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0 123 - Jeudi 6 juillet 2006 - page 12 AVIGNON 2006<br />
<strong>Le</strong> metteur en scène présente « Sizwe Banzi est mort », d’Athol Fugard, John Kani et Winston Ntshona<br />
Peter Brook : « Je suis un appareil photo »<br />
ble voyageur Peter<br />
Brook poursuit<br />
son exploration du<br />
théâtre comme instrument<br />
de découverte<br />
de la vie dans ce qu’elle a<br />
de plus divers : une esthétique<br />
de la pluralité, une éthique de la<br />
curiosité et de l’ouverture qui<br />
l’amènent à monter une nouvelle<br />
fois ce « théâtre des<br />
townships » sud-africain avec<br />
Sizwe Banzi est mort, d’Athol<br />
Fugard, John Kani et Winston<br />
Ntshona. Entretien.<br />
Enfant, vous étiez surtout<br />
passionné par la photographie<br />
et le cinéma. Et c’est<br />
le théâtre qui vous a happé.<br />
Comment l’analysez-vous ?<br />
A partir du moment où j’ai<br />
commencé à ouvrir les yeux sur<br />
le monde autour de moi, j’ai trouvé<br />
tout ce que je voyais fasci-<br />
ByTheWayCreacom - Photo : Gettyimages A81 ans, l’infatiga-<br />
GROUPE BANQUE POPULAIRE<br />
nant. Je suis rentré dans la vie –<br />
et suis resté longtemps – avec<br />
cette fascination du voyageur,<br />
de l’aventurier : tout ce qui passait<br />
par les yeux était pour moi<br />
la nourriture de la vie. Mais si<br />
vous regardez la vie de cette<br />
manière, vous êtes dans une forme<br />
de solitude. Comme dans cette<br />
célèbre chanson anglaise :<br />
I’m a Camera.<br />
Donc, d’une certaine manière,<br />
c’est cela que je suis : un<br />
appareil photo. Pour moi, faire<br />
du cinéma, c’était vraiment mettre<br />
cet œil de la caméra personnelle<br />
derrière celui de l’objectif,<br />
pour pénétrer le monde avec.<br />
Mais si je suis un appareil photo,<br />
cela veut dire qu’il n’y a<br />
qu’une seule personne qui est<br />
au centre, celle qui est derrière<br />
l’objectif. Quand j’ai commencé<br />
à travailler dans le cinéma, en<br />
Angleterre, dans les années<br />
1940, je n’étais pas du tout anti-<br />
social, j’avais beaucoup de relations,<br />
mais c’était un chemin de<br />
vie purement individualiste.<br />
C’est ce constat<br />
qui vous a mené au théâtre ?<br />
Dans l’Angleterre extrêmement<br />
fermée et grise de ces<br />
années-là, je me suis d’abord<br />
intéressé au théâtre à cause de<br />
l’ambiance qui y régnait : une<br />
certaine énergie, une certaine<br />
excitation. <strong>Le</strong> théâtre lui-même<br />
était d’un ennui mortel, mais, à<br />
l’intérieur de cette forme artificielle,<br />
il y avait une grande vitalité.<br />
Je me suis donc rapproché de<br />
ce monde, j’ai commencé à monter<br />
des pièces, et là, en travaillant<br />
avec des acteurs, dans la<br />
relation entre le groupe d’acteurs<br />
et un groupe plus grand<br />
qui est le public, j’ai découvert<br />
plus que la joie, la vérité d’être<br />
dans un travail collectif. La satisfaction<br />
profonde d’accomplir,<br />
de partager quelque chose, du<br />
premier jour au moment tellement<br />
important et délicat des<br />
représentations.<br />
Je compare souvent le théâtre<br />
et la cuisine : les répétitions,<br />
c’est une préparation en vue du<br />
moment où le repas va être goûté<br />
ensemble avec les spectateurs.<br />
Et ce moment doit, à chaque<br />
fois, être totalement respecté.<br />
J’ai toujours pensé que tout<br />
travail théâtral qui méprise le<br />
public n’est pas du théâtre.<br />
Vous employez souvent<br />
des métaphores photographiques<br />
pour parler de votre<br />
travail. Et vous faites<br />
