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Avignon - Le Monde

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2006 AVIGNON page 7 - Jeudi 6 juillet 2006 - 0 123<br />

Histoire<br />

d’une<br />

parenthèse<br />

<strong>Le</strong>s armoiries des villes<br />

évoquent plus souvent<br />

des rêves que<br />

des réalités. Au lieu<br />

des trois clefs stylisées<br />

qui parlent d’avenir<br />

à ouvrir durablement, d’éternité,<br />

d’absolu, le blason d’<strong>Avignon</strong><br />

devrait s’inspirer de son fameux<br />

pont coupé, symbole de transition<br />

interrompue. Deux dates<br />

enferment ce qui n’aura été<br />

qu’une parenthèse, comme sur<br />

les tombes : 1947-1968. Vingt et<br />

un ans : la belle âge pour une utopie<br />

! Deux guerres nous ont blindés<br />

contre le scandale de jeunesses<br />

saccagées en pleine fleur.<br />

1947. L’ancêtre du TGV – le<br />

bien nommé « Mistral » – met<br />

déjà les platanes de Provence et<br />

leurs écorces pâles comme des<br />

guerriers scythes (dixit Valéry) à<br />

sept heures de la gare de Lyon.<br />

Sous une photo d’Antibes, sa<br />

patrie, Audiberti, crâne de<br />

bagnard. Son tour viendra d’être<br />

joué à la Mecque théâtrale qu’annonce<br />

le tout nouveau Festival.<br />

Pour l’heure, il somnole, pas son<br />

genre.<br />

La montée vers la muraille du<br />

château prend d’emblée l’allure<br />

d’un pèlerinage. La pierraille de<br />

la Cour d’honneur attire et attise<br />

les ferveurs, comme Chartres,<br />

Vézelay ou le Mont-Saint-Michel<br />

Et Alain Crombecque est arrivé<br />

Comment ça se passe,<br />

<strong>Avignon</strong> ? », avait<br />

demandé la critique<br />

débutante. « C’est<br />

simple, lui avait-on<br />

répondu, tu sors de la<br />

gare, tu franchis les remparts, tu<br />

remontes la rue de la République,<br />

tu arrives place de l’Horloge et tu<br />

vas à la Civette. Tu verras, tout le<br />

monde est là. » C’était au début<br />

des années 1980, et la Civette<br />

était le bar où les metteurs en scène<br />

de la Cour dégrisaient leur<br />

inquiétude, où les comédiens croisaient<br />

leurs rôles, où les paris<br />

s’ouvraient. Juste à côté, l’Auberge<br />

de France où Vilar avait eu ses<br />

Par Bertrand Poirot-Delpech<br />

Par Brigitte Salino<br />

aperçus de loin par les croyants<br />

en marche. <strong>Le</strong> haut lieu a déjà son<br />

archange Gabriel : Gérard<br />

Philipe, blancheur frémissante<br />

que rien n’arrête.<br />

La conviction qui unit scène et<br />

salle vient de loin, dès avant 36.<br />

De Michelet à Jaurès, de Gémier à<br />

Romain Rolland, Copeau et Dullin,<br />

il n’a pas manqué de tribuns<br />

et de comédiens pour rêver de rendre<br />

le répertoire classique à la<br />

multitude qui l’a suscité (voir l’essai<br />

récent de Chantal Meyer-Plantureux,<br />

Théâtre populaire, enjeux<br />

politiques. De Jaurès à Malraux,<br />

Ed. Complexe). <strong>Le</strong>s classes laborieuses<br />

ne sont pas vraiment au<br />

rendez-vous de 1947, mais elles<br />

ne se sentent plus les invitées des<br />

bourgeois férus d’adultères en<br />

écrins de velours rouge.<br />

« VILAR<br />

ÉGALE SALAZAR ! »<br />

<strong>Le</strong>s servants du nouveau culte<br />

s’appellent Dort, Barthes, et une<br />

certaine Jeanne Laurent, fonctionnaire<br />

de la Rue de Valois. Et si<br />

l’art dramatique devenait une mission<br />

de l’Etat, à l’égal de l’instruction<br />

? Il arrivait donc que l’administration<br />

visionne l’avenir ! Comment<br />

résister au coup de foudre, à<br />

l’assaut de la foi nouvelle, quand<br />

les troupes, au moment des bravos,<br />

s’élancent en courant vers la<br />

habitudes, affichait une façade<br />

refaite peu avant, au désespoir de<br />

nostalgiques qui aimaient s’asseoir<br />

à la table du « Patron ».<br />

Ainsi, de la place où maintenant<br />

trône un manège dont le<br />

mouvement va dans le sens<br />

inverse des aiguilles d’une montre,<br />

la critique débutante découvrait<br />

une vie en même temps<br />

qu’une ville : celle du Festival, qui<br />

désormais serait un temps hors<br />

du temps dans l’année. <strong>Avignon</strong><br />

deviendrait l’endroit où, comme<br />

nulle part ailleurs, on peut penser,<br />

