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<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

1


Entre parenthèses, les pseudonymes<br />

<strong>du</strong> forum :<br />

Mounir Al<strong>la</strong>oui<br />

(wootsuibrick)<br />

al<strong>la</strong>ouisomar@hotmail.com<br />

Stéphane Belliard<br />

(glj)<br />

stephanebelliard@neuf.fr<br />

balthazar c<strong>la</strong>ës<br />

balthazar.c<strong>la</strong>es@gmail.com<br />

Raphaël C<strong>la</strong>irefond<br />

(Largo)<br />

raphael.c<strong>la</strong>irefond@gmail.com<br />

D&D<br />

d.n.d@free.fr<br />

Leurtillois<br />

ac<strong>la</strong>rou@gmail.com<br />

Lorin Louis<br />

lorinlouis@aol.com<br />

Adèle Mees-Baumann<br />

(Adeline)<br />

adelemeesbaumann@yahoo.fr<br />

Simon Pellegry<br />

(David_Boring)<br />

jangomilo@gmail.com<br />

Jean-Maurice Rocher<br />

(JM)<br />

yoboay@wanadoo.fr<br />

Ont aussi participé :<br />

Borges<br />

Gregory Ghersy<br />

(Dreamspace)<br />

Sébastien Raulin<br />

(Eyquem)<br />

P<strong>la</strong>teformes internet de diffusion, de<br />

communication et d’échanges :<br />

http://spectres<strong>du</strong>cinema.blogspot.com<br />

http://spectres<strong>du</strong>cinema.1fr1.net/index.htm<br />

Inscription à <strong>la</strong> newsletter :<br />

spectres<strong>du</strong>cinema@gmail.com<br />

Couverture :<br />

Dans <strong>la</strong> vie, Philippe Faucon<br />

Notre musique, Jean-Luc Godard<br />

Photographie <strong>du</strong> sommaire :<br />

Raphaël C<strong>la</strong>irefond<br />

Mise en page :<br />

Adèle Mees-Baumann<br />

2 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

SPECTRES <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> #3<br />

Sommaire<br />

De <strong>la</strong> p r at i q u e et D e <strong>la</strong> c o n t r a D i c t i o n<br />

Guerre(s) et <strong>cinéma</strong><br />

Gundam, héros de guerre et mort des idéologies Mounir Al<strong>la</strong>oui<br />

Image manquante. L’imagerie de <strong>la</strong> Première Guerre mondiale en 3 films Lorin Louis<br />

« ...Dansez maintenant ». Montrer l’exemple au <strong>cinéma</strong> Simon Pellegry<br />

Au Proche-Orient : La terre leur est étroite<br />

Guerre et paix, en petit (autour de Dans <strong>la</strong> vie, P. Faucon, 2008) Jean-Maurice Rocher<br />

Se faire à voir Jean-Maurice Rocher<br />

Valse avec Bachir Adèle Mees-Baumann<br />

Z32/Valse avec Bachir Du bon côté de l’histoire Raphaël C<strong>la</strong>irefond<br />

طنجرة ضغط Cocotte-minute balthazar c<strong>la</strong>ës<br />

Que peut le <strong>cinéma</strong> ? Jean-Maurice Rocher<br />

Clint Eastwood / Spike Lee Stéphane Belliard, Jean-Maurice Rocher<br />

Pas de miracle pour les <strong>Spectres</strong>, Clint<br />

Étendard de <strong>la</strong> mémoire<br />

ci n é m a(s) a u x m a r g e s<br />

Lorsqu’Hitchcock rencontra Rembrandt Simon Pellegry<br />

Inatten<strong>du</strong> Renoir Jean-Maurice Rocher<br />

Va r i at i o n s D u s u j e t : p l ay t i m e<br />

À l’école buissonnière <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> d’hier Raphaël C<strong>la</strong>irefond<br />

Les portes musicales Jean-Maurice Rocher<br />

aD m i r at i o n p o u r<br />

jo s é Be n a z e r a f – cl a i r e De n i s<br />

Avez-vous vu José Benazeraf ? Leurtillois<br />

Vers C<strong>la</strong>ire Denis… The Drives : Every Day Fever… D&D<br />

les p o i n t s D e réel ; passion D u s e m B l a n t et m o n ta g e D u réel<br />

À propos de La Forteresse Roberto Rippa<br />

Été 2009<br />

Continuer <strong>la</strong> réflexion, discuter des articles, des films : sur le forum des <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong><br />

<strong>cinéma</strong> (http://spectres<strong>du</strong>cinema.1fr1.net/index.htm) des discussions sont ouvertes<br />

autour des articles, dans <strong>la</strong> rubrique « Parasites ». Les liens se trouvent dans le<br />

sommaire ci-dessus.<br />

Les numéros de page renvoient directement à <strong>la</strong> page de l’article dans <strong>la</strong> revue.<br />

3<br />

4<br />

4<br />

9<br />

19<br />

24<br />

24<br />

26<br />

31<br />

43<br />

47<br />

55<br />

58<br />

59<br />

66<br />

72<br />

72<br />

76<br />

78<br />

78<br />

81<br />

82<br />

82<br />

85<br />

96<br />

96


De <strong>la</strong> pratique et de <strong>la</strong> contradiction<br />

Guerre(s) et <strong>cinéma</strong><br />

Gundam, héros de guerre et mort des idéologies Mounir Al<strong>la</strong>oui<br />

