Ebauche préliminaire de Plan - Les Classiques des sciences sociales
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Le Moi singulier<br />
La via mo<strong>de</strong>rna du Moyen Age avait largement contribué à préparer cette efflorescence <strong>de</strong>s<br />
individuations, cette bourgeonnante multiplication <strong>de</strong>s Moi. Par sa philosophie nominaliste,<br />
dont on a déjà vu qu’elle ne connaissait que les « individus », elle avait amorcé une sorte <strong>de</strong><br />
pré-Réforme.<br />
Parmi les nominalistes médiévaux, Duns Scot consacra le thème <strong>de</strong> la singularité absolue <strong>de</strong><br />
l’individu et forgea le concept d’heccéité. L’heccéité c’est ce qui est l’essence singulière <strong>de</strong><br />
« cette âme-ci », « haec anima ». L’individualité d’un homme, son heccéité, est la<br />
composition essentiellement singulière d’une forme individuelle (« cette âme humaine-ci ») et<br />
d’une matière tout autant individuelle (« ce corps humain-ci »).<br />
Un commentateur contemporain a pu comparer l’heccéité <strong>de</strong> Duns Scot à la mona<strong>de</strong><br />
leibnizienne : « L’individu, <strong>de</strong> quelque espèce qu’il soit, est un point matériel, non pas<br />
physique mais métaphysique, c’est-à-dire une mona<strong>de</strong>, comme dira Leibniz, bien qu’il ne soit<br />
pas isolé et « sans fenêtres » puisqu’il communique, par sa nature, avec les autres points<br />
métaphysiques <strong>de</strong> même espèce. » 772<br />
Mais cette conception <strong>de</strong> l’individu comme « point matériel, métaphysique », comme<br />
« mona<strong>de</strong> » se soutient-elle ?<br />
La mona<strong>de</strong> <strong>de</strong> Leibniz est effectivement « sans fenêtres », elle est totalement isolée, rien ne<br />
peut entrer en elle venant du <strong>de</strong>hors, elle ne peut être altérée ou changée par quelque autre<br />
créature que ce soit 773 . Or nous savons bien que l’individu ne reste pas isolé dans sa<br />
singularité, il partage une nature commune avec les autres individus, il communique avec eux.<br />
Duns Scot conjugue d’ailleurs la singularité et l’heccéité <strong>de</strong> l’individu avec son humanité (la<br />
communauté <strong>de</strong> nature qu’il a avec d’autres individus). L’analogie du « point matériel,<br />
métaphysique » ne fonctionne pas. Elle met artificiellement en relief l’heccéité en lui<br />
conférant un statut métaphysique, et en oublie la physique <strong>de</strong> l’humanité.<br />
D’où vient l’heccéité, sa spécificité, sa singularité? Quelle est la raison spéciale <strong>de</strong> l’existence<br />
<strong>de</strong> « cette singularité-ci », en tant précisément qu’elle est « celle-ci » 774 ?<br />
A cette difficile question, Duns Scot commence par répondre que l’individuation s’explique<br />
par la nature même <strong>de</strong>s individus. C’est parce que leur nature est divisible (en forme et<br />
matière, ou en substance et acci<strong>de</strong>nts), que les individus peuvent se distinguer les uns <strong>de</strong>s<br />
autres. L’individuation ne vient donc pas « par acci<strong>de</strong>nt ». Elle n’est pas due à quelque chose<br />
qui viendrait du <strong>de</strong>hors et par quoi elle serait « celle-ci » plutôt que « celle-là » 775 . Elle ne<br />
vient pas non plus seulement <strong>de</strong> la matière. En tant qu’elle est une « nature », la matière ne<br />
peut pas être la raison <strong>de</strong> la distinction <strong>de</strong>s individus, c’est-à-dire la raison <strong>de</strong> leur<br />
individuation 776 .<br />
772<br />
Gérard Sondag, Introduction, in Duns Scot. Le principe d’individuation. (De principio individuationis. Ordinatio II, distinctio 3, pars 1.)<br />
Trad. Gérard Sondag.<br />
773<br />
Leibniz, Monadologie. §7. « Il n’y a pas moyen aussi d’expliquer, comment une Mona<strong>de</strong> puisse être altérée ou changée dans son intérieur<br />
par quelque autre créature ; puisqu’on n’y saurait rien transposer, ni concevoir en elle aucun mouvement interne, qui puisse être excité,<br />
dirigé, augmenté ou diminué là <strong>de</strong>dans ; comme cela se peut dans les composés, où il y a <strong>de</strong>s changements entre les parties. <strong>Les</strong> Mona<strong>de</strong>s<br />
n’ont point <strong>de</strong> fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir. <strong>Les</strong> acci<strong>de</strong>nts ne sauraient se détacher, ni se promener hors <strong>de</strong>s<br />
substances, comme faisaient autrefois les espèces sensibles <strong>de</strong>s Scolastiques. Ainsi ni substance, ni acci<strong>de</strong>nt peut entrer <strong>de</strong> <strong>de</strong>hors dans une<br />
Mona<strong>de</strong>. »<br />
774<br />
Duns Scot. Le principe d’individuation. §76<br />
775 Ibid. § 111<br />
776 Ibid. § 200<br />
212