilisant politiquement des groupes<br />

que les démocrates au pouvoir préféreraient voir rester tranquilles –<br />

Noirs, travailleurs agricoles hispaniques, mineurs des Appalaches –,<br />

ayant alors d’autres priorités: l’intensification de la guerre du Vietnam, la<br />

défense du complexe militaro-industriel, la préservation d’un État-providence<br />

« qui maintient les pauvres en vie, à condition qu’ils restent<br />

pauvres et sans pouvoirs 30 ». Involontairement, les étudiants radicaux,<br />

qui escomptent une contagion des soulèvements contre le « système »,<br />

vont accélérer le basculement à droite des « petits Blancs » pris dans l’étau<br />

du déclassement, entre un État qui ne les protège plus et des minorités<br />

raciales dont le contact les terrifie. Une telle évolution était prévisible tant<br />

ces étudiants, socialement privilégiés et sans tradition politique (jusqu’à<br />

cette date, les campus américains n’avaient pas été un lieu de mobilisation<br />

particulier), voyaient dans la classe ouvrière de leur pays une somme<br />

d’embourgeoisement, de matérialisme, de sexisme, de nationalisme et de<br />

racisme. Cette « barrière des valeurs », les républicains en feront le<br />

meilleur usage, de Richard Nixon en 1968 à Ronald Reagan en 1980, puis<br />

à George H. Bush en 1988, avant que son fils n’en profite à son tour <strong>31</strong> .<br />

Tandis qu’ils œuvreront économiquement pour les riches, ils proclameront<br />

leur attachement à une culture populaire que la nouvelle gauche n’a<br />

cessé de brocarder et que les démocrates croient savoir « traiter » par les<br />

médias et par la loi.<br />

30. Andrew Kopkind, The Thirty Years’ Wars, op. cit., p. 30.<br />

<strong>31</strong>. Lire en particulier Thomas Byrne Edsall et Mary Edsall, Chain Reaction :<br />

The Impact of Race, Rights and Taxes on American Politics (Norton, New York,<br />

1991), et Earl et Merle Black, The Vital South : How Presidents are Elected<br />

(Harvard UP, Cambridge, 1992). Sur George W. Bush, lire Tom Frank, « Cette<br />

Amérique qui vote George W. Bush », Le Monde diplomatique, février 2004.


72<br />

LA PARENTHÈSE POPULISTE<br />

Dès la fin des années 1960, les arrangements de l’ordre keynésien se<br />

délitent, les marchandages institutionnels au sommet n’empêchent plus<br />

la mobilisation de la base, la guerre du Vietnam s’enlise, le centre<br />

s’écroule. « No peace, no justice, avait expliqué Martin Luther King lors<br />

des soulèvements urbains, les bombes qui tombent sur l’Indochine<br />

explosent sur nos villes. » Mais le « mouvement » – contestataire, de<br />

gauche, indépendant du parti démocrate –, dont en 1968 l’offensive du<br />

Têt au Vietnam va décupler l’énergie, est encore trop jeune, trop faible,<br />

beaucoup trop méprisant à l’égard du prolétariat blanc et des syndicats<br />

pour cristalliser la coalition « populiste, progressiste et internationaliste »<br />

dont rêvent à l’époque certains intellectuels. Vient l’heure de la réaction,<br />

celle des républicains. « Je ne suis pas contre les gens de couleur, je suis<br />

contre les émeutes », plaideront bon nombre de « petits Blancs » de plus<br />

en plus réceptifs aux discours de la droite <strong>32</strong> . La contagion de l’esprit de<br />

libération s’interrompt pour de bon, remplacée par la fragmentation des<br />

identités particulières. Alors qu’il aurait fallu élargir le mouvement,<br />

mobiliser ceux qui ont baissé les bras, combattre la tentation du repli<br />

racial ou sectaire, les solidarités éclatent. Le système s’enracine, les<br />

contestations lui servant même « d’aphrodisiaques dans la climatisation,<br />

d’hallucinogènes dans l’eau courante 33 ». À défaut d’une révolution politique,<br />

les convulsions des années 1960 débouchent sur un nouveau style<br />

– récupérable, lucratif, amusant et « branché». Et la « grande révolution<br />

culturelle bourgeoise 34 » régénère cahin-caha un système qu’elle entendait<br />

mettre à bas. Économiquement, socialement, politiquement, l’ordre<br />

keynésien a craqué. Mais, déjà aléatoires dans les meilleures des circonstances,<br />

les perspectives d’un dépassement de gauche ont été ruinées<br />

pour des raisons qui seront récurrentes, aux États-Unis et ailleurs : les<br />

contestataires ne savent pas s’adresser à d’autres classes que la leur (ou à<br />

d’autres interlocuteurs que les médias, ce qui revient souvent au même) ;<br />

<strong>32</strong>. Lire, sur le sujet, le beau texte d’Andrew Kopkind, « Blue collars and white<br />

racism », Mayday, 11 octobre 1968 (in Andrew Kopkind, The Thirty Years’<br />

Wars, op. cit., p. 140-145), reproduit dans ce numéro pages 75. Dans cet<br />

article, modèle de journalisme, l’auteur est en effet capable de rentrer dans les<br />

raisons de ses adversaires et, quand ceux-ci sont issus des milieux populaires,<br />

d’éviter de leur opposer mépris de classe ou dédain culturel. L’essentiel de la<br />

presse française, du Monde à Charlie Hebdo, procède de la manière inverse.<br />

33. Ibid., p. 150.<br />

34. Ibid., p. 153.


SERGE HALIMI 73<br />

ils veulent avant tout célébrer leur radicalité, parfois circonscrite à un<br />

petit territoire culturel et « sociétal », leur relativisme des « identités » et<br />

du métissage. S’interdisant tout discours collectif, toute affirmation à<br />

caractère universel, ils ne peuvent pas parler à des groupes dont le<br />

niveau de conscience diffère du leur. Ils n’essaient pas souvent, d’ailleurs.<br />

Le mépris de classe que leur voue une partie de la gauche radicale, son<br />

« complexe de supériorité à l’encontre des masses obscurantistes, un<br />

refus de créditer leurs adversaires d’intentions respectables, une réticence<br />

croissante à soumettre leur politique à l’approbation publique 35 »<br />

précipitent à droite des millions d’Américains : des ménagères antiféministes<br />

qui, par panique identitaire, par peur d’un monde qu’elles ne<br />

comprennent plus, se raccrochent désespérément à la famille traditionnelle<br />

36 ; des ouvriers et des employés blancs qui n’apprécient pas les<br />

leçons de tolérance raciale que des privilégiés, souvent, entendent leur<br />

enfoncer dans le crâne. « Les gens, explique Andrew Kopkind, n’aiment<br />

pas qu’on les traite de “racistes” quand leurs cœurs commencent à soupçonner<br />

que d’autres motifs que celui-ci les anime. 37 » Au total, des millions<br />

d’individus obscurs « qui souffrent et qui confondent ceux qui<br />

souffrent comme eux avec ceux qui les tourmentent 38 » désertent les<br />

rangs d’une gauche qui paraît les avoir abandonnés, et avec eux un discours<br />

sur le bien commun. C’est le long backlash (ou retour de bâton) qui<br />

commence. Quiconque cherche à expliquer l’essor du conservatisme<br />

américain ne peut que buter sur ce changement de camp d’une fraction<br />

des catégories populaires. L’explication vaudra pour d’autres pays, dont<br />

la France, mais deux ans avant l’élection de Reagan, Pierre Dommergues<br />

remarque à propos des États-Unis et de son petit peuple de droite : « Ces<br />

hommes et ces femmes ne sont pas fascistes. Ils ne désavouent pas les<br />

grands principes constitutionnels. Mais, confrontés au chômage et à la<br />

dégradation de leur pouvoir d’achat, ils oublient leurs idéaux, s’accrochent<br />

à leurs maigres privilèges et remettent en question les acquis égalitaires<br />

arrachés par les minorités à une époque de forte croissance. Il<br />

suffit de peu pour que ces victimes de l’austérité nouvelle basculent du<br />

35. Christopher Lasch, Le Seul et Vrai Paradis, op. cit., p. 372.<br />

36. Lire Andrew Kopkind, « Femme, féminisme et droite américaine », <strong>Agone</strong>,<br />

2003, <strong>n°</strong> 28. [ndlr]<br />

37. Andrew Kopkind, The Thirty Years’ Wars, op. cit., p. 143.<br />

38. Ibid., p. 308.


74<br />

LA PARENTHÈSE POPULISTE<br />

côté de la réaction. La gauche n’a pas réussi à leur ouvrir les yeux. La<br />

droite leur offre une explication, des boucs émissaires et des modalités<br />

d’action. 39 » À partir de 1973, le niveau de vie de la majorité des<br />

ménages américains cesse en effet de croître. Au moment où ils ont le<br />

sentiment que l’État les abandonne à leur sort, l’inflation s’envole, précipitant<br />

avec elle des millions de familles dans des tranches d’imposition<br />

plus élevées, ce qui habitue ces contribuables à prêter davantage l’oreille<br />

aux jérémiades antifiscales des républicains. La conversion idéologique<br />

prend souvent un tour racial. Thomas et Mary Edsall rapportent le<br />

témoignage d’un menuisier blanc de Chicago en 1988 : « La plupart des<br />

gens qui ont besoin d’aide sont noirs. Et la plupart des gens qui aident<br />

sont blancs. Nous en avons assez de payer pour les HLM de Chicago et<br />

pour les transports en commun que nous n’utilisons pas. 40 » Ceux qui<br />

sont en colère se trompent parfois de colère.<br />

SERGE HALIMI<br />

Ce texte est extrait du chapitre III de<br />

Le Grand Bond en arrière, Fayard, 2004<br />

39. Pierre Dommergues, « L’essor du conservatisme américain », Le Monde<br />

diplomatique, mai 1978.<br />

40. Thomas et Mary Edsall, Chain Reaction…, op. cit., p. 6. Les quartiers du sud<br />

de Chicago, desservis par des transports publics souvent en mauvais état, étaient<br />

à l’époque noirs à plus de 95 % (lire Serge Halimi, « L’université de Chicago, un<br />

petit coin de paradis au cœur du ghetto », Le Monde diplomatique, avril 1994).


ANDREW KOPKIND 75<br />

Racisme blanc en col bleu<br />

George wallace fut élu gouverneur démocrate de l’Alabama pour la première fois en<br />

1962 sur un programme ouvertement ségrégationniste. Candidat malheureux aux<br />

primaires démocrates de 1964, il se présente à l’élection présidentielle de 1968 sous ses<br />

propres couleurs après avoir fondé l’American Independent Party. Ses thèmes de prédilection<br />

sont le poids du gouvernement fédéral, la stigmatisation des Noirs, des étudiants<br />

et des opposants à la guerre du Vietnam.<br />

C’est le moment où l’attention du journaliste militant Andrew Kopkind commence à se<br />

porter sur ces « petits Blancs » que le mépris de la gauche tend alors à jeter dans les<br />

bras de Wallace, avant de les précipiter à droite. Enquêtant sur l’Amérique profonde,<br />

Kopkind donnera, dans les années 1970, la parole à ceux « qui souffrent et qui confondent<br />

ceux qui souffrent comme eux avec ceux qui les tourmentent ».<br />

Quant à George Wallace, il obtient en 1968 plus de dix millions de voix, soit 13,53 %,<br />

emportant cinq États du Sud (le républicain Nixon battant le démocrate Humphrey<br />

par 43,40 % contre 42,7 2%). Revenu au parti démocrate en 1972, il est victime d’un<br />

attentat qui le laisse définitivement paralysé, en pleine campagne des primaires, qu’il<br />

remporte dans six États en se faisant le champion de l’opposition à la déségrégation de<br />

l’enseignement public. Le phénomène marque ses limites au niveau national lors de la<br />

campagne de 1976, mais Wallace demeure gouverneur de l’Alabama jusqu’en 1987.<br />

Andrew Kopkind (1935-1994) s’est détourné de la carrière dorée que lui promettaient<br />

une formation dans une grande université américaine de la côte Est des États-Unis et<br />

un recrutement au Time pour se consacrer à un journalisme militant.<br />

Pendant trente ans Kopkind est de tous les combats de la gauche américaine (du<br />

Vietnam au Golfe, des Noirs aux homosexuels en passant par le féminisme) ; il en<br />

devient l’un des journalistes importants et, simultanément, l’un des critiques intraitables.<br />

AGONE, 2004, <strong>31</strong>/<strong>32</strong> : 75-84


76<br />

RACISME BLANC EN COL BLEU<br />

LEPAYS DE GEORGE WALLACE – dans les marches industrielles du Nord<br />

– est le pays des laissés-pour-compte. Non pas les exclus, les<br />

oppressés ou les dépossédés : le public de Wallace s’est tout simplement<br />

effacé de nos esprits. Tandis que les Noirs sont harcelés, les<br />

pauvres font l’objet de « programmes », les étudiants sont rossés, les élites<br />

honorées et la « nouvelle classe » portée aux nues, les travailleurs blancs<br />

sont ignorés. Ils n’inspirent ni peur ni admiration. À Cleveland, les quartiers<br />

favorables à Wallace s’étendent, hésitant entre les banlieues bien<br />

entretenues et les ghettos sales – pas assez déclassés pour être rasés ou<br />

tout juste bons pour la ségrégation. Autour d’eux, l’atmosphère est épaisse<br />

et lourde – saturée de fumée et de poussière, d’ennui et de frustration.<br />

Pendant une trentaine d’années voire plus, les revendications des travailleurs<br />

en col bleu – en tant que classe – ont été exprimées par deux<br />

institutions : les syndicats et le parti démocrate. Par le biais de l’une ou<br />

de l’autre, les salariés pouvaient élaborer une identité sociale, quoique<br />

incomplète. Désormais, ces deux institutions ne remplissent plus ce rôle<br />

d’aucune façon conséquente. Il serait pour le moins difficile de trouver<br />

un responsable syndical qui n’admette pas, à l’unisson des autres, que les<br />

syndicats ont « perdu contact » avec la base. Comme force de médiation,<br />

le parti démocrate est tombé un peu plus en désuétude. Les sections<br />

locales du parti qui servirent autrefois de vecteurs de mobilité sociale à<br />

une myriade de groupes ethniques sont hors d’état de jouer ce rôle. Ces<br />

dernières années, la politique ethnique s’est coulée dans un schéma de<br />

conscience en noir et blanc : la lutte des races a fondu Polonais, Italiens,<br />

Irlandais et Gitans dans le melting-pot des Blancs. Aujourd’hui, le parti<br />

démocrate est perçu comme un ennemi actif des « gens ordinaires » : il<br />

appelle leurs fils sous les drapeaux pour des guerres inutiles, laboure<br />

leurs quartiers pour construire des autoroutes, laisse les émeutiers écumer<br />

leurs rues et s’approprie leurs salaires par voie fiscale au bénéfice<br />

d’autrui. Le syndicat est considéré comme à peine plus fréquentable : il<br />

sacrifie les enjeux locaux aux négociations nationales, fait le jeu de l’entreprise<br />

en coulisses, et propulse les incompétents et les travailleurs non<br />

qualifiés à des postes bien payés.<br />

Que ces récriminations soient justifiées ou non, elles sont profondément<br />

enracinées. Les avancées « réelles » que les travailleurs blancs ont


ANDREW KOPKIND 77<br />

obtenues grâce aux syndicats et partis politiques ne les portent pas à une<br />

gratitude éternelle, pas plus qu’elles n’atténuent les frustrations objectives<br />

de la vie en col bleu. Aujourd’hui, du puits de ces frustrations jaillissent<br />

des bulles de racisme et d’anticommunisme qui explosent en<br />

surface, et cela n’a rien de surprenant : les États-Unis fournissent ce gaz<br />

empoisonnée à tout un chacun. Mais pour les travailleurs en col bleu, la<br />

campagne électorale de Wallace est le premier moyen d’expression original<br />

à leur disposition depuis des années.<br />

En tant que candidat national dont l’électorat est présent en tout point<br />

du pays, George Wallace peut incarner différentes choses pour différents<br />

publics – même s’il ne tient qu’un discours. Pour Bradley Jefferson,<br />

ouvrier dans l’automobile à l’usine Fisher Body dans la banlieue industrielle<br />

de Cleveland à Euclid, Wallace n’est ni un messie ni un fou. Mais<br />

au moins, il est meilleur que « les autres ». Wallace parle aux gens comme<br />

Bradley Jefferson, et Jefferson lui retourne une attention aussi inhabituelle<br />

en portant sur son lieu de travail un badge à l’effigie du candidat.<br />

« J’étais un démocrate inconditionnel, commença Jefferson au cours de<br />

notre longue conversation. Je croyais qu’il n’existait rien de tel qu’un<br />

démocrate – ils étaient en faveur des petites gens, des travailleurs. […]<br />

Je n’ai jamais voté pour un républicain, pas même Eisenhower : je ne<br />

peux tout simplement pas voir un président républicain. J’ai voté pour<br />

Johnson en 1964 parce qu’il était contre Goldwater, mais j’ai pensé que<br />

c’était un pur politicien, à 100 % pour sa pomme. Maintenant, Nixon,<br />

c’est un toquard ; ce discours de caissier ne sonne pas très bien.<br />

Humphrey ? Il a tout bon : contrôle, contrôle, contrôle. Mais il est trop<br />

léger sur les questions raciales, c’est un inconvénient. (Mince, est-ce que<br />

je deviens raciste ?) Wallace, je ne l’aime qu’à 40 % ; ce n’est pas tant<br />

pour ce qu’il peut vraiment faire s’il devient président, mais le fait qu’il<br />

gagne, ou recueille beaucoup de voix, pourra rassembler les gens. Donc<br />

je suis pour Wallace. Mais vous savez, parfois je ne suis pas sûr de savoir<br />

pourquoi je vote pour quelqu’un. Est-ce que ça a un sens ? »<br />

Selon un sondage réalisé par le journal de Fisher Body avant les<br />

conventions [de 1968], le choix présidentiel de Bradley Jefferson semble<br />

partagé par au moins un tiers des 1 800 employés de l’usine. C’est un<br />

homme doux et calme, père de neuf enfants, qui possède (presque) une<br />

maison, et dont un fils est dans les marines. Quelques autres de ses<br />

enfants se sont mariés et ont quitté la maison. Voilà bien longtemps,<br />

Jefferson et sa femme envisagèrent d’ouvrir un magasin de tissu et


78<br />

RACISME BLANC EN COL BLEU<br />

d’articles de mercerie, mais il dépensa ses économies en Californie pendant<br />

la guerre, et l’idée tomba à l’eau. En 1963, il réussit à acheter une<br />

« petite sandwicherie » dans le quartier, mais pour la perdre – ainsi que<br />

la moitié de son investissement – deux années plus tard. Maintenant, à<br />

ses heures perdues, il bidouille de vieux téléviseurs et regarde le football<br />

sur un nouveau modèle. Il est né à Cleveland, pas loin de sa maison<br />

actuelle, et le voisinage immédiat est encore blanc. À plus de deux kilomètres<br />

de l’avenue commencent les quartiers noirs. Pour une raison ou<br />

une autre, il envisage de quitter la ville.<br />

Pendant des années, Jefferson a travaillé à la chaîne, fixant les planchers<br />

des voitures, à la cadence d’un toutes les 80 secondes. C’était, ainsi que<br />

l’affirmaient tous les ouvriers de la chaîne de montage, « un rythme assassin<br />

». Maintenant, son âge et son expérience lui ouvrent droit à des tâches<br />

plus faciles, hors de la chaîne – assemblant « quatre ou cinq boulons,<br />

quelques écrous et vis, un morceau de caoutchouc et un morceau de<br />

chrome » pour les vitres arrières des Cadillac et Oldsmobile. La convention<br />

collective prévoit que Jefferson réalise 21 montages par heure, ou<br />

189 par jour ; mais il peut en faire plus s’il travaille plus vite, et parfois il<br />

termine en avance et se défile pour jeter un œil au journal ou au Reader’s<br />

Digest. Il n’est pas autorisé à quitter l’usine pendant la journée.<br />

C’est la période haute de la saison, et Jefferson travaille six jours par<br />

semaine. Comme tout un chacun, il compte les heures supplémentaires<br />

en tant qu’élément essentiel du salaire ; la semaine de quarante-huit<br />

heures (ou quel que soit le slogan actuel) est une fiction économique.<br />

Avant, il tenait les finances d’une autre section syndicale de l’usine, et<br />

bien qu’il se considère comme un « militant », il ne prend pas part aux<br />

affaires syndicales à un niveau significatif.<br />

Il est à peine besoin de dire que la vie dans une usine automobile est<br />

complètement déshumanisante ; l’éclairage fluorescent et une convention<br />

collective n’ont rien changé, en pratique, aux effets sociaux du système<br />

industriel depuis l’époque des « moulins noirs sataniques 1 ». Ce<br />

qu’il est difficile aux non-ouvriers de comprendre – à rebours des mythes<br />

sur les conditions pépères et les salaires de cadres –, c’est que le syndi-<br />

1. Nom donné aux usines anglaises à la fin du XVIII e siècle par William Blake<br />

dans un poème resté célèbre à ce jour, Jerusalem. Elles symbolisaient à ses yeux<br />

la déshumanisation et l’aliénation de l’ère moderne ouverte par la révolution<br />

industrielle. [ndt]


ANDREW KOPKIND 79<br />

cat lui-même contribue au processus de déshumanisation. Les responsables<br />

syndicaux de Cleveland pensent que la United Auto Workers est<br />

largement composée de partisans de Wallace, et quoiqu’il y ait bien des<br />

explications possibles, la structure extraordinairement manipulatrice de<br />

la UAW doit être rangée au nombre des facteurs clés. « Tout se passe<br />

presque comme si l’UAW avait été façonnée dans le but de faire taire la<br />

base, me confia un responsable syndical inquiet. Nous ne disons rien à<br />

nos membres et leur demandons seulement de venir à nos réunions afin<br />

d’approuver nos décisions. » Il n’est guère surprenant que les membres<br />

en question refusent jusqu’à cette exigence minimale. Selon l’estimation<br />

de ses dirigeants, dans une grande section syndicale de Cleveland comptant<br />

4 500 membres, seuls 1 % participent à la gestion courante. Dans<br />

une autre section, moins de 10 % font appel à la commission des litiges,<br />

et presque les trois quart ne se sont pas rendus aux urnes aux dernières<br />

élections syndicales. À General Motors, pendant trois mois sans discontinuer,<br />

des réunions durent être annulées, faute d’atteindre le quorum de<br />

50 personnes. Dans le système UAW, les problèmes quotidiens sont pris<br />

en charge directement sur la chaîne par deux douzaines d’intendants et<br />

de superviseurs habilités à changer les affectations de postes à la façon<br />

des experts en management, de sorte que les ouvriers s’adaptent au<br />

règlement de l’usine. Les ouvriers voient « leurs » intendants comme des<br />

bureaucrates apathiques faisant le sale boulot de l’entreprise.<br />

Comme force sociale, le mouvement ouvrier (excepté en quelques<br />

rares secteurs) a cessé d’aller de l’avant voilà bien longtemps, et consacre<br />

maintenant un immense effort à faire du surplace. Ses politiques « progressistes<br />

» sont exprimées dans un flot de rhétorique – et de brochures<br />

– émanant du siège international, mais au niveau local, les quelques progressistes<br />

restants (et les gauchistes, espèce plus rare encore) font tout ce<br />

qu’ils peuvent pour s’affronter à la déferlante raciste et réactionnaire.<br />

Parfois, ils sont noyés. Dans une section syndicale de Chevrolet à<br />

Cleveland, les dirigeants étaient si racistes que le président accrocha un<br />

drapeau confédéré sur le mur de son bureau afin d’afficher ses sympathies<br />

; le quartier général international envoya des hommes de Detroit<br />

pour le déchirer. Dans une autre usine de la General Motors, bien des<br />

cadres sont ouvertement en faveur de Wallace, en dépit de la propagande<br />

contraire venue d’en haut. Le président – à la retraite depuis peu<br />

– de la zone Cleveland UAW (le plus grand syndicat de l’État) tint des<br />

propos racistes à peine voilés contre Carl Stokes, un Noir, au cours de


80<br />

RACISME BLANC EN COL BLEU<br />

sa première campagne, non victorieuse. Par un heureux hasard, l’opposant<br />

blanc à Stokes lors des primaires fut l’homme désigné par les<br />

cadres. Un responsable politique démocrate affirma récemment : « Cela<br />

fait plusieurs années que les dirigeants syndicaux ferment les yeux sur<br />

le racisme. Maintenant, ça leur saute à la figure. »<br />

Les tentatives de certains militants syndicaux visant à former des<br />

groupes politiques en dehors du parti démocrate – ou de s’opposer aux<br />

positions démocrates orthodoxes – sont rapidement étouffées. Un responsable<br />

syndical rapporte : « Le sommet craint en fait la naissance<br />

d’une nouvelle organisation. Ils ont peur que les membres votent “mal”<br />

à la prochaine élection. » Lorsqu’un petit comité électoral de gauchistes<br />

d’une section syndicale UAW de Cleveland commença à s’agiter contre<br />

la guerre [du Vietnam], voilà à peu près un an, un représentant de l’étatmajor<br />

prit l’avion pour juguler la révolte anti-gouvernementale. Il<br />

déclara devant les ouvriers réunis à l’appel du comité : « La moitié<br />

d’entre vous, les gars, n’auront plus de boulot à la fin de la guerre. » Les<br />

coups de sabre des centrales contre les initiatives politiques indépendantes<br />

sont effroyables et rapides : quand une organisation non affiliée<br />

au parti, fondée pour faire campagne pour le non lors d’un référendum<br />

sur la « liberté du travail 2 » en Ohio, essaya de poursuivre sur cette voie<br />

victorieuse dans le domaine éléctoral, les dirigeants syndicaux nationaux<br />

et locaux coupèrent tout financement et soutien. Ainsi fut tuée<br />

dans l’œuf la force politique la plus prometteuse qu’ait connue l’Ohio<br />

pendant toute une génération.<br />

Pour des raisons qu’on n’a pas de mal à imaginer, la direction syndicale<br />

dépense des fortunes pour infliger une défaite à Wallace. Les ouvriers<br />

sont submergés de documents détaillant les actions anti-syndicales<br />

menées par Wallace en Alabama et, en plus des appels à contribution, ils<br />

lancent des appels à la raison. Mais, en un sens, tout l’effort fourni pourrait<br />

être contre-productif. Pour la bonne raison que les gens n’aiment pas<br />

s’entendre dire qu’ils sont « racistes » quand au fond de leur cœur ils<br />

soupçonnent que d’autres motifs sont à l’œuvre. Plus important encore,<br />

l’intransigeante posture anti-Wallace des responsables syndicaux est souvent<br />

ramenée à leur autoritarisme virulent sur d’autres questions. « Les<br />

2. Aux États-Unis, les campagnes contre le droit de grève se mènent au nom de<br />

la « liberté du travail ». [ndt]


ANDREW KOPKIND 81<br />

syndicats ont essayé de faire voter pour des racistes dans le passé avec les<br />

mêmes intonations dont ils usent aujourd’hui contre le racisme, expliqua<br />

un militant à Cleveland. Les dirigeants concluent des accords nationaux<br />

dont la base sait qu’ils l’arnaquent, ou les chefs soutiennent des campagnes<br />

d’intégration que la base croit à ses dépens. Ils se font avoir des<br />

deux côtés, et ils en veulent aux syndicats. Désormais, les syndicats leurs<br />

disent de voter pour Humphrey, et ils sont capables de voter pour<br />

Wallace juste pour faire chier. »<br />

Il est un paradoxe sous-jacent à « l’anti-syndicalisme syndical » qui<br />

peut expliquer une bonne part du syndrome Wallace dans le Nord<br />

industriel. Pour Ben Nash, travailleur à la chaîne à Fisher-Euclid (il<br />

monte des joints en caoutchouc sur les vitres de voitures), on peut facilement<br />

rendre compte du paradoxe. « Je suis membre d’un syndicat, me<br />

glissa-t-il dans un souffle. Je ne pourrais pas faire autrement. Je ne crois<br />

pas qu’il soit possible d’obtenir quoi que ce soit sans syndicat. Mais cela<br />

ne veut pas dire que je dois écouter les propos politiques des dirigeants.<br />

Ils ne savent pas comment ça se passe pour nous. Notre fils est sous les<br />

drapeaux ; il va à Fort Benning et là, pour lui c’est ou le Vietnam ou<br />

l’Allemagne. Je ne veux pas qu’il soit blessé au Vietnam ; cette guerre ressemble<br />

exactement à notre façon de faire marcher les choses – comme<br />

notre Nord contre notre Sud, les Noirs contre les Blancs, l’Ouest contre<br />

l’Est. Nous avons eu beaucoup de gars tués juste pour imposer deux<br />

types de gouvernement dans un pays qui n’en veut qu’un. Ceci dit, j’aurais<br />

bien voulu pouvoir voter pour Bobby Kennedy, parce qu’il est moralement<br />

au-dessus des autres, et il avait un bien meilleur conseiller à ses<br />

côtés que H. H. Humphrey. Notre gouvernement, de nos jours, c’est que<br />

des promesses et pas d’action. Je pensais le plus grand bien de Wallace,<br />

cela remontait à l’époque où il s’est révolté contre l’État fédéral.<br />

Maintenant, je ne suis pas contre les gens de couleur, mais je suis contre<br />

les émeutes. Je me fais vieux ; est-ce que je dois vivre dans la peur de la<br />

prochaine émeute ? Je veux que mon foyer soit aussi près du Ciel que<br />

possible. Je bâtis mon foyer et j’espère que le Seigneur va me laisser la<br />

vie sauve pour que j’en profite. »<br />

En quinze années passées à Cleveland, Ben Nash a vécu dans une douzaine<br />

d’appartements et de maisons, avec et sans sa femme et un nombre<br />

variable de ses onze enfants. Avant ça, il avait rampé dans « 81 centimètres<br />

de charbon » dans les mines de Virginie occidentale ; le salaire<br />

minimum s’élevait à 36 cents la tonne (et l’on extrayait environ 10 tonnes


82<br />

RACISME BLANC EN COL BLEU<br />

par jour en moyenne) – « et tu te fournissais ta propre poussière de<br />

charbon pour ton usage ». Son premier appartement à Cleveland lui coûtait<br />

30 dollars par semaine – la norme usuraire pour les familles de<br />

« péquenauds » à cette époque –, mais il fut contraint de déménager à<br />

cause d’une armée de punaises plutôt agressives qui commencèrent à s’en<br />

prendre à ses enfants. Maintenant, il peut se faire 200 dollars par<br />

semaine, heures supplémentaires incluses, en saison pleine, et il retape la<br />

charpente délabrée d’une maison qu’il a achetée pour 7 400 dollars, il y<br />

a cinq ans. L’autre jour, une famille « noire » a emménagé en bas de la<br />

rue, mais les Nash délibèrent toujours pour savoir s’il s’agit de « personnes<br />

de couleur » ou de « Portoricains ». En tout cas, la menace de la<br />

violence plane – de façon floue – au-dessus du ménage Nash.<br />

Nerveuse, Libby Nash lâche : « Pendant les émeutes de Glenville [en<br />

juillet], je pouvais juste me coucher en me demandant ce que je pouvais<br />

faire si elles arrivaient jusqu’ici. Nous n’avons pas d’armes ou autre. »<br />

Ben Nash pense que tout le monde devrait posséder une arme, mais<br />

pour une raison mystérieuse n’en veut pas dans sa maison. « Nous pensions<br />

que Stokes pouvait les rendre un peu plus calmes, raconte-t-il,<br />

mais il ne l’a pas fait. Je suis à 100 % avec la police, parce qu’ils ont fait<br />

serment de me protéger, et, d’une centaine de manières, ils me protègent<br />

tous les jours. Ce ne sont pas seulement les émeutes, c’est un tout. »<br />

Quiconque, même sans posséder le b. a.-ba de la sociologie, pourra<br />

disqualifier Ben Nash et Bradley Jefferson comme racistes, et il y aurait<br />

là un fond de vérité. Mais le racisme ne constitue qu’un symptôme<br />

d’un syndrome beaucoup plus vaste. « Je ne pense pas que les gars de<br />

l’usine soient de véritables racistes, du moins pas plus que n’importe<br />

qui », me confia un transfuge de l’université qui travaillait dans une<br />

usine automobile proche de Cleveland. « Les gens ont eu très peur<br />

quand ils ont entendu parler des émeutes. Mais, à l’usine, les Noirs<br />

étaient bien traités – mieux même que dans les universités des classes<br />

moyennes. » Les plus vieux ouvriers acquiescent : il n’y a pas de lutte<br />

raciale à l’intérieur de l’usine.<br />

Ce qui est arrivé à la classe ouvrière de Cleveland, comme à presque<br />

chaque secteur institutionnalisé de l’existence sociale aux États-Unis,<br />

c’est que le « centre » progressiste s’est effondré et le tourbillon généré<br />

par ce cataclysme a charrié des débris sociaux. Wallace est en position<br />

d’en ramasser quelques-uns. Dans sa campagne, il fixe des enjeux et une<br />

structure idéologique grossière en grande partie arbitraire. Sur ce terreau,


ANDREW KOPKIND 83<br />

si une autre campagne avait pris les devants, on aurait pu tout aussi bien<br />

assister à d’autres floraisons. En quelque sorte, étudier la campagne de<br />

Wallace ne nous apprend rien : il traîne les mêmes bagages rhétoriques<br />

et politiques au cours de ses nombreuses pérégrinations, et il est trop<br />

tentant de mettre tous ses partisans dans le même sac.<br />

On ne peut pas les catégoriser aussi facilement. Le comité de soutien<br />

typique, dans le Sud, transcende les clivages de classe et de caste, des<br />

péquenauds de la « ceinture noire 3 » aux banlieusards du « nouveau<br />

Sud ». Au-delà de ces régions, les vrais croyants de la John Birch Society 4<br />

et les purs et durs de Goldwater 5 sont au moins aussi importants que les<br />

« oubliés » en cols bleus. Les différentes fractions de cet électorat sont fréquemment<br />

en guerre les unes contre les autres. Dans l’Ohio, Wallace a<br />

mené deux campagnes distinctes : « pour les racistes et les bombardeurs<br />

6 », comme les appellent les démocrates progressistes, de façon un<br />

tantinet simpliste. La campagne à l’adresse des ouvriers de l’industrie se<br />

concentre sur les émeutes, mais en prenant, ici aussi, des allures populistes.<br />

Les anathèmes de Wallace visant directement les banques, les fondations<br />

et les « intellos à lunettes » sont presque aussi attractifs que ses<br />

attaques concernant les Noirs. La campagne à destination des classes<br />

moyennes est plus obsédée par le « communisme ». Alors que bon<br />

nombre de travailleurs qui roulent pour Wallace sont des crypto-démocrates,<br />

les organisateurs de sa campagne pour les classes moyennes sont<br />

des transfuges républicains. Ils furent encore plus transportés d’enthousiasme<br />

quand Wallace choisit le général Curtis LeMay comme candidat à<br />

la vice-présidence, mais ce choix pourrait avoir entraîné la défection de<br />

certains ouvriers. « L’appel de Wallace contre la guerre, me dit un ouvrier,<br />

3. Nom de la douzaine d’États du Sud composés en majorité de Noirs dans<br />

l’entre-deux-guerres. [ndt]<br />

4. Think tank d’extrême droite fondé en 1958 par Robert Welch. Se plaçant<br />

sous le double patronage de Dieu et du marché libre, l’organisation s’est toujours<br />

signalée par un anti-communisme virulent. Son nom lui vient d’un soldat<br />

missionnaire tué par les communistes chinois peu après la Seconde Guerre<br />

mondiale. [ndt]<br />

5. Candidat républicain à l’élection présidentielle en 1964. On lui doit la première<br />

inflexion néolibérale du parti d’après-guerre. [ndt]<br />

6. Rappelons que l’article a été écrit en 1968, en pleine guerre du Vietnam. [ndt]


84<br />

RACISME BLANC EN COL BLEU<br />

lui a attiré bien des sympathies parmi les plus jeunes types à l’usine. Ils<br />

ne veulent pas partir, mais ils sont effrayés à l’idée de se rendre.<br />

Fondamentalement, ils sont aussi terrifiés que les étudiants ; ils ne veulent<br />

pas mourir. » Ils pourraient être plus effarouchés que transportés à<br />

entendre l’anticommunisme fanatique de LeMay.<br />

Les deux extrémités du spectre de la campagne de Wallace semblent<br />

se rejoindre au niveau des artisans spécialisés et des petits hommes d’affaires<br />

en herbe, ceux qui sont tout justes inclus ou exclus de la terre promise<br />

du statut social et de l’accomplissement de soi. Dans les usines<br />

automobiles, le soutien à Wallace est le plus important parmi les jeunes<br />

apprentis, dont beaucoup ont essayé – sans succès – de s’élever en accédant<br />

aux carrières des classes moyennes et se sentent maintenant piégés<br />

à l’usine. Juste au centre du spectre, on trouve le lumpen-salariat et les<br />

indépendants qui tirent le diable par la queue et ont tout juste pu<br />

s’extraire du centre-ville, se réfugiant dans ce camp, la nuque encore<br />

toute chaude du souffle de leurs anciens camarades de classe. Pour le dire<br />

brutalement, Wallace ne peut rien faire pour aucun d’entre eux. Il n’a ni<br />

programme ni plan pour satisfaire ses différents électeurs du Nord. Dans<br />

l’Ohio, beaucoup de politiciens – comme Carl Stokes – croient (espèrent<br />

?) que la candidature de Wallace va perdre de son attrait au dernier<br />

moment, quand les électeurs prendront la pleine mesure de l’horreur et<br />

de la futilité de sa campagne dans l’intimité de l’isoloir. Cela peut se révéler<br />

vrai, mais si la campagne n’est réellement que l’expression d’une<br />

« nouvelle politique » du ressentiment, le phénomène réapparaîtra de<br />

nouveau sous telle ou telle forme monstrueuse. Car Wallace comme ses<br />

électeurs savent que cette campagne leur a, en elle-même, déjà donné un<br />

certain pouvoir auquel ils n’avaient jamais goûté auparavant. Désormais,<br />

on les prend au sérieux, et il n’y a pas moyen de revenir en arrière.<br />

ANDREW KOPKIND<br />

Traduit de l’anglais par Michaël Lainé<br />

Ce texte a paru en octobre 1968 dans Mayday sous le titre « Blue Collars and<br />

White Racism », repris in Joann Wypijewski (dir.), The Thirty Years’ Wars :<br />

Dispatches and Diversions of a Radical Journalist, 1965-1994, Verso, 1995


MARIANNE DEBOUZY 85<br />

Stratégies des multinationales<br />

& ripostes ouvrières aux États-Unis<br />

DES STRATÉGIES GLOBALES des multinationales s’inscrit<br />

dans le contexte de l’introduction de nouvelles technologies<br />

L’ÉVOLUTION<br />

(automation, informatisation) et des restructurations dont elles<br />

sont l’accompagnement, restructurations qui ont pour corollaire l’internationalisation<br />

de la production (délocalisations), la « nouvelle » organisation<br />

du travail (travail d’équipe, coopération, cercles de qualité,<br />

production à flux tendus) et enfin l’action anti-syndicale (unionbusting<br />

1 , procédures juridiques, rôle du National Labor Relations<br />

Board 2 ) qui entraîne en retour des ripostes ouvrières oscillant entre<br />

mobilisation et apathie.<br />

1. Littéralement : démolition des syndicats. Les entreprises utilisent les services<br />

d’avocats spécialisés dans la lutte anti-syndicale. Elles ont également recours à des<br />

méthodes plus musclées (nervis, etc.).<br />

2. Les travailleurs américains ont acquis les droits de s’organiser et de négocier<br />

collectivement avec l’adoption du National Labor Relations Act de 1935. Le<br />

National Labor Relations Board est un service fédéral chargé d’assurer le respect<br />

de cette loi.<br />

AGONE, 2004, <strong>31</strong>/<strong>32</strong> : 85-104


86<br />

STRATÉGIES DES MULTINATIONALES & RIPOSTES OUVRIÈRES<br />

ÉVOLUTION DES STRATÉGIES DES MULTINATIONALES<br />

La période 1945-1960 a été marquée par l’expansion du capitalisme<br />

américain et sa conquête de nouveaux marchés. Ministre du travail sous<br />

Bill Clinton, Robert Reich souligne le lien stratégique dans ces années-là<br />

entre la puissance des États-Unis et celle des grandes firmes 3 . Il affirme<br />

que la CIA a joué un rôle actif dans cette expansion et qu’elle « découvrait<br />

» opportunément des « complots communistes » dans les régions<br />

dont les ressources naturelles intéressaient les grandes firmes. De plus, la<br />

conquête des marchés, sous la forme du plan Marshall ou d’interventions<br />

à l’étranger, avait l’assentiment du mouvement syndical qui soutenait<br />

quasi inconditionnellement la politique étrangère du gouvernement<br />

américain et coopérait avec le monde des affaires.<br />

Jusque dans les années 1960, l’hégémonie américaine permettait aux<br />

grandes firmes d’imposer leurs prix. Mais face à la concurrence internationale<br />

croissante, une nouvelle stratégie consista à protéger le marché<br />

américain : introduction de quotas sur les produits textiles, l’acier, les<br />

produits électroniques, etc. À la fin des années 1980, près d’un tiers (en<br />

valeur) des produits manufacturés aux États-Unis étaient protégés contre<br />

la concurrence internationale, de façon souvent indirecte ou non<br />

avouée : protection contre les « pratiques déloyales » des industriels<br />

étrangers, producteurs subventionnés, contrats réservés dans le domaine<br />

de la défense, etc. Il s’agissait bien de protectionnisme, mais présenté<br />

comme « volontairement » accepté par les exportateurs étrangers.<br />

Pour autant, les importations augmentent dans les années 1960-1970<br />

et ce protectionnisme se révèle insuffisant. D’où le recours des grandes<br />

firmes à une nouvelle stratégie : la « rationalisation » de la production,<br />

qui se traduit par la réduction des salaires, la fermeture d’usines aux<br />

États-Unis et la délocalisation vers les pays concurrents. La croissance de<br />

la valeur totale des importations en provenance d’usines américaines<br />

situées à l’étranger passa de 1,8 milliard de dollars en 1969 à près de 22<br />

milliards en 1983. Mais la rentabilité de la plupart des firmes n’en fut pas<br />

pour autant restaurée. Celles-ci multiplièrent alors les opérations financières.<br />

Dans les années 1970-80 des firmes régionales se sont « mondia-<br />

3. Robert Reich, The Work of Nations. Preparing Ourselves for 21st Century Capitalism,<br />

Vintage Books, 1992.


MARIANNE DEBOUZY 87<br />

lisées », comme l’atteste l’exemple de l’entreprise d’agro-alimentaire<br />

Staley (Decatur, Illinois), rachetée par le conglomérat Tate & Lyle ;<br />

d’autres se sont transformées en holdings financières, en effectuant des<br />

fusions et en manipulant leurs actifs. Des conglomérats ont diversifié<br />

leurs activités en rachetant des firmes qui se livraient à des activités sans<br />

liens entre elles. Ces fusions ont aussi conduit à la liquidation des firmes<br />

non rentables, notamment dans l’acier, les mines, la conserverie de<br />

viande. Les « raids », les « takeovers », les « buyouts » et l’échec de nombreuses<br />

fusions ont généré des endettements considérables pour certaines<br />

sociétés. Selon Robert Reich, les grandes firmes qui se sont<br />

restructurées sont devenues des coquilles vides : elle se sont vidées de<br />

leurs machines et de leur main-d’œuvre en recourant intensivement à la<br />

sous-traitance. Les corporations sont devenues des réseaux, des combinaisons<br />

de groupes d’investisseurs et de strategic brokers (courtiers en<br />

stratégie). La grande firme s’est de plus en plus déconnectée de son pays<br />

d’origine. Cette internationalisation a rendu le mode de production, le<br />

financement, les contrats de travail, la sous-traitance, la répartition des<br />

profits extraordinairement complexes. En 1990, 40 % des employés<br />

d’IBM dans le monde étaient étrangers. Whirlpool employait 43 500 personnes<br />

dans 45 pays, après avoir réduit sa main-d’œuvre américaine de<br />

10 %. En 1999, la Division Packard Electric, devenue Delphi Packard<br />

Electric, employait 40 000 personnes au Mexique et moins de 10 000 à<br />

Warren, Ohio, au nord de Youngstown.<br />

Il s’agit bien de choix stratégiques : au début des années 1980, les<br />

constructeurs automobiles ont ainsi renoncé à fabriquer des petites<br />

voitures aux États-Unis et augmenté leurs participations dans des firmes<br />

japonaises ou ont organisé eux-mêmes l’importation des voitures<br />

japonaises aux États-Unis.<br />

MOYENS AU SERVICE DE CES STRATÉGIES<br />

1) L’innovation technologique<br />

L’automation a été la révolution technologique des années 1950-1960.<br />

Au début, les ordinateurs étaient des machines au fonctionnement lourd,<br />

occupant une place considérable et représentant un investissement


88<br />

STRATÉGIES DES MULTINATIONALES & RIPOSTES OUVRIÈRES<br />

élevé, réservé à l’industrie lourde, avant de gagner le secteur de l’automobile.<br />

Puis la combinaison de la miniaturisation des circuits intégrés et<br />

la chute vertigineuse du prix des ordinateurs et des micro-processeurs a<br />

conduit à l’apparition d’une automation « flexible » adaptée à la production<br />

en petite série. L’informatique permet de « prolonger et renforcer<br />

les tendances de l’organisation scientifique du travail (OST) 4 ». Non<br />

sans réactions : en 1972, l’ouverture d’une chaine robotisée à l’usine<br />

automobile de Lordstown provoque une grève qui marque les annales 5 .<br />

De même, en 1977, des camionneurs approvisionnant les grandes surfaces<br />

se mettent en grève contre les cadences imposées par les ordinateurs<br />

qui calculent le temps de manipulation des cartons.<br />

L’informatique tend aussi à vider de son contenu le travail des ouvriers<br />

qualifiés : c’est le cas des machines-outils à commande numérique utilisées<br />

dans l’usinage du métal : ces machines sont introduites dans l’industrie<br />

automobile « pour fabriquer les outils et matrices des machines<br />

productrices de composants 6 ». Le cœur du métier des machinists est<br />

atteint. La bande magnétique, sur laquelle figure l’information codée<br />

donne les instructions à la machine. L’ouvrier qualifié n’est plus qu’un<br />

surveillant presse-bouton. Il a perdu compétence et autonomie.<br />

L’informatique mine aussi le pouvoir ouvrier collectif dans l’entreprise.<br />

La nouvelle technologie permet une surveillance accrue et devient une<br />

arme anti-grève. On le voit lors d’une grève chez General Motors en<br />

1973 : il a suffi à la direction de transférer vers une autre usine les bandes<br />

magnétiques commandant la fabrication d’un nouveau modèle de<br />

Cadillac, conçu en un temps record, pour assurer la sortie du modèle à<br />

la date prévue… De même, lors du conflit dans l’usine aéronautique<br />

McDonnell Douglas en 1975, l’informatique a permis de maintenir près<br />

de 60 % de la production malgré les piquets de grève.<br />

La stratégie de modernisation était également sélective. À Detroit, dans<br />

les années 1960-1970, les Noirs parlaient de « niggermation » : ils travaillaient<br />

dans les usines vétustes et les ouvriers blancs dans les unités<br />

modernisées.<br />

4. Benjamin Coriat, L’Atelier et le chronomètre, Bourgois, Paris, 1979, p. 219.<br />

5. La grève de Lordstown a exprimé la révolte des ouvriers contre les effets de l’automatisation<br />

et l’accélération des cadences dans cette usine de la General Motors.<br />

Elle est devenue emblématique du « blue-collar blues ».<br />

6. Laurent Cesari, « Les syndicats américains de l’automobile face à l’automation,<br />

1945-77 », mémoire de maîtrise, université Paris-1, 1978, p. 29.


MARIANNE DEBOUZY 89<br />

L’introduction de l’automation avait beau s’accompagner de restructurations<br />

et de suppressions massives d’emplois, elle provoqua des réactions<br />

modérées de la part du mouvement syndical 7 . Le labor pratiquait<br />

alors une politique de coopération avec le patronat 8 . Il avait une vision<br />

étriquée de l’action syndicale, limitée à la négociation de contrats dans le<br />

respect du légalisme, alors même que dans la plupart des cas la clause<br />

du no strike pledge (engagement de ne pas faire grève) était de rigueur.<br />

L’introduction de la technologie relevait d’un droit patronal (managerial<br />

right) incontesté. Le respect de la sacro-sainte entreprise semblait<br />

profondément intériorisé par les dirigeants syndicaux, tout comme la<br />

croyance dans le progrès technique et le productivisme. Face à l’automatisation,<br />

les syndicats se contentaient de rechercher des compensations<br />

et des avantages, comme la garantie de l’emploi pour les ouvriers<br />

sur la base de l’ancienneté et de la qualification. On serait tenté de parler<br />

de fatalisme technologique, mais le contraste entre le mouvement<br />

syndical et la base est frappant. Les années 1960-1970 furent celles du<br />

blue-collar blues et de la rank-and-file rebellion (révolte de la base), qui se<br />

manifestèrent par de multiples formes de résistance au travail. Dans les<br />

usines modernisées, récemment ou non, le turn-over fut énorme.<br />

L’absentéisme, le ralentissement des cadences (slowdown), voire le sabotage,<br />

l’indiscipline et la violation du règlement de l’entreprise étaient<br />

autant de manifestations du rejet de l’éthique du travail si chère au cœur<br />

des moralistes américains. Ces attitudes reflétaient l’air du temps (les sixties)<br />

mais traduisaient aussi une sensibilisation des ouvriers aux « dégâts<br />

du progrès », dans un contexte de concurrence accrue. La mystique syndicale<br />

du progrès technologique et le fatalisme qui l’accompagne ordinairement<br />

étaient remises en cause. Cette prise de conscience influença,<br />

dans une certaine mesure, le syndicat de l’automobile (United<br />

Automobile Workers), qui inclut parmi ses propositions de convention<br />

collective (1979) un ensemble de revendications concernant l’innovation<br />

technologique, au nombre desquelles figuraient l’information du syndicat<br />

avant l’introduction de nouvelles machines et son implication dans<br />

7. Lire Marianne Debouzy, « Les syndicats face à l’innovation technologique »,<br />

Politique Aujourd’hui, janvier-février 1980, p. 44-52, et « Syndicats et mutations :<br />

l’exemple américain », CFDT Aujourd’hui, <strong>n°</strong> 44, juillet 1980, p. 20-34.<br />

8. Jeremy Rifkin, The End of Work. The Decline of the Global Labor Force and the Dawn<br />

of the Post-Market Era, Putnam, New York, 1995, p. 84-87.


90<br />

STRATÉGIES DES MULTINATIONALES & RIPOSTES OUVRIÈRES<br />

les négociations portant sur la conception et l’application des nouveaux<br />

systèmes de production.<br />

Les multinationales comme General Motors, Gulf Oil, Texaco, etc.<br />

développèrent aussi le concession-bargaining. Lors de la négociation des<br />

conventions collectives, les firmes exigèrent des concessions : gel ou<br />

réduction des salaires, suppression de jours de vacances, réduction des<br />

avantages sociaux (santé, retraites), etc. À l’argument des difficultés<br />

conjoncturelles (récession de 1980-1981) dans certains secteurs succéda<br />

la généralisation de cette pratique à des branches florissantes. Les syndicats,<br />

affaiblis par la chute de leurs effectifs, minés par leur conception<br />

étroite du syndicalisme, poursuivirent cependant leur politique de<br />

coopération avec le patronat, pratiquant le « syndicalisme d’entreprise »<br />

et tentant de sauver les appareils de la bureaucratie syndicale en fusionnant<br />

à leur tour.<br />

Les années 1980 furent néanmoins marquées par des grèves dramatiques<br />

: celle du syndicat des aiguilleurs du ciel (1981) – dont la dissolution<br />

par Ronald Reagan marquera toute la décennie –, celle des<br />

ouvriers des mines de cuivre du Sud-Ouest (1983), de la conserverie de<br />

viande (Hormel, 1984-1985), de l’industrie du papier (International<br />

Paper Company) et des mines de charbon (Pittston, 1989).<br />

La fin des années 1970 et le début des années 1980 virent aussi des<br />

luttes dans l’industrie de l’acier. Les restructurations qui ont suivi la crise<br />

de l’acier à la fin des années 1970 et au début des années 1980 sont<br />

emblématiques de la stratégie industrielle et financière des multinationales.<br />

On sait que la part mondiale des États-Unis dans la production de<br />

l’acier dégringola de 55 % en 1950 à 16 % à la fin des années 1970. Au<br />

début des années 1980, les importations atteignirent environ 25 % de<br />

l’acier consommé aux États-Unis. Les effectifs du syndicat de la sidérurgie<br />

passèrent de 1,4 million en 1981 à 635 000 en 1983. Les grandes<br />

firmes, sclérosées par leur longue domination de la production mondiale,<br />

avaient négligé les investissements au point que la vétusté des installations<br />

était frappante pour tous les observateurs. Face à la chute de la<br />

rentabilité, les multinationales de l’acier choisirent d’investir non dans<br />

l’outil de production mais dans la diversification de leurs activités<br />

(pétrole, chimie, charbon, uranium, transports ferroviaires et maritimes)<br />

et de recourir aux importations.<br />

Les ouvriers menèrent d’abord la lutte de façon « classique » : pétitions,<br />

piquets de grève, occupation du quartier général de US Steel à Pittsburgh


MARIANNE DEBOUZY 91<br />

et de son administration à Youngstown. Puis une campagne fut lancée<br />

par des unions locales et une coalition de groupes religieux et autres pour<br />

rouvrir une ou deux usines « under worker or community ownership »<br />

[devenues propriétés des ouvriers ou de la collectivité] 9 . Cette campagne<br />

se solda par un échec après le refus de l’État fédéral d’accorder prêts et<br />

subventions et celui des firmes de négocier une vente éventuelle.<br />

La lutte pour sauver les usines sidérurgiques durera des années dans<br />

ce qui deviendra la « Rust Belt» [ceinture de rouille] et les ouvriers furent<br />

marqués par le désespoir, la dépression, l’alcoolisme, le suicide, les<br />

divorces, certains n’ayant d’autre issue que de s’engager dans l’armée 10 .<br />

Malgré tout, certains se sont battus 11 , créant des organisations d’entraide,<br />

inventant de nouveaux modes d’action, cherchant à élaborer une<br />

solution originale aux problèmes de la sidérurgie. Le désastre provoqué<br />

par la fermeture des usines rendait nécessaire des secours immédiats.<br />

Des comités de chômeurs se constituèrent. Le Mon Valley Unemployed<br />

Committee, outre la manifestation contre Reagan en avril 1983 lors de sa<br />

visite à Pittsburgh, organisa des marches et des rassemblements, lutta<br />

contre les expulsions, empêcha la mise aux enchères des maisons des<br />

chômeurs, et créa des banques alimentaires. Malgré la formation d’organisations<br />

nationales lors de la First National Conference of Unemployed<br />

Groups en juin 1983 (Erie, Pennsylvanie), ces comités ne sont pas devenus<br />

une force politiquement significative. Des syndicalistes « dissidents »<br />

des United Steelworkers of America, regroupés autour de Ron Weisen,<br />

jouèrent un rôle actif dans diverses tentatives d’organisation des travailleurs<br />

et de rationalisation de la lutte. Ils n’ont pas réussi pour autant<br />

à surmonter les divisions ni l’hostilité de la majorité des travailleurs à<br />

l’égard des formes d’action radicales prônées par Ron Weisen.<br />

Ce dernier pratiqua l’action directe et la désobéissance civile dans l’espoir<br />

d’abattre le mur du silence qui enfermait les sinistrés de l’acier dans<br />

9. Sur les pièges du système de « reprise par l’entreprise des salariés » – c’est-àdire<br />

« par certains salariés » –, lire Frédéric Lordon, « Comment la finance a tué<br />

Moulinex », Le Monde diplomatique, mars 2004. [ndlr]<br />

10. Judith Modell, A Town without Steel. Envisioning Homestead, University of<br />

Pittsburgh Press, Pittsburgh, 1988, p. 150 et sq.<br />

11. Dans son enquête, Jack Metzgar se demande pourquoi les ouvriers ont été aussi<br />

soumis, « Plant Shutdowns and Worker Response : The Case of Johnstown, Pa »,<br />

Socialist Review, <strong>n°</strong> 53, septembre-octobre 1980, p. 9-49.


92<br />

STRATÉGIES DES MULTINATIONALES & RIPOSTES OUVRIÈRES<br />

leur malheur. Il voulait obliger la presse à parler du désastre, mobiliser<br />

les travailleurs et réveiller la middle class bien-pensante par des actions<br />

telles que dépôt de poisson pourri dans un coffre de la banque Mellon,<br />

arrosage de l’intérieur de la banque, apparition déguisé en évêque sur le<br />

parvis de la cathédrale pour fustiger l’indifférence de la hiérarchie catholique<br />

à la détresse des sidérurgistes, etc. Il était soutenu par des pasteurs<br />

contestaires de la région de Pittsburgh qui, en 1982, avait constitué la<br />

Denominational Ministry Strategy. Ceux-ci menèrent toutes sortes d’actions,<br />

firent des sermons incendiaires, occupèrent leurs lieux de culte.<br />

Ces actions symboliques qui firent scandale et valurent à leurs auteurs<br />

poursuites, peines d’emprisonnement et renvois visaient la banque<br />

Mellon – bailleuse de fonds de l’industrie de l’acier qui refusait d’investir<br />

pour moderniser les usines et maintenir l’emploi – et les dirigeants de<br />

US Steel, membres respectés des églises qui assistaient le dimanche à<br />

l’office et licenciaient les ouvriers le restant de la semaine.<br />

Parallèlement à ces groupes s’était constituée en, 1979, après l’échec<br />

de la première tentative pour rouvrir les usines, la Tri-State Conference<br />

on Steel, qui élabora un projet original et ambitieux concernant l’industrie<br />

de l’acier dans trois États (Pennsylvanie, Ohio, Virginie Occidentale).<br />

Le projet était piloté par un groupe composé de Staughton Lynd – historien<br />

connu, devenu avocat du travail à Youngstown et activiste infatigable<br />

–, de syndicalistes – dont Ron Weisen, Mike Stout et Charlie<br />

McCollester – et un groupe de religieux, en majorité catholiques, d’universitaires<br />

et d’avocats. Leur projet qui, au début des années 1980, se<br />

recentra sur la Pennsylvanie, proposait que l’État utilise ses prérogatives<br />

pour créer une Steel Valley Authority, version modifiée de la Tennessee<br />

Valley Authority 12 . Ce programme de réindustrialisation par le bas comportait<br />

les points suivants : « Utilisation du domaine public par les institutions<br />

publiques locales afin d’acquérir des établissements que<br />

l’entreprise privée ne veut plus faire fonctionner ; financement fédéral ;<br />

gestion publique décentralisée ou coopérative ; et autonomie économique<br />

locale et régionale maximale. 13 » Lynd a raconté, dans divers<br />

12. Staughton Lynd, « Community Right to Industrial Property in Youngtown »,<br />

Journal of American History, vol. 74, décembre 1987, p. 927. Lire également<br />

Michael Hoyt, « Steelworkers Propose Viable Plant to Revive Dying Plant », In These<br />

Times, 20-26 février 1985.<br />

13. Staughton Lynd, « The View from Steel Country », Democracy, été 1983, p. 28.


MARIANNE DEBOUZY 93<br />

articles et ouvrages, la lutte obstinée menée par tous ceux qui participaient<br />

à la mise en œuvre de ce projet pour sauver des milliers d’emplois,<br />

l’appel à des experts pour établir solidement la faisabilité de l’entreprise<br />

de « réindustrialisation », les heures innombrables passées à convaincre<br />

les politiciens locaux de la nécessité de se battre et de la possibilité de<br />

gagner la bataille, l’acharnement des militants à mobiliser les ouvriers et<br />

à maintenir l’outil de travail en état de marche et empêcher sa destruction.<br />

Un des épisodes les plus dramatiques de la lutte fut la tentative, en<br />

1984-1985, de sauver le haut fourneau « Dorothy Six » de l’usine<br />

Duquesne, tentative appuyée sur une mobilisation sans précédent et qui<br />

suscita d’immenses espoirs après qu’un rapport d’expert eut affirmé que<br />

le haut fourneau pouvait être rentable. Les militants bloquèrent quatre<br />

fois sa destruction. Mais le projet de la Tri-State Conference se heurta à<br />

une hostilité jamais démentie de Wall Street, qui refusait de financer<br />

l’opération, et des dirigeants des firmes sidérurgiques. Selon un des syndicalistes<br />

impliqués dans le projet, « il y a eu une hostilité absolue des<br />

groupes dirigeants de Pittsburgh. Elle a été totale et continue pendant<br />

toute la période. Nous pouvions venir à bout des politiciens et les faire<br />

bouger dans notre direction. Mais nous n’avons rien pu faire avec les<br />

gens de la finance 14 ». Le projet n’a pas non plus trouvé les soutiens politiques<br />

nécessaires au niveau du parti démocrate et de l’État fédéral.<br />

Quelques usines sidérurgiques ont été modernisées par leurs propriétaires,<br />

avec un nombre réduit d’ouvriers, d’autres ont été délocalisées,<br />

aux États-Unis et à l’étranger. Les villes de l’ancien bastion industriel de<br />

l’acier sont devenues des villes fantômes.<br />

2) L’internationalisation de la production : les délocalisations<br />

La stratégie protectionniste n’ayant pu juguler les importations et la<br />

concurrence s’exacerbant, le patronat usa des délocalisations, produisant<br />

à l’étranger pour le marché américain. L’industrie du bois, du cuivre, etc.<br />

importa des matières premières auparavant produites aux États-Unis.<br />

Cette stratégie n’était pas totalement nouvelle. Depuis longtemps, les<br />

runaway shops se déplaçaient, aux États-Unis mêmes, vers les États du<br />

Sud (stratégie « sudiste » des firmes textiles de Nouvelle-Angleterre dans<br />

14. Charlie McCollester, « Mike Stout and the TriState Conference on Steel », in Alice<br />

et Staughton Lynd (dir.), The New Rank and File, Cornell UP, Ithaca, 2000, p. 128.


94<br />

STRATÉGIES DES MULTINATIONALES & RIPOSTES OUVRIÈRES<br />

les années 1930 et de l’industrie automobile dans les années 1960) ainsi<br />

que vers les régions rurales du Midwest. Elles délocalisèrent vers le tiersmonde<br />

(Amérique centrale, Asie du Sud-Est, etc.) et, plus récemment,<br />

vers l’Europe de l’Est (Hongrie, Pologne, Ukraine, etc.). Les délocalisations<br />

pratiquées par les multinationales comme Disney, Wal-Mart,<br />

General Motors, General Electric, Westinghouse, Honeywell, etc. sont<br />

sélectives – selon des critères comme le type de produits, la nature des<br />

fonctions de production, le poids de la main-d’œuvre. Un cas éclaire particulièrement<br />

bien ce processus de migration, c’est celui de RCA, fabricant<br />

de radios, transistors et télévisions, qui transféra sa production du<br />

New Jersey vers l’Indiana, le Tennessee puis Ciudad Juarez (Mexique) en<br />

1968 15 . La firme fut rachetée par General Electric en 1986 et les deux<br />

usines de Bloomington (1 100 emplois) et Indianapolis (420 emplois)<br />

fermées en 1998. C’est la production des éléments qui demandaient le<br />

plus de travail non qualifié qui fut délocalisée. Entre 1974 et 1982, 3 500<br />

emplois ont été éliminés à Bloomington. Ainsi s’opère la division internationale<br />

du travail : qualifié à Bloomington, non qualifié au Mexique.<br />

Les délocalisations ont aussi un caractère disciplinaire, car elles sanctionnent<br />

souvent les grèves. En 1967, la dernière grève chez RCA a été<br />

suivie de la délocalisation au Mexique.<br />

Les délocalisations, qui s’effectuent vers un très grand nombre de pays,<br />

ont leurs lieux de prédilection : le long de la frontière mexicaine, là où<br />

sont installées les maquiladoras, et plus généralement les « zones<br />

franches ». Lancé en 1965, le maquila system 16 a vraiment décollé dans<br />

les années 1980. On dénombrait 620 maquiladoras en 1980, 789 en<br />

1985, 3 508 en 1997. En 2000, les maquiladoras employaient environ<br />

500 000 personnes, en grande majorité des jeunes femmes, dans des<br />

usines de montage et d’assemblage de produits électroniques, vêtements,<br />

pièces détachées d’automobiles, etc. Selon le témoignage d’un ouvrier<br />

mexicain de l’usine Ford de Cuautilàn, en 1993 le salaire des ouvrières<br />

des maquiladoras était couramment de 55 cents de l’heure, celui des<br />

ouvriers oscillant entre 1,40 et 2,80 dollars 17 .<br />

15. Lire Jefferson Cowie, Capital Moves : RCA’s Seventy Year Quest for Cheap Labor,<br />

Cornell UP, Ithaca, 1999.<br />

16. Au Mexique, ce mot, qui vient de « fraisage », est aujourd’hui associé au processus<br />

d’assemblage de composants importés et à l’exportation des produits finis.<br />

17. « Workers for Ford in Mexico » in Alice et Staughton Lynd (dir.), The New Rank<br />

and File, op. cit., p. 177-78.


MARIANNE DEBOUZY 95<br />

Autre lieu privilégié : les « zones franches ». On assiste depuis plusieurs<br />

années à la prolifération des Export Processing Zones (EPZ) où l’on<br />

fabrique vêtements, jouets, chaussures, produits électroniques, machines<br />

et automobiles. La plus grande EPZ se trouve à Cavite aux Philippines<br />

(plastique et aluminium). Selon Naomi Klein, 500 000 personnes travaillent<br />

dans 52 EPZ aux Philippines et 18 millions dans 124 EPZ en<br />

Chine 18 . Selon le Bureau international du travail, il y aurait au moins<br />

850 EPZ dans 70 pays. On a dénombré 225 free-trade zones [zones<br />

franches] au Salvador qui emploient 70 000 jeunes femmes pour un<br />

salaire horaire de 60 cents. Si l’on compte leurs dépenses incompressibles<br />

(transports, nourriture sur le lieu de travail), elles gagnent 1,82<br />

dollar par jour 19 .<br />

On sait qu’aujourd’hui les délocalisations touchent aussi les emplois<br />

de bureau, les services, et l’informatique : traitement des billets d’avions<br />

au Sri-Lanka, réservations aériennes et examen de la validité des réclamations<br />

auprès des assurances en Irlande, confection des annuaires dans<br />

les pays du tiers-monde, services informatiques en Inde.<br />

Qui dit délocalisation dit bien évidemment fermeture d’usines. Y-a-t-il<br />

eu riposte ouvrière sur place et à l’étranger ? Prévenus à la dernière<br />

minute, pas ou peu protégés par la législation, les ouvriers ont eu beaucoup<br />

de mal à riposter. Les réactions ont souvent été nationalistes et<br />

xénophobes, comme à Youngstown 20 . De même à Kenosha (Indiana),<br />

ville de l’American Motors Company où un panneau, dans le parking du<br />

syndicat local, avertissait : « AUTOMOBILES ÉTRANGERES INTERDITES… SAUF<br />

VOLKSWAGEN » 21 . Les ripostes ont pris la forme de manifestations :<br />

marches, rassemblements, comme à Kenosha, lors de la fermeture de<br />

l’usine automobile. Les ouvriers ont aussi voulu faire pression sur les<br />

dirigeants, avec par exemple des piquets de grève devant l’hôtel de<br />

Chicago où était descendu leur patron, et faire connaître leur sort dans<br />

tout le Midwest, en manifestant à Milwaukee, au salon de l’automobile.<br />

18. Naomi Klein, No Logo. La tyrannie des marques, Actes Sud, 2001.<br />

19. Janet Thomas, The Battle in Seattle. The Story Behind and Beyond the WTO<br />

Demonstrations, Fulcrum Publishing, Golden, Colorado, 2000, p.78.<br />

20. Staughton Lynd, « The Fight to Save the Steel Mills », New York Review of Books,<br />

19 avril 1979, p. 37.<br />

21. Kathlyn Dudley, The End of the Line, University of Chicago Press, Chicago, 1997,<br />

p. 154.