1<br />

« Le <strong>cinéma</strong> ce n’est pas je vois c’est je vole. »<br />

Paul Virilio, Guerre et <strong>cinéma</strong> I, logistique de <strong>la</strong> perception, p.15, titre de chapitre.<br />

Image manquante. L’imagerie de <strong>la</strong> Première Guerre mondiale en trois films Lorin Louis<br />

« ...Dansez maintenant ». Montrer l’exemple au <strong>cinéma</strong> Simon Pellegry<br />

Au Proche-Orient :<br />

La terre leur est étroite<br />

Guerre et paix, en petit (autour de Dans <strong>la</strong> vie P. Faucon, 2008) Jean-Maurice Rocher<br />

Se faire à voir Jean-Maurice Rocher<br />

Valse avec Bachir Adèle Mees-Baumann<br />

Z 32 / Valse avec Bachir Du bon côté de l’histoire Raphaël C<strong>la</strong>irefond<br />

طنجرة ضغط Cocotte-minute balthazar c<strong>la</strong>ës<br />

Que peut le <strong>cinéma</strong> ? Jean-Maurice Rocher<br />

1 - Exemple de propagande ordinaire à destination des cinéphiles. Capture d’écran prise le 08/05/09 sur le célèbre site internet Allociné. Quelques<br />

jours auparavant, on apprenait que les forces aériennes des États-Unis (sous l’égide de l’OTAN) tuaient plus d’une cinquantaine de civils afghans<br />

lors d’un raid aérien lié à <strong>la</strong> « chasse aux talibans » en Afghanistan qui s’apparente de manière malsaine au massacre de sauterelles <strong>du</strong> film de<br />

P. Verhoeven, Starship Troopers. Dans le premier quart d’heure de Star Trek nous avons les méchants terroristes de l’espace à combattre par le<br />

sacrifice, en montage parallèle avec <strong>la</strong> naissance <strong>du</strong> fils <strong>du</strong> soldat sacrifié, fils quelques minutes plus tard ado désoeuvré et enrôlé pour aller faire<br />

<strong>la</strong> guerre des étoiles. D’après J. J. Abrams, « si l’action et l’aventure [de son film] sont palpitants, c’est parce que vous vous prenez d’affection<br />

pour les personnages. Vous voudriez faire partie de l’équipage de l’Enterprise, être à bord avec eux, explorer les ga<strong>la</strong>xies lointaines et vivre des<br />

aventures extraordinaires. Vous faire voyager : telle a toujours été notre véritable mission. » On reconnaît ici l’attrait pour le voyage fréquemment<br />

mis en avant par les campagnes de recrutement de l’armée.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

3


4 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

Gundam, héros de guerre et mort<br />

des idéologies<br />

Pour écrire sur <strong>la</strong> guerre dans le <strong>cinéma</strong> japonais, j’aimerais partir d’images<br />

qui n’évoquent pas directement le traumatisme de <strong>la</strong> Deuxième Guerre mondiale.<br />

Notamment d’une série d’animation japonaise qui s’est vue, après un succès<br />

exceptionnel, compilée sous forme de trois films de plus de deux heures exploités<br />

dans les salles japonaises : Mobile Suit Gundam.<br />

Il s’agit ici d’une série d’animation mettant en scène des combats entre robots<br />

géants. Née à <strong>la</strong> fin des années 70, à <strong>la</strong> suite de <strong>la</strong> vague de séries adaptées d’œuvres<br />

de Go Nagai : Mazinger, Grendizer (plus connue chez nous sous le nom de Goldorak),<br />

etc., cette série, tout en restant dans les canons graphiques <strong>du</strong> genre, semble apporter<br />

de nouveaux concepts, de nouvelles manières de faire s’affronter les antagonismes<br />

composant, décomposant, recomposant les lignes <strong>du</strong> récit.<br />

Les séries de robots précédant Mobile Suit Gundam mettent en jeu des situations<br />

dans lesquelles les raisons de l’affrontement sont c<strong>la</strong>ires : il s’agit en général de luttes<br />

pour protéger <strong>la</strong> Terre de l’attaque d’envahisseurs venus de l’espace. Le schéma est<br />

dans <strong>la</strong> majorité des cas manichéen, sans réelles ambiguïtés. Le héros se bat <strong>du</strong> bon<br />

côté, il est en accord avec une idéologie globale qui dépasse son ego.<br />

Dans Mobile Suit Gundam, les raisons de l’affrontement semblent échapper aux<br />

indivi<strong>du</strong>s. Les héros sont souvent des adolescents embarqués malgré eux dans le<br />

conflit. Des héros sans réels idéaux, emportés par le cours des événements. Mobile Suit<br />

Gundam ne met d’ailleurs plus en scène un affrontement opposant des humains à des<br />

monstres extraterrestres, ceux que l’on combat ici sont eux aussi des êtres humains.<br />

L’altérité de l’ennemi n’est plus liée à son identité indivi<strong>du</strong>elle mais à <strong>la</strong> politique<br />

adoptée par sa communauté :