ne serait-ce qu’un instant,<br />

qu’il n’y a rien de plus important<br />

au monde que le théâtre.<br />

salle, au risque d’y chuter ! Toute<br />

cette confiance illuminée, cependant<br />

que le maître des lieux, à<br />

l’ombre d’un portant, savoure ce<br />

triomphe d’une vie, pasteur d’une<br />

morale ascétique dans son flamboiement<br />

!<br />

1968. <strong>Le</strong> « Mistral » est en grève.<br />

<strong>Le</strong>s pompes à essence sont à<br />

sec. <strong>Le</strong>s émeutiers du Quartier<br />

latin cherchent d’ultimes cibles<br />

pour leurs « happenings » antitout.<br />

Une génération a suffi pour<br />

que la « nouveauté » du TNP et<br />

d’<strong>Avignon</strong> semble une vieillerie,<br />

une ruse du « grand capital »<br />

pour désarmer les masses. La<br />

mode s’installe des slogans dont<br />

les rimes approximatives tiennent<br />

lieu de pensée politique. « Vilar<br />

égale Salazar ! » Prétexte au chahut<br />

: une troupe new-yorkaise, le<br />

Living Theatre, qui prône la révolte<br />

par le nu en montrant ses fesses<br />

au Cloître des Carmes. <strong>Le</strong> prolétariat<br />

attendra ; libérer les sexualités<br />

d’abord, sans la médiation<br />

vieillotte des grands textes ! <strong>Le</strong><br />

droit à n’importe quoi pour tous !<br />

Sur la démagogie de ces provocations,<br />

Régis Debray a exercé<br />

son talent de pamphlétaire (Sur le<br />

pont d’<strong>Avignon</strong>, collection Café<br />

Voltaire, Flammarion). En gros :<br />

Kleist et Büchner, Corneille et<br />

Musset, ce n’est pas si ringard. Ça<br />

dit plus de choses que la partouze<br />

<strong>Le</strong>s années passeraient, le monde<br />

changerait, mais rien ne viendrait<br />

contredire cette première<br />

impression. Si forte d’ailleurs<br />

qu’elle s’accommode mal des souvenirs<br />

personnels, qui paraissent<br />

toujours inconvenants. Pourtant,<br />

ils sont là, dans une nuit souvent<br />

lumineuse traversée d’amis morts<br />

et d’enfants à naître, de ralentis et<br />

d’échappées belles. Comme est là<br />

cette sensation de la rosée sous les<br />

pieds, quand, l’écriture de l’article<br />

terminée, vient le temps béni où<br />

l’on regarde le jour se lever sur<br />

une terrasse dominant la ville.<br />

A <strong>Avignon</strong>, tout se confond<br />

dans une durée qui n’a qu’un<br />

objet : le théâtre. La ville y perd<br />

ses repères. Même le Rhône, si<br />

beau quand il est lisse et que les<br />

murs du Palais se reflètent en lui,<br />

joue les figurants fugaces. L’on en<br />

viendrait presque à douter que certains<br />

jours, on a vu les femmes de<br />

prisonniers parler à leurs compagnons,<br />

elles en haut du jardin des<br />

Doms, eux en contrebas, dans la<br />

cour de la prison. Elles criaient<br />

pour se faire entendre. Des grillages<br />

avaient été posés pour qu’elles<br />

ne puissent plus envoyer de colis.<br />

UN SILENCE<br />

CLANDESTIN<br />

La prison est aujourd’hui vide,<br />

comme l’endroit qui fut le plus<br />

rêveur d’<strong>Avignon</strong>, le verger<br />

Urbain-V, là où des photos montrent<br />

Vilar sur une estrade de<br />

bois, débattant avec le public. Il y<br />

avait l’herbe et des arbres, et il est<br />

arrivé d’y passer une nuit entière<br />

à écouter un récit de L’Odyssée où<br />

des poèmes à l’attention de<br />

Vaclav Havel, une nouvelle fois<br />

mis en prison pour avoir milité<br />

pour la liberté en son pays, la<br />

Tchécoslovaquie.<br />

« Paradise now », par le Living Theatre, en 1968. MAURICE COSTA<br />

importée d’« off Broadway » !<br />

L’universalité, camarade ! Et le<br />

Charme, la Beauté, que Bourdieu<br />

n’a peut-être pas eu raison de suspecter<br />

!<br />

Après le spectacle, les cafés de<br />

la place d’<strong>Avignon</strong> ont perdu leur<br />

gaîeté. A l’ombre d’une auberge,<br />

Vilar s’interroge, seul. Gérard<br />

n’est plus. <strong>Le</strong>s fils du TNP qui<br />

poursuivent le rêve en province<br />

n’ont pas bondi au secours de leur<br />

inspirateur. Seuls les machinistes<br />

CGT ont eu le réflexe de défendre<br />

physiquement le patron. L’amertume<br />

de ce dernier est visible, on<br />

la dirait inguérissable.<br />

Voilà qui nous ramène à ces<br />

années 1980. En ce temps-là, un<br />