96<br />

Ils ont occupé des panneaux publicitaires dans la ville de Detroit et sur<br />

les bus de Madison. Outre les « actions spectacles », comme un avion<br />

déployant une banderole « Keep Kenosha Open » à Calgary, lors des jeux<br />

Olympiques d’hiver, ils ont mené des actions juridiques et syndicales,<br />

négocié un accord [plant-closing deal] consentant un certain nombre de<br />

compensations aux travailleurs (considéré comme une trahison par<br />

beaucoup). Globalement, la mobilisation est restée relativement faible.<br />

3) L’organisation du travail<br />

STRATÉGIES DES MULTINATIONALES & RIPOSTES OUVRIÈRES<br />

En même temps qu’elles ferment les usines aux États-Unis et délocalisent<br />

la production, les multinationales ne cessent de chercher de « nouvelles<br />

» formes d’organisation du travail qui permettent une productivité<br />

accrue, une baisse des coûts du travail et un plus grand contrôle de l’autonomie<br />

ouvrière. Dans les années 1960-1970, en réaction à la révolte<br />

contre le travail taylorisé (voir le blue-collar blues), les industriels ont élaboré<br />

un certain nombre de recettes qui prétendaient remettre en cause<br />

l’OST : cercles de qualité, travail en équipe, coopération (jointness), dans<br />

le but de « récupérer » (co-opting) les travailleurs et d’affaiblir les syndicats<br />

– ce qui n’exclut nullement par ailleurs le recours au bâton sous la<br />

forme, par exemple, du union-busting. Il n’était question que de participation,<br />

d’équipes soudées au service de l’entreprise. Voici ce qu’en pensait<br />

Tony Budak, ouvrier de la Packard Electric Division de GM à Warren<br />

(Ohio) : « Quand vous “participez” avec la direction, vous pensez peutêtre<br />

que vous faites des avancées, mais vous ne gagnez rien de réel. C’est<br />

la direction qui fixe le programme. Vous participez à la décision quant à<br />

la couleur des lignes jaunes sur le sol de l’usine. Et quand la grille des<br />

emplois changent, vous ne faites pas attention. Quand les machines et le<br />

travail s’en vont pas la porte de derrière, vous ne faites pas attention.<br />

Vous perdez le sens de ce qui est important. En participant, vous oubliez<br />

comment vous battre. Quand il s’agit de parler de choses qui importent<br />

vraiment au syndicat, tout ce que vous avez, c’est des réunions de groupe<br />

qui n’ont aucun pouvoir. 22 »<br />

22. Alice et Staughton Lynd (dir.), The New Rank and file : Personal Histories by<br />

Working Class Organizers, Cornell UP, Ithaca, 2000, p. 139. Cet avis est partagé par<br />

Ed Mann, militant syndicaliste de la sidérurgie (ibid., p. 110) ; lire également Michael<br />

Moore, Dégraissez-moi tout ça, La Découverte, Paris, 2000.


MARIANNE DEBOUZY 97<br />

À la vogue du modèle suédois a succédé celle du modèle japonais et<br />

de son fameux kaisen [qualité totale]. La production au plus juste [lean<br />

production], à flux tendus [just in time], la polyvalence, la rotation des<br />

postes, la flexibilité et, cerise sur le gateau, la gestion des compétences<br />

accompagnent la généralisation de la sous-traitance. La production au<br />

plus juste s’effectue sur la base d’économies d’échelle, une flexibilité tous<br />

azimuts des effectifs, des horaires et des fonctions et une décentralisation<br />

de la chaine de production.<br />

D’inspiration japonaise ou non, la flexibilité et la sous-traitance vont<br />

de pair et se déclinent sous toutes les formes, en premier lieu par le<br />

recours aux intérimaires, à temps plein ou à temps partiel. Cette pratique<br />

touche tous les secteurs et tous les emplois. On a évoqué le cas de l’industrie<br />

automobile au Mexique. Dans les télécommunications, AT&T a<br />

créé une filiale non syndicalisée, Transtech, qui sous-traitait à Accustaff,<br />

agence de travail intérimaire, l’emploi de 3 000 personnes dans le télémarketing.<br />

Dans l’industrie, Boeing sous-traite, surtout en Asie, 40 %<br />

d’emplois autrefois assurés aux États-Unis.<br />

Quant à la flexibilité, elle a plusieurs dimensions. Elle vise à remettre<br />

en cause les règles de travail qui, dans les accords collectifs, fixent le<br />

nombre de personnes nécessaires à l’accomplissement d’une tâche. Elle<br />

permet de modifier les « lignes de démarcation » entre les métiers, problème<br />

au centre des préoccupations des ouvriers qualifiés confrontés à<br />

l’innovation technologique. Ce qui les inquiète, c’est la perspective que<br />

les emplois qualifiés soient de plus en plus remplacés par des « emplois<br />

généraux » et qu’il soit beaucoup plus facile pour la direction de licencier<br />

des spécialistes devenus inutiles. Le management cherche à s’affranchir<br />

de la définition des postes, à combiner deux métiers anciens ou plus<br />

pour n’en créer qu’un, par exemple mécanicien/soudeur, à créer de nouvelles<br />

catégories du type « entretien général ». Ainsi Shell a fondu les<br />

qualifications des peintres, monteurs en isolation et charpentiers en une<br />

seule catégorie, et dans les télécommunications les testeurs sont assimilés<br />

à des travailleurs de bureau. Tout cela dans un système où l’on fait de<br />

plus en plus appel à une main-d’œuvre non syndiquée, extérieure à l’entreprise.<br />

Enfin, la flexibilité est un moyen d’éviter de se conformer à certaines<br />

règles de sécurité et d’hygiène. Les contrôles dans beaucoup<br />

d’entreprises deviennent fantômatiques.<br />

Comme l’a bien montré Kim Moody, la production « au plus juste »<br />

combine en réalité des éléments techniques de pointe (informatisation)


98<br />

et des recettes archaïques : précarisation, sous-traitance, réduction des<br />

effectifs, alourdissement des tâches, accélération des cadences, allongement<br />

de la durée du travail, mépris des règles d’hygiène et de sécurité. Il<br />

ne s’agit, pour une large part, que du reclyclage des bonnes vieilles techniques<br />

du fordisme et de l’OST 23 . Ce qui est spécifique à la production<br />

au plus juste c’est « la recherche permanente d’améliorations marginales<br />

en matière de coûts ». C’est un système de « management par le stress ».<br />

Mais la production au plus juste a ses faiblesses. Sa vulnérabilité est<br />

apparue clairement lors de la dizaine de grèves chez General Motors de<br />

1993 à 1998, provoquées par la mise en œuvre de ces procédures. La<br />

grève de mars 1996, qui dura 17 jours, a paralysé la production de 26<br />

des 29 usines de montage nord-américaines de GM et mit 17 500 salariés<br />

au chômage technique. Au cœur de la grève, la sous-traitance. C’était<br />

la réponse de les United Automobile Workers (UAW) à la décision de<br />

General Motors d’acheter à un fournisseur allemand des pièces détachées<br />

d’un modèle nouveau, au lieu d’investir dans cette nouvelle technologie<br />

et de tenir ses promesses concernant le maintien d’un certain nombre<br />

d’emplois. La grève signifiait aussi la volonté du syndicat d’avoir son mot<br />

à dire, lors des négociations collectives, sur les décisions concernant les<br />

investissements 24 . En juin 1998, une grève contre les délocalisations, les<br />

suppressions d’emplois et la flexibilité dura sept semaines. Déclenchée<br />

par les ouvriers de deux usines d’emboutissage et de fabrication de<br />

compteurs de vitesse, elle allait provoquer la paralysie de 19 usines et la<br />

mise au chômage technique de 79 000 ouvriers.<br />

4) L’offensive anti-syndicale<br />

STRATÉGIES DES MULTINATIONALES & RIPOSTES OUVRIÈRES<br />

Un moyen éprouvé de réduire les coûts du travail, d’introduire la flexibilité<br />

et de précariser les travaillleurs, c’est de supprimer la protection<br />

(relative) que leur assure le syndicat. Alors que, dans les années d’aprèsguerre,<br />

les grandes firmes avaient fini par accepter la présence des syndicats<br />

dans l’entreprise, depuis les années Reagan la résistance patronale<br />

à la syndicalisation s’est considéralement renforcée. L’affaiblissement des<br />

syndicats lié au déclin de leurs bastions industriels et le libéralisme<br />

23. Kim Moody, Workers in a Lean World, Verso, New York, 1997, p. 86.<br />

24. John Lippert, « Rough Road Ahead », In These Times, 1 er avril 1996, p. 24-25.


MARIANNE DEBOUZY 99<br />

triomphant ont créé les conditions du déchaînement des forces antisyndicales.<br />

L’agressivité des employeurs s’est accentuée et les firmes spécialisées<br />

dans le union-busting a proliféré. Ces dernières utilisent<br />

l’intimidation et la violence, mais aussi toutes les procédures légales et les<br />

failles du système pour battre en brèche les syndicats, faire obstacle à<br />

leur implantation, entraver leur fonctionnement et remettre en cause<br />

leur légitimité. Nombreux sont les observateurs qui ont décrit le rôle du<br />

National Labor Relations Board dans l’offensive anti-syndicale et les syndicalistes<br />

qui en sont venus à souhaiter sa disparition. Par ailleurs, un<br />

rapport de forces défavorable aux syndicats a permis au concession-bargaining<br />

de remettre en cause les acquis en matière de salaires, d’avantages<br />

sociaux et de garanties de tous ordres. Les multinationales fuient les<br />

zones où les syndicats sont présents et interdisent la syndicalisation là où<br />

elles s’implantent. Leur politique sociale, le long de la frontière mexicaine<br />

par exemple, est claire : on maintient les salaires au minimum et<br />

on s’assure d’un turn-over rapide pour que les ouvrières ne s’organisent<br />

pas. Un système de primes, de récompenses et de pénalités contribue à<br />

diviser les ouvriers et à miner l’action collective.<br />

La situation peut-elle évoluer dans ces usines délocalisées ? Les critiques<br />

du mouvement syndical, et Staughton Lynd en particulier, n’ont<br />

pas manqué de reprocher au business unionism de s’être intéressé exclusivement<br />

aux emplois des travailleurs américains, de les avoir protégés au<br />

détriment des ouvriers d’autres nations. L’activisme international de<br />

l’AFL-CIO (American Federation of Labor-Congress of Industrial<br />

Organisations) à l’époque de la guerre froide, lorsqu’il s’agissait de miner<br />

ou de diviser les syndicats de tendance communiste ou progressiste,<br />

contraste avec son indifférence au sort des travailleurs de la production<br />

internationalisée. Les délocalisations massives de ces dernières décennies<br />

ont cependant fait évoluer les choses.<br />

LE NOUVEL INTERNATIONALISME<br />

Des liens ont été établis entre les travailleurs américains et mexicains. En<br />

reprenant l’analyse de Labor Notes 25 , on peut distinguer trois types<br />

25. Labor Notes, août 1994, .


100<br />

STRATÉGIES DES MULTINATIONALES & RIPOSTES OUVRIÈRES<br />

d’approche de cette solidarité transfrontalière : 1) s’efforcer de syndicaliser<br />

les ouvrières des maquiladoras, dont les effectifs sont aux deux tiers<br />

féminins ; 2) s’appuyer sur les rapports de syndicat à syndicat dans une<br />

entreprise donnée ou sur une stratégie qui vise à syndicaliser tout un<br />

secteur – elle cible alors des firmes ou des industries particulières et<br />

fonctionne grâce à la coopération des syndicalistes américains, canadiens<br />

et mexicains ; 3) s’appuyer sur des comités de soutien des deux<br />

côtés de la frontière, dont certains sont transnationaux, d’autres régionaux<br />

ou locaux. Cette approche s’efforce de soutenir les travailleurs et<br />

les syndicats cherchant à s’organiser au Mexique.<br />

Ces différentes approches ont des points communs : elles mettent l’accent<br />

sur la solidarité mutuelle. Elles impliquent la base et pas seulement<br />

des dirigeants syndicaux. Elles font appel à de nouvelles formes d’organisation,<br />

qui s’appuient sur des alliances avec des associations communautaires,<br />

des militants écologistes et des groupes religieux. Elles essaient<br />

de laisser l’initiative aux travailleurs concernés, de respecter leur autonomie<br />

et non de leur imposer des stratégies pensées par d’autres. Enfin,<br />

elles impliquent une coordination active de leurs actions de chaque côté<br />

de la frontière.<br />

Une illustration parmi d’autres : en 1992, les United Electrical<br />

Workers (UE) et le Frente Auténtico del Trabajo (FAT) ont conclu une<br />

alliance stratégique pour la syndicalisation. En réponse à la délocalisation<br />

de plus de 20 000 postes au Mexique, ils ont mené en commun plusieurs<br />

actions afin d’augmenter les salaires des ouvriers mexicains de<br />

l’usine de moteurs General Electric, à Ciudad Juarez. L’UE a apporté son<br />

aide financière mais laissé les décisions et la stratégie de lutte entre les<br />

mains du FAT et des ouvriers mexicains. On peut citer d’autres exemples<br />

de liens réels entre travailleurs américains et mexicains : la solidarité chez<br />

Ford entre les ouvriers de l’usine de Saint-Paul (Minnesota) et ceux de<br />

Cuautilán ou encore le soutien de l’UAW à la grève des ouvriers de<br />

l’usine Volkswagen à Puebla en octobre 2001.<br />

Parallèlement, des comités de soutien se montent : le Support<br />

Committee for Maquiladoras in San Diego, né de luttes locales, ou<br />

encore The Coalition for Justice in the Maquiladoras (CJM) qui tente<br />

d’aborder des problèmes plus larges, comme la pollution de l’environnement<br />

ou la présence de produits toxiques. La CJM est une cross-border<br />

coalition [coalition transfrontalière] fondée à San Antonio en 1990. Elle<br />

regroupe plus de 60 organisations écologiques, religieuses, communau-


MARIANNE DEBOUZY 101<br />

taires, féministes et syndicales canadiennes, mexicaines et américaines.<br />

L’AFL-CIO, l’UAW, les Teamsters (camionneurs) et d’autres syndicats y<br />

participent. L’activité de la CJM porte surtout sur les problèmes de santé<br />

des ouvrières et de leur communauté. Elle a pour cible, entre autres, les<br />

multinationales de produits chimiques dans la région de Matamoros et<br />

est intervenue dans les assemblées d’actionnaires.<br />

En plus de ce mouvement, il faut évoquer les nouveaux liens qui se<br />

sont établis entre des étudiants et le mouvement syndical 26 . Depuis<br />

1995 s’est développé, en milieu étudiant, un mouvement très actif<br />

contre les multinationales qui font fabriquer dans les pays du tiersmonde<br />

les produits de consommation en vente sur le marché américain<br />

: jouets, vêtements, chaussures, ballons, etc., et tout<br />

particulièrement les vêtements et équipements de sport marqués du<br />

nom et du logo de chaque université. Affiliés ou non à l’organisation<br />

United Against Sweatshops [« unis contre les ateliers de la sueur »], les<br />

étudiants collaborent avec des groupes d’activistes locaux, religieux et<br />

syndicaux, mais aussi des militants d’organisations de défense des droits<br />

de l’homme. Des étudiants, souvent issus de familles syndiquées, font<br />

des stages et participent à diverses activités syndicales. C’est en partie de<br />

cette expérience qu’est né le mouvement étudiant anti-sweatshop. Il a été<br />

aussi financé par le syndicat du textile UNITE. Dans un premier temps,<br />

les pressions exercées sur les multinationales ont conduit un certain<br />

nombre d’entre elles à adopter des « codes de conduite », mais l’organisation<br />

chargée de vérifier leur application était constituée d’hommes<br />

d’affaires et sa légitimité a été rapidement mise en cause. Les étudiants<br />

ont alors cherché à obliger les universités à faire partie du Workers’<br />

Rights Consortium, qui exige des firmes l’engagement de respecter certaines<br />

normes de travail et de se soumettre à des inspections d’experts<br />

indépendants. Le mouvement s’est élargi et a pris pour cibles les firmes<br />

avec lesquelles les universités avaient signé des contrats d’exclusivité,<br />

par exemple, l’université du Virginia Commonwealth avec McDonald’s,<br />

l’université de Madison dans le Wisconsin avec Reebok, de Kent State<br />

26. Je reprends ici des éléments de mon article, « Quelle gauche américaine ? », La<br />

Revue Socialiste, <strong>n°</strong> 5, novembre 2000, p. 68-85. Lire également Jeffrey C. Isaac,<br />

« Thinking about the Anti-Sweatshop Movement » (Dissent, Automne 2001,<br />

p. 100-108) et « Liza Featherstone Responds », p. 109-111 ; de Liza Featherstone<br />

lire aussi Students Against Sweatshops. The Making of a Movement, Verso, Londres, 2002.


102<br />

STRATÉGIES DES MULTINATIONALES & RIPOSTES OUVRIÈRES<br />

avec Coca-Cola, etc. En collaboration avec des groupes d’activistes syndicaux<br />

et autres, les étudiants ont organisé des visites d’experts indépendants<br />

dans les usines situées dans les zones franches du tiers-monde – en<br />

Indonésie et aux Philippines, par exemple. Ils ont mis sur pied des tournées<br />

d’ouvrières afin qu’elles témoignent sur leurs conditions de vie et de<br />

travail, à la fois dans des rassemblements devant les magasins qui vendent<br />

les produits et dans des colloques. Dans certains endroits, les étudiants<br />

ont aussi agi pour que le personnel non qualifié de l’université (par<br />

exemple le personnel de nettoyage des universités Johns Hopkins de<br />

Baltimore et de Wesleyan dans le Connecticut) soit mieux payé et reçoive<br />

« a livable wage », un salaire qui lui permette de vivre.<br />

Toutefois, les tensions entre mouvement étudiant et mouvement syndical<br />

sont réelles : le labor est étroitement lié au parti démocrate et souvent<br />

les étudiants détestent ce dernier. Le labor est favorable au<br />

protectionnisme, et les étudiants y sont opposés. Des désaccords existent<br />

aussi sur les méthodes de travail. Même si le mouvement anti-sweatshop<br />

semble s’être un peu essoufflé, il reste qu’une alliance d’un type nouveau<br />

a été possible qui permettra peut-être un rapprochement plus durable<br />

sur des objectifs précis.<br />

CONCLUSION<br />

Dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, les multinationales<br />

apparaissaient comme le fer de lance de la nation américaine<br />

et le plus sûr garant de sa prospérité. Tel était bien le sens de la célèbre<br />

formule du PDG de l’industrie automobile devenu ministre de la Défense :<br />

« Ce qui est bon pour General Motors est bon pour l’Amérique. » Qui,<br />

dans la classe ouvrière, prendrait aujourd’hui au sérieux cette affirmation<br />

? Pour avoir subi dégraissages et licenciements massifs, dislocations<br />

et déclassements en tous genres, les ouvriers ont de quoi être sceptiques<br />

quant au souci qu’auraient les multinationales du bien commun. Mais<br />

ont-ils les moyens de les combattre ? Les exemples que nous avons évoqués<br />

suggèrent que des travailleurs américains sont capables de mener<br />

des luttes dures et militantes. Mais elles ne permettent aucun triomphalisme,<br />

car elles n’impliquent qu’un nombre limité d’ouvriers et restent<br />

presque toujours locales. Il est rare qu’une lutte ouvrière rencontre un


MARIANNE DEBOUZY 103<br />

écho dans l’opinion publique et qu’elle devienne une cause nationale ou<br />

un mouvement social politiquement significatif.<br />

Beaucoup de travailleurs touchés par les stratégies des multinationales<br />

semblent résignés et ne protestent pas. Ainsi Jack Metzgar, bon connaisseur<br />

de la région sidérurgique, constate-t-il qu’en Pennsylvanie, dans<br />

une ville sinistrée par la fermeture des usines, « ce qui est le plus remarquable<br />

[…] c’est la soumission presque totale des sidérurgistes et de leur<br />

collectivité à la volonté de Bethlehem Steel. Il n’y a pas eu d’effort organisé<br />

pour arrêter les fermetures, pas d’occupations d’usines, pas de manifestations<br />

de protestation. Depuis 1973, quand a eu lieu l’annonce de la<br />

première fermeture, personne n’a suggéré que Bethlehem Steel n’avait<br />

pas un droit absolu de décider du destin de cette agglomération de<br />

Pennsylvanie occidentale 27 ».<br />

Les cibles des mobilisations sont les politiciens, les bureaucrates et le<br />

gouvernement. À ces réactions se mesure le poids de l’idéologie dominante<br />

: respect de la sacro-sainte liberté d’entreprise et du droit patronal.<br />

Cette idéologie a profondément pénétré le syndicalisme qui, en général,<br />

et dans la sidérurgie en particulier, a recherché la conciliation, le « partenariat<br />

» avec le business. Le fait que si peu de gens tentent d’« influencer<br />

les décisions politiques » exprime certainement un sentiment<br />

d’impuissance, une méfiance à l’égard des politiciens, mais en dit surtout<br />

long sur la marginalisation de la politique et sa diabolisation, soigneusement<br />

entretenue par dirigeants et médias. L’absence de relais politique et<br />

d’un parti qui parle pour la classe ouvrière dans l’arène politique rendent<br />

de toute façon très difficile le combat ouvrier. D’autant qu’il se déroule<br />

dans un climat hostile à l’action collective et aux syndicats, dans une<br />

société « colonisée par les grandes firmes » – pour reprendre l’expression<br />

de Carl Boggs 28 –, qui rend l’individu responsable de sa pauvreté considérée<br />

comme, au mieux, un signe de faiblesse et, au pire, une marque<br />

d’infamie. À quoi s’ajoute le contexte de la mondialisation dominée par<br />

un ultralibéralisme vanté sur tous les tons aux États-Unis.<br />

Tout cela met en perspective les luttes dont ce pays est le théâtre, qui<br />

restent locales, fragmentaires et ne débouchent pas sur des débats<br />

27. Jack Metzgar, « Plant Shutdowns and Worker Response : The Case of<br />

Johnstown, Pa », art. cit.<br />

28. Carl Boggs, The End of Politics. Corporate Power and the Decline of the Public Sphere,<br />

New York, Guilford Press, p. VIII.


104<br />

STRATÉGIES DES MULTINATIONALES & RIPOSTES OUVRIÈRES<br />

politiques de fond dans l’espace public. Un syndicaliste, impliqué dans<br />

une grève suivie de la fermeture de son usine, disait dans une interview<br />

: « Nous avons appris […] que nous avions besoin de quelque<br />

chose de plus que d’une alliance syndicats-communauté-église. […]<br />

Nous avons besoin d’une action radicale pour traiter le problème. 29 »<br />

Mais, depuis de longues années, le « radicalisme » n’est plus de saison<br />

dans la société américaine ni dans le monde ouvrier. À travers de nombreux<br />

témoignages, on peut voir à quel point le red-baiting (la persécution<br />

des rouges) continue à faire des ravages et combien la politique,<br />

même quand elle n’est pas « radicale », est mal vue.<br />

La présence de syndicalistes aux côtés des manifestants « antimondialisation<br />

» lors de la réunion de l’OMC en novembre 1999 a fait<br />

naître bien des espoirs, suivis aujourd’hui d’un certain désenchantement.<br />

Mais la volonté d’un certain nombre de syndicalistes, qui militent pour<br />

le renouveau d’un « syndicalisme qui soit un mouvement social », la<br />

prise de conscience d’une nécessaire solidarité avec les travailleurs du<br />

tiers-monde, les formes d’un nouvel internationalisme que nous avons<br />

évoquées, les liens avec le mouvement étudiant et les coalitions avec<br />

divers groupes d’activistes, ainsi que la participation de nombreux<br />

citoyens aux manifestations « altermondialistes » sont le signe qu’il existe<br />

des forces contestataires toujours vivantes aux États-Unis. Seront-elles<br />

capables non seulement de rallier les énergies anticapitalistes mais aussi<br />

de construire une stratégie politique globale qui, jusqu’à présent, fait<br />

défaut aux travailleurs américains, et pas seulement à eux ?<br />

MARIANNE DEBOUZY<br />

Ce texte est issu d’une communication au colloque tenu à l’université Stendhal de<br />

Grenoble les 11 et 12 janvier 2002 sur le thème « Réflexions sur l’impact des entreprises<br />

multinationales américaines sur la société ».<br />

Professeure émérite d’histoire américaine à l’université Paris-VIII, Marianne<br />

Debouzy a publié, notamment, Le Capitalisme sauvage (Seuil, 1972), et Travail<br />

et travailleurs aux États-Unis (La Découverte, (1984) 1990) ; elle contribue<br />

régulièrement à de nombreuses revues de sciences sociales, de la Revue française<br />

de sociologie à Acoma.<br />

29. Alice et Staughton Lynd (dir.), The New Rank and File, op. cit., p. 1<strong>32</strong>.


SHELDON RAMPTON & JOHN STAUBER 105<br />

Le contrôle de la société civile<br />

Seul le peuple a la compétence pour juger de son propre bien-être.<br />

JOSIAH QUINCY<br />

révolutionnaire américain, 1774<br />

LE 24 FÉVRIER 1995, dans son discours sur l’état de l’Union, Bill<br />

Clinton évoqua la séparation totale entre les citoyens américains<br />

et leur gouvernement : « Il existe aujourd’hui trois fois plus de<br />

lobbyistes dans les rues et les couloirs de Washington que vingt ans<br />

auparavant. Lorsque le peuple américain pense à sa capitale, il visualise<br />

une ville où ceux qui ont des relations et sont bien protégés par leurs privilèges<br />

peuvent faire fonctionner le système, mais où les intérêts des<br />

citoyens ordinaires sont souvent négligés. » Aujourd’hui, même les plus<br />

bruyants avocats du grand patronat admettent l’évidence : « On se rend<br />

compte de plus en plus que le système favorise les individus riches,<br />

célèbres et solidement implantés. […] Vingt-sept sénateurs américains<br />

sont millionnaires : un seul de nos concitoyens croit-il encore qu’il s’agit<br />

d’une coïncidence ? 1 »<br />

Les chefs d’entreprises dominent l’État car ils sont capables de financer<br />

les campagnes électorales, d’acheter les services de lobbyistes très onéreux<br />

et d’offrir des emplois lucratifs à d’ex-hauts fonctionnaires. Pendant<br />

1. Ray Hoewing, membre du Conseil des affaires publiques (Public Affairs Council)<br />

du président Clinton.<br />

AGONE, 2004, <strong>31</strong>/<strong>32</strong> : 105-122


106<br />

LE CONTRÔLE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE<br />

ce temps, la majorité des travailleurs américains ont l’impression que leur<br />

pouvoir économique et politique diminue, voire disparaît. On doit désormais<br />

travailler davantage et dans des conditions plus difficiles pour payer<br />

ses factures et gagner sa vie. Les hommes et les femmes disposent de<br />

moins de temps libre pour s’impliquer dans la vie de leur communauté<br />

et participer à des actions citoyennes. De nombreuses institutions<br />

sociales qui ont nourri et fortifié la démocratie de base – quartiers stables,<br />

syndicats vivants, petites exploitations et petits commerces indépendants<br />

– sont en train de disparaître. Moins de la moitié des Américains ayant<br />

l’âge de voter se préoccupent de se rendre aux urnes, et ceux qui le font<br />

ne croient guère que leur geste aura un résultat positif : ils confient aux<br />

instituts de sondage qu’ils votent souvent pour « le moindre mal ». Les<br />

deux grands partis, démocrate et républicain, dépendent totalement de<br />

l’argent des grandes entreprises pour payer une nouvelle classe de<br />

consultants, de professionnels du marketing et de spécialistes des<br />

sciences humaines. Cette élite gère et promeut les programmes et les candidats<br />

à peu près de la même façon que les agences de publicité vendent<br />

des voitures, des médicaments, des vêtements, etc.<br />

Le rôle prépondérant des relations publiques dans le processus politique<br />

a paradoxalement créé un énorme problème d’image pour les<br />

politiciens qui font confiance aux agences-conseil et à leurs analyses. En<br />

fait, la population estime si peu les hommes politiques que ceux-ci<br />

construisent souvent leurs campagnes électorales autour du fait qu’ils ne<br />

seraient absolument pas des « professionnels de la politique ». Les consultants<br />

expliquent à leurs candidats que la meilleure façon d’intégrer l’élite<br />

de Washington aujourd’hui c’est d’affirmer à leurs électeurs qu’ils<br />

détestent… Washington.<br />

La dégradation du milieu politique a créé un vaste éventail de possibilités<br />

pour l’industrie des relations publiques. Au fur et à mesure que les<br />

citoyens s’éloignent avec dégoût du processus politique, les agencesconseil<br />

prennent leur place et inversent le sens de la « politique<br />

citoyenne ». En effet, ils utilisent des données sophistiquées, en évolution<br />

constante, et des systèmes de communications ultrarapides pour<br />

créer, ex nihilo, en fonction des besoins de leurs clients, des « associations<br />

de base » qui servent les intérêts des élites. Lloyd Bentsen, qui a luimême<br />

travaillé pendant longtemps à Washington et à la Bourse de Wall<br />

Street, a inventé le terme de « lobbying synthétique » pour désigner les<br />

associations écran qui peuvent désormais être créées sur mesure par des


SHELDON RAMPTON & JOHN STAUBER 107<br />

agences comme Hill & Knowlton, Direct Impact, Optima Direct,<br />

National Grassroots & Communications, Beckel Gowan, Burson-<br />

Marsteller, Davies Communications ou Bonner & Associates. Le magazine<br />

Campaigns & Elections définit « la démocratie synthétique » comme<br />

un « système où l’on crée artificiellement un courant d’opinion favorable<br />

à un point de vue donné. L’objectif étant soit d’imposer ce point de vue<br />

à des militants non informés, soit de diffuser des techniques de manipulation<br />

servant à les recruter ».<br />

La « démocratie synthétique » constitue une des tentatives les plus<br />

pernicieuses engagées par les grandes entreprises pour instrumentaliser<br />

les mouvements de base. Même les relationnistes utilisent ce terme de<br />

« synthétique » pour dénigrer leurs concurrents et promettre que leurs<br />

propres projets de création d’associations de base sont plus professionnels<br />

et légitimes. « Pour d’authentiques associations – et non des comités<br />

synthétiques », proclamait en décembre 1995 une publicité d’une<br />

page entière au dos du magazine Campaigns & Elections vantant les<br />

services de l’agence National Grassroots & Communications. Mais<br />

l’« authenticité » pour les consultants n’a pas le même sens que pour le<br />

commun des mortels : ce qui compte à leurs yeux, c’est que les campagnes<br />

de promotion spectaculaires qu’ils orchestrent soient si parfaites<br />

que ses associations paraissent authentiques.<br />

PLUS RIEN NE LEUR ÉCHAPPE<br />

Les campagnes des associations sponsorisées par les entreprises commencent<br />

par des sondages d’opinion, un des outils de base de l’industrie<br />

des relations publiques. La science des sondages fiables a d’abord été<br />

développée à la suite de la crise de 1929 pour des entreprises qui s’inquiétaient<br />

des implications de la victoire écrasante de Franklin<br />

D. Roosevelt. Cette victoire reflétait le désenchantement du peuple américain<br />

vis-à-vis du capitalisme. À partir de 1937, la Psychological<br />

Corporation, société fondée par vingt des « principaux psychologues »<br />

américains, commença à interroger de façon systématique et continue la<br />

population à propos de questions politiquement importantes pour les<br />

chefs d’entreprise. On utilisa d’abord les sondages pour mesurer le pouls<br />

de « l’opinion en général », mais un affinement progressif permit aux


108<br />

LE CONTRÔLE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE<br />

sondeurs de cerner les attitudes et les pensées de secteurs de plus en plus<br />

limités et précis de la population.<br />

Dans les années 1950, note la Canadienne Joyce Nelson, les chefs<br />

d’entreprise adaptèrent les techniques de la théorie des jeux, utilisée par<br />

l’armée pour mettre au point des simulations complexes de bataille, intégrant<br />

des facteurs comme la densité de la population, les conditions<br />

environnementales et les déploiements des armes pour créer des projections<br />

détaillées des issues probables d’une bataille. Grâce à ces modèles,<br />

les entreprises furent capables d’entrer leurs propres listes de variables<br />

(facteurs démographiques, conditions économiques, résultats des élections)<br />

pour créer des scénarios de marketing 2 .<br />

Alors que les sondages d’opinion fournissaient une carte chaque fois<br />

plus détaillée des mentalités collectives, les banques de données informatiques<br />

se perfectionnaient et devenaient capables de reconstituer les pensées<br />

et les préférences des individus. La pub qui arrive dans les boîte aux<br />

lettres chaque jour résulte de ce qu’on appelle le « marketing direct », qui<br />

permet aux entreprises de cibler leurs clients en choisissant le discours<br />

adéquat. Elles peuvent ainsi détecter les individus dont le passé montre<br />

qu’ils sont les plus susceptibles de réagir positivement. Des listings informatiques<br />

classent les personnes selon leurs caractéristiques : appartenance<br />

à une organisation (politique, religieuse, syndicale, etc.) ; revenus ;<br />

changement d’adresse récent ; abonnements souscrits ; hobbys ; attitudes<br />

face à la criminalité ; origines ethniques ; habitudes de consommation ;<br />

religion ; etc. En fusionnant et croisant les données, les entreprises peuvent<br />

produire des listes hybrides, comme par exemple celle des mâles<br />

blancs partisans du parti démocrate possesseurs d’une arme et qui ont<br />

récemment déménagé ; ou bien celles des féministes aisées abonnées à la<br />

National Review. En combinant ces renseignements avec les cartes psychographiques<br />

produites par les sondages d’opinion, les grandes entreprises<br />

peuvent tracer un portrait remarquablement détaillé de chacun de nous,<br />

qui permet de livrer des pronostics minutieux sur votre attitude par rapport<br />

au contrôle sur les ventes d’armes, la fiscalité, l’énergie nucléaire, ou<br />

n’importe quel autre problème social. Selon le consultant Robert<br />

L. Dilenschneider, Reese Communications (filiale de Hill & Knowlton)<br />

employa cette technique il y a quelques années pour aider la compagnie<br />

2. Joyce Nelson, Sultans of Sleaze, Common Courage Press, Monroe (Maine),<br />

1989, p. 74-75.


SHELDON RAMPTON & JOHN STAUBER 109<br />

de téléphone AT&T à trouver « 1 200 000 personnes qui écrivirent à leur<br />

sénateur pour augmenter leurs factures de téléphone. Ils avaient réussi à<br />

les contacter et à les convaincre en corrélant des caractéristiques, des<br />

valeurs et des données géographiques différentes afin de mener une<br />

campagne d’action directe ciblée 3 ».<br />

« Il ne s’agit pas d’une science miracle, précise Mike Malik, vice-président<br />

d’Optima Direct. En fait, Direct Marketing 101 offre des communications<br />

ciblées sur des thèmes et des mobilisations citoyennes » aux<br />

grandes entreprises qui sont ses clients. « Nous envoyons des prospectus<br />

et faisons de la prospection téléphonique systématique. Tout le<br />

monde déteste ces procédés mais cela marche […]. Nos deux principaux<br />

clients sont Philip Morris et la National Rifle Association 4 . […] Toutes<br />

deux peuvent vous apprendre beaucoup de choses – elles sont très efficaces<br />

sur le terrain. 5 » Malik a passé plus de sept ans chez Philipp Morris<br />

pour développer un lobby d’associations de fumeurs. Pour lui, il s’agit de<br />

« l’un des meilleurs programmes de terrain en Amérique aujourd’hui ».<br />

En décembre 1994, il expliqua son fonctionnement au cours d’un séminaire<br />

réservé à de grands patrons sur le thème « Comment façonner<br />

l’opinion publique : si vous ne le faites pas, un autre le fera ».<br />

Lorsqu’une question est soumise à un vote, Malik se tourne vers ses<br />

centres d’appel : « Les appels téléphoniques sont un moyen d’action<br />

rapide et extrêmement flexible. Lorsque vous envoyez un courrier, vous<br />

obtenez un résultat environ trois semaines plus tard et ensuite vous ajustez<br />

le tir. Avec le téléphone, vous lancez une idée le matin, vous analysez<br />

les résultats le soir, et le lendemain vous changez votre fusil d’épaule et<br />

essayez une nouvelle idée le lendemain. En l’espace de trois jours, vous<br />

pouvez modifier votre projet quatre ou cinq fois, découvrir ce qui<br />

marche vraiment, quels sont les messages qui motivent réellement le<br />

public, et améliorer considérablement vos taux de réponses. 5 »<br />

3. Robert L. Dilenschneider, Power and Influence : Mastering the Art of Persuasion,<br />

Prentice Hall Press, New York, 1990, p. 111.<br />

4. La National Rifle Association est puissant lobby rassemblant les fabricants, les<br />

vendeurs et les fans d’armes à feu. Le documentaire de Michael Moore, Bowling for<br />

Colombine, prend notamment cette association (dont le président est l’acteur<br />

Charlton Heston) pour cible. [ndt]<br />

5. Conférence de Mike Malik au colloque « Shaping Public Opinion : If You Don’t<br />

Do It, Somebody Else Will », à Chicago, le 9 décembre 1994.


110<br />

On peut aussi utiliser efficacement l’arme du téléphone pour inonder<br />

un parlementaire d’appels provenant de ses administrés. Cette technique<br />

s’appelle le « transfert discret » : un centre d’appels travaillant pour un<br />

lobbyiste réalise un contact téléphonique direct entre l’un de ses partisans<br />

et le responsable politique auquel elle veut faire passer un message<br />

personnalisé. Optima Direct possède des dispositifs techniques spécialement<br />

conçus à cet effet. Malik nous en explique le fonctionnement : « Je<br />

vous appelle pour solliciter votre aide : “Bonjour, êtes-vous prêt à me<br />

donner un coup de main sur telle question ?” Nous avons une brève<br />

conversation à l’issue de laquelle vous me dites : “D’accord, je vais parler<br />

à mon député. — Parfait, je vais vous mettre en contact directement<br />

avec lui.” Pour cela, il vous faut une installation spéciale. Vous appuyez<br />

sur un bouton et hop ! vous mettez en contact directement votre premier<br />

interlocuteur et la personne à laquelle vous souhaitez qu’il parle. C’est ce<br />

qu’on appelle les réaiguillages avancés. […] Mais certains offrent de très<br />

mauvais services de transfert, nous avertit Malik [dont le baratin ressemble<br />

furieusement à celui d’un vendeur de voitures]. Optima Direct<br />

effectue un excellent travail : les transferts sont tellement sophistiqués<br />

qu’ils ressemblent à des manifestations spontanées de mécontentement<br />

populaire. Mais attention, il faut espacer les appels durant la journée<br />

pour qu’ils aient l’air vraisemblable. Si vous contactez un lobbyiste,<br />

demandez-lui comment fonctionne son système d’appels et combien de<br />

temps s’écoule entre chacun d’eux. […] Il faut que les appels paraissent<br />

aussi authentiques que possible. 5 »<br />

LE CENTRALISME DÉMOCRATIQUE<br />

LE CONTRÔLE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE<br />

Les grandes entreprises conçoivent des stratégies pour conquérir « la<br />

base », mobiliser les masses dans des campagnes politiques tout en<br />

contrôlant efficacement les véritables débats politiques, qui sont tranchés<br />

par une élite. Intervenant dans un congrès du Conseil sur les affaires<br />

publiques, Michael Dunn, dont l’agence-conseil est basée à Washington,<br />

a défendu la position suivante : « Un programme destiné aux citoyens de<br />

base ne vise pas à les inciter à s’impliquer davantage dans le système<br />

politique, a-t-il expliqué. Il n’a qu’un seul objectif : influencer la politique<br />

du parlement local. […] Bien sûr, que vous le vouliez ou non, vous


SHELDON RAMPTON & JOHN STAUBER 111<br />

allez être impliqués dans ce processus politique. Mais une seule question<br />

compte : allez-vous gagner ou perdre ? Et si vous n’avez conçu pas un<br />

projet destiné aux électeurs de base, vos chances de gagner sont sacrément<br />

diminuées. 6 »<br />

Selon Dunn, les entreprises doivent systématiquement développer une<br />

propagande politique vis-à-vis de leurs salariés, de leurs retraités, de<br />

leurs vendeurs et de leurs clients. L’objectif de cet endoctrinement est de<br />

sensibiliser la majorité des employés : « L’État exerce une influence sur<br />

leur vie, leur travail, et il faut leur faire comprendre qu’ils doivent jouer<br />

un rôle dans ce processus. 6 » Pour compléter cette « formation » de la<br />

« base », Dunn a proposé aux grandes entreprises de mettre en place un<br />

« programme de contacts clés » afin de recruter, dans chaque service<br />

important, des employés « en vue de développer une relation personnelle<br />

de qualité avec l’élu dont ils sont chargés. Pour parvenir à ce but,<br />

le contact clé doit adhérer à l’organisation politique de son élu local,<br />

réussir à faire partie de son personnel de campagne, intégrer le cercle restreint<br />

auquel il appartient ». Dunn prône une stratégie interne « d’influence<br />

par le haut ». En clair, les grandes entreprises conseillent à leurs<br />

employés, s’ils veulent garder leur boulot et grimper dans la hiérarchie,<br />

de devenir des cadres politiques pour leur boîte, de nouer des relations<br />

amicales avec les élus, de devenir les yeux et les oreilles de leur chef d’entreprise<br />

en ce qui concerne la politique locale. Dunn a même suggéré<br />

que le personnel chargé du recrutement mentionne « les responsabilités<br />

des contacts clés lorsqu’il décrit les attributions des postes à pourvoir » 6 .<br />

Dunn n’a bien sûr pas évoqué ce qui arrive aux salariés qui échouent<br />

à appliquer ce « programme ». Mais une telle disposition touche au statut<br />

des libertés politiques et à l’intégrité des institutions démocratiques.<br />

La « mobilisation des citoyens de base » prônée par Dunn aboutit en fait<br />

à mettre en place un système de commandement extrêmement hiérarchisé.<br />

Les salariés ne sont plus des citoyens qui choisissent et défendent<br />

ce qu’ils considèrent juste ou désirable sur le plan politique mais des<br />

individus qui votent pour les personnes sélectionnées par leur<br />

employeur et défendent des idées correspondant aux intérêts politiques<br />

de leur patron. Pour Dunn, « les agents de terrain » sont en fait les petits<br />

soldats de l’entreprise : leur loyauté joue un rôle essentiel si la firme veut<br />

6. Conférence de Michael Dunn, « Charting a Course for Grassroots Success »,<br />

Conseil sur les affaires publiques, Sarasota (Floride), 7 février 1994.


112<br />

remporter la victoire dans l’environnement concurrentiel actuel. « Il<br />

s’agit d’une bataille, mes amis. Un général allemand a un jour déclaré<br />

que la politique ressemblait à une guerre sans armes. Et si vous pensez<br />

que vous n’êtes pas en guerre en ce moment, c’est que vous n’êtes pas<br />

encore descendus dans les tranchées. Il s’agit bien d’une guerre, a-t-il<br />

proclamé. En dernière instance, chaque entreprise de ce pays doit engager<br />

un programme dirigé vers les masses. Tant que nous n’aurons pas<br />

réussi à nous faire comprendre de la totalité de nos concitoyens, nous<br />

perdrons nos combats sur le marché politique. 6 »<br />

TOUCHE PAS À MON ARRIÈRE-COUR<br />

LE CONTRÔLE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE<br />

L’organisation des citoyens de base constitue une arme de choix des<br />

industriels contre les mouvements NIMBY [Not In My Back-Yard, littéralement<br />

: « Touche pas à mon arrière-cour », ndt], ces groupes locaux qui<br />

essayent d’empêcher que leur commune accueille des envahisseurs<br />

indésirables du genre décharge de déchets toxiques. Les NIMBYs sont<br />

les « globules blancs » du corps politique démocratique – petits, rapidement<br />

mobilisables et efficaces pour repousser et éliminer les intrusions<br />

extérieures. S’ils attaquent parfois des inconnus inoffensifs, voire<br />

bénéfiques, ils représentent tout de même une expression authentique<br />

de la démocratie, reflétant le droit des citoyens à façonner leur propre<br />

environnement et leur destinée.<br />

John Davies aide à neutraliser ces groupes au nom des grandes entreprises<br />

qu’il a pour clients (Mobil Oil, les hôtels Hyatt, Exxon, American<br />

Express et Pacific Gas & Electric). Il se présente comme « l’un des<br />

consultants les plus qualifiés en matière de travail de terrain » et diffuse<br />

une publicité tapageuse destinée à effrayer même les PDG les plus courageux.<br />

Elle montre une photo de l’« ennemi » – incarné par une « petite<br />

vieille aux cheveux blancs » qui tient entre ses mains une pancarte écrite<br />

à la main : « Pas de ça chez moi ! » En surimpression, on peut lire : « Ne<br />

la laissez pas décider de votre avenir. Les méthodes traditionnelles de<br />

lobbying ne suffisent plus. […] Pour vaincre vos opposants, appelez<br />

Davies Communications. 7 »<br />

7. Publicité dans Campaigns & Elections, décembre-janvier 1995, p. 4.


SHELDON RAMPTON & JOHN STAUBER 113<br />

Le matériel promotionnel de Davies proclame que cette société « peut<br />

concevoir un projet soigneusement planifié et le faire passer pour une<br />

explosion spontanée de soutien populaire. Davies a transformé la communication<br />

de terrain en un art véritable ». S’adressant à un congrès de<br />

consultants en décembre 1994, Davies a déclaré : « [Nos clients] viennent<br />

généralement nous voir quand ils ont vraiment besoin d’un ami.<br />

Une municipalité va vous obliger à fermer votre entreprise et à ce<br />

moment-là vous appelez une agence-conseil et vous vous dites : “Oh,<br />

merde !” Mark Twain l’a parfaitement exprimé : “Lorsque vous avez<br />

besoin d’un ami, il est trop tard pour faire sa connaissance.” 8 »<br />

Davies fabrique à la demande des amis pour ses clients, les grandes<br />

entreprises. Il utilise ses listes de publipostage et ses bases de données<br />

informatiques pour identifier les partisans éventuels. Ses télévendeurs<br />

savent comment transformer des partisans passifs d’une cause en de<br />

vibrants plaideurs qui paraissent suffisamment motivés pour écrire personnellement<br />

à un homme politique, un journal ou un conseiller municipal.<br />

« Nous voulons les aider à écrire des lettres efficaces. Nous leur<br />

téléphonons et leur demandons : “Êtes-vous prêts à écrire une lettre ?<br />

— Oui, bien sûr. — Avez-vous le temps de le faire ? — Pas vraiment.<br />

— Peut-être pourrions-nous l’écrire ensemble ? Si vous me le permettez,<br />

je vais vous passer l’un de nos collaborateurs. Patientez une seconde et<br />

vous serez mis en contact avec lui.” Nous transférons ensuite l’appel à un<br />

autre salarié de Davies qui rédige une lettre apparemment personnelle<br />

destinée à l’élu ciblé. Si possible, nous faisons porter cette lettre. Nous<br />

écrivons à la main sur un papier plutôt démodé s’il s’agit d’une vieille<br />

dame. Et nous utilisons le papier à en-tête d’une société s’il s’agit d’une<br />

entreprise. Nous utilisons différents types de timbres et d’enveloppes.<br />

[…] L’objectif est de créer une bonne pile de lettres personnalisées aussi<br />

différentes que possible entre elles. 8 »<br />

Pamela Whitney, PDG de National Grassroots & Communication, se<br />

spécialise également dans la lutte contre les associations locales. « Ma<br />

société travaille surtout pour les grandes entreprises et nous nous intéressons<br />

au lancement de nouveaux produits sur le marché. […] Wal-<br />

Mart est l’un de nos clients. Nous nous attaquons aux NIMBYs et aux<br />

écologistes. » National Grassroots assiste aussi « les sociétés qui veulent<br />

8. Conférence de John Davies au colloque « Shaping Public Opinion : If You Don’t<br />

Do It, Somebody Else Will », Chicago, 9 décembre 1994.


114<br />

améliorer leur communication avec leurs employés pour éviter l’implantation<br />

d’un syndicat. Ils ne savent pas exactement comment s’y prendre,<br />

alors nous intervenons et les aidons à établir une marche à suivre 9 ».<br />

L’activité principale de National Grassroots consiste « à soutenir (ou à<br />

combattre) des projets de loi au niveau des États ou à l’échelle nationale<br />

». Cette société crée ses propres associations locales en puisant dans<br />

un réseau d’organisateurs professionnels de base. « Nous croyons beaucoup<br />

en l’efficacité de nos “ambassadeurs”. Nous préférons éviter d’utiliser<br />

les services d’une agence-conseil présente sur place. […]<br />

Généralement, ces gars-là ne sont pas vraiment intégrés localement.<br />

Nous embauchons des ambassadeurs sur le terrain, qui connaissent à<br />

fond la communauté où ils vivent, pour qu’ils deviennent nos avocats.<br />

Ils travaillent avec nous et nous envoient des rapports circonstanciés.<br />

Certes cela nous coûte de l’argent, mais il s’agit de sommes ridicules. 9 »<br />

Qui sont ces organisateurs dont on peut louer les services à petit prix ?<br />

« Nous avons découvert que nos meilleurs ambassadeurs sur le terrain<br />

sont les femmes qui ont animé des associations de parents d’élèves – elles<br />

sont très actives sur le plan local – ou des retraitées qui disposent de<br />

beaucoup de temps. Ce sont pour nous les meilleurs militants. » Pour<br />

superviser ces « grands-mères de base », Pamela Whitney embauche des<br />

professionnels « ayant l’expérience du travail d’organisation sur le terrain<br />

» durant les campagnes électorales, des cadres qui peuvent « débouler<br />

dans un coin perdu et, en deux semaines, créer une organisation qui,<br />

ensuite, fonctionnera sans eux » 9 .<br />

CE N’EST PAS À NOTRE PROGRAMME<br />

LE CONTRÔLE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE<br />

La prolifération d’associations bidon a incité le magazine Consumer<br />

Reports à publier, en mai 1994, un article intitulé « Ceux qui prétendent<br />

défendre l’intérêt général », qui avertit : « L’appellation altruiste de ces<br />

organisations est souvent trompeuse. Autrefois, on pouvait connaître<br />

l’objectif et la nature d’un groupe en se fiant simplement à son nom.<br />

Aujourd’hui, les comités, coalitions, alliances et autres ligues dont le titre<br />

9. Conférence de Pamela Whitney au colloque « Shaping Public Opinion : If You<br />

Don’t Do It, Somebody Else Will », Chicago, 9 décembre 1994.


SHELDON RAMPTON & JOHN STAUBER 115<br />

comporte des mots comme “citoyens” ou “consommateurs” peuvent être<br />

aussi bien des couvertures pour les grandes entreprises et les organisations<br />

patronales que de véritables associations de citoyens ou des<br />

consommateurs. Ces gens qui prétendent défendre l’intérêt de la population<br />

utilisent des moyens si variés – publicité, communiqués de presse,<br />

témoignages publics, sondages douteux, enquêtes bidon, et désinformation<br />

– qu’il est difficile de repérer qui est qui, quel est le véritable but de<br />

tel ou tel groupe. 10 »<br />

Consumer Reports cite l’exemple du Comité pour la santé et la sécurité<br />

sur le lieu de travail [Workplace Health and Safety Council]. En fait, « ce<br />

lobby composé de chefs d’entreprises s’est opposé à plusieurs projets de<br />

loi visant à renforcer les mesures de sécurité pour les ouvriers. De même,<br />

si l’on se fie uniquement au logo de la Coalition nationale des terres<br />

humides [National Wetlands Coalition], logo qui représente un canard<br />

survolant un marais, on ne peut deviner que cette organisation regroupe<br />

des foreurs de pétrole, des promoteurs immobiliers et des compagnies<br />

spécialisées dans la production de gaz naturel. […] La création d’associations<br />

fantômes est devenue un métier à lui tout seul. […] Les relationnistes<br />

ont découvert d’innombrables moyens de faire croire à<br />

l’engagement des citoyens pour une cause 10 ».<br />

Les industries automobile et pétrolière sont aussi très actives sur le terrain<br />

des associations de base. Consumer Reports note que l’Institut américain<br />

du pétrole [American Petroleum Institute] a eu recours à l’agence<br />

Beckel Cowan en 1989 pour créer l’Association des Américains hostiles<br />

aux taxes injustes sur l’essence [Americans against Unfair Gas Tax],<br />

« organisation nationale qui compte quinze mille membres » et qui a<br />

contribué à empêcher une hausse des taxes fédérales sur l’essence. Au<br />

Nevada, l’industrie automobile a créé un groupe bidon, l’Association<br />

pour des critères équitables en matière d’économie d’essence [Nevadans<br />

for Fair Fuel Economy Standards] pour « impressionner le sénateur du<br />

Nevada, Richard Bryan ».<br />

Les compagnies d’assurance se mobilisent elles aussi – selon Barbara Bey,<br />

la directrice des affaires publiques du Comité américain pour l’assurance-vie<br />

[American Council of Life Insurance] à Washington, association<br />

professionnelle regroupant plus de six cents entreprises. Elle a<br />

expliqué dans Impact, bulletin mensuel de cette association, comment<br />

10. « Public Interest Pretenders », Consumer Reports, mai 1994.


116<br />

LE CONTRÔLE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE<br />

son comité se prépare à agir : « La technologie nous permet de le faire<br />

en alliant qualité et efficacité. Nous sommes en train de construire une<br />

base de données interactive pour le travail de terrain afin d’expliquer nos<br />

préoccupations à nos membres, aux élus et aux autres citoyens concernés<br />

avant que ces préoccupations ne deviennent des problèmes. Nous<br />

développons également un programme de contacts clés pour étendre nos<br />

activités de terrain et les conduire jusqu’à “l’étape suivante”. 11 »<br />

Rien ne remplace les campagnes de terrain – selon Eric Rennie, directeur<br />

de la communication concernant les politiques publiques pour le<br />

groupe d’assureurs ITT-Hartford. Il a déclaré dans Impact : « Dans une<br />

organisation hiérarchisée comme la nôtre, lorsque le directeur local veut<br />

que les employés prennent le temps d’écrire à leurs élus, ils le font souvent<br />

sur le temps de travail. Nous leur fournissons le papier, les stylos,<br />

les timbres et les enveloppes. Nous photocopions ces courriers pour étudier<br />

ensuite leurs répercussions. Parce que nous n’aimons guère faire<br />

cela avec nos clients, nous ne savons pas quelle proportion d’entre eux<br />

répondent ni selon quel schéma. » Et c’est là où la mobilisation à la base<br />

intervient. « Aujourd’hui, continue Rennie, les campagnes de terrain<br />

menées par les grandes entreprises exigent que nous frappions à de plus<br />

en plus de portes, celles de nos clients, distributeurs et fournisseurs,<br />

celles des industries connexes et de tous les autres membres de la<br />

“famille élargie”. 12 »<br />

Robert C. Kirkwood, directeur du secteur des affaires publiques chez<br />

Hewlett-Packard, est un fervent partisan du travail à la base. « Nous<br />

avons eu une révélation […] dans notre campagne pour l’ALENA, a-t-il<br />

déclaré dans Impact. Pour la première fois, nous avons lancé un vaste<br />

programme de terrain mobilisant des centaines de salariés dans tout le<br />

pays. À mon avis, ce type de technique va faire partie de notre arsenal<br />

régulier. […] Le mouvement écologiste sera inquiet, les syndicats seront<br />

perturbés. Toutes les sociétés ne sont pas encore équipées, mais elles s’y<br />

mettront bientôt. 13 »<br />

11. David B. Kinsman, « What’s Ahead for Public Affairs Officers in 94’», Impact,<br />

décembre 1993, p. 2.<br />

12. Eric A. Rennie, « Grassroots : Mobilizing Your ‘Extended Family’ : the Pros and<br />

Cons », Impact, avril 1994.<br />

13. David B. Kinsman, « What’s Ahead for Public Affairs Officers in 94’», Impact,<br />

décembre 1993, p. 3.


SHELDON RAMPTON & JOHN STAUBER 117<br />

LE SABOTAGE DE LA RÉFORME DE LA SANTÉ<br />

Pendant la campagne présidentielle qui commença en 1992, les sondages<br />

d’opinion montraient que les électeurs étaient particulièrement<br />

préoccupés par la hausse vertigineuse des coûts de la santé. Le candidat<br />

Bill Clinton évoquait fréquemment son intérêt pour une « concurrence<br />

contrôlée » en ce domaine. En fait, remarque James Fallows, dans le<br />

numéro de janvier 1995 de The Atlantic, la demande pour une réforme<br />

était si forte que, « durant presque toute l’année 1993, les républicains<br />

la croyaient inévitable et voulaient être du côté des gagnants. Le sénateur<br />

républicain Bob Dole affirma qu’il voulait travailler avec l’administration<br />

démocrate et apparut lors de plusieurs événements aux côtés de Hillary<br />

Clinton pour soutenir le principe de la couverture universelle. Vingttrois<br />

élus républicains déclarèrent que la couverture universelle ferait<br />

partie de la nouvelle loi 14 ».<br />

On a fréquemment souligné les imperfections du plan de Clinton.<br />

Cependant, dans un système démocratique, les propositions initiales<br />

sont souvent imparfaites et peut-être est-ce inévitable. Un processus<br />

démocratique sain rassemble des individus à partir de différentes perspectives<br />

pour débattre et réviser des projets jusqu’à ce qu’un consensus<br />

émerge. Dans le cas du projet de Clinton, le recours à des associations<br />

fantoches (la tactique de la « démocratie synthétique ») – financées surtout<br />

par les compagnes d’assurances et les sociétés pharmaceutiques –<br />

réussit toutefois à étouffer totalement le débat, en éliminant non seulement<br />

le plan de Clinton mais tous les autres projets de réforme du système<br />

de santé américain. La pièce maîtresse de la politique intérieure de<br />

l’administration Clinton tomba dans les poubelles de l’histoire politique.<br />

En 1995, la question disparut totalement de la scène politique.<br />

La première salve fut tirée en 1993, lorsque l’administration Clinton<br />

critiqua les tarifs élevés des médicaments délivrés sur ordonnance et évoqua<br />

la possibilité que le gouvernement fédéral contrôle les prix. Aussitôt,<br />

l’industrie pharmaceutique réagit en embauchant l’agence Beckel Cowan,<br />

dont les dirigeants avaient géré la campagne présidentielle du républicain<br />

Walter Mondale. Beckel Cowan créa une organisation fantôme<br />

14. James Fallows, « A Triumph of Misinformation », The Atlantic, vol. 275, <strong>n°</strong> 1,<br />

p. 28.


118<br />

LE CONTRÔLE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE<br />

(Rx Partners) et commença à déployer des organisateurs dans chaque<br />

État et dans chaque circonscription pour, comme l’explique une brochure<br />

de la société, « générer et assurer des lettres de haute qualité écrites<br />

par des électeurs influents et destinées à trente-cinq membres du<br />

Congrès, soigneusement sélectionnés. Simultanément, Beckel-Cowan se<br />

livra à une campagne de courrier et d’appels téléphoniques ciblés :<br />

l’agence-conseil envoya des lettres personnelles, des télégrammes et<br />

transféra discrètement des appels aux bureaux locaux et nationaux de ces<br />

élus ». L’agence prétendit que cette campagne avait provoqué « plus de<br />

cinquante mille contacts avec les élus du Congrès » et « consolidé un<br />

réseau de partisans dans trente-cinq circonscriptions et États » 15 .<br />

« La réforme de la santé avançait à l’allure d’un tortillard, explique le<br />

lobbyiste Robert Hoopes. Nous l’avons vu venir dès le discours sur l’état<br />

de l’Union prononcé par Clinton. Nous avons donc eu le temps de nous<br />

organiser à la base, d’envoyer nos lettres, d’informer en détail nos<br />

membres et d’avoir de multiples réunions locales ; j’ai parcouru le pays<br />

et j’ai fait en sorte que nos membres s’intéressent à la question. Lorsque<br />

le temps est venu d’aller voter, nous étions prêts. 16 » Selon le magazine<br />

Campaign & Elections, l’Association des agents d’assurance indépendants<br />

a mobilisé « près de 140 000 agents d’assurance » durant le débat sur la<br />

réforme de la santé, constituant ce que Robert Hoopes appelle la nouvelle<br />

race de lobbyistes de Washington. « Les nouveaux lobbyistes, les<br />

bons lobbyistes, portent des pantalons non repassés, des badges défraîchis<br />

et se rendent au Capitole pour représenter eux-mêmes […] les<br />

300 000 agents d’assurance indépendants à travers le pays. Nos lobbyistes<br />

de Washington ont derrière eux une véritable armée présente<br />

dans chaque État, et les membres du Congrès comprennent tout ce<br />

qu’un lobbyiste peut faire en appuyant sur un bouton pour mobiliser ces<br />

gars contre ou pour eux. Ce changement découle directement d’un<br />

progrès technologique. 16 »<br />

La Coalition pour des choix en matière d’assurance-santé [Coalition for<br />

Health Insurance Choices] – groupe contrôlé en sous-main par les compagnies<br />

d’assurance – a mené la campagne pour liquider la réforme de la<br />

15. « RX Partners », document promotionnel de l’agence Beckel Cowan.<br />

16. Conférence de Robert Hoopes au colloque « Shaping Public Opinion : If You<br />

Don’t Do It, Somebody Else Will », Chicago, 9 décembre1994.


SHELDON RAMPTON & JOHN STAUBER 119<br />

santé. La Coalition a admis que la plupart de ses fonds provenaient de la<br />

Fédération nationale des entreprises indépendantes [National Federation<br />

of Independent Businesses] et de l’Association nationale pour l’assurancesanté<br />

[Health Insurance Association of America], qui regroupe des assureurs.<br />

Selon le magazine Consumer Reports, non seulement cette<br />

association « soutient la Coalition, mais l’a créée de toutes pièces ».<br />

Le grand cerveau de la Coalition, Blair G. Childs, organise le travail de<br />

terrain pour les assureurs depuis une dizaine d’années. Entre 1986 et<br />

1989, il a orchestré une campagne dans les médias, sur le terrain et dans<br />

des associations pour défendre les intérêts des assureurs dans le cadre<br />

notamment de l’Association pour une réforme des lois sur la responsabilité<br />

civile [American Tort Reform Association]. Puis il s’est fait embaucher<br />

par Aetna Life and Casualty, où il a créé l’un des systèmes les plus<br />

sophistiqués d’organisation et d’influence locales. Non seulement il a<br />

brillamment inspiré la campagne contre la réforme de la santé, mais il<br />

peut honnêtement réclamer la dépouille du projet de Clinton. « En combinant<br />

habilement une campagne ciblée dans les médias et le lobbying à<br />

la base, ces groupes ont pu influencer beaucoup plus de gens que le<br />

Président malgré le “tyran” de la Maison-Blanche. […] Jamais auparavant<br />

les intérêts privés n’avaient dépensé autant d’argent et de façon aussi<br />

ostentatoire pour combattre une initiative lancée par un président »,<br />

écrit Thomas Scarlet dans un article intitulé « Comment on a liquidé la<br />

réforme de la santé 17 ».<br />

En 1993, se rappelle Blair G. Childs, « les assureurs étaient très nerveux.<br />

Tout le monde parlait de la réforme. […] Nous avions l’impression<br />

d’avoir le canon d’un fusil pointé sur nous ». La création de multiples<br />

associations, explique-t-il, vous donne la possibilité « de créer une couverture<br />

pour la défense de vos intérêts. Nous avions besoin d’une certaine<br />

discrétion car nous savions qu’on allait nous dépeindre comme des<br />

salauds. Cela permet aussi d’obtenir un soutien de masse. Certaines associations<br />

disposent de la force d’un lobby, d’autres sont bien implantées<br />

localement, et d’autres ont d’excellents porte-parole. […] Il faut commencer<br />

par rassembler vos alliés naturels les plus puissants, s’asseoir<br />

autour d’une table et commencer à construire un mouvement […] pour<br />

donner à votre coalition une image positive ». Pour le débat sur la<br />

17. Thomas Scarlett, « Killing Health Care Reform », Campaigns & Elections,<br />

octobre-novembre 1994, p. 34.


120<br />

LE CONTRÔLE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE<br />

réforme de la santé, sa coalition mobilisa un éventail extrêmement large<br />

de gens, « des vétérans du Vietnam sans domicile fixe […] jusqu’à certains<br />

groupes très conservateurs. Bien qu’ils fussent étonnamment différents,<br />

chacun apportait sa petite contribution » 18 .<br />

Au lieu de former une seule grande coalition, les opposants à la<br />

réforme payèrent des instituts de sondage afin de déterminer la liste des<br />

points faibles de l’administration Clinton et ils organisèrent plus de vingt<br />

coalitions différentes pour matraquer l’opinion publique sur chaque<br />

question séparément. « Lorsque vous créez une association, […]<br />

donnez-lui un nom contenant quelques-uns des mots que vous avez<br />

repérés dans vos enquêtes d’opinion, explique Blair G. Childs. Certains<br />

d’entre eux […] provoquent une réaction générale positive. Sur ce plan,<br />

les sondages et les groupes témoins peuvent être très utiles. Des termes<br />

comme “équité”, “justice”, “choix”, “coalition”, “alliance” ont une connotation<br />

très positive. » La Coalition pour la liberté de choix en matière<br />

d’assurance-santé (Coalition for Health Insurance Choices), par<br />

exemple, s’opposa au plan de Clinton parce que celui proposait « des<br />

choix obligatoires en matière de santé » 18 .<br />

Pour faire passer son message, cette association finança un spot télévisé,<br />

devenu célèbre depuis, « Harry and Louise ». Ce clip présentait un<br />

couple marié de la classe moyenne qui se plaignait de la complexité du<br />

plan de Clinton et de la menace d’une nouvelle « bureaucratie financée<br />

à coups de milliards de dollars ». Le film avait été produit par Goddard<br />

Claussen/First Tuesday, agence-conseil et société spécialisée dans les<br />

campagnes électorales (Gary Hart, Bruce Babbitt et Jesse Jackson).<br />

Comme le nota le New York Times, le 30 septembre 1994, sous la plume<br />

de Robin Toner, « ”Harry and Louise” symbolisait tous les défauts du<br />

débat sur la réforme de la santé en 1994 : une puissance campagne de<br />

publicité financée par les assureurs qui ont joué sur les peurs de la population<br />

et contribué à liquider le projet de loi. 19 »<br />

Ces coalitions ont combiné l’utilisation massive du courrier et du téléphone<br />

avec des doses quotidiennes de désinformation administrées par<br />

Rush Limbaugh. Cet animateur radio incendiaire prétendait que la<br />

18. Conférence de Blair Childs au colloque « Shaping Public Opinion : If You Don’t<br />

Do It, Somebody Else Will », Chicago, 9 décembre 1994.<br />

19. Robin Toner, «“Harry and Louise” and a Guy Named Ben », New York Times,<br />

9 septembre 1994.


SHELDON RAMPTON & JOHN STAUBER 121<br />

réforme allait ruiner le pays, réduire la qualité des soins et jeter en prison<br />

ceux qui voulaient n’être soignés que par leur médecin de famille.<br />

Chaque jour, vingt millions d’Américains écoutent l’émission de Rush<br />

Limbaugh, diffusée par 650 stations à travers les États-Unis. Cependant,<br />

peu d’entre eux se rendent compte de ce qui sous-tend le pouvoir de cet<br />

animateur. Blair G. Childs a expliqué comment sa coalition a utilisé des<br />

publicités payantes au cours des émissions de Limbaugh pour susciter<br />

des milliers d’appels téléphoniques aux élus afin de stopper la réforme.<br />

Tout d’abord, Rush Limbaugh excitait ses fans et ses groupies en fulminant<br />

contre le projet de Clinton. Ensuite, pendant les pauses commerciales,<br />

il passait une publicité hostile à la réforme, indiquant un numéro<br />

vert qui donnait accès à davantage d’informations. Lorsqu’ils appelaient<br />

ce numéro, les auditeurs étaient mis en contact avec un télévendeur qui<br />

leur parlait rapidement, puis les transférait directement – et discrètement<br />

– au bureau de leur représentant au Congrès. Les équipes des élus ne<br />

savaient pas que ces appels avaient été suscités, subventionnés et transférés<br />

grâce à des publicités payantes lors de l’émission de Rush Limbaugh,<br />

publicités elles-mêmes financées par les compagnies d’assurances, afin de<br />

faire croire à une opposition massive des citoyens à la réforme.<br />

Blair G. Childs a également cherché à fournir des moyens aux grandes<br />

entreprises lorsque les membres de la coalition ne pouvaient agir euxmêmes<br />

: « Avec un groupe, nous avons écrit une grande partie de leur<br />

courrier qui a été envoyé à 4 500 000 personnes et a suscité des centaines<br />

de milliers de contacts. Nous avons travaillé avec plusieurs associations<br />

patronales pour financer les déplacements par avion jusqu’à<br />

Washington, où les électeurs ont rencontré leurs représentants au<br />

Congrès. […] Dans certains cas, nous avons payé la totalité ou une partie<br />

des dépenses, dans d’autres nous n’avons pas eu besoin de le faire,<br />

nous avons seulement fourni l’infrastructure de la campagne et le message.<br />

Dans d’autres cas, nous avons écrit les lettres nous-mêmes. […]<br />

Nous et nos alliés de la coalition étions parfois totalement invisibles […].<br />

Nous avons fini par financer quelques publicités que nos associés de la<br />

coalition ont gérées sous leur propre nom, surtout dans la région de<br />

Washington, pour influencer l’opinion des élus. 20 »<br />

20. Conférence de Blair Childs au colloque « Shaping Public Opinion : If You Don’t<br />

Do It, Somebody Else Will », Chicago, 9 décembre 1994.