Année 0079 <strong>du</strong> calendrier universel, le Duché de Zeon déc<strong>la</strong>re <strong>la</strong> guerre au<br />

gouvernement fédéral de <strong>la</strong> Terre. Une lutte acharnée entre les « earthnoïdes » et les<br />

« spacenoïdes » commence et cause <strong>la</strong> mort de <strong>la</strong> moitié de l’humanité (qui comptait onze<br />

milliards d’êtres humains). Le conflit s’enlise ensuite dans un statu quo de huit mois qui<br />

s’achève lorsque le Colonel Char Aznable découvre l’existence <strong>du</strong> projet fédéral -V- qui<br />

consiste à développer de nouvelles armes pour lutter contre les Mobile Suits de Zeon. Suite<br />

à une attaque <strong>du</strong> commando de Char sur <strong>la</strong> Colonie où était établi le projet -V-, le Gundam,<br />

plus puissant Mobile Suit de <strong>la</strong> fédération, se lève et extermine ses assail<strong>la</strong>nts en quelques<br />

secondes. 1<br />

Ce que ce résumé ne précise pas au sujet <strong>du</strong> Duché de Zeon, c’est qu’il est à l’origine<br />

l’une des colonies administrées, dirigées par le gouvernement fédéral à partir de <strong>la</strong> Terre<br />

(il existe plusieurs colonies, mais seule Zeon, <strong>la</strong> plus éloignée de <strong>la</strong> Terre, se révolte).<br />

Il s’agit donc au départ d’une guerre d’indépendance. Le réalisateur de <strong>la</strong> série<br />

Yoshiyuki Tomino donne une raison politique aux assail<strong>la</strong>nts, sans que pour autant leur<br />

cause soit décrite comme juste, des restes de manichéisme subsistent, bien qu’il y ait<br />

l’ambition de leur apporter une psychologie non unidimensionnelle.<br />

La série Gundam ne débute cependant pas dans un monde en paix qu’une attaque<br />

vient troubler, mais au cœur <strong>du</strong> conflit. Au départ <strong>du</strong> récit <strong>la</strong> guerre n’est réellement un<br />

début que pour les héros de l’histoire. Ces héros font partie <strong>du</strong> c<strong>la</strong>n de <strong>la</strong> fédération,<br />

ils vivent dans une de ses colonies. Les colonies en question sont des stations orbitales<br />

géantes dont les habitants viennent de <strong>la</strong> Terre, il ne s’agit donc pas d’extraterrestres mais<br />

d’hommes ayant émigré dans l’espace. L’élite continue cependant à gouverner depuis <strong>la</strong><br />

Terre.<br />

Cette guerre peut ainsi vaguement faire penser à <strong>la</strong> guerre d’indépendance des<br />

États-Unis d’Amérique, bien qu’elle se déroule hors <strong>du</strong> territoire de Zeon. Zeon attaque<br />

en fait les colonies faisant encore partie de <strong>la</strong> fédération avant d’étendre son champ de<br />

bataille jusqu’à <strong>la</strong> Terre.<br />

On passe de <strong>la</strong> conception d’un ennemi quasi prédateur naturel <strong>du</strong> camp des héros<br />

dans les séries de Go Nagai, à un ennemi qui ne l’est que par le fait de circonstances<br />

« géopolitiques ».<br />

Les raisons idéologiques de <strong>la</strong> guerre que déclenche Zeon peuvent aussi rappeler<br />

celles <strong>du</strong> Japon <strong>du</strong>rant <strong>la</strong> Deuxième Guerre mondiale : il s’agit de libérer les colonies <strong>du</strong><br />

joug de <strong>la</strong> fédération, sans que pour autant celles-ci se soient officiellement alignées<br />

sur les choix de Zeon, comme il était question de libérer l’Asie de l’emprise de l’Occident<br />

<strong>du</strong>rant <strong>la</strong> Deuxième Guerre mondiale. Le parallèle est fragile, cependant, car les colonies<br />

n’étaient pas des territoires habités à l’origine.<br />

La guerre décrite dans Mobile Suit Gundam est surtout un amalgame de divers<br />

conflits mondiaux majeurs, sans que pour autant l’on puisse dire s’il s’agit de partis pris<br />

totalement conscients de <strong>la</strong> part des créateurs de <strong>la</strong> série. Le rapprochement entre le<br />

nazisme et Zeon est le seul élément réellement explicité au cours <strong>du</strong> récit.<br />

Le choix de <strong>la</strong> science-fiction, et de l’animation pour décrire un récit de guerre<br />

dont les mécanismes narratifs fondamentaux auraient pu prendre p<strong>la</strong>ce dans le cadre<br />

1 http://fr.wikipedia.org/wiki/Mobile_Suit_Gundam_(s%C3%A9rie_t%C3%A9l%C3%A9vis%C3%A9e)<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

5


6 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

d’une guerre historique, a un effet : les signes composant le<br />

récit prennent, semblent dessiner les traits d’une mythologie.<br />

L’emploi de ce genre crée une distance immédiate qui libère<br />

ces signes <strong>du</strong> poids de l’Histoire, ou <strong>du</strong> moins en apparence...<br />