souvent référence<br />
à Henri Cartier-Bresson…<br />
En travaillant, j’ai appris que<br />
ce dont on doit se méfier le plus,<br />
c’est de la tentation d’imposer<br />
une forme sur une pièce. Pour<br />
moi, le travail théâtral doit per-<br />
Vous serez<br />
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mettre à la forme naturelle de la<br />
vie, qui est toujours cachée, de<br />
monter à la surface. Je trouve terrible<br />
d’arriver, en tant que metteur<br />
en scène qui va monter<br />
Hamlet ou n’importe quelle<br />
autre grande pièce, avec une<br />
idée déjà très fortement préparée<br />
: « ma » lecture de la pièce.<br />
Je n’ai pas le droit d’avoir une<br />
lecture à moi d’une telle pièce.<br />
Mais, en même temps, lire la pièce<br />
à haute voix ne suffit pas pour<br />
que sa vraie vie cachée monte à<br />
la surface.<br />
Tout le travail est là pour que<br />
ces courants invisibles – qui<br />
vont former les moments de vérité<br />
– puissent apparaître, avec<br />
notre aide, mais sans que ce soit<br />
quelque chose que nous avons<br />
décidé a priori, que nous imposons.<br />
C’est cela qui rejoint le<br />
travail de Cartier-Bresson ?<br />
Ce qui est extraordinaire,<br />
chez Cartier-Bresson, c’est qu’il<br />
avait développé une chose<br />
au-delà de la sensibilité : une<br />
forme de perception qui rendait<br />
naturel le fait que, étant là, son<br />
appareil à la main, avec des milliers<br />
et des milliers de formes de<br />
vie qui passaient à chaque seconde<br />
devant ses yeux, il pouvait<br />
sentir une milliseconde à l’avance<br />
qu’il allait y avoir un de ces<br />
moments où tous les éléments<br />
devant lui seraient liés d’une certaine<br />
manière.<br />
Un de ces moments où tous<br />
ces liens qui sont toujours là,<br />
souterrains, seraient subitement<br />
visibles. Et cette intuition<br />
lui donnait le temps de lever l’appareil,<br />
d’appuyer sur le déclic et<br />
de saisir ce qu’il appelait le<br />
moment juste, le moment<br />
vivant.<br />
Comment ce type<br />
de démarche peut-il<br />
se traduire au théâtre ?<br />
Nous avons souvent, en répétition,<br />
utilisé des photos pour<br />
que les acteurs puissent s’approcher<br />
d’une vie qui<br />
leur était lointaine,<br />
en se laissant envahir<br />
par ces images. A<br />
partir de là, un peu<br />
comme Cartier-Bresson,<br />
l’acteur doit sentir,<br />
trouver ce qui<br />
précède ce moment<br />
et ce qui vient après.<br />
On part de la recherche<br />
d’un moment<br />
juste, pour qu’il n’y<br />
ait pas qu’un<br />
moment juste, mais des mouvements<br />
justes, pour que ce soit la<br />
vie qui coule à travers cela.<br />
Qu’est-ce que ça veut dire,<br />
finalement, le travail de l’acteur<br />
? C’est mettre en relief ce<br />
qui normalement passe inaperçu<br />
: les impulsions, les réactions,<br />
tout ce qui chez l’être<br />
humain est caché.<br />
Habib Dembele, qui joue<br />
dans Sizwe Banzi, est un acteur<br />
qui regarde la vie comme Cartier-Bresson,<br />
avec un sens de<br />
l’observation et un humour<br />
incroyablemt aigus. Et quand il<br />
joue, parce qu’il a développé un<br />
corps qui répond à cela, toute<br />
cette observation, cette énergie,<br />
et en même temps ces sentiments<br />
de joie devant l’absurdité<br />
des choses, tout cela s’exprime,<br />
se met en relief. C’est bien plus<br />
que de l’expression corporelle,<br />
ce n’est pas de l’expression personnelle<br />
: il ne parle pas que de<br />
lui en faisant cela, il parle de<br />
quelqu’un d’autre.<br />
Vous dites toujours que<br />
ce qui est important, au théâtre,<br />