122<br />

LE CONTRÔLE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE<br />

En 1994, le tir de barrage réussit à modifier substantiellement le climat<br />

politique ; les républicains comprirent que le projet de Clinton – en<br />

fait n’importe quel projet – pouvait être battu. Leur stratège, William<br />

Kristol, recommanda de voter les yeux fermés contre toute réforme présentée<br />

par l’administration Clinton. Les républicains qui avaient auparavant<br />

soutenu certains aspects du projet firent marche arrière. Le sénateur<br />

républicain Robert Packwood avait toujours soutenu que les dépenses de<br />

santé devaient être partiellement prises en charge par les employeurs.<br />

Soudain, il annonça qu’il s’opposait à la réforme en 1994, ce qui conduisit<br />

le National Journal à écrire : « Packwood a assumé un rôle essentiel<br />

dans la campagne contre un projet démocrate qui ressemble comme<br />

deux gouttes d’eau à celui qu’il préconisait lui-même peu de temps auparavant.<br />

» Poussé par le désespoir, le chef de la majorité démocrate au<br />

Sénat, George Micthell, annonça un plan purement symbolique, sans<br />

aucune obligation pour les employeurs, et dont le contenu se résumait à<br />

la promesse, à très long terme, d’une couverture universelle. Les républicains<br />

le rejetèrent avec un mépris féroce.<br />

« En 1994, note James Fallow, le Wall Street Journal testa les réactions<br />

d’un panel de citoyens devant différents projets de réforme de la santé, y<br />

compris celui de Clinton. Tout d’abord, les sondeurs décrivirent le<br />

contenu de chaque plan aux sondés et ils découvrirent que les personnes<br />

consultées préféraient celui de Clinton. Mais dès qu’on leur dit que leur<br />

choix s’était porté sur la réforme démocrate, la plupart des sondés changèrent<br />

d’avis et déclarèrent y être opposés. En fin de compte, ils savaient<br />

que le projet de Clinton ne serait jamais appliqué. 21 »<br />

SHELDON RAMPTON & JOHN STAUBER<br />

Traduit de l’anglais par Yves Coleman<br />

Ce texte est extrait du chapitre VII de Des vessies pour des lanternes. Relations<br />

publiques, communication et médias, à paraître aux éditions <strong>Agone</strong>, préfacé,<br />

annoté et actualisé au contexte européen par Roger Lenglet.<br />

21. James Fallows, « A Triumph of Misinformation », op. cit.


Points de vue américains (II)<br />

Sous la culture des fondations, Gina Neff p. 124<br />

Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton<br />

Paru sous le titre « Foundation Culture » (signé Gina Graham), in Left Business Observer,<br />

<strong>n°</strong> 70, nov. 1995 (également publié sur Internet : ).<br />

Gina Neff, après avoir travaillé dans le monde des fondations, réalise à l’université<br />

de Columbia une thèse de sociologie intitulée « The Organization of Uncertainty<br />

in New York’s Internet Industry, 1995-2001 ».<br />

Points de vue de la rue, Jamie Kalven p. 1<strong>32</strong><br />

Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton<br />

Paru sous le titre « Facts on the Ground », in The Baffler, <strong>n°</strong> 16, 2003.<br />

Jamie Kalven est conseiller auprès du comité d’habitants de Stateway Gardens<br />

Public Housing Development à Chicago et auteur de Working With Available<br />

Light: A Family’s World After Violence. Cet article est disponible en anglais sur<br />

le site , mis en place par The Invisible Institute, un<br />

groupe de défense des habitants de Stateway Gardens.<br />

In memoriam Henry Louis Mencken, Daniel Raeburn p. 141<br />

Traduit de l’anglais par Benoît Eugène<br />

Paru sous le titre « In Memoriam: HLM », in The Baffler, <strong>n°</strong> 16, 2003.<br />

Daniel Raeburn est collaborateur et graphiste de The Baffler. Rédacteur en chef de<br />

The Imp, revue critique auto-éditée consacrée à la bande dessinée (le dernier<br />

numéro paru traite des « historietas » mexicaines).<br />

The Baffler est né en 1988. Il s’inscrit dans une tradition critique américaine,<br />

notamment du monde des affaires, qui s’est développée entre 1910 et 1940. Il souhaite<br />

attaquer « les pompes du pouvoir de la façon la plus directe, dénoncer la<br />

fumisterie et faire éclater la bulle du moment, qu’il s’agisse de la “culture alternative”<br />

ou des prétentions libératrices de la “cyber-culture” ». En effet « pour comprendre<br />

la crise culturelle que nous traversons, on ne peut ignorer que les modes de<br />

contestation culturelle apparus dans les années soixante se confondent désormais<br />

avec la théorie du management ».<br />

AGONE, 2004, <strong>31</strong>/<strong>32</strong> : 123-153


124<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (II)<br />

Sous la culture des fondations<br />

La plupart des citoyens ne se font pas une idée très claire du rôle joué<br />

par les fondations dans les affaires publiques. Une nouvelle génération<br />

de fondations situées politiquement à droite a financé la dérive droitière<br />

de l’Amérique. Quant aux fondations classiques ou celles prétendument<br />

« progressistes », elles imposent, malgré leur réputation de générosité<br />

et de libéralisme, un type particulier de contraintes à la vie politique.<br />

Si les fondations dispensent largement leur fortune, leur bourse ne s’ouvrent<br />

pas sans contraintes. Les règles fiscales concernant les exemptions<br />

d’impôts fixent des limites au financement des activités politiques ou<br />

des groupes de pression par les fondations. Mais les limites que cellesci<br />

s’imposent sont plus importantes et plus efficaces encore. Les<br />

bailleurs de fonds parlent de leur décisions en termes de « maximalisation<br />

des retours sur investissements », d’« accroissement d’impact » ou<br />

de « concentration des portefeuilles d’actions ». Du fond de leurs<br />

bureaux douillets, les financeurs prescrivent aux organisations à but non<br />

lucratif comment faire leur travail et façonnent ainsi les politiques en<br />

dictant le type d’activités caritatives, de programmes et de problèmes<br />

sociaux susceptibles d’attirer leurs dollars.<br />

Les fondations prétendent changer la société. Pourtant, le financement<br />

de projets au coup par coup au service de causes exclusives et distinctes<br />

produit fort peu de réels changements. En outre, la préférence affichée<br />

des fondations pour les financements ciblés plutôt que pour l’aide structurelle<br />

en général accroît l’influence des financeurs sur les bénéficiaires.<br />

Il est d’ailleurs difficile de se défaire du sentiment qu’un individu qui<br />

gagne 134 000 dollars par an (salaire moyen d’un PDG d’une fondation<br />

non familiale) et qui distribue sept millions de dollars chaque année<br />

(moyenne pour les fondations indépendantes) n’est pas forcément en<br />

phase avec les militants de terrain qu’il « arrose ». Le spectre politique<br />

des conseils d’administration des fondations s’étendant des libérauxconservateurs<br />

aux ultraconservateurs, ceux-ci sont en général sociale-


GINA NEFF 125<br />

ment fort éloignés des politiques menées sur le terrain par les groupes<br />

qu’ils financent.<br />

La principale motivation que l’on trouve à l’origine des grandes fondations<br />

indépendantes que tout auditeur des chaînes de radio nationales<br />

peut citer – les Pew, Ford, MacArthur ou Robert Wood Johnson 1 – est<br />

rarement l’altruisme. La fondation Ford a été créée pour que l’entreprise<br />

reste aux mains de la famille Ford sans qu’elle eût à s’acquitter des droits<br />

de succession. John D. MacArthur, fondateur de Bankers Life et de<br />

Casualty Company ne fit, de son vivant, aucun don caritatif notable<br />

mais préféra laisser sa fortune évaluée à près d’un milliard de dollars à<br />

une fondation plutôt que de la léguer à ses enfants avec lesquels il était<br />

en bisbille. L’un des trusts fondés par les héritiers de Sun Oil, le J.<br />

Howard Pew Freedom Trust, avait pour objectif premier d’« instruire le<br />

peuple américain des méfaits de la bureaucratie […], des avantages de<br />

l’économie de marché […] et [de] dénoncer les fausses promesses du<br />

socialisme ». Du fond d’un confortable bureau, l’équipe dirigeante des<br />

Pew Charitable Trusts distribue chaque année au nom du J. Howard<br />

Pew Freedom Trust 21 millions de dollars à des organismes de droite tels<br />

que l’Heritage Foundation 2 , le Manhattan Institute et le National Right<br />

to Work 3 ainsi qu’à des groupes aux noms aussi croustillants que la<br />

Tides Foundation et le Pesticide Action Network 4 , satisfaisant ainsi aux<br />

dernières volonté de l’un des héritiers de Pew.<br />

La droite souhaite limiter la durée de vie des fondations. Arguant de la<br />

suprématie des libéraux dans les mégafondations, les réactionnaires<br />

prétendent que les intentions originelles des donateurs seraient mieux<br />

respectées par des fondations dépensant leur capital plutôt que laissant<br />

des responsables de tendance libérale financer des projets avec le<br />

revenu des intérêts. Pourtant, si la culture de fondations présente<br />

quelques dangers ce n’est pas par son libéralisme politiquement correct<br />

mais bien par les changements politiques illusoires qu’elle prétend<br />

1. Sur les fondations indépendantes, ; sur les fondations<br />

citées, Pew , Ford ,<br />

MacArthur , Robert Wood Johnson <br />

2. Heritage Foundation, .<br />

3. Manhattan Institute et National Right to Work .<br />

4. Sur Tides Foundation et Pesticide Action Network .


126<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (II)<br />

entraîner. Illusion qui permet aux libéraux de vivre sereinement sans se<br />

soucier de savoir qu’ils ne sont finalement que de simples médiateurs<br />

des relations publiques du monde de l’entreprise.<br />

RESPONSABILITÉ SOCIALE DES ENTREPRISES ?<br />

Si les fondations étaient aussi progressistes que la droite le pense, se<br />

constitueraient-elles – comme elles le font – d’impressionnants portefeuilles<br />

d’actions ? D’autant que si cette politique d’investissement fait<br />

l’objet d’un examen méticuleux, ce n’est qu’au travers du flou artistique<br />

de la notion de « responsabilité entrepreneuriale ».<br />

La fondation Jesse Smith Noyes, progressiste et écologiste, qui possède<br />

des actions d’Intel, finançait dans le même temps le Southwest<br />

Organizing Project, qui protestait contre la décision d’Intel d’agrandir<br />

une usine grande consommatrice d’eau implantée dans la très aride ville<br />

d’Albuquerque. Le président de la fondation, Stephen Viederman, a<br />

plaidé pour que son conseil d’administration et tous les autres fassent<br />

tomber le « rideau de fer » qui sépare, au profit de ces dernières, les<br />

décisions en matière de gestion du capital, y compris par les actionnaires,<br />

et l’attribution des subsides dans des cas comme celui d’Intel. Il<br />

prônait en outre une part plus large d’investissements à risque dans le<br />

secteur non marchand par des placements ciblés en liaison avec les programmes<br />

de la fondation (prêts à des taux d’intérêts inférieurs ou investissements<br />

directs). Viederman remarquait que le récent rapport du<br />

Comité sur les fondations concernant la gestion du capital passait sous<br />

silence le lien entre la mission spécifique des fondation et leurs choix en<br />

termes d’investissements. Mais la critique de Viederman n’allait quand<br />

même pas jusqu’à remettre en cause le système qui autorise les uns à<br />

gérer de gros portefeuilles d’actions quand les autres en sont réduits à<br />

quémander quelques miettes des dividendes.<br />

Quoi qu’il en soit, Viederman est bien seul. Les grandes fondations investissent<br />

en effet rarement une part de leur capital dans les projets philanthropiques.<br />

MacArthur, par exemple, ne consacre que deux pour cent de<br />

ses quelque trois milliards de dollars de fonds propres au financement de<br />

projets spécifiques.


GINA NEFF 127<br />

AIR DU TEMPS & CONCURRENCE<br />

Le jargon du moment se dépose sur le papier glacé des rapports annuels<br />

des fondations aussi rapidement que s’évanouissent les penchants philanthropiques<br />

qu’elles sont censées incarner : réactivité institutionnelle,<br />

autosuffisance, société civile, résolution pacifique des conflits. Des changements<br />

de cap dans les décisions concernant certains projets obligent<br />

les organismes financés à se battre de plus en plus pour obtenir finalement<br />

toujours moins d’argent – ce qui a parfois entraîné la disparition<br />

d’institutions à but non lucratif. Des régions entières du monde se transforment<br />

en simple bips clignotant sur l’écran de contrôle d’un responsable<br />

de projet – comme c’est arrivé successivement à l’Afrique du Sud,<br />

l’Europe centrale, l’Europe de l’Est ou Haïti.<br />

« Je ne m’investis pas dans le secteur associatif pour mener des projets<br />

qui satisfassent les marchés. Je m’y investis pour faire ce qui doit être<br />

fait », déclarait, quelque peu désabusé, un des administrateurs d’un<br />

programme de développement communautaire en Nouvelle-Angleterre.<br />

Son association était devenue la proie des formules choyées par les fondations.<br />

Les méthodes d’« autonomisation communautaire » qu’ils<br />

avaient jusqu’alors employées n’étaient désormais plus considérées<br />

comme « novatrices », même si, de l’avis de tous – y compris des responsables<br />

de leur projet au sein des fondations qui les avaient financées<br />

antérieurement –, elles étaient efficaces.<br />

Les responsables des fondations débattent entre eux. Ils se réunissent au<br />

sein de structures comme le Réseau national des donateurs (National<br />

Network of Grantmakers) et le Comité des fondations 5 . Pour les financeurs<br />

réunis dans ces réseaux, la « cohérence du projet » se traduit par<br />

une réduction des subventions accordées aux organismes périphériques<br />

par rapport à celui-ci. Ron Arnold, le gourou de Wise Use – ennemi<br />

avéré de l’économie de marché et membre du Sierra Club et autres<br />

grosses organisations écologistes 6 –, a visé juste en faisant circuler la<br />

retranscription de discussions 7 ayant eu lieu au sein de l’Environmental<br />

5. Sur le Comité des fondations, .<br />

6. Sur Ron Arnold .<br />

7. Voir .


128<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (II)<br />

Grantmakers Association 8 . On y complotait clairement pour influencer<br />

le calendrier général du mouvement environnementaliste.<br />

Il arrive aussi que des démarches prospectives sophistiquées accouchent<br />

d’idées parfaitement imbéciles. Lors d’une réunion initiée par une fondation<br />

au printemps dernier, les organisations écologistes et les financeurs<br />

discutèrent des potentialités d’Internet pour le travail de terrain.<br />

L’une des participantes rappela que l’accès à l’informatique seul ne servirait<br />

pas à grand chose pour aider les communautés les plus pauvres.<br />

Une autre affirmait que la plupart des mouvements à la base sont animés<br />

par des femmes et que ces dernières ne représentaient qu’un faible<br />

pourcentage des usagers de l’Internet. Aucun des orateurs invités à<br />

cette réunion, exclusivement des Blancs de sexe masculin, n’avaient<br />

évoqué ces simples faits. En revanche, ils avaient offert l’aide de leurs<br />

conseillers juridiques pour examiner de près les conséquences de l’usage<br />

d’Internet par les associations du point de vue de la définition officielle<br />

du « lobbying » établie par l’administration fiscale.<br />

Les fondations veulent être impliquées dans les projets qu’elles financent.<br />

À la recherche de « partenariat » avec les bénéficiaires de ces<br />

financements, les responsables des fondations aident souvent ces derniers<br />

à réécrire leurs projets afin d’y introduire le vocabulaire, les techniques<br />

et les méthodes que les financeurs considèrent comme essentiels.<br />

Lorsque les rédacteurs des demandes de subsides se rencontrent, ils se<br />

plaignent du rapport de force imposé par les fondations : les argumentaires<br />

des organismes à but non lucratif aident les fondations à rédiger<br />

leurs propres directives programmatiques ; et ces directives sont ensuite<br />

traduites en financements qui ne vont pas nécessairement aux groupes<br />

qui les avaient suggérées. En outre, les fondations gèrent de plus en plus<br />

leurs propres programmes, soit en coopération avec un organisme à but<br />

non lucratif soit au travers d’une sorte de délégation philanthropique.<br />

Commentant une initiative de sa direction, une fondation progressiste<br />

s’attribuait fièrement dans son rapport annuel le titre d’« organisme<br />

partenaire » agissant sur un pied d’égalité avec les deux organisations<br />

financées. Le secteur toujours plus concurrentiel de la collecte de fonds<br />

est un marché d’acheteurs. Et ceux-ci se conduisent habituellement avec<br />

leurs « achats » comme le ferait n’importe quelle entreprise.<br />

8. Voir et .


GINA NEFF 129<br />

Si quelques séances de méditation ou de massage peuvent certes<br />

assouplir la discipline que s’infligent la corporation des costard cravate<br />

(ou des tailleur-talons hauts), l’entreprise n’en demeure pas moins la<br />

culture dominante dans bien des fondations dont la liste des administrateurs<br />

9 – même pour les plus « progressistes » – ressemble fort à un<br />

Who’s Who des milieux patronaux.<br />

Les financeurs transportent cet affairisme jusque dans les projets philanthropiques<br />

qu’ils financent. Ainsi le trésorier du Rockfeller Brothers<br />

Fund affirma-t-il : « Dans certains cas, nous intégrons le conseil d’administration<br />

de l’organisme financé – si nous sommes intéressés par son<br />

développement institutionnel – en y plaçant un membre de notre<br />

équipe. » Les budgets sont examinés à la loupe ligne par ligne par des<br />

responsables de projets qui cherchent à « maximiser les retours sur<br />

investissement ». Responsable de financements, Cynthia Mayeda<br />

déclara par exemple : « Nous nous intéressons toujours aux marges<br />

bénéficiaires, les petites marges font parfois les gros profits. Nous<br />

attendons des organismes à but non lucratif qu’ils y soient eux aussi<br />

attentifs. » Mais les associations institutionnelles disposant de fonds<br />

propres échappent généralement à cette attention.<br />

Le World Wildlife Fund a reçu en 1994 plus de 2<strong>32</strong> 000 dollars de la<br />

Fondation John D. et Catherine T. MacArthur 10 . Même si cela dépasse<br />

de loin ce que bien des petites associations peuvent espérer recevoir en<br />

un an, cette somme couvrait à peine la rémunération et la mutuelle de<br />

sa présidente Kathryn Fuller. La dirigeante de la fondation MacArthur,<br />

Adele Simmons, est bien placée pour comprendre l’équilibre délicat entre<br />

vie agréable et travail bien payé : il apparaît en effet selon la déclaration<br />

fiscale de la fondation qu’elle a touché en 1994 quelque 382 349 dollars<br />

tandis que ses prestations d’assurance sociale dépassaient les 80 000 dollars.<br />

Pour se faire une idée, l’an dernier, les fameux écologistes (néanmoins<br />

très libéraux en matière économique) de la Nature Conservancy,<br />

dans le même temps où ils versaient plus de 330 000 dollars de salaire à<br />

leurs deux plus hauts responsables, recevaient plus de 550 000 dollars de<br />

la fondation MacArthur l’an dernier pour soutenir leur timide politique<br />

de défense de la nature essentiellement illustrée par le rachat à crédit de<br />

9. Voir .<br />

10. Voir .


130<br />

terrains privés. Dans le domaine de la collecte de fonds, les associations<br />

à but non lucratif semblent avoir intérêt à mener des politiques frileuses<br />

et à faire preuve d’une certaine sensibilité entrepreneuriale.<br />

Dans le numéro de Chronicle of Philanthropy dont ces chiffres sont<br />

issus, était également cité un article de Bill Gillford, publié dans le<br />

Washington City Paper, où celui-ci se définit comme un « éco-esclave »<br />

de Greenpeace : « Chaque été des étudiants idéalistes accourent à<br />

Washington dans l’espoir de trouver un travail qui permette de sauver<br />

la planète. Mais, dernièrement, les principales organisations écologistes<br />

ont réduit leurs équipes de manière drastique et la concurrence<br />

pour les postes même les moins intéressants eux-mêmes est devenue<br />

féroce. La plupart de ces malheureux finissent démarcheurs pour le<br />

compte de Greenpeace ». Encore leur demande-t-on de faire rentrer<br />

120 dollars quatre soirs d’affilée pour pouvoir espérer conserver leur<br />

boulot. En décembre dernier, Tony Horwitz, du Wall Street Journal,<br />

révélait qu’une entreprise à laquelle Greenpeace avait sous-traité le service<br />

informatique de vérification des chèques n’était ni plus ni moins<br />

qu’un atelier clandestin moderne alliant salaires ridicules et technologie<br />

extrêmement sophistiquée.<br />

TRAVAILLER POUR LES FONDATIONS<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (II)<br />

Tout rédacteur de projet connaît la chanson : les projets doivent être<br />

aisément évaluables avec une mission précisément définie, des objectifs<br />

clairs, des buts accessibles et une méthode d’évaluation quantifiable<br />

exposée dès les premières lignes. Mais le métier de grain de sable est<br />

loin d’être aussi propre. Parcourez les couloirs de n’importe quelle association<br />

et vous y verrez des piles de dossiers présentant les organismes<br />

du même type, des prospectus et des plans d’action, des appels à former<br />

des plates-formes, des pétitions, des téléphones qui sonnent et des<br />

appels pour des conférences. La politique exige la coopération mais la<br />

collecte de fonds contraint ces structures à garder précieusement pour<br />

elles leurs contacts au sein des fondations. Quand une association en<br />

recommande une autre, c’est toujours auprès d’une fondation auprès<br />

de laquelle elle n’a pas elle-même introduit de demande. En insistant sur<br />

des projets spécifiques au détriment de l’aide structurelle, les fondations


GINA NEFF 1<strong>31</strong><br />

ont ligoté bien des mains qui auraient dû travailler à développer des<br />

alliances. Elles ont poussé à négliger l’approche collective de la résolution<br />

des problèmes sociaux au profit des capacités individuelles à innover,<br />

à générer de nouveaux projets et de nouvelles propositions. Plus<br />

cyniquement, elles ont entretenu un système de concurrence pour les<br />

subsides. Les fondations prétendent fièrement que leur continuel<br />

encouragement à de « nouvelles approches innovantes », leurs programmes-pilotes<br />

ainsi que le fait de chapeauter certains organismes<br />

spécifiques fondent une sorte de nouvelle société. Alors qu’en fait elles<br />

fragilisent et accentuent l’atomisation des résistances.<br />

Rares sont ceux qui, travaillant dans les associations à but non lucratif,<br />

aussi critiques soient-ils à l’égard du fonctionnement des fondations,<br />

osent associer leurs noms à ces critiques de peur que leur financement<br />

n’en pâtisse. Une dirigeante de l’une de ces associations m’a raconté un<br />

jour qu’elle avait reçu un coup de fil d’un responsable d’une fondation<br />

lui déclarant : « J’ai entendu dire que vous n’étiez pas d’accord avec la<br />

position préconisée par notre fondation lors de la conférence… » De<br />

telles histoires peuvent relever de la paranoïa, mais il demeure que les<br />

groupes se battent pour le moindre dollar, surveillent leurs arrières et<br />

mesurent leurs paroles. Reprochant aux fondations libérales de travailler<br />

sur des projets défendant des causes spécifiques plutôt que de suivre la<br />

stratégie des fondations de droite qui consiste à aider les conservateurs<br />

à l’emporter dans le domaine politique, la responsable du financement<br />

de la fondation Robert Sterling Clark, Margaret C. Ayers, voyait ses propos<br />

repris par le Chronicle of Philanthropy : « Je ne connais aucun donateur<br />

se considérant comme libéral ou progressiste qui soit en mesure<br />

d’expliquer à quoi pourrait ressembler un avenir progressiste. »<br />

Nullement contraints par leur manque de vision prospective, les donateurs<br />

ont d’énormes quantités d’argent à distribuer. En vertu de quoi, ils<br />

contribuent à déterminer l’agenda politique et les formes d’organisation.<br />

GINA NEFF, novembre 1995


1<strong>32</strong><br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (II)<br />

Points de vue de la rue<br />

Au matin du 7 janvier, Morton Walker se rendit, comme souvent, à la<br />

Chicago Bee Branch Library, à l’angle de la 36e rue et de State Street, en<br />

traversant la cité HLM de Stateway Gardens. En compagnie d’un de ses<br />

amis, Mike Fuller, il marchait sur State Street quand une voiture de police<br />

banalisée, roulant sur le trottoir, passa à sa hauteur. Trois officiers en<br />

uniforme en sortirent et leur ordonnèrent de mettre les mains sur le capot.<br />

L’un d’entre eux vérifia leurs identités tandis que les deux autres<br />

fouillèrent Morton et Mike. Morton apprit plus tard que les policiers<br />

étaient membres de la « section des opérations spéciales » du département<br />

de police de Chicago. Celui qui l’avait fouillé s’appelait Milton.<br />

Une fois vérifiées leurs identités, l’officier Milton leur intima : « Je vous<br />

laisse passer cette fois-ci, les gars, mais je ne veux pas plus vous voir<br />

dans le coin. Dites-le à vos potes : State Street est fermée. Il n’y aura plus<br />

personne en train de marcher ou de glander dans cette rue. De la 35e à<br />

la 39e rue, c’est zone interdite. »<br />

Morton pensa qu’il s’agissait peut-être d’une mesure de sécurité, vu que<br />

le président Bush était censé faire une apparition devant l’Economic<br />

Club of Chicago cet après-midi-là pour annoncer son projet de baisse<br />

massive des impôts. Morton demanda à l’officier si c’était pour cela<br />

qu’ils nettoyaient les rues.<br />

« Non, c’est comme ça à partir de maintenant, répondit-il. Il n’y aura<br />

plus de passage sur State Street. Allez voir sur Federal Street si vous<br />

voulez glander. — Là-bas il n’y a rien à part une bande de dealers, lui<br />

rétorqua Morton. — Oui, mais nous ne nous intéressons pas à ce coinlà,<br />

répondit Milton. C’est State Street qui nous intéresse. Nous fermons<br />

le quartier. »<br />

Quand la police le relâcha, Morton pénétra dans la bibliothèque et signa<br />

le registre pour travailler sur ordinateur. Il est l’un des habitués de la Bee<br />

Branch. Pour Morton, qui a quarante ans et a grandi à Stateway, la Bee


JAMIE KALVEN 133<br />

Branch lui fournit le cadre à l’intérieur duquel il peut poursuivre l’éducation<br />

entamée en prison. Il a été libéré en 1999, après avoir purgé neuf<br />

années d’une peine de douze ans pour agression sexuelle. (La cour suprême<br />

de l’Illinois avait annulé sa condamnation et ordonné la tenue<br />

d’un nouveau procès ; il accepta un marchandage sur sa peine et fut immédiatement<br />

libéré.) Pendant son incarcération, il obtint son GED [équivalence<br />

d’un diplôme permettant de poursuivre des études supérieures].<br />

Il poursuivit ses études en prison par l’intermédiaire d’un cursus universitaire<br />

ouvert par la Roosevelt University. Quand il sortit de prison, il obtint<br />

son BA [licence] avec la promotion de l’an 2000. Le sujet de son mémoire<br />

était « Le renouveau urbain : un cauchemar pour les minorités ».<br />

Ce jour-là, à la bibliothèque, il rencontra Shawn Baldwin, comme lui du<br />

quartier et également quadragénaire. Actuellement sans domicile fixe, ce<br />

dernier réside dans un foyer du voisinage. Lui et Morton sont devenus<br />

amis ces derniers mois alors qu’ils travaillaient côte à côte sur les terminaux<br />

d’ordinateurs de la bibliothèque et partageaient leur connaissance<br />

de l’Internet. « Il a appris de moi et j’ai appris de lui, me confia Shawn.<br />

C’est comme ça que nous avons appris à nous connaître. »<br />

Morton et Shawn se sentent les bienvenus à la Bee Branch. « Tout le<br />

monde sait qui nous sommes », dit Shawn. Il apprécie plus particulièrement<br />

l’hospitalité de l’agent de sécurité, miss King. « Elle sait qui sont<br />

les fauteurs de trouble et qui vient ici dans le but de rechercher des informations<br />

sur ordinateur ou dans les livres. »<br />

Selon Shawn, L’un des intérêts de la Bee Branch est qu’ils « ont des ordinateurs<br />

Dell munis de processeurs Pentium 4 ». Les deux comparses<br />

s’en servent pour relever leurs courriers électroniques, chercher des emplois<br />

et explorer Internet. Morton aime jouer aux échecs sur l’ordinateur.<br />

Shawn s’est pris de passion pour le jeu Sim City.<br />

Morton et Shawn avaient réservé les ordinateurs de une heure à trois<br />

heures. En attendant son tour, Morton lut des magazines et des journaux.<br />

C’est peut-être à cause d’un commentaire sur l’expérience quotidienne<br />

d’être un homme noir dans les rues d’une cité HLM qu’il ne parla<br />

pas de sa rencontre avec la police à Shawn. « Il n’y avait rien à en dire »,<br />

déclara-t-il plus tard.<br />

À une heure moins dix, les deux hommes sortirent pour partager une<br />

cigarette – il n’en avait qu’une pour deux – avant de débuter leur séance<br />

informatique. Comme il se tenaient devant la porte de la bibliothèque,


134<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (II)<br />

l’agent Milton et son équipe se garèrent sur le trottoir et leur intimèrent<br />

l’ordre de mettre leurs mains contre le mur puis les menottèrent.<br />

Morton et Shawn tentèrent de leur expliquer qu’il était interdit de fumer<br />

dans la bibliothèque et qu’ils n’étaient sortis que pour quelques minutes.<br />

« Je connais un endroit où il n’y pas de risque que vous fumiez », leur<br />

répondit l’un des policiers. « Quand vous étiez à l’école, on ne vous<br />

voyait jamais à la bibliothèque, ironisa l’agent Milton. On pourrait savoir<br />

ce que vous y faites maintenant ? »<br />

Morton et Shawn se retrouvèrent dans un car de police. Trois autres individus<br />

furent arrêtés sur State Street au même moment. Tous étaient<br />

dans la quarantaine. « Les policiers rigolaient en affirmant qu’ils avaient<br />

arrêté le gang des cheveux blancs. »<br />

Tous furent conduits au commissariat du second district, au coin de la 51e et de Wentworth, où ils demeurèrent quatorze heures. Arrêtés à<br />

treize heures, ils ne furent donc relâchés qu’à quatre heures du matin.<br />

Pendant leur détention, d’autres individus accusés de crimes relativement<br />

plus sérieux ne firent que passer au commissariat avant d’être libérés.<br />

« Tout le monde nous connaissait dans ce commissariat, affirma Morton.<br />

Ils ont dû se dire : “Laissons ces types au frais quelque temps.” »<br />

Morton et Shawn furent accusés d’outrage aux bonnes mœurs, délit<br />

qu’un décret de la ville définit comme le refus « d’obéir à un ordre légitime<br />

de circuler émis par une personne dont la qualité de gardien de<br />

la paix est connue de l’intéressé dans des circonstances où trois individus<br />

ou plus présentent une conduite contraire aux bonnes mœurs dans<br />

un voisinage immédiat, conduite susceptible d’entraîner un risque<br />

substantiel ou de sérieux troubles, perturbations ou menaces ».<br />

Dans le cas de Shawn, le rapport des policiers stipulait : «À plusieurs occasions,<br />

les policiers ayant pratiqué l’arrestation ont pu observer Shawn<br />

Baldwin traîner dans la 3 600 South State Street en compagnie de plusieurs<br />

autres individus noirs de sexe masculin. Les mêmes policiers ont<br />

plusieurs fois demandé à ces individus de circuler sans qu’ils obtempèrent.<br />

En conséquence de quoi les agents ont procédé à l’arrestation du<br />

contrevenant. »<br />

Ce qui est sidérant dans ce rapport, c’est que l’agent ayant procédé à l’arrestation<br />

ne prend même pas la peine de qualifier le délit commis – ces<br />

fameuses conduites « susceptibles d’entraîner un risque substantiel ou de


JAMIE KALVEN 135<br />

sérieux troubles, perturbations ou menaces » – plus précisément que la<br />

simple présence d’hommes noirs discutant en marchant dans la rue.<br />

Ce dont Morton et Shawn ne se doutaient pas à ce moment-là, c’est<br />

que leur arrestation sur le perron de la bibliothèque n’était pas un<br />

exemple d’abus de pouvoir policier dont se seraient rendus individuellement<br />

coupables des policiers. C’était en fait le résultat d’un arrêté émanant<br />

directement de la plus haute autorité de la ville : le maire en<br />

personne, Richard M. Daley. Ce n’était que la mise en œuvre d’une<br />

politique officielle de la ville, plus connue sous le nom de « State Street<br />

Coverage Initiative ».<br />

À partir du jour où Morton fut arrêté, la police maintint une présence<br />

continuelle dans la rue. Trois équipes effectuaient des rondes toute la<br />

journée et sept jours sur sept. Cette présence accrue de la police ne visait<br />

pas le commerce de drogues qui s’opérait aux yeux de tous dans les<br />

halls d’entrées des tours mais bien la présence des habitants du quartier<br />

dans les rues. Les policiers affectés au titre de la State Street Coverage<br />

Initiative se livraient à des arrestations pour vagabondage ou distribuaient<br />

des amendes pour déambulation dangereuse sur la chaussée.<br />

Ils pénétrèrent également dans la Bee Branch Library et ordonnèrent aux<br />

bibliothécaires de fermer les toilettes du bâtiment. Des voitures de police<br />

effectuaient des rondes continuelles dans la rue. Le 10 janvier, alors<br />

que la température avoisinait les - 20 °C avec de fortes chutes de neige,<br />

j’ai pu voir cinq voitures de police rien que pour un seul bloc d’habitation<br />

: quatre véhicules avec des gyrophares et une voiture banalisée.<br />

Deux des voitures de service étaient garées cul à cul de façon à bloquer<br />

l’entrée du parc public qui, avec la bibliothèque et la rue elle-même, est<br />

l’un des trois lieux de rendez-vous de la communauté du quartier.<br />

Tout se passait comme si la loi martiale avait été déclarée dans le seul<br />

quartier du South Side Chicago. Le siège ne fut levé que le 21 mars<br />

lorsque, pour la première fois depuis des mois, on n’aperçut aucune<br />

présence policière dans le block 3 700 de South State Street. J’appris<br />

plus tard que les policiers avaient été déployés dans le centre-ville à<br />

cause de manifestations contre la guerre.<br />

Quelques conversations avec la police – des officiers dans les bureaux<br />

aux hommes sur le terrain – permettent d’établir de façon parfaitement<br />

claire les origines de l’opération. Il advint que, se rendant ou retournant<br />

d’une réunion quelconque quelque part dans le South Side, le maire


136<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (II)<br />

Daley passa par State Street. De derrière les vitres de sa limousine, il<br />

aperçut des individus qui traînaient dans la rue mais ne décela aucune<br />

présence policière. Absolument scandalisé, il ordonna au directeur de la<br />

police de la ville, Terry Hillard, de nettoyer South State Street. La motivation<br />

de cette directive du maire, du moins telle qu’elle fut transmise<br />

et comprise par les policiers sur le terrain, n’était pas d’assurer la protection<br />

des habitants du quartier contre le crime mais de rendre le quartier<br />

attractif aux yeux des promoteurs.<br />

La municipalité de Chicago est en pleine opération de révision de sa politique<br />

de logements sociaux. Selon le « plan de transformation » décrété<br />

par la direction du logement de la ville de Chicago, initié en 1999,<br />

les cinquante-trois tours de quatorze cités HLM de la ville doivent être<br />

démolies dans les années à venir. À ce jour, plus de la moitié de ces tours<br />

ont été rasées. À leur place, des « quartiers de mixité sociale » sont<br />

censés être construits par des promoteurs privés.<br />

L’une des plus importante concentration de logements sociaux du pays,<br />

le fameux « corridor » de South State Street, n’est plus désormais<br />

qu’une vaste étendue de prairies urbaines au milieu desquelles s’élèvent<br />

quelques tours isolées comme des navires échoués. Les vingt-huit tours<br />

qui composaient la cité Robert Taylor sont désormais réduites à cinq. Des<br />

huit tours que comptait à l’origine la cité Stateways il n’en reste que<br />

deux et l’une d’entre elles sera murée et démolie à la fin de cette année.<br />

Ce réaménagement de la ville ampute les acquis du renouveau urbain<br />

des années 1950 et 1960. Il implique le relogement forcé de 14 000 familles,<br />

dont certaines devront déménager plusieurs fois. Il aura de profondes<br />

conséquences non seulement pour les habitants de ces quartiers<br />

mais également pour ceux de Chicago en général. Les proclamations<br />

autosatisfaites autour du « développement municipal » cachent un profond<br />

silence sur les questions essentielles qui touchent à l’esprit même<br />

de la démocratie. Lorsque le Housing and Urban Development approuva<br />

le « plan de transformation », il autorisa une série de renoncements par<br />

rapport à certaines règles fédérales qui, globalement, conféraient à la<br />

municipalité une maîtrise locale relativement importante. Et qui dit maîtrise<br />

locale dit responsabilité politique locale. Cependant il n’existe que<br />

peu de mécanismes qui font jouer la responsabilité politique de la municipalité.<br />

Aucun responsable élu ne s’exprime réellement au nom des<br />

habitants de ces logements sociaux. La couverture de la presse est au


JAMIE KALVEN 137<br />

mieux sporadique. Les universitaires se montrent fort peu intéressés par<br />

la question. Les associations et institutions philanthropiques n’ont pas<br />

joué leur rôle pour expliquer en profondeur les enjeux de cette réforme<br />

à l’opinion publique.<br />

Le résultat de tout cela, c’est que les citoyens les plus marginalisés et<br />

privés du droit de vote de cette ville se trouvent confrontés à une forte<br />

concentration de forces économiques et politiques, pratiquement en<br />

l’absence de toute structure pouvant assurer une médiation. Le discours<br />

actuel sur le logement social repose sur une équation symbolique d’une<br />

grande simplicité : les tours de la direction au logement de la ville de<br />

Chicago représentent toutes sortes de maux urbains et les boules de démolition<br />

sont l’image même du « progrès ». Nous sommes là devant une<br />

politique sociale par soustraction. Une cité comme les Stateway Gardens<br />

n’est pas considérée comme une communauté complexe qui s’est développée<br />

selon ses propres voies dans un contexte de terrible abandon mais<br />

comme un « ratage » qu’il faut effacer. La rhétorique publique chante les<br />

bienfait de l’intégration mais, sur le terrain, la réalité c’est l’épuration.<br />

Plusieurs associations citoyennes ont initié des poursuites en justice<br />

contre ce plan de transformation en invoquant que le processus de relogement<br />

renforce le modèle de ségrégation dans cette ville et que les<br />

habitants contraints au relogement n’ont pas bénéficié de mesures d’accompagnement<br />

adéquates. Le rapport d’un observateur indépendant<br />

est très sévère sur le processus chaotique de relogement, l’inefficacité<br />

des aides et sur ce qu’il qualifie de manque de « franchise » de la part<br />

des services de logement de la ville. Le tribunal, comme le rapport, entérinent<br />

les grandes lignes du plan de transformation mais en critiquent<br />

l’application et soulèvent les questions incontournables sur les objectifs<br />

et les fondements de ce projet. En tant que stratégie de réponse aux besoins<br />

des occupants des logements sociaux, il s’est révélé parfaitement<br />

inefficace. En revanche, il a remarquablement réussi en tant que stratégie<br />

visant à faire disparaître les gens, les lieux et les problèmes.<br />

Dans le hall d’entrée de la Chicago Bee Branch Library, une fresque<br />

murale s’étend de part et d’autre de la porte d’entrée. Elle évoque une<br />

rue grouillante de vie à l’époque héroïque de la métropole noire. En observant<br />

de près ce tableau, on s’aperçoit qu’il représente les deux blocs<br />

d’immeubles qui font face à la bibliothèque sur State Street. Au centre<br />

du tableau se trouve la bibliothèque elle-même, un bâtiment art-déco


138<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (II)<br />

d’un beau vert pâle qui était alors le siège du Chicago Bee, l’un des deux<br />

journaux de la communauté afro-américaine du Chicago de l’époque.<br />

Occupant également une place prééminente dans le tableau, on trouve<br />

l’autre symbole de cette rue, l’Overton Hygienic Building, un peu plus au<br />

nord, qui abritait autrefois une entreprise de cosmétiques. Entre ces<br />

deux repères, on peut voir une boutique de cordonnier, un tailleur pour<br />

homme, une teinturerie, un bazar, un restaurant, un bar, une station de<br />

taxis, un atelier de mode, un boucher-volailler, un chapelier, un épicier et<br />

un kiosque à journaux. La rue est pleine de passants faisant leurs<br />

courses, discutant et profitant de la journée. Un camion et des hommes<br />

poussant des carrioles se tracent un chemin à travers la foule. Ce<br />

tableau, plein de couleurs et de mouvement, offre une image de la<br />

vitalité urbaine et de la convivialité du voisinage : les plaisirs de la rue.<br />

Aujourd’hui, lorsque vous sortez de la bibliothèque dans State Street,<br />

vous contemplez une scène incroyablement différente de l’animation<br />

trépidante du tableau. Du côté est de la rue, entre les rideaux de fer<br />

baissés et les terrains vagues, on trouve encore quelques petits commerces<br />

– une laverie automatique, une salle de billard, un snack et un<br />

épicier. De l’autre côté de la rue, les deux tours rescapées des Stateway<br />

Gardens – un immeuble de dix étages sur State Street et un autre de<br />

dix-sept étages sur Federal Street – se dressent, isolées, au milieu des<br />

terrains vagues créés par la destruction des bâtiments voisins.<br />

Je suis toujours époustouflé de lire des études sur tel ou tel aspect de la<br />

vie de la ville – les dynamiques familiales, l’usage de la drogue, les gangs<br />

des quartiers ou autre – dans lesquelles l’impact catastrophique de la<br />

disparition du travail n’est même pas mentionné. Avant le grand incendie<br />

de Chicago, le quartier sur lequel s’élève les tours de Stateway était<br />

le plus peuplé de la ville, le cœur de la métropole noire, « la terre promise<br />

» vers laquelle se dirigeaient les Noirs du Sud pour chercher du travail<br />

et qui en trouvaient effectivement. Un jour, j’ai entendu un membre<br />

du Congrès, Danny Davis, rappeler que, lorsqu’il était arrivé pour la première<br />

fois dans cette ville, « vous pouviez vous réveiller le matin, vous<br />

retourner dans votre lit, penser “travail”, et vous en aviez ».<br />

Aujourd’hui, le chiffre du chômage à Stateway est estimé à près de<br />

90 %. Celui-ci est certes trompeur parce qu’il ne tient pas compte de<br />

l’économie informelle qui mobilise tant de gens, une économie de la<br />

débrouille qui ne se limite pas aux dealers mais compte également des


JAMIE KALVEN 139<br />

ramasseurs d’ordures, des mécaniciens au noir, des revendeurs à la sauvette,<br />

la femme qui tresse les cheveux, celui qui vend des nachos faits à<br />

la maison, ou des entrepreneurs de rue qui refourguent des cigarettes à<br />

l’unité. Mais cela donne quand même une idée de la catastrophe qui a<br />

frappé ce quartier du South Side.<br />

Désormais la « transformation » est en marche. Les tours ghettos de<br />

logements sociaux construites dans les années 1950 et 1960 dans l’ancienne<br />

Black Belt sont en train d’être remplacées par le ghetto invisible<br />

des familles vulnérables, mal-logées mais opportunément déplacées<br />

hors de notre vue. Ce processus d’expulsion et de dispersion a été facilité<br />

par des décennies de criminalisation de lieux tels que Stateway Gardens.<br />

Des décennies d’emprisonnement généralisé pour délits non<br />

violents liés à la drogue, renforcées par la logique de punition collective<br />

qu’incarne la politique d’expulsion menée par le HUD, ont eu pour<br />

conséquence de criminaliser des communautés entières. Nous sommes<br />

conditionnés pour percevoir les habitants de ce genre d’endroits, non<br />

comme des voisins potentiels dans une ville restructurée, mais comme<br />

une population violente qui doit être déplacée avant que le terrain ne<br />

puisse être « colonisé ». C’est en décrivant les exclus comme des « criminels<br />

» plutôt que comme des « Noirs » que nous pouvons refouler la<br />

nature et les précédents de ce que nous sommes en train de faire.<br />

Replacée dans ce contexte, on peut considérer que la State Street<br />

Coverage Initiative constitue, à sa manière, un moment critique qui<br />

offre un aperçu du fonctionnement interne de la grande machine à faire<br />

disparaître. Les tours de State Street ont pratiquement toutes été rasées,<br />

mais, à quelques rues de là, dans ce paysage post-apocalyptique, des<br />

gens qui n’ont pas de place au sein de notre glorieuse renaissance urbaine<br />

continuent de se rassembler. C’est pourquoi le maire, Daley, a<br />

ordonné au chef de la police municipale de les faire disparaître. Leur<br />

crime ? Être à la fois noirs, pauvres et trop visibles.<br />

Ce n’est pas une surprise, ce plan n’a pas eu la faveur des services de<br />

police. La seule personne que j’ai pu rencontrer qui s’y soit montrée<br />

favorable était une femme affectée à la circulation qui, du moins je le<br />

subodore, n’était pas mécontente d’avoir de la compagnie dans son<br />

poste un peu isolé. Les plus anciens parmi les policiers m’ont dit qu’ils<br />

espéraient que les citoyens se plaindraient de cette opération. Un<br />

membre du service du logement social la qualifiait d’« acharnement ».


140<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (II)<br />

Il ne s’agit pas d’appliquer la loi mais de « faire plaisir au patron » – le<br />

maire. Un autre policier affirmait que l’opération sur State Street minait<br />

les efforts qu’il avait entrepris avec ses collègues pour construire des<br />

relations positives avec les habitants du quartier.<br />

Même si Morton Walker ne vit plus à Stateway, ce quartier reste un<br />

morceau de lui-même. Il vit plus au sud avec une femme qu’il a connue<br />

à Stateway étant enfant. Le bâtiment dans lequel il vivait – au 3517<br />

South Federal Street – a été rasé l’an dernier mais son identité reste<br />

enracinée à Stateway.<br />

« Nous avons le sens du territoire, me dit-il. Je reviens chez les gens que<br />

je connais. Les vieux amis. C’est chez moi. »<br />

Je me demande ce que le maire Daley verrait, si passant par là dans sa<br />

limousine, il apercevait Morton discutant avec un ami en face de la Bee<br />

Branch Library ? Verrait-il le citoyen de cette ville faite de vrais quartiers<br />

– l’habitant de Chicago passionnément attaché à ses racines ? Verrait-il<br />

l’usager fidèle du réseau des bibliothèques publiques de Chicago ?<br />

« C’est déchirant, me disait Morton après son arrestation. J’ai arpenté<br />

ces rues pendant quarante ans. Et maintenant voilà ce qu’il m’arrive. Je<br />

ne peux même plus me défendre en disant que je suis du quartier. Alors<br />

quoi ? Avec tout qui s’écroule, je crois même que c’est dangereux de<br />

revenir dans le coin. »<br />

Une semaine et demie après l’arrestation de Morton, Pete Haywood se<br />

trouvait dans State Street près des locaux administratifs de Stateways.<br />

Pete, qui habite Stateway depuis toujours, est également membre du<br />

conseil des locataires et a récemment été engagé pour travailler dans les<br />

services de propreté du quartier. Une voiture de police, avec à son bord<br />

trois policiers blancs, s’est dirigée vers lui. « Qu’est-ce que tu fais là à<br />

rien faire ? » lui a demandé l’un des agents. Mais avant que Pete ne<br />

puisse ouvrir la bouche, le policier a ajouté : « T’es pas au courant ? On<br />

n’est plus dans les trucs sociaux, à Chicago. C’est une terre blanche ici,<br />

maintenant. Tu peux pas rester là. »<br />

JAMIE KALVEN, 2003


DANIEL RAEBURN 141<br />

In memoriam Henry Louis Mencken<br />

Henry Louis Mencken fut le plus grand journaliste américain du XX e<br />

siècle, et peut-être le meilleur écrivain de langue anglo-américaine de<br />

tous les temps. C’était aussi un trou du cul et c’est pour cette dernière<br />

particularité qu’il se rappelle à notre souvenir, du moins pour ceux qui<br />

ne l’ont pas complètement oublié. Évoquez le nom de Mencken devant<br />

une personne un tant soit peu cultivée et il y a des chances que lui revienne,<br />

si elle ose l’avouer, un des aphorismes caustiques de feu notre<br />

libertarien – définition du misogyne : « Un homme qui déteste les<br />

femmes autant qu’elles se haïssent entre elles. » Demandez à n’importe<br />

quel candidat à l’université qui était HLM et vous obtiendrez le minimum<br />

académique requis : Mencken était un vieil homophobe, raciste,<br />

sexiste et antisémite. Et à la vérité, c’est bien ce qu’il était. Mais curieusement,<br />

une minorité d’écrivains persistent à lire ce fils de pute envers<br />

et contre tout. Pire encore, certains de ces écrivains sont de gauche.<br />

Tenez, moi par exemple, et prenez cette revue : le « B » suspendu du logo<br />

du Baffler est pompé sur le double « S » du logo du Smart Set, le magazine<br />

décadent grâce auquel Mencken fit les délices des milieux littéraires<br />

branchés entre 1913 et 1919 ; et les standards typographiques de<br />

cette page du Baffler ont été piqués à l’American Mercury, la vénérable<br />

revue co-fondée par Mencken, depuis laquelle il théorisa toute la décennie<br />

suivante et, par conséquent, définit toute la littérature et la critique<br />

littéraire américaines jusqu’à nos jours. Je plaide coupable dans la mesure<br />

où je suis le maquettiste qui a pompé jusqu’à la dernière couture. Ceux<br />

qui sont bluffés [baffled] par notre admiration pour un conservateur<br />

doivent se rappeler comment Walter Lippman décrivait l’influence de<br />

Mencken : « Il vous traite de pourceau et d’imbécile et ce faisant stimule<br />

votre envie de vivre. » HLM est notre stimulant le plus tonique.<br />

Une gorgée de ce venin faisait du bien là où ça faisait mal dans<br />

l’Amérique des années 1920, quand Mencken chargea à mains nues


DANIEL RAEBURN 143<br />

et remporta une guerre contre les gnan-gnan qui régnaient alors sur<br />

la littérature nationale. Par la force de ses railleries, Mencken déboulonna<br />

les puritains pour les remplacer par une clique plus terre à terre<br />

qui comptait notamment Theodore Dreiser, Willa Carther et Sinclair<br />

Lewis. Ce faisant, il balisait un chemin qui a été suivi depuis par tous<br />

les naturalistes et réalistes américains. Au passage, Mencken a aussi<br />

contribué à dissoudre la prohibition dans le ridicule, récoltant à titre<br />

personnel les hourras des piliers de bar du monde entier. Cette mission<br />

accomplie, Mencken retourna ses flingues vers la politique, où il<br />

avait décelé une autre forme de menace patricienne contre notre<br />

tempérament national.<br />

Mencken entama sa guerre contre Franklin D. Roosevelt en recourant<br />

sensiblement à la même stratégie qu’auparavant. Il décréta qu’en matière<br />

d’économie, comme de littérature, toute tentative d’élever les<br />

masses n’était que fumisterie. Pour Mencken, le New Deal ressemblait<br />

à un livre trop plein de lyrisme : condescendant, oppressif, irréaliste et<br />

contre nature. Mieux valait ne pas réveiller le chat qui dort, laisser le taux<br />

de chômage en l’état, et ne pas toucher, particulièrement, à sa feuille<br />

d’impôts. Évidemment, Mencken n’y alla pas sans panache ni fioritures.<br />

Il travestit son absence de compassion en sens commun et la fit résonner<br />

sur tous les toits. Cependant, ce coup-ci, les troupes de HLM ne le<br />

suivirent pas à l’assaut, sans doute parce qu’elles étaient à la soupe<br />

populaire. Sa popularité s’effondra au point que les rieurs parlèrent de<br />

« feu H. L. Mencken ». Sa mort véritable et la publication de son journal,<br />

indigeste, qui suivit, ne sont pas parvenues à redorer son blason. De<br />

nos jours, en règle générale, les arbitres académiques de la mémoire<br />

culturelle ne veulent rien avoir à faire avec notre homme. Après une ou<br />

deux décennies sur le ring, la réputation de Mencken comme iconoclaste<br />

est au tapis et on a déjà compté jusqu’à huit, bientôt neuf. Mais<br />

avant de prononcer le knock-out de feu HLM, il y a au moins une scène<br />

que nous devons nous repasser comme un flash.<br />

En 1927, un journal de Memphis publia un éditorial dénonçant Mencken.<br />

Jusqu’ici, rien d’exceptionnel : les attaques des éditorialistes contre HLM<br />

étaient si fréquentes qu’en 1928 le Palm Beach News le proclama<br />

« l’homme le plus haï des États-Unis ». C’est du Sud qu’émanait la plus<br />

forte détestation, en grande partie à cause de « The Sahara of the<br />

Bozart », célébre article de 1920 dans lequel Mencken jugeait du niveau


144<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (II)<br />

culturel atteint par leur adoré Dixie 1 : « Ici, un poète est presque aussi<br />

rare qu’un joueur de hautbois, un graveur de métal à la pointe sèche ou<br />

un métaphysicien. En fait, contempler une telle vacuité donne le vertige.<br />

On pense aux espaces interstellaires, à la colossale immensité de cet<br />

éther dont on sait aujourd’hui que c’est un mythe. Presque la totalité de<br />

l’Europe pourrait se couler dans cette région démesurée de fermes<br />

branlantes, de villes de seconde main et d’encéphales figés : on y mettrait<br />

la France, l’Allemagne et l’Italie qu’il resterait encore de la place<br />

pour les îles britanniques. Et pourtant, malgré toute cette place, toute<br />

cette richesse et tous ces “progrès” dont on se gargarise là-bas, c’est<br />

aussi stérile, artistiquement, intellectuellement, culturellement, que le<br />

désert du Sahara. »<br />

La seule raison pour laquelle nous évoquons cette défense du Sud<br />

outragé par le journal de Memphis, c’est qu’il advint qu’un adolescent<br />

pauvre du nom de Richard Wright le lut. Wright n’avait jamais entendu<br />

parler de Mencken auparavant, mais il se dit que si les ploucs blancs du<br />

Sud détestaient autant notre homme, il ne pouvait pas être totalement<br />

mauvais. Wright n’avait pas le droit d’utiliser la bibliothèque de Memphis,<br />

mais il « emprunta » une carte valide et se fabriqua la recommandation<br />

suivante qu’il fit passer le plus tranquillement du monde de<br />

l’autre côté du comptoir à une bibliothécaire soupçonneuse : « Chère<br />

madame, pourriez-vous laisser ce jeune nègre accéder à quelques livres<br />

de H. L. Mencken ? »<br />

Pour le plus grand bénéfice des lettres américaines, la mégère voulut<br />

bien y consentir et prêta à Wright A Book of Prefaces – un mot que<br />

Wright ne savait même pas prononcer – de même qu’un exemplaire de<br />

Prejudices [préjugés]. (Des années plus tard, Wright assura, pince-sansrire<br />

: « Je savais ce que ce mot voulait dire. ») De retour dans sa chambre<br />

de location, Wright ouvrit Prejudices. « J’étais retourné et impressionné<br />

par le style, les phrases claires, nettes, polies, raconta-t-il. Pourquoi écrivait-il<br />

comme ça ? Et comment écrivait-on comme ça ? J’imaginais cet<br />

homme comme un démon fulminant, ferraillant avec sa plume… dénonçant<br />

tout ce qui était américain… riant… raillant Dieu, l’autorité…<br />

Cet homme combattait, combattait avec des mots. Il usait des mots<br />

comme arme, comme on le ferait d’une massue… Je continuai dans ma<br />

1. Nom donné aux États du Sud dans la chanson Dixie de Daniel Emmett (1859). [ndt]


DANIEL RAEBURN 145<br />

lecture et ce qui me sidérait le plus n’était pas tant ce qu’il disait mais<br />

qu’il pût exister sur terre quelqu’un ayant le courage de le dire. » C’est<br />

à ce moment, dit Wright, que je suis né en tant qu’écrivain.<br />

Trente ans plus tard, quand Wright publia Native son, il fut mis à l’index<br />

par les bibliothécaires dans tout le Sud. Lorsque Wright publia son autobiographie,<br />

Black Boy, le Sénat des États-Unis adopta une résolution le<br />

déclarant obscène. De nos jours, si vous vous rendez à la Enoch Pratt<br />

Free Library de Baltimore et feuilletez à la page 217 l’exemplaire personnel<br />

de Mencken de Black Boy, vous pouvez lire les citations qui précèdent,<br />

soulignées de son trait si caractéristique.<br />

La condamnation des censeurs et des membres du Ku Klux Klan était<br />

peut-être la seule opinion qu’eûssent en commun les socialistes noirs et<br />

les conservateurs blancs. Mencken affirma toujours qu’il était allemand,<br />

pas américain, prenant un malin plaisir à regretter d’être né dans ce<br />

pays étranger. Ses railleries les plus célèbres visaient le « un pour cent<br />

d’Américains » et je n’ai sans doute pas besoin de rappeler ses meilleurs<br />

traits contre le règne des couillons [booboisie]. Mais je ne peux pas résister.<br />

Cette salve ouvre le troisième épisode de ses Prejudices : « Me<br />

voici, la foi inébranlable, à jamais optimiste, un Américano loyal et dévoué,<br />

voire chauvin, payant ses impôts sans rechigner, obéissant à<br />

toutes les lois dans la mesure où la physiologie le permet… évitant tout<br />

commerce avec ceux qui ont juré de renverser le gouvernement… Me<br />

voici, transporté voire béat, jubilant derrière la bannière étoilée, un bien<br />

meilleur citoyen, je dois dire, et en tous cas certainement moins persifleur<br />

et revendicateur que des milliers de geignards. Plaçant Warren<br />

Gamaliel Harding 2 à côté de Friederich Barbarossa et de Charlemagne,<br />

considérant que l’esprit saint inspire directement la Cour suprême,<br />

membre ardent de tout Rotary club, Ku Klux Klan et ligue anti-saloon,<br />

asphyxié d’émotion lorsque l’orchestre entonne The Star Spangled<br />

Banner [l’hymne national] et croyant avec la foi du charbonnier que l’un<br />

de Nos Fils, pris au hasard, pourrait défaire à la loyale dix Anglais, vingt<br />

Allemands, trente grenouilles, quarante ritals, cinquante japs ou une<br />

centaine de bolchéviques. »<br />

2.Président (républicain) des États-Unis de 1921 à 1923 (décédé pendant son mandat<br />

d’une crise cardiaque). Notamment connu pour avoir déclaré en 1923 : « Nous avons<br />

besoin de “moins de gouvernement dans le business et de plus de business dans le<br />

gouvernement”. » [ndt]


146<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (II)<br />

Qu’on m’excuse de souligner cette ironie. De nos jours, un auteur aussi<br />

intrépidement sarcastique serait tout sauf un conservateur. Ce qui fait<br />

de Mencken un traître remarquable, son humour mis à part, c’est qu’il<br />

fut non seulement non-américain mais anti-américain ; ce qui, au risque<br />

d’être trop parfait, l’a rendu complètement américain. Mencken n’a jamais<br />

voulu se définir comme un dissident. Il n’a jamais voulu être un héros<br />

aux yeux de la gauche ou de la droite. S’il donna le ton d’une ironie<br />

littéraire féroce, c’est que ses voisins et son gouvernement ne lui laissèrent<br />

pas le choix. Il écrivit les mots rapportés ci-dessus, extraits de « On<br />

Being an American », après la Première Guerre mondiale, durant<br />

laquelle nous avons traité les Germano-Américains comme lui d’une<br />

façon aussi honteuse qu’aujourd’hui les Arabo-Américains.<br />

Fred Hobson s’inspire de la salve ci-dessus pour définir Mencken – à la<br />

dernière page de son pavé qui en compte 650, Mencken, a Life (1994)<br />

– comme « notre Whitman 3 , version langue de pute » [our nay-saying<br />

Whitman]. La conclusion peu orthodoxe de Hobson est séduisante. Le<br />

style emporté du jeune Mencken doit clairement son rythme galopant à<br />

Whitman, même si Mencken relève sa prose avec une bonne dose de<br />

Ring Lardner 4 et en fait beaucoup pour ressembler à son idole, Mark<br />

Twain. Ce qui donne de l’éclat à la comparaison de Hobson est sa<br />

manière de confirmer le préjugé de Mencken, à savoir son homophobie<br />

bien connue, en même temps qu’il souligne son admiration pour ce bon<br />

vieux Walt. Mencken a affirmé que Whitman était « le plus grand poète<br />

que l’Amérique ait jamais produit », mais il doit sans aucun doute<br />

s’arracher les cheveux d’être fait l’égal du sensualiste chevelu.<br />

Hélas, le lecteur ne peut que regretter que Hobson n’ait pas creusé<br />

d’autres filons de ce type. Œil pour œil, Hobson a tout à fait le droit de<br />

lancer des piques à Mencken, puisque ce dernier a passé sa vie à couvrir<br />

de goudron et de plumes des types comme lui – « dans [son] cas,<br />

un sudiste, professeur de littérature, démocrate et admirateur de<br />

Franklin D. Roosevelt », précise lui-même Hobson. HLM n’aurait en effet<br />

3. Poète américain, Walt Whitman (1819-1892) est notamment l’auteur du recueil<br />

Leaves of Grass (Feuilles d'herbe, Gallimard). [ndt]<br />

4. Ring Lardner, nouvelliste satirique américain (1885-1933) ; on peut lire en français<br />

Champion (10/18). [ndt]


DANIEL RAEBURN 147<br />

pu consacrer plus de fiel qu’à un fan de Mary Baker Eddy 5 ou Carry<br />

Nation 6 . C’est ce venin dont Hobson tente de se saisir comme d’un<br />

chardon à pleines mains. « Ce n’est pas tant la pensée de Mencken qui<br />

m’intéresse dans cette biographie, écrit-il ; mais plutôt […] ce que<br />

Mencken appelait lui-même ses “préjugés” [prejudices] et le rôle qu’ils<br />

ont joués dans sa vie. » S’en suivent des centaines de pages qui constituent,<br />

considéré le corpus constitutif des préjugés d’HLM, une synthèse<br />

admirable de concision.<br />

Mencken ne croyait pas en l’égalité entre qui que ce soit ni à la démocratie<br />

du tout. En 1920, il avait défini cette dernière comme « la théorie<br />

selon laquelle les gens ordinaires savent ce qu’ils veulent mais<br />

considèrent que cela ne vaut pas l’effort pour l’obtenir vraiment ».<br />

Trente-six ans plus tard, à la fin de sa carrière, il la décrivait comme un<br />

jeu dans lequel « chaque parti dépense l’essentiel de son énergie à essayer<br />

de prouver que l’autre est inapte au gouvernement, les deux y parvenant<br />

en général, à juste titre ». De nos jours, alors que notre vie<br />

politique est réduite à un système de deux partis à peu près impossibles<br />

à différencier, que notre libre marché est une oligopole, que le vaincu<br />

des élections est proclamé président par les juges, le cynisme de<br />

Mencken frappe juste, il est même comme chez lui.<br />

En lieu et place de la démocratie, Mencken préconisait une sorte<br />

d’aristocratie nietzschéenne – le gouvernement des franches élites –<br />

tout en considérant l’allégeance aux libertés individuelles comme un<br />

garde-fou. Ce brouet de « liberté » antidémocratique et anti-égalitariste<br />

peut paraître familier. En tous cas, il devrait. Branchez-vous sur<br />

Internet, ouvrez votre journal local, écoutez votre patron : aujourd’hui,<br />

nous sommes cernés par ce genre de « liberté ». Elle dirige notre<br />

économie et nos vies.<br />

En ces temps où le laissez-faire est de retour, on peut entendre des thuriféraires<br />

de l’ordre conservateur triomphant entonner un hymne à HLM.<br />

Écoutons Terry Teachout, auteur de The Second Mencken Cresthomathy<br />

5. Fondatrice de Christian Science, Mary Baker Eddy (1821-1910) professait que toute<br />

maladie peut être soignée par des pratiques religieuses. [ndt]<br />

6. Entre 1900 et 1910, la fameuse Carry Nation fut arrêtée plus de trente fois pour<br />

son activisme en faveur de la prohibition de l’alcool, qui s’exprimait à l’aide de pierres,<br />

marteaux et haches pour détruire les saloons. [ndt]


148<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (II)<br />

(« seconde anthologie de Mencken ») et collaborateur régulier de la<br />

National Review et de Commentary. Dans la préface de la biographie<br />

qu’il lui consacre, au demeurant assez mince, The Skeptic (2002), il écrit :<br />

« Les temps ont bien changé : les conceptions politiques et sociales de<br />

Mencken, qui ont pu longtemps paraître définitivement dépassées,<br />

connaissent une résurgence dans la pensée américaine. Qu’on s’en<br />

réjouisse ou non, la Weltanschauung [vision du monde] de Mencken est<br />

de nouveau une force avec laquelle il faut compter et écrire. »<br />

Mais que tout rebelle conservateur ou boursicoteur à la petite semaine<br />

rêvant à longueur de journée que HLM revienne pour l’aider à démasquer<br />

les syndicats et à dénoncer les protocoles des sages de Veblen 7 se<br />

le tienne pour dit : il ferait mieux de troquer sa pipe à rêves bon marché<br />

contre une bonne bouffée bien asphyxiante tirée au narguilé de la réalité.<br />

Comme l’a dit un jour Gore Vidal, « un auteur aussi direct et sans<br />

concessions ne pourrait pas écrire dans les médias dominants d’aujourd’hui<br />

; et ceux qui disent désirer son retour seraient les premiers à le censurer<br />

et à le mettre au ban ». Si Mencken s’aventurait sur la scène<br />

aujourd’hui, les premières têtes qu’il réclamerait seraient celles des économistes<br />

vaudous, des agents de change les plus starifiés et des potentats<br />

survoltés du profit qui sont occupés à ruiner les finances publiques,<br />

à détruire nos libertés civiles, et plus généralement à nous mener en bateau.<br />

À l’image de tous ceux qui disposaient d’un quart de cortex en<br />

état de marche, Mencken savait que le capitalisme et la démocratie ont<br />

toujours été à couteaux tirés.<br />

Certes, Mencken préconisait de bazarder la démocratie, mais cela n’en<br />

fait pas un héraut des partisans du marché. Non monsieur ! « L’Américain<br />

moyen d’aujourd’hui […] est mené par des gens chargés de le faire applaudir,<br />

des agents de presse, des trafiquants du langage, des moralistes<br />

[cheer leaders, press agents, word-mongers, uplifters]. […] Il s’est laissé<br />

7. Économiste de gauche, Thorstein Veblen (1857-1929) est notamment l’auteur de<br />

Theory of the Leisure Class (1899). Il estimait qu’un conflit de classes central existait<br />

entre les affaires (banquiers, avocats, agents de change, managers) et l’industrie (ingénieurs,<br />

techniciens, ouvriers), autrement dit entre ceux qui font de l’argent – et le<br />

dépensent – et ceux qui produisent des biens. De nos jours, les néo-conservateurs<br />

tendent à croire que les gens de gauche participent d’une conspiration menée par<br />

ceux qu’ils appellent « l’élite libérale », imaginant qu’il existe un plan secret pour tout<br />

contrôler, d’où les « protocoles des sages de Veblen ». [ndt, avec Thomas Frank]