Les personnages ici ne sont cependant pas des archétypes<br />

purs, on tente de leur créer une psychologie à plusieurs<br />

niveaux. Il ne s’agit plus de personnages en accord total avec<br />

leurs actes, ils ne maîtrisent pas leurs choix, leurs destins.<br />

La série idéalise peu ses personnages, ni aucun des deux<br />

camps s’affrontant, bien que Zeon apparaisse c<strong>la</strong>irement<br />

comme un mauvais système politique. Cependant certains<br />

personnages appartenant à l’armée de Zeon sont décrits<br />

comme des indivi<strong>du</strong>s positifs, notamment une jeune fille dont<br />

tombe amoureux le héros. Ce personnage appartenant au<br />

camp ennemi est le seul qui apparaisse comme un idéal, il est<br />

celui auquel le créateur de <strong>la</strong> série attribue le plus de qualités.<br />

Mais ce personnage est aussi délié de toute raison politique<br />

liée au conflit, il ne se bat que par amour pour son supérieur<br />

hiérarchique. Il reproche d’ailleurs au héros de n’avoir aucune<br />

raison de se battre en dehors de sa survie.<br />

Des personnages appartenant à des camps opposés<br />

sont ainsi souvent sentimentalement liés, le héros affrontera<br />

<strong>la</strong> fille qu’il aime, et <strong>la</strong> tuera. Il arrive systématiquement dans<br />

les séries de <strong>la</strong> saga Gundam que lors d’un affrontement, en<br />

tuant un ennemi, on tue en fait l’un de ses proches : amant,<br />

père, maître 2 .<br />

Lors d’une scène de Mobile Suit Gundam, le héros rejoint<br />

sa mère, qu’il n’a pas vue <strong>du</strong>rant des années, dans un camp<br />

de réfugiés. Ce camp de réfugiés est en territoire ennemi, <strong>la</strong><br />

mère cache son fils, mais il est découvert. Il abat ses ennemis,<br />

dont un dans le dos, afin d’éviter qu’ils ne déclenchent l’alerte.<br />

C’est <strong>la</strong> première fois qu’il abat un homme en dehors d’un<br />

véhicule de combat. Il tremble, il est troublé par son geste.<br />

Sa mère est horrifiée. On comprend son horreur, elle dit ne<br />

pas l’avoir é<strong>du</strong>qué ainsi, elle dit ne plus le reconnaître. Son<br />

fils doit rapidement rejoindre son « vaisseau de guerre », sa<br />

mère l’accompagne jusqu’au lieu où a atterri l’appareil. Après<br />

une leçon de morale de <strong>la</strong> mère en <strong>la</strong>rmes, le fils lui adresse<br />

un salut militaire, puis s’éloigne, c’est à ce moment <strong>du</strong> récit<br />

qu’il choisit sa voie : il ne peut plus partager les <strong>la</strong>rmes de<br />

sa mère, il doit combattre auprès de ses camarades, amis,<br />

compagnons de guerre. Le vaisseau décolle emportant le<br />

fils, <strong>la</strong>issant <strong>la</strong> mère au milieu <strong>du</strong> désert.<br />

2 Le réalisateur, Tomino Yoshiyuki, poussera le vice jusqu’à faire endosser le rôle <strong>du</strong> camp au mauvais<br />

système politique, dans une seconde série de Gundam (Zeta Gundam, 1985), à <strong>la</strong> fédération, <strong>du</strong> moins à<br />

l’une de ses composantes : une espèce de Gestapo chargée d’éliminer les restes de Zeon, puis de prévenir,<br />

tuer dans l’œuf, toute possibilité de repro<strong>du</strong>ction des ambitions séparatistes des colonies.


Aucun des deux points de vue n’a pris le dessus. Ni <strong>la</strong> morale de <strong>la</strong> mère, ni <strong>la</strong><br />

raison de <strong>la</strong> lutte pour <strong>la</strong> survie et l’honneur <strong>du</strong> fils. Dans <strong>la</strong> série Mobile Suit Gundam, il<br />

semble donc y avoir des restes de notion d’honneur dans <strong>la</strong> figure <strong>du</strong> soldat, sans que<br />

pour autant celui-ci renonce à l’aspect qui définit malheureusement son métier : tuer<br />

l’ennemi de son camp, de sa « nation »... Mais cet honneur est délié de l’idéologie de <strong>la</strong><br />

nation, bien qu’il en soit l’instrument. C’est un honneur délié de <strong>la</strong> raison officielle <strong>du</strong><br />

meurtre, pourtant liée à <strong>la</strong> fonction <strong>du</strong> soldat en guerre.<br />

Cette dialectique <strong>du</strong> récit guerrier, bien qu’elle ne soit pas exceptionnelle, est<br />

assez rare dans les spectacles à « grand public ». Gundam est pourtant un phénomène<br />

de masse au Japon.<br />

En Occident, dans les pays ayant été <strong>du</strong> « bon côté » <strong>du</strong>rant <strong>la</strong> Deuxième Guerre<br />

mondiale, mettre en scène des récits de guerre en faisant des personnages participant<br />

au conflit des héros « totalement » justes, a <strong>du</strong>rant longtemps peu posé problème ;<br />

<strong>la</strong> grande guerre <strong>du</strong> côté des forces <strong>du</strong> bien ayant déjà été gagnée (que ce soit par<br />

le biais d’une armée, ou par celui d’une résistance). Les films de guerre japonais de<br />

l’après-guerre possèdent souvent des héros aux destins contredisant l’idéologie qui<br />

les a menés au conflit. Ces héros ré<strong>du</strong>isent ainsi souvent <strong>la</strong> raison de leur combat à<br />

leur propre survie, sans autre horizon que l’immédiateté <strong>du</strong> conflit. Ils ne se battent<br />

pas dans le sens d’une fiction mise en p<strong>la</strong>ce par <strong>la</strong> nation pour <strong>la</strong>quelle ils portent les<br />

armes, ni pour <strong>la</strong> fiction d’une nation à venir ; sans que pour autant l’idée de changer<br />

de camp ne traverse leur esprit 3 .<br />

Kaji, le héros de La Condition de l’homme de Masaki Kobayashi en est l’exemple<br />

le plus marquant. C’est un soldat valeureux, mais possédant une morale douteuse<br />

aux yeux des autorités de son pays. Tout en contestant les actes de ses supérieurs, il<br />

s’engage cependant dans un conflit au cours <strong>du</strong>quel il trouvera <strong>la</strong> mort.<br />

Les films de guerre japonais, dès <strong>la</strong> fin des années 50, contiennent ainsi des<br />

éléments qui peuvent être rapprochés des grandes œuvres américaines traitant de <strong>la</strong><br />

guerre <strong>du</strong> Vietnam à partir de <strong>la</strong> fin des années 70 4 , sans jamais pour autant en prendre<br />

l’aspect parfois ironique, ou au pire cynique (Oliver Stone). Certaines séquences <strong>du</strong> Full<br />

Metal Jacket de Stanley Kubrick (1987) rappellent d’ailleurs La Condition de l’homme<br />

(1959-1961), notamment celle <strong>du</strong> suicide d’un soldat dû à <strong>la</strong> pression que lui imposent<br />

ses supérieurs.<br />

Ainsi le héros positif d’un film de guerre japonais mettant en scène <strong>la</strong> Deuxième<br />

Guerre mondiale, un peu comme celui de <strong>la</strong> vague de films américains critiquant les<br />

raisons de <strong>la</strong> guerre <strong>du</strong> Vietnam, ne peut que se battre sans idéal... <strong>du</strong> moins il ne peut<br />

que perdre ses idéaux. Ce héros ne croyant pas en sa nation, erre dans un monde<br />

dont le sens se résume à sa survie. Les idéaux, les fictions qui l’unissaient à une idée<br />

dépassant son corps sont en <strong>la</strong>mbeaux. Pourtant ce n’est pas sa condition de soldat qui<br />

est remise en cause, il semble rester une valeur au soldat :<br />

Dans L’Ange rouge de Masumura Yasuzo, bien que peu enclins à glorifier leur<br />

régime, des infirmiers, lors d’un assaut ennemi à <strong>la</strong> fin <strong>du</strong> récit, prennent les armes afin<br />

3 Titres de films japonais importants des années d’après-guerre se dérou<strong>la</strong>nt <strong>du</strong>rant <strong>la</strong> Deuxième Guerre mondiale : La Condition de l’homme, de<br />

Masaki Kobayashi (1959-1961) ; L’Ange rouge, de Yasuzo Masumura (1966) ; La Harpe de Birmanie, de Kon Ichikawa (1956) ; Histoire d’une prostituée, de<br />

Seijun Suzuki (1965) ; Je ne regrette pas ma jeunesse, d’Akira Kurosawa (1947).<br />

4 Les premières séries de <strong>la</strong> saga Gundam sont contemporaines de cette vague de films américains, Apocalypse Now, P<strong>la</strong>toon, Full Metal Jacket,<br />

etc.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

7


de pouvoir mourir en soldats. Une espèce d’honneur fataliste, qui semble habitée par<br />

les spectres <strong>du</strong> bushido (voie <strong>du</strong> guerrier samouraï), tout en ayant per<strong>du</strong> tout symbole<br />

national auquel se raccrocher, donc toute raison liée au sens politique <strong>du</strong> conflit, fait<br />

surface. Le geste meurtrier ne condamne ni <strong>la</strong> nature psychologique de l’ennemi ni <strong>la</strong><br />

sienne propre, mais s’abstrait au point de se ré<strong>du</strong>ire à sa dimension machinale : dans<br />

le champ de bataille, le soldat accepte sa condition, tuer l’ennemi en face pour ne<br />

pas mourir privé <strong>du</strong> geste qui le définit. L’espace d’une bataille, le soldat japonais sans<br />

raison politique fait face au soldat ennemi sans psychologie visible dans le cadre <strong>du</strong><br />

récit (ainsi qu’aux yeux <strong>du</strong> soldat japonais).<br />

L’esthétique pure <strong>du</strong> geste n’appartient cependant qu’à celui dont nous avons<br />

suivi le récit : une esthétique sans idéologie car sans raison politique, et qui n’a pour<br />

fin que l’acceptation de <strong>la</strong> mort inéluctable, sa propre mort avant celle de l’ennemi<br />

(l’ennemi gagne <strong>la</strong> bataille... <strong>la</strong> guerre).<br />