c’est la vie : pour cela, la<br />
mise en scène ne peut être<br />
qu’un processus organique ?<br />
Absolument.<br />
Il est très rare<br />
que l’on considère<br />
l’Afrique<br />
comme<br />
une civilisation<br />
réellement<br />
riche et profonde<br />
Pour vous, il y a trois<br />
sommets dans le théâtre :<br />
les Grecs, Shakespeare<br />
et Tchekhov…<br />
Beckett, aussi…<br />
Mais si Shakespeare est<br />
une colonne vertébrale<br />
dans votre parcours, vous<br />
avez finalement peu monté<br />
les Grecs, Tchekhov<br />
et Beckett…<br />
Etre metteur en scène n’a<br />
jamais été pour moi un but en<br />
soi. Je n’ai pas cherché à faire<br />
une carrière, avec des étapes<br />
obligées dans un parcours, etc.<br />
J’ai cherché à vivre d’une certaine<br />
manière, avec cette aide extraordinaire<br />
qu’est le fait d’œuvrer<br />
dans un champ aussi riche et<br />
merveilleux que le théâtre. Ce<br />
qui m’a toujours intéressé, c’est<br />
de découvrir, de suivre et de<br />
développer certaines lignes, ce<br />
qui est très différent de « monter<br />
» des pièces.<br />
Vous avez néanmoins<br />
mis en scène Shakespeare<br />
à de nombreuses reprises…<br />
La raison pour laquelle j’aime<br />
tellement Shakespeare, c’est<br />
qu’il n’a pas de point de vue. Personne<br />
ne peut dire, sur une de<br />
ses phrases : « Ah, là, on entend<br />
la voix de l’auteur, c’est cela<br />
qu’il a voulu dire... » Alors que<br />
chez la plupart des auteurs, à<br />
chaque instant on entend la voix<br />
et l’autorité du dramaturge, qui<br />
utilise cette forme collective<br />
comme un instrument personnel<br />
pour parler au monde.<br />
Quand j’ai monté Don Giovanni,<br />
de Mozart, je n’avais pas du tout<br />
l’impression que c’était un monde<br />
clos venant du cerveau, de<br />
l’esprit, d’un certain compositeur,<br />
non, c’était un matériel<br />
vivant, exactemt comme ce qui<br />
est derrière ce moment de<br />
Cartier-Bresson.<br />
La merveille de Shakespeare,<br />
c’est que cet homme ait pu très<br />
rapidement absorber toutes les<br />
impressions de la vie autour de<br />
lui, y compris ce qui<br />
était loin de lui,<br />
venant de classes<br />
sociales qu’il<br />
n’avait jamais<br />
côtoyées. Tout ce<br />
qu’il entendait, il<br />
l’enregistrait, et<br />
tout cela nourrissait<br />
cette extraordinaire<br />
ouverture qui<br />
lui a permis d’absorber<br />
la vie. Et puis,<br />
au moment de l’écriture,<br />
qui apparemment chez lui<br />
était d’une rapidité extraordinaire,<br />
toute la vie repassait à travers<br />
lui, avec les supports nécessaires<br />
: parce qu’il faut des histoires,<br />
il faut des personnages.<br />
Et ils étaient illuminés d’une<br />
manière extraordinaire par<br />
cette créativité absolue, venant<br />
d’un homme qui ne voulait pas<br />
s’imposer pour empêcher quelque<br />
chose au-delà de lui d’apparaître.<br />
Shakespeare, c’est un phénomène.<br />
Et Tchekhov ?<br />
Tchekhov aussi est un phénomène<br />
: un très grand écrivain,<br />
dont ce n’était pas le premier<br />
métier. En tant que médecin,<br />
tous les jours, tout le temps, il<br />
était en position d’observateur.<br />
Il était là, il absorbait la vie de<br />
gens de tous milieux sociaux.<br />
Mais c’est un observateur<br />
concerné, engagé, profondément<br />
touché par la souffrance<br />
humaine : il est allé à Sakhaline<br />
pour faire ce grand livre sur ce<br />
camp de relégation, par exemple…<br />
Mais il était engagé et détaché<br />
en même temps, et, dans les<br />
moments de détachement, il<br />
voyait l’absurdité de la vie. Pour<br />
lui, la tragédie, la tristesse, l’en-