DANIEL RAEBURN 149<br />

vendre la dernière guerre avec des méthodes de commissaire-priseur de<br />

bastringue. […] C’est un esclave docile du capitalisme, et toujours prêt<br />

pour aider à mettre à genoux les copains qui se révoltent. Mais cette immense<br />

faiblesse, cette incroyable crédulité et cette indigence d’esprit<br />

pourraient bien, dans un futur qui n’a rien d’irréaliste, en faire un rebelle<br />

d’une espèce particulièrement démente, et la république se retrouver assaillie<br />

par des problèmes aussi incommensurables que ceux qui menacent<br />

de l’extérieur. [… Il] est toujours content de travailler pour le<br />

capitalisme, qui sait le récompenser conformément à son goût. Il est cet<br />

homme d’État éloquent, cet éditorialiste patriote, la source de toute inspiration,<br />

la vache à lait de l’optimisme qui rue. Il devient meneur de<br />

foules, gouverneur, sénateur, président. »<br />

*<br />

* *<br />

Selon moi, aucune de ces biographies n’arrive à la hauteur de notre<br />

homme. Bien que le livre de Hobson soit celui que j’emmènerais sur une<br />

île déserte, c’est sans doute la seule circonstance dans laquelle je pourrais<br />

le relire. Il est pourtant riche et ouvre même des perspectives intéressantes,<br />

mais il est écrit dans une prose laborieuse. Quant au livre de<br />

Teachout, je le conseillerais aux novices. C’est professionnel avec tout ce<br />

que cela implique de superficiel, une tendance à glisser à la surface des<br />

mots et des événements, à éluder les problèmes trop embrouillés, à commencer<br />

par la question la plus épineuse de toutes, j’ai nommé : pourquoi<br />

Mencken était-il un vieil homophobe antisémite, sexiste et raciste ?<br />

Pour être juste, toute personne qui écrit sur Mencken est mise au défi,<br />

et cela vaut tout autant pour moi. D’abord à cause de son style à la fois<br />

relevé et irréprochable, qui rend insipide en comparaison la prose de son<br />

commentateur. Mais le nœud du problème, c’est Mencken lui-même.<br />

Hobson souligne au début de son étude que « ce qu’il y a de plus intriguant<br />

chez Mencken c’est le nombre de ses paradoxes ». Teachout,<br />

quant à lui, annonce gaillardement que « son assurance est une illusion<br />

produite par le panache de sa prose. […] Ce qui lui donne une telle<br />

force n’est pour partie qu’une série de pas de deux liés à l’ambiguïté ».<br />

Des paradoxes, oui, mais de l’ambiguïté, non.<br />

Mencken était un paradoxe vivant, pervers jusqu’à l’hypocrisie. Ce pessimiste<br />

un peu dingue dénigrait la démocratie mais en a fait son miel


150<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (II)<br />

durant quarante ans. (« C’est la seule forme de gouvernement vraiment<br />

divertissante que le genre humain ait connue », concéda-t-il.) Ce libertin<br />

d’un genre unique se gaussait lourdement de la « booboisie » –<br />

peut-être parce qu’il a mené une vie dans le genre victorien et est mort<br />

dans le pavillon de classe moyenne où il est né ; « un petit garçon dans<br />

les jupes de sa mère », persifle Teachout. Mencken fulminait contre tous<br />

les réformateurs sociaux [humanitarians] et les membres de la secte<br />

compassionnelle [members of The Uplist] parce qu’il croyait que seules<br />

la science et la médecine élèveraient le genre humain, et non la justice<br />

et l’égalité, croyance naïve à laquelle il s’est accroché malgré deux<br />

guerres mondiales et l’avènement de l’ère atomique.<br />

Rétrospectivement, même les préjugés de Mencken étaient du flan. Une<br />

théorie commune veut qu’un sale type s’élève par l’écriture, qu’il soit<br />

meilleur comme artiste que lorsqu’il est trivialement humain. Pas dans le<br />

cas de Mencken. Grosso modo, dans ses écrits c’était un ogre, même si<br />

c’était le plus éloquent des ogres. Mais dans la vie, Henry Mencken se<br />

comportait avec une humanité et une générosité qui ne cadre pas avec<br />

son personnage de HLM. Tout en mitraillant de centaines d’insanités<br />

ceux qu’il appelait dans ses bons jours les Afro-Américains et en incitant<br />

à l’eugénisme, il publia plus d’écrivains noirs qu’aucun autre éditeur<br />

blanc de son temps. À la vérité, au cours de ses six dernières années à la<br />

tête de l’American Mercury, il publia plus de textes du journaliste noir<br />

George Schuyler que de tout autre auteur, blanc ou noir. Alors que prenait<br />

de l’ampleur sa réputation de célibataire et de misogyne indécrottable,<br />

il luttait contre l’expulsion d’Emma Goldman et payait ses frais<br />

d’hospitalisation. Et s’il faut parler de son antisémitisme, oui, il y a de<br />

l’antisémitisme. Et pourtant ses meilleurs amis…<br />

À la racine de tous ces paradoxes, il y a la classe sociale, l’épouvantail<br />

américain le plus refoulé, le préjugé fondamental qui fit écrire Mencken<br />

comme un raciste, un sexiste, un antisémite alors même qu’il pourfendait<br />

les bigots de son temps. C’est Hobson qui est parvenu à capturer<br />

ce démon et, ce faisant, il a décroché le pompon. Non qu’il soit nécessaire<br />

d’être un génie pour voir dans la classe sociale l’obsession numéro<br />

un de Mencken. Il avait écrit dans le National Letters que « le défaut majeur<br />

dans la culture de ce pays est l’absence d’une aristocratie policée,<br />

dont la position sociale soit sécurisée, animée par l’esprit et la curiosité,<br />

méfiante à l’égard de toutes les généralisations faciles, émancipée de la


DANIEL RAEBURN 151<br />

sentimentalité du vulgaire, menant avec délices la bataille des idées<br />

pour les idées. Le mot d’aristocratie que j’emploie charrie en lui-même,<br />

malgré l’adjectif “policée”, des significations que je n’endosse, évidemment,<br />

en aucun cas. Tout usage de ce mot devant un public nourri de<br />

trémolos démocratiques évoque inexorablement des images de femmes<br />

d’agents de change affalées avec obscénité dans des loges d’opéra,<br />

d’Anglais hautains massacrant des générations de lagopèdes de façon<br />

désordonnée et incompréhensible, ou de faux nobles usant de leur<br />

charme auprès des petites filles au profit des marchands de petitsdéjeuners<br />

et des rois de la baignoire. Cette confusion appartient à la<br />

tradition américaine. On mesure à quel point elle est profondément<br />

incrustée et répandue quand on peut constater quotidiennement que la<br />

prétendue élite chic qui peuple les grandes villes – en majorité de riches<br />

industriels parvenus au stade culturel de la décoration d’intérieur et du<br />

country-club – passe pour une aristocratie ».<br />

Quand on lit ça, et sachant que Teachout l’a lu et a souligné d’autres<br />

passages de la même veine (et tout aussi judicieux), on se demande<br />

comment l’appartenance de classe a pu échapper à sa recension musclée<br />

des autres travers de Mencken. Peut-être était-il tout simplement<br />

trop occupé à stipendier Mencken pour d’autres manquements au bon<br />

goût pour voir le snobisme qui s’exposait sous son nez. À moins que ce<br />

fut une stratégie de Teachout que de minorer la condescendance de<br />

Mencken qui entre en contradiction avec cette fiction de droite selon laquelle<br />

il était du côté du Volk véritable. Quoi qu’il en soit, Teachout a<br />

laissé passer sa chance d’éclaircir toutes ces savoureuses ambiguïtés.<br />

C’est l’appartenance de classe – qui doit s’entendre au sens de la singulière<br />

notion d’« aristocratie intellectuelle » avancée par Mencken – qui<br />

explique ses contradictions apparentes. C’est à cause de cette appartenance<br />

qu’il déchaînait consciemment les foudres de ses parvenus de voisins<br />

en invitant à dîner des écrivains noirs cultivés. C’est elle encore qui<br />

est à l’origine des noms, tels que « blackamoors », « coons » et « darkies<br />

» [péjoratifs désignant les Noirs, ndt], dont il affublait les pauvres<br />

gens de son voisinage. Dans les deux cas, ils les jugeait inférieurs, mais<br />

pour des raisons différentes. C’est l’appartenance de classe qui lui fit publier<br />

en 1938 un éditorial appelant à ouvrir les frontières sans restriction<br />

aux Juifs allemands cultivés – « un groupe incontestablement<br />

supérieur » – et préconisant avec mépris que les Juifs du lumpen de<br />

Pologne et de Roumanie soient envoyés en Russie. C’est elle toujours qui


152<br />

POINTS DE VUE AMÉRICAINS (II)<br />

le poussait à caricaturer les habitants du Middle-West (« Les Scandinaves<br />

sont des tas d’os dépourvus de cerveaux« ), ceux du Sud (« oakies, têtes<br />

de coton, hill-billies et autres anthropoïdes »), les Yankees (« vieilles bobonnes,<br />

mâles et femelles ») , sans oublier le « scrabbling babbittry », la<br />

classe moyenne conformiste qui s’agite en tous sens. On la trouve aussi<br />

au principe de la haine de Mencken pour Franklin D. Roosevelt. Mencken<br />

avait voté pour l’aristocrate démocrate en 19<strong>32</strong> – FDR est un « gentleman<br />

», avait-il écrit –, mais il l’a pourfendu avec férocité dès que celuici<br />

afficha un autre type de noblesse 8 en initiant le New Deal.<br />

On trouve encore l’appartenance de classe au fondement du conflit de<br />

HLM avec la démocratie. Mencken croyait que la démocratie reposait<br />

sur la concupiscence, la volonté irrépressible du pauvre de mettre la<br />

main sur le portefeuille du bourgeois travaillant dur. Cette absurdité n’a<br />

pas besoin d’être réfutée. Mais l’analyse de Mencken du mécanisme<br />

par lequel la démocratie s’affadit elle-même mérite d’être entendue.<br />

Donc, ouvrez bien vos oreilles : « La démocratie invente en fait sans<br />

cesse de nouvelles distinctions de classe bien qu’en théorie elle les abhorre.<br />

[…] Il y a une forme d’investissement humain avec lequel<br />

l’homme démocratique est en phase… et c’est l’argent. En conséquence,<br />

la ploutocratie, dans un État démocratique, tend inéluctablement,<br />

bien que ce soit théoriquement une infamie, à occuper la place<br />

d’une aristocratie qui fait défaut, et même à être confondue avec elle.<br />

Alors qu’il s’agit, évidemment, de tout autre chose. L’aristocratie dont<br />

il est question ne prête pas d’argent à l’État. Elle n’a pas de charges<br />

publiques. Elle n’est pas héréditaire. »<br />

Remplacez « ploutocratie » par « monde des affaires » et vous entendrez<br />

sonner l’accord juste au milieu de la cacophonie d’absurdités<br />

orchestrées par Mencken. En termes plus simples, la démocratie sombre<br />

quand elle met l’affairisme au-dessus de l’intelligence.<br />

Malheureusement, cet avertissement passera largement au-dessus d’un<br />

conservateur d’aujourd’hui, qui se monte complètement la tête à propos<br />

d’un maléfice libéral qui ensorcellerait nos écoles, nos rédactions et<br />

notre culture. Mais les conservateurs doivent savoir que Mencken détestait<br />

les milieux d’affaires – il les haïssait – encore plus que ses ennemis<br />

officiels. Laissons à Mencken le soin de dissiper toute ambiguïté. Contre<br />

8. En français dans le texte.


DANIEL RAEBURN 153<br />

les businessmen des années 1920, il rugissait : « De tels pourceaux furent,<br />

et sont toujours, mes ennemis à un degré même supérieur aux communistes,<br />

non seulement parce qu’ils ont consacré leur vie à me dévaliser<br />

mais parce que leur gloutonnerie sans limite a provoqué la révolte de la<br />

booboisie, laquelle menace de me ruiner encore plus sûrement. »<br />

Teachout reconnaît que HLM était un apostat du marché, mais pour<br />

ajouter, sans doute à court d’arguments, qu’« il préférait [les businessmen]<br />

aux politiciens ». Si on tient compte des sentiments de Mencken<br />

à l’égard des deux catégories, cela revient plus ou moins à dire que si<br />

Mencken avait eu le choix entre la corde et la chaise électrique, il aurait<br />

opté pour la première. La distinction établie par Teachout est de<br />

toutes façons spécieuse à une époque où notre exécutif porte si bien<br />

son nom 9 , nos politiciens étant des hommes d’affaires et nos hommes<br />

d’affaires des politiciens. Et à qui devons-nous cette foire d’empoigne ?<br />

Aux libertariens : ceux-là mêmes qui prétendent s’inscrire dans le<br />

prolongement de HLM.<br />

Nous n’avons pas besoin de nous perdre en conjectures sur ce que HLM<br />

aurait dit sur l’état de notre démocratie sous la direction de l’actuel chef<br />

de l’exécutif [George Walker Bush, ndt]. Il l’a déjà fait voici trois quarts<br />

de siècle. Et son fiel reste venimeux : « Nul ne peut objectivement observer<br />

[la démocratie] sans être frappé par son curieux manque de<br />

confiance en elle-même, sa tendance apparemment irrépressible à abandonner<br />

la philosophie qui la fonde au premier signe de crise. Je n’ai pas<br />

besoin d’insister sur ce qui se produit invariablement dans les états démocratiques<br />

quand la sécurité nationale est menacée. En de semblables<br />

circonstances, les plus grands tribuns de la démocratie se convertissent,<br />

aussi simplement qu’on reprend son souffle, en despotes d’une férocité<br />

presque mythologique. Mais cette caractéristique n’est pas limitée aux<br />

périodes d’angoisse et de terreur : elle est permanente. La démocratie<br />

donne toujours l’impression d’être condamnée à assassiner ce qu’en<br />

théorie elle chérit. »<br />

DANIEL RAEBURN, 2003<br />

9. Jeu de mot intraduisible entre « executive branch », le pouvoir exécutif, et<br />

« executives », les hommes d'affaires. [ndt]


UNE NATION D’AGENTS INDÉPENDANTS<br />

L’avenir : travailler pour soi<br />

“Qui aurait cru qu’une<br />

puce électronique vous<br />

permettrait de mieux<br />

négocier les virages,<br />

d’éviter les embouteillages<br />

et, par-dessus tout,<br />

de vous passer de Earl<br />

pour les réparations ?”


THOMAS FRANK<br />

Le populisme de marché<br />

AGONE, 2004, <strong>31</strong>/<strong>32</strong> : 155-175<br />

155<br />

LES EUROPÉENS ont tendance à considérer les États-Unis comme une<br />

sorte de machine à fabriquer du rêve. Vous ne connaissez pas nos<br />

voitures. Vous ne savez pas à quoi ressemblent nos fermes et<br />

lorsque vous venez chez nous vous n’allez jamais à Detroit ou à Kansas<br />

City. En revanche, vous regardez nos films, vous écoutez notre musique<br />

et vous portez nos logos sur vos vêtements. C’est sans doute pour cela<br />

que vous pensez qu’il s’agit là de l’essentiel de la production américaine :<br />

des rêves, des hallucinations. Et vous avez raison.<br />

Pourtant, la plus grande hallucination produite en Amérique, ce n’est<br />

pas le glamour hollywoodien. Non, c’est le populisme. L’Amérique fantasme<br />

complètement les conflits sociaux, la guerre de classes, le petit<br />

peuple se dressant contre ses ennemis. Depuis quarante ans nous<br />

sommes continuellement sommés de nous enrôler dans telle ou telle<br />

croisade contre les « élites ». De nous révolter contre les snobs, les millionnaires<br />

et diplômés prétentieux de Harvard qui affectionnent tant les<br />

théories littéraires françaises et passent leur temps à déconstruire tout ce<br />

qui peut leur tomber sous la main. Mais, malgré cette comédie longue de<br />

trente ans, les États-Unis pratiquent aujourd’hui la répartition des<br />

richesses la moins démocratique de tous les pays occidentaux. Et cela<br />

s’aggrave chaque année.


156<br />

DU FANTASME À LA RÉALITÉ<br />

LE POPULISME DE MARCHÉ<br />

Penchons nous d’abord sur le fait le plus fondamental, le plus violent<br />

aussi, qui caractérise mon pays. Le grand boom économique des années<br />

1990 est supposé avoir donné naissance à une « Nouvelle Économie »,<br />

une utopie high-tech, et être à l’origine de la plus grande période de prospérité<br />

de l’histoire du monde. Pourtant, pendant ces glorieuses années, le<br />

fossé social n’a cessé de s’élargir aux États-Unis. Pendant les années 1990,<br />

les salaires de la plupart des travailleurs américains ont soit diminué, soit<br />

suivi à grand peine le niveau de l’inflation. En revanche, ce fut pour les<br />

patrons une période véritablement mirifique. Selon Business Week, les<br />

dirigeants d’entreprises américains ont gagné, au cours de l’année 2000,<br />

5<strong>31</strong> fois plus que leurs ouvriers. Alors qu’en 1990 ce chiffre était de 85<br />

fois plus et « seulement » de 42 fois plus en 1980. En comparaison, ce<br />

chiffre est en France de 16 fois le salaire moyen des ouvriers. C’est un peu<br />

moins vrai aujourd’hui, mais la situation reste sensiblement identique.<br />

Ce qui était vrai pour les patrons américains en 1990 l’était également<br />

pour la classe sociale à laquelle ils appartiennent. En 1979, les 1 % les<br />

plus riches détenaient 20 % de la richesse nationale. En 1997, ils en possédaient<br />

près de 40 %. Quelles que soient les méthodes de calcul de la<br />

répartition des richesses, les États-Unis des années 1990 connaissaient<br />

des niveaux d’inégalité non seulement uniques dans les pays industrialisés<br />

mais également inconnus aux États-Unis depuis les années 1920.<br />

Dans le même temps, grâce à l’application résolue de nouvelles techniques<br />

managériales et au recul de la législation sociale américaine, le<br />

patronat américain a accompli un exploit économique digne des travaux<br />

d’Hercule : il est arrivé à découpler totalement la productivité de l’augmentation<br />

des salaires. Qu’est-ce que cela veut dire ? En fait, alors même<br />

que notre économie tournait à plein régime et que la productivité croissait<br />

à pas de géant, les salaires ont stagné : tout les bénéfices économiques<br />

allaient directement dans les poches des actionnaires. Bien<br />

entendu, ces tendances lourdes restent d’actualité : reprise du chômage,<br />

sous-traitance, etc.<br />

Ces développements s’accompagnèrent de l’intrusion du pouvoir<br />

patronal dans un nombre accru d’aspects de la vie quotidienne. Au<br />

cours des années 1990, les Américains travaillèrent plus dur et plus<br />

longtemps que dans les décennies précédentes. Ils virent plus de publicités<br />

sur plus de supports que jamais auparavant. Ils firent plus de tests


THOMAS FRANK 157<br />

de personnalité et prirent plus de drogues que jamais. Ils eurent moins<br />

de prise sur leurs conditions de vie et de travail qu’au cours des<br />

cinquantes années antérieures.<br />

LES PATRONS SONT COOLS<br />

Le monde des affaires devint le monde tout court. « L’entreprise est devenue<br />

l’institution dominante de notre époque », affirmait le magazine Fast<br />

Company il y a quelques années : « Elle occupe la position de l’Église au<br />

Moyen-Âge et celle de l’État-nation au cours des deux derniers siècles. »<br />

Si vous opposez à cela, comme vous le faites généralement en Europe,<br />

que les hommes d’affaires ne forment jamais qu’une bande de Blancs en<br />

costards jouant du fouet et forçant tout le monde à marcher au pas, vous<br />

avez tout faux. Ceux qui faisaient subir ce traitement aux Américains –<br />

comme au reste du monde d’ailleurs – n’étaient ni conformistes ni coincés.<br />

Bien au contraire. Les patrons sont cools. Les patrons sont relax, radicaux,<br />

révolutionnaires même. Les patrons aiment se mêler aux autres et<br />

ont rejoint la joyeuse troupe qui a investi les quartiers bobos que toute<br />

ville américaine se doit d’avoir depuis les années 1990. Le patronnat adorait<br />

positivement la « théorie du chaos », s’offrait les services de l’architecte<br />

Frank Gehry pour édifier des écoles de management et dépensait<br />

des millions de dollars pour construire des musées du rock’n’roll. Le<br />

patronnat était si relax qu’en 1996 un ancien membre du Grateful Dead<br />

rédigea un manifeste à la gloire de la nouvelle économie déréglementée<br />

naissante, depuis le sommet de la « Montagne magique de Davos ».<br />

Dans les années 1990, le monde des affaires aimait se faire passer pour<br />

un mouvement contestataire, le poing dressé contre les structure surannées<br />

du pouvoir. Le monde des affaires était en guerre contre les vieilles<br />

méthodes dans tous les domaines. Il nous offrait de nouvelles marques<br />

de dentifrices qui nous permettaient d’exprimer notre moi profond. Les<br />

producteurs de logiciels confiaient le pouvoir au peuple. Si Nike faisait<br />

fabriquer ses chaussures dans les « ateliers de la sueur » du monde<br />

entier, cela ne l’empêchait pas de diffuser des publicités dans lesquelles<br />

l’entreprise s’autoproclamait « révolutionnaire ». Le courtier en ligne<br />

Datek se dépeignait lui-même comme l’équivalent contemporain de la<br />

Révolution française, véritable sans-culotte dévastant les couloirs de la


158<br />

Bourse de New York et exigeant la réduction des commissions et autres<br />

privilèges du même type. La boisson Seven Up imaginait une conspiration<br />

mondiale fermement résolue à empêcher les gens de boire du Seven<br />

Up. Les Jaguar passaient pour des accessoires punks dans des spots dont<br />

les jingles empruntaient au groupe Clash. Des agences de voyages vantaient<br />

leur produits sur du Iggy Pop et les Toyota sur des chansons de<br />

Buzzcocks. Nous zig-zaguions sur les routes dans nos Cadillac et franchissions<br />

joyeusement les lignes blanches dans nos Nissan.<br />

Quand la Corée du Sud renoua avec les profits en épousant la politique<br />

américain de flexibilité de l’emploi et de guerre contre les syndicats,<br />

Business Week vit dans cette évolution l’essor d’une nouvelle<br />

contre-culture jeune et audacieuse. La Corée n’était pas simplement<br />

« rentable » ou « performante », elle était surtout « cool ».<br />

Toute cette imagerie se retrouve en condensé avec Enron qui s’avéra<br />

être finalement le plus grand de tous les voleurs de la Nouvelle Économie.<br />

Les publicités d’Enron comparaient son programme de dérégulation<br />

au mouvement des droits civiques et nous encourageaient à renverser<br />

l’orthodoxie dominante en demandant simplement : Pourquoi ? Le magazine<br />

Fortune alla plus loin encore en 2000, en mettant en scène Enron<br />

comme le nouvel avènement d’Elvis : « Imaginez une soirée dansante au<br />

country-club local avec les vieilles badernes habituelles accompagnées<br />

de leurs femmes qui danseraient mollement sur le rythme très modérément<br />

endiablé de Gui Lombardo et ses All-Tuxedo Orchestra.<br />

Brusquement le jeune Elvis apparaît dans une lumière éblouissante, vêtu<br />

de son constume lamé or, avec sa guitare éclatante et ses déhanchements.<br />

La moitié des valseurs tombent dans les pommes, d’autres sont scandalisés<br />

ou font franchement la tête. Seuls une poignée d’entre eux découvrent<br />

qu’ils aiment ce qu’ils sont en train d’entendre. Les pieds marquent<br />

le rythme… Puis de nouveaux couples se forment et se mettent à danser<br />

un rock échevelé. Dans le monde sérieux des services et des compagnies<br />

d’énergie, Enron Corp c’est Elvis entrant par effraction. »<br />

LE POPULISME DE MARCHÉ<br />

LE POPULISME DE MARCHÉ<br />

Dans Le Marché de droit divin, j’analyse l’idée centrale qui relie toutes ces<br />

absurdités. Cette idée, je l’appelle « populisme de marché». Du Gratefull


“L’argent.<br />

C’est vraiment plus comme avant.”<br />

LES BONNES RECETTES<br />

POUR SPÉCULER<br />

DES<br />

VIEILLES DAMES DE<br />

BEARDSTOWN<br />

Comment nous avons<br />

vaincu Wall Street<br />

et comment vous pouvez<br />

y réussir aussi


THOMAS FRANK 161<br />

Dead de Davos aux lauréats du prix Nobel, des paléo-conservateurs aux<br />

néo-libéraux, les dirigeants américains des années 1990 finirent par croire<br />

que le marché était un système véritablement populaire, une forme d’organisation<br />

démocratique bien plus démocratique que… la démocratie<br />

elle-même. Non seulement les marchés étaient censés jouer le rôle d’intermédiaire<br />

dans les échanges financiers, mais on nous pria également de<br />

croire qu’ils étaient les médiateurs du consensus populaire. Grâce aux<br />

mécanisme de l’offre et de la demande, aux sondages et aux focus groups,<br />

aux hypermarchés et à l’Internet, les marchés expriment la volonté populaire<br />

de façon bien plus pertinente qu’une élection. La nature même des<br />

marchés leur confére une légitimité démocratique, ils rabattent le caquet<br />

des frimeurs et des suffisants ; les marchés servent les intérêts des plus<br />

humbles ; ils nous donnent ce que nous demandons.<br />

Le populisme de marché était d’emblée présent dans la rhétorique qui<br />

accompagna le dernier grand marché haussier. Où que vous alliez en<br />

Amérique dans les années 1990, vous entendiez parler à un moment ou<br />

un autre de la « démocratisation » de Wall Street. Voici le mythe originel<br />

: au commencement, le monde de la finance était habité par les élites,<br />

les experts, d’abominables snobs, de riches Blancs en costards sombres<br />

méprisant les gens du commun et gardant pour eux seuls ce merveilleux<br />

objet : j’ai nommé le marché boursier. Mais le marché haussier des<br />

années 1990 – continuait le poète – constituait une rupture historique<br />

d’importance. C’était un marché haussier populaire. La grande ouverture<br />

de Wall Street tant attendue. L’individu ordinaire versait l’argent si durement<br />

gagné dans les fonds communs de pension et les actions d’entreprises<br />

aussi sérieuses que Krispy Kreme. Mamie boursicotait sans bouger<br />

de son club de personnes âgées, grand-père achetait et s’accrochait à ses<br />

actions dans le blé du Nebraska et le Nasdaq en ascension permanente<br />

était le symbole même de la solide démocratie des marchés.<br />

Pour illustrer cette morale, les différents courtiers en ligne imaginèrent<br />

des fables étonnantes. J’ai déjà évoqué celle qui mettait en scène une<br />

troupe de petits investisseurs forçant les portes de la Bourse. Une autre<br />

nous apprenait qu’un modeste mécanicien était devenu l’heureux propriétaire<br />

d’une île entière par la seule magie de l’investissement en ligne.<br />

Ailleurs, un punk enseigne à son patron la meilleure manière de devenir<br />

capitaliste. La Bourse était donc devenue l’ami des plus humbles et se<br />

plaisait à humilier les prétentieux. En outre, elle transformait d’un seul<br />

coup les gens ordinaires en millionnaires.


THOMAS FRANK 163<br />

Les manuels d’investissement populaire qui se multiplièrent pendant<br />

cette décennie reprenaient allègrement ces légendes. Peter Lynch, célèbre<br />

dirigeant de fonds de placements, écrivit un best-seller où il proclamait<br />

sa foi dans le petit gars ordinaire qui s’accrochait à son portefeuille de<br />

marques célèbres alors que ces excités d’experts essayaient de resquiller<br />

et finissaient par s’affoler. Nous avons connu les fameuses « Vieilles<br />

Dames de Beardstown » avec leurs conseils d’investissement entrecoupés<br />

des recettes de cuisine. Nous avions également « le millionnaire du<br />

coin » par l’intermédiaire duquel la vague montante des millionnaires de<br />

base mettaient une raclée aux millionaires snobinards.<br />

Et puis il y avait également l’interminable procession des personnalités<br />

médiatiques hyper-optimistes qui péroraient sans se lasser dans les<br />

interminables débats sur la pensée de la Nouvelle Économie et qui nous<br />

juraient, se fondant sur telle ou telle loi économique nouvellement<br />

découverte, que non seulement le marché pouvait aller encore plus loin<br />

mais que ceux qui ne faisaient pas confiance au Dow Jones doutaient du<br />

peuple lui-même. On a vu aussi James J. Cramer nous assurer que les<br />

stock-options pouvaient être les outils de la justice sociale ; que l’Internet<br />

avait aboli les privilèges détenus par les pros de Wall Street. Et ce bon<br />

James Glassman nous disait que les gens ordinaires vivaient une sorte de<br />

révolution des Lumières dans le domaine de la finance, puisque les<br />

actions étaient devenues désormais aussi sûres que les obligations et que<br />

le Dow Jones devait inévitablement atteindre les 36 000 dollars. Sans<br />

oublier notre économiste telévisuel, Larry Kudlow, qui nous promit que<br />

le peuple ne prendrait pas de repos tant que ce même Dow Jones n’atteindrait<br />

pas les 50 000 dollars. Andy Serwer, du magazine Fortune,<br />

déclara à la fin 1999 que « ce à quoi nous avons à faire ici c’est une révolution.<br />

Le pouvoir qui depuis des générations était aux mains d’un petit<br />

millier d’hommes blancs habitant la petite île de New York City est<br />

désormais passé entre les mains de tout un chacun ».<br />

Quelle que soit l’identité de celui qui décrivait le phénomène, il semblait<br />

évident que ce marché haussier représentait bien plus qu’une<br />

petite hausse du prix des actions… Il s’agissait en vérité d’un important<br />

conflit social, une révolution qui apporterait la fortune aux obscurs et<br />

aux humbles.<br />

Et puis, bien sûr, nous avons connu la grande bulle de l’Internet qui,<br />

avant de prendre la mauvaise habitude de nous broyer, avait été présentée<br />

comme le phénomène le plus démocratique de tous les temps.


164<br />

LE POPULISME DE MARCHÉ<br />

L’Internet humiliait les experts, nous disait-on, et il renversait toutes les<br />

hiérarchies. Il déléguait le pouvoir aux gens en délivrant l’information<br />

aux masses. Bien entendu, il fallait investir dans l’Internet quoi qu’il<br />

arrive. Il s’agissait d’une force de démocratisation si fondamentale qu’elle<br />

était à peine imaginable.<br />

Une publicité de l’époque résume à mes yeux tout le sujet. C’était une<br />

pub pour un courtier discount du nom de Suretrade, dans laquelle l’essentiel<br />

était l’initiative individuelle et le mépris moral pour tous les pouvoirs<br />

établis, avec ce slogan : « Nous parions sur nous-mêmes. » Et d’une<br />

certaine manière c’est en effet ce que nous faisions : nous placions notre<br />

argent dans des entreprises qui s’étaient présentées comme des institutions<br />

populistes. Il n’était désormais plus nécessaire de présenter des<br />

bénéfices, ni même un plan de faisabilité pour attirer l’argent sur son<br />

nom. Nous bâtissions nous-mêmes ces entreprises en y contribuant avec<br />

nos dollars et notre indéfectible loyauté à la Marque. La richesse se créait<br />

par simple acclamation. D’autres pouvaient bien comparer ce système à<br />

celui, hasardeux, de la « pyramide » : pour nous il s’agissait de la démocratie.<br />

« Nous, le Peuple », misions notre argent sur nous-mêmes.<br />

Persuadés que toutes les expertises du passé n’étaient finalement que<br />

le produit d’un élitisme mou, nous foncions sans prendre aucune des<br />

précautions traditionnelles. Et dans une sorte d’autosatisfaction ecstatique,<br />

« Nous, le Peuple » écrivions une page glorieuse de l’histoire de<br />

l’économie. En juin 1999, e-Bay multipliait ses bénéfices par 3 991. Et,<br />

assurément, cela n’avait jamais eu le moindre précédent dans toute<br />

l’histoire du monde.<br />

Bien entendu, certains restaient sceptiques. Mais qui s’en souciait ? La<br />

principale leçon des années 1990 fut que la leçon de l’histoire ne comptait<br />

pas. Que les experts n’y connaissaient rien. Que seul le peuple comprenait<br />

le pouvoir de l’Internet. Il le comprenait instinctivement, et<br />

douter du prix élevé que les gens étaient prêts à payer pour leurs actions,<br />

c’était ni plus ni moins douter de la sagesse populaire elle-même. En<br />

outre, à en croire la chaîne CNBC, la fameuse Nouvelle Économie avait<br />

complètement échappé à l’attraction terrestre ! Plus encore, tout le<br />

monde – mais vraiment tout le monde – s’enthousiasmait pour<br />

l’Internet : le plus grand fabricant d’ordinateurs du monde, les créateurs<br />

de logiciels et les entreprises de télécommunications, le Président, le<br />

vice-président et le président de la Chambre des représentants, les directeurs<br />

successifs du Media Lab du MIT, les fondations et les think tanks de


THOMAS FRANK 165<br />

droite ainsi que la quasi-totalité des journalistes du pays. Toutes les<br />

grandes institutions américaines, à l’exception des militaires, se pâmaient<br />

littéralement devant cet instrument. On fit donc tout pour convaincre les<br />

Américains que l’Internet ressemblait fort, aussi bien par ses effets miraculeux<br />

que par ses capacités de rédemption, à un second avénement de<br />

la démocratie.<br />

Bien sûr, tout cela s’est très mal terminé. Les petits investisseurs furent<br />

complètement lessivés alors que les pros sortirent milliardaires de ce<br />

naufrage. Manifestement, et contrairement à ce qu’avait pu prétendre<br />

James Cramer, l’Internet ne vous transformait pas en pro de la Bourse. Si<br />

vous aviez placé votre argent dans les actions phare de cette période,<br />

celles des entreprises qui étaient censées dicter les nouvelles règles, vous<br />

auriez aujourd’hui perdu 90 % de votre investissement.<br />

LA THÉORIE MANAGÉRIALE<br />

Tournons-nous maintenant vers un autre aspect de la pensée entrepreneuriale<br />

: la théorie managériale. Ici aussi, où que l’on regardât à cette<br />

époque il n’était question que de rêves de libération. Cela s’appelait<br />

« révolution entrepreneuriale ». L’Amérique patronale voulait que nous<br />

sachions tous qu’elle avait changé ; qu’elle était devenue cool, elle aussi.<br />

Elle était devenue sensible. Elle était jeune, attentive. Elle avait appris à<br />

danser, à chanter. Les patrons ne portaient plus leurs vieux costumes à<br />

rayures et n’écoutaient plus les vieilles radios de papa. Au cours des<br />

décennies précedentes, le monde des affaires avait sans doute trop<br />

récompensé les prétentieux et les nantis, mais désormais tout était différent.<br />

Dans les années 1990, le monde des affaires servait la vérité, il était<br />

l’ami de l’humanité, le champion du tiers-monde, l’ennemi du mensonge<br />

et de l’arrogance. Le monde des affaires avait finalement déclaré la guerre<br />

à la classe dirigeante occidentale et à l’idée même de hiérarchie sociale.<br />

Et ces révolutionnaires autoproclamés s’obstinaient à nous persuader<br />

qu’ils étaient bien des individus suprêmement subversifs. En 1997, le<br />

magazine Wired publiait un article sur les « rebelles de l’industrie », qu’il<br />

illustrait par des photos de destruction d’œuvres d’art à l’époque stalinienne.<br />

Mais nous pouvions difficilement imaginer les sommets de délire<br />

qu’atteindrait le fabricant de logiciels Oracle dans une publicité diffusée


166<br />

LE POPULISME DE MARCHÉ<br />

pendant le SuperBowl de 1998. L’entreprise s’y comparait ni plus ni<br />

moins aux Khmers rouges, que l’on voyait en train de chasser des réfugiés<br />

comme un troupeau en tirant des rafales de fusil-mitrailleur pour<br />

fêter leur entrée dans une nouvelle ère. Cette pub ne disait quasiment<br />

rien de ce que fabriquait ou vendait l’entreprise Oracle, mais elle ne laissait<br />

aucun doute quant à la victoire du marché sur toute autre forme d’organisation<br />

humaine. Nous étions à l’an 01 de la révolution<br />

entrepreneuriale. Pol Pot siégeait au conseil d’administration et l’histoire<br />

passée était définitivement balayée.<br />

Mais avant de progresser plus avant dans le délire entrepreneurial,<br />

demandons-nous ce qu’il se passait réellement dans les bureaux et les<br />

usines américains pendant la décennie 1990. La réponse est très simple.<br />

Après de nombreuses années de guerre entre dirigeants et travailleurs,<br />

les premiers l’avaient emporté dans presque tous les domaines imaginables.<br />

Les entreprises des années 1990 ne reculaient devant rien pour<br />

maintenir les salaires au niveau le plus bas – quant aux salaires des dirigeants,<br />

c’était toute autre chose. Ce fut une époque de désyndicalisation<br />

rampante. De délocalisation des entreprises vers des pays aux salaires<br />

plus avantageux, comme le Mexique. De recours aux intérimaires souspayés<br />

pour faire le travail dont s’acquittaient autrefois des travailleurs<br />

syndiqués bénéficiant de contrats de travail et d’avantages sociaux, etc.<br />

De sous-traitance via l’Internet. De taylorisation des tâches les plus inattendues<br />

: des chauffeurs routiers aux tâches ménagères. De précarisation<br />

des travaux autrefois les mieux protégés. (Toutes choses se poursuivent<br />

actuellement.) Les années 1990 apportèrent la délégitimation des<br />

travailleurs sur leur lieu de travail.<br />

Dans la théorie managériale, pourtant, on ne parlait que de libération,<br />

d’autonomisation, de responsabilisation et de l’avènement inéluctable<br />

de la démocratie. Le « nouveau paradigme entrepreneurial »,<br />

selon Fast Company, c’était « la démocratie économique ». Des anciens<br />

codes vestimentaires aux plans de retraites, les vieilles règles cédaient<br />

la place à la flexibilité et à la responsabilité. D’ailleurs, le grand ennemi,<br />

le vieil ordre que cette révolution était censée renverser, c’était la grosse<br />

entreprise organisée verticalement pour laquelle les gens travaillaient<br />

autrefois. Un endroit où l’on pouvait avoir un travail sûr pendant des<br />

années, un plan de retraite garanti, des mutuelles de santé et un costume<br />

de flanelle grise. Un endroit comme IBM. Ou la General Motors.<br />

Ou comme toutes les entreprises françaises. C’est ainsi que, pendant les


THOMAS FRANK 167<br />

années 1990, la France devint le type même du pays qui ne jouissait<br />

pas des bienfaits de la Nouvelle Économie. Un ennemi antipopuliste, à<br />

portée de main, susceptible d’être montré du doigt et couvert d’injures.<br />

Le New York Times, le plus important journal du pays, publiait des<br />

articles rigolards sur l’intellectuel français, supposé écrire un livre sur<br />

l’impact de l’Internet… au stylo. Il publiait des photos d’un homme<br />

politique français regardant un ordinateur avec l’air le plus étonné du<br />

monde. Ou bien encore un article sur cet aristocrate français se lamentant<br />

sur la Belle Époque. Thomas Friedman, spécialistes des affaires<br />

étrangères dans ce journal, accusait la France de « faire du pied » aux<br />

« ennemis de la modernité »; et il alla même plus loin, un peu plus<br />

tard, en qualifiant la France d’« ennemie ». Elle ne se contentait pas de<br />

se faire une image surévaluée d’elle-même, de fantasmer sa nature<br />

aristocratique ou simplement d’être raciste, elle s’obstinait de manière<br />

absurde à resister aux impératifs dictés par le libre-échange.<br />

Peter Senge, l’un des plus importants théoriciens du management de<br />

la décennie en question, qualifiait l’entreprise ancienne manière de « hiérarchie<br />

autoritaire ». Ces dirigeants y étouffaient toute initiative, ils<br />

baillonnaient l’individu, étaient sexistes, racistes. Ils ne comprenaient<br />

rien à ce qu’il se passait à l’extérieur et ils passaient leur week-end à jouer<br />

au golf avec leurs anciens camarades d’université qui, de leur côté, commettaient<br />

les mêmes offenses contre la démocratie dans leurs entreprises.<br />

Et vous savez quoi ? Qui n’est pas contre ce genre de chose ? Qui ne<br />

veut pas de la démocratie sur son lieu de travail ? Mais la manière dont<br />

Senge et les autres gourous du management utilisaient ce terme était<br />

purement symbolique. Le vrai problème de l’entreprise traditionnelle,<br />

c’est qu’elle constituait un paravent contre la tornade libre-échangiste.<br />

Elle abritait dans ses murs toutes sortes d’insuffisances. Les salaires y<br />

étaient bien trop élevés et elle offrait toute sorte d’avantage sociaux<br />

extrêmement coûteux. Le vrai problème était surtout que les dirigeants<br />

de ces entreprises ne versaient pas suffisament de dividendes à leurs<br />

actionnaires et insistaient pour faire en interne des tâches pourtant aisément<br />

sous-traitables. En d’autres termes il s’agissait d’« élitistes », de<br />

gens qui pensaient savoir mieux et plus que le marché et qui pensaient<br />

en conséquence en savoir plus que le peuple lui-même. Bref, l’entreprise<br />

n’était pas assez capitaliste. Le fait qu’elle soit taxée de sexisme et<br />

racisme était surtout symbolique de son élitisme, ce péché moral dont<br />

l’expression essentielle était l’attitude hautaine de l’entreprise vis-à-vis


168<br />

du libre marché. (D’ailleurs c’est un point de vue très partagé en<br />

Amérique que plus un pays est socialiste plus il est raciste. En revanche<br />

le libre-échange serait un système censé favorisé la mixité, le multicultutalisme<br />

et la mondialisation. Toutes ces merveilleuses choses que<br />

nous aimons tant.) C’est pourquoi on entendait à longueur d’années des<br />

contes merveilleux sur d’héroïques patrons dont le bureau ressemblait<br />

en tout point à celui des autres membres de leur équipe. Ou qui permettait<br />

que l’on joue au mini-basket dans les bureaux, qui se déplaçait<br />

à vélo pour venir au travail. Le patron nouveau devait être un homme<br />

du peuple. Jeff Brezos d’Amazon était si apprécié de ses employés que le<br />

magazine Time publia une photo de lui en train de signer des autographes<br />

sur leurs casquettes. On parla à cette occasion de<br />

« Communisme.Com »…<br />

LES « TRAVAILLEURS DU SAVOIR »<br />

LE POPULISME DE MARCHÉ<br />

Mais il y avait aussi ceux qui, dans le langage de l’époque, «étaient<br />

complètement à côté de la plaque ». Les Américains ne peuvent évoquer<br />

l’idée d’une « révolution entrepreneuriale » sans pointer du doigt la folie<br />

de ceux qui s’y opposent. C’est pourquoi la littérature sur la Nouvelle<br />

Économie était pleine de récits méprisants sur ces gens qui ne comprenaient<br />

pas que le vieux monde était fichu et qu’ils devaient laisser tomber<br />

des notions comme le syndicalisme et les emplois durables. La<br />

figure la plus classique du genre était bien entendu l’ouvrier supposé ne<br />

rien comprendre à l’Internet et aux joies de ce nouveau monde peuplé<br />

de bas salaires.<br />

Au pays de la révolution entrepreneuriale, l’entreprise se félicitait<br />

d’être la meilleur amie des travailleurs. Pour nombre de gourous, la<br />

« révolution entrepreneuriale » – qui n’est rien d’autre, j’insiste, que la<br />

sous-traitance, la flexibilité, etc. – se présentait comme une sorte de<br />

révolte de classe, un mouvement social que pourraient soutenir les<br />

équipes dirigeantes. Les travailleurs n’étaient pas les victimes des<br />

dégraissages, de la sous-traitance ou de l’intérim. Ils désiraient tout cela,<br />

se battaient pour les obtenir, en avaient besoin pour exprimer leur moi<br />

profond et échapper au conformisme de l’entreprise d’antan. La<br />

Nouvelle Économie aidait les gens à se réaliser. Elle aidait les travailleurs


THOMAS FRANK 169<br />

à lutter contre les équipes dirigeantes. Abandonner les travailleurs à la<br />

merci du marché, ce n’était pas un acte de cruauté digne du XIX e siècle<br />

mais quelque chose qu’il fallait faire si on s’intéressait sincèrement au<br />

sort des gens. Avec l’aide de leur nouvel ami, les travailleurs découvraient<br />

qu’ils pouvaient négocier leur contrat individuellement et gagner à tous<br />

les coups. Ils pouvaient passer d’une entreprise à une autre autant qu’ils<br />

le désiraient pour rechercher l’emploi qui leur convenait le mieux. Mais<br />

quels étaient ces travailleurs dont nous parlaient les gourous du management<br />

? Nous savons bien entendu qu’ils ne pensaient pas à la classe<br />

ouvrière telle que vous et moi l’imaginons. Rappelez-vous que les<br />

ouvriers classiques font partie de ceux qui « sont à côté de la plaque ».<br />

Ils étaient si méprisés par les théoriciens de la Nouvelle Économie que le<br />

gourou suprême, Tom Peters, se permit de dire, en 1997, que les millionnaires<br />

de l’Internet et la classe ouvrière avaient échangé leurs positions<br />

morales au sein de la société. Il allait jusqu’à décrire les ouvriers<br />

comme des « parasites » qui profitaient honteusement du labeur<br />

héroïque des responsables de la Nouvelle Économie.<br />

Non, la classe laborieuse dont tout le monde parlait dans les années<br />

1990 c’était les « travailleurs du savoir », c’est-à-dire les salariés du secteur<br />

tertiaire : les professions libérales, les courtiers, les informaticiens,<br />

les rédacteurs publicitaires, etc. Ce que ces nouveaux héros des classes<br />

laborieuses avaient de formidable, c’est qu’ils n’avaient nul besoin des<br />

syndicats ou de contrats à durée indéterminée pour les protéger de l’exploitation<br />

patronnale. En fait, selon le théoricien britannique du management<br />

Charles Andy, puisque le prolétariat était composé<br />

essentiellement de l’ensemble des travailleurs du savoir, le paradis<br />

marxiste était en fin de compte advenu sur la terre. En effet, pour Handy,<br />

« les moyens de production […] sont désormais littéralement possédés<br />

par les travailleurs puisque ces moyens sont dans leurs têtes et au bout<br />

de leurs doigts ». Si l’on en croit l’article publié en 1998 par le magazine<br />

Fortune et que le journal choisit d’annoncer par ce gros titre « Yo,<br />

Entreprise Amérique ! », ces nouveaux prolétaires effrontés étaient si<br />

autonomes et responsables qu’ils dictaient eux-mêmes les termes de leur<br />

contrat d’embauche aux patrons. « Les entreprises ne sont désormais<br />

plus aux commandes. Ce sont les employés qui maîtrisent la situation. »<br />

Quant à la destruction de la notion de sécurité de l’emploi, il n’y avait<br />

décidément aucune raison de s’en plaindre. Ce n’était rien d’autre que<br />

l’avènement de l’« agent indépendant ».


170<br />

LE POPULISME DE MARCHÉ<br />

Mais l’objectif primordial de la théorie managériale a toujours été de<br />

clarifier nos relations avec l’entreprise aussi bien en tant qu’employés<br />

qu’en tant que citoyens. Au XIX e siècle, l’une des critiques les plus communément<br />

adressées aux entreprises était que, bien qu’elles disposent<br />

de la personnalité juridique, elles étaient dépourvues d’âme.<br />

Aujourd’hui, plus personne ne parle d’« entreprises inhumaines » ou<br />

« sans âme ». Ce dont on nous parlait dans les années 1990, c’était au<br />

contraire de l’incroyable humanité de l’entreprise. D’ailleurs, sur bien<br />

des points, l’entreprise est décidément plus humaine que nous. C’était<br />

là ce que voulait dire la Nouvelle Économie avec la notion d’ « entreprise<br />

existentielle ». Dieu était peut-être mort, mais l’entreprise, elle,<br />

était toujours vivante, et sans doute pour l’éternité. Libre de fixer ses<br />

propres objectifs et d’agir comme bon lui semblait sur cette terre. Un<br />

best-seller de la littérature managériale, paru en 1997, prétendait que<br />

« non seulement l’entreprise est un être vivant » mais que, comme elle<br />

est techniquement immortelle, elle appartient à un ordre d’organismes<br />

vivants bien supérieur à l’espèce humaine.<br />

En fait c’était à nous de nous déterminer par rapport aux produits de<br />

la vie entrepreneuriale. C’était bien là le message explicite du fameux<br />

livre de Tom Peters, paru en 1997, The Brand Called You [« la marque<br />

nommée “Vous”»]. « C’est simple, vous êtes une marque. Vous êtes responsable<br />

de votre propre marque. » Et il n’existait pas d’autre choix<br />

que de se penser comme tel puisque c’est ce que les concurrents – c’està-dire<br />

tous les autres – faisaient en ce moment même. « Commencez<br />

dès aujourd’hui, ou bien… », menaçait Peters. Aujourd’hui, c’est une<br />

des idées les mieux admises de la doxa entrepreneuriale. Il y a quelques<br />

années, j’ai écrit un livre sur la publicité et, de temps en temps, des<br />

gens m’appelaient pour demander si je pensais que tel athlète ou cuisinier<br />

célèbre était devenu une « marque » et avait transcendé ce<br />

monde si tristement matériel. Nous devions nous penser comme des<br />

marques et considérer les entreprises comme des divinités, ni plus ni<br />

moins. Il est très naturel que la fin de la décennie 1990 ait vu une véritable<br />

explosion de livres consacrés à la spiritualité au travail : le mysticisme<br />

au bureau, le jeu de tarot entrepreneurial et même un mince<br />

volume de « prières managériales » que l’un de mes collègues a collecté<br />

dans une église de la banlieue de Chicago. Voici le texte d’une prière<br />

sur la « succession » :


THOMAS FRANK 171<br />

Dieu, aide-moi à ne pas oublier<br />

que je puis être muté, neutralisé ou éliminé<br />

pour mille raisons différentes et à tout moment.<br />

Mon autorité est fragile et ne tient qu’au fil fragile<br />

de la confiance que les gens placent en moi.<br />

Multiples sont les choses hors de mon contrôle<br />

qui peuvent venir trancher ce fil… et me faire disparaître.<br />

Pourtant, il leur faut un guide et, lorsque je serai parti,<br />

il leur faudra quelqu’un vers qui se tourner,<br />

d’autres en qui ils auront confiance<br />

et qui pourront leur dire la vérité.<br />

Oh, Dieu de miséricorde,<br />

ne me laisse pas dans cet emploi un seul jour de trop.<br />

Et ne permets pas que tout se délite après mon départ.<br />

Je ne durerai pas éternellement, mon Dieu.<br />

Et où sont mes successeurs ?<br />

DIEU EST RÉPUBLICAIN<br />

Cela peut paraître parfaitement absurde. Mais ces absurdités ont un<br />

objectif. Quand quelqu’un nous dit que l’organisation verticale est de<br />

type communiste ou que le Dow Jones va grimper jusqu’à 36 000<br />

dollars, ou que la découverte de nouvelles lois naturelles signifie que<br />

nous ne pourons jamais comprendre ce qui se passe dans l’économie,<br />

sans même parler de la maîtriser, il ne parle pas de faits avérés. C’est<br />

exactement comme si quelqu’un venait nous dire que « Dieu est républicain<br />

». Ces gens là ne donnent pas de conseils pratiques sur la manière<br />

dont il faut agir dans notre vie quotidienne. Dans les deux cas, il s’agit<br />

de déclarations politiques. Et c’est ce que nous n’avons pas vu clairement<br />

dans la rhétorique de la Nouvelle Économie. Elle est manifestement<br />

orientée politiquement. Ce n’est pas une coïncidence si, en pratique, la<br />

quasi-totalité des théoriciens de la Nouvelle Économie – de Newt<br />

Gingrich à James Glassman et de Larry Kudlow à Dinesh D’Souza – sont<br />

issus d’une manière ou d’une autre de la droite politique.<br />

Les dirigeants patronaux se sont convertis au populisme de marché<br />

parce que le populisme de marché leur fournissait des armes contre<br />

leurs ennemis traditionnels : l’État et les syndicats. Puisque le marché


172<br />

LE POPULISME DE MARCHÉ<br />

exprimait si bien la volonté populaire, pratiquement toute critique à<br />

l’encontre des marchés pouvait désormais passer pour une démonstration<br />

d’« élitisme » provoquée par un mépris condamnable vis-à-vis des<br />

gens ordinaires. D’ailleurs le mot « élitiste » fut l’un des plus utilisés<br />

durant toute cette décennie. De ce point de vue, les élitistes n’étaient pas<br />

ceux qui passaient leur week-end à bord de leur yacht, ou qui licenciaient<br />

la moitié de leurs employés pour mieux délocaliser la production<br />

dans les pays du Sud. Non, les élitistes étaient toujours ceux qui se trouvaient<br />

de l’autre côté du champ de bataille : les syndicalistes et les diplômés<br />

d’Harvard qui pensaient que la société pouvait être organisée selon<br />

d’autres critères que la simple obéissance aux lois du marché. Puisque,<br />

quoi que fasse le marché – aussi délirant que cela puisse être –, il<br />

exprime la Volonté du Peuple, tout projet de le réguler est contre nature,<br />

dangereux et émane des faux experts.<br />

Et c’est cela le plus formidable dans le populisme de marché : il s’est<br />

finalement emparé du vocabulaire social de la gauche. Être favorable au<br />

patronnat, c’était être avec les gens ordinaires. Les hommes d’affaires et<br />

leurs amis politiciens n’ont pas cessé de protester durant cette décennie<br />

contre l’usage du vocabulaire des « classes sociales » par leurs adversaires<br />

de gauche. Pourtant, c’est exactement ce qu’ils faisaient eux-mêmes en ne<br />

cessant de décrire l’entreprise comme le lieu d’une révolution sociale permanente<br />

qui voyait les entrepreneurs audacieux éjecter les riches oisifs et<br />

inutiles. Les gros et gras héritiers de gigantesques fortunes étaient définitivement<br />

battus par la pratique boursière un peu cavalière du jeune type<br />

de la rue avec son petit bouc à la mode. Le patron autoritaire coincé dans<br />

son costard à rayures était toujours finalement viré par les « agents du<br />

changement ». Les experts arroguants, avec leurs drôles de théories «à la<br />

française », étaient renvoyés à leurs chères études par les gens du commun<br />

qui savaient au plus profond d’eux-mêmes qu’il existait un nouvel ordre<br />

et que les actions promues par la Nouvelle Économie valaient réellement<br />

et effectivement le prix astronomique auquel ils les payaient.<br />

Les conséquences politiques de tout cela auraient dû paraître évidentes.<br />

Pensez au populisme de marché à Wall Street. Que les petits<br />

investisseurs aient réellement réussi à faire une percée sur le marché ou<br />

non, Wall Street avait de toute manière intérêt à les courtiser et à persuader<br />

le monde entier qu’elle servait l’intérêt commun. Pas seulement<br />

parce que Wall Street souhaitait voir grimper le prix des actions mais surtout<br />

parce qu’elle avait une peur panique de voir rejouer le scénario des


THOMAS FRANK 173<br />

années 1930 et que l’État s’intéresse de trop près à ce qu’il se passait<br />

réellement dans les entreprises de courtages. Il n’était pas tant question<br />

de boursicotage que de politique, mais menée par d’autres moyens.<br />

Et le véritable objet de la théorie de la « révolution » managériale qui<br />

advint dans les années 1990 n’était pas l’efficacité, l’excellence, ni même<br />

l’autonomisation des travaileurs. Non, l’objectif était bien plus abstrait :<br />

il s’agissait d’assurer la légitimité sociale et politique des entreprises.<br />

Jetons encore un coup d’œil à ce qu’il s’est passé dans les années<br />

1990. Les syndicats ont été affaiblis et les théoriciens du management<br />

affirmaient que le nouveau monde du travail serait si libre et si démocratique<br />

que l’on n’aurait véritablement plus besoin d’eux. L’État se<br />

déclara lui même hors-jeu et les théoriciens du management proclamèrent<br />

que le meilleur gouvernement était celui du marché, veillant à<br />

satisfaire les besoins de la société et prenant en charge tous les problèmes<br />

imaginables. À mesure que l’Entreprise conquérait la planète,<br />

ces même théoriciens nous expliquaient pourquoi le nouveau monde<br />

du travail serait plus agréable, plus juste, démocratique et que, même<br />

si pour finir tout cela était faux, il n’y avait rien que l’on puisse faire<br />

pour s’y opposer.<br />

Le véritable résultat escompté par la théorie managériale des années<br />

1990 n’était donc certainement pas la qualité du travail mais l’acceptation,<br />

la soumission aux impératifs de l’entreprise, non seulement sur le<br />

lieu même de travail, mais aussi dans le domaine politique. Au vu de cet<br />

objectif, la théorie managériale a parfaitement réussi son coup malgré ses<br />

foutaises, son jargon et ses absurdités. C’est à la prose hyperbolique de<br />

Tom Peters que l’on doit, au moins en partie, le fait que tant de travailleurs<br />

« dégraissés » aient admis que ce qui leur arrivait était bénéfique<br />

et parfaitement justifié. C’est sans doute également grâce à tous ces<br />

livres sur l’humanité des entreprises que tant d’employés ont quitté leur<br />

travail sans faire de vagues et en évoquant avec confiance leur nouvelle<br />

carrière d’ « agents indépendants ».<br />

QUI M’A PIQUÉ MON FROMAGE ?<br />

Lorsque la richesse se trouve si spectaculairement concentrée, il est hautement<br />

prévisible, par une sorte de déterminisme culturel marxiste, que la


174<br />

LE POPULISME DE MARCHÉ<br />

littérature préférée des patrons insiste aussi lourdement sur la nécessité de<br />

voir dans l’entreprise une sorte de divinité démocratique bien au-dessus<br />

de l’État ou des syndicats en termes de légitimité ou de perspectives. Et il<br />

est tout aussi compréhensible que le plus grand best-seller dans ce<br />

domaine ait été un petit livre intitulé Qui m’a piqué mon fromage ? 1<br />

Il s’agit d’une parabole sur l’impuissance des travailleurs expliquée en<br />

termes assez simplistes et en caractères assez gros pour être comprise<br />

même par des élèves d’école primaire. Les travailleurs, plus connus dans<br />

ce livre sous le nom de « petitsbonzhommes », sont comme des souris<br />

de laboratoire. Ils se lèvent tous les jours pour aller chercher leur fromage,<br />

c’est-à-dire pour faire leur boulot. Mais un jour le fromage a disparu<br />

et les petitsbonzhommes doivent décider de la manière dont ils<br />

vont réagir. L’un d’entre eux saisit l’opportunité et s’adapte à la précarité<br />

du travail, s’en allant avec un grand sens du devoir faire ailleurs son fromage<br />

(plus de travail, et moins payé bien sûr). Ce faisant, il découvre que<br />

cette quête est vraiment très satisfaisante et très intéressante intellectuellement,<br />

etc. En revanche, l’un de ses camarades trépigne et se met à hurler<br />

et à se plaindre : « Qui m’a piqué mon fromage ? » Cette attitude,<br />

nous explique clairement le livre, est si évidemment erronée et si scandaleusement<br />

grave que la personne qui se conduit ainsi mérite d’être<br />

virée sur le champ. Vous ne pouvez pas remettre en cause celui qui a<br />

déplacé le fromage (le marché ou le patron). Vous ne pouvez que vous<br />

soumettre. Mais nous n’en sommes qu’aux soixante premières pages du<br />

livre. Après quoi, l’auteur décide de changer de ton et fait quelque chose<br />

qu’aucun autre livre managérial n’avait fait avant lui. Il explique à quel<br />

point son livre pourrait être un outil bien pratique pour pacifier les relations<br />

sociales. Il nous conduit vers un groupes de professionnels du<br />

management assis autour d’une table et débattant du caractère profond<br />

et important de cette « histoire de fromage ». « Vous savez, dit l’un d’eux,<br />

nous avons opéré des “changements” dans notre organisation du travail<br />

et pas mal d’employés n’apprécient pas du tout cela. J’aimerais vraiment<br />

que cette histoire soit racontée dans un livre de manière à ce que je<br />

puisse en acheter quelques exemplaires pour le faire lire à mes<br />

employés. » Le livre se termine brutalement par un bon de commande.<br />

Partout où j’ai pu aller aux États-Unis, j’ai recontré des gens qui avaient<br />

1. Spencer Johnson, Who Moved My Cheese ?, Putnam, New York, 1998.


THOMAS FRANK 175<br />

été contraints de lire ce livre par leur employeur ou de regarder les<br />

vidéos ou même de décorer leur bureau avec du matériel fourni par l’entreprise<br />

Qui m’a piqué mon fromage ? Une personne m’a même raconté<br />

que tout son service avait été contraint de se réunir dans une pièce pour<br />

lire le texte à haute voix. Toutes les personnes avec qui j’ai eu l’occasion<br />

de parler de ce livre l’ont unanimement détesté.<br />

Même si la Nouvelle Économie a pu nous hypnotiser pendant un<br />

temps, je pense qu’il est maintenant évident qu’il n’existe pas sur cette<br />

terre de théorie sociale, exceptée celle du droit divin des monarques, qui<br />

puisse justifier l’écart phénoménal entre les salaires des dirigeants et<br />

ceux des travailleurs (plus de 500 fois). Ou qui puisse expliquer raisonnablement<br />

la concentration d’une décennie de profits sur les comptes<br />

bancaires d’une petite minorité. Selon les gourous, le marché est capable<br />

de résoudre seul tous les conflits sociaux – avec justice et équité. Et<br />

pourtant, ce dont nous avons désespérément besoin pour restaurer le<br />

sens de la justice et de l’équité en économie, ce n’est certes pas d’un<br />

quelconque triomphe final du marché sur le corps et l’esprit humain<br />

mais bien d’une force qui soit capable de s’opposer aux marchés, de<br />

refuser de se penser en termes de Marque. Une force qui ne se contente<br />

pas de partir en quête d’authenticité. En effet, au bout du compte, il<br />

importera fort peu à celui qui paiera l’addition de la « révolution entrepreneuriale<br />

» que le type qui le licenciera porte un costume bien coupé<br />

ou arbore un piercing à la narine.<br />

THOMAS FRANK<br />

Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton et Benoît Eugène<br />

À l’origine de ce texte se trouve une série de conférences de Thomas Frank organisée<br />

par les Amis du Monde diplomatique et les éditions <strong>Agone</strong> début avril 2004, à<br />

Bruxelles (au cinéma Le Nova), à Tours, à Paris et à Marseille.<br />

L’auteur revient ici sur une partie des thèmes qu’il traite dans son livre Le Marché<br />

de droit divin. Capitalisme sauvage et populisme de marché (<strong>Agone</strong>, 2003).


En 1996, le président Clinton<br />

promulguait le Personal Responsibility<br />

and Work Opportunity Reconciliation<br />

Act, censé remettre au travail les<br />

allocataires de l’aide sociale et leur<br />

rendre leur dignité en les “libérant” de<br />

la “dépendance” du welfare. En 1997,<br />

des industriels (Burger King,<br />

Monsanto, Sprint, United Airlines et<br />

UPS) fondaient une “ONG” dans le but<br />

de promouvoir la “réforme” et d’aider<br />

le secteur privé à assumer ses<br />

nouvelles responsabilités sociales dans<br />

le cadre du workfare.<br />

La biographie du président de cette<br />

organisation, sorte de success story<br />

typiquement américaine, raconte<br />

l’histoire d’un petit gars du ghetto qui<br />

a renoncé au welfare pour accepter un<br />

emploi de manutentionnaire à temps<br />

partiel, avant de gravir tous les<br />

échelons de l’entreprise et de diriger un<br />

programme d’aide à l’initiative privée<br />

dans son quartier d’origine, financé par<br />

sa société. Le livre, préfacé par Clinton,<br />

s’intitule No Free Lunch (« on n’a rien<br />

pour rien »).<br />

http://www.welfaretowork.org/


LOÏC WACQUANT<br />

AGONE, 2004, <strong>31</strong>/<strong>32</strong> : 177-195<br />

177<br />

La « réforme » de l’aide sociale<br />

comme instrument de discipline<br />

Si les gens reçoivent une aide sociale durant des périodes prolongées,<br />

cela inocule une drogue à leur esprit. Cette dépendance à l’égard de<br />

l’aide sociale mine leur humanité et fait d’eux des pupilles de l’État.<br />

FRANKLIN DELANO ROOSEVELT, 1935<br />

C’est un jour inouï dans l’histoire de ce pays. Il rentrera sans nul doute<br />

dans l’histoire comme le « Jour de la libération » (Independence Day)<br />

pour tous ceux qui ont été enfermés dans un système qu’on a laissé à<br />

vau-l’eau et qu’on a laissé faire véritablement dégénérer les gens au fil<br />

de générations dépendantes d’une aide sociale qui a corrompu leur<br />

âme et leur a volé leur avenir.<br />

E. CLAY SHAW, JR., 1996<br />

Député afro-américain, coauteur de la loi<br />

sur la responsabilité personnelle et le travail<br />

LA « RÉFORME » DES AIDES SOCIALES votée par le Congrès américain<br />

et paraphée en fanfare par Clinton en août 1996 a fait grand bruit<br />

des deux côtés de l’Atlantique. Aux États-Unis, la décision du<br />

Président de soutenir un train de mesures concoctées par la frange la<br />

plus réactionnaire du parti républicain et qui jette aux orties certains des<br />

acquis les plus précieux du New Deal n’a pas été sans troubler l’establishment<br />

démocrate ni secouer ses alliés. De nombreuses voix se sont<br />

élevées jusqu’au sein du gouvernement pour dénoncer ce revirement<br />

politique et le reniement qu’il implique.


178<br />

UNE VRAIE-FAUSSE RÉFORME<br />

ABAISSEMENT DE L’ÉTAT-PROVIDENCE<br />

Plusieurs hauts responsables du ministère des Affaires sociales ont remis<br />

leur démission en signe de protestation, dont le directeur du Bureau des<br />

études du président Clinton, au motif que toutes les prévisions effectuées<br />

par ses services concluent que ladite « réforme » se traduira par un<br />

accroissement spectaculaire de la misère et de la précarité 1 . La présidente<br />

de la Ligue pour la protection de l’enfance, amie intime des Clinton, a<br />

publiquement coupé les ponts avec le couple présidentiel avant de qualifier<br />

d’« infamie » la décision du leader des « Nouveaux démocrates ». Les<br />

organisations religieuses, les syndicats et les associations caritatives l’ont<br />

condamnée à l’unanimité. Hugh Price, le président de l’Urban League –<br />

une association de défense des intérêts de la communauté noire pourtant<br />

réputée pour sa modération – résumait le point de vue des organisations<br />

progressistes en ces termes : « Cette loi est une abomination pour les<br />

mères et les enfants les plus vulnérables de l’Amérique. Il semble que le<br />

Congrès se soit lassé de la guerre contre la pauvreté et ait décidé de mener<br />

à la place une guerre contre les pauvres. 2 »<br />

Mais le débat a vite été étouffé par les impératifs électoraux : il ne fallait<br />

pas gêner le Président dans sa campagne de réélection. Clinton n’a<br />

d’ailleurs pas hésité à se servir de cette loi comme d’un ultime moyen de<br />

chantage sur l’aile gauche de son propre parti, arguant en substance :<br />

taisez-vous et renvoyez-moi à la Maison-Blanche car je suis le seul qui<br />

puisse adoucir les effets les plus néfastes de cette « réforme ». Quant aux<br />

forces conservatrices du pays, elles ne pouvaient que se réjouir de voir<br />

le Président rallier leurs positions et entériner un texte de loi en tous<br />

points similaire à ceux auxquels il avait par deux fois opposé son veto<br />

quelques mois auparavant (c’était avant que ne s’ouvre la saison électorale).<br />

Ainsi la United States Chamber of Commerce, principale organisation<br />

patronale du pays, s’est-elle félicitée que Clinton ait réaffirmé de<br />

la sorte « l’éthique du travail de l’Amérique », tandis que Newt<br />

Gingrinch, chef de file des républicains au Congrès, évoquait avec<br />

lyrisme un « moment historique où nous avons travaillé ensemble à faire<br />

quelque chose qui est très bon pour les États-Unis ». En Europe, et<br />

1. Le Président avait d’ailleurs refusé de transmettre au Congrès les résultats de<br />

ces études, craignant la publicité négative qui en résulterait.<br />

2. Hugh Price, « Welfare Hysteria», New York Times, 5 août 1996, p. A11.


LOÏC WACQUANT 179<br />

singulièrement en France, il n’a pas manqué de commentateurs aussi<br />

empressés que mal informés (la palme revenant sans doute à Claude<br />

Imbert en raison de ses éditoriaux asiniens dans Le Point) pour présenter<br />

cette mesure comme l’avancée courageuse d’un président « de gauche »<br />

visant à l’« adaptation » nécessaire des systèmes de protection aux nouvelles<br />

réalités économiques. Selon cette vision où l’ignorance des réalités<br />

étasuniennes le dispute à la mauvaise foi idéologique, Clinton<br />

tracerait la voie à suivre aux sociétés sclérosées du Vieux Monde.<br />

L’efficience et le succès dans l’impitoyable compétition économique<br />

mondiale seraient à ce prix.<br />

En fait, ladite « réforme » de l’aide sociale n’a rien d’une réforme puisqu’elle<br />

consiste à abolir le droit à l’assistance pour les enfants les plus<br />

démunis et à lui substituer, à plus ou moins brève échéance, l’obligation<br />

du salariat déqualifié et sous-payé pour leurs parents. Elle n’affecte qu’un<br />

secteur mineur des dépenses sociales de l’État américain – celles ciblées<br />

sur les familles pauvres, les infirmes et les indigents – à l’exclusion des<br />

programmes bénéficiant aux classes moyennes et supérieures – habituellement<br />

regroupés sous l’appellation « social insurance », par opposition au<br />

terme honni de « welfare 3 ». Enfin, loin d’innover, cette « réforme » ne<br />

fait que recycler des remèdes issus tout droit de l’ère coloniale et qui ont<br />

déjà fait la preuve de leur inefficacité par le passé 4 : établir une démarcation<br />

tranchée entre pauvres « méritants » et pauvres indolents, pousser<br />

ces derniers par la contrainte sur les segments inférieurs du marché du<br />

travail, et « redresser » les comportements supposés déviants et dévoyés<br />

qui seraient la cause de la misère des uns et des autres. Sous couvert de<br />

réforme, la « loi sur la responsabilité individuelle et le travail de 1996 »<br />

instaure le dispositif social le plus régressif promulgué par un gouvernement<br />

démocratique au XX e siècle. Son passage confirme et accélère le<br />

remplacement progressif d’un (semi-)État-providence par un État policier<br />

3. C’est là un cas particulier de l’allodoxia favorisée par la réinterprétation incontrôlée<br />

– car le plus souvent inconsciente – qu’un terme du débat sociopolitique<br />

subit en passant d’un cadre national à un autre. Ainsi, les observateurs européens<br />

traduisent « welfare » par « État-providence », vocable qui renvoie à l’ensemble<br />

des systèmes de protection et de transfert sociaux à vocation universelle, alors que<br />

les Américains mettent sous ce terme les seuls programmes catégoriels réservés<br />

aux populations relevant de la charité d’État.<br />

4. Michael Katz, In the Shadow of the Poorhouse : A Social History of Welfare in America,<br />

Basic Books, New York, 1996.


180<br />

ABAISSEMENT DE L’ÉTAT-PROVIDENCE<br />

et carcéral au sein duquel la criminalisation de la marginalité et la contention<br />

punitive des catégories déshéritées font office de politique sociale.<br />

LES FEMMES & LES ENFANTS D’ABORD, LES NOIRS TOUJOURS<br />

L’objectif affiché de cette loi est de résorber non pas la pauvreté mais la<br />

prétendue dépendance des familles assistées à l’égard des programmes<br />

sociaux, c’est-à-dire de dégraisser les effectifs et les budgets des<br />

programmes consacrés aux membres les plus vulnérables de la société<br />

étasunienne : les femmes et les enfants du prolétariat et du sousprolétariat<br />

5 , et secondairement les vieillards sans ressource ainsi que les<br />

immigrés récents.<br />

En effet, la « réforme » de 1996 ne touche ni à Medicare, l’assurance<br />

médicale des salariés retraités, ni aux caisses de retraite Social Security,<br />

qui sont pourtant les principaux postes des dépenses sociales de l’État<br />

américain avec 143 milliards de dollars et 419 milliards respectivement<br />

en 1994. Elle porte exclusivement sur les programmes catégoriels réservés<br />

aux pauvres assistés – AFDC, SSI (Supplemental Security Income,<br />

allocation pour les personnes âgées indigentes et infirmes) et coupons<br />

alimentaires (food stamps). Or ces programmes ne couvrent qu’une fraction<br />

de la population officiellement répertoriée comme démunie : en<br />

1996, 39 millions d’Américains vivaient en deçà du « seuil fédéral de<br />

pauvreté » (soit 15 000 dollars par an pour une famille de quatre personnes)<br />

mais moins de 14 millions (dont 9 millions d’enfants) touchaient<br />

l’allocation AFDC 6 ; et, en 1992, 43 % seulement des familles<br />

officiellement désignées comme pauvres recevaient une aide pécuniaire,<br />

51 % des coupons alimentaires et à peine 18 % bénéficiaient d’une aide<br />

au logement 7 . Ce sont les récipiendaires de l’AFDC et des food stamps<br />

qui feront les frais de la « réforme », bien que ces programmes soient dix<br />

fois moins coûteux que ceux réservés aux classes moyenne et supérieure,<br />

avec 22 milliards annuels pour l’AFDC (en comptabilisant<br />

5. Ruth Sidel, Keeping Women and Children Last, Viking, New York, 1996.<br />

6. En outre, 69 millions d’Américains, dont 6 millions de salariés à plein temps<br />

et 5,5 millions de travailleurs à temps partiel, disposaient de revenus annuels inférieurs<br />

à 150 % dudit seuil.<br />

7. Nancy Folbre et Center for Popular Economics, The New Field Guide to Economic<br />

Life in America, The New Press, New York, 1996, p. 68.


LOÏC WACQUANT 181<br />

ensemble dépenses fédérales et locales) et 23 milliards pour l’assistance<br />

alimentaire. Car la « loi sur la responsabilité individuelle et le travail »<br />

de 1996 entendait économiser 56 milliards de dollars en cinq ans en<br />

réduisant le montant des allocations, en plafonnant leur distribution et<br />

en excluant de leur champ des millions d’ayants droit – dont une majorité<br />

d’enfants et de personnes âgées sans ressources.<br />

Comment une société dans laquelle une mère célibataire sur deux et<br />

un enfant sur cinq (soit plus de 13 millions, dont 10 dépourvus de toute<br />

couverture sociale et médicale) vivaient en deçà du « seuil » officiel de<br />

pauvreté en 1995 peut-elle continuer à se convaincre que la misère qui<br />

frappe tant de ses membres les plus vulnérables est l’inévitable conséquence<br />

de leurs carences individuelles ? La réponse à cette interrogation<br />

est à chercher dans la prégnance de l’idéologie étasunienne de la famille,<br />

l’enfance et la maternité qui font des mères sans mari (et des enfants sans<br />

père) des êtres anormaux, tronqués, suspects, qui menacent l’ordre moral<br />

et que l’État est par conséquent tenu de placer sous une tutelle sévère.<br />

La pauvreté de ces « familles anormales » est perçue comme un<br />

« virus » dont la transmission doit être circonscrite à défaut d’être stoppée,<br />

un « ennemi » auquel on fait « la guerre », le précipité vivant d’une<br />

flétrissure indélébile et contagieuse du soi. Le tintamarre des discours<br />

inlassablement ressassés sur l’immoralité supputée des mères solitaires<br />

n’a d’égal que le silence retentissant sur les inégalités de classe, la discrimination<br />

sexuelle et les exigences perverses d’une bureaucratie paternaliste<br />

qui s’allient pour les maintenir en situation de précarité et de<br />

dépendance permanentes.<br />

L’historienne Linda Gordon a décrit comment le dilemme des mères<br />

célibataires fut, dès le début du XX e siècle, conçu comme un problème clinique<br />

: « Elles sont moralement mauvaises pour elles-mêmes comme<br />

pour leurs enfants et pour la société. 8 » Dans son livre Lives on the Edge,<br />

Valérie Polakow retrace la trajectoire de quinze jeunes mères célibataires<br />

du Michigan et rapporte les récits de vie quotidienne de leurs enfants à<br />

l’école afin de montrer comment ces représentations surannées et les programmes<br />

d’assistance qu’elles informent les enferment dans une nasse<br />

qui fait du mythe de la mauvaise mère une prophétie auto-réalisante :<br />

mauvaises mères elles sont si elles travaillent car elles sacrifient à la quête<br />

8. Linda Gordon, Heroes of their Own Life : The Politics and History of Family<br />

Violence, Penguin, New York, 1988, p. 11.


182<br />

ABAISSEMENT DE L’ÉTAT-PROVIDENCE<br />

de maigres revenus le soin de leur progéniture ; mauvaises mères elles<br />

sont si elles ne travaillent pas car alors elles vivent « aux crochets de<br />

l’État » et inculquent à leur progéniture les manières du parasite social 9 .<br />

La « réforme » des aides sociales de 1996 tranche en faveur de la première<br />

option, l’impératif du travail salarié (ou de ses succédanés et imitations,<br />

cours de remise à niveau, stage en entreprise, ou volontariat<br />

dans le secteur associatif) primant désormais sur le « devoir sacré »<br />

d’élever ses enfants.<br />

Mais surtout, de quelque côté qu’elles se tournent, les femmes déshéritées<br />

se trouvent condamnées à la misère chronique. En 1990, une mère<br />

isolée sur deux ne recevait aucun soutien financier du père de ses<br />

enfants du fait du laxisme et de la désorganisation des services sociaux,<br />

et celles qui touchaient une pension alimentaire devaient joindre les<br />

deux bouts avec 2 100 dollars annuels en moyenne. Une personne travaillant<br />

à plein temps toute l’année au taux horaire minimum gagnait à<br />

peine 700 dollars par mois, soit 20 % de moins que le seuil de pauvreté<br />

pour une famille de trois personnes. Une mère qui optait pour l’AFDC<br />

afin que ses enfants bénéficient d’une couverture médicale recevait 367<br />

dollars par mois en moyenne nationale, montant inférieur de 55 % au<br />

« seuil de pauvreté ». Loin de la soulager, l’État charitable américain est<br />

le principal responsable de la féminisation et de l’infantilisation de la<br />

misère aux États-Unis, dont il perpétue à la fois les mythes et la réalité,<br />

les représentations et la matérialité.<br />

Ces mesures draconiennes sont populaires auprès de l’électorat – des<br />

classes moyennes blanches – parce que le secteur du welfare est perçu<br />

comme profitant essentiellement aux Noirs. Qu’importe que la plupart<br />

de ses bénéficiaires soient de souche européenne (39 % des allocataires<br />

AFDC sont blanches, 37 % sont afro-américaines et 18 % hispanophones).<br />

L’idée fixe demeure que l’assistance aux pauvres ne sert qu’à<br />

entretenir dans l’oisiveté et le vice les habitants du ghetto, chez qui elle<br />

encouragerait ces « comportements antisociaux » que dénote et dénonce<br />

le terme mi-savant, mi-journalistique d’« underclass » 10 . L’association<br />

9. Valérie Polakow, Lives on the Edge : Single Mothers and their Children in the<br />

Other America, University of Chicago Press, Chicago, 1993.<br />

10. Sur ce vrai-faux concept, lire, entre autres, Mead, The New Politics of Poverty,<br />

op. cit. ; William Kelso, Poverty and the Underclass : Changing Perceptions of the Poor<br />

in America, New York UP, New York, 1993 ; et l’essai caricatural, et pour cela même


LOÏC WACQUANT 183<br />

étroite entre aide sociale et couleur de peau rend ces programmes particulièrement<br />

vulnérables au plan politique. Elle permet de mobiliser<br />

contre ce pan de l’État charitable la force des stéréotypes raciaux et des<br />

préjugés de classe qui, en se combinant, font du pauvre du ghetto un<br />

parasite social, voire un véritable « ennemi » de la société américaine. 11<br />

(On doit souligner ici que la dimension raciale de la « réforme » des<br />

aides sociales, euphémisée mais omniprésente dans le débat politique<br />

étasunien – le président Clinton était flanqué d’une forte matronne noire<br />

récipiendiaire de l’AFDC lors de la cérémonie médiatique marquant l’entrée<br />

en vigueur de la loi – est passée complètement inaperçue des commentateurs<br />

européens.)<br />

La justification des coupes brutales est que l’assistance sociale est trop<br />

généreuse, qu’elle sape la volonté au travail de ses bénéficiaires et qu’elle<br />

entretient une culture de « dépendance » délétère tant pour les intéressés<br />

que pour le pays. Justification réitérée à quelques variantes près tout<br />

au long du dernier siècle à chaque fois que la question de la pauvreté a<br />

resurgi sur la scène politique étasunienne 12 . En vérité, la valeur<br />

moyenne de l’allocation AFDC a baissé de moitié en un quart de siècle,<br />

passant de 676 dollars par mois en moyenne en 1970 à quelques<br />

342 dollars en 1995 (en dollars constants d’aujourd’hui), soit moins de<br />

la moitié du seuil de pauvreté. Ce qui signifie que les familles qui la touchent<br />

ne peuvent guère « dépendre » de cette allocation et qu’elles doivent<br />

forcément trouver d’autres revenus pour survivre. De fait, la<br />

majorité des allocataires AFDC exercent une activité pécuniaire, légale<br />

ou illégale, formelle ou informelle, et triment dur pour joindre les deux<br />

bouts 13 . En outre, la moitié des bénéficiaires quittent le programme<br />

dans l’année qui suit leur inscription et les deux tiers sous deux ans.<br />

fort instructif, de Myron Magnet, membre de la rédaction de Fortune Magazine et<br />

fellow au Manhattan Institute, The Dream and the Nightmare : The Sixties’ Legacy to<br />

the Underclass, William Morrow, New York, 1993.<br />

11. Evelyn Z. Brodkin, « The Making of an Enemy : How Welfare Policies<br />

Construct the Poor », Law and Society Inquiry, 18, automne 1993, p. 647-670.<br />

12. James T. Patterson, America’s Struggle Against Poverty, 1900-1985, Harvard UP,<br />

Cambridge, 1986.<br />

13. Mark Robert Rank, Living on the Edge : The Realities of Welfare in America,<br />

Columbia UP, New York, 1994, et Kathryn Edin, There is a Lot of Month Left at the<br />

End of the Money : How AFDC Recipients Make Ends Meet in Chicago, Garland<br />

Press, New York, 1993.


184<br />

ABAISSEMENT DE L’ÉTAT-PROVIDENCE<br />

Autant dire que l’allocation AFDC est loin d’être devenue un « way of<br />

life » comme l’affirment les idéologues néo-conservateurs et leurs épigones<br />

chez les « nouveaux démocrates ».<br />

Sur le papier, la « réforme » engagée par Clinton vise à « faire passer<br />

les gens de l’assistance à l’emploi ». Mais, d’une part, la plupart des mères<br />

assistées exercent déjà une activité rémunérée, bien qu’aux marges du<br />

salariat. D’autre part, et cela est révélateur de l’intention du législateur, le<br />

volet emploi de la loi est totalement inexistant. Aucun budget de formation<br />

professionnelle ni de création de postes n’y figure. Les quatre milliards de<br />

dollars de subventions pour frais de garderie (étalés sur six ans) ne sont<br />

qu’une goutte d’eau dans l’océan des besoins en la matière. Les « opportunités<br />

d’emploi » auxquelles fait généreusement référence le législateur<br />

sont laissées au bon vouloir des entreprises. Lors de la phase finale de la<br />

campagne présidentielle de 1996, Clinton lança un vibrant appel à la<br />

conscience civique du patronat, des Églises et des associations caritatives<br />

afin qu’elles « créent les emplois nécessaires pour que la réforme réussisse<br />

», arguant que les employeurs qui se plaignent sans cesse du welfare<br />

ont l’obligation morale d’embaucher les (ex-)allocataires. Mais on voit<br />

mal comment et pourquoi les entreprises se mettraient soudain à embaucher<br />

à tour de bras une population cruellement sous-qualifiée (la moitié<br />

des allocataires AFDC n’ont pas achevé leurs études secondaires et 1 %<br />

seulement possèdent un diplôme universitaire) et fortement stigmatisée<br />

alors que le marché du travail déqualifié regorge déjà de main-d’œuvre<br />

bon marché.<br />

À partir d’entretiens réalisés par téléphone auprès d’un échantillon<br />

représentatif de 800 employeurs dans chacune des quatre métropoles<br />

sélectionnées pour contrôler les variations régionales et démographiques<br />

(Atlanta, Boston, Detroit et Los Angeles), Harry Holzer a analysé<br />

le volume et la nature des emplois offerts aux travailleurs peu<br />

éduqués, leur distribution spatiale (centre-ville, zones ségréguées, banlieues<br />

prospères proches ou lointaines), le type de qualifications requises<br />

par les firmes qui embauchent, enfin les salaires de départ des travailleurs<br />

recrutés 14 . D’où il ressort que les habitants de couleur des<br />

quartiers ghettoïsés des métropoles cumulent tous les obstacles. Non<br />

seulement il y a moins d’emplois vacants au cœur des villes qu’à la péri-<br />

14. Harry J. Holzer, What Employers Want : Job Prospects for Less-Educated Workers,<br />

Russell Sage Foundation, New York, 1996.


LOÏC WACQUANT 185<br />

phérie et ces emplois sont à 80 % des services requérant un niveau éducatif<br />

et des compétences cognitives excédant largement les leurs, mais<br />

encore ces postes sont pourvus de manière informelle par recommandations<br />

et relations personnelles.<br />

En outre, les employeurs tendent à écarter les postulants ayant un profil<br />

d’emploi intermittent ou possédant des antécédents criminels ou<br />

délictueux. Enfin, la discrimination raciale persiste au détriment notamment<br />

des jeunes Noirs, qui sont les « derniers embauchés et premiers<br />

débauchés » dans presque tous les secteurs, et dont, au demeurant, les<br />

niveaux de rémunération sont particulièrement bas (bien souvent en<br />

deçà du seuil officiel de pauvreté) 15 . On voit à quel brillant avenir socioéconomique<br />

sont promis les bénéficiaires d’aide sociale poussés de force<br />

dans les segments inférieurs de ce secteur de l’emploi précaire et souspayé<br />

sur lequel ils entrent en cumulant tous les handicaps.<br />

De fait, cette législation se garde bien de s’affronter aux causes économiques<br />

de la pauvreté : stagnation du revenu moyen familial depuis<br />

vingt ans et baisse continue du salaire minimum depuis trois décennies ;<br />

croissance explosive du salariat dit « contingent », qui comprend aujourd’hui<br />

un quart de la main-d’œuvre du pays ; érosion de la couverture<br />

sociale et médicale des salariés peu qualifiés ; persistance de taux de<br />

chômage astronomiques dans les quartiers de relégation des grandes<br />

villes mais aussi dans bon nombre de comtés ruraux ; forte réticence des<br />

employeurs à embaucher les habitants des ghettos et les personnes<br />

déqualifiées vivant de l’aide sociale 16 . Il est plus commode, et plus rentable<br />

électoralement, de s’attaquer aux pauvres.<br />

METTRE LES PAUVRES AU PAS<br />

L’énorme pavé de plus de quatre cents pages approuvé par le président<br />

Clinton, dont nul ne maîtrise complètement la logique ni ne saisit toutes<br />

15. Sur ce point, lire Phil Moss et Chris Tilly, Why Black Men are Doing Worse in<br />

the Labor Market : A Review of Supply-Side and Demand-Side Explanations, Social<br />

Science Research Council, New York, 1991.<br />

16. National Research Council, Losing Generations : Adolescents at Risk, National<br />

Academy Press, Washington, 1993.


186<br />

ABAISSEMENT DE L’ÉTAT-PROVIDENCE<br />

les ramifications tant son architecture est complexe, s’appuie sur quatre<br />

principes qui tendent, en se conjuguant, à mettre hors-la-loi la misère et<br />

à reporter son poids sur les familles les plus déshéritées.<br />

Premièrement, cette législation abroge le droit à l’assistance dont jouissaient<br />

les enfants au titre du Social Security Act de 1935. À la place, elle<br />

instaure l’obligation pour les parents assistés de travailler au bout de<br />

deux ans ainsi qu’une durée cumulée maximale de cinq ans d’assistance<br />

sur une vie. Une fois épuisé son « quota », une mère sans ressources<br />

dont les enfants ont cinq ans révolus ne disposera plus d’aucun secours<br />

de la part de l’État : il lui faudra accepter n’importe quel emploi disponible<br />

(s’il en existe) et se tourner vers l’entraide familiale, la mendicité<br />

ou l’économie criminelle de la rue.<br />

En second lieu, le gouvernement fédéral cède la responsabilité des programmes<br />

d’assistance aux cinquante États de l’Union et, par-delà, aux trois<br />

mille comtés chargés de fixer les critères d’éligibilité, de distribuer les<br />

allocations et de mettre en place les éventuels programmes de formation<br />

et d’orientation professionnelles (pour peu qu’ils trouvent des financements)<br />

nécessaires pour « diriger les gens vers l’emploi ». Dans ce cadre<br />

décentralisé, les États et comtés ont toute latitude pour imposer des<br />

conditions d’attribution des aides plus restrictives que celles énoncées par<br />

la loi fédérale. Nombre d’entre eux ont déjà abaissé la durée cumulée<br />

d’assistance sur une vie de cinq à deux ans et supprimé diverses catégories<br />

d’allocation. Quelques semaines après le passage de la « loi sur la responsabilité<br />

individuelle et le travail », le gouverneur du Michigan, qui<br />

entendait faire de son État un « modèle national » dans la réforme des<br />

aides sociales, proposait de supprimer toute aide aux mères déshéritées<br />

qui ne travailleraient pas dans les six semaines suivant la naissance de<br />

leur enfant. Il n’y a là rien de surprenant vu que la loi met en place un<br />

système de primes et de pénalités financières encourageant les juridictions<br />

concernées à éliminer par tous les moyens les assistés, dont 25 %<br />

devaient impérativement être « mis au travail » dans l’année suivant sa<br />

promulgation et 50 % d’ici à l’an 2002. La définition du « travail » en<br />

question (salariat privé, emploi public subventionné, travail d’utilité collective,<br />

stage de formation, etc.) reste floue et doit être fixée par chaque<br />

État dans le cadre d’un accord contractuel avec le gouvernement fédéral.<br />

Le nombre d’heures hebdomadaires à effectuer sera de vingt lors de la<br />

première année et de trente par la suite.


LOÏC WACQUANT 187<br />

Or les budgets sociaux des États sont déjà en forte régression et tout<br />

indique qu’ils vont continuer à baisser 17 . La possibilité de transformer<br />

une partie des allocations sociales en subvention aux employeurs qui<br />

accepteraient d’embaucher des assistés ne résout rien. Elle ne fait que<br />

transférer le peu d’argent public qui circule de la poche des pauvres à<br />

celles des entreprises. Il est donc assuré que, par crainte d’attirer les<br />

assistés des régions avoisinantes tout autant que pour satisfaire au rigorisme<br />

fiscal et moral de leur électorat, les États vont tendre à s’aligner sur<br />

le « moins donnant » social et rogner plus encore leurs programmes<br />

dédiés aux plus défavorisés (qui eux ne votent pratiquement pas). Ceux<br />

qui en douteraient peuvent méditer ce précédent : quand la tutelle des<br />

hôpitaux psychiatriques est passée de Washington aux membres de<br />

l’Union dans les années 1970, les gouvernements locaux se sont empressés<br />

de les fermer et de jeter leurs malades à la rue, gonflant le flot des<br />

sans-abri et des épaves humaines qui hantent depuis les métropoles<br />

américaines. Ainsi on évalue à 80 % le nombre de sans-abri qui sont<br />

passés par un établissement psychiatrique 18 .<br />

« Les patients que nous examinons à la maison d’arrêt aujourd’hui sont<br />

les mêmes que nous avions l’habitude d’examiner dans les hôpitaux psychiatriques<br />

» il y a une vingtaine d’années, explique un ancien responsable<br />

du pavillon psychiatrique de la clinique de Men’s Central Jail à Los<br />

Angeles 19 . Car, suite à la politique de fermeture des grands hospices<br />

publics, le nombre de patients dans les asiles du pays a fondu de 559 000<br />

en 1955 à 69 000 quarante ans plus tard. Ces patients devaient théoriquement<br />

être pris en charge sur le mode déambulatoire par des « centres<br />

communautaires » 20 . Mais les cliniques de proximité supposées rempla-<br />

17. Mark Greenberg, Contract with Disaster : The Impact on States of the Personal<br />

Responsibility Act, Center for Law and Social Policy, Washington, 1994.<br />

18. Martha Burt, Over the Edge : The Growth of Homelessness in the 1980s, New York,<br />

Russell Sage Foundation, 1992, p. 57.<br />

19. Cité in « Asylums Behind Bars : Prisons Replace Hospitals for the Nation’s<br />

Mentally Ill », The New York Times, 5 mars 1998. Le transvasement des malades<br />

mentaux du système hospitalier au système carcéral est confirmé par une analyse<br />

statistique approfondie des données nationales par George Palermo, Maurice<br />

Smith et Frank Liska, « Jails Versus Mental Hospitals : A Social Dilemma »,<br />

International Journal of Offender Therapy and Comparative Criminology, <strong>n°</strong> 35-2, été<br />

1991, p. 97-106.<br />

20. Les chiffres sur les effectifs des hopitaux publics sont tirés de Andrew Rouse,<br />

Substance Abuse and Mental Health Statistics, Department of Health and Human


188<br />

ABAISSEMENT DE L’ÉTAT-PROVIDENCE<br />

cer les asiles ne se sont jamais développées, par carence de financements<br />

publics, et les centres existants ont périclité au fur et à mesure que les<br />

assurances privées se défaussaient et que la couverture médicale offerte<br />

par l’État fédéral se réduisait – alors même que le nombre d’Américains<br />

dépourvus d’assurance maladie s’enflait jusqu’à battre tous les records ces<br />

dernières années. La « désinstitutionnalisation » des malades mentaux dans<br />

le secteur médical s’est donc traduite par leur « réinstitutionnalisation » dans<br />

le secteur pénal – après qu’ils ont transité plus ou moins longtemps par le<br />

sans-abrisme. La majorité des infractions pour lesquelles ils sont écroués<br />

relève en effet de « troubles à l’ordre public » qui ne sont souvent rien<br />

d’autre que la manifestation de leurs troubles mentaux.<br />

Troisièmement, et c’est là le dispositif à la fois le plus anodin et le plus<br />

conséquent, les budgets de l’assistance sont désormais déterminés non<br />

pas en fonction des besoins des populations mais par dotations fixes<br />

appelées « block grants ». Le montant du programme TANF (Temporary<br />

Assistance to Needy Families, successeur bien nommé de l’Aid to<br />

Families with Dependent Children) pour l’ensemble du pays s’établissait<br />

ainsi à 16,3 milliards de dollars par an jusqu’en l’an 2002. Ce qui veut<br />

dire qu’en cas de montée du chômage et de la pauvreté du fait, par<br />

exemple, d’une récession ou de changements démographiques, les États<br />

doivent faire face à une demande d’aide accrue avec des moyens<br />

constants – sans compter les effets de l’inflation, qui n’entre pas dans le<br />

calcul des dotations TANF. Ce dispositif, dont l’objet est de plafonner le<br />

niveau des aides sociales quelles que soient les pressions à la hausse, ne<br />

manque pas d’aiguiser les tensions entre comtés et villes d’un État<br />

confronté à une résurgence de la misère sans les ressources pour y faire<br />

face. Il ne peut que renforcer la tendance au « localisme défensif », qui<br />

est l’une des causes majeures de l’extrême concentration de la misère<br />

dans les agglomérations américaines 21 .<br />

Enfin, cette législation sur l’aide sociale a exclu purement et simplement<br />

du registre des aides (y compris de l’assistance médicale aux indigents) un<br />

assortiment de catégories sociales privées de moyens de pression<br />

Services, Washington, 1998 ; pour une revue d’ensemble de cette politique de santé<br />

mentale, lire David Mechanic et David A. Rochefort, « Deinstitutionalization : An<br />

Appraisal Of Reform », Annual Review of Sociology, <strong>n°</strong> 16, 1990, p. 301-<strong>32</strong>7.<br />

21. Margaret Weir, « The Politics of Racial Isolation in Europe and America» in Paul<br />

E. Peterson (dir.), Classifying by Race, Princeton UP, Princeton, 1995, p. 217-242.


LOÏC WACQUANT 189<br />

politique : les résidents étrangers arrivés depuis moins de dix ans (qui<br />

pourtant paient impôts et cotisations sociales), les personnes condamnées<br />

pour infraction à la législation fédérale sur les stupéfiants, les enfants<br />

pauvres souffrant de handicaps physiques (<strong>31</strong>5 000 d’entre eux perdront<br />

leur allocation dans les six ans suivant le vote de la loi) et les filles-mères<br />

qui refuseraient de vivre chez leurs parents. Elle ampute également l’allocation<br />

des mères assistées qui rechigneraient à identifier le père naturel<br />

d’un de leurs enfants et interdit à tout adulte sans ressource ni progéniture<br />

de recevoir des coupons alimentaires pendant plus de six mois<br />

cumulés durant une période de trois ans. Et ce ne sont là que les éléments<br />

les plus visibles d’un vaste entrelacs de « stratégies de déni de droit »<br />

(disentitlement), qui ont pour but d’obstruer les canaux de distribution<br />

des aides 22 . L’une d’entre elles consiste à redéfinir dans un sens restrictif<br />

les afflictions médicales considérées comme relevant de l’infirmité : c’est<br />

la tâche à laquelle se sont attelés les bureaux d’aide sociale de plusieurs<br />

États, dans le but explicite de « reclassifier » des milliers d’infirmes<br />

comme aptes au travail, donc interdits d’assistance.<br />

La « loi sur la responsabilité individuelle et le travail » est entrée en<br />

vigueur en juillet 1997, mais n’a commencé à exercer ses effets à plein<br />

qu’à compter de l’automne 2002, lorsque la période-plafond d’aide de<br />

cinq ans a été atteinte pour les bénéficiaires les plus démunis, dont certains<br />

se sont retrouvés de ce fait privés de tout soutien. Ses dispositions<br />

sont si nombreuses, complexes et contradictoires que nul ne sait à ce<br />

jour comment et à quel rythme elles ont été appliquées. D’autant que les<br />

États disposent d’une large marge de manœuvre pour les adapter et que<br />

l’appareil judiciaire a été sollicité pour enrayer leur mise en œuvre par<br />

les organisations de défense des déshérités et par les maires des métropoles<br />

pénalisées par la mesure d’exclusion des aides infligée aux immigrés.<br />

Ainsi le maire (républicain) de New York, Rudolph Giuliani – qui<br />

pourtant a mené tout au long de ses mandats une guerre impitoyable<br />

aux pauvres de sa propre ville 23 – s’était-il élevé dès 1996 contre cette<br />

mesure en arguant qu’elle violait la Constitution fédérale. C’est surtout<br />

qu’elle menaçait de mettre à la rue des dizaines de milliers de New-<br />

22. Michael Lipsky, « Bureaucratic Disentitlement in Social Welfare Programs »,<br />

Social Service Review, <strong>n°</strong> 58, 1984, p. 2-27.<br />

23. Loïc Wacquant, « La mondialisation de la “tolérance zéro”», <strong>Agone</strong>, <strong>n°</strong> 22, 1999,<br />

p. 127-142, .


190<br />

ABAISSEMENT DE L’ÉTAT-PROVIDENCE<br />

Yorkais d’origine étrangère alors que la législation de l’État de New York<br />

fait obligation aux comtés (donc ici à la ville dont il avait la charge) de<br />

porter assistance aux personnes « en détresse ». Les comportements des<br />

administrations, des associations caritatives, des pauvres et de leurs<br />

familles se sont ajustés au nouveau système de contraintes créées par la<br />

« réforme ». On sait qu’en matière de politique sociale, les prévisions ne<br />

sont pas des prédictions 24 . Néanmoins, il n’était guère difficile d’anticiper<br />

les principaux effets de cette loi, toutes choses égales par ailleurs –<br />

et notamment à marché du travail constant.<br />

Elle allait tout d’abord provoquer un nouvel abaissement du niveau de<br />

vie des familles étasuniennes les plus pauvres puisque la valeur monétaire<br />

des aides et leur accessibilité étaient appelées à diminuer. D’après les prévisions<br />

du Bureau des études du ministère des Affaires sociales, entre<br />

2,5 et 3,5 millions d’enfants indigents seraient privés de toute aide en<br />

2002 par la seule application du quota des cinq ans maximum d’assistance,<br />

alors même que les États-Unis ont déjà le taux de pauvreté enfantine<br />

le plus élevé de tous les pays occidentaux : d’après la statistique<br />

officielle, un enfant sur quatre et un petit Noir américain sur deux grandit<br />

en dessous du « seuil de pauvreté » aux États-Unis, contre 6 % des<br />

enfants en France, Allemagne et Italie, et 3 % dans les pays scandinaves<br />

25 . Au 1 er janvier 1997, un demi-million de résidents étrangers perdraient<br />

également les modestes aides qu’ils recevaient jusque-là, telle<br />

l’allocation « Supplemental Security Income » de 420 dollars par mois<br />

accordée aux personnes âgées invalides. Une étude du Center on Budget<br />

and Policy Priorities de Washington calculait que les ménages survivant<br />

en deçà de la moitié du seuil de pauvreté (soit disposant de moins de 7 800<br />

dollars annuels pour quatre personnes) supporteraient la moitié des<br />

coupes dans le programme de coupons alimentaires (23 milliards de<br />

24. Theodor Marmor, Jerry Mashaw et Philip Harvey, America’s Misunderstood<br />

Welfare State : Persistent Myths, Enduring Realities, Basic Books, New York, 1990.<br />

25. Lee Rainwater et Timothy M. Smeeding, Doing Poorly : The Real Income of<br />

American Children in Comparative Perspective, Maxwell School of Citizenship and<br />

Public Affairs, Syracuse, Luxembourg Income Study Working Paper, <strong>n°</strong> 127,<br />

1995 ; Greg J. Duncan et Jeanne Brooks-Gunn, « Urban Poverty, Welfare Reform,<br />

and Child Development », in Fred R. Harris et Lynn A. Curtis (dir.), Locked in the<br />

Poorhouse : Cities, Race, and Poverty in the United States, Rowman & Littlefield,<br />

Lanham (Maryland), 1998, p. 21-<strong>32</strong>.


LOÏC WACQUANT 191<br />

dollars de moins en six ans) et que quelque 300 000 enfants d’immigrés<br />

perdraient de ce fait leur aide alimentaire.<br />

En jetant sur les segments périphériques du marché du travail des<br />

centaines de milliers de postulants supplémentaires corvéables à merci, la<br />

« réforme » de l’aide sociale promettait de déprimer le niveau des salaires<br />

déqualifiés et de contribuer ainsi à grossir les bataillons des working poors.<br />

L’économie informelle de la rue était donc assurée de connaître un regain<br />

de croissance, et avec elle la criminalité et l’insécurité qui rongent le tissu<br />

de la vie quotidienne dans le ghetto. Le nombre des personnes et familles<br />

sans-abri était appelé à se gonfler, de même que celui des indigents et des<br />

malades laissés sans soins, puisque la nouvelle loi interdit par exemple aux<br />

hôpitaux la prise en charge sur aide médicale gratuite des toxicomanes et<br />

le suivi prénatal des femmes condamnées pour possession ou trafic de stupéfiants.<br />

Les villes allaient pouvoir affaiblir les dernières organisations<br />

salariales à conserver un certain poids, les syndicats d’employés municipaux,<br />

en remplaçant progressivement les fonctionnaires locaux tenant des<br />

postes subalternes par la main-d’œuvre gratuite des programmes de travail<br />

forcé (workfare) auxquels les assistés sont tenus de participer.<br />

VERS UN COMPLEXE COMMERCIAL CARCÉRO-ASSISTANCIEL<br />

Au plan idéologique, cette « réforme » remet au goût du jour les stéréotypes<br />

malthusiens les plus éculés des « mauvais pauvres ». Elle réaffirme<br />

la fiction selon laquelle il suffirait de raviver par la contrainte<br />

matérielle les « valeurs familiales » et l’ardeur au travail des assistés pour<br />

vaincre la pauvreté et la « dépendance » dont ils souffrent 26 .<br />

Stéréotypes taillés sur mesure pour légitimer la nouvelle politique de la<br />

misère de l’État, qui pourra ainsi répondre à la montée des dislocations<br />

sociales et de la violence qui leur est étroitement liée dans le contexte<br />

urbain américain en amplifiant le « grand renfermement » des pauvres,<br />

et notamment des jeunes Noirs du ghetto – dont on a vu précédemment<br />

qu’ils sont la cible principale de ses interventions pénales. L’Amérique<br />

consacre d’ores et déjà dix fois plus d’argent à la répression criminelle<br />

qu’elle n’en n’alloue au soutien de ses citoyens déshérités. Tout indique<br />

que cet écart va aller se creusant.<br />

26. Nancy Fraser et Linda Gordon, « A Genealogy of “Dependency” : Tracing a<br />

Keyword of the U.S. Welfare State », Signs, <strong>n°</strong> 19, hiver 1989.


192<br />

ABAISSEMENT DE L’ÉTAT-PROVIDENCE<br />

Une autre conséquence de la « loi sur la responsabilité individuelle et<br />

le travail » est d’accélérer la « marchandisation » rampante de l’aide<br />

sociale. L’historien Michael Katz a montré que l’État charitable américain<br />

a une longue tradition de sous-traitance au privé qui remonte à l’ère<br />

coloniale 27 . Depuis sa phase d’expansion des années 1960, une part<br />

considérable des biens et des services alloués aux pauvres le sont par le<br />

truchement d’associations à but non lucratif et d’entreprises commerciales.<br />

En 1980, 40 % des dépenses sociales des États étaient reversées<br />

aux premières et 20 % aux secondes ; 40 % seulement passaient par le<br />

canal d’administrations publiques 28 . La « réforme » de l’aide sociale<br />

avalisée par Clinton décuple le marché privé des services sociaux car<br />

l’État américain ne possède pas les capacités bureaucratiques requises pour<br />

mettre en œuvre sa nouvelle politique de la misère. En effet, pour appliquer<br />

le « plafond » de cinq ans d’aide sociale à vie ou pour autoriser la<br />

simple attribution de coupons alimentaires, il faut disposer de données<br />

biographiques précises et exhaustives sur la trajectoire des postulants en<br />

matière d’assistance. À ce jour, aucun État ni comté ne possède de telles<br />

informations. Les fichiers administratifs existants ne contiennent que<br />

des données dispersées et fragmentaires, qui sont généralement effacées<br />

au bout de quelques mois. En outre, ces fichiers ne sont ni uniformes ni<br />

compatibles d’un lieu à l’autre ; et dans nombre de régions rurales, les<br />

dossiers des assistés sont encore traités manuellement à partir de fiches<br />

manuscrites. D’après le politologue Henry Brady – chargé par<br />

l’American Academy of Arts and Sciences de rédiger un rapport sur le<br />

sujet –, créer les systèmes informationnels requis pour mettre en application<br />

la nouvelle législation sur l’assistance demandera un effort administratif<br />

et financier colossal de plusieurs années, comparable à celui<br />

exigé par la création du système des caisses de retraite Social Security<br />

lors du New Deal. Or ladite loi ne prévoit aucun budget et n’assigne au<br />

gouvernement fédéral aucune mission de coordination des efforts des<br />

États et comtés en la matière 29 .<br />

27. Michael Katz, In the Shadow of the Poorhouse, op. cit.<br />

28. Lester M. Salamon, « The Marketization of Welfare : Changing Non-Profit and<br />

For-Profit Role in the American Welfare State », Social Service Review, 1993,<br />

<strong>n°</strong> 35, p. 11-28.<br />

29. Henry Brady et Barbara West Snow, Data Systems and Statistical Requirements for<br />

the Personal Responsibility and Work Opportunity Act of 1996, University of California,


LOÏC WACQUANT 193<br />

Pour pallier ces carences de l’appareil public, les mêmes firmes qui se<br />

disputent le florissant marché de l’emprisonnement privé s’offrent de<br />

fournir les systèmes informatiques « clefs en main » et les services administratifs<br />

et humains nécessaires pour appliquer la nouvelle loi. Des<br />

grandes entreprises comme Electronic Data System (la compagnie fondée<br />

et dirigée par le milliardaire texan et ancien candidat à la présidence Ross<br />

Perot), Lockeed Information Services (filiale du géant de l’armement<br />

Lockheed Martin), Andersen Consulting, IBM et Unysis vont faire<br />

concurrence aux associations caritatives et bénévoles sur le marché des<br />

services aux pauvres 30 . Moyennant copieuse rémunération, ces<br />

entreprises prendront en charge le suivi de la population des assistés. À<br />

l’instar de la population carcérale, celle-ci fera dorénavant l’objet d’un<br />

fichage extensif autorisant la multiplication des points de contrôle et de<br />

sanction. Situées au point de recoupement du social et du pénal, ces<br />

entreprises spécialisées dans la tutelle des pauvres et des prisonniers (qui<br />

étaient pauvres au-dehors et le redeviendront en sortant) sont l’élément<br />

moteur non pas d’un « complexe carcéro-commercial » – comme l’ont<br />

suggéré certains criminologues <strong>31</strong> – mais d’un complexe commercial carcéro-assistanciel<br />

sans précédent ni équivalent dans le monde occidental.<br />

Conformément à la tradition politique américaine, cet ensemble institutionnel<br />

composite en gestation se caractérise par l’interpénétration des<br />

secteurs public et privé d’une part, et par la fusion des fonctions de marquage,<br />

de redressement moral et de répression de l’État de l’autre.<br />

Dans The Poverty of Welfare Reform, le juriste Joel Handler relève que<br />

« la politique pénale et la politique sociale ont des allures étrangement<br />

similaires ces temps-ci <strong>32</strong> ». Les développements législatifs de l’été 1996<br />

ont pleinement confirmé cette intuition. Ainsi la vaste campagne d’incarcération<br />

qui a engorgé les prisons américaines a pris pour étendard<br />

UC Data, Berkeley, 1996 (document ronéoté préparé pour le Committee on<br />

National Statistics of the National Research Council, National Academy of Science).<br />

30. « Giant Companies Entering Race to Run State Welfare Programs », New York<br />

Times, 15 septembre 1996, p. 1 et 14 ; Barbara Ehrenreich, « Spinning the Poor<br />

into God : How Corporations Seek to Profit from Welfare Reform », Harper’s<br />

Magazine, <strong>n°</strong> 295, août 1997, p. 44-52 ; Adam Fifield, « Corporate Caseworkers »,<br />

In These Times, 16 juin 1997, p. 14-16.<br />

<strong>31</strong>. J. Robert Lilly et Paul Knepper, « The Corrections-Commercial Complex »,<br />

Crime & Delinquency, avril 1993, <strong>n°</strong> 39-2, p. 150-166.<br />

<strong>32</strong>. Joel F. Handler, The Poverty of Welfare Reform, Yale UP, New Haven, 1995, p. 137.


194<br />

ABAISSEMENT DE L’ÉTAT-PROVIDENCE<br />

le mot d’ordre « three strikes and you’re out » – c’est-à-dire perpétuité<br />

pour double-récidive. 33 Et la « réforme » des aides aux pauvres pourrait<br />

se résumer par le slogan : « Deux ans d’aides et vous êtes out. »<br />

C’est dire qu’on aurait tort de voir dans l’assentiment de Clinton à ce<br />

bouleversement de la politique sociale étatsunienne de la misère une<br />

décision «électoraliste », bien qu’elle soit aussi cela – le New York Times<br />

avait cru y discerner « une maîtresse manœuvre de campagne ». Il ne<br />

s’agit pas non plus d’un simple accident de parcours provoqué par l’accumulation<br />

de bévues tactiques suivies d’un bouleversement imprévu<br />

du paysage politique – comme essayait de s’en convaincre l’économiste<br />

David Ellwood, architecte du plan initial de réforme de Clinton<br />

retourné depuis à ses chères études à Harvard pour mieux y contempler<br />

(de loin) le désastre humain qu’il a contribué à faire advenir 34 .<br />

L’abolition du programme AFDC s’inscrit bien dans un vaste mouvement<br />

de reconstruction de l’État charitable américain qui vise à comprimer<br />

et à remodeler la sphère de la citoyenneté sociale dans un sens<br />

paternaliste et répressif tout en élargissant les prérogatives des entreprises<br />

privées au sein même de l’action publique.<br />

Le but de la « réforme » des aides sociales – discipliner les pauvres –<br />

est conforme à l’histoire de l’assistance aux États-Unis sur la longue<br />

durée comme à celle de la prison à sa naissance 35 . Il ne doit cependant<br />

33. L’expression « Three strikes and you’re out », qui appartient au vocabulaire sportif,<br />

signifie qu’à la troisième faute vous quittez le terrain de jeu… Selon cette loi,<br />

toute personne coupable de trois crimes graves (ou de certaines catégories de délits<br />

comme la simple possession de stupéfiants) est automatiquement condamnée à<br />

la prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle. Certains États comme<br />

la Georgie imposent même la perpétuité pour simple récidive dans le cas d’atteintes<br />

contre les personnes.<br />

34. David Ellwood a notamment introduit au sein de l’administration démocrate<br />

l’idée d’une limitation dans le temps des aides sociales. Il récapitule ses espoirs<br />

et ses déboires dans ce combat-débat dans « Welfare Reform as I Knew It », The<br />

American Prospect, mai-juin 1996, <strong>n°</strong> 26, p. 22-29. Sur la collaboration objective<br />

et subjective des chercheurs dits « liberal » (progressistes) au virage punitif de<br />

la politique sociale étasunienne, lire Mimi Abramovitz et Ann Withorn, « Playing<br />

by the Rules : Welfare Reform and the New Authoritarian State », in Adolph Reed,<br />

Jr. (dir.), Without Justice For All : The New Liberalism and our Retreat From Racial<br />

Equality, Westview, Boulder, 1999, p. 151-173.<br />

35. Piven et Cloward, Regulating the Poor, op. cit. ; David Rothman, The Discovery<br />

of the Asylum : Social Order and Disorder in the New Republic, Little, Brown & Co.,<br />

Boston, 1971.


LOÏC WACQUANT 195<br />

pas masquer la fonction que la transition du « welfare state » au « workfare<br />

state » remplit dans la conjoncture présente à l’égard des Américains<br />

plus fortunés. À ces derniers, la mutation punitive de la politique sociale<br />

signifie sans équivoque que nul ne saurait se soustraire au salariat sans<br />

encourir une véritable dégradation matérielle et symbolique. Et elle rappelle<br />

que chacun ne doit compter que sur lui-même dans cette « guerre<br />

de tous contre tous » qu’est la vie sociale dans une société soumise au<br />

marché. Jeter les pauvres en pâture permet ainsi de réaffirmer avec éclat<br />

le primat idéologique de l’individualisme méritocratique au moment où<br />

la généralisation de l’insécurité salariale frappe de plein fouet les classes<br />

moyennes salariées et managériales et menace d’ébranler durablement la<br />

croyance pratique dans le mythe national du « rêve américain » 36 .<br />

LOÏC WACQUANT<br />

Ce texte est extrait de Punir les pauvres.<br />

La nouvelle politique de l’insécurité sociale,<br />

à paraître aux éditions <strong>Agone</strong><br />

36. Loïc Wacquant, « La généralisation de l’insécurité salariale en Amérique :<br />

restructurations d’entreprises et crise de reproduction sociale », Actes de la<br />

recherche en sciences sociales, novembre 1996, <strong>n°</strong> 115, p. 65-79 ; John E. Schwartz,<br />

Illusions of Poverty : The American Dream in Question, W. W. Norton, New York, 1998.


196<br />

À l’heure de la réforme de l’université française, on est en<br />

droit de s’interroger sur le type d’enseignement supérieur<br />

qui est aujourd’hui imposé, à marche forcée, à la<br />

communauté universitaire.<br />

Ce livre montre que l’ouverture internationale est un<br />

leurre, que les « innovations pédagogiques » autour du<br />

LMD (licence-master-doctorat) ont de très nombreux<br />

effets pervers sur le plan pédagogique et disciplinaire,<br />

que la professionnalisation à outrance se révèle souvent<br />

contraire à son intention, que la transformation des présidents<br />

d’universités en managers, entraîne une dérive<br />

de l’université gérée comme une petite entreprise, qui<br />

définira son offre de formation, sa politique de<br />

recherche, etc., en fonction de critères ne répondant<br />

plus forcément à ceux du service public, ni à ceux d’une<br />

recherche libre et autonome, liberté qui est pourtant au<br />

fondement même de l’idée d’université.<br />

Au final, les étudiants, que les modernisateurs disaient<br />

vouloir replacer « au centre », se trouvent relégués à<br />

la périphérie, victimes de réformes dont ils étaient<br />

censés être les premiers bénéficiaires.<br />

LA LEÇON DES CHOSES<br />

Abélard est un collectif composé de Luigi Del Buono, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Frédéric<br />

Neyrat, Fabienne Pavis, Maryse Ramambason, Charles Soulié et Sylvie Tissot, membres de la<br />

Coordination nationale recherche et enseignement supérieur. Ce travail a été réalisé en<br />

association avec des informateurs appartenant à différents établissements d’enseignement<br />

supérieur et de plusieurs disciplines. www.editionsducroquant.org


CHRISTOPHE GAUBERT<br />

Les effets délétères<br />

des « réformes » universitaires<br />

AGONE, 2004, <strong>31</strong>/<strong>32</strong> : 197-208<br />

197<br />

FRANÇOIS FURET (s’adressant à Raymond Barre) : « Prenons l’Éducation<br />

nationale. Le système ne vous paraît-il pas démesurément<br />

centralisé, et tel que, profondément ingérable ? Par exemple, dans<br />

l’enseignement supérieur, faut-il conserver la collation nationale des<br />

diplômes ? […] Prenons le problème de l’enseignement, qui me paraît<br />

l’un des points les plus faibles de la gestion du pays par la majorité<br />

depuis 1981. L’effort de réforme a été particulièrement peu clair. Est-ce<br />

que vous êtes prêt à restituer à la société une partie de l’enseignement,<br />

par exemple dans l’enseignement supérieur, où c’est le plus facile et le<br />

plus évident, en appliquant vraiment la loi d’autonomie des établissements<br />

sur le plan financier, de gestion intellectuelle, etc. […] Jusqu’où<br />

peut aller le dessaisissement de l’État ? […]<br />

MICHEL ROCARD : « Je crois là [dans l’enseignement supérieur] à la nécessité<br />

d’une plus grande compétition ; je crois que l’autonomie des établissements<br />

universitaires accroît la qualité de l’enseignement et de la<br />

recherche et qu’une responsabilité de gestion est utile, y compris dans<br />

l’obtention d’une part des ressources, sous la forme de contrats avec le<br />

monde de la production. […] »<br />

FRANÇOIS FURET : « Est-ce que vous êtes prêt, par exemple, pour introduire<br />

plus de compétition entre les établissements d’enseignement


198<br />

LA LEÇON DES CHOSES<br />

supérieur, à remettre en cause la notion de diplôme national ? Êtes-vous<br />

prêt à vous en prendre au mythe selon lequel tous les diplômes ont la<br />

même valeur ? » 1<br />

Il fallait sans doute toute l’assurance des dominants pour oser annoncer<br />

sans fard, au début des années 1980, mais il est vrai au public restreint<br />

des « lecteurs éclairés » du Débat 2 , le programme de destruction<br />

d’un système public d’enseignement supérieur dont les difficultés, en<br />

matière de fonctionnement, de production de connaissances ou de transmission<br />

des savoirs, n’étaient pas dénoncées pour elles-mêmes mais<br />

comme prétexte à l’imposition d’un programme de libéralisation et de<br />

marchandisation de l’enseignement supérieur et de la recherche. Depuis<br />

lors, l’université française a été soumise beaucoup plus explicitement à<br />

un programme de transformation à marche forcée, qui s’inscrit dans un<br />

système cohérent de réformes d’inspiration néolibérale destiné à redéfinir,<br />

à l’échelle internationale, le rôle de l’enseignement dans « l’économie<br />

du savoir » 3 : réforme « LMD » (licence, master, doctorat ou « 3-5-8 »,<br />

projet d’alignement sur le modèle anglo-saxon dominant – bachelor,<br />

master, PhD), « modernisation » (ex-« autonomie ») des universités,<br />

« projet Belloc » (qui prévoit une refonte des statuts des personnels universitaires<br />

et l’affectation d’une partie de ces derniers à la fonction exclusive<br />

d’enseignant, et non plus d’enseignant-chercheur) 4 . Toutes ces<br />

1. François Furet,« Une certaine idée de la France, Raymond Barre : entretien<br />

avec François Furet », Le Débat, <strong>n°</strong> 26, 1983, p. 27 ; « Une méthode en politique,<br />

Michel Rocard : entretien avec François Furet », Le Débat, <strong>n°</strong> 38, 1986,<br />

p. 34-35. Cité par Laurent Bonelli, in Le Passé d’une fondation. Projet intellectuel,<br />

groupes mobilisés et conditions sociales de la naissance de la fondation Saint-Simon,<br />

DEA de sciences politiques, université Paris X - Nanterre, 1997, p. 43.<br />

2. Sur la rhétorique des réformes caractéristique de la revue Le Débat, lieu de<br />

production de l’idéologie dominante, lire Le « Décembre » des intellectuels français,<br />

Raisons d’agir, Paris, 1998, p. 46-52.<br />

3. Lire Christian Laval et Louis Weber (dir.), Le Nouvel Ordre économique mondial,<br />

OMC, Banque mondiale, OCDE, Commission européenne, Syllepse, Paris,<br />

2002. Concernant la diffusion du paradigme de la « nouvelle économie du<br />

savoir », lire Pierre Milot, « La reconfiguration des universités selon l’OCDE.<br />

Économie du savoir et politique de l’innovation », Actes de la recherche en<br />

sciences sociales, <strong>n°</strong> 148, 2003, p. 68-73.<br />

4. Pour une présentation et une analyse critique de l’ensemble de ces réformes,<br />

lire Abélard, Universitas Calamitatum. Le livre noir des réformes universitaires, Le<br />

Croquant, coll. « Savoir / Agir », Broissieux, 2003.


CHRISTOPHE GAUBERT 199<br />

formules sont autant d’étapes sur la voie de la réalisation du programme<br />

esquissé ci-dessus par Michel Rocard et François Furet. Au point que<br />

l’on peut parler de « plan d’ajustement structurel » des universités, par<br />

analogie avec les recettes préconisées et imposées par la Banque mondiale<br />

aux pays sous-développés.<br />

UN PLAN D’AJUSTEMENT STRUCTUREL DES UNIVERSITÉS<br />

Les réformes et projets de réforme engagés successivement par les ministères<br />

Bayrou, Allègre, Lang et Ferry ont renforcé et institutionnalisé des<br />

transformations à l’œuvre au sein de l’enseignement supérieur depuis<br />

une trentaine d’années, marquées par la montée en puissance de disciplines<br />

nouvelles soumises à une demande sociale d’expertise 5 et d’outils<br />

techniques au service des entreprises et des administrations. La gestion,<br />

reconnue discipline d’enseignement supérieur et de recherche en 1968,<br />

en est un exemple paradigmatique 6 . Ces disciplines hétéronomes, structurellement<br />

soumises au monde économique, n’ont pas accédé à une<br />

véritable légitimité scientifique 7 , mais ont progressivement renforcé<br />

leurs effectifs et leur position de pouvoir au sein des universités.<br />

5. C’était déjà le cas des sciences humaines et sociales dont le premier essor<br />

date des années 1960. Pour le cas de la sociologie et de l’économie, lire Michael<br />

Pollak, « L’efficacité par l’ambiguïté. La transformation du champ scientifique<br />

par la politique scientifique : le cas de la sociologie et des sciences économiques<br />

en France », Sociologie et sociétés, vol. VII, <strong>n°</strong> 1, 1975, p. 30-49.<br />

6. Lire Fabienne Pavis, « Les restructurations universitaires à l’aune d’une discipline<br />

hétéronome, les sciences de gestion », journée d’étude de l’association<br />

Droit d’entrée, 29 novembre 2003. Les sciences de gestion et l’informatique<br />

(mais aussi, pour des raisons différentes, les STAPS) sont les disciplines dont le<br />

nombre d’enseignants du supérieur a le plus augmenté ces dix dernières années.<br />

7. Lire le rapport du Comité national d’évaluation (1993) cité par Fabienne<br />

Pavis, Sociologie d’une discipline hétéronome. Le monde des formations en gestion<br />

entre universités et entreprises en France. Années 1960-1990, doctorat de sociologie,<br />

sous la direction de Michel Offerlé, université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne,<br />

2003, p. 36. Dans cette étude (p. 12), on notera le jugement condescendant formulé<br />

en 1995 par l’économiste Edmond Malinvaud sur le gestionnaire comme<br />

« technicien d’analyse financière » et le « risque […] que la théorie soit mal<br />

assimilée par celui qui s’en sert pour des applications […] même quand on est<br />

détenteur d’un diplôme prestigieux ».


200<br />

LA LEÇON DES CHOSES<br />

Trois thématiques majeures ont accompagné ces évolutions de l’enseignement<br />

supérieur 8 . D’une part, dès l’origine, on a invoqué, pour les légitimer,<br />

les contraintes de la compétition économique internationale et<br />

l’impératif de modernisation de l’économie. D’autre part, à la logique du<br />

fonctionnement disciplinaire et de l’évaluation scientifique par les pairs,<br />

les promoteurs de ces transformations ont substitué celle de la gestion des<br />

établissements par un manager. Chaque établissement doit entrer en<br />

concurrence avec d’autres établissements pour l’accumulation de ressources<br />

économiques et institutionnelles, et obtenir la reconnaissance des<br />

entreprises, sources de revenus pour l’institution et de débouchés pour les<br />

étudiants. Le développement des formations « professionnalisées » et de<br />

la formation continue, ainsi que l’orientation vers des contrats de<br />

recherche « appliquée », ont été inspirés par cette logique gestionnaire,<br />

tout comme le projet actuel de recrutement d’étudiants-clients sur un<br />

marché des biens d’éducation. Enfin, c’est le métier même d’enseignantchercheur<br />

qui se trouve redéfini. Ces disciplines ont contribué, pour<br />

partie, à la révision à la baisse du droit d’entrée scientifique dans l’enseignement<br />

supérieur, en favorisant le recours à des « professionnels » (par<br />

opposition aux seuls universitaires), et au développement – dans une<br />

logique de gestion des ressources humaines – de la contractualisation des<br />

emplois. Elles l’ont fait, également, en récompensant la contribution et<br />

l’adhésion des personnels au « projet » de l’établissement, par exemple la<br />

traduction des enseignements en termes de biens marchands susceptibles<br />

d’assurer de nouvelles ressources économiques à l’institution.<br />

Faut-il pour autant regretter les facultés «à l’ancienne » ? En fait, il ne<br />

s’agit pas de déplorer la « fin des humanités ». La sociologie invite à rapporter<br />

ces transformations de l’enseignement supérieur et ces modifications<br />

des rapports de force entre disciplines (qui touchent les sciences de<br />

la nature, les lettres et sciences humaines) aux transformations du champ<br />

économique et à celles qui affectent les modes de reproduction des<br />

classes dominantes. Comme l’a observé Pierre Bourdieu, on assiste avant<br />

8. Elles inspirent également les rapports les plus récents sur la réforme de l’enseignement<br />

supérieur et de la recherche, comme Philippe Aghion et Élie Cohen<br />

(en collaboration avec Éric Dubois et Jérôme Vandenbussche), Éducation et croissance.<br />

Rapport du conseil d’analyse économique, La Documentation française, Paris,<br />

2004 ; Élie Cohen (dir.), « Réformer l’enseignement supérieur et la recherche.<br />

Un pacte pour une nouvelle université», Les Cahiers, <strong>n°</strong> 5, avril 2004.


CHRISTOPHE GAUBERT 201<br />

tout à la substitution d’un mode de reproduction (et de distinction)<br />

sociale à un autre : « La cote des humanités traditionnelles, qui tenaient<br />

leur valeur moins de leur utilité professionnelle ou de leur rentabilité<br />

économique que de l’étroitesse de leur diffusion, donc de leur pouvoir<br />

de distinction, tend à régresser au profit du capital culturel en sa forme<br />

scientifique et technique, et surtout bureaucratico-politique, dont la rentabilité<br />

économique est assurée par l’accroissement des nouvelles<br />

demandes de services symboliques. 9 »<br />

On peut constater, dès à présent, les effets les plus visibles de la mise<br />

en place actuelle de la réforme LMD. Cette réforme est la seule officiellement<br />

en cours : les mobilisations (principalement) étudiantes du<br />

printemps et de l’automne dernier ont, en effet, permis de différer la<br />

« modernisation des universités » (ex-loi « d’autonomie ») et la réforme<br />

du statut des enseignants-chercheurs, auxquelles aspirent toujours leurs<br />

principaux bénéficiaires éventuels, les présidents d’université notamment,<br />

dont les pouvoirs discrétionnaires et l’assise sociale locale pourraient<br />

être considérablement élargis. La réforme LMD, acceptée, au<br />

moins passivement, par la plupart des enseignants-chercheurs, qui n’ont<br />

le plus souvent manifesté aucune opposition et dont certains furent<br />

même atteints d’une frénésie « auto-réformatrice » 10 , constitue le cheval<br />

de Troie des deux autres réformes. En s’appuyant sur la différenciation<br />

déjà existante des établissements d’enseignement supérieur 11 et sur les<br />

effets de la mise en place des nouvelles licences et des masters, diplômes<br />

« nationaux » sans cadrage national, certains experts entendent en effet<br />

reconfigurer la carte universitaire, modifier le mode de gestion des universités<br />

et conduire à une réforme des statuts. Mieux qu’une rupture<br />

brutale, c’est le type de réforme « incrémentale » préconisée par Philippe<br />

Aghion et Élie Cohen : elle aurait, espèrent-ils, le mérite d’éviter de faire<br />

descendre les étudiants dans la rue 12 .<br />

9. Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Minuit,<br />

Paris, coll. « Le Sens Commun », 1989, p. 484.<br />

10. Lire Abélard, Universitas…, op. cit., p. 101 et sq.<br />

11. La politique de différenciation des établissements d’enseignement supérieurs<br />

est en effet toujours à l’œuvre : un décret présenté en conseil des<br />

ministres le mercredi 25 février 2004 accorde le statut de « grand<br />

établissement » à l’université de Dauphine (sur le modèle de Sciences-po) pour<br />

lui permettre – entre autres – de sélectionner ses candidats à l’entrée.<br />

12. Lire Philippe Aghion et Élie Cohen, Éducation et croissance…, op. cit.


202<br />

LES EFFETS DESTRUCTEURS DE LA RÉFORME LMD<br />

LA LEÇON DES CHOSES<br />

La réforme LMD – supposée unifier l’enseignement supérieur à un niveau<br />

européen et favoriser la « mobilité » des étudiants – est déjà entrée en<br />

application dans certaines universités, sans moyens supplémentaires 13 .<br />

Dans la plupart des autres universités, les négociations avec le ministère<br />

de l’Enseignement supérieur sont entamées, en prévision de la rentrée<br />

prochaine (2004-2005) ou de la suivante et, déjà, certaines maquettes<br />

ont été retournées à l’envoyeur avec des refus d’habilitation dont le principe<br />

reste au demeurant fort obscur. Sans doute, le « diagnostic » du Livre<br />

noir des réformes universitaires, qui mettait l’accent sur les limites (économiques<br />

et linguistiques) restreignant la « mobilité » des étudiants, sur la<br />

différenciation des universités et des filières, sur la promotion d’une<br />

« pluridisciplinarité du pauvre », sans principes ni moyens, sur la difficile<br />

survie des disciplines et des productions disciplinaires, etc., était-il en<br />

deçà de la réalité. Les premiers effets délétères de cette réforme se font<br />

durement sentir, au niveau de la différenciation des institutions tout<br />

d’abord, des relations entre disciplines et de leur recomposition ensuite,<br />

au niveau de la désorientation des étudiants enfin. Parce qu’il n’a jamais<br />

été question de s’attaquer sérieusement aux inégalités sociales et culturelles<br />

d’accès aux différentes filières et établissements d’enseignement<br />

supérieur (grandes écoles et filières universitaires, classes préparatoires,<br />

IUT et petites écoles professionnelles, etc.), ni à la contribution propre du<br />

système d’enseignement au renforcement de l’inégale valeur scolaire des<br />

étudiants, la mise en place de la réforme se traduit d’ores et déjà par un<br />

accroissement des écarts entre les privilégiés et les laissés-pour-compte de<br />

l’enseignement supérieur.<br />

La mise en place des réformes s’opère par vagues d’habilitations successives.<br />

Certaines universités (par exemple Lyon 2, Bordeaux 2, etc.)<br />

ont soumis leurs nouvelles maquettes à l’habilitation ministérielle l’année<br />

dernière et ont pu ouvrir, dès cette année, leurs « nouvelles » licences<br />

(trois années d’études après le baccalauréat) et leurs masters (deux<br />

années d’études après la licence). Il semble que cette minorité d’universités<br />

n’ait pas rencontré de difficultés particulières à faire valider ses projets<br />

par le ministère de l’Éducation nationale. Les refus ou les difficultés<br />

13. Quatre « vagues » d’habilitations sont prévues, à raison d’une par année : la<br />

première fut celle de l’année 2002-2003.


CHRISTOPHE GAUBERT 203<br />

semblent plus nombreux pour la deuxième vague, qui concerne un plus<br />

grand nombre d’établissements. Comment, par ailleurs, ne pas s’étonner<br />

que la plupart des universités parisiennes, dominantes, fassent seulement<br />

partie de l’avant-dernière ou de la dernière vague d’habilitation ?<br />

Disposant ainsi de la durée pour observer les premiers effets de la<br />

réforme, elles seront en mesure d’élaborer et négocier au mieux la mise<br />

en place de leur « offre de formation ».<br />

La hiérarchisation de l’enseignement supérieur s’intensifie également<br />

dans la mesure où l’octroi ou non des masters à tel ou tel établissement<br />

préfigure la coupure entre « collèges universitaires » et « pôles d’excellence<br />

». Les premiers, répartis sur l’ensemble du territoire national, proposeront<br />

une licence à la grande masse des étudiants. Ils sont d’ores et<br />

déjà quasiment considérés comme l’analogue d’un lycée, la licence se<br />

substituant de fait à des baccalauréats qui, avec leur multiplication<br />

récente (baccalauréat technologique et, plus encore, baccalauréat professionnel),<br />

ne jouent plus aussi efficacement leur rôle de filtre à l’entrée<br />

de l’enseignement supérieur, et ne garantissent plus automatiquement la<br />

possession de la culture scolaire minimale permettant orientation et survie<br />

à l’université 14 . Les seconds, pôles d’excellence virtuels, concentrent<br />

déjà les ressources matérielles et intellectuelles les plus importantes. Ils<br />

sont supposés contribuer à assurer le rang de la France dans la compétition<br />

scientifique et économique internationale. Leur constitution est<br />

l’occasion de maintenir ou d’intensifier la sélection à l’entrée de certains<br />

troisièmes cycles.<br />

Au niveau des masters, c’est à la fois un flou grandissant et l’hétérogénéité<br />

la plus totale qui commencent à régner dans la définition des<br />

« disciplines », la multiplication des masters professionnels (comme,<br />

auparavant, des DESS), contribuant à la dissolution des identités<br />

disciplinaires. Dans certaines grosses universités, où les « réforma-<br />

14. Ce « constat » (développé par exemple par Philippe Aghion et Élie Cohen)<br />

repose sur la description sociologique de l’arrivée de « nouveaux publics » au<br />

sein de l’enseignement supérieur, promus par la politique volontariste d’accession<br />

de « 80 % d’une génération » au baccalauréat. La division traditionnelle<br />

du travail entre sociologie et économie permet toutes les méprises et les manipulations,<br />

qui peuvent devoir aussi partiellement aux caractéristiques objectives<br />

des produits scientifiques mobilisés (les études de cas du sociologue) à<br />

l’appui de la « démonstration » de l’économiste.