Mobile Suit Gundam est une oeuvre moins mortuaire que L’Ange rouge, ou La condition<br />

de l’homme... Sans doute parce qu’elle vise et met en scène des adolescents, mais<br />

aussi parce qu’au moment de sa conception les p<strong>la</strong>ies <strong>du</strong>es à <strong>la</strong> défaite <strong>du</strong> Japon <strong>du</strong>rant<br />

le second grand conflit mondial étaient moins béantes. Les héros feront ainsi partie <strong>du</strong><br />

camp qui gagnera <strong>la</strong> guerre, un camp qui n’a pas d’identité nationale, une fédération<br />

universelle (l’humanité dans Mobile Suit Gundam, avant les aspérités séparatistes de<br />

Zeon, semble être sous le joug d’un gouvernement englobant l’ensemble de sa popu<strong>la</strong>tion).<br />

8 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

Mounir Al<strong>la</strong>oui<br />

À noter que Yoshiyuki Tomino le créateur de <strong>la</strong> série Mobile Suit Gundam,<br />

pour le 30 e anniversaire de sa licence, a été l’invité d’honneur <strong>du</strong> festival Cartoons<br />

on the Bay qui s’est tenu <strong>du</strong> 2 au 5 avril à Rapallo en Italie. Il y a reçu<br />

un prix pour l’ensemble de sa carrière.<br />

Les trois films compi<strong>la</strong>nt <strong>la</strong> première série de Gundam, Mobile Suit<br />

Gundam, sont disponibles en DVD chez Beez Entertainment, ainsi qu’un film<br />

d’animation réalisé pour le <strong>cinéma</strong> qui conclut <strong>la</strong> première partie de <strong>la</strong> saga :<br />

Mobile Suit Gundam, Char contre-attaque.<br />

La Condition de l’homme est disponible chez Carlotta en DVD.<br />

En ce qui concerne L’Ange rouge, il n’existe pas en DVD zone 2 à ma<br />

connaissance.


C’est par son instrumentalisation politique que l’image de guerre se fait image guerrière.<br />

La propagande a trouvé dans cette con<strong>version</strong> imagière une alliée précieuse, d’autant plus que<br />

ce média collectif qu’est le <strong>cinéma</strong> lui offre une assise supplémentaire. La caution des images<br />

va au-delà de celle <strong>du</strong> discours, toujours rattachée à l’ici et là d’une subjectivité pérorante.<br />

L’image est anonyme et universelle. Elle a en elle <strong>la</strong> validation de ses propres propos, se suffit<br />

à ce qu’elle montre et suffit par ce qu’elle montre. À l’heure où l’image <strong>cinéma</strong>tographique<br />

commence à se propager, à gagner des contrées éloignées, d’abord comme une magie puis<br />

comme l’écrin d’une réalité captive, personne n’ose remettre en question sa vérité. Nul doute<br />

que le vrai émerge de l’image, aussi vraie qu’est <strong>la</strong> fameuse légende des effrois collectifs aux<br />

premières projections des frères Lumière. La <strong>cinéma</strong>tographie est prise pour ce qu’elle n’est<br />

pas : l’épreuve scientifique de <strong>la</strong> vérité. Une fenêtre indéfectible sur <strong>la</strong> réalité de l’Histoire et<br />

des hommes.<br />

Mais ce processus dans lequel <strong>la</strong> propagande inscrit l’image <strong>cinéma</strong>tographique, ce<br />

travail de vassalité qu’elle lui impose, provoque un appauvrissement, une somme de pertes<br />

sèches que l’image n’est plus à même de récupérer. À filmer ce qu’il doit filmer, l’appareil perd<br />

finalement ce qu’il filme, l’événement qu’il couvre, pour n’en conserver qu’une dimension<br />

étriquée, amputée. La focale s’ajuste sur ce qu’elle a pour mission de saisir et ne peut saisir<br />

justement que d’une manière concordante avec son discours sous-jacent. Derrière chaque<br />

opérateur, derrière chaque caméra se trouve un officier d’état-major 1 . Et ce qui est imprimé à<br />

<strong>la</strong> cellulose tombe systématiquement sous l’approbation de l’autorité martiale. La guerre, et<br />

surtout l’image de guerre, est avant toute chose une affaire militaire.<br />

La censure qu’exige l’impératif de propagande guerrière n’est pas <strong>la</strong> seule cause suffisante<br />

des <strong>la</strong>cunes qui constituent l’imagerie <strong>cinéma</strong>tographique de <strong>la</strong> Première Guerre mondiale.<br />

Guerre et <strong>cinéma</strong>, s’ils partagent un même é<strong>la</strong>n, l’un dans l’autre, dans une complète adéquation<br />

aux enjeux contemporains, se conjuguent plutôt mal, de prime abord. Non seulement par<br />

les enjeux politiques, mais surtout par l’improbable défi que <strong>la</strong>nce <strong>la</strong> première au second.<br />

Défi technique car impossibilité de couvrir l’événement dans sa démesure. Et l’injonction des<br />

actualités militaires, ces Annales de <strong>la</strong> Guerre, de pourvoir en images qui porteraient en elles<br />

des moments d’authenticité et d’exhaustivité, de témoignages véraces, contredit <strong>la</strong> nocuité<br />

des champs de batailles. La guerre ne prend pas <strong>la</strong> pose : elle ne fixe pas son cours pour se<br />

1 V. Challéat, « Le <strong>cinéma</strong> au service de <strong>la</strong> défense, 1915-2008 », in Revue historique des armées, 252, 2008.<br />

Image manquante<br />

L’imagerie de <strong>la</strong> Première Guerre mondiale<br />

en trois films<br />

« ˝ La première victime d’une guerre, c’est toujours <strong>la</strong> vérité ˝<br />

écrivait hier Kipling, on pourrait dire :<br />

<strong>la</strong> première victime d’une guerre, c’est le concept de réalité. »<br />

P. Virilio, Guerre et Cinéma, p.44<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

9


<strong>la</strong>isser posséder par de quelconques prises de vue. C’est pour cette raison qu’il ne nous subsiste<br />

que peu d’images d’archives des batailles qui ponctuèrent le déroulement de <strong>la</strong> guerre, que<br />

peu d’images d’assauts véritables, hors reconstitutions ultérieures. Les archives sont d’abord<br />

périphériques. On ne regarde pas <strong>la</strong> guerre dans le b<strong>la</strong>nc des yeux, mais on évite, tant bien<br />

que mal, d’en subir <strong>la</strong> violence. Le Feu est lointain, aussi lointain que le front, <strong>la</strong> fulgurance<br />

de ses batailles, les cadavres émiettés, pulvérisés n’appartiennent pas au champ. On filme les<br />

à-côtés, les évacuations et autres convois militaires, les litaniques défilés de soldats épuisés,<br />

marqués par <strong>la</strong> folie de l’avant-poste, poussant devant eux une file de prisonniers pas moins<br />

hagards. Les blessés apparaissent aussi, discrets, images peu disertes sur les flétrissures qui<br />

sont les leurs, ce qui permet à cette même image de rehausser sa prétention à afficher le vrai.<br />

Mais l’absence <strong>du</strong> grondement sourd des canons, des ribambelles de poilus partant à l’assaut<br />

d’un quelconque coteau, de <strong>la</strong> pluie noire de terre et de sang, marquera l’image guerrière de<br />

<strong>la</strong> Première Guerre mondiale.<br />

Des <strong>la</strong>cunes qu’il faut chercher à pallier. Impérativement : <strong>la</strong> guerre, c’est désormais le feu<br />

et le fer. Une sensibilité qui fait sa spécificité. Si on ne meurt pas, il faut montrer que l’on fait<br />

mourir, que l’éten<strong>du</strong>e de notre arsenal, le spectacu<strong>la</strong>ire de son efficience, nous l’impose comme<br />

une garantie de victoire. On s’ingénie alors à mimer <strong>la</strong> guerre, à <strong>la</strong> rejouer loin des champs de<br />

bataille. On refait <strong>la</strong> guerre en singeant ce qu’elle est, <strong>la</strong> façon dont elle est perçue. Il y a une<br />

technique de reconstitution qui doit rendre <strong>la</strong> guerre, au mieux, comme on l’a trouvée. Les<br />

batailles sont mises en scène plus en arrière ; on capture des gerbes de terre et les rep<strong>la</strong>ce dans<br />

une contextualité d’actualités <strong>cinéma</strong>tographiques. Ces usages n’ont rien d’inédit dans une<br />

période où ces actualités cultivent une porosité féconde avec <strong>la</strong> fiction. Rien n’est délimité quant<br />

à une déontologie des images d’actualités. Ces dernières ne tiennent aucune promesse : « on<br />

reconstituait les batailles navales dans une cuvette, quitte à présenter le résultat comme enregistré<br />

sur p<strong>la</strong>ce », dira Bazin 2 . Pour <strong>la</strong> propagande, l’image guerrière vaut pour elle-même, pas forcément<br />

pour <strong>la</strong> valeur de ce qu’elle montre. Disons que sa vérité, l’image <strong>la</strong> tient de l’assentiment de <strong>la</strong><br />

propagande elle-même, à <strong>la</strong> seule injonction de correspondre à ce que cette dernière attend<br />

d’elle. La vérité de l’image guerrière devient accessoire et supporte parfaitement l’artificialité<br />

de <strong>la</strong> reconstitution. On verra, au tournant de l’année 17 3 , que <strong>la</strong> caméra s’enhardit, traverse les<br />

no man’s <strong>la</strong>nd de ces considérations pour aller, finalement, trouver <strong>la</strong> réalité <strong>du</strong> front. On filmera<br />

2 A. Bazin, « Le mythe de Staline dans le <strong>cinéma</strong> soviétique », in Le Cinéma français de <strong>la</strong> Libération à <strong>la</strong> Nouvelle Vague, Petite Bibliothèque des<br />

Cahiers <strong>du</strong> Cinéma, 1998, 338.<br />

3 V. Challéat, op. cit.<br />

10 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

Une image qui témoigne des absences<br />

(Ver<strong>du</strong>n, visions d’histoire)


les assauts de <strong>la</strong> Somme, puis ceux de <strong>la</strong> cote 304, à Ver<strong>du</strong>n, en juillet 1917. L’ultime tabou,<br />

véhicule à <strong>la</strong> fois politique et culturel, s’abattra : on verra des cadavres ; ces témoins morts, qui<br />

ont toujours été là, présents dans leur absence imagière, trahissant alors <strong>la</strong> vanité de l’entreprise<br />

mortifère de captation de <strong>la</strong> réalité guerrière.<br />

Et ne pas oublier Griffith. Ou sa déception comme écho de l’impossible facticité de l’image<br />

de guerre 4 . Une déception qui touche donc directement l’image en son cœur, dans sa prétention<br />

à porter <strong>la</strong> réalité de <strong>la</strong> guerre, ou tout au moins l’image que l’on se fait de cette réalité, celle que<br />

l’on désire saisir. Dépité de n’avoir trouvé <strong>la</strong> déclinaison <strong>cinéma</strong>tographique de <strong>la</strong> guerre, sa<br />

potentialité romanesque et épique, d’avoir été trompé par son propre désir, par <strong>la</strong> promesse de<br />

l’objectif et par l’opportunité unique qui lui était offert. Au final, une déception de ne trouver, au<br />

milieu des tranchées qu’il a traversées, unique réalisateur civil autorisé à approcher <strong>la</strong> guerre de<br />

près, à <strong>la</strong> capturer sur cellulose pour un film, Hearts of The World, une réalité qui coïncidait avec<br />

celle qu’il attendait, avec celle qu’il se figurait, avec celle qu’il s’était imaginée. Cette impossibilité<br />

<strong>du</strong> romanesque de <strong>la</strong> guerre est avant tout une impossibilité de <strong>la</strong> mettre en image, telle que le<br />

registre imagier le réc<strong>la</strong>mait. Griffith est déçu d’un réel qui, par son principe de réalité, impose<br />

de réviser les postu<strong>la</strong>ts de son expressivité <strong>cinéma</strong>tographique. La guerre a changé et change,<br />

avec elle, <strong>la</strong> manière qu’on a de <strong>la</strong> mettre en scène.<br />

Le principe de réalité qui prévaut dans les réalisations ultérieures proviendra de ces<br />

déceptions, de ces multiples <strong>la</strong>cunes, des absences, angle mort d’une image d’archive qui ne<br />

peut circonscrire <strong>la</strong> totalité événementielle d’un réel qu’elle a <strong>la</strong> charge de parcourir. La guerre<br />

échappe donc au fantasme totalisant de l’image. Son épicentre comme sa périphérie. Les<br />

réalisations d’après-guerre seront porteuses de ce manque, non seulement par leur prisme<br />

pacifiste qui reprend a contrario les propos des archives de guerre, mais par leur souci de<br />

déborder l’image documentaire. Non pas une image qui irait à l’encontre de cette dernière,<br />

mais qui, tout en l’enrô<strong>la</strong>nt en son sein, atteindrait les espaces qu’elle a <strong>la</strong>issés vacants, qu’on lui<br />

a interdit de couvrir, par injonction ou par impossibilité matérielle. Mais toujours en conservant<br />

ce principe de réalité qui prévaut dans <strong>la</strong> scénographie de <strong>la</strong> guerre. Il est donc intéressant, par<br />

un détour filmographique, de saisir, d’une part, comment les fictions d’après-guerre « établissent<br />

un imaginaire en comb<strong>la</strong>nt les vides immenses de représentation, que <strong>la</strong> censure ou simplement<br />

l’impossibilité de tourner avaient <strong>la</strong>issés » 5 , et également comment, au travers de ces zones mortes<br />

et franches, s’arrange le principe de réalité dans, mais aussi par l’image ; comment ont été traités<br />

les partages entre fiction et document d’archives ; comment <strong>la</strong> fiction, pour récupérer son propre<br />

registre, a dû enfiler celui <strong>du</strong> documentaire. Pour ce<strong>la</strong>, un court détour par trois réalisations<br />

exemp<strong>la</strong>ires. Cette exemp<strong>la</strong>rité est quelque peu arbitraire, <strong>la</strong> sélection <strong>du</strong> matériau étant issue<br />

d’une imposante recension de films traitant de <strong>la</strong> Première Guerre mondiale, qu’ils datent de<br />

l’immédiat après-guerre ou qu’ils nous soient plus récents. Coïncidence remarquable : ces trois<br />

films, appartenant tous à l’entre-deux guerres, portent des nationalités qui correspondent aux<br />

différents belligérants engagés dans le conflit. Un film américain, avec The Big Parade (1925)<br />

de King Vidor ; un film allemand, avec Westfront 1918 ou Quatre de l’infanterie (1930) de G.W.<br />

4 « Griffith devait se déc<strong>la</strong>rer " Très déçu par <strong>la</strong> réalité <strong>du</strong> champ de bataille ", de toute évidence <strong>la</strong> facticité de <strong>la</strong> guerre moderne est devenue<br />

incompatible avec <strong>la</strong> facticité <strong>cinéma</strong>tographique telle qu’il <strong>la</strong> conçoit encore, telle que son public <strong>la</strong> réc<strong>la</strong>me », (P. Virilio, Guerre et Cinéma I :<br />

logistique de <strong>la</strong> perception, Éditