Agone n° 31/32 - pdf - Atheles

HOWARD ZINN 15
levées – restrictions imposées au Premier Amendement par la Cour
suprême, pressions exercées par les polices locales sur les individus qui
souhaitent s’exprimer, peur de perdre son travail en parlant librement, et
l’ombre que fait planer la surveillance secrète des citoyens par le FBI.
Admettons que nous puissions vraiment dire tout ce que nous souhaitons
sans crainte. Il resterait néanmoins deux problèmes. Et deux problèmes
de taille.
Le premier : d’accord, supposons que nous puissions dire tout ce
que nous avons envie. À combien de gens sommes-nous en mesure de
faire passer notre message ? Une centaine ou dix millions ? La réponse
s’impose : cela dépend du budget dont nous disposons.
Admettons que rien ne puisse nous empêcher de monter sur une
caisse et d’exprimer le fond de notre pensée. Peut-être pourrons-nous
atteindre une centaine de personnes de cette manière. Mais si, par
exemple, nous sommes l’entreprise Procter & Gamble, qui fabrique la
caisse, nous pourrions nous payer un spot publicitaire en prime time à la
télévision, acheter de pleines pages dans les journaux et atteindre ainsi
des millions de personnes.
En d’autres termes, la liberté d’expression n’est pas une simple question
de permission ou d’interdiction. C’est également une question de
« quantité ». Et notre quantité de liberté dépend de la quantité d’argent
dont nous disposons ; des pouvoirs dont nous jouissons et des possibilités
que nous avons d’atteindre un grand nombre d’individus. Un pauvre,
aussi intelligent et éloquent puisse-t-il être, verra sa liberté d’expression
réellement très limitée.
A. J. Liebling, qui s’intéressait à la liberté de la presse, en parle en ces
termes : « Celui qui jouit de la liberté de la presse est celui qui en possède
un organe. 12 » Détenir un journal vous confère une bien plus grande
liberté d’expression que d’avoir à écrire au courrier des lecteurs d’un journal
local en espérant que le rédacteur publiera votre lettre. Il faut de plus
en plus d’argent pour posséder un organe de presse, et même si c’est dans
vos moyens, il est de plus en plus difficile d’éviter qu’il soit racheté par
une grande entreprise. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, plus de
80 % des quotidiens américains étaient la propriété d’individus indépendants.
Quarante ans plus tard, seuls 28 % des journaux étaient restés
12. Cité par Richard Kluger, The Paper : The Life and Death of the New York
Herald Tribune, Knopf, 1986.