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2006 AVIGNON page 13 - Jeudi 6 juillet 2006 - 0 123<br />
Peter Brook et Abdou Ouologuem (qui signe le décor) en répétition de « Sizwe Banzi est mort ». PASCAL GELLY AGENCE BERNAND<br />
nui étaient omniprésents, mais<br />
pourtant il y a dans ses pièces, à<br />
l’intérieur même du petit univers<br />
qu’il décrit (c’est beaucoup<br />
plus limité que Shakespeare), le<br />
même intérêt que chez l’auteur<br />
d’Hamlet pour l’inconnu de la<br />
vie. C’est une vraie forme de<br />
générosité : laisser tomber ce<br />
qu’on veut dire pour accueillir<br />
les autres…<br />
Comment passe-t-on<br />
de cela à Beckett ?<br />
Beckett, c’est tout à fait extraordinaire.<br />
D’abord parce qu’il a<br />
eu une originalité réelle, une<br />
manière de regarder la vie et le<br />
théâtre avec des formes qui sont<br />
totalement de sa création. Des<br />
images, comme dans Oh les<br />
beaux jours ou comme l’arbre<br />
d’En attendant Godot. Et ces<br />
images en même temps sont<br />
inséparables d’un sens, de la<br />
musicalité qui lie la parole et le<br />
silence.<br />
Avec sa distance et son<br />
humour, avec ce refus de laisser<br />
la personnalité et l’émotion de<br />
l’acteur submerger son propre<br />
propos, avec ce combat douloureux<br />
pour que chaque phrase soit<br />
juste, il est entré profondément<br />
dans ce qui se passe continuellement<br />
à l’intérieur de cette boîte<br />
inconnue qu’est l’être humain.<br />
S’il ne voyait que misère et tragédie,<br />
c’est parce que nous sommes<br />
tous, à chaque instant, complètement<br />
prisonniers de notre passé.<br />
Regardez une pièce comme La<br />
Dernière Bande : il s’agit de quelqu’un<br />
qui, quels que soient ses<br />
efforts, ne peut pas sortir du fait<br />
que toute sa vie derrière lui est<br />
enregistrée et ne cesse de revenir.<br />
Et du coup il ne peut plus<br />
jamais être dans le présent : toujours,<br />
toujours, le présent c’est<br />
de retrouver la vieille bande.<br />
Vous voyez Beckett<br />
comme un pur tragique ?<br />
En montant Oh les beaux jours<br />
– je viens de le mettre en scène<br />
en allemand, à Berlin –, j’étais<br />
profondément touché par le fait<br />
qu’il ait décidé que le personnage<br />
central était une femme. Au<br />
milieu de toutes ces pièces<br />
terribles, remplies de clochards,<br />
il y a des choses beaucoup plus<br />
féminines, comme Berceuse, et<br />
puis cette grande pièce où l’homme<br />
a un rôle assez obscur et misérable.<br />
Mais la femme est aussi tragique<br />
: elle est tellement prisonnière<br />
de sa petite bande à elle,<br />
qu’elle rejoue tout le temps,<br />
tellement prisonnière de la<br />
banalité…<br />
En même temps – et c’est ce<br />
qui rend cette pièce tellement<br />
importante –, cette femme totalement<br />
engoncée dans le monde,<br />
dans la terre où elle s’enfonce, a<br />
aussi le désir d’être comme un<br />
oiseau, de monter vers le haut et<br />
de ne pas être absorbée par la terre.<br />
Derrière le bavardage de cette<br />
femme, des fissures s’ouvrent<br />
sur l’inconnu – et à ces momentslà<br />
on sent la grandeur de cette<br />
pièce, qui nous met devant l’intolérable,<br />
l’impossible, et puis il y a<br />
ces petits trous… C’est l’effet<br />
tragique qu’il y a dans les tragédies<br />
grecques, où, dans les pires<br />
moments, le public est<br />
subitement mis devant quelque<br />
chose d’au-delà de la misère<br />
humaine, d’au-delà de la<br />
cruauté, de la bestialité.<br />
Quel rôle joue l’Afrique<br />
dans votre théâtre ?<br />
A l’origine de la création du<br />
Centre international, il y avait<br />
cette conviction que notre petite<br />
culture arrogante et fermée avait<br />
tout à apprendre des autres. L’intérêt<br />
pour l’Afrique n’était pas<br />
plus grand que l’intérêt pour le<br />
Japon ou l’Inde, mais c’était<br />
moins connu. Je trouvais, et je<br />
trouve de plus en plus, les images<br />
de l’Afrique extrêmement<br />
partielles, même chez beaucoup<br />
de ceux qui disent aimer la<br />
culture africaine. Il est très rare<br />
que l’on considère l’Afrique comme<br />
une civilisation réellement<br />
riche et profonde. Et pour des raisons<br />
personnelles et humaines,<br />
mais aussi sociales, c’est une chose<br />
importante pour moi : le racisme<br />
tel que nous le connaissons<br />
aujourd’hui est une réalité qu’il<br />
faut combattre. Par l’exemple –<br />
parce que les déclarations, cela<br />
ne sert à rien.<br />
Mais ce n’est pas seulement<br />
cela. C’est aussi la conscience<br />
d’une richesse extraordinaire :<br />
l’Afrique, c’est l’humain. Et si<br />
vous voulez, dans votre théâtre,<br />
dire quelque chose sur l’humanité,<br />
vous ne pouvez pas le faire<br />
sans cet apport-là. C’est aussi<br />
simple que cela. C’est pourquoi<br />
j’ai fait La Tempête avec Sotigui<br />
Kouyaté dans le rôle de<br />
Prospero.<br />
C’est aussi lié pour vous<br />
à cette relation que l’Afrique<br />
noire entretient avec le récit,<br />
avec le conte ?<br />
Quand il s’agit de théâtre, la<br />
tradition orale, qui est d’ailleurs<br />
en train de disparaître, et que<br />
l’on retrouve dans ce théâtre des<br />
townships auquel appartient<br />
Sizwe Banzi, est toujours importante.<br />
C’est d’ailleurs un cliché<br />
de notre travail que de dire que le<br />
groupe d’acteurs, et tous ceux<br />
qui ont travaillé sur la pièce, sont<br />
un conteur à têtes multiples. <strong>Le</strong><br />
bon acteur africain – tout le monde<br />
n’est pas fait pour être acteur,<br />
y compris en Afrique ! – est d’emblée<br />
organique. Il n’a pas besoin<br />
pour cela d’un apprentissage,<br />
d’étudier le mime ou la commedia<br />
dell’arte : il a cette capacité<br />
de faire passer ses images intérieures<br />
dans son corps, sans technique<br />
particulière. Cette technique<br />
que les grands acteurs occidentaux<br />
travaillent parfois pendant<br />
des années… Cela donne<br />
aux acteurs africains un très<br />
grand naturel, qui ne s’est pas<br />
perdu dans ce travail sur la<br />
technique.<br />
Est-ce vrai qu’une de vos<br />
devises est cette phrase de<br />
Hamlet : « The readiness is<br />
all » – que l’on peut traduire<br />
par : « <strong>Le</strong> tout, c’est d’être<br />
prêt » ?<br />
Vous voyez, nous avons bouclé<br />
la boucle : on revient à<br />
Cartier-Bresson. Si tout le monde<br />
ne fait pas des photos comme<br />
les siennes, c’est parce que lui<br />
était à chaque instant « ready<br />
» : ouvert, prêt. a<br />
Propos recueillis par<br />
Fabienne Darge<br />
Sizwe Banzi est mort, du 9 au 27<br />
(relâche les 11, 14, 18 et 25),<br />
à l’Ecole de la Trillade.<br />
TROIS AUTEURS<br />
SUD-AFRICAINS<br />
Dans les années 1960, en Afrique<br />
du Sud, un certain nombre<br />
de Blancs comme l’auteur<br />
Athol Fugard (photo du centre)<br />
viennent travailler dans les<br />
townships – notamment à<br />
Soweto, le grand ghetto noir de<br />
Johannesburg – où s’est développé<br />
un théâtre directement<br />
issu de la réalité de l’apartheid,<br />
de la violence et de l’oppression.<br />
Ainsi naissent des pièces<br />
écrites et jouées en commun –<br />
clandestinement, puisque<br />
Noirs et Blancs n’ont pas le<br />
droit de travailler ensemble.<br />
C’est ce théâtre que Peter<br />
Brook a fortement contribué à<br />
faire connaître en France, en<br />
organisant d’abord une saison<br />
sud-africaine au Théâtre des<br />
Bouffes-du-Nord en 1999 : on<br />
avait pu y découvrir <strong>Le</strong> Costume,<br />
de Mothobi Mutloatse, The<br />
Island et Sizwe Banzi est mort,<br />
d’Athol Fugard, John Kani (photo<br />
du haut) et Winston Ntshona<br />
(photo du bas). Sizwe Banzi,<br />
dont Peter Brook livre aujourd’hui<br />
une nouvelle mise en scène<br />
portée par le formidable<br />
acteur malien Habib Dembélé.<br />
Photos : DR<br />
création & illustration : studio sur sud / détail photo :©APoupeney – PhotoScene.fr