nouveau directeur est arrivé, qui<br />

allait donner un cours très particulier<br />

au Festival : Alain Crombecque<br />

sut introduire un silence clandestin<br />

dans le brouhaha d’<strong>Avignon</strong>.<br />

Il avait toujours un livre<br />

sous le bras, il écoutait plus qu’il<br />

ne parlait. Avec lui, <strong>Avignon</strong><br />

signait un pacte avec la littérature,<br />

plus proche de René Char que<br />

de Jean Vilar.<br />

Laissons monter de ce tempslà<br />

les souvenirs, serrés comme la<br />

foule entrant dans la Cour. Au premier<br />

rang vient celui d’un visage :<br />

une vieille dame, merveilleuse et<br />

intimidante, à l’ombre d’un<br />

feuillage. C’est Nathalie Sarraute,<br />

à laquelle un hommage est rendu.<br />

Puis vient un autre visage, impérial<br />

celui-là : Harold Pinter, qui<br />

livre à <strong>Avignon</strong> sa première pièce<br />

politique. Deux visages dans un<br />

temps lumineux qui vit, pour ne<br />

citer qu’eux, <strong>Le</strong> Soulier de satin<br />

par Antoine Vitez, Roaratorio par<br />

Merce Cuningham, Répons par<br />

Pierre Boulez.<br />

Et puis, il y a cet après-midi où<br />

nous étions quelques-uns dans<br />

une petite cour ombragée. André<br />

Marcon est arrivé, comme un marcheur<br />

venu de loin, et il s’est engagé<br />

dans une lecture qui allait prendre<br />

la forme d’un corps-à-corps.<br />

Il faisait entendre pour la première<br />

fois Pour Louis de Funès, de<br />

Valère Novarina. Il chantait des<br />

mots inouïs. A la fin, il a jeté les<br />

feuilles au vent, du geste ample<br />

d’un semeur. Ce jour-là, comme<br />

tant d’autres, une voix a été entendue.<br />

Un auteur, un acteur : c’était<br />

le théâtre dans sa nudité même.<br />

Celle qui reste quand rien n’a été<br />

oublié. C’est ainsi que cela se passe,<br />

à <strong>Avignon</strong>. a<br />

De se savoir chahuté, lui et son<br />

idéal, par des fils de famille en<br />

mal de criailleries et de rodomontades,<br />

en attendant de monnayer<br />

dans la « com’ » leur pratique de<br />

la manipulation, cette imposture<br />

en marche le consterne. En quoi<br />

le slogan de la créativité pour tous<br />

devrait remplacer le Beau ? <strong>Le</strong>s<br />

saluts interminables de la Cour<br />

d’honneur, n’était-ce donc<br />

qu’une survivance, un rite bientôt<br />

risible ?<br />

Vilar allait mourir quelques<br />

mois plus tard, comme si le désaveu<br />

inique de 68 l’avait atteint<br />

dans sa chair ! a<br />

ON SE SOUVIENT<br />

1972. RITUEL POUR UN RÊVE<br />

MORT. Carolyn Carlson, chorégraphe<br />

américaine, est l’enfant<br />

chéri des Français depuis que<br />

Rolf Liebermann lui a confié la<br />

mission d’introduire la danse<br />

contemporaine à l’Opéra de<br />

Paris. A <strong>Avignon</strong>, elle danse<br />

dans la compagnie d’Anne<br />

Bérenger et tous les spectateurs<br />

ne voient qu’elle.<br />

Injuste ? Sa silhouette est sa<br />

signature.<br />

1976. EINSTEIN ON THE BEACH.<br />

Bob Wilson vient pour la première<br />

et la seule fois à<br />

<strong>Avignon</strong>, avec Einstein on the<br />

Beach, classé dans un genre<br />

aujourd’hui délaissé : le théâtre<br />

musical. Phil Glass signe la<br />

musique et Andrew Degroat la<br />

chorégraphie de cet « opéra »<br />

inoubliable inspiré par une photo<br />

d’Einstein sur une plage : un<br />

voyage en apnée dans le<br />

temps mortellement blanc de<br />

l’explosion atomique, que<br />

Wilson travaille en prodigieux<br />

plasticien.<br />

1978. EN ATTENDANT GODOT.<br />

Géant au crâne rasé, Tchèque<br />

privé de son théâtre en son<br />

pays, pour des raisons<br />

politiques, Otomar Krejca<br />

introduit un Godot céleste et fragile<br />

dans la Cour d’honneur<br />

avec, pour le servir, Michel Bouquet,<br />

Rufus, Georges Wilson et<br />

José-Maria Flotats. La foule<br />

applaudit.<br />

1981. MARIE WOYZECK. Manfred<br />

Karge et Matthias<br />

Langhoff, transfuges de l’Est,<br />

ont rebaptisé le Woyzeck de<br />

Büchner en Marie Woyzeck :<br />

deux individus à la recherche<br />

d’une improbable liberté,<br />

jouets d’une société meurtrière<br />

de ses enfants. Du théâtre<br />

cinglant, terrible et burlesque.

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