204<br />

LA LEÇON DES CHOSES<br />

teurs » occupent sans doute une position relativement forte (tel professeur<br />

ou vice-président a été membre du cabinet du ministre de l’Éducation,<br />

tels ou tel enseignant expertise les dossiers pour le compte du<br />

ministère), les mentions disciplinaires sont reconduites et restent visibles<br />

au plus haut niveau des intitulés de formations ou de diplômes.<br />

Au sein des universités aux effectifs plus restreints et au capital social<br />

moins fourni, l’intitulé disciplinaire tend à disparaître ou à se fondre<br />

dans l’ensemble, accompagnant la dissolution des enseignements dans<br />

un amas d’ex-disciplines 15 .<br />

La fabrication de nouveaux cursus (plus ou moins pluridisciplinaires),<br />

l’existence de « crédits » de formation (ou unités capitalisables), la multiplication<br />

de diplômes très différents d’une université à l’autre (sur le<br />

modèle des DESS ou des licences professionnelles – plus récentes) sont<br />

ainsi les instruments qui vont conduire à la désagrégation d’un grand<br />

nombre de disciplines. Mais si toutes les disciplines sont concernées,<br />

elles sont inégalement touchées : on peut s’interroger sur la logique qui<br />

préside à la reconduction quasi à l’identique des formations juridiques,<br />

qui semble aller de soi, et se demander ce qui vaut à la médecine d’être<br />

également épargnée. En outre, cette recomposition conduit à la hiérarchisation<br />

des institutions universitaires, qui vont pouvoir décerner des<br />

diplômes « maison », signant de ce fait la fin du caractère national des<br />

diplômes. Laquelle est également favorisée par la diversification des<br />

parcours étudiants, avec la mise en place des crédits de formation, et par<br />

le niveau inégal de reconnaissance des disciplines selon les masters<br />

proposés dans chaque université.<br />

15. En effet, chaque diplôme se décline selon quatre niveaux hiérarchiques. Du<br />

plus élevé au moins élevé : domaine (tel que « sciences humaines »), mention<br />

(telle que « histoire »), spécialité (telle que « histoire médiévale »), parcours.<br />

Mais si l’on en juge par les retours actuels de maquettes présentées au ministère<br />

pour reconnaissance, dans telle université l’intitulé disciplinaire est situé plutôt<br />

au niveau supérieur de la mention (l’étudiant sera donc titulaire d’un master de<br />

sciences humaines, mention histoire, etc.) tandis que dans telle autre l’histoire<br />

sera ravalée au rang de spécialité, la mention prenant alors la forme d’un intitulé<br />

thématique très général (par exemple « territoires, pouvoirs, cultures, patrimoines<br />

») regroupant sous son aile plusieurs spécialités (histoire, géographie,<br />

etc.). Pour les étudiants, ceci se traduira, de fait, par une inégale valeur des<br />

diplômes (certaines mentions disciplinaires auront disparu où seront moins<br />

visibles), inégalement « lisibles » pour les employeurs sur le marché du travail.


CHRISTOPHE GAUBERT 205<br />

La mutualisation de certains enseignements confronte de fait les universitaires<br />

à une hétérogénéité accrue du niveau de connaissance des étudiants,<br />

issus de plusieurs « disciplines ». Ce qui entraîne, de facto, un<br />

abaissement de la quantité et du niveau « d’information » transmis en<br />

cours, ou une baisse du rendement du travail pédagogique. On ne peut<br />

que constater la distance qui s’instaure chaque jour un peu plus entre les<br />

savoirs disciplinaires les plus récents produits par les chercheurs et enseignants-chercheurs<br />

– et éventuellement transmis dans certains troisièmes<br />

cycles sélectifs – et les enseignements dispensés en premier cycle 16 . La<br />

mutualisation des enseignements induit également le morcellement des<br />

emplois du temps ; de ce fait, elle n’est pas sans effets sur l’organisation<br />

des activités de recherche. Si on y ajoute la part grandissante occupée par<br />

l’organisation de « stages », on peut prédire que c’est dans cette brèche<br />

que s’engouffreront prochainement les promoteurs d’une réforme du<br />

statut d’enseignant-chercheur vouant certains d’entre eux aux premiers<br />

cycles et au seul enseignement. Enfin, la mutualisation s’instaure entre<br />

établissements, associant ici une université catholique et une faculté de<br />

sciences humaines, là une école d’agriculture et une faculté des sciences,<br />

etc. : la seule instauration du LMD modifie ainsi en pratique la politique<br />

des établissements, d’abord dans une optique gestionnaire, sans qu’il ait<br />

été nécessaire de passer par la réforme des structures attendue de la « loi<br />

de modernisation » de l’enseignement supérieur.<br />

Dans certains cas, ce sont des cursus universitaires qui sont menacés<br />

de disparition (par exemple, les sciences du langage) ou qui sont cantonnés<br />

dans les premiers cycles et composés d’enseignements disparates<br />

que l’on ne peut appeler « pluridisciplinaires » que par abus de langage<br />

tant il est vrai que, chaque jour davantage, est refusé aux établissements<br />

universitaires l’octroi de moyens d’inculquer durablement les savoirs et<br />

les savoir-faire constitutifs de chaque discipline : nombre d’heures d’enseignements<br />

disciplinaires revus à la baisse, pénurie de postes d’enseignants-chercheurs<br />

et de personnels administratifs et techniques. Dans<br />

telle ou telle université, la fabrication d’un cursus conjoint à partir de<br />

deux anciennes disciplines ou plus (physique et biologie ou, autre<br />

exemple, l’adjonction de gestion et de droit à une ancienne maîtrise de<br />

chimie) risque de ne constituer que des adaptations à courte vue pour<br />

16. La faiblesse des moyens dont disposent la plupart des bibliothèques universitaires<br />

n’est pas faite pour favoriser l’accès – même formel – à ces savoirs.


206<br />

LA LEÇON DES CHOSES<br />

l’accès éventuel à des emplois intermédiaires sur un segment étroit du<br />

marché du travail. A contrario, elle contribue à lier durablement l’étudiant,<br />

ni biologiste ni physicien (ni gestionnaire et sans doute encore<br />

moins juriste ou chimiste), à sa formation initiale et à son université<br />

d’origine, lui interdisant probablement d’accéder aux cursus disciplinaires<br />

plus valorisés des « pôles d’excellence ».<br />

Au sein de chaque discipline ou presque, des enseignements fondamentaux<br />

sont réduits ou disparaissent au gré des rapports de force<br />

locaux entre présidents d’universités, représentants syndicaux reconvertis<br />

dans la gestion des établissements et représentants des UFR. Ici, c’est<br />

la physique quantique qui fera les frais de la réforme d’un cursus de physique<br />

; là, un enseignement de statistique en sciences sociales ou de<br />

méthodes d’enquêtes qui va être réduit à la portion congrue ; ailleurs, les<br />

langues rares ou anciennes ; etc. Ces coupes drastiques, dictées par les<br />

contraintes réglementaires et budgétaires, entraînent une concurrence<br />

accrue entre départements disciplinaires et enseignants de différentes<br />

disciplines pour leur survie institutionnelle, en terme de postes, de<br />

nombre d’étudiants, d’horaires d’enseignements : l’institution universitaire<br />

s’éloigne chaque jour un peu plus de la coordination rationnelle des<br />

forces pédagogiques dans la construction d’un cursus cohérent. Le calendrier<br />

imposé n’y contribue en rien lui non plus.<br />

Dans ce processus, les langues vivantes deviennent des disciplines<br />

ancillaires, les enseignements de lettres et civilisation laissent progressivement<br />

la place à de l’anglais pour médecin, pour sociologue ou pour<br />

informaticien. De plus, si le nombre d’heures d’enseignement linguistique<br />

en licence ou en master est réduit (et d’autant plus lorsque ces<br />

licences sont supposées pluridisciplinaires), les compétences linguistiques<br />

exigées demeurent les mêmes, rhétorique de l’internationalisation<br />

oblige. À en croire certains préposés à la mise en place des réformes<br />

(directeurs d’UFR, etc.), il suffirait alors de recourir à l’auto-formation.<br />

Dans la novlang réformatrice, il s’agit pour chacun de devenir « acteur de<br />

sa formation », avec tout ce que cela sous-entend d’inégalité des chances<br />

d’accès à des logiciels ou à des cours privés de langue. De leur côté, les<br />

enseignants concernés seront progressivement réduits à la fonction de<br />

certificateurs de compétences (supposées) acquises ailleurs 17 .<br />

17. Sur ces questions, lire Frédéric Neyrat, « De l’éducation permanente à la<br />

certification permanente. La validation des acquis de l’expérience, levier de


CHRISTOPHE GAUBERT 207<br />

L’accent mis sur la nécessité de la « professionnalisation » des étudiants<br />

reproduit, à une autre échelle et à un autre niveau du cursus scolaire, une<br />

opposition séculaire, caractéristique du système scolaire français. D’un<br />

côté, il s’agit d’organiser l’orientation renouvelée vers des métiers pratiques,<br />

plus précoce et opérée par défaut sur la base de la faiblesse des<br />

résultats scolaires antérieurs. Le système d’enseignement, en vouant certains<br />

élèves aux cycles courts (licences professionnelles) et à l’acquisition<br />

de savoirs techniques parcellisés, contribue ainsi à constituer une maind’œuvre<br />

ajustée de « techniciens » (ouvriers, techniciens, cadres d’exécution).<br />

C’est ce que préfigurent les innombrables licences<br />

professionnelles du type « Management des métiers du golf », « Danse<br />

et science », « Animateur de sécurité routière », « Métiers de la médiation<br />

éducative », « Commerce et distribution, mention management de<br />

rayon », parfois directement liées à une entreprise dominante sur un segment<br />

du marché du travail local 18 . Chez les universitaires, cela se traduit<br />

par la distinction négative d’une partie d’entre eux, voués au seul enseignement<br />

(de moins en moins disciplinaire) comme au suivi des stages 19 ,<br />

sans liens assurés avec une activité de recherche. De l’autre côté, c’est<br />

l’accès à des formations où les possibles scolaires et professionnels restent<br />

longtemps très ouverts qui est préservé – dont la forme extrême est<br />

caractérisée par l’accès aux grandes écoles –, ainsi que la reproduction<br />

d’une bourgeoisie en voie d’internationalisation.<br />

La réforme se traduit enfin par la désorientation des étudiants<br />

condamnés à déchiffrer des intitulés de master plus ou moins fantaisistes<br />

et sybillins, dans lesquels on cherche en vain une quelconque cohérence<br />

disciplinaire. Le démembrement des cursus ou des disciplines au profit<br />

d’unités interchangeables est opéré sans aucune réflexion sur ses effets en<br />

matière d’apprentissage intellectuel 20 . En fait, c’est l’idée même de<br />

transformation de l’enseignement supérieur », Cahiers de la recherche sur l’éducation<br />

et les savoirs, <strong>n°</strong> 2, 2003, p. 225-255.<br />

18. Sur ce dernier point, lire Christian de Montlibert, « La “professionnalisation”<br />

des enseignements universitaires », <strong>Agone</strong>, <strong>n°</strong> 29/30, 2003, p. 195-202.<br />

19. Sur la critique de la culture du « stage » et du rapport de stage, comme sur<br />

l’importance tant intellectuelle que directement professionnelle de la transmission<br />

de manières de construire scientifiquement l’objet de connaissance, lire<br />

Yves Winkin, La communication n’est pas une marchandise. Résister à l’agenda de<br />

Bologne, Labor-Espace de Liberté, Bruxelles, 2003.<br />

20. Je reprends ici des éléments du chap. III d’Universitas Calamitatum…, op. cit.


208<br />

LA LEÇON DES CHOSES<br />

cursus, c’est-à-dire d’un cours régulier des études ayant pour fin l’apprentissage<br />

systématique et rationnel d’une discipline donnée, sur un<br />

temps suffisamment long, qui disparaît pour bon nombre d’étudiants. Ils<br />

font les frais de la promotion d’une logique individualiste et éclectique,<br />

évoquant un supermarché du pauvre approvisionné au gré des ressources<br />

académiques locales et des stratégies économiques des investisseurs.<br />

La généralisation de formats pédagogiques très courts (organisés<br />

au maximum sur un semestre) rend impossible la réalisation d’exercices<br />

et le suivi de travaux de recherche sur une année, c’est-à-dire l’apprentissage<br />

du travail intellectuel et une première confrontation à l’exercice<br />

de la recherche. Elle encourage la distribution parcimonieuse de résultats<br />

scientifiques forcément partiels et voués à l’obsolescence à plus ou<br />

moins court terme, la reproduction du canon des œuvres ou des travaux,<br />

plutôt que la transmission active et continue d’un « art d’inventer ».<br />

Avec ces réformes, l’enseignement supérieur français s’éloigne plus que<br />

jamais d’un enseignement réellement démocratique qui se donnerait<br />

pour fin de « permettre au plus grand nombre possible d’individus de<br />

s’emparer dans le moins de temps possible, le plus complètement et le<br />

plus parfaitement possible, du plus grand nombre possible d’aptitudes<br />

qui font la culture scolaire à un moment donné». Le projet de « neutraliser<br />

méthodiquement et continûment, de l’école maternelle à l’université,<br />

l’action des facteurs sociaux d’inégalité culturelle » 21 doit<br />

aujourd’hui être défendu contre tous les promoteurs de cette nouvelle<br />

politique d’inégalités.<br />

CHRISTOPHE GAUBERT<br />

21. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la<br />

culture, Minuit, Paris, 1964, p. 114-115.


ISABELLE KALINOWSKI & REINHARD GRESSEL<br />

Pourquoi les politiques<br />

impérialistes ?<br />

AGONE, 2004, <strong>31</strong>/<strong>32</strong> : 209-212<br />

209<br />

Introduction aux « Fondements économiques<br />

de “l’impérialisme” » de Max Weber<br />

LE TEXTE QUI SUIT est un extrait à ce jour inédit en français de l’œuvre<br />

posthume du sociologue allemand Max Weber (1864-1920), Économie<br />

et société 1 . Tiré du chapitre consacré aux « Communautés politiques<br />

», il propose un bref schéma d’explication des politiques<br />

impérialistes des États anciens et modernes. Écrit avant 1914, il est antérieur<br />

à la publication de L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme de<br />

Lénine (paru en russe en 1916 puis, en traduction, à partir de 1920 2 )<br />

et constitue l’un des premiers témoignages d’une prise de position « académique<br />

» sur la question. Le journaliste libéral anglais John A. Hobson<br />

avait lancé la discussion avec son ouvrage de 1902, Imperialism. A Study ;<br />

elle avait ensuite été reprise par deux intellectuels marxistes non<br />

1. Le premier tome de cet ouvrage édité après la mort de Weber à partir d’un<br />

manuscrit inachevé a été publié en français sous le titre Économie et société (traduit<br />

sous la direction de Jacques Chavy et Éric de Dampierre, Plon, 1971 ;<br />

réédition Presses Pocket, 1995, 2 vol.). Le second tome comprend trois chapitres<br />

: le premier est paru sous le titre Sociologie du droit (traduction Jacques<br />

Grosclaude, PUF, 1986) ; les deux derniers, Communautés politiques et Sociologie<br />

de la domination, n’ont pas encore été traduits en français.<br />

2. Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, Éditions sociales, 1979.


210<br />

LA LEÇON DES CHOSES<br />

universitaires enseignant à l’École du parti social-démocrate de Berlin,<br />

Rudolf Hilferding (Le Capital financier, 1910 3 ) et Rosa Luxemburg<br />

(L’Accumulation du capital. Contribution à l’explication économique de l’impérialisme,<br />

1913 4 ). Max Weber ne les cite pas ; son texte se réfère, sans<br />

donner plus de précisions, à la thèse marxiste postulant que « la formation<br />

mais aussi l’expansion des grandes puissances obéissent toujours de<br />

prime abord à des déterminations économiques ».<br />

Max Weber affirme dans un premier temps que « cette conjonction ne<br />

se rencontre pas nécessairement, et que le rapport de causalité n’est en<br />

aucun cas univoque » ; il livre dans la première partie des « Fondements<br />

économiques de “l’impérialisme”» (qui n’est pas reproduite ici) plusieurs<br />

exemples historiques dans lesquels les intérêts politiques priment sur les<br />

intérêts économiques. Mais il ajoute dans un deuxième temps : « Si les<br />

échanges de biens en tant que tels ne constituent en aucun cas le facteur<br />

décisif des mouvements d’expansion politique, la structure de l’économie<br />

en général est cependant très fortement déterminante pour le degré et<br />

pour le mode d’expansion politique. » Sa définition de « l’impérialisme<br />

capitaliste » (qui fait l’objet de l’extrait ci-dessous) met l’accent sur la<br />

diversité des intérêts économiques qui sont en jeu dans les guerres et les<br />

menées impérialistes : les visées marchandes ne sont pas seules en cause,<br />

et elles peuvent s’avérer moins décisives que les intérêts de l’industrie<br />

lourde (productrice d’armements, notamment) et surtout ceux de la<br />

finance capitaliste. Cette puissante conjonction permet d’expliquer pourquoi<br />

des politiques impérialistes sont engagées alors même que leur succès<br />

apparaît aléatoire : « Les banques qui financent des prêts de guerre<br />

et, aujourd’hui, une grande part de l’industrie lourde, et pas seulement<br />

les fournisseurs directs de blindages et de canons, ont dans tous les cas un<br />

intérêt économique à ce que des guerres soient menées ; une guerre perdue<br />

augmente pour eux aussi bien la demande qu’une guerre gagnée, et<br />

les intérêts politiques et économiques que les membres d’une communauté<br />

politique ont à l’existence de grandes usines de machines de guerre<br />

dans leur pays les contraint à tolérer que celles-ci fournissent le monde<br />

entier, y compris leurs adversaires politiques. »<br />

3. Rudolf Hilferding, Le Capital financier, étude sur le développement récent du<br />

capitalisme, trad. Marcel Ollivier, Minuit, 1979.<br />

4. Rosa Luxemburg, L’Accumulation du capital, (trad. Irène Petit, Maspero, 1967)<br />

trad. Irène Petit et Marcel Ollivier, Maspero, 1976.


ISABELLE KALINOWSKI & REINHARD GRESSEL 211<br />

Dans un troisième et dernier temps, Weber complète son analyse des<br />

fondements de l’impérialisme en s’interrogeant sur les modalités de l’adhésion<br />

des différentes classes à ces politiques de violence. C’est dans<br />

cette partie finale qu’il faut sans doute chercher l’apport le plus original<br />

de Weber à la discussion sur les causes de l’impérialisme. La détermination<br />

objective par les intérêts économiques – c’est là une des thèses<br />

majeures de son œuvre – ne s’exerce pas uniformément et uniment sur<br />

tous les groupes sociaux : si la conjonction de l’adhésion idéologique<br />

(aux politiques impérialistes, par exemple) et des profits économiques,<br />

dans le cas des classes dominantes, possède un caractère d’évidence, l’acceptation<br />

par les classes les plus dominées d’une politique dont elles<br />

subissent les effets négatifs sans en retirer les bénéfices est en revanche le<br />

phénomène qui, aux yeux de Weber, réclame explication.<br />

La spécificité de l’impérialisme capitaliste par rapport à d’autres formes<br />

d’impérialisme (par exemple celui de l’Antiquité) est en effet de radicaliser<br />

l’inégalité de la répartition des profits auxquels il donne accès : les<br />

non-possédants ne reçoivent plus leur « part de butin » ou de terres, et<br />

se trouvent exclus des intérêts financiers associés à la production de<br />

guerres, alors même qu’ils en supportent le financement. (« Les moyens<br />

[de production des guerres], écrit Weber, sont réunis sous la forme de<br />

redevances forcées, auxquelles les couches dominantes savent normalement<br />

se soustraire en les faisant peser sur les masses, en vertu de leur<br />

puissance sociale et politique. ») D’un point de vue strictement économique,<br />

les « couches petites-bourgeoises et prolétaires » ont donc structurellement<br />

plutôt intérêt au pacifisme. Pourquoi, demande alors Weber,<br />

ces « intérêts pacifistes » sont-ils « malgré tout très souvent et très facilement<br />

défaillants » ? La réponse livrée en conclusion est seulement esquissée,<br />

et peut prêter à confusion : en soulignant la réceptivité des masses à<br />

« l’émotion » (de la même façon qu’il relève ailleurs, par exemple, le primat<br />

de la « magie » dans la religiosité paysanne), Weber n’entend aucunement<br />

assigner les plus dominés à une forme de pensée « inférieure »,<br />

ni attribuer à l’inverse une plus grande « rationalité» aux idées des dominants.<br />

Il invoque dans d’autres textes le « besoin rationnel » des prolétaires<br />

et, d’un autre côté, les assises irrationnelles de « l’esprit capitaliste ».<br />

L’argument suggéré ici consiste bien plutôt à insister sur les conditions<br />

matérielles et sociales de l’existence d’un pacifisme : l’intérêt rationnel qui<br />

prédispose les masses, plus que tout autre groupe social, à redouter les<br />

guerres et les menées coloniales, peut d’autant plus vaciller sous l’effet des


212<br />

LA LEÇON DES CHOSES<br />

propagandes impérialistes qu’il n’est pas conforté, chez ceux qui n’ont<br />

rien à perdre, par la positivité d’un intérêt économique.<br />

Il ne s’agit pas là, pour Weber, d’énoncer des lois sociales à prétention<br />

universelle ; conformément à la méthode de sa sociologie, l’élaboration<br />

de telles typologies ne vise qu’à établir des modèles abstraits qui ne sont<br />

pas en eux-mêmes leur propre fin, mais fournissent un cadre de probabilité<br />

à partir duquel peuvent être saisies, dans le réel cette fois, des différences<br />

pertinentes, permettant d’échapper à la collecte infinie de faits<br />

contradictoires. L’une des caractéristiques du texte présenté ici consiste<br />

ainsi à fournir un modèle d’explication « tranché» du phénomène impérialiste,<br />

à la différence de l’analyse plus développée et plus « brillante »<br />

publiée par Joseph Schumpeter en 1918 sous le titre Sociologie des impérialismes<br />

5 , et dans laquelle celui qui était alors un collaborateur de la<br />

revue de Max Weber se livre à une vertigineuse énumération de l’histoire<br />

des impérialismes et de leurs moteurs.<br />

Parce qu’il partage sur certains points l’analyse marxiste de l’impérialisme<br />

capitaliste, le texte qui suit met à mal plusieurs images communément<br />

associées à Max Weber. Non marxiste, il fut bien loin d’axer son<br />

travail, comme l’affirment ceux qui ne l’ont pas lu, sur un « renversement<br />

» des théories de Marx ; « patriote » dans ses interventions politiques,<br />

il n’en livra pas moins, dans ses ouvrages scientifiques, les<br />

instruments les plus lucides d’une analyse des politiques de domination.<br />

ISABELLE KALINOWSKI & REINHARD GRESSEL<br />

5. Joseph Schumpeter, « Sociologie des impérialismes », in Impérialisme et<br />

classes sociales, trad. Suzanne de Segonzac et Pierre Bresson, revue par Jean-<br />

Claude Passeron, (Minuit, 1972) « Champs » Flammarion, 1984.


MAX WEBER<br />

Les fondements économiques<br />

de « l’impérialisme » *<br />

AGONE, 2004, <strong>31</strong>/<strong>32</strong> : 213-219<br />

213<br />

DE ROME OUTRE-MER, dans la mesure où elle fut soumise<br />

à des déterminations économiques, présente des caractéris-<br />

L’EXPANSION<br />

tiques – qui se manifestèrent alors pour la première fois dans<br />

l’histoire sous une forme aussi marquée et à un degré aussi fort – que<br />

l’on retrouva toujours par la suite et que l’on retrouve encore aujourd’hui<br />

dans leurs grandes lignes. Bien que la frontière qui les sépare<br />

d’autres types demeure très fluide, elles sont typiques d’une forme spécifique<br />

de rapports capitalistes – ou en constituent bien plutôt les<br />

conditions d’existence – que nous appellerons l’impérialisme capitaliste.<br />

Ce sont les intérêts capitalistes de fermiers fiscaux, de créanciers des<br />

États, de fournisseurs des États, de capitalistes actifs dans le commerce<br />

extérieur et bénéficiant de privilèges étatiques, et de capitalistes coloniaux.<br />

Leurs chances de profits se fondent entièrement sur l’exploitation<br />

directe de situations de contrainte politique violente, en l’occurrence<br />

d’une violence orientée vers l’expansion. L’acquisition de « colonies »<br />

* Ce texte est la traduction partielle de Max Weber, « Die wirtschaftlichen<br />

Grundlagen des “Imperialismus” », in Wirtschaft und Gesellschaft [Économie<br />

et société], Mohr, Tübingen, 1972, p. 524-527.


214<br />

LA LEÇON DES CHOSES<br />

outre-mer, pour une communauté politique, offre aux intérêts capitalistes<br />

des opportunités de profits considérables, par la réduction des<br />

autochtones en esclavage forcé ou par leur assignation à une terre et<br />

leur exploitation comme main-d’œuvre dans les plantations (pratique<br />

qui fut semble-t-il organisée pour la première fois à grande échelle par<br />

les Carthaginois, et, en dernier lieu, dans un style des plus grandioses,<br />

par les Espagnols en Amérique du Sud, par les Anglais dans les États<br />

américains du Sud et par les Hollandais en Indonésie), mais aussi par la<br />

monopolisation forcée du commerce avec ces colonies et, le cas<br />

échéant, d’autres parts du commerce extérieur. Les impôts du territoire<br />

nouvellement occupé offrent des chances de profits à des fermiers fiscaux<br />

capitalistes, chaque fois que l’appareil propre de la communauté<br />

politique n’est pas approprié pour les collecter – nous reviendrons plus<br />

tard sur ce point. À supposer que les instruments de production pratiques<br />

de la guerre ne soient pas acquis par l’auto-équipement, comme<br />

dans le pur féodalisme, mais par la communauté politique en tant que<br />

telle, l’expansion violente par la guerre et les armements nécessaires<br />

offrent de loin les occasions les plus profitables de demande en crédits<br />

très élevés, et augmentent les chances de profit des créanciers capitalistes<br />

de l’État : ceux-ci, dès la deuxième guerre punique 1 , dictaient<br />

leurs conditions à la politique romaine. Ou bien, lorsque les créanciers<br />

de l’État sont pour finir devenus une couche massive de rentiers d’État<br />

(détenteurs de titres consolidés) – ce qui est la situation caractéristique<br />

aujourd’hui –, ils offrent des chances de profits aux banques qui «émettent<br />

» ces titres. Les intérêts des fournisseurs de matériel de guerre vont<br />

dans le même sens. Les puissances économiques ainsi créées ont intérêt<br />

à l’émergence de conflits guerriers en tant que tels, quelle qu’en soit<br />

l’issue pour leur propre communauté. Aristophane, déjà, distingue les<br />

métiers de ceux qui ont intérêt à la guerre et de ceux qui ont intérêt à la<br />

paix, même si l’enjeu important – comme on le voit dans son énumération<br />

– résidait encore à l’époque, du moins pour l’armée de terre, dans<br />

l’auto-équipement et, par suite, dans les commandes passées individuellement<br />

par les citoyens auprès des artisans : forgeurs d’épées, fabricants<br />

d’armures, etc. À l’époque, déjà, les grands entrepôts commerciaux privés<br />

qu’on désigne souvent comme des « fabriques » étaient avant tout<br />

1. La deuxième guerre punique opposant Rome et Carthage eut lieu entre 218<br />

et 201 av. J.-C. [ndt]


MAX WEBER 215<br />

des réserves d’armes. De nos jours, les commandes de matériel de<br />

guerre et de machines de guerre ne sont globalement passées que par<br />

un seul client, la communauté politique en tant que telle, ce qui accroît<br />

le caractère capitaliste. Les banques qui financent des prêts de guerre et,<br />

aujourd’hui, une grande part de l’industrie lourde, et pas seulement les<br />

fournisseurs directs de blindages et de canons, ont dans tous les cas un<br />

intérêt économique à ce que des guerres soient menées ; une guerre<br />

perdue augmente pour eux aussi bien la demande qu’une guerre<br />

gagnée, et les intérêts politiques et économiques que les membres d’une<br />

communauté politique ont à l’existence de grandes usines de machines<br />

de guerre dans leur pays les contraint à tolérer que celles-ci fournissent<br />

le monde entier, y compris leurs adversaires politiques.<br />

Les obstacles économiques que rencontrent les intérêts capitalistes<br />

impérialistes tiennent avant tout – à supposer que soient directement en<br />

jeu des motivations purement capitalistes – au rapport entre la rentabilité<br />

des premiers et celle des intérêts capitalistes d’orientation pacifiste, et<br />

ce rapport est étroitement lié à son tour aux rôles respectifs de l’économie<br />

publique et de l’économie privée dans la couverture des besoins.<br />

Celle-ci est par suite également déterminante, dans une large mesure,<br />

pour le type de tendances économiques expansionnistes qui reçoivent<br />

l’appui des communautés politiques. De façon générale, le capitalisme<br />

impérialiste, en particulier le capitalisme de rapine colonial, qui se fonde<br />

sur la violence directe et le travail forcé, est de loin celui qui a de tous<br />

temps offert les plus grandes opportunités de profit, sans commune<br />

mesure, le plus souvent, avec celles des activités d’exportation orientées<br />

vers des échanges pacifiques avec les membres d’autres communautés<br />

politiques. Par suite, ce capitalisme a existé en tous temps et partout où<br />

les besoins économiques publics ont pu être couverts dans une large<br />

mesure par la communauté politique en tant que telle ou bien par ses<br />

subdivisions (les communes). Plus cette couverture était forte et plus le<br />

capitalisme impérialiste a eu d’importance. Dans les pays politiquement<br />

«étrangers », et surtout dans les régions qui connaissent une nouvelle<br />

« ouverture » politique et économique, autrement dit celles où sont introduites<br />

les formes d’organisation spécifiquement modernes des « entreprises<br />

» publiques et privées, les opportunités de gains se multiplient à<br />

nouveau aujourd’hui, sous la forme de « commandes étatiques », qui<br />

concernent les armes, les chemins de fer et les autres travaux publics<br />

financés par la communauté politique ou confiés à des entreprises dotées


216<br />

LA LEÇON DES CHOSES<br />

de monopoles, les organisations ou concessions monopolistiques de la<br />

fiscalité, du commerce et de l’industrie, ou les emprunts d’État. De façon<br />

générale, c’est lorsqu’une importance croissante échoit à l’économie<br />

publique comme forme de couverture des besoins que la prédominance<br />

de ce type de chances de profit s’affirme aux dépens des profits susceptibles<br />

d’être obtenus par les formes communes de l’échange de biens<br />

privé. Parallèlement, l’expansion économique sur une base politique et la<br />

compétition entre les différentes communautés politiques, auxquelles<br />

prennent part des détenteurs de capitaux disponibles pour l’investissement,<br />

tendent elles aussi à créer à leur propre profit ce type de monopoles<br />

et de participations à des « commandes étatiques », tandis qu’est<br />

reléguée au second plan la simple pratique de la « porte ouverte » aux<br />

importations de biens privées. Mais comme le moyen le plus sûr de<br />

garantir que ces chances de profit attachées à l’économie publique du territoire<br />

étranger soient monopolisées par des ressortissants de la communauté<br />

politique nationale est l’occupation politique ou, en tout cas, la<br />

soumission de la puissance politique étrangère par l’établissement d’un<br />

« protectorat » ou d’une structure analogue, l’expansion s’engage sur la<br />

voie d’un « impérialisme » toujours plus affirmé, en rupture avec l’orientation<br />

pacifiste ne réclamant que la « liberté de commerce ». Celle-ci ne<br />

prédomina qu’aussi longtemps que l’organisation de la couverture des<br />

besoins fondée sur l’économie privée faisait pencher la balance des<br />

chances optimales de profit capitaliste du côté de l’échange de biens pacifique,<br />

non monopolisé – du moins par le pouvoir politique. Le renouveau<br />

universel du capitalisme « impérialiste » – qui a toujours été la forme<br />

normale sous laquelle se manifestent les effets exercés par les intérêts capitalistes<br />

sur la politique –, et, avec lui, les impulsions nouvelles d’expansion<br />

politique, ne sont donc pas le produit du hasard, et les pronostics ne<br />

peuvent que leur être favorables dans un avenir prochain.<br />

Il est peu probable que cette situation se modifierait radicalement si,<br />

construisant un instant une expérience de pensée, nous imaginons des<br />

communautés politiques régies d’une manière ou d’une autre par un<br />

« socialisme d’État », autrement dit des regroupements couvrant un<br />

maximum des besoins économiques par l’économie publique. Chacun<br />

de ces regroupements politiques à économie publique chercherait à<br />

acquérir au plus bas prix dans les échanges « internationaux » les biens<br />

indispensables qui ne sont pas produits sur son territoire (le coton par<br />

exemple en Allemagne) auprès des pays qui en possèdent un monopole


MAX WEBER 217<br />

naturel et aspirent à l’exploiter, et il ne serait aucunement invraisemblable<br />

que la violence soit utilisée si elle était le moyen le plus facile pour<br />

obtenir des conditions d’échange favorables. On verrait alors apparaître,<br />

sinon en droit, du moins en fait, une obligation de tribut pour les pays<br />

les plus faibles, et on ne voit au demeurant pas pourquoi les communautés<br />

les plus puissantes régies par le socialisme d’État s’abstiendraient<br />

d’extorquer aux communautés les plus faibles de véritables tributs au<br />

profit de leurs propres membres, partout où elles pourraient le faire,<br />

comme cela se produisait en tous lieux dans un lointain passé. Avec ou<br />

sans « socialisme d’État », les intérêts économiques de la « masse » des<br />

membres d’une communauté politique ne les portent pas plus nécessairement<br />

au pacifisme que n’importe quelle autre couche sociale. D’un<br />

point de vue économique, le demos 2 attique – et pas seulement lui –<br />

vivait de la guerre : elle lui assurait des soldes militaires et, en cas de victoire,<br />

les tributs des vaincus, qui, en pratique, étaient répartis entre les<br />

citoyens de plein droit sous la forme à peine dissimulée de subsides versés<br />

dans les assemblées populaires, les sessions de tribunal et les fêtes<br />

publiques. L’intérêt que présentaient une politique et une puissance<br />

impérialistes étaient par suite évidents pour tout citoyen de plein droit.<br />

Les revenus de provenance extérieure que recueillent aujourd’hui les<br />

membres d’une communauté politique – y compris ceux qui ont une origine<br />

impérialiste et présentent, de fait, le caractère d’un « tribut » – ne<br />

présentent pas pour les masses une configuration d’intérêts aussi évidente.<br />

En effet, les tributs versés aux « peuples créanciers » prennent la<br />

forme, dans l’ordre économique actuel, du versement d’intérêts de dette<br />

extérieure ou de profits capitalistiques aux couches possédantes du<br />

« peuple créancier ». Imaginons que ces tributs soient supprimés : cela<br />

impliquerait, pour des pays comme l’Angleterre, la France, l’Allemagne,<br />

par exemple, un recul très sensible du pouvoir d’achat, y compris en<br />

produits nationaux, dont l’influence sur le marché du travail s’exercerait<br />

au détriment des ouvriers concernés. Si ces derniers ont cependant, pour<br />

une très large majorité d’entre eux, des opinions pacifistes, y compris<br />

dans les pays créanciers, et ne manifestent le plus souvent aucune espèce<br />

d’intérêt pour la perpétuation de l’extorsion forcée de tributs de ce type<br />

auprès de communautés étrangères débitrices et en retard de paiement,<br />

2. Demos : terme grec désignant le « peuple ». [ndt]


218<br />

LA LEÇON DES CHOSES<br />

ni pour une participation forcée à l’exploitation de territoires coloniaux<br />

et de commandes étatiques en provenance de ces territoires étrangers,<br />

c’est d’abord là le produit tout naturel de leur situation immédiate de<br />

classe et de la situation politique et sociale interne des communautés<br />

dans une époque d’économie capitaliste. Le droit d’encaisser les tributs<br />

revient à la classe adverse, qui exerce aussi sa domination sur la communauté<br />

politique, et toute politique impérialiste qui réussit à s’imposer<br />

à l’extérieur par la contrainte renforce normalement aussi « à l’intérieur<br />

», au moins dans un premier temps, le prestige et par conséquent<br />

la position de pouvoir et l’influence des classes, Stände 3 , partis, sous la<br />

direction desquels le succès a été obtenu. À ces sources de sympathies<br />

pacifistes, plutôt conditionnées par la configuration sociale et politique,<br />

s’ajoutent, chez les « masses », surtout les masses prolétariennes, des<br />

motifs économiques. Tout investissement de capitaux dans la production<br />

de machines de guerre et de matériel de guerre crée il est vrai des opportunités<br />

de travail et de profit ; toute commande étatique peut être, dans<br />

le détail, un élément d’amélioration directe de la conjoncture ; enfin, surtout<br />

indirectement, par l’augmentation de l’intensité de l’aspiration au<br />

profit et par l’augmentation de la demande, elle peut être à la source<br />

d’une confiance accrue dans les chances économiques des industries qui<br />

y participent et, par suite, produire une atmosphère de hausse. Mais cet<br />

investissement empêche d’autres modes d’utilisation des capitaux, et<br />

rend plus difficile la couverture des besoins dans d’autres domaines ; et<br />

surtout, les moyens sont réunis sous la forme de redevances forcées, aux-<br />

3. Le concept wébérien de Stand (pl. Stände) se définit dans son rapport à la<br />

« classe » : « Qu’est-ce qu’un “Stand” ? Les “classes” sont des groupes de gens<br />

dont la situation économique est identique, du point de vue de certains intérêts.<br />

La possession ou la non-possession de biens matériels ou de qualifications professionnelles<br />

d’un certain type sont constitutifs du “statut de classe”. Le Stand<br />

est une qualité d’honneur ou de privation d’honneur social et, pour l’essentiel, il<br />

est à la fois conditionné et exprimé par un certain type de conduite de vie.<br />

L’honneur social peut être directement attaché à un statut de classe et il est le<br />

plus souvent tributaire du statut moyen de classe des membres du Stand. Mais<br />

ce n’est pas nécessairement le cas. L’appartenance à un Stand, d’un autre côté,<br />

influence par elle-même le statut de classe, dans la mesure où la conduite de vie<br />

conforme à un Stand privilégie certains types de possession ou d’activité professionnelle<br />

et en récuse d’autres » (Max Weber, Hindouisme et bouddhisme, trad.<br />

I. Kalinowski et R. Lardinois, « Champs » Flammarion, 2003, p. 123). [ndt]


MAX WEBER 219<br />

quelles les couches dominantes savent normalement se soustraire en les<br />

faisant peser sur les masses, en vertu de leur puissance sociale et politique<br />

– sans parler des limites imposées à l’emploi des fortunes au nom<br />

de considérations « mercantilistes ». Il n’est pas rare que les pays peu<br />

grevés par des dépenses militaires (Amérique), mais aussi et surtout les<br />

petits États – les Suisses, par exemple – connaissent une expansion économique<br />

plus forte, en valeur relative, pour leurs ressortissants, que les<br />

grandes puissances ; en outre, il arrive qu’on les laisse plus facilement<br />

exploiter économiquement des pays étrangers, parce qu’on ne redoute<br />

pas que leur intervention économique soit suivie d’une intervention<br />

politique. Si les intérêts pacifistes des couches petites-bourgeoises et prolétaires<br />

sont malgré tout très souvent et très facilement défaillants, les raisons<br />

en sont – abstraction faite des cas particuliers, comme l’espoir<br />

d’accéder à des territoires d’immigration dans le cas des pays surpeuplés<br />

– pour une part le fait que les « masses » non organisées sont toujours<br />

plus réceptives à l’émotion, d’autre part le fait qu’elles se représentent<br />

confusément la guerre comme porteuse d’opportunités inattendues,<br />

enfin le fait que, subjectivement, les enjeux sont moindres, pour elles,<br />

que pour les porteurs d’autres intérêts. Les « monarques » craignent<br />

pour leur trône si la guerre est perdue, les puissants et ceux qui ont intérêt<br />

à l’existence d’un « régime républicain » redoutent à l’inverse la victoire<br />

d’un « général » ; la bourgeoisie possédante, dans sa grande<br />

majorité, craint que les entraves imposées aux profits du travail n’impliquent<br />

des pertes économiques ; la couche dominante des notables peut<br />

redouter, dans certains cas, un renversement brutal du pouvoir en faveur<br />

des non-possédants, pour le cas où une défaite entraînerait une désorganisation<br />

; les « masses » en tant que telles, du moins dans leur représentation<br />

subjective, n’ont pas de crainte directement identifiable, sinon,<br />

dans les cas extrêmes, celle de perdre la vie – un danger dont l’évaluation<br />

et les effets sont sujets à de fortes variations dans la représentation<br />

qu’elles s’en font, et qui peut facilement, en fin de compte, être réduit à<br />

une quantité négligeable si on les soumet à une influence émotionnelle.<br />

MAX WEBER<br />

Traduit de l’allemand par<br />

Isabelle Kalinowski et Reinhard Gressel


220<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

Ce texte a initialement paru dans À contretemps (<strong>n°</strong> 13, 2003) – nos remerciements<br />

à Freddy Gomez de nous en avoir autorisé la reproduction gracieuse.<br />

Les références au livre de Michael Hardt et Antonio Negri, Empire (Harvard UP,<br />

2000) suivent l’édition française (Exils, 2000).<br />

L’auteur remercie Gianni Armaroli, Gianni Carrozza, Clara Ferri, Malena<br />

Fierros, John Holloway, Furio Lippi, Raúl Ornelas et Tito Pulsinelli pour leurs<br />

commentaires et leurs suggestions.


CLAUDIO ALBERTANI<br />

Empire & ses pièges<br />

Toni Negri & la déconcertante<br />

trajectoire de l’opéraïsme italien<br />

AGONE, 2004, <strong>31</strong>/<strong>32</strong> : 221-258<br />

221<br />

On a cru jusqu’ici que la mythologie chrétienne sous l’Empire<br />

romain ne fut possible que parce qu’on n’avait pas encore inventé<br />

l’imprimerie. C’est tout le contraire. La presse quotidienne et le<br />

télégraphe, qui diffusent leurs inventions en un clin d’œil sur toute<br />

l’étendue du globe, fabriquent plus de mythes en un jour qu’on<br />

pouvait autrefois en fabriquer en un siècle.<br />

Marx à Kugelmann, 27 juillet 1871<br />

BAUDELAIRE QUALIFIAIT LES AUTEURS de traités qui exposent en un<br />

tournemain l’art de devenir riches, savants et heureux, d’« entrepreneurs<br />

de bonheur public ». Il me semble que la définition<br />

pourrait parfaitement s’appliquer aux auteurs d’Empire, lesquels nous<br />

assurent avoir des réponses satisfaisantes aux grandes questions de notre<br />

temps. Présenté comme la bible du mouvement anti-mondialisation, le<br />

livre a fait l’objet d’une opération publicitaire de grande ampleur, aux<br />

États-Unis d’abord (en 2000), puis en France et, enfin, en Italie et dans<br />

le reste du monde. Bénéficiant d’un véritable succès international (avec<br />

plus d’un demi-million d’exemplaires vendus à ce jour), traduit dans de<br />

nombreuses langues – dont le chinois et l’arabe –, Empire a été reçu par<br />

la presse américaine et européenne comme une contribution de premier<br />

ordre à la compréhension du nouvel ordre mondial. Le quotidien néo-


222<br />

conservateur The New York Times n’a pas hésité à le qualifier d’« œuvre<br />

la plus importante de cette dernière décennie », ce qui ne manque pas<br />

de sel si on songe que ses auteurs se tiennent pour des radicaux et se proposaient<br />

de faire rien de moins qu’une actualisation du Manifeste communiste.<br />

En Amérique latine, en revanche, les réactions ont été plus<br />

tièdes et même parfois franchement hostiles – bien que, comme on le<br />

verra plus loin, pour de mauvaises raisons.<br />

UN VERNIS NEUF POUR UNE VIEILLE IDÉOLOGIE<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

Précisons d’emblée que si Empire ne relève en rien du manifeste, il est<br />

encore moins un manuel pour activistes. C’est un livre long (plus de 500<br />

pages) et bourré de concepts obscurs comme « bio-pouvoir », « commandement<br />

global », « souveraineté impériale », « auto-valorisation »,<br />

« déterritorialisation », « production immatérielle », « hybridation »,<br />

« multitude », et beaucoup d’autres, d’accès difficile pour des lecteurs<br />

non initiés. Une compréhension parfaite du livre requiert sans doute<br />

une certaine familiarisation avec diverses écoles de pensée : le poststructuralisme<br />

français, les théories sociologiques d’Amérique du Nord<br />

et, comme on va le voir, l’opéraïsme italien. À tout cela, il convient<br />

d’ajouter, outre la meilleure bonne volonté du monde, une certaine<br />

connaissance de la philosophie politique, d’Aristote à John Rawls, en<br />

passant par Polybe, Machiavel et Carl Schmitt. Je dois avouer que, dans<br />

mon cas, lire l’ouvrage en entier m’a coûté quelques mois d’efforts, y<br />

compris les longues interruptions nécessaires.<br />

Selon ses propres auteurs, Empire se prête à de multiples lectures : les<br />

lecteurs peuvent procéder du début à la fin, de la fin au début ou encore<br />

par thèmes partiels, en divisant l’ouvrage selon leurs centres d’intérêt.<br />

On me permettra d’y ajouter une autre suggestion : la lecture par slogan<br />

ou par mots-clés, ces mots-clés dont le maniement élégant est aujourd’hui<br />

le signe d’appartenance à la nouvelle gauche ou, plus prosaïquement,<br />

celui d’un aggiornamento intellectuel indispensable pour qui veut<br />

faire bonne figure dans les salons littéraires à la mode.<br />

Le livre prétend explorer la nouvelle configuration du système capitaliste<br />

induite par la mondialisation néolibérale et remettre en question les<br />

catégories fondamentales de la politique léguées par la modernité. Les


CLAUDIO ALBERTANI 223<br />

auteurs se situent dans la tradition marxiste, bien qu’ils admettent, sans<br />

le dire explicitement, que le marxisme-léninisme orthodoxe a cessé<br />

d’être pertinent. Si on se doit de saluer ce renoncement à une idéologie<br />

qui servit si bien les intérêts du totalitarisme, comment ne pas s’étonner,<br />

cependant, de constater qu’il manque à ce livre non seulement une analyse<br />

économique sérieuse, mais encore et surtout le point de vue de la<br />

critique de l’économie politique qui demeure, à mes yeux, le seul héritage<br />

vivant de cette même tradition marxiste. En outre, il faut noter que, alors<br />

qu’Empire consacre des dizaines de pages à l’étude de la Constitution des<br />

États-Unis, il ne contient aucune réflexion sérieuse sur la Révolution<br />

russe et sur le léninisme. Pourtant, il est clair aujourd’hui que le modèle<br />

soviétique ouvre et ferme, à la fois, l’espace des révolutions du XX e siècle.<br />

Son échec n’est d’ailleurs pas sans rapports avec le surgissement du<br />

nouvel ordre mondial, qui est précisément le thème de l’ouvrage.<br />

Le débat sur la tragédie des révolutions qui se dévorent elles-mêmes n’y<br />

est pas non plus évoqué, et on n’y trouve aucune tentative pour juger à sa<br />

juste mesure l’apport des courants critiques du socialisme, tant marxistes<br />

que libertaires, passé jusqu’ici sous le boisseau. Dans les rares pages consacrées<br />

à la chute du bloc soviétique, les auteurs se bornent à remarquer que<br />

la discipline y « agonisait » et affirment, sans plus, qu’on n’était pas en présence<br />

de sociétés totalitaires mais d’une dictature bureaucratique 1 .<br />

Procédons par ordre. Empire fut écrit entre 1994 et 1997, c’est-à-dire<br />

après le début de la révolte zapatiste et avant la bataille de Seattle. Une<br />

fois le livre achevé, Negri, dirigeant politique de la gauche extra-parlementaire<br />

italienne des années 1970, professeur d’université, auteur de<br />

volumineux traités sur Marx et sur Spinoza, se livra, après quatorze ans<br />

d’exil en France, à la justice italienne pour répondre devant elle de délits<br />

en rapport avec la lutte armée. Depuis quelques mois, il vit en résidence<br />

surveillée dans son appartement romain, où il travaille au tome II<br />

d’Empire. Hardt, lui, est professeur de littérature à l’université de Duke,<br />

en Caroline du Nord. J’ignore quelle est sa trajectoire, et je ne me propose<br />

donc pas d’analyser ici sa contribution.<br />

Puisque nous nous trouvons en présence d’un livre d’une énorme<br />

ambition, il convient de se demander d’entrée en quoi il pourrait aider à<br />

1. « L’agonie de la discipline soviétique », in Michael Hardt et Antonio Negri,<br />

Empire, Exils, 2000, p. 337-341.


224<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

une meilleure compréhension du monde actuel. Ma réponse est qu’il y<br />

contribue bien peu, en vérité. Sa thèse principale, énoncée dès les premières<br />

lignes, et reprise par la suite de façon presque obsessionnelle,<br />

peut s’énoncer ainsi : avec le surgissement de la mondialisation et la crise<br />

de l’État-nation, apparaissent de nouvelles formes de souveraineté et un<br />

système social inédit, l’« Empire », dont il faut mettre les attributs en<br />

lumière. Nos auteurs expliquent que les États-Unis y occupent une place<br />

importante mais non centrale, pour la simple raison que l’Empire n’a pas<br />

de centre. Il s’agirait en quelque sorte d’un Empire sans impérialisme,<br />

illusion partagée avec la pensée néo-conservatrice. L’Empire, nous<br />

disent-ils en effet, est un non-lieu sans limites, décentralisé et « déterritorialisé<br />

», qui s’approprie la totalité de la vie sociale. Aucune frontière<br />

ne peut restreindre son pouvoir puisqu’il est « un ordre qui suspend<br />

effectivement le cours de l’histoire et fixe par là même l’état présent des<br />

affaires pour l’éternité» 2 . Il ressort de telles affirmations que l’Empire ne<br />

coïncide pas avec le système impérialiste des États souverains en concurrence<br />

entre eux. À la différence de ceux-ci, il n’a ni centre ni périphérie,<br />

et pas plus de « dedans » que de « dehors », ce qui implique qu’on ne<br />

puisse plus parler des vieilles divisions entre premier et tiers monde ou<br />

même de guerres impérialistes. Si Negri et Hardt admettent l’existence de<br />

contradictions inter-impérialistes, ils soutiennent qu’elles ne sont pas<br />

réductibles aux mécanismes classiques. Qu’en est-il, par ailleurs, des<br />

classes sociales dans l’Empire ? Il n’y a plus de prolétariat, et encore<br />

moins de paysannerie 3 . Ce qui existe, en revanche, c’est un nouveau –<br />

et mystérieux – sujet révolutionnaire, la multitude (au singulier, comme<br />

le Saint-Esprit), dont les auteurs célèbrent l’existence dès l’introduction,<br />

sans se soucier de préciser les contours du concept.<br />

Une fois lus ces préambules, plusieurs choix s’offrent au lecteur critique.<br />

Il peut, bien sûr, renoncer à s’attaquer à un texte aussi abscons,<br />

mais il peut aussi s’armer de patience et passer au crible le contenu des<br />

470 pages (sans compter les quelque 40 pages de notes) qui suivent l’introduction.<br />

C’est ce qu’a fait Atilio Boron qui, atterré par les extravagances<br />

2. Ibid., p. 19.<br />

3. Michael Hardt, « Il tramonto del mondo contadino nell’Impero », in Posse.<br />

Política. Filosofia. Moltitudini, Manifestolibri Edizioni, mai 2002.


CLAUDIO ALBERTANI 225<br />

de Negri et Hardt, leur consacre un livre entier 4 . Toutefois, si ce choix a<br />

pour mérite de mettre à la disposition du lecteur un inventaire fourni,<br />

quoique non exhaustif, des sottises du livre, Boron fait fausse route quand<br />

il qualifie les auteurs de post-modernes, alors que, en vérité, s’ils empruntent<br />

des concepts à Foucault (bio-pouvoir, bio-politique) ou à Deleuze<br />

(déterritorialisation, nomadisme), leur argumentation est directement tributaire<br />

de ce qu’on a appelé l’opéraïsme italien, un courant auquel Negri<br />

adhéra dans les années 1960 et qu’il n’a jamais renié.<br />

La réflexion des auteurs de l’ouvrage ne procède ni du désir de<br />

remettre en cause les « grandes narrations » ni d’une sensibilité postmoderne,<br />

« attentive à la singularité des événements » 5 , mais avant tout<br />

d’une vorace et totalisatrice volonté hégélienne : également opposés à la<br />

modernité et à la post-modernité, les auteurs se situent en fait dans une<br />

sorte d’éther « post-marxiste » 6 .<br />

C’est pourquoi, plutôt que de reprendre point par point les thèses du<br />

livre – parfois franchement délirantes –, la critique peut choisir une autre<br />

voie et opter pour l’exploration des origines du champ dans lequel elles<br />

s’inscrivent. La tentative est d’autant moins oiseuse que, après les États-<br />

Unis et l’Europe, l’arsenal idéologique de Negri et Hardt est en train d’envahir<br />

l’Amérique latine. À notre sens, on ne peut comprendre Empire si<br />

on ne connaît pas, au moins dans ses traits les plus significatifs, les forces<br />

et les faiblesses de l’opéraïsme italien.<br />

En des temps déjà lointains, ce courant apporta une contribution indéniable<br />

à la reconstruction de la pratique révolutionnaire et de la pensée<br />

critique. Son interprétation du marxisme a marqué une époque du<br />

conflit social en Italie, mais il existe une assez grande confusion quant à<br />

sa nature profonde. Dans la littérature de langue espagnole, par exemple,<br />

4. Atilio A. Boron, Imperio. Imperialismo. Una lectura crítica de Michael Hardt y<br />

Antonio Negri, CLACSO, Buenos Aires, 2002. Une traduction française de cet<br />

ouvrage vient de paraître, sous le titre Empire. Impérialisme…, L’Harmattan.<br />

5. Michel Foucault, Microfísica del poder, Ediciones de la Piqueta, 1978, p. 7.<br />

6. Negri et Hardt avaient déjà pris leurs distances à l’égard du post-modernisme<br />

dans leur livre Il lavoro di Dioniso. Per la critica dello Stato postmoderno,<br />

Manifestolibri, 1995, p. 25-28. Dans Empire, ils précisent : « Les divers courants<br />

de pensée post-modernistes [sont] les symptômes d’une rupture dans la<br />

tradition de la souveraineté moderne », qui « indiquent le passage vers la<br />

constitution de l’Empire » (p. 186).


226<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

on parle de « marxismo autonomista » et, dans l’anglaise, d’« autonomist<br />

marxism » 7 , termes qui évoquent l’idée d’une revendication de l’« autonomie<br />

» des mouvements sociaux à l’égard des organisations et partis<br />

politiques, ce qui, s’agissant des seuls Toni Negri et Mario Tronti – les<br />

deux représentants les plus connus de ce courant hors d’Italie –, est loin<br />

de correspondre à la vérité.<br />

IL ÉTAIT UNE FOIS LA CLASSE OUVRIÈRE<br />

Le courant marxiste qu’on connaît en Italie sous le nom d’opéraïsme est<br />

né dans les années 1960 autour des revues Quaderni Rossi et Classe<br />

Operaia. Parmi leurs collaborateurs les plus importants, on peut citer<br />

Raniero Panzieri, Romano Alquati, Mario Tronti, Sergio Bologna, Alberto<br />

Asor Rosa, Gianfranco Faina et Antonio Negri lui-même 8 . À l’époque,<br />

l’Italie vivait la fin du capitalisme agraire et du miracle économique.<br />

C’étaient les années sombres de la guerre froide et le pays subissait la<br />

double ingérence des États-Unis et de l’URSS. Derrière une façade menaçante,<br />

le parti communiste italien acceptait de bon gré les règles du jeu<br />

7. Il y a quelques années, Negri était l’auteur de référence de certains marxistes<br />

américains. L’un d’entre eux, Harry Cleaver, écrivit que « si Marx ne voulait pas<br />

dire ce que dit Negri, eh bien, tant pis pour Marx » (sic). (Lire George<br />

Katsiafikas, The Subversion of Politics. European Autonomous Social Movements and<br />

the Decolonization of Everyday Life, Humanities Press International, New Jersey,<br />

1997, p. 226.)<br />

8. Cette brève reconstruction se fonde sur le livre de Nanni Balestrini et Primo<br />

Moroni, L’Orda d’Oro. 1968-1977. La grande ondata rivoluzionaria e creativa, politica<br />

ed esistenziale (Feltrinelli, Milan, 1997), et sur celui d’Oreste Scalzone et<br />

Paolo Persichetti, La Révolution et l’État. Insurrections et « contre-insurrection »<br />

dans l’Italie de l’après-68 (Dagorno, 2000). On lira aussi Futuro Anteriore. Dai<br />

Quaderni Rossi ai movimenti globali : ricchezze e limiti dell’operaismo italiano,<br />

Derive/Approdi, Roma, 2002. J’ai également consulté le site (en particulier les excellents écrits de Maria Turchetto et de Damiano<br />

Palano), les revues Vis-à-Vis et Primo Maggio, ainsi qu’un vieil essai que j’avais<br />

publié anonymement sous le titre « Proletari se voi sapeste » dans Al tramonto.<br />

Operaismo italiano e dintorni, supplément de la revue Insurrezione (Renato<br />

Varani editore, Milan, 1982).


CLAUDIO ALBERTANI 227<br />

qu’impliquait son éloignement permanent du pouvoir central, en<br />

échange d’une part (réduite) de pouvoir local.<br />

La figure dominante dans les luttes sociales était l’ouvrier professionnel,<br />

c’est-à-dire ce travailleur qui exerce encore un certain contrôle sur le<br />

processus productif, qui possède un bagage important de connaissances<br />

techniques et qui est conscient de pouvoir administrer l’entreprise mieux<br />

que le patron. On avait affaire en l’occurrence à des travailleurs dotés<br />

d’une forte mémoire et d’une conscience antifasciste très marquée, qui<br />

déclaraient avec fierté « appartenir à la nation ouvrière 9 ».<br />

Les choses ne tardèrent pas à changer. L’exode rural, le décollage industriel,<br />

la croissance du secteur tertiaire et la diffusion de la consommation<br />

de masse, tout cela modifia profondément la structure sociale du pays.<br />

L’existence de secteurs d’ouvriers non qualifiés n’était certes pas une chose<br />

nouvelle, mais à ce moment-là les industries du Nord éprouvaient un<br />

besoin croissant de main-d’œuvre bon marché afin d’impulser le développement<br />

des secteurs automobile et pétrochimique. La production fut<br />

fragmentée et, avec la diffusion de la chaîne de montage, surgit une nouvelle<br />

génération de jeunes émigrants en provenance du Sud, qui n’avaient<br />

ni la culture politique ni les valeurs de la Résistance. Ils vivaient une situation<br />

particulièrement difficile, puisque la société locale ne les acceptait pas<br />

et que le syndicat se méfiait d’eux. Pourtant, ils allaient devenir bientôt les<br />

acteurs d’importants mouvements de protestation sociale.<br />

La réflexion de Quaderni Rossi, dont le premier numéro parut en 1961,<br />

fut consacrée à l’analyse de cette nouvelle et complexe réalité. La revue<br />

était éditée à Turin, centre nerveux de Fiat et des formes inédites<br />

d’organisation du travail. Son directeur, Raniero Panzieri était un exdirigeant<br />

du parti socialiste, de tendance luxemburgiste, qui maintenait<br />

des relations avec la gauche internationale non stalinienne 10 . Quelques<br />

années avant, dans de polémiques Thèses sur le contrôle ouvrier, il avait<br />

défendu l’idée d’une démocratie ouvrière de base et soutenu l’idée que<br />

« le parti, conçu d’abord comme instrument de classe, devient une fin en<br />

lui-même, un instrument pour l’élection de députés […] et un élément<br />

de conservation 11 ».<br />

9. Franco Alasia et Danilo Montaldi, Milano, Corea, Feltrinelli, 1978, p. 184.<br />

10. Panzieri avait dirigé la revue théorique du PSI, Mondo Operaio.<br />

11. Raniero Panzieri, La Crisi del movimento operaio. Scritti, interventi, lettere,<br />

1956-1960, Lampugnani, 1973.


228<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

Panzieri chercha à émanciper le marxisme du contrôle des partis politiques<br />

et à assumer un « point de vue ouvrier » en relisant Marx à partir<br />

de la lutte des classes 12 . Il concentra son attention sur la planification et<br />

interpréta le capital comme pouvoir social et non plus seulement comme<br />

propriété privée des moyens de production. Intervenant directement<br />

dans la production, l’État n’était plus seulement le garant mais l’organisateur<br />

de l’exploitation. Il trouva, dans la quatrième section du tome I du<br />

Capital, les concepts de « commandement capitaliste », d’« ouvrier<br />

social » (« travailleur collectif », dans la traduction espagnole que j’ai<br />

consultée 13 ) et d’« antagonisme », qui sont restés, depuis, des références<br />

théoriques incontournables de l’opéraïsme. Il fut, de surcroît, un des<br />

premiers à étudier des œuvres de Marx jusqu’alors pratiquement inconnues,<br />

comme les Grundrisse (en particulier, le passage sur la machinerie)<br />

et le quatrième chapitre (inédit) du Capital, en récupérant le concept<br />

fondamental de « critique de l’économie politique » et les catégories de<br />

« soumission formelle » et « réelle » du travail au capital 14 .<br />

Alors que la gauche officielle s’embourbait dans l’idéologie du développement,<br />

Panzieri étudia l’entrelacs de la technique et du pouvoir, qui<br />

l’amena à cette idée que l’incorporation de la science dans le processus<br />

productif est un moment-clé du despotisme capitaliste et de l’organisation<br />

de l’État. De la sorte, Panzieri réalisa une inversion du marxisme<br />

orthodoxe – une véritable révolution copernicienne – et ouvrit la voie à<br />

la critique des idéologies sociologiques, de la théorie des organisations<br />

notamment, qu’il interpréta comme des techniques destinées à neutraliser<br />

les luttes ouvrières 15 . Bien plus que d’autres, cet auteur prématurément<br />

disparu (il mourut en 1964) essaya de construire une pensée<br />

politique distincte de la pensée communiste, en s’émancipant du schéma<br />

12. Lire Raniero Panzieri, Spontaneità e Organizzazione. Gli anni dei Quaderni<br />

Rossi. Scritti Scelti, Biblioteca Franco Serantini, 1994.<br />

13. Karl Marx, El Capital, Editorial Librerías Allende, 1977, p. <strong>32</strong>8-330. (C’est<br />

cette même expression de « travailleur collectif » qui figure dans la version<br />

française. [ndt])<br />

14. Karl Marx, Le Capital. Livre I, Chapitre VI (inédit), UGE, 1971.<br />

15. Raniero Panzieri, « Sull’uso capitalistico delle macchine nel<br />

neocapitalismo » et « Plusvalore e pianificazione. Appunti di lettura del<br />

Capitale », in Spontaneità…, op. cit.


CLAUDIO ALBERTANI 229<br />

de l’« intellectuel organique », où l’intellectuel est beaucoup moins<br />

l’expression organique de la classe ouvrière que du seul parti.<br />

Autre personnage important de cette première phase de l’opéraïsme,<br />

Romano Alquati se chargea d’entreprendre des enquêtes empiriques<br />

dans les usines en recourant à la méthode de l’« enquête participative »<br />

(en italien, conricerca), laquelle impliquait une rencontre d’égal à égal<br />

entre le sujet et l’objet de la recherche – c’est-à-dire entre les intellectuels<br />

et les ouvriers – en vue d’une libération commune. Alquati baptisa du<br />

nom d’« ouvrier-masse » (en anglais, unskilled worker ou mass production<br />

worker) le nouveau sujet politique : le travailleur migrant non qualifié et<br />

totalement séparé des moyens de production, lequel était en train de<br />

supplanter l’ouvrier professionnel. L’ouvrier-masse était la concrétisation<br />

de trois phénomènes parallèles : 1) le fordisme, c’est-à-dire la production<br />

de masse et la révolution du marché ; 2) le taylorisme, soit l’organisation<br />

scientifique du travail et la chaîne de montage ; 3) le<br />

keynésianisme, autrement dit les politiques capitalistes à grande portée<br />

de l’État-providence. L’ensemble de ces mesures exprimait la réponse du<br />

capital aux ouvriers qui avaient entrepris de prendre « le ciel d’assaut »<br />

au cours des années 1920-1930.<br />

Les opéraïstes pensaient que, en Italie comme ailleurs, les grandes<br />

transformations fordistes avaient déjà été menées à leur terme et qu’on<br />

était en train de passer à l’étape du « refus du travail », autrement dit à<br />

cette aliénation totale de l’ouvrier à l’égard des moyens de production,<br />

qui débouchait sur l’absentéisme et une remise en question plus radicale<br />

du mécanisme de l’exploitation. De ce point de vue, l’histoire de la classe<br />

ouvrière apparaissait comme un formidable roman épique où les grandes<br />

transformations productives, de la révolution industrielle jusqu’à l’automation,<br />

semblaient promettre la réalisation progressive du plus vieux<br />

rêve de l’humanité : se libérer de l’effort au travail.<br />

Une telle approche s’écartait radicalement de l’éthique du travail, cheval<br />

de bataille du PCI. D’après Sergio Bologna, « Quaderni Rossi a broyé<br />

l’hégémonie sur les presses de Mirafiori », ce qui était une façon de dire<br />

que la revue s’éloignait de la pensée du fondateur du parti, Antonio<br />

Gramsci 16 . À mon sens, la relation des opéraïstes avec Gramsci était plus<br />

16. Sergio Bologna, « Il rapporto fabbrica-società come categoria storica »,<br />

Primo Maggio, <strong>n°</strong> 2, Milan, 1974.


230<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

complexe qu’il n’y paraît : s’ils n’approuvaient guère l’historicisme de ce<br />

dernier (Tronti et Asor Rosa, par exemple, avaient été des élèves de<br />

Galvano Della Volpe, un anti-gramscien convaincu), ils appréciaient les<br />

notes sur « Américanisme et fordisme », où Gramsci pressentait la transition<br />

vers les nouvelles formes de domination capitaliste. Comme lui, ils<br />

suivaient attentivement les transformations du capitalisme américain :<br />

« En Amérique, écrivait Gramsci, la rationalisation a déterminé la nécessité<br />

d’élaborer un nouveau type humain conforme au nouveau type de<br />

travail et de processus productif. 17 »<br />

Bientôt, les opéraïstes eurent la certitude que le phénomène de l’émigration<br />

intérieure tendait à rendre caducs les anciens déséquilibres<br />

entre Nord et Sud, axe des préoccupations de Gramsci. Et ceci non pas<br />

parce que le capitalisme italien les avait supprimés mais, au contraire,<br />

parce que la « question méridionale » était en train de s’étendre au pays<br />

entier, en particulier aux usines du Nord, où s’accumulait la rage de ce<br />

nouveau prolétariat.<br />

Une des réussites de ces auteurs fut l’élaboration du concept de « composition<br />

de classe ». De même que, chez Marx, la composition organique<br />

du capital exprime une synthèse entre composition technique et valeur,<br />

pour les opéraïstes, la composition de classe met l’accent sur le lien entre<br />

traits techniques « objectifs » et traits politiques « subjectifs ». La synthèse<br />

des deux aspects détermine le potentiel subversif des luttes, et cela<br />

permet de découper l’histoire en périodes, chacune d’entre elles étant<br />

caractérisée par la présence d’une figure « dynamique ». Chaque fois, le<br />

capital répond à une certaine composition de classe par une restructuration<br />

à laquelle succède une recomposition politique de la classe, autrement<br />

dit le surgissement d’une nouvelle figure « dynamique » 18 . De<br />

même, les différentes expressions de cette recomposition favorisent une<br />

« circulation des luttes ».<br />

À l’été 1960, on avait pu observer une première manifestation de cette<br />

nouvelle composition quand, à l’occasion d’une convention du parti néo-<br />

17. Antonio Gramsci, « Americanismo e fordismo », in Valentino Gerratana<br />

(dir.) Quaderni del Carcere, Einaudi, Turin, 1977, cahier 22, p. 2146.<br />

18. Romano Alquati, « Composizione organica del capitale e forza-lavoro alla<br />

Olivetti », Quaderni Rossi, <strong>n°</strong> 2, 1962, p. 63-98. En 1975, cet auteur a rassemblé<br />

ses écrits dans Sulla Fiat e altri scritti, Milan, Feltrinelli.


CLAUDIO ALBERTANI 2<strong>31</strong><br />

fasciste – qui participait alors à un gouvernement de centre-droit – devant<br />

se tenir à Gênes, une série de manifestations violentes avaient secoué cette<br />

ville et quelques autres. Elles se soldèrent par plusieurs morts, presque<br />

tous des jeunes gens, et la presse avait parlé, sur un ton méprisant, d’« une<br />

rébellion de rockers criminels » (de « teddy boys », selon l’expression alors<br />

à la mode). En revanche, dans une chronique écrite par un auteur proche<br />

de l’opéraïsme 19 , nous lisons que « les faits de juillet sont la manifestation<br />

de classe de cette nouvelle génération élevée dans le climat de l’aprèsguerre.<br />

[…] Une génération située hors des partis 20 ».<br />

En 1962, éclata l’affaire Fiat. Une fois expirés les contrats de travail du<br />

secteur automoteur, la corporation se trouva au centre d’un grave conflit<br />

du travail, qui déboucha sur les violents affrontements des 7, 8 et 9 juillet<br />

à Turin. Accusées d’avoir signé des contrats-poubelle, les organisations<br />

syndicales officielles furent contestées par des dizaines de milliers d’ouvriers<br />

en grève, lesquels donnèrent l’assaut au siège, situé piazza Statuto,<br />

de l’une d’entre elles, l’UIL (Unione italiana del lavoro), déclenchant une<br />

véritable révolte urbaine. La police ne put reprendre la piazza Statuto<br />

qu’après trois jours d’affrontements et après avoir reçu des renforts en<br />

provenance d’autres villes. Les protagonistes des événements, une fois de<br />

plus, étaient de jeunes méridionaux. Le PCI prit immédiatement position,<br />

en dénonçant les insurgés comme des « provocateurs fascistes ».<br />

C’était le début d’une nouvelle étape de l’histoire italienne : au fur et à<br />

mesure qu’apparaissaient de nouvelles pratiques d’affrontement des<br />

classes, on voyait augmenter la distance entre la gauche historique et les<br />

mouvements contestataires. La discussion fut très vive au sein de<br />

Quaderni Rossi et elle déboucha, en 1963, sur une première rupture. Si<br />

tous ses membres étaient d’accord sur la potentialité révolutionnaire de<br />

la nouvelle situation, il existait de sérieuses différences quant à l’attitude<br />

à adopter. Panzieri optait pour la prudence, quand Tronti, Alquati,<br />

Negri, Bologna, Asor Rosa et Faina voulaient passer à l’action. En 1964,<br />

ces derniers fondèrent Classe Operaia, « périodique politique des<br />

19. Intellectuel libertaire, Danilo Montaldi était proche du groupe Socialisme<br />

ou barbarie ; sans appartenir au réseau, il exerça une forte influence sur les premiers<br />

opéraïstes.<br />

20. Danilo Montaldi, « Il significato dei fatti di luglio », Quaderni di Unità<br />

Proletaria, <strong>n°</strong> 1, 1960.


2<strong>32</strong><br />

HISTOIRE RADICALE<br />

ouvriers en lutte ». Le groupe se proposait non seulement de contribuer<br />

à la recherche théorique mais aussi de consolider le réseau de relations<br />

et de contacts ébauchés les années précédentes 21 .<br />

LES PARADOXES DE MARIO TRONTI<br />

Signé par son directeur, Mario Tronti, l’éditorial du premier numéro de<br />

Classe Operaia – « Lénine en Angleterre » – indiquait le chemin à suivre :<br />

« On voit pointer une nouvelle époque de la lutte des classes. Les<br />

ouvriers l’ont imposée aux capitalistes avec la force objective des forces<br />

organisées en usine. […] La classe ouvrière conduit et impose un certain<br />

type de développement du capital. […] Un nouveau commencement est<br />

nécessaire. 22 »<br />

Penseur discuté et paradoxal, Tronti était convaincu que la récente<br />

intensification des luttes ouvrières ouvrait la voie à une transformation<br />

révolutionnaire. Mais, au lieu de se fier à la spontanéité des masses, à<br />

l’instar de Panzieri, il croyait plutôt à l’intervention du parti. Ses idées<br />

trouvèrent leur formulation définitive en 1966, avec la publication de<br />

Operai e Capitale, un livre plein d’intuitions brillantes et d’images suggestives,<br />

qui condensait les splendeurs et les misères de la seconde étape<br />

de l’opéraïsme.<br />

Alors qu’ailleurs les néo-marxistes se perdaient dans d’interminables<br />

discussions sur les théories de la crise et l’effondrement du capitalisme du<br />

fait de ses propres contradictions, Tronti affirmait la centralité politique de<br />

la classe ouvrière, mettait l’accent sur le facteur subjectif et proposait une<br />

analyse dynamique des relations de classe. L’usine n’était plus le lieu de la<br />

domination capitaliste mais le cœur même de l’antagonisme. Son<br />

21. Outre les protagonistes déjà cités, il faut mentionner, parmi les membres de<br />

Classe Operaia, Giairo Daghini, Luciano Ferrari-Bravo, Guido Bianchini, Enzo<br />

Grillo (traducteur des Grundrisse en italien), Oreste Scalzone, Franco Piperno,<br />

Franco Berardi, Gianfranco Della Casa, Gaspare de Caro, Gianni Amaroli et<br />

Ricardo d’Este.<br />

22. Classe Operaia, <strong>n°</strong> 1, janvier 1964. Repris in Mario Tronti, Operai e Capitale,<br />

Einaudi, Turin, (1966) 1971, p. 89-95. (Une version française de ce texte a<br />

paru chez Christian Bourgois.)


CLAUDIO ALBERTANI 233<br />

approche allait à rebours de la tradition réformiste : la lutte pour le salaire<br />

était considérée comme une lutte immédiatement révolutionnaire dès l’instant<br />

qu’elle parvenait à faire plier le pouvoir du capital. La crise n’était<br />

plus comprise comme le produit d’abstraites contradictions intrinsèques<br />

mais résultait de la capacité ouvrière d’arracher des revenus au capital.<br />

Le discours de Tronti se concentrait sur les tendances, ce qui allait être<br />

à l’avenir une constante de la pensée opéraïste : il s’agissait de construire<br />

un modèle théorique qui permettrait d’anticiper le cours des choses.<br />

C’est pourquoi il fallait mettre « Marx à Detroit », c’est-à-dire étudier les<br />

comportements du prolétariat dans le pays le plus avancé, là où le conflit<br />

apparaissait sous sa forme la plus pure.<br />

Une telle approche pourrait paraître séduisante, mais les propositions<br />

pratiques qu’on en tirait étaient, elles, franchement décevantes : « La<br />

tradition d’organisation de la classe ouvrière américaine est la plus politique<br />

au monde, parce que la force de ses luttes annonce la défaite économique<br />

de l’adversaire et la rapproche non de la conquête du pouvoir<br />

pour construire une autre société dans le vide, mais de l’explosion du<br />

salariat pour réduire le capital et les capitalistes à une position subalterne<br />

dans cette même société. 23 » Défaite de l’adversaire ? Aux États-<br />

Unis ? Non, précisait Tronti : de toute façon, « la pure lutte syndicale<br />

ne peut nous faire sortir du système […], il faut une organisation de<br />

type léniniste 24 ».<br />

Plus intéressante était, en revanche, l’analyse de la relation entre usine<br />

et société : « Au niveau le plus élevé du développement capitaliste, la<br />

société entière devient une articulation de la production. Autrement dit,<br />

toute la société vit en fonction de l’usine, et l’usine étend sa domination<br />

à toute la société. 25 » Contre l’interprétation selon laquelle l’extension du<br />

secteur tertiaire signifiait un affaiblissement de la classe ouvrière, Tronti<br />

soutenait qu’avec la généralisation du travail salarié un nombre toujours<br />

plus élevé de personnes était en voie de prolétarisation, ce qui ne faisait<br />

qu’amplifier l’antagonisme au lieu de le réduire.<br />

Bien qu’Operai e Capitale soit devenu une référence obligée pour les<br />

militants de Mai 68, on peut noter que, curieusement, l’auteur de cet<br />

23. Ibid., p. 298-299.<br />

24. Ibid., p. 81 et 84.<br />

25. Ibid., p. 53.


234<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

ouvrage ne quitta jamais le PCI et qu’aujourd’hui encore il demeure<br />

membre du post-communiste PDS. Mieux même : il y a peu, Tronti a<br />

expliqué que l’interprétation gauchiste de son livre avait été le fruit d’une<br />

erreur. « Je n’ai jamais été spontanéiste. J’ai toujours pensé que la<br />

conscience politique devait venir du dehors. 26 »<br />

Indépendamment des opinions que professe Tronti aujourd’hui, il est,<br />

cependant, évident que, dans les années 1960, lui et les opéraïstes ouvrirent<br />

un front contre la tradition nationale-populaire de la gauche italienne,<br />

qui embrassait non seulement la politique mais aussi la<br />

culture (philosophie, littérature, cinéma et sciences humaines), et qu’ils<br />

donnèrent une première réponse aux théories de la « domination totale »<br />

acceptées par tous, y compris par la gauche critique. Ce qui semble le<br />

plus actuel dans Operai e Capitale, c’est sûrement la critique du logos<br />

technico-productiviste, tant marxiste que libéral, et de l’idée – déjà<br />

présente chez Panzieri – que la connaissance est liée à la lutte, qu’elle<br />

n’est pas neutre mais partisane 27 .<br />

Le livre de Tronti demeure une tentative sérieuse de rénovation du<br />

marxisme, même si elle n’a débouché sur rien 28 . Son « subjectivisme »<br />

exprima une rébellion contre l’objectivisme du marxisme vulgaire, celui<br />

de l’école de Francfort compris, si on excepte Marcuse. Tronti perçut le<br />

« projet » du capital de contrôler la société dans sa totalité, mais, à<br />

rebours d’Adorno, il l’interpréta comme une stratégie pour contenir la<br />

protestation ouvrière 29 . Ce subjectivisme fut, en même temps, la source<br />

de nombreuses erreurs, la plus grave étant de considérer que la logique<br />

du développement capitaliste ne reposait pas sur l’extraction du profit<br />

mais sur la combativité ouvrière. Une telle approche l’éloignait de<br />

Panzieri et du premier opéraïsme, qui concevait le capital et la classe<br />

ouvrière comme deux réalités antagoniques également « objectives ».<br />

26. Mario Tronti, entrevue parue dans L’Unità, Rome, 8 décembre 2001. Dans<br />

un entretien précédent, daté du 8 août 2000, Tronti déclara : « Nous fûmes victimes<br />

d’une illusion optique. »<br />

27. Mario Tronti, Operai e Capitale, op. cit., p. 14.<br />

28. Dans ses Considerations on Western Marxism (New Left Book, Londres,<br />

1976), Perry Anderson ne consacre pas une ligne à l’opéraïsme italien.<br />

29. Dans Dialectique négative, Adorno affirma la suprématie de l’« objet » (traduction<br />

en italien, Einaudi, 1975, p. 156-157).


CLAUDIO ALBERTANI 235<br />

Panzieri, en outre, ne commit pas la bévue de penser que les augmentations<br />

de salaire pouvaient provoquer la rupture du système 30 .<br />

Sans vouloir à tout prix revendiquer un « vrai » marxisme, il semble<br />

évident que l’approche de Tronti repose sur une lecture partielle de Marx<br />

et, davantage encore, sur une grossière simplification de la réalité. S’il est<br />

bien vrai que Marx a écrit que la lutte des classes est le moteur de<br />

l’histoire, son analyse se centre sur la relation sociale entre deux pôles<br />

contradictoires : d’un côté, le capital comme puissance sociale, travail<br />

« mort », objectivité pure, esprit du monde, et, de l’autre, le travail<br />

« vivant », la classe ouvrière qui, partie et fondement de la relation,<br />

fonde, en même temps, sa négation. L’origine de la contradiction est due<br />

à la double nature du travail ouvrier, qui est à la fois travail abstrait, producteur<br />

de plus-value, et travail concret, producteur de valeurs d’usage.<br />

Le problème – ajoutait-il – est que « la valeur ne porte pas inscrite sur<br />

son front ce qu’elle est » <strong>31</strong> . Selon Marx, les antinomies entre « subjectivisme<br />

» et « objectivisme » ne peuvent pas être résolues dans la théorie<br />

mais dans la pratique <strong>32</strong> , puisque seule la création d’un nouveau mode<br />

de production – la fameuse négation de la négation ou expropriation des<br />

expropriateurs – peut y parvenir.<br />

Chez Tronti en revanche, il y a bien hypostase du pôle subjectif : « Le<br />

capital comme fonction de la classe ouvrière. 33 » Cela le conduisit à<br />

transformer la classe ouvrière en fondement ontologique de la réalité. La<br />

subjectivité n’était plus la force concrète d’individus conscients qui s’organisent<br />

pour changer le monde, mais – pour Tronti – une simple catégorie<br />

herméneutique pour la compréhension du capitalisme. Quant au<br />

négatif, il était parti en fumée.<br />

Il convient de signaler que, presque quarante ans plus tard, le même<br />

schéma est constamment à l’œuvre dans Empire. Ici, le subjectivisme<br />

extrême, la lecture de l’histoire à partir de la « puissance » ouvrière,<br />

devient pur délire : « De la manufacture jusqu’à l’industrie à grande<br />

30. Lire par exemple Raniero Panzieri, « Plusvalore e pianificazione », art. cit.,<br />

où l’auteur signale l’unité du capitalisme comme fonction sociale.<br />

<strong>31</strong>. Karl Marx, El Capital, tome I, p. 88.<br />

<strong>32</strong>. Pages de Karl Marx. Choisies, traduites et présentées par Maximilien Rubel.<br />

I. Sociologie critique, Payot, 1970, p. 103.<br />

33. Mario Tronti, Operai e Capitale, op. cit., p. 221.


236<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

échelle, du capital financier à la restructuration transnationale et la mondialisation<br />

du marché, ce sont toujours les initiatives de la main-d’œuvre<br />

organisée qui déterminent les configurations du développement capitaliste.<br />

» Ou encore : « Nous arrivons ainsi au délicat passage par lequel la<br />

subjectivité de la lutte des classes transforme l’impérialisme en Empire. »<br />

C’est pourquoi il est nécessaire de comprendre « la nature mondiale de<br />

la lutte de classe prolétarienne et sa capacité à anticiper et préfigurer les<br />

développements du capital vers la réalisation du marché mondial » 34 .<br />

Dans ce passage, et tant d’autres similaires, la dialectique ouvriers-capital<br />

– cette « grammaire de la révolution », selon la magnifique expression<br />

d’Alexandre Herzen – s’évanouit dans l’apologie d’un présent sans<br />

contradictions. Si les ouvriers sont d’ores et déjà si forts et puissants,<br />

pourquoi devraient-ils faire la révolution ?<br />

RUPTURES<br />

La principale fonction de Classe Operaia fut sans doute d’impulser l’articulation<br />

de divers groupes locaux qui travaillaient sur la question<br />

ouvrière en divers lieux du pays. Le groupe, cependant, eut une vie<br />

brève, puisqu’il se saborda en 1966 35 . Pourquoi ? Au cours d’une<br />

réunion tenue à Florence vers la fin 1966, Tronti, Asor Rosa et Negri luimême<br />

se posèrent la question de l’urgence d’un virage politique. Le thème<br />

central était la relation classe-parti : la classe incarnait la stratégie et le<br />

parti la tactique. Il y avait un problème, néanmoins : si la première était<br />

très consciente du travail de démolition qui l’attendait, le second était en<br />

train de perdre le nord. Dans ces conditions, plutôt que de jeter de l’huile<br />

sur le feu des protestations ouvrières, il fallait faire de l’entrisme dans les<br />

syndicats, et surtout dans le PCI. L’idée était de former une sorte de direction<br />

ouvrière afin de lui faire jouer le rôle de « cale » (telle était l’expression<br />

utilisée) dans le parti et modifier du coup son équilibre interne 36 .<br />

34. Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, op. cit., p. 261 et 291.<br />

35. Le dernier numéro de la revue parut en mars 1967.<br />

36. Gianni Armaroli (collaborateur génois de Classe Operaia), lettre à l’auteur,<br />

30 décembre 2002.


CLAUDIO ALBERTANI 237<br />

Il faut signaler que, jusqu’alors, l’opéraïsme avait été un laboratoire<br />

collectif, une sorte de réseau informel formé d’intellectuels, de syndicalistes,<br />

d’étudiants et de révolutionnaires de tendances diverses qui<br />

avaient tous en commun une sensibilité anti-bureaucratique, et la découverte<br />

d’un nouveau monde ouvrier en lutte. À l’exception de Tronti, personne<br />

n’y avait affronté ouvertement la question du léninisme. On<br />

acceptait le Lénine qui avait compris la convergence entre crise économique,<br />

crise politique et tendance ouvrière vers l’autonomie, mais on<br />

n’abordait pas la question du parti.<br />

Une minorité libertaire – intégrée par Gianfranco Faina, Ricardo d’Este<br />

et d’autres militants de Gênes et de Turin – n’accepta pas ce choix en<br />

faveur de l’entrisme. Tel qu’eux l’entendaient, l’opéraïsme était fondé sur<br />

l’idée que les forces subversives se regroupaient hors de la logique des partis<br />

et des syndicats officiels. Ils trouvèrent une source d’inspiration dans le<br />

communisme des conseils 37 , chez les anarchistes espagnols et chez<br />

Amadeo Bordiga 38 . Les années suivantes, ils partagèrent les positions<br />

libertaires du groupe Socialisme ou barbarie et de l’Internationale situationniste,<br />

et rompirent définitivement avec toute prétention à « diriger »<br />

le mouvement 39 . Une autre tendance, dirigée par Sergio Bologna, essaya<br />

de s’en tenir à l’opéraïsme originel, en revenant à son travail de fourmi au<br />

37. Les principaux théoriciens des conseils ouvriers furent les tribunistes hollandais<br />

(ainsi nommés à cause du périodique, De Tribune, qu’ils éditaient), Anton<br />

Pannekoek et Herman Gorter, à côté des Allemands Karl Korsch, Otto Ruhle et<br />

Paul Mattick.<br />

38. Contrairement à ce qu’on dit souvent (lire, par exemple, Octavio Rodríguez<br />

Araujo, Izquierdas e izquierdismos. De la Primera Internacional a Porto Alegre, Siglo<br />

XXI editores, 2002, p. 115), Bordiga n’était pas un conseilliste mais un partisan<br />

convaincu de l’idée bolchevique de parti. Lire là-dessus la polémique qu’il soutint<br />

avec Gramsci, in Antonio Gramsci-Amadeo Bordiga, Debate sobre los consejos<br />

de fábrica, editorial Anagrama, 1973. Cependant, c’est Bordiga – fondateur et<br />

premier secrétaire du PCI –, et non Gramsci, qui s’opposa à la bolchevisation des<br />

partis occidentaux, imposée par l’Internationale communiste à partir de 1923.<br />

39. Vers 1967 naquirent, à Gênes, le Circolo Rosa Luxemburg, la Lega operaistudenti<br />

et Ludd-consigli proletari (présents aussi à Rome et Milan). À Turin,<br />

l’Organizzazione consiliare naît en 1970 et Comontismo en 1971. Minoritaires,<br />

mais significatifs, ces groupes furent pratiquement effacés des histoires du<br />

mouvement de 1968.


238<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

sein de la Fiat et de quelques usines lombardes 40 . De sorte que le virage<br />

annoncé n’eut pas lieu et que Tronti dut reconnaître qu’on n’était pas parvenu<br />

à « réaliser le cercle vertueux de la lutte, de l’organisation [et non de<br />

l’auto-organisation, nda] et de la possession du terrain politique 41 ».<br />

Au même moment, des événements importants compliquèrent le projet<br />

de convertir le PCI à l’opéraïsme 42 . En 1968, la température sociale<br />

en Italie commença à monter à des niveaux préoccupants. Des ferments<br />

culturels nouveaux et de plus en plus intenses commençaient à se propager.<br />

Les problèmes nationaux se mêlaient à la situation internationale<br />

de la fin des années 1960 (manifestations contre la guerre au Vietnam,<br />

Black Panthers, etc.), en inaugurant une période de grands changements.<br />

Les premiers à entrer en mouvement furent les étudiants, qui occupèrent<br />

les principales universités du pays : Trente, Milan, Turin et Rome. Ils<br />

commencèrent par mettre en cause l’autoritarisme universitaire et terminèrent<br />

par faire la critique du capitalisme, de l’État, de la patrie, de la religion,<br />

de la famille, etc. Ils manifestaient un mépris tout particulier pour<br />

les partis de gauche, qu’ils accusaient d’être devenus des engrenages fondamentaux<br />

du régime. À la fin de l’année 1968, et surtout en 1969,<br />

quand les protestations ouvrières s’intensifièrent, le système entra en crise.<br />

La grande rupture sociale, qui ailleurs s’était consumée en quelques<br />

mois, s’étendit, en Italie, sur près de dix ans, et c’est là que réside sans<br />

doute la singularité de ce mouvement.<br />

Il va sans dire que cette explosion de radicalité légitimait les hypothèses<br />

opéraïstes les plus audacieuses. La « stratégie du refus » était en train de<br />

se réaliser. Pourtant, Tronti affirma alors qu’on n’assistait pas à la naissance<br />

d’une nouvelle époque mais plutôt à la dernière des poussées – et la plus<br />

désespérée d’entre elles – d’un cycle de luttes qui touchait à sa fin.<br />

Il est loisible aujourd’hui de percevoir d’indéniables éléments de vérité<br />

dans ce pessimisme, mais, à l’époque, tout semblait encore en suspens.<br />

40. En 1969, Sergio Bologna et d’autres créèrent La Classe, une revue qui servit<br />

de porte-parole aux luttes ouvrières de Fiat. Bologna participa à la fondation de<br />

Potere operaio, avant d’animer, dans les années 1970 et 1980, la revue Primo<br />

Maggio, un bastion de l’opéraïsme original.<br />

41. Mario Tronti, entrevue citée, 8 août 2000.<br />

42. Entre 1968 et 1971, la tentative déboucha sur la création de la revue<br />

Contropiano, dirigée par Asor Rosa et Cacciari, à laquelle collaborèrent aussi<br />

bien Tronti que Negri.


CLAUDIO ALBERTANI 239<br />

Soudain, Tronti accordait à l’État des attributs qui constituaient la négation<br />

de tout ce qu’il avait écrit jusqu’alors. Il n’y a plus, précisait-il « d’autonomie,<br />

d’autosuffisance, d’autoreproduction de la crise hors du système<br />

de médiation politique des contradictions sociales ». Traduit dans un langage<br />

plus clair, cela voulait dire que la lutte économique ne pouvait plus<br />

être politique, et que la classe ouvrière, considérée jusque-là comme une<br />

force antagoniste, devenait la « seule rationalité de l’État moderne » 43 . En<br />

vérité, aux yeux de Tronti, l’utopie touchait à sa fin, et c’est cela qu’il cherchait<br />

à signifier en parlant d’« autonomie de la politique », une idéologie<br />

qui eut une vie courte, bien qu’elle accompagnât l’évolution d’une partie<br />

des opéraïstes – le critique littéraire Alberto Asor Rosa ou le jeune germaniste<br />

Massimo Cacciari – vers l’académisme et le PCI, où ils furent<br />

accueillis comme des repentis. La croyance en l’existence d’une sphère<br />

politique « pure » à l’intérieur de l’État servit de justification à d’autres<br />

pour entamer une longue marche au sein des institutions.<br />

À l’intérieur du PCI se déroula un (court) débat sur l’opportunité de<br />

chevaucher le tigre du mouvement, mais, à la fin, prévalurent les positions<br />

les plus conservatrices, au point qu’on en vint à exclure le groupe<br />

du Manifesto (Rossanda, Pintor, Magri). C’est ainsi que, de manière peu<br />

glorieuse, se conclut le trajet d’un secteur des « marxistes autonomistes<br />

». Quant aux autres, la majorité d’entre eux, dont Antonio Negri,<br />

vit dans la nouvelle situation la possibilité d’impulser une politique<br />

révolutionnaire hors des partis de gauche, et même contre eux.<br />

En 1969, on assista à la multiplication de groupes et de groupuscules<br />

d’extrême gauche qui se proposaient tous de reproduire en Italie la stratégie<br />

bolchevique – dans ses différentes versions : léniniste, trotskiste, stalinienne<br />

et maoïste –, par la création d’un parti pur et dur visant à la prise<br />

du pouvoir. Les opéraïstes fondèrent Potere operaio et Lotta continua, formations<br />

qui gravitaient également dans l’orbite du marxisme-léninisme,<br />

bien qu’elles n’aient pas manifesté une sympathie particulière pour le<br />

modèle soviétique ni même, reconnaissons-le, pour le chinois.<br />

Si le projet était irréel, les conflits, eux, étaient bel et bien authentiques,<br />

et à mesure que les groupes subversifs gagnaient du terrain, l’État<br />

devenait de plus en plus agressif. Le dénouement fut la « stratégie de la<br />

tension », soit une série d’attentats et d’assassinats commis par les<br />

43. Mario Tronti, Sull’autonomia del politico, Feltrinelli, 1977, p. 7, 19 et 20.


240<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

services secrets italiens entre 1969 et 1980 avec la complicité des gouvernements<br />

successifs. Il n’y a pas le moindre doute, en effet – et il existe<br />

des dizaines de documents pour le prouver –, que, en Italie, le terrorisme<br />

fut, dans un premier temps, l’apanage de l’État lui-même, et non des<br />

mouvements d’extrême gauche 44 .<br />

L’histoire de ces événements tragiques étant hors des objectifs de la<br />

présente étude 45 , je me contenterai ici de signaler les trois points suivants<br />

: 1) en adoptant en 1974 la stratégie du compromis historique –<br />

laquelle visait, pour les communistes, à entrer au gouvernement grâce à<br />

une alliance stratégique avec les démocrates-chrétiens –, le PCI se<br />

déplaça encore plus vers la droite, en contribuant ainsi à légitimer la criminalisation<br />

de toute dissidence ; 2) cette évolution ainsi que les massacres<br />

d’État finirent par convaincre un grand nombre de militants que<br />

la seule voie praticable était la voie militaire et qu’il fallait un parti structuré<br />

de manière verticale, hiérarchique et clandestine ; 3) la lutte armée<br />

fut une erreur aux conséquences incalculables, qui entraîna le mouvement<br />

vers un affrontement sanglant – et voué à l’échec – avec l’État.<br />

LES MÉSAVENTURES DE L’OUVRIER SOCIAL<br />

C’est dans ce contexte que nous devons analyser la pensée de celui qui<br />

prit le relais de l’opéraïsme : Antonio Negri. Il a souvent raconté luimême<br />

sa trajectoire. Originaire d’une famille modeste, il étudia à l’université<br />

de Padoue, où il fit une thèse sur l’historicisme allemand, avant<br />

de prolonger ses études en Allemagne et en France. Il a connu une<br />

brillante carrière universitaire, et a publié quelque vingt livres, ainsi<br />

qu’un nombre impressionnant d’articles dans des revues du monde<br />

entier. À partir de la fin des années 1950, et à côté de ses activités<br />

d’enseignement, il s’engagea dans l’action politique, d’abord dans les<br />

44. Eduardo di Giovanni, Marco Ligini, La Strage di Stato, (Samonà e Savelli,<br />

1970) Avvenimenti, 1993.<br />

45. Parmi les idées les plus curieuses de Negri, on retiendra l’éloge de<br />

l’« absence de mémoire » (Antonio Negri, Du Retour. Abécédaire biopolitique,<br />

Calmann-Lévy, 2002, p. 111).


CLAUDIO ALBERTANI 241<br />

secteurs catholiques, puis au sein du parti socialiste et enfin dans la<br />

mouvance opéraïste 46 .<br />

Dans sa première étape, et jusqu’à Classe Operaia, l’apport de Negri ne<br />

fut pas décisif, mais il devint déterminant avec la fondation de Potere<br />

operaio. Le groupe naquit pendant l’été 1969, dans le contexte d’une<br />

crise du mouvement étudiant, dont la cause, du point de vue marxisteléniniste,<br />

tenait au fait que les révoltes étudiantes n’avaient de sens que<br />

subordonnées à une « hégémonie ouvrière », c’est-à-dire à la ligne de<br />

l’organisation. Il était donc urgent, dans cette optique, de construire une<br />

direction politique pour les canaliser en ce sens. Negri impulsa, alors,<br />

l’idée d’édifier un parti centralisé, « compartimenté» et vertical. « Notre<br />

analyse se fonde sur l’œuvre des classiques, de Marx, de Lénine, de Mao.<br />

Il n’y a pas de place, dans notre organisation, pour les états d’âme ni pour<br />

les velléités », écrivait-il dans un texte qui ne permet guère d’interprétations<br />

« autonomistes » 47 .<br />

Contrairement à Lotta continua (LC), un groupe plutôt porté sur l’activisme,<br />

Potere operaio (PO) accordait une certaine importance à l’élaboration<br />

théorique tournant autour d’une interprétation extrémiste de<br />

l’opéraïsme des origines. La subjectivité ne résidait plus dans la classe<br />

mais dans l’avant-garde communiste, c’est-à-dire dans le groupe PO. Il<br />

convenait donc de centraliser et de radicaliser les antagonismes spontanés<br />

pour les transformer en action insurrectionnelle contre l’État. Une<br />

fois de plus, la tentative échoua. Le cycle de luttes entamé au début des<br />

années 1970 entra dans sa phase déclinante et l’une de ses dernières<br />

manifestations fut l’occupation de la Fiat Mirafiori (à Turin) qui, en mars<br />

1973, mit fin à l’époque des grands affrontements entre les ouvriers et le<br />

capital. Un des legs de cette lutte fut le « statut des travailleurs », un<br />

ensemble de dispositions favorables au monde du travail, aujourd’hui<br />

réduit à une coquille vide.<br />

Pendant la fin de la décennie, les conflits sociaux persistèrent, mais<br />

leur centre de gravité ne se trouvait plus dans les usines. Dans le même<br />

46. Ibid.<br />

47. Antonio Negri, Crisi dello Stato-piano, comunismo e organizzazione rivoluzionaria,<br />

Feltrinelli, 1972, p. 181. Ce « néo-léninisme insurrectionnel » sera systématisé<br />

in Antonio Negri, La Fabbrica della strategia. 33 lezioni su Lenin, Libri<br />

Rossi, 1977.


242<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

temps que les principales formations extra-parlementaires entraient en<br />

crise (PO se dissout en 1973 et LC en 1976) naissait une constellation<br />

de petits groupes autour du slogan « Prenons la ville ». Quelques-uns de<br />

ces groupes prirent le nom d’« Indiens métropolitains » ou de<br />

« Prolétariat juvénile ». Ils occupaient des immeubles, formaient des<br />

centres sociaux, fondaient des revues, mettaient en marche des projets de<br />

communication alternative, créaient des associations féministes et écologistes.<br />

Avec une base militante située tant dans les usines que dans les<br />

quartiers, ces groupes commençaient à abandonner les vieilles conceptions<br />

du parti séparé et du dirigisme léniniste pour aller à la recherche<br />

d’alternatives dans l’organisation d’espaces de coexistence et d’échange<br />

social autonomes par rapport à la légalité dominante. Pour mettre en<br />

valeur leur indépendance politique, ils utilisaient des sigles où apparaissait<br />

le mot « autonome » – par exemple, « Prolétaires autonomes » ou<br />

« Assemblée autonome » – de telle sorte qu’on commença à les identifier<br />

sous le nom de « zone de l’autonomie ouvrière » 48 .<br />

Negri interpréta la nouvelle étape avec un triomphalisme militant qui<br />

était à l’extrême opposé du pessimisme de Tronti (et de son « autonomie<br />

du politique »). Pour lui, il n’y avait plus de retour en arrière possible :<br />

le refus du travail tayloriste avait jeté à bas les murs qui séparaient l’usine<br />

du territoire. Tout le processus social était maintenant mobilisé pour la<br />

production capitaliste, augmentant de la sorte l’importance du travail<br />

productif. Dans cette nouvelle situation, l’ouvrier-masse sortait de l’usine<br />

pour se déplacer vers le territoire, l’usine diffuse, et devenir l’ouvrier social,<br />

le nouveau sujet dont notre auteur commença de proclamer la centralité.<br />

Techniciens, étudiants, enseignants, ouvriers, émigrés, squatters finissaient<br />

tous dans le même sac, sans que Negri porte la moindre attention<br />

à leurs différences, à leurs spécificités et à leurs contradictions. Se proposant<br />

de renverser (en italien, rovesciare) les catégories de Marx, il introduisit<br />

dans son analyse la catégorie d’auto-valorisation (la même que celle<br />

qui réapparaîtra, sans autres explications, un quart de siècle plus tard,<br />

48. Un des groupes les plus connus de cette tendance était le Collettivo di via<br />

dei Volsci, de Rome, qui allait bientôt fonder Radio Onda Rossa, une station du<br />

mouvement qui existe encore.


CLAUDIO ALBERTANI 243<br />

dans Empire) 49 . De quoi s’agit-il ? Alors que la valorisation capitaliste se<br />

fonde sur la valeur d’échange, l’auto-valorisation – pivot de l’édifice<br />

théorique de Negri – serait fondée, elle, sur la valeur d’usage et sur les<br />

nouveaux besoins des prolétaires. Généralisant sur tout le territoire –<br />

l’usine diffuse – les pratiques d’auto-valorisation, l’ouvrier social devait<br />

désormais lutter pour le « salaire garanti ». Dès lors, chez Negri, le noyau<br />

du conflit (et, partant, de l’analyse) se déplaçait vers l’État. Il pensait que<br />

l’État keynésien – qu’il appelait l’État-plan – avait inscrit les acquis de la<br />

révolution d’Octobre au cœur du développement capitaliste, en transformant<br />

le « pouvoir ouvrier » en une « variable indépendante ». Pour<br />

lui, la lutte principale avait lieu maintenant sur le terrain de l’autovalorisation<br />

et, puisqu’il n’y avait plus de reproduction du capital hors<br />

de l’État, la « société civile » cessait d’exister, en laissant seuls, face à face,<br />

deux grands adversaires : les prolétaires et l’État 50 .<br />

En dépit de son apparente cohérence, ce raisonnement partait d’une<br />

interprétation erronée du concept marxiste de valeur. Pour Negri, la<br />

valeur d’usage exprimait la radicalité ouvrière, sa potentialité subjective,<br />

en tant qu’antagoniste de la valeur d’échange. Elle était en quelque sorte<br />

le « bon » côté de la relation. Pourtant, si on adopte le point de vue de<br />

la critique de l’économie politique, une telle approche n’a pas de sens,<br />

car, comme l’expliquait Marx dans le premier chapitre du tome I du<br />

Capital, la valeur d’usage n’est en aucune manière une catégorie morale,<br />

mais la base matérielle de la richesse capitaliste, la condition de son accumulation.<br />

Si, à un moment quelconque du procès de circulation, les<br />

valeurs d’usage ne se transforment pas en valeurs d’échange, elles cessent<br />

d’être des valeurs et, en ce sens, elles limitent et conditionnent le processus<br />

de valorisation.<br />

Une des sources de Negri était Agnès Heller, une des représentantes les<br />

plus connues de l’école de Budapest, laquelle avait mis au centre de sa<br />

réflexion sur Marx le concept de besoins radicaux. Elle se gardait bien,<br />

49. Negri a développé le thème de l’auto-valorisation dans Il dominio e il sabotaggio.<br />

Sul metodo marxista della trasformazione sociale. Feltrinelli, 1978 ; et dans<br />

Empire, op. cit., p. 491 et 493.<br />

50. Antonio Negri, Proletari e Stato. Per una discussione su autonomia operaia e<br />

compromesso storico, Feltrinelli, 1976, p. 30. La question de la dissolution de la<br />

société civile dans l’État est reprise dans Empire, op. cit., p. 51, 398-399.


244<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

toutefois, de tomber dans l’apologie des besoins immédiats. « Le besoin<br />

économique, écrivait-elle, est une expression de l’aliénation capitaliste<br />

dans une société où la fin de la production n’est pas la satisfaction des<br />

besoins mais la valorisation du capital, où le système des besoins repose<br />

sur la division du travail et la demande du marché. 51 » Negri, lui, n’évita<br />

pas l’apologie, et s’écarta ainsi du marxisme critique, en oubliant qu’on<br />

ne peut pas combattre un monde aliéné d’une façon aliénée.<br />

L’autonomie, en outre, ne peut s’exprimer dans la condition immédiate<br />

de la classe. Sous la domination du capital, l’autonomie est un projet,<br />

une tendance ou, plus précisément, une tension. Elle ne peut se constituer<br />

en réalité pratique que dans les moments de rupture, dans les<br />

espaces décolonisés. Quand cette réalité pratique se socialise, viennent<br />

alors les grands moments de crise de l’administration, comme en France<br />

en 1968 ou en Italie en 1977. Contrairement à ce que pense Negri, le<br />

communisme n’est pas « l’élément dynamique constitutif du capitalisme<br />

52 » mais une autre société sans antagonismes de classes, sans<br />

pouvoir d’État et sans fétichisme mercantile.<br />

Et le parti ? « Dans ma conscience et ma pratique révolutionnaire, je ne<br />

peux ignorer ce problème », écrivait celui qui se voyait lui-même comme<br />

le Lénine italien – en précisant qu’il était « urgent de lancer le débat sur<br />

la dictature communiste » 53 . Le parti, en effet, restait une tâche en<br />

suspens, bien qu’il existât déjà en embryon, avec l’Autonomie organisée<br />

(avec une majuscule, pour bien la distinguer de l’autre autonomie), c’està-dire<br />

l’ensemble des organisations semi-clandestines et leurs services<br />

d’ordre militarisés qui, poussés par la répression étatique, pratiquaient la<br />

lutte des classes avec l’intention de « filtrer » et de « recomposer »<br />

l’antagonisme des masses dans l’attente de la lutte finale 54 .<br />

51. Agnès Heller, La Teoria dei bisogni in Marx, Feltrinelli, 1977, p. 26.<br />

52. Antonio Negri, Marx oltre Marx. Quaderno di lavoro sui Grundrisse,<br />

Feltrinelli, 1979, p. 194.<br />

53. Antonio Negri, Il dominio…, op. cit., p. 61 et 70.<br />

54. Dans les années 1970, il y eut en Italie des dizaines, et probablement des<br />

centaines, de groupes qui pratiquèrent la lutte armée. Outre les Brigades<br />

rouges, on peut citer, parmi beaucoup d’autres, les Nuclei armati proletari<br />

(NAP), Prima linea, Mai più senza fucile, Azione rivoluzionaria et Proletari<br />

armati per il comunismo.


CLAUDIO ALBERTANI 245<br />

Le résultat fut catastrophique. Le rêve de la prise de pouvoir se heurta<br />

bien vite aux brisants de la réalité. À partir de 1977, dernière grande saison<br />

créative du « laboratoire Italie », le PC fit front uni avec la démocratiechrétienne<br />

au pouvoir. La répression entra dans une nouvelle phase,<br />

écrasant tout ce qui se plaçait au-delà de la gauche parlementaire et annulant<br />

la différence entre terrorisme et protestation sociale. Chacun de son<br />

côté, et souvent en concurrence l’une contre l’autre, l’Autonomie organisée<br />

– ou, plutôt, certaines de ses organisations 55 – et les néo-staliniennes<br />

Brigades rouges continuèrent leur absurde assaut contre le « cœur de<br />

l’État » (comme si l’État avait un cœur !), entraînant dans leur ruine le<br />

riche et complexe tissu de l’autonomie avec un a minuscule 56 .<br />

Encore en 1978, à l’occasion de l’exécution d’Aldo Moro par les<br />

Brigades rouges (une des erreurs les plus néfastes et les plus lourdes de<br />

conséquences négatives jamais commises par un groupe révolutionnaire),<br />

et tout en manifestant son désaccord, Negri pouvait écrire que le côté<br />

positif de l’action était d’avoir imposé au mouvement la « question du<br />

parti 57 ». Le 7 avril 1979, l’hallucination prit fin de la façon la plus tragique,<br />

quand Negri et des dizaines de militants de l’Autonomie furent<br />

emprisonnés sous la (fausse) accusation d’être les idéologues des Brigades<br />

rouges. Ils allaient passer entre deux et sept ans en prison, désignés par la<br />

mesquinerie du pouvoir comme des victimes dignes d’être sacrifiées sur<br />

l’autel de la paix sociale 58 .<br />

En 1980, la dernière tentative d’occupation de l’usine Mirafiori marquait<br />

la fin symbolique d’un long cycle de conflits sociaux où, cas unique<br />

dans l’histoire européenne, les luttes ouvrières et étudiantes, les<br />

55. Contrairement à ce que je lis dans Memoria (janvier 2003, <strong>n°</strong> 167, p. 5), il<br />

n’a jamais existé en Italie un groupe appelé « Autonomie ouvrière ». Negri dirigeait<br />

une des nombreuses organisations qui formaient le camp de l’autonomie<br />

ouvrière.<br />

56. Sur le bilan tragique de la lutte armée, on lira Cesare Bermani, Il nemico<br />

interno. Guerra civile e lotte di classe in Italia (1943-1976), Odradek, 1997.<br />

57. Rosso, mai 1978. La revue, éditée à Milan, était l’organe du Gruppo<br />

Gramsci, une organisation dirigée par Negri.<br />

58. Après deux années d’emprisonnement, Negri fut mis en liberté grâce à son<br />

élection comme député du parti radical. En 1983, il s’exila en France.


246<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

mouvements pour la réinvention de la vie avaient évolué ensemble dans<br />

une formidable tentative de libération collective 59 .<br />

LES EXPLOITS DE LA MULTITUDE<br />

Dans les deux décennies suivantes, Negri n’abandonna pas l’habitude de<br />

lire les mouvements sociaux comme vérification de ses thèses, écrivant<br />

de nombreux (et cryptiques) ouvrages, sans jamais esquisser la moindre<br />

autocritique.<br />

De Foucault, Deleuze et Guattari, notre auteur a hérité une forte aversion<br />

pour la dialectique 60 . Déjà, dans son étude sur les Grundrisse, fruit<br />

d’un séminaire à Paris, il écrivait que « l’horizon méthodique marxien ne<br />

se centre jamais sur le concept de totalité ». Au contraire, il « se trouve<br />

caractérisé par la discontinuité matérialiste des procès réels », de telle<br />

sorte que le matérialisme se subordonne la dialectique à lui-même 61 .<br />

Negri voit la société capitaliste comme un champ de forces en lutte<br />

constante. À la différence des post-structuralistes français, néanmoins, il<br />

pense que le moteur des processus sociaux est la séparation ou, en<br />

d’autres termes, l’antagonisme social. Il revient à la réflexion d’identifier<br />

l’antagonisme déterminant, de scruter ses tendances et de le mener à<br />

l’explosion. Aussitôt après, l’analyse se déplace vers un nouveau champ,<br />

le redéfinit, et ainsi de suite 62 . Le capital n’est plus conçu comme contradiction<br />

en procès (Marx) mais comme l’affirmation progressive d’un sujet<br />

connu à l’avance.<br />

Dans Spinoza, l’anomalie sauvage, écrit en prison, Negri précisa peu à<br />

peu son projet : travailler à la constitution matérielle de la subjectivité<br />

radicale en Occident, en creusant le fossé entre les philosophies du pouvoir<br />

et celles de la subversion. Autour de Spinoza, il voyait se condenser<br />

59. Dans les années 1980 et 1990, le projet d’un opéraïsme libertaire est resté<br />

vivant dans la réflexion de quelques collectifs comme Primo Maggio,<br />

Collegamenti-Wobbly et Vis-à-Vis.<br />

60. Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, op. cit., p. 183 et 187.<br />

61. Antonio Negri, Marx oltre Marx, op. cit., p. 55.<br />

62. Ibid., p. 24-25.


CLAUDIO ALBERTANI 247<br />

une tradition « anomale » qui, affirmant la productivité du sujet, va de<br />

Machiavel à Marx, contre l’axe incarné par la triade Hobbes-Rousseau-<br />

Hegel 63 . Negri trouvait chez Spinoza une critique anticipée de la dialectique<br />

hégélienne, ainsi que la naissance du matérialisme révolutionnaire.<br />

De telle sorte qu’à l’invention stalinienne du diamat, Negri oppose un<br />

nouvel horizon ontologique qui se fonde sur la catégorie spinoziste de<br />

puissance. Cette approche ignore les critiques au marxisme soviétique<br />

formulées cinquante ans avant par les communistes de gauche, à savoir<br />

que le matérialisme marxien n’est ni une philosophie ni une économie,<br />

mais la théorie révolutionnaire du prolétariat en lutte. Le mouvement<br />

dialectique, pour les radicaux de gauche, n’a jamais exprimé une loi de<br />

l’histoire universelle, et encore moins une science, mais « la logique spécifique<br />

d’un objet spécifique », le capitalisme, un système social opaque<br />

qui se fonde sur le « fétichisme » 64 .<br />

C’est dans son livre sur Spinoza qu’apparaît pour la première fois, chez<br />

Negri, le concept de multitude, autrement dit, le nouveau sujet global<br />

qui, peu à peu, va supplanter l’ouvrier social et le transformer, presque<br />

vingt ans plus tard, en héros indiscutable d’Empire 65 . D’où vient-elle,<br />

cette multitude annoncée à grand fracas 66 ? À l’aube de la modernité,<br />

Hobbes et les philosophes de la souveraineté nommèrent ainsi l’ensemble<br />

humain avant qu’il ne devienne peuple 67 . La multitude, cependant,<br />

était pour eux quelque chose de purement négatif, qui renvoyait à<br />

un ensemble humain indifférencié et sauvage, pas encore organisé au<br />

sein d’un État. Negri renverse le concept, le prenant comme fondement<br />

63. Antonio Negri, Spinoza, op. cit., p. 394. Cette édition inclut « L’anomalia<br />

selvaggia » (1980), « Spinoza sovversivo » (1985) et « Democracia e eternità in<br />

Spinoza » (1994), les principaux textes spinozistes de Negri.<br />

64. Lire par exemple Karl Korsch, Karl Marx, Laterza, 1970, p. 101.<br />

65. Antonio Negri, Spinoza, op. cit., p. 35.<br />

66. J’ai cherché, sans succès, une explication satisfaisante du concept de « multitude<br />

» dans l’œuvre de Negri. Un de ses disciples, Paolo Virno, s’est apparemment<br />

chargé de la tâche in Grammatica della moltitudine. Per un analisi delle<br />

forme di vita contemporanee, Derive/Approdi, 2002.<br />

67. Norberto Bobbio-Michelangelo Bovero, Sociedad y Estado en la filosofía<br />

moderna. El modelo iusnaturalista y el modelo hegeliano-marxiano, FCE, México,<br />

1994, p. 94.


248<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

indispensable d’une démocratie radicale 68 . La multitude contemporaine<br />

serait la forme de l’existence sociale et politique des « plus nombreux »,<br />

de « l’ensemble ouvert » qui s’érige en alternative de la constellation<br />

peuple-volonté générale-État. Alors que le peuple tend à l’identité et à<br />

l’homogénéité, explique Negri, la multitude renverrait à cet au-delà de la<br />

nation qui, face à la crise de l’État, serait le sujet pluriel d’un nouveau<br />

pouvoir constituant ouvert, incluant et post-moderne 69 .<br />

Ici, une question se pose : comment notre auteur aborde le problème<br />

du saut du XVII e siècle à nos jours ? Et, plus concrètement, comme passet-on<br />

de l’ouvrier social à la multitude ? De fait, Negri ne se la pose pas.<br />

Il tente, en revanche, de donner un corps et une épaisseur sociologique<br />

à sa nouvelle création, en se servant, d’une part, de Marx et, de l’autre,<br />

de l’abondante littérature qui accompagne la révolution informatique.<br />

Avec la crise du fordisme, argumente Negri, la classe ouvrière industrielle<br />

perd sa position centrale dans la société. Une part consistante de la force<br />

de travail se voue aujourd’hui au travail immatériel, c’est-à-dire à l’ensemble<br />

d’activités consacrées à la manipulation de signes, au savoir<br />

techno-scientifique, aux messages et aux flux de communication 70 .<br />

Progressivement, d’après Negri, l’élément du savoir humain accumulé<br />

tend à devenir prépondérant.<br />

Il n’y a rien à objecter à ces affirmations qui se fondent sur le fameux<br />

fragment des Grundrisse consacré aux machines, où Marx note que, avec<br />

le développement de la grande industrie, la création des richesses « n’entretient<br />

plus de relation avec le temps de travail immédiat nécessaire à sa<br />

production, mais dépend plutôt de l’état général de la science et du progrès<br />

de la technologie ou de l’application de la science à la production<br />

71 ». Et Marx d’ajouter : « Aussitôt que le travail, dans sa forme<br />

immédiate, cesse d’être la source principale de la richesse, le temps de<br />

travail cesse, et doit cesser, d’être sa mesure ; par conséquent, la valeur<br />

d’échange cesse d’être la mesure de la valeur d’usage. Le surplus de travail<br />

de la masse a cessé d’être la condition du développement de la<br />

richesse sociale, de même que le non-travail de quelques-uns a cessé de<br />

68. Michael Hardt et Antonio Negri, Il lavoro di Dioniso, op. cit., p. 27.<br />

69. Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, op. cit, p. 140.<br />

70. Ibid., p. 354-359.<br />

71. Karl Marx, Grundrisse, tome II, p. 228.


CLAUDIO ALBERTANI 249<br />

l’être pour le développement des pouvoirs généraux de l’insecte humain.<br />

De la sorte, la production fondée sur la valeur d’échange s’effondre, et le<br />

procès de production immédiat perd sa forme de besoin urgent et son<br />

antagonisme. 72 » Il est bon de préciser que ces phrases de Marx, souvent<br />

évoquées et incontestablement visionnaires, sont néanmoins quelque<br />

peu obscures. Elles le sont parce que le sens de l’affirmation « la production<br />

fondée sur la valeur d’échange » n’est pas d’une grande clarté. Cela<br />

signifie-t-il que, dépassé par son propre développement, le capitalisme<br />

touche à sa fin ? Ou que l’antagonisme ouvriers-capital est finalement<br />

résolu ? Personnellement, je ne le pense pas, mais la question reste<br />

ouverte. Quant à l’aspect visionnaire de ce passage, il est indéniable. Ces<br />

phrases nous donnent de stimulantes clés pour lire le temps présent et,<br />

en particulier, le sens de la révolution informatique.<br />

Marx continue : les produits de l’industrie deviennent maintenant des<br />

« organes du cerveau humain créés par la main humaine : une force<br />

objectivée de la connaissance. Le développement du capital fixe révèle<br />

jusqu’à quel point la connaissance, ou knowledge, sociale générale est<br />

devenue une force productive immédiate et, par conséquent, jusqu’à<br />

quel point les contradictions du processus de la vie sociale elle-même<br />

sont entrées sous le contrôle du general intellect et (ont été) remodelées<br />

en rapport avec celui-ci 73 ». De ce passage de Marx, on peut comprendre<br />

que les contradictions de la production manufacturière s’étendent à la<br />

sphère du travail « immatériel ». Negri a donc raison quand il affirme<br />

que, dans une telle situation, le problème du sujet révolutionnaire se<br />

pose différemment. Une fois dépassée la centralité de l’usine, les possibles<br />

sujets antagonistes se multiplient, en même temps que tombe<br />

toute idée de « nécessité ». Mais alors, pourquoi proposer une catégorie<br />

unique, la multitude, qui annule forcément toute différence ?<br />

Il y a davantage. Interprétant de façon unilatérale les affirmations de<br />

Marx, Negri semble soutenir que le capitalisme s’est déjà éteint en tant<br />

que mode de production et qu’il survit uniquement comme pure domination<br />

ou « dispositif de contrôle » 74 . Et comme si cela ne suffisait pas,<br />

72. Ibid., p. 228-229.<br />

73. Ibid., p. 230.<br />

74. Consultable sur , Maria Turchetto, « Dall’operaio<br />

massa all’imprenditorialità comune. La sconcertante parabola dell’operaismo<br />

italiano ».


250<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

il lorgne vers toutes les utopies technologiques, depuis la « fin du travail<br />

» jusqu’aux mythes de la société post-industrielle et les anthropologies<br />

du cyberespace. « Dans l’expression de sa propre énergie créatrice,<br />

le travail immatériel semble ainsi fournir le potentiel pour une sorte de<br />

communisme spontané et élémentaire. » 75<br />

Dans l’interprétation de Negri, le communisme ne jaillit plus de l’antagonisme<br />

ou du refus collectif de la coopération capitaliste mais, au<br />

contraire, de sa plus grande extension grâce à la science et à la technique.<br />

Il en vient à soutenir les plus vieilles causes néo-libérales : le nouveau<br />

fédéralisme, l’Union européenne et même les « entrepreneurs socialisés »<br />

(en italien : imprenditorialità comune) de Vénétie, « tous ceux qui ont mis<br />

leur énergie, leur intellectualité, leur force de travail et leur force d’invention<br />

[s’agirait-il là d’une nouvelle catégorie « marxiste » ? nda] au service<br />

de la communauté » 76 . Ainsi, le cercle se referme : l’opéraïsme de<br />

Negri débouche sur une apologie des forces productives très semblable<br />

à celle que Panzieri avait si justement refusée quelque quarante ans auparavant.<br />

Et, exactement comme chez Tronti, disparaît toute notion d’une<br />

autonomie concrète fondée sur l’action indépendante des sujets sociaux<br />

en lutte, de telle sorte que les deux adversaires d’il y a trente ans se<br />

retrouvent à nouveau ensemble 77 .<br />

Il est, enfin, pour le moins cocasse de voir, à la fin de leur livre, Negri<br />

et Hardt évoquer saint François comme figure paradigmatique du nouveau<br />

militant 78 . Dans les mouvements sociaux actuels, on lui préfère le<br />

mot « activiste », qui est moins effrayant et renvoie davantage à l’action<br />

directe. Les actions festives des jeunes (et moins jeunes) qui, depuis les<br />

journées de Seattle, empêchent de dormir les puissants de la terre ont<br />

peu de rapports avec la « militance » 79 . Ce qui les soutient, au<br />

contraire, c’est une volonté ludique de « renverser la perspective », d’en<br />

76. Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, op. cit, p. 359.<br />

76. Lettre de Negri écrite de la prison de Rebibbia (Rome), datée du 10 septembre<br />

1997, d’après la version diffusée sur Internet.<br />

77. Dans Il lavoro di Dioniso (p. 29-30), Negri avoue accepter les théories de<br />

Mario Tronti sur l’autonomie du politique. Dans Empire, en revanche, il nous<br />

informe de la disparition de « la notion de l’autonomie du politique » (p. 375).<br />

78. Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, op. cit, p. 496.<br />

79. D’après le dictionnaire de la Real Academia, un « militant » est quelqu’un<br />

qui se voue à la milice… Les premières critiques de la figure du militant


CLAUDIO ALBERTANI 251<br />

finir avec la politique traditionnelle et de créer de nouvelles formes<br />

communautaires 80 .<br />

Pour en revenir au thème du concept de multitude et mesurer son efficacité,<br />

il importe de signaler que l’ensemble des changements connus<br />

par le capitalisme au cours de ces dernières décennies a entièrement dissous<br />

tout centre de gravité dans les luttes anti-système. Le marxisme luimême<br />

n’est plus qu’une parmi les multiples théories dont peuvent user<br />

les nouveaux mouvements pour s’armer conceptuellement. Il en est<br />

d’autres : l’anarchisme, les cosmo-visions traditionnelles, la théologie de<br />

la libération, etc. L’histoire, par ailleurs, ne se fait plus uniquement en<br />

Occident. Aujourd’hui, les mouvements sociaux sont pluriels par définition.<br />

Qu’ont en commun les indigènes du Chiapas et les ouvriers de Fiat,<br />

les agriculteurs écologistes français et les émeutiers argentins, les paysans<br />

du Karnakata et les cyberpunks des métropoles post-modernes ? Sans<br />

doute beaucoup, comme nous l’explique, par exemple, le commandant<br />

Mister, de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) : « Les gouvernements<br />

pensent que, nous les Indiens, nous ne connaissons pas le<br />

monde. Eh bien, qu’ils sachent que nous le connaissons et que nous<br />

sommes au courant des plans de mort qu’on dresse contre l’humanité et<br />

aussi des luttes des peuples pour leur libération. Nous connaissons le<br />

remontent à 1966 et sont dues à l’Internationale situationniste (lire De la misère<br />

en milieu étudiant, traduit dans une vingtaine de langues).<br />

80. Ce n’est pas le fait du hasard si les principaux disciples de Negri, les<br />

Désobéissants (connus précédemment sous le nom de Tute bianche – Combinaisons<br />

blanches – ou Association Ya Basta), sont un facteur de grande confusion<br />

dans le mouvement dit altermondialiste. Ils conjuguent le pire de la<br />

politique de la vieille gauche et le pire de l’activisme médiatique. Radicaux à<br />

l’étranger (ils furent expulsés à grand fracas du Mexique en 1998), ils sont disposés<br />

à tous les compromis en Italie ; pacifistes convaincus, ils diffusent de délirantes<br />

déclarations de guerre à l’adresse du gouvernement italien (mais ne savent<br />

pas être conséquents) ; zapatistes déclarés, ils sont à la recherche de charges<br />

électives… Sur les inconséquences des Tute bianche (aujourd’hui Disubbidienti),<br />

on se reportera à « Paint it Black. Blocchi neri, tute bianche e zapatisti<br />

nel movimento contro la globalizzazione », de Claudio Albertani, paru simultanément<br />

dans Collegamenti-Wobbly, <strong>n°</strong> 1, janvier 2002 et, en version française,<br />

dans le <strong>n°</strong> 12 des Temps maudits (janvier-avril 2002). Une version anglaise a paru<br />

dans New Political Science, Londres, décembre 2002). Pour de plus amples informations<br />

sur l’activité des Disobbidienti, voir .


252<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

monde, et même le Japon. Parce que nous connaissons tous ces hommes<br />

et toutes ces femmes qui sont venus dans nos villages et qui nous ont<br />

parlé de leurs luttes, de leurs mondes et de tout ce qu’ils font. À travers<br />

leurs paroles, nous avons voyagé, vu et connu plus de terres que n’importe<br />

quel intellectuel. 81 »<br />

Il importe de refaire au plus vite ce monde qui ne nous appartient pas.<br />

Chaque sujet, chaque mouvement, chaque communauté en lutte<br />

cherche la rencontre avec l’autre, en exigeant dans le même temps de<br />

conserver une perspective et une identité propres. Et cela me paraît un<br />

grand pas en avant. Ce n’est pas par hasard si, par exemple, dans les<br />

mouvements indigènes méso-américains, on parle de moins en moins<br />

d’interculturalité et de plus en plus de multiculturalité. Alors que le premier<br />

concept postule une synthèse obligatoire, le second conserve les<br />

tensions et les particularités.<br />

Il est incontestable que nous avons besoin de concepts nouveaux pour<br />

mettre ces différences en valeur, et c’est à juste titre que Negri critique<br />

celui de « peuple ». Mais, pourquoi, en ce cas, les écraser en les annulant<br />

au sein d’une abstraction philosophique vieille de trois siècles ?<br />

Comme son antécédent, l’ouvrier social, la multitude est un concept<br />

forcé. À la fin de son parcours, Negri en revient au péché originel de<br />

l’opéraïsme italien : la recherche incessante d’une « centralité », quelle<br />

qu’elle soit, le fétichisme du travail productif, l’incapacité de sortir de<br />

l’horizon de l’usine 82 . Le résultat en est un sujet sans histoire, une forme<br />

sans contenu, dernière adaptation de la vieille torsion par laquelle la<br />

classe ouvrière ne cesse jamais de harceler le capitalisme.<br />

81. « Discours zapatistes, manifestation à San Cristóbal de Las Casas, Chiapas,<br />

1 er janvier 2003 » à consulter sur .<br />

82. Sur le fétichisme du travail chez Negri, lire George Katsiafikas, The<br />

Subversion of Politics, op. cit., p. 225-2<strong>32</strong>.


CLAUDIO ALBERTANI 253<br />

ÉPILOGUE. LA FIN DE L’ÉTAT-NATION ?<br />

Malgré son aversion déclarée pour la pensée dialectique, la construction<br />

théorique de Negri n’a jamais cessé d’être hégélienne 83 . Tant dans Empire<br />

que dans ses livres précédents, on trouve toujours, sous-jacente chez<br />

Negri, l’idée d’une théologie nécessaire, d’un mouvement circulaire et<br />

d’une fin heureuse, déjà présente dans les débuts. On nous y indique,<br />

par exemple, que les révolutions du XX e siècle ne furent jamais vaincues,<br />

mais qu’elles « ont toutes poussé en avant et transformé les termes des<br />

conflits de classe, posant les conditions d’une nouvelle subjectivité politique<br />

84 ». Autrement dit, qu’elles préparèrent l’événement de la réalité<br />

ultime de notre temps, l’Empire, et de son nécessaire ennemi, la multitude.<br />

De la même façon que l’esprit du monde se manifeste progressivement<br />

dans l’histoire en sautant d’un côté à l’autre du monde, l’épiphanie<br />

impériale s’incarne dans des étapes et des figures remarquables qui, à<br />

chaque moment, lui accordent des caractères distinctifs.<br />

L’épopée commence dans la boutique de Spinoza, et l’un de ses épisodes<br />

centraux est, semble-t-il, la Constitution américaine parce qu’elle<br />

repose sur « l’exode, sur des valeurs affirmatives et non dialectiques, et<br />

sur le pluralisme et la liberté 85 ». On assiste ici au retour du vieil attachement<br />

opéraïste pour les États-Unis, assaisonné à présent de<br />

quelques (malheureuses) affirmations de Hannah Arendt sur la révolution<br />

américaine 86 .<br />

Noam Chomsky, sans doute un des meilleurs analystes des États-Unis,<br />

nous a pourtant enseigné que « la Constitution de ce pays n’est qu’une<br />

création conçue pour maintenir la populace à sa place et éviter que, ne<br />

serait-ce que par erreur, elle puisse avoir la mauvaise idée de prendre son<br />

destin entre ses mains 87 ». Dans le même sens, Boron affirme que,<br />

83. Je reprends cet argument de l’essai de Maria Turchetto, « L’impero colpisce<br />

ancora », .<br />

84. Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, op. cit, p. 474.<br />

85. Ibid, p. 459.<br />

86. Hannah Arendt, On Revolution, (réédition : Vicking Press, 1996), surtout le<br />

chapitre III. Negri avait déjà fait l’apologie de la Constitution américaine dans Il<br />

potere costituente. Saggio sulle alternative del moderno, SugarCo, 1992.<br />

87. Cité in Boron, Imperio. Imperialismo, op. cit., p. 110.


254<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

contrairement à ce que croit Negri, ce document nous offre un clair<br />

exemple du haut degré de conscience anti-populaire et anti-démocratique<br />

qu’avaient ses créateurs. Alors, faut-il voir, chez Negri et Hardt, de<br />

l’ingénuité, de l’opportunisme ou un sens du marketing ? Et est-ce qu’au<br />

bout du compte, l’anarchiste Chomsky ne serait pas en train de donner<br />

une leçon de marxisme au bolchevique Antonio Negri ?<br />

Une autre des fantaisies néo-libérales avalisées par les auteurs d’Empire<br />

tient à l’affirmation que l’État-nation serait en voie d’extinction. Avouons<br />

qu’il est pour le moins amusant que Negri – un admirateur de Lénine et,<br />

en outre, un vieux stratège de la prise du pouvoir étatique – tire aujourd’hui<br />

une telle absurdité de sa manche 88 . D’autant qu’au nombre des<br />

rares propositions pratiques d’Empire on retient celles du salaire social<br />

(resucée du vieux « salaire garanti » de Potere operaio) et celle la citoyenneté<br />

globale. Autrement dit, des revenus et des papiers garantis à tout le<br />

monde, indépendamment de la nationalité, de la classe et de la condition<br />

sociale de tout un chacun. Sans vouloir entrer ici dans la discussion<br />

autour du sens politique et de l’opportunité de telles revendications, on<br />

peut néanmoins signaler leur aspect paradoxal : si, d’ores et déjà, l’État<br />

n’existe plus, à qui s’adressent donc Negri et Hardt ?<br />

Le processus d’évolution de l’État est, en réalité, terriblement contradictoire.<br />

D’un côté, la vague de privatisations a érodé ses fonctions redistributives,<br />

et sa crédibilité, détruisant les sphères publiques en faveur<br />

du secteur privé. De l’autre, en élevant le niveau de conflictualité, il a été<br />

contraint d’augmenter ses fonctions répressives. C’est pourquoi nous<br />

n’avons pas affaire aujourd’hui à ces États dégraissés dont parlent les<br />

néo-libéraux avalisés par Negri, mais plutôt à une sorte de keynésianisme<br />

de guerre qui dévore les ressources publiques, ôtant aux pauvres<br />

pour donner aux riches dans des proportions jamais atteintes aupara-<br />

88. Dans une tentative de ménager Dieu et le diable, Negri formule la question<br />

qui suit : « Que faire du léninisme dans les nouvelles conditions de la force de<br />

travail ? […] Quelle subjectivité faudra-t-il produire pour la prise du pouvoir,<br />

aujourd’hui, par le prolétariat immatériel ? » Et il répond : « Il faut mener<br />

Lénine au-delà de Lénine, […] vers la démocratie absolue de la multitude » (!)<br />

Toni Negri, « Che farne del Che fare ? Ovvero il corpo del General Intellect »,<br />

Posse, mai 2002, p. 123-133.


CLAUDIO ALBERTANI 255<br />

vant 89 , et c’est dans ce but qu’on agite éternellement l’épouvantail de la<br />

guerre contre les « États voyous » (Irak, Corée, Libye, Liban, etc.) ou<br />

contre les ennemis de l’intérieur 90 . De tout cela, on peut conclure que,<br />

tant dans les domaine économique que politique, les fonctions remplies<br />

par l’État demeurent indispensables pour le capitalisme, puisque celui-ci<br />

ne pourrait pas survivre une semaine si celui-là cessait de lui fournir non<br />

seulement les garanties politiques et militaires dont il a besoin, mais<br />

aussi d’énormes ressources économiques. De ce point de vue, le cas des<br />

États-Unis est significatif : les astronomiques subsides pour l’agriculture<br />

ou les mesures de soutien au secteur du transport aérien après le 11 septembre<br />

prouvent aisément que l’appétit pour ce genre de subventions n’a<br />

pas l’air de faiblir.<br />

Sur la question de l’impérialisme, la réflexion de Negri part, comme<br />

toujours, d’inquiétudes légitimes. On ne peut être, évidemment, que<br />

d’accord avec lui sur la nécessité de revoir les vieilles théories, mais pour<br />

ce faire, il faudrait d’abord reconnaître que – bien que la dynamique de<br />

leurs rapports change constamment 91 – tous les États sont potentiellement<br />

impérialistes. Ensuite, il faudrait admettre qu’aucun État ne se trouve<br />

aujourd’hui en condition de concurrencer les États-Unis dans les<br />

domaines militaire, économique, politique ou culturel, ce qui rend<br />

caduque une des principales caractéristiques de l’impérialisme classique,<br />

tel que l’analysait Rosa Luxemburg, à savoir l’existence d’un certain<br />

niveau de concurrence entre États pour la conquête de marchés, de territoires<br />

ou de matières premières 92 . Depuis la chute du bloc soviétique,<br />

aucun État ou région géopolitique n’a pu contrecarrer le pouvoir des<br />

États-Unis. Comment désigner cette nouvelle réalité ? Empire ?<br />

89. Voir à ce sujet les récentes mesures de Bush en faveur des spéculateurs<br />

financiers, qui prévoient une réduction de 300 milliards de dollars d’impôts sur<br />

les dividendes des actionnaires.<br />

90. Guerre contre un seul individu, parfois, comme on l’a vu avec Ben Laden.<br />

Si l’on en croit des déclarations récentes de la Maison-Blanche, ce cycle risque<br />

de durer au moins une trentaine d’années.<br />

91. Une des erreurs de Lénine fut de croire que l’impérialisme était simplement<br />

une « étape » du capitalisme alors que, en réalité, il était inscrit dans sa logique<br />

dès le début.<br />

92. Stefano Capello, « L’imperialismo da Disraeli a Bush », Collegamenti <strong>n°</strong> 2,<br />

2002.


256<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

Impérialisme ? Le nom, en fait, importe peu, dès l’instant qu’il apparaît<br />

très clairement qu’un seul pays, les États-Unis, est en train d’imposer un<br />

système planétaire d’États vassaux organisés en souverainetés limitées,<br />

système qui, ironie de l’histoire, ressemble énormément à celui que, pendant<br />

des décennies, l’Union soviétique imposa à ses satellites 93 . Ce système<br />

exige des États qui le composent qu’ils soient faibles vers l’extérieur,<br />

c’est-à-dire malléables et sensibles aux besoins américains, mais forts à<br />

l’intérieur, autrement dit, répressifs et capables d’imposer ces mêmes<br />

besoins à leurs subordonnés.<br />

Ce nouvel ordre mondial ne cesse, cependant, d’engendrer des frictions<br />

et du malaise, en particulier – mais non exclusivement – entre les<br />

« classes dangereuses » d’un monde de plus en plus en proie à la pauvreté,<br />

à l’insécurité et aux problèmes environnementaux. Les zapatistes<br />

du Chiapas, les piqueteros argentins, les cocaleros de Bolivie, Lula au<br />

Brésil, Chávez au Venezuela, le cours nouveau en Équateur, sont autant<br />

de signes de crise dans l’arrière-cour même de l’Empire. En Europe, le<br />

vent de Gênes 2001 n’a pas cessé de souffler et les manifestations contre<br />

la guerre se sont multipliées. Les ruptures, quand il y en a, surgissent des<br />

mouvements sociaux, comme un « ya basta » généralisé, et non par l’entremise<br />

des partis politiques qui, à quelques rares exceptions, acceptent,<br />

même quand ils sont de gauche, l’ordre établi. Nous sommes donc bien<br />

loin de cet Empire dé-centré et déterritorialisant théorisé par nos<br />

auteurs. Les événements du 11 septembre 2001 et la réaction qu’ils suscitèrent<br />

dans l’administration Bush prouvent, une fois de plus, l’échec de<br />

leur modèle théorique : cette réaction est celle d’un État impérialiste qui<br />

prétend ajuster la planète à ses interêts 94 .<br />

93. Tito Pulsinelli, « Sobre el señor y los vasallos. Estados Unidos en el atardecer<br />

del neoliberalismo », .<br />

94. Negri s’est d’ailleurs senti très peu à l’aise face à ces événements. Il a<br />

d’abord interprété la chute des tours jumelles comme une affaire interne à<br />

l’Empire, quelque chose « qui lui appartient » en propre, avant de rectifier, en<br />

soutenant que nous sommes face à une réaction impérialiste contre l’Empire.<br />

Hardt a soutenu, lui, cette seconde version dans un article récent où il exhortait<br />

« les élites à agir dans leur propre intérêt comme réseau impérial dé-centré,<br />

interrompant de la sorte le processus de conversion des États-Unis en un “pouvoir<br />

impérialiste selon le vieux modèle européen” ». Curieux appel, en vérité,<br />

venant d’un prophète de la « multitude » ! Du retour, p. 185 et p. 209.<br />

Entrevue parue dans Il Manifesto, 14 septembre 2002.


CLAUDIO ALBERTANI 257<br />

« Aujourd’hui, note Eric Hobsbawm, de même que tout au long du XX e<br />

siècle, il y a une absence totale d’autorité mondiale effective qui soit<br />

capable de contrôler ou de résoudre des disputes armées. La mondialisation<br />

a avancé dans presque tous les domaines – économique, technologique,<br />

culturel et même linguistique – excepté en un seul, le domaine<br />

militaire et politique. Les États territoriaux sont encore les seules autorités<br />

effectives. 95 » Proclamer la fin de l’État ne nous est donc d’aucune utilité.<br />

C’est même une idée néfaste puisqu’elle ne contribue en rien à<br />

l’action. Et si cette affirmation peut paraître d’une terrible banalité, il<br />

n’est pas inutile de la rappeler quand nous lisons, dans la revue Rebeldía,<br />

que ceux qui la font se sentent partie prenante d’une « gauche qui n’est<br />

plus disposée à continuer de perdre son temps autour de la dispute d’un<br />

pouvoir national qui n’existe plus 96 ». Car rien n’est plus faux. Une chose<br />

est de dire, comme John Holloway – et, avant lui, les zapatistes, et bien<br />

avant encore les libertaires de toutes les tendances –, que le monde ne<br />

peut être changé en « prenant » le pouvoir d’État, et une autre, très<br />

différente, est de déclarer que le pouvoir national n’existe plus 97 .<br />

Qui envoie les tanks au Chiapas ? Qui arme les paramilitaires ? Qui<br />

est derrière le plan Puebla Panamá ? Le fameux appareil dé-centré et<br />

déterritorialisant ? Pas le moins du monde ! C’est bien un pouvoir national<br />

très identifiable : l’État mexicain. Les États-nations continuent d’exister,<br />

et ils sont à la fois nos ennemis et nos interlocuteurs. Face à eux,<br />

nous ne pouvons pas baisser la garde : nous devons faire pression sur<br />

eux, livrer bataille contre eux, les harceler. Nous devrons, à l’occasion,<br />

négocier avec eux, et nous le ferons en toute autonomie. Les zapatistes<br />

ont démontré que cela était possible et, si les résultats obtenus n’ont pas<br />

été à la hauteur de leurs espérances, ils leur ont au moins permis,<br />

contrairement à d’autres, de conserver leur dignité.<br />

Notre voie, celle des mouvements pour l’humanité et contre le néolibéralisme,<br />

n’est pas exempte d’obstacles. Comme le suggère Michael<br />

95. Eric Hobsbawm, « La guerra y la paz en el siglo XX », La Jornada, México,<br />

24 mars 2002.<br />

96. Souligné par moi. Rebeldía, éditorial du <strong>n°</strong> 1, México, nov. 2002.<br />

97. John Holloway, Change the World without Taking Power, Pluto Press, 2002.<br />

C’est à tort que de nombreux commentateurs ont voulu mettre Holloway et<br />

Negri dans le même sac.


258<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

Albert, animateur de la revue Z Magazine (et du site Znet), elle implique,<br />

outre de la radicalité théorique et pratique, de la ductilité, de la patience<br />

et une certaine dose de pragmatisme 98 . Car il faut le répéter encore : le<br />

capitalisme et l’État-nation, ces deux monstres créés par l’Occident, sont<br />

venus ensemble et ils disparaîtront ensemble. Et si nous ne savons pas<br />

les noyer dans un océan de rires, ils nous tiendront encore compagnie<br />

pendant quelque temps, comme le dinosaure de Tito Monterroso 99 .<br />

CLAUDIO ALBERTANI<br />

Tepoztlán, Morelos, México, novembre 2002-janvier 2003<br />

Traduit de l’espagnol par Miguel Chueca<br />

98. Benedetto Vecchi, « Democrazia in Movimento », Il Manifesto, 18 janvier<br />

2003.<br />

99. L’auteur fait ici allusion à une fameuse nouvelle du romancier Tito<br />

Monterroso, qui présente cette particularité de ne contenir qu’une seule phrase<br />

– « Al día siguiente, cuando despertó, el dinosaurio seguía todavía ahí. » –, proprement<br />

intraduisible du reste, puisque le sujet de la subordonnée n’est pas explicité<br />

et qu’on ne sait pas s’il s’agit de « él », de « ella », voire de « Usted » : « Le<br />

lendemain, quand il s’éveilla [ou : « quand elle s’éveilla » ou : « quand vous<br />

vous êtes éveillé» ou «éveillée »], le dinosaure était encore là. » [ndt]


CHARLES JACQUIER<br />

Marcel Martinet,<br />

contre le courant<br />

259<br />

Civilisation française en Indochine p. 263<br />

Édité à Paris en 1933 par le Comité d’amnistie<br />

et de défense des Indochinois et des peuples colonisés<br />

Vous avez cessé d’être « l’un contre tous ».<br />

Lettre ouverte à Romain Rolland p. 273<br />

Paru dans La Révolution prolétarienne, <strong>n°</strong> 195, 25 janvier 1936,<br />

sous le titre « 1922-1935. Réponse à Romain Rolland »<br />

Le 30 juin de Staline. Qu’avez-vous fait<br />

de la révolution d’octobre ? p. 279<br />

Paru dans La Révolution prolétarienne,<br />

<strong>n°</strong> 230, 10 septembre 1936<br />

DURANT LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE, alors que quasi-totalité des<br />

intellectuels et les organisations ouvrières – qui se prétendaient hier<br />

encore pacifistes et révolutionnaires – avaient, toute honte bue, rallié le<br />

camp de l’Union sacrée, Marcel Martinet (1887-1944) s’engagea corps et<br />

AGONE, 2004, <strong>31</strong>/<strong>32</strong> : 259-261


260<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

âme dans le petit noyau de militants internationalistes regroupés autour<br />

des syndicalistes révolutionnaires de La Vie ouvrière. Cela caractérise<br />

parfaitement la morale personnelle et la position politique d’un intellectuel<br />

qui fut aussi un militant ayant faite sienne l’éthique du « refus de<br />

parvenir » des syndicalistes ouvriers définie par Albert Thierry. De cette<br />

période terrible, il tira un recueil de poèmes, Les Temps maudits, qui<br />

demeure son livre le plus connu 1 .<br />

Il prolongea ce combat après la guerre dans le mouvement communiste<br />

naissant, devenant le premier directeur littéraire du quotidien<br />

L’Humanité (1921-1923), s’attachant tout particulièrement à définir les<br />

conditions d’une véritable culture autonome du prolétariat, indispensable<br />

à son émancipation 2 . En 1923, la maladie l’obligea à quitter ses<br />

fonctions à L’Humanité, tandis que, parallèlement, il s’éloignait d’un PCF<br />

en voie de rapide « bolchevisation » – c’est-à-dire de soumission aux<br />

intérêts de l’État-Parti soviétique – et que ses amis, notamment Pierre<br />

Monatte, en étaient exclus.<br />

Les années suivantes allaient être marquées par une succession de<br />

défaites et de reculs d’un mouvement ouvrier autonome devant les succès<br />

de la contre-révolution (fascismes, stalinisme) et les progrès de son<br />

intégration aux mécanismes de régulation sociale des différents États.<br />

Martinet allait être, une fois de plus, à contre-courant, s’opposant aussi<br />

bien au fascisme et au colonialisme qu’à la perversion de l’idéal socialiste<br />

par un stalinisme triomphant sur un sixième du globe, et dont l’ombre<br />

portée obérait de plus en plus les chances de renaissance d’un véritable<br />

mouvement ouvrier autonome, indépendant et radical comme avaient<br />

pu l’être, dans le monde d’avant 1914, les différentes formations qui se<br />

réclamaient du syndicalisme révolutionnaire en Europe et en<br />

Amérique 3 . Les articles que nous reproduisons ici même en sont l’illustration.<br />

Le premier dénonçait vigoureusement la répression coloniale<br />

française en Indochine ; le second réfutait les raisons du ralliement de<br />

1. Les Temps maudits, quatrième édition augmentée des Carnets des années de<br />

guerre (1914-1918), <strong>Agone</strong>, coll. « Marginales », Marseille, 2003.<br />

2. Lire Marcel Martinet, Culture prolétarienne, <strong>Agone</strong>, coll. « Mémoires<br />

sociales », Marseille, 2004.<br />

3. Son article de 1926, « Contre le courant », est reproduit dans le dossier<br />

« Marcel Martinet au service de la classe ouvrière », Gavroche, <strong>n°</strong> 134, marsavril<br />

2004.


CHARLES JACQUIER 261<br />

Romain Rolland à la Real Politic stalinienne, tandis que le troisième analysait<br />

à chaud le premier procès de Moscou d’août 1936.<br />

À ceux qui, rétrospectivement, s’étonneraient de cette lucidité minoritaire<br />

et à l’encontre des vents dominants, Pierre Monatte, parlant de<br />

Martinet, avait répondu par avance : « La meilleure boussole, c’est de<br />

n’avoir pas d’autre intérêt que celui de ses idées, pas d’autre désir que<br />

d’être utile à sa classe, pas d’autre ambition que d’avancer avec ses idées,<br />

de reculer avec elles, de tomber même, s’il faut tomber. »<br />

Qui dira, après cela, que Martinet n’est pas un auteur qui continue<br />

aujourd’hui encore à nous parler d’une voix claire et forte ?<br />

Nos remerciements vont à Monette Martinet<br />

de nous avoir autorisés à reproduire ici ces trois textes.<br />

CHARLES JACQUIER


« Devant le crime où roulait, pour tâcher de se<br />

survivre, la vieille société de proie, la démente, par<br />

un suicide devant le crime sacrilège de l’homme<br />

contre l’homme, du pauvre contre le pauvre,<br />

devant l’acceptation du crime, le vautrement de<br />

tous dans le crime, de tous et de ceux d’abord qui<br />

s’étaient donné mission, qui sur les places<br />

publiques vantaient leur mission d’être des<br />

hommes fidèles à l’homme, j’ai écrit – l’ai-je<br />

écrit ? Il est sorti de moi brûlant et tout armé –,<br />

dans la première hantise du sang versé et des<br />

agonies, un livre de poèmes qui n’est qu’un cri de<br />

douleur et de colère. Je n’en renie aujourd’hui pas un mot ; pas une malédiction, pas<br />

une goutte de sang ; car il est aussi plein d’amour, et justifié par chaque nouveau jour<br />

qui s’ajoute au tas monstrueux des jours de guerre. »<br />

Écrits pendant la guerre de 1914-1918, ces « chants d’espoirs désespérés » s’inscrivent<br />

dans la tradition française des grandes protestations lyriques ; ils dénoncent l’absurdité<br />

du massacre mondial et fustigent ceux qui le justifient. Interdit par la censure, Les Temps<br />

maudits fut publié en Suisse (1917) avant d’être édité en France (1920) et traduit en<br />

plusieurs langues.


MARCEL MARTINET<br />

Civilisation française<br />

en Indochine<br />

AGONE, 2004, <strong>31</strong>/<strong>32</strong> : 263-271<br />

263<br />

GEORGES DE LA FOUCHARDIÈRE 1 rappelait récemment qu’il existe<br />

deux sortes de nationalismes : le nôtre, le bon – et celui des<br />

autres, particulièrement détestable quand il se dresse contre<br />

« notre » domination, contre la mission « civilisatrice » de la France.<br />

Vercingétorix, révolté contre la civilisation romaine, est un héros, ainsi<br />

que les manuels scolaires l’enseignent aux petits Français, tandis que les<br />

Annamites, s’ils se livrent à des tentatives analogues contre la civilisation<br />

française, sont des criminels de droit commun, et qu’il faut traiter<br />

comme tels.<br />

Comment le César français traite-t-il, en fait, les Vercingétorix<br />

d’Annam ? Les événements des dernières années, des derniers mois,<br />

nous renseignent avec éclat. Il n’est pas inutile que le plus grand nombre<br />

possible de Français sachent un peu ce qu’il fait là-bas en leur nom, le<br />

César français. Ils pourront dire alors s’ils en sont contents et fiers, et s’ils<br />

sont d’avis que cela dure.<br />

1. Journaliste et écrivain, Georges de La Fourchadière (1874-1946) fonda en<br />

1916 avec Gustave Théry le journal L’Œuvre, dont il tint la rubrique humoristique.<br />

Il collabora aussi au Canard enchaîné de Maurice Maréchal dans l’entredeux-guerres.<br />

Son roman, La Chienne, a été porté à l’écran par Jean Renoir<br />

(19<strong>31</strong>).[ndlr]


264<br />

RAPPEL D’UN RÉCENT PASSÉ<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

Il faudrait pouvoir, derrière les beaux décors schématiques de l’histoire<br />

officielle, jeter un regard d’ensemble sur ce qui existait réellement en<br />

Indochine avant la conquête et sur ce qui s’y est réellement passé depuis<br />

1884, où le traité Patenôtre, dûment signé de l’empereur d’Annam, donna<br />

le pays à la France – à charge d’aller le prendre aux Annamites.<br />

On verrait sans doute que l’Indochine est, d’abord, un pays : un pays<br />

homogène et, avant l’arrivée des Français, uni et organisé ; un pays qui<br />

possédait sa civilisation et qui, ethniquement, historiquement et politiquement,<br />

constituait une partie de la Chine. Cela n’est évidemment pas<br />

sans aider à comprendre les résistances que n’a cessé de rencontrer la<br />

domination étrangère, ainsi que sur les répercussions que ne pouvaient<br />

manquer d’avoir sur la population indochinoise les efforts de libération<br />

qui se poursuivaient en Chine depuis dix ans.<br />

Il est bon également de se souvenir que, par sa situation géographique<br />

et climatérique, l’Indochine ne peut être pour les Européens qu’une colonie<br />

d’exploitation ; que, d’autre part, la population y est composée, pour<br />

les dix-neuf vingtièmes, de paysans, de paysans à la fois très pauvres et<br />

très attachés à leurs champs, et exposés, comme dans tous les pays de<br />

monocultures, aux redoutables risques que les conditions de l’économie<br />

moderne n’ont fait qu’aggraver et qui vont jusqu’à l’extrême détresse, à<br />

la famine, à l’impossibilité de payer tout impôt et aux conséquences qui<br />

s’ensuivent, etc.<br />

On entrevoit ainsi que le mécontentement peut être provoqué et entretenu<br />

tant par la misère, par le désespoir physique, que par les sentiments<br />

de fierté d’une race intelligente qui ne se résigne pas à l’asservissement et<br />

à l’humiliation. De fait, misère élémentaire de créatures réduites au<br />

désespoir, et fière revendication d’hommes dont l’esprit demeure libre<br />

sous les chaînes, tels sont les deux caractères que nous retrouvons<br />

constamment dans le long martyrologe que représente l’histoire de<br />

l’Indochine dans les dernières années, l’histoire de ses soubresauts de<br />

révolte, l’histoire de la répression, judiciaire et autre.<br />

L’épisode le plus retentissant de cette histoire, ce fut, au début de 1930,<br />

Yen-Bay 2 . Même en notre époque sanglante, peut-être est-il encore dans<br />

les mémoires.<br />

2. Lire Ngo Van, Viêt-nam 1920-1945. Révolution et contre-révolution sous la domination<br />

coloniale, L’Insomniaque, Montreuil, 1995, p. 141-150. [ndlr]


MARCEL MARTINET 265<br />

À Yen-Bay, clef militaire de la moyenne région tonkinoise, et dans<br />

d’autres postes du Tonkin et de la partie inférieure du delta, il y eut, en<br />

février 1930, un réel soulèvement, dirigé en partie contre des mandarins<br />

qui s’étaient attiré la haine des paysans. En six jours, tout était terminé,<br />

mais quelques Blancs avaient été tués. Villages incendiés, détruits par<br />

bombes d’avions, populations massacrées sans distinction d’âge ni de<br />

sexe, la répression immédiate fut sauvage. Mais elle paraissait insuffisante<br />

aux coloniaux, fous de peur. La justice entra alors en jeu, la justice, c’està-dire<br />

une « commission criminelle » comparable aux cours martiales des<br />

Versaillais en 1871. En quelques heures, des milliers d’années de prison<br />

et de détention frappaient des accusés qui n’étaient pas défendus ; des<br />

centaines de détenus étaient condamnés au bagne, dans des conditions<br />

qui équivalaient à la mort ; 83 condamnations à mort étaient prononcées,<br />

22 aussitôt suivies d’exécution. On gouverne comme on peut.<br />

Pourtant l’opinion, en France, fut touchée. Par les soins de la revue<br />

Europe, une adresse, rapidement couverte d’un nombre considérable de<br />

signatures, demanda au gouvernement des mesures de clémence et de<br />

justice. Parmi les signataires figurait M. Edouard Daladier, hier président<br />

du Conseil, encore ministre dans le gouvernement actuel.<br />

DEPUIS YEN-BAY, LA JUSTICE FRANÇAISE & LES ANNAMITES<br />

Depuis Yen-Bay ? Eh bien, ça a continué. Mais tenons-nous-en à deux<br />

événements récents, à deux événements judiciaires : au verdict par lequel<br />

la cour criminelle de Saïgon a prononcé, le 7 mai dernier, 8 condamnations<br />

à mort, 19 au bagne perpétuel, et 970 années de prison à 79 autres<br />

Annamites ; et à un autre procès, jugé un mois plus tard, mais où les<br />

accusés n’étaient pas des Annamites ; ce que fut ce dernier, nous le verrons<br />

plus loin.<br />

Dans le procès de Saïgon, il y avait 120 inculpés. Ces 120 inculpés<br />

étaient impliqués dans six affaires absolument différentes, sans aucun<br />

lien de connexité. Il n’est pas besoin de connaître un mot de droit pour<br />

sentir l’arbitraire scandaleux d’une telle liaison, contraire à toute règle<br />

judiciaire. Mais il ne s’agit, n’est-ce-pas, que d’Indochinois, et il faut terrifier<br />

une fois pour toutes – éternelle illusion des pouvoirs – une population<br />

rebelle. Cette liaison monstrueuse permettant l’inculpation<br />

d’association de malfaiteurs, elle devient licite et bonne.


266<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

Contre une telle inculpation, les accusés n’ont pas cessé de s’élever, et<br />

rien n’est venu la justifier, ni à l’instruction, ni durant les débats. Mais<br />

l’acte d’accusation affirme, sans témoignage et sans preuves. Ou plutôt,<br />

si : les témoignages, ce sont des rapports de police, et les preuves, c’est<br />

encore la police qui les fournit, ce sont les aveux des accusés. La police<br />

a eu un rôle si extraordinaire dans l’affaire que le président a cru pouvoir<br />

proposer une sorte de marché à deux défenseurs, leur promettant<br />

d’être indulgent s’ils renonçaient à faire le procès de la police au cours<br />

de leurs plaidoiries.<br />

Les aveux obtenus des accusés ont presque toujours été suivis de<br />

rétractations. Ils sont cependant à retenir. En effet, plusieurs inculpés se<br />

sont présentés à l’audience estropiés pour la vie, l’un le bras fracturé, un<br />

autre la colonne vertébrale brisée. Mais le ministère public ne pense pas<br />

que ce soient des tortures. C’est du « passage à tabac », comme en<br />

France, en somme. D’après les marques que l’on n’avait pu faire disparaître<br />

du corps de tous les inculpés, il semble qu’en Indochine le passage<br />

à tabac s’étende un peu loin.<br />

Il semble aussi qu’on y juge avec autant de célérité qu’on apporte de<br />

lenteur à l’instruction. La plupart des accusés étaient en prison préventive<br />

depuis deux et trois ans. Mais il a suffi de cinq jours pour bâcler le<br />

procès de ces 120 inculpés fourrés dans le même sac. Il est vrai que le<br />

président a assuré qu’il était le seul à connaître vraiment le dossier. En<br />

effet, les assesseurs n’avaient pas eu le temps de l’étudier. Les avocats non<br />

plus, car ils avaient été nommés d’office peu de jours avant l’audience.<br />

Toute cette justice n’est-elle pas une étrange justice ?<br />

Plus étrange encore dans ses décisions que dans ses procédés. Nous<br />

avons vu qu’elle avait la main terriblement lourde et nous voudrions<br />

pouvoir reproduire certains jugements où il est reconnu que les condamnations<br />

ne punissent que des délits d’opinion. Mais elle est en même<br />

temps d’une incohérence singulière.<br />

Voici quelques exemples.<br />

L’inculpé <strong>n°</strong> 22 : affilié au Cong-sang-Dang, était chef de cellule d’un<br />

village. Condamné à quinez ans de détention.<br />

L’inculpé <strong>n°</strong> 26 : mêmes inculpations que le précédent. Mais en plus :<br />

faisait partie de la section d’exécuteurs et, à ce titre, a pris part à des<br />

manifestations et à des vols. Acquitté.<br />

Pour des accusations à peu près identiques, le <strong>n°</strong> 96 est condamné à<br />

mort, le <strong>n°</strong> 97 condamné à cinq ans de détention, le <strong>n°</strong> 98 acquitté.


MARCEL MARTINET 267<br />

Pour des faits semblables : au <strong>n°</strong> 70, quinez ans de détention ; au<br />

<strong>n°</strong> 72, rien ; au <strong>n°</strong> 73, vingt ans de prison ; au <strong>n°</strong> 71, la mort. Il est vrai<br />

qu’on reproche au <strong>n°</strong> 71 d’avoir fait partie d’un tribunal révolutionnaire,<br />

mais l’existence de ce tribunal n’a pu être établie.<br />

Et ainsi de suite. Telle est la justice rendue en Indochine, au nom du<br />

peuple français.<br />

UNE JOURNÉE INDOCHINOISE<br />

Passons au verdict rendu le 12 juin par la cour criminelle d’Hanoï. Il<br />

éclaire et renforce le précédent. Nul doute que le rapprochement des<br />

deux ait constitué une mémorable leçon de choses pour la population<br />

annamite.<br />

C’est un verdict d’acquittement pour les cinq accusés. Cinq<br />

Européens, deux sergents et trois soldats de la Légion étrangère. Ils ont<br />

torturé et assassiné des Annamites. Acquitté tous les cinq.<br />

Voici sommairement, dans quelles conditions ils ont tué et dans<br />

quelles conditions ils ont été acquittés.<br />

Depuis le 8 octobre 1930, une note officielle, dont nous parlerons plus<br />

loin, recommande l’exécution sans jugement des « communistes » pris<br />

sur le fait. Cette note, derrière laquelle s’abrite un nombre respectable de<br />

meurtres d’indigènes, terrorise la population.<br />

Le 29 mai 19<strong>31</strong>, le sergent légionnaire Perrier, traversant un marché<br />

indigène où l’on se dispute, descend de bicyclette et rétablit l’ordre à<br />

coups de cravache. Il se trouve que les indigènes sont mal disposés ce<br />

jour-là. Ils finissent par se jeter sur Perrier, le tuent et s’enfuient.<br />

Le même jour, deux légionnaires, le sergent Layon et un soldat, étaient<br />

sur les routes, en service commandé. En chemin, ils s’arrêtent à un poste<br />

où ils apprennent le meurtre de Perrier. Et ils trouvent là, ligoté à un arbre<br />

par le garde du poste, un Annamite à qui on a mis dans les mains la tête<br />

fraîchement coupée d’un autre indigène. Layon interroge l’Annamite, qui<br />

ne répond pas. Layon le tue d’un coup de revolver et, avec son camarade,<br />

jette le cadavre et la tête coupée dans le fleuve voisin.<br />

Ils repartent ensuite et arrivent au poste but de leur étape. Huit<br />

Annamites sont détenus là, incarcérés depuis trois jours, sans que l’enquête,<br />

dit l’acte d’accusation, « ait pu préciser d’une manière indiscutable<br />

les conditions dans lesquelles ils avaient été arrêtés ». Le seul point<br />

précisé par le procès, c’est qu’ils allaient être relâchés le lendemain.


268<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

Layon, qui a rencontré un collègue, le sergent Von Bargen, pénètre<br />

dans la cellule des prisonniers, en ramène un, et ordonne qu’on lui<br />

coupe les cheveux. Avec une scie.<br />

Comme l’opération est difficile, un légionnaire l’achève avec une paire<br />

de ciseaux. En même temps que les cheveux, il coupe un morceau<br />

d’oreille. Par goût de la symétrie, Von Bargen fait trancher un morceau<br />

de l’autre oreille. Le prisonnier tombe. Pour le remettre, Von Bargen lui<br />

tire plusieurs balles dans la hanche et le rejette dans la cellule. Là, sans<br />

doute par esprit d’égalité, les autres légionnaires frappent les autres prisonniers<br />

«à coups de manche de pioche, de nerf de bœuf ou par d’autres<br />

moyens analogues ». Ensuite, on va dîner.<br />

Pendant le repas, Von Bargen, à qui sa conscience reproche peut-être<br />

d’avoir sacrifié le devoir à la soupe, va encore tirer quelques coups de<br />

revolver dans le tas.<br />

On ne peut pas s’amuser tout le temps. Le camion pour le retour est<br />

prêt et on y entasse les prisonniers, tous plus ou moins blessés. Survient<br />

un indigène qui choisit mal son moment : il a vendu des œufs au poste et<br />

vient chercher son dû. Son dû ! Il le reçoit à coups de baïonnette, à coups<br />

de crosse, et de bouteilles qu’on lui casse sur la tête. Et on le jette parmi<br />

ses compatriotes, sans qu’on puisse savoir, dit l’acte d’accusation, « s’il<br />

était déjà mort à ce moment, mais il pouvait être considéré comme tel ».<br />

En route, maintenant ! Mais on ne va pas loin. À une petite distance<br />

du poste, arrêt. Un Annamite est descendu et tué à coups de revolver, le<br />

cadavre jeté aux buissons. Ainsi d’arrêt en arrêt, jusqu’à ce qu’il n’en reste<br />

plus. Pour le dernier, Layon, son revolver s’étant enrayé, le fait tuer à<br />

coups de mousqueton.<br />

Encore un arrêt pour laver le camion et en faire disparaître le sang. Un<br />

dernier, enfin, pour procéder à un tir à volonté sur la voiture et simuler<br />

une attaque « communiste ».<br />

La journée est terminée.<br />

LA JUSTICE FRANÇAISE & LES TUEURS D’ANNAMITES<br />

Peut-être estimera-t-on que le procès du 12 juin, à Hanoï, a révélé un<br />

état de faits plus hideux encore que les atrocités qu’il a évoquées.<br />

Non seulement les tortionnaires assassins ont été acquittés, mais leurs<br />

exploits ont été couverts par leurs chefs, qui, eux-mêmes, se sont récla-


MARCEL MARTINET 269<br />

més des ordres reçus des autorités civiles. Le verdict n’acquitte pas seulement<br />

quelques brutes obscures, il acquitte les chefs militaires et les<br />

chefs civils, jusques et y compris monsieur le gouverneur général Robin.<br />

Je me bornerai à reproduire, au hasard, quelques extraits du compterendu<br />

sténographique des débats. Ils parlent assez haut.<br />

Déposition du légionnaire Lenormand.<br />

« J’ai reçu l’ordre de couper les cheveux aux prisonniers avec la scie.<br />

Layon a dit : “Vas-y. Moi, j’ai coupé plus d’un cou d’un Annamite avec<br />

une scie !” »<br />

Déposition du sergent Von Bargen.<br />

« Je me suis borné à imiter mes supérieurs, qui s’amusaient à couper des<br />

têtes avec le simple couteau réglementaire. »<br />

Déposition du légionnaire Billot.<br />

Le président lui demande quels ordres on lui a donnés au sujet des prisonniers.<br />

Il répond que les ordres qu’on lui a donnés consistaient à tuer<br />

les prisonniers faute de place dans les prisons.<br />

Déposition du légionnaire Pawlowski.<br />

LE PRÉSIDENT : Avez-vous reçu des instructions d’exécuter des prisonniers ?<br />

LE TÉMOIN : Oui, des instructions de M. Robin, lequel, ensuite, nous a<br />

félicités et nous a dit : « Très bien, continuez ! »<br />

Déposition du lieutenant Lemoanne.<br />

LE PRÉSIDENT : Vous avez fait torturer les prisonniers.<br />

LEMOANNE : C’était pour influencer la population.<br />

Déposition du capitaine Doucin.<br />

« Je sais bien qu’ils se sont livrés à des actes sanglants. Mais ils ont fusillé<br />

quoi ? Des communistes ! 3 Eh bien, ils n’en ont pas fusillé assez, voilà<br />

mon opinion. »<br />

Déposition du commandant Lambert.<br />

LE PRÉSIDENT : En dehors de cette note 4 , y aurait-il eu des ordres verbaux ?<br />

3. Il s’agit des hommes tués par les accusés et dont l’acte d’accusation déclare<br />

lui-même qu’on n’a pu établir pourquoi ils avaient été arrêtés. Pour les Français<br />

d’Indochine, on n’est pas arrêté parce qu’on est communiste, on est « communiste<br />

» parce qu’on est arrêté.<br />

4. La note confidentielle <strong>n°</strong> 280, du Résident supérieur, à laquelle nous avons<br />

déjà fait allusion. Elle prescrivait de passer par les armes tout communiste pris<br />

en flagrant délit ou manifestant. Nous venons de voir qu’on est communiste à<br />

bon compte, en Indochine. Tous les tueurs d’Annamites se réclament de la


270<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

COMMANDANT LAMBERT 5 : Parfaitement ! Donnés par M. Robin, au cours<br />

d’inspections. Ils prescrivaient de faire le moins possible de prisonniers.<br />

Des Résidents ont donné cet ordre à des légionnaires.<br />

Du commandant Lambert, encore : « Je n’ai jamais donné les ordres de<br />

tuer. Ce sont les autorités civiles qui ont donné ces ordres. »<br />

Et encore : « Peut-être certains représentants de l’autorité civile ont-ils<br />

formulé des blâmes contre les auteurs de ces faits. Ce sont eux, pourtant,<br />

qui avaient donné l’ordre de tuer les prisonniers. Les responsabilités<br />

incombent à l’autorité civile, qui paraît se dérober aujourd’hui. »<br />

Je pourrais m’arrêter là. Mais, pour parachever cette histoire exemplaire,<br />

le mot de la fin sera fourni, au sommet de la hiérarchie, par la<br />

parole divine elle-même. Voici la bénédiction que le père Gauthier,<br />

missionnaire, est venu apporter aux assassins, à la barre du tribunal : « Il<br />

fallait que quelqu’un vienne avec un peu de poigne pour les 6 remettre à<br />

la raison. Nos légionnaires, je m’en porte garant devant la cour et ces<br />

messieurs, ont fait bonne œuvre, œuvre patriotique, œuvre française, et<br />

remis la paix dans le pays. »<br />

Ainsi, munie de tous les sacrements, militaires, civils et religieux, telle<br />

est la manière dont les conquérants français traitent leurs « protégés »<br />

d’Indochine.<br />

ET MAINTENANT ?<br />

Après Yen-Bay, au président de la Commission criminelle qui lui demandait<br />

pourquoi elle était révolutionnaire, une paysanne de vingt-deux ans<br />

répondait : « Je suis révolutionnaire parce que je suis Annamite ! »<br />

note 280. Elle est du 8 octobre 1930, c’est-à-dire antérieure de plus de six<br />

mois au meurtre du sergent Perrier. Durant ces six mois, combien d’Annamites<br />

ont été tués, en vertu de la note 280 et des ordres verbaux de monsieur le gouverneur<br />

Robin.<br />

5. Le commandant Lambert a sur la conscience deux cadavres d’Annamites,<br />

arrêtés à Vinh, le 9 mars 19<strong>31</strong>, au cours d’une retraite aux flambeaux, et fusillés<br />

séance tenante, toujours en vertu la note 280. Trois autres indigènes, dont deux<br />

enfants, arrêtés en même temps et destinés au même sort, purent s’échapper. Le<br />

Résident supérieur à Hué, M. Lefal, a approuvé le commandant Lambert.<br />

6. « Les », ce sont toujours les « communistes », bien entendu.


MARCEL MARTINET 271<br />

Peut-être comprendra-t-on à présent toute la signification de cette<br />

réponse. Mais nous ne voulons pas poser ici la question du colonialisme<br />

ni chercher à savoir s’il est irrémédiablement voué à de tels procédés.<br />

Comme il ne s’agit que d’Indochinois, nous ne parlerons même pas d’humanité<br />

et de droits de l’Homme. Mais, nous adressant au gouvernement<br />

français, nous disons simplement :<br />

Est-il sage, dans l’état actuel du monde, est-il sage, de la part d’une<br />

puissance européenne qui domine avec quelques milliers d’hommes un<br />

empire asiatique de plusieurs millions d’habitants, est-il sage de ne<br />

régner et de ne gouverner que par la terreur ?<br />

Est-il sage de continuer à tuer ?<br />

Les dossiers du procès de Saïgon sont actuellement soumis à la Cour<br />

de cassation. Les peines monstrueuses prononcées par le tribunal serontelles<br />

appliquées ?<br />

J’ai sous les yeux la copie de lettres déchirantes où des mères, des<br />

femmes de condamnés supplient le comité d’amnisitie et de défense des<br />

Indochinois d’arracher leurs enfants et leurs maris au bagne et à la mort.<br />

Les malheureuses qui les ont écrites ont dépensé, pour les faire traduire<br />

et les expédier, des sommes qui représentent, si l’on tient compte des<br />

salaires indigènes, plusieurs journées de travail et de privation de nourriture.<br />

Je voudrais reproduire des fragments de leurs requêtes. La place<br />

me manque, mais je peux assurer que ces lettres misérables vous font<br />

honte d’être un Blanc.<br />

Ces lettres ont été communiquées au ministère des Colonies et à la<br />

présidence du Conseil. Les membres du gouvernement savent comment<br />

s’est déroulé le procès de Saïgon et ce qu’a dévoilé le procès d’Hanoï. Ils<br />

appartiennent à des groupements où les persécutions des Juifs par les<br />

hitlériens ont soulevé l’indignation. Entre la clémence et la justice, ou la<br />

continuation de la terreur, le président du Conseil et le ministre des<br />

Colonies ont le choix. Si, pour sauver la face à l’infaillibilité française et<br />

aux assassins blancs, il leur plaît de se ranger entre Dieu le Père et monsieur<br />

le gouverneur Robin, on ne les accusera pas d’ignorance.<br />

MARCEL MARTINET, 1933


272<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

« Comme toutes les époques d’écroulement<br />

social, la nôtre pourrait être également une<br />

époque de reconstruction. Cela dépend des<br />

hommes. Mais il faut que ces hommes soient<br />

des hommes : non des machines, non des<br />

soldats, non des esclaves. Il faut que chaque<br />

individu soit une personne libre et voulant<br />

accomplir le maximum de son destin dans une<br />

société riche qui permettra à tous les hommes<br />

ce maximum d’accomplissement. La révolution<br />

prolétarienne, c’est cela. Pour qu’elle triomphe,<br />

il faut que les hommes appelés à sauver le monde en se sauvant eux-mêmes, il faut<br />

que les hommes de la classe ouvrière s’instruisent et s’éduquent, méditent et<br />

développent leur capacité ouvrière et sociale. Pour acquérir cette culture nécessaire,<br />

ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes : “Ni dieu, ni césar, ni tribun.”»<br />

Écrites entre 1918 et 1923, ces pages publiées en 1935 et dédiées à la mémoire de<br />

Fernand Pelloutier, « serviteur de la classe ouvrière », s’inscrivent dans la tradition<br />

d’auto-émancipation du prolétariat du syndicalisme révolutionnaire français. Réédité<br />

en 1976 par François Maspero, et depuis longtemps épuisé, ce livre est « tout entier<br />

occupé par les problèmes que pose cette nécessité de la culture ouvrière ».


MARCEL MARTINET<br />

Vous avez cessé d’être<br />

« l’un contre tous »<br />

Lettre ouverte à Romain Rolland<br />

AGONE, 2004, <strong>31</strong>/<strong>32</strong> : 273-278<br />

273<br />

ROMAIN ROLLAND a publié dans les trois derniers numéros d’Europe<br />

une introduction à son prochain recueil d’articles, Quinze ans de<br />

combat. Il vise à expliquer là comment et pourquoi il est passé de<br />

son attitude de 1919 et des années suivantes – où, tout en saluant la<br />

Révolution russe alors en pleine bataille et de partout menacée, il ne lui<br />

ménageait pas les critiques, au nom de la liberté et des droits de l’esprit<br />

– à sa position présente, entièrement dévouée à la Russie actuelle. La<br />

maladie m’empêche de mettre en ordre les notes que j’avais prises pour<br />

établir la réponse que nous devions adresser, dans La Révolution prolétarienne,<br />

à ce plaidoyer.<br />

Peut-être aussi le sentiment qu’après tout il n’est pas très important de<br />

relever l’autocritique que Rolland bolchevisé – ou plutôt stalinisé – fait<br />

en partie sur notre dos, à la mode orthodoxe. Rolland répond à Rolland<br />

mieux que nous ne le ferions.<br />

Il est tout de même dommage de laisser passer l’occasion d’une explication<br />

qui devenait de plus en plus nécessaire. J’en indiquerai donc les<br />

grandes lignes. Bien entendu, il ne s’agit pas de discuter les appréciations<br />

portées par Rolland sur tel ou tel d’entre nous. Dans une affaire qui intéresse<br />

la classe ouvrière et la révolution, nos personnes ne comptent pas.<br />

La personnalité de Rolland lui-même, si haute soit-elle, ne compte pas.


274<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

Mais dans les différents aspects de notre affaire, ce n’est qu’à Rolland,<br />

je le répète, que je demanderais de répondre à Rolland. À Rolland-1935,<br />

qui découvre les nécessités de l’action révolutionnaire, de répondre à<br />

Rolland-1922, qui les méconnaissait en pleine révolution. À Rolland-<br />

1922, qui défendait les vieux droits de l’Homme – même contre la révolution<br />

aux abois, de répondre à Rolland-1935, qui sacrifie ces mêmes<br />

droits à la raison d’État – d’un État qui ne rappelle plus guère l’avantgarde<br />

de la révolution internationale en bataille. J’aurais demandé au seul<br />

Romain Rolland de se réfuter lui-même, et sur ses positions de 1922 et<br />

sur ses positions de 1935 – et de nous justifier, de justifier la continuité<br />

de notre attitude depuis la première heure de la révolution russe.<br />

Elle est bien terre à terre notre attitude, bien sommaire et simpliste. Et<br />

bien dépourvue de fantaisie. Elle n’a même pas attendu la révolution<br />

d’Octobre pour se montrer constante.<br />

Toute notre politique, toute notre philosophie et toute notre morale<br />

ont consisté, dès avant 1914, à tâcher de reconnaître l’intérêt de la classe<br />

ouvrière et à tâcher de la servir, dans les conditions qu’imposaient les circonstances<br />

historiques. Peut-être se trouve-t-il qu’ainsi nous aurons servi<br />

en même temps les intérêts réels de toute l’humanité, de la civilisation<br />

humaine ; si hérétiques que nous soyons, c’est sans doute là notre<br />

manière d’être marxistes. Mais notre préoccupation essentielle, notre<br />

tâche propre se résument en ce point : fidélité à la classe ouvrière.<br />

En août 1914, nous avons été contre la guerre impérialiste parce qu’en<br />

faisant massacrer les prolétariats elle les opposait idéologiquement les<br />

uns aux autres et abîmait ainsi l’internationalisme prolétarien, base de<br />

l’émancipation de la classe ouvrière.<br />

En novembre 1917, et jusqu’à la mort de Lénine, nous avons été, sans<br />

réserves, pour la Révolution qui soulevait la Russie, parce qu’elle entraînait<br />

avec elle toute la pensée prolétarienne ressuscitée, toute l’espérance<br />

de la classe ouvrière.<br />

Dans les années qui ont suivi la mort de Lénine, nous avons vu les<br />

dirigeants de la politique russe – moins de propos délibéré, sans doute,<br />

que par la faute de la situation internationale, mais peu importent les<br />

responsabilités –, nous les avons vu utiliser les prolétariats des autres<br />

nations comme masses de manœuvre dans l’intérêt momentané et<br />

contestable de l’État russe, avec une désinvolture « réaliste » qui n’avait<br />

d’égales que ses balourdises : la manière dont la lutte a été menée, ou<br />

plutôt sabotée, en Allemagne, dans les mois qui ont précédé l’avènement


MARCEL MARTINET 275<br />

de Hitler, la manière dont la classe ouvrière française a été, dix ans de<br />

suite, démoralisée et abrutie, sont des exemples suffisants. De plus, nous<br />

les entendions, ces écuyers de la haute politique, nommer à chaque<br />

coup, glorieusement, « un pas en avant dans l’édification du<br />

socialisme » ce qui était d’évidence un pas en arrière. (Quand il était<br />

acculé à accepter la NEP, Lénine, qui n’était pas un malin, ne prétendait<br />

pas faire un pas en avant.)<br />

La haute politique n’est pas notre fort. D’autre part nous sommes de<br />

ces imbéciles qui ne savent pas changer. Nous avons continué à chercher<br />

l’intérêt de la classe ouvrière et à tâcher de la servir. Et d’abord, platement,<br />

toujours terre à terre, de la classe ouvrière de chez nous : parce<br />

que nous persistons à penser, avec Liebknecht, avec Lénine, que le premier<br />

devoir d’un révolutionnaire est de balayer la neige qui est devant sa<br />

porte. Alors quand nous avons vu les dirigeants de la politique russe traîner<br />

notre classe ouvrière de sottise en cochonnerie, nous avons dit qu’ils<br />

commettaient des sottises et des cochonneries. Le secret de notre hérésie<br />

et de nos crimes n’est pas ailleurs.<br />

Rolland se plaît à imaginer qu’ainsi nous avons, lui et nous, échangé<br />

nos positions et qu’il est devenu révolutionnaire alors que nous cessions<br />

de l’être. C’est une agréable illusion, mais qui ne répond à rien. Nous ne<br />

dansons pas des figures de ballet. En réalité, nous avons tenu en 1922 la<br />

position qu’il aurait dû tenir et, plus encore en 1935, nous tenons la<br />

position qu’il devrait occuper.<br />

Il a besoin de vivre dans des climats héroïques – et il ne reculera certes<br />

pas devant les sacrifices que ce besoin lui imposera. Mais quand l’héroïsme<br />

n’existe pas, il en recherche de spécieuses apparences et il les<br />

appelle réalité. La classe ouvrière, qui est tout pour nous, dans sa faiblesse<br />

et sa misère comme dans sa grandeur, n’existe pour lui que lorsqu’elle<br />

peut se prêter à cette transfiguration héroïque.<br />

Nous nous sommes rencontrés avec Romain Rolland dans les premières<br />

semaines de la guerre. Il a été notre porte-drapeau et notre portevoix,<br />

et ce n’est pas moi qui oublierai rien de la gratitude, de la vénération<br />

affectueuse que nous lui gardons depuis ce temps. Aujourd’hui, il a<br />

découvert que la révolution russe, modèle 1934-1935, était quelque<br />

chose de sublime parce que le fétichisme officiel avait baptisé pic Staline<br />

un sommet du Pamir et parce que l’URSS avait adhéré à la Société des<br />

Nations – à la SDN dont Litvinov dénonçait naguère l’hypocrisie avec des<br />

traits sanglants et où il poursuit à présent une politique de combinaisons


276<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

tortueuses qui n’a rien à envier à la diplomatie d’avant-guerre et qui mène<br />

droit à une nouvelle et plus monstrueuse guerre mondiale.<br />

Assurément, Rolland, vous avez cessé d’être « l’un contre tous ». Vous<br />

avez avec vous Gide, Victor Margueritte et plusieurs centaines de sous-<br />

Barbusse qui volent au secours de ce qu’ils prennent pour le succès. Avec<br />

vous, en 1914, nous étions une poignée. En 1917-1922, nous n’étions<br />

encore qu’une poignée, sans vous. En 1935, sans vous, nous ne sommes<br />

qu’une poignée.<br />

Ne pensez pas que nous soyons fiers et satisfaits d’être si peu nombreux.<br />

Mais nous savons que notre douzaine d’enfants perdus de 1914 a<br />

tout de même fait des petits : elle n’a pas peu contribué à réveiller les sentiments<br />

révolutionnaires et humains, à ressusciter le socialisme en<br />

France. La poignée de 1917 n’a pas non plus travaillé pour rien : sans<br />

elle, le communisme de la grande époque, celui de 1921-1924, n’aurait<br />

pas eu besoin de vos leçons, car il ne serait jamais né. Je suis pareillement<br />

tranquille sur la poignée que nous sommes en 1935. Elle accomplira sa<br />

tâche pour la révolution sociale et pour la civilisation humaine.<br />

Il est un point particulièrement significatif, un point de fait et non plus<br />

d’appréciations, sur lequel j’aurais tenu à m’expliquer sans ambages.<br />

Dans une note de son introduction, Rolland cite un fragment de son<br />

journal intime où il a consigné un entretien qu’il eut avec Monatte et<br />

moi, le 18 mars 1922. « Monatte et Martinet, y dit-il, parlent avec un<br />

amer mépris de ce peuple ouvrier de France qui n’a rien fait, qui n’a rien<br />

voulu faire pour la Révolution », etc. Nous avons lu ces propos, et<br />

d’autres semblables, avec stupeur.<br />

Du mépris pour le peuple, nous ?<br />

Dans sa lettre de démission au Comité confédéral, en décembre 1914,<br />

Monatte écrivait : « C’est au centre que la force, c’est-à-dire la foi, a manqué.<br />

» Dans un article de La Vie ouvrière du 23 juillet 1919, intitulé « La<br />

faute des masses ? », il dénonçait pareillement le pharisaïsme et la malhonnêteté<br />

des « chefs » rejetant sur les « masses » leurs propres erreurs<br />

et leurs propres lâchetés. Et toute sa pensée, toute son action, toute sa<br />

vie ont été de respect de la classe ouvrière, de confiance en elle. De<br />

l’amertume, oui, nous en avons souvent ressenti. Mais du mépris ! De<br />

quel droit ?<br />

Cependant il va de soi que Rolland a cru reproduire avec la plus scrupuleuse<br />

exactitude les sentiments que nous exprimions devant lui…<br />

Mais alors ?


MARCEL MARTINET 277<br />

Eh bien, devant une transcription qui est plus qu’une traduction<br />

inexacte, plus qu’une interprétation tendancieuse, qui est une déformation<br />

et une trahison contre quoi tout notre être proteste, je suis obligé<br />

d’écrire que la seule hypothèse plausible est que Rolland nous a écoutés<br />

sans nous entendre, qu’il nous a écouté parler du peuple en homme qui<br />

n’est pas du peuple et qu’il ne nous a pas compris. Il a compris en intellectuel,<br />

en grand et cordial intellectuel – mais nous croyions parler à un<br />

camarade, à un camarade seulement plus grand que nous et que sa grandeur<br />

même devait préserver de tout contresens.<br />

Le mépris du peuple, le mépris de la classe ouvrière, le mépris du<br />

« matériel humain », le mépris des hommes, c’est justement de ce que<br />

nous ne l’acceptons sous aucune forme et sous aucun masque qu’est<br />

constituée l’unité de notre vie. C’est en protestation contre un tel mépris,<br />

complaisamment pratiqué par toutes les catégories de bureaucrates<br />

« ingénieurs des âmes » (suivant la formule que Rolland admire et qui<br />

nous paraît grotesquement pompeuse et hypocrite), que nous refusons<br />

de voir dans la Russie contemporaine, suivant une autre formule de catéchisme,<br />

« la patrie du socialisme ».<br />

Le régime qui exile Trotski, déporte Riazanov, affame Victor Serge, qui<br />

châtie un meurtre politique, commis dans des circonstances inexpliquées,<br />

par des dizaines d’exécutions sommaires et rend ainsi dérisoires<br />

nos protestations contre les violences fascistes, qui punit de mort les cheminots<br />

quand un accident se produit dans leur service, qui augmente<br />

l’écart entre les salaires, qui soumet les travailleurs au régime de la plus<br />

rigoureuse résidence forcée, et aussi de la plus constante surveillance<br />

policière – un tel régime a pu être imposé par les circonstances, aucune<br />

propagande et aucun bluff ne nous le feront prendre pour du socialisme.<br />

Le socialisme, a dit Lénine, c’est l’électrification s’ajoutant au pouvoir des<br />

soviets. L’électrification et tous les efforts pour activer les progrès matériels<br />

dans un pays de civilisation arriérée, je les vois et personnellement<br />

je me garde d’en sous-estimer l’importance et les bienfaits – mais quand<br />

nous ne voyons plus trace du pouvoir des soviets ailleurs que sur le<br />

papier et dans les discours, quand nous voyons rétrocéder et dépérir le<br />

progrès humain que ces mots représentaient, nous tenons pour une<br />

imposture de parler alors de socialisme : fidèles ainsi à l’enseignement de<br />

Lénine et d’abord à l’enseignement de Rolland, si nous avions besoin de<br />

justifications extérieures.


278<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

Voilà, brièvement indiqués, quelques-uns des points sur lesquels j’aurais<br />

voulu répondre à Romain Rolland, et il en est beaucoup d’autres.<br />

Mais sans doute ce schéma suffira-t-il à préciser notre position et ses raisons.<br />

Puissent seulement les politiciens de toute observance, communistes<br />

et socialistes, cesser à temps d’envisager la réalité sociale et les<br />

intérêts de la classe ouvrière à travers leurs combinaisons de partis et de<br />

sectes – ne pas attendre, comme en Allemagne, qu’il soit trop tard, pour<br />

envoyer promener leurs formulaires et leurs bibles et pour combattre<br />

dans leur être réel, avec des forces réelles, les dangers grandissants qui<br />

menacent le prolétariat et toute l’humanité !<br />

MARCEL MARTINET, 18 mars 1935


MARCEL MARTINET<br />

279<br />

Le 30 juin de Staline<br />

Qu’avez-vous fait de la révolution d’Octobre ?<br />

ALORS QUE TOUTES LES PENSÉES se tournaient vers la lutte héroïque<br />

du prolétariat espagnol, le monde a appris avec stupeur la<br />

brusque mise en scène, l’incroyable déroulement et la conclusion<br />

de ce qu’on a nommé le « procès » de Moscou. L’affaire a été bâclée en<br />

quelques jours. En fait, elle commence à peine et ses suites ne seront pas<br />

liquidées de sitôt.<br />

Devant l’incendie du Reichstag et le procès de Leipzig 1 , devant le massacre<br />

des premiers compagnons de Hitler dans la nuit du 30 juin 1934 2 ,<br />

tous les révolutionnaires du monde ont été saisis de dégoût. Mais<br />

1. Lire Paul Barton, « Marinus Van der Lubbe ou le mythe dans l’histoire »,<br />

<strong>Agone</strong>, <strong>n°</strong> 25, 2001, p. 171-195. [ndlr]<br />

2. Privilégiant depuis 1930 la voie électorale et l’entente avec les grands industriels<br />

et l’armée régulière, la Reichswehr, Hitler, une fois devenu chancelier,<br />

décida purement et simplement d’éliminer la frange extrémiste et socialisante<br />

du mouvement nazi afin de remplacer Hindenburg à la présidence du Reich.<br />

Sous le prétexte d’un imaginaire coup d’État, ses premiers partisans, les SA<br />

(Sturm Abteilung, sections d’assaut) d’Ernst Röhm et de Gregor Strasser, sont<br />

massacrés durant la « Nuit des longs couteaux ». Revenant sur cette comparaison<br />

entre massacres d’opposants, vrais ou supposés, en Allemagne et en URSS,<br />

Boris Souvarine écrira : « Le jour où Hitler a massacré von Schleicher et von<br />

AGONE, 2004, <strong>31</strong>/<strong>32</strong> : 279-285


280<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

l’abjection fasciste ne les surprenait pas, surtout elle ne les atteignait pas :<br />

elle les justifiait.<br />

Devant l’affaire de Moscou, la réaction révolutionnaire est aussi de<br />

stupeur et de dégoût, mais elle s’accompagne de honte. Car cette sanglante<br />

bouffonnerie politicienne a été machinée au pays de la révolution<br />

d’Octobre, par des exécutants qui se donnent pour les pionniers du<br />

socialisme dans le monde. Tous les hommes sentent confusément qu’un<br />

pas de plus vient d’être fait dans l’avilissement où l’humanité risque de<br />

s’enfoncer depuis 1914.<br />

Que savons-nous de l’affaire ? Ce qu’il a plu à la presse russe – c’est-àdire<br />

au gouvernement russe – d’en faire connaître. Et la présentation des<br />

inculpés s’est d’abord opérée comme une entrée de clowns, à la fois<br />

minutieusement réglée et apparemment improvisée. L’art des belles présentations<br />

est un art russe et c’est aussi un art policier. Les plus marquants<br />

d’entre eux, Zinoviev, Kamenev, avaient déjà été « jugés » et<br />

condamnés, au procès déjà scandaleux qui avait suivi le meurtre de Kirov,<br />

en décembre 1934. Toute possibilité d’une action politique quelconque<br />

leur était retirée depuis lors. C’est pourtant des « crimes » pour lesquels<br />

ils avaient été déjà condamnés qu’ils répondaient à nouveau. Et les<br />

condamnations à mort, que les accusés eux-mêmes ont réclamées avec<br />

une unanimité étrange, sont intervenues automatiquement, et les exécutions<br />

leur ont succédé sans délai, dans un étrange mystère.<br />

Voilà tout ce qu’on sait.<br />

Au lendemain du procès Kirov, Romain Rolland, comparant avec les<br />

guillotinades de 1793, admirait la grandeur d’âme des dirigeants qui se<br />

contentaient – plus de quinze années après la prise du pouvoir – d’exécuter<br />

en vrac quelques douzaines de comparses, d’en expédier quelques<br />

milliers en Sibérie, et d’isoler pour un temps les principaux « coupables<br />

» – les coupables moraux !<br />

Bredow, ses contradicteurs de droite, en même temps que Röhm et Heines, ses<br />

contradicteurs de gauche, il a fait une très forte impression sur Staline.<br />

L’exemple a été suivi et systématisé en URSS, à l’échelle du pays et selon un<br />

modus operandi spécifique. » (« Une partie serrée se joue entre Hitler et<br />

Staline », Le Figaro, 7 mai 1939, repris in Boris Souvarine, À contre-courant.<br />

Écrits 1925-1939, Denoël, 1985.) [ndlr]


MARCEL MARTINET 281<br />

Aujourd’hui ce sont ces mêmes « coupables » qui sont exécutés, et pour<br />

les mêmes « crimes ». Et ces hommes furent les compagnons et les amis<br />

de Lénine, les chefs de la révolution militante, les organisateurs de<br />

l’Internationale communiste. Sauf le vieux qui est mort, sauf l’autre vieux,<br />

imprudemment jeté au tombeau peu sûr de la proscription, et sauf un<br />

troisième, l’Unique, qui est triomphant – toute la vieille garde est là :<br />

fusillée par le régime dont elle a forgé la victoire… Ainsi les fondateurs de<br />

la Révolution étaient capables des pires crimes, associés aux pires ennemis<br />

de la Révolution, dans le seul but de détruire les conquêtes de la<br />

Révolution ? Quelle singulière monstruosité collective ! Ou alors… ?<br />

Mais il y a les preuves ! Le gouvernement russe et ses employés nous<br />

répètent, avec une insistance dans l’imprécation qui dissimule mal<br />

l’inquiétude et l’angoisse, qu’elles sont accablantes. Cependant, malgré<br />

toutes les ressources d’une police experte, pas un document, pas un<br />

fait… Alors ? Quelles preuves ?<br />

Une seule, mais il est vrai qu’elle est de taille, probablement unique<br />

dans les annales du crime : les « aveux », stéréotypés et frénétiques, de<br />

ces accusés exemplaires, de ces monstres qui ajoutent à la monstruosité<br />

de leurs crimes la monstruosité plus effarante de tels aveux.<br />

C’est trop beau. Nous ne défendons pas ces condamnés modèles qui,<br />

sans leur furieuse ardeur à se déshonorer eux-mêmes, auraient fait s’écrouler<br />

l’accusation. Nous ne les défendons pas. Dans la lourde atmosphère où<br />

ils ont accepté de jouer leur rôle, ils se sont ensevelis eux-mêmes dans le<br />

mépris de l’histoire… Danton était sans doute un aventurier et<br />

Robespierre un pur révolutionnaire. Mais, quand Robespierre envoyait<br />

Danton à l’échafaud, Danton ne courait pas à la mort en criant : « Le grand<br />

Robespierre a raison ! » – il écumait de rage et d’appels à la vengeance. Ici<br />

nous comprenons. Mais nous ne comprenons pas l’histoire comme on la<br />

fabrique aujourd’hui à Moscou. Les collaborateurs de L’Humanité qui crachent<br />

sur les cadavres ont beau se battre les flancs. Ils n’expliquent rien<br />

parce qu’ils ne peuvent rien expliquer.<br />

Cependant, une ligne générale se dégage clairement. Ceux qu’on vient<br />

de fusiller ont longtemps pratiqué la politique manœuvrière à laquelle<br />

ils succombent en semblant l’approuver encore. D’abdication en abdication,<br />

ils sont tombés jusqu’à cette lâcheté ou à cette lassitude suprêmes.<br />

Après quelles tractations, quelles mystérieuses promesses ? et comment<br />

sont-ils morts ? Là encore tout est sombre… Mais ces hommes furent de<br />

grands révolutionnaires et continuaient à incarner le souvenir d’Octobre


282<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

– et c’est cela qui est clair. Et la clarté augmente lorsque sur le charnier<br />

on voit rester le seul Staline, l’ancien terroriste, authentique celui-là, le<br />

Géorgien secret, le Maître de l’État russe qui, six mois après le meurtre<br />

de Kirov, « comprenait et approuvait » les mesures de défense capitaliste<br />

du renégat Pierre Laval, les mesures qui se trouvaient en même temps<br />

protéger l’État russe. L’opération que constitua le procès de Moscou,<br />

nous n’en distinguons pas nettement les raisons immédiates et le détail,<br />

mais sa signification, nous pouvons la discerner clairement : c’est une<br />

étape décisive vers la fascisation de l’État né de l’héroïsme des combattants<br />

d’Octobre. Et, nous tournant vers les auteurs et les complices, nous leur<br />

posons la seule question valable pour les révolutionnaires prolétariens :<br />

« Qu’avez-vous fait de la révolution d’Octobre ? »<br />

L’ensemble s’éclaire d’une lumière plus accablante encore, quand on<br />

considère que ce n’est pas terminé, que les arrestations et les suicides<br />

continuent au cœur même de l’appareil stalinien, comme si on voulait<br />

éliminer physiquement toute la vieille génération – et que tout est centré<br />

autour de la personne, autour du fantôme de Trotski.<br />

Rayé de l’histoire officielle par une impudente falsification de la réalité,<br />

exilé, pourchassé, isolé, malade, le diable demeure terriblement vivant<br />

malgré tous les efforts, toutes les calomnies, tous les complots et tous les<br />

pièges. Et tant qu’il est vivant, la tradition d’Octobre demeure malgré<br />

tout terriblement vivante. En dehors même de la lutte pour laquelle il est<br />

toujours prêt, le vieil insurgé, qu’on n’a pas osé détruire quand on le<br />

tenait, demeure un symbole insupportable et, pour beaucoup, en Russie<br />

et dans tout l’univers, le visage même de leur remords.<br />

Il importe donc qu’il disparaisse au plus tôt. Si l’on ne parvient pas à<br />

le supprimer physiquement, il faut au moins l’annihiler moralement.<br />

Ceux qui méprisent bien les hommes croient que le mensonge le plus<br />

grossier, le plus grotesque, ils pourront le faire passer pour la vérité à<br />

condition seulement de le soutenir avec assez d’effronterie. Et pourquoi<br />

pas la bouffonnerie la plus énorme ? Pourquoi pas Trotski, le créateur de<br />

l’Armée rouge, l’organisateur de la victoire, pourquoi pas Trotski agent<br />

de la Gestapo hitlérienne ? Évidemment il n’est pas question, pour les<br />

fabricants d’une telle imbécile infamie, d’y apporter le moindre crédit. Il<br />

s’agit seulement de la hurler avec des voix si résolues que les prolétaires<br />

n’aient pas l’audace de la mettre en doute : et alors elle sera vraie. C’est<br />

ainsi qu’on a lu, jour après jour, les déclarations, articles, confessions,


MARCEL MARTINET 283<br />

des inculpés d’abord et ensuite de tous ceux qui étaient suspects ou qui<br />

risquaient d’être suspectés, répétant inlassablement la leçon injurieuse et<br />

monotone : « C’est Lui, c’est Lui, c’est Lui ! » – les anciens amis se distinguant<br />

seulement par de plus bas outrages et par un ton plus cafard de<br />

repentis professionnels d’Armée du Salut.<br />

Nous ne sommes pas politiquement des trotskistes. Mais cette obsession<br />

du trotskisme, qui a dominé et qui continue à dominer l’affaire,<br />

signe l’opération et en révèle le sens exact : il faut détruire ce qui<br />

demeure d’Octobre, sauf l’idolâtrie pétrifiée.<br />

Celle-ci, on la conserve religieusement, car elle est déjà la mort et la<br />

pourriture de l’esprit révolutionnaire. Mais si Lénine ressuscitait, qui<br />

s’était permis dans son « Testament » de conseiller qu’on remplace Staline<br />

au secrétariat du parti par « quelqu’un de plus patient, de plus loyal, de<br />

plus poli et de plus soucieux des camarades, de moins capricieux<br />

aussi…», Lénine ne mériterait évidemment que les honneurs d’une charrette<br />

particulière. Cependant, puisqu’il est heureusement disparu et qu’on<br />

détient les clefs de son mausolée, c’est contre l’autre mainteneur de la tradition<br />

d’Octobre qu’il faut masser les coups, c’est Trotski qu’il faut abattre.<br />

Et ce qu’il faut abattre dans la figure symbolique de Trotski, c’est, nous le<br />

répétons, ce qui s’oppose encore à la fascisation de l’État russe.<br />

« La Révolution russe se défend », imprime L’Humanité en caractères<br />

d’affiches. Non, et quand la Révolution reprendra là-bas force et vie,<br />

elle se défendra par d’autres moyens. Mais l’État qui est né d’elle se<br />

défend, en effet. Nous qui ne sommes pas attachés au nationalisme du<br />

pays où nous sommes nés, nous qui « n’aimons pas notre patrie » –<br />

parce que nous savons qu’aimer sa patrie, à l’époque actuelle, c’est<br />

aimer et aider les maîtres qui exploitent leur peuple, qui l’excitent<br />

contre les autres peuples, qui l’empêchent de s’émanciper –, nous qui<br />

ne sommes attachés qu’à l’émancipation de la classe ouvrière internationale,<br />

nous dénonçons l’odieuse comédie du procès de Moscou<br />

comme une trahison de la Révolution.<br />

Nous dénonçons encore une autre manœuvre, directement dirigée<br />

contre le prolétariat de ce pays.<br />

Tous les complices de l’opération à laquelle vient de procéder la<br />

bureaucratie stalinienne répètent infatigablement les mêmes injures, les<br />

mêmes menaces contre quiconque hésite à glorifier les fusillades de<br />

Moscou : un intensif bourrage de crânes doit amener les travailleurs


284<br />

HISTOIRE RADICALE<br />

français à renoncer à penser par eux-mêmes, les persuader que le catéchisme<br />

est sacré et que s’ils s’en écartent d’une seule ligne, d’un seul<br />

mot, ils deviendront aussitôt des renégats et des traîtres. Le procédé<br />

publicitaire pour la propagation du conformisme n’est pas inventé<br />

d’hier. Il est malheureusement de plus en plus employé, avec une efficacité<br />

de plus en plus redoutable.<br />

D’honnêtes camarades ainsi suggestionnés craignent sans doute, s’ils<br />

bronchent, de tomber automatiquement dans le camp de la contrerévolution.<br />

Nous leur disons seulement : « Jusqu’où descendrezvous<br />

? C’est dès aujourd’hui que vous travaillez, en fait, contre la<br />

révolution sociale. Vous voilà au point où les socialistes félons, les anarchistes<br />

de défense nationale, les syndicalistes d’union sacrée étaient tombés<br />

au lendemain de la déclaration de guerre en août 1914. Ceux-là, du<br />

moins, avaient attendu pour se renier que la guerre ait emporté toutes les<br />

digues. Où serez-vous demain ? »<br />

Mais aux chefs à tout faire qui chloroforment le prolétariat, nous<br />

devons parler autrement : « Votre tactique d’intimidation, d’enthousiasme<br />

de troupeau et de mensonge par persuasion, nous la connaissons<br />

: elle est la méthode même et l’ABC du fascisme. Et elle est la<br />

négation directe de la révolution ouvrière. Pour instituer une société<br />

d’hommes libres, la révolution ne s’adresse qu’à la conscience et à la<br />

volonté réfléchie de l’homme, elle ne commence pas par transformer ses<br />

militants en esclaves. Votre “grande politique” où d’imbéciles flatteries<br />

s’assaisonnent de sourdes menaces, cette épaisse fourberie, héritée des<br />

politicailleurs bourgeois, ne nous effraie ni ne nous trouble. Vous dites<br />

que nous nous rencontrons dans nos critiques avec un Doriot ? La<br />

canaillerie de cet aventurier, formé et corrompu à votre école, ne tient<br />

pas aux arguments qu’il utilise, mais à l’usage qu’il en fait : ainsi il reste<br />

de votre famille, gardez-le. C’est nous qui vous méprisons. C’est nous qui<br />

dénonçons en vous les fossoyeurs de la révolution sociale. »<br />

Mais les fossoyeurs disparaîtront et la révolution sociale s’accomplira.<br />

Nous savons que nous sommes peu nombreux. Quelques-uns d’entre<br />

nous ont lutté dès août 1914 contre la guerre impérialiste : ils étaient<br />

alors moins nombreux et plus faibles que nous ne le sommes aujourd’hui.<br />

Pourtant, ils n’ont pas désespéré et ils ont vu Zimmerwald, la<br />

révolution d’Octobre et le réveil des hommes. Fidèles à la révolution<br />

d’Octobre, nous pouvons nous sentir aujourd’hui déshonorés par des<br />

parodies funèbres qui osent se réclamer d’elle : nous ne désespérons


MARCEL MARTINET 285<br />

aucunement. La justice prolétarienne, la liberté humaine ne succomberont<br />

pas à des commérages de gendelettres vaniteux, à des manœuvres<br />

de politiciens sans scrupules. Mais pour que l’émancipation ouvrière<br />

s’accomplisse sur la déroute du vieux monde, c’est nous qui opposons<br />

aujourd’hui à ces manœuvriers et à ces menteurs notre accusation sans<br />

merci : « Qu’avez-vous fait de la révolution d’Octobre ? »<br />

MARCEL MARTINET, septembre 1936


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PROCHAINES PARUTIONS<br />

Printemps 2005, numéro 33<br />

Le syndicalisme & ses armes<br />

Automne 2005, numéro 34<br />

Domestiquer les masses<br />

Printemps 2006, numéro 35<br />

Villes & résistances sociales<br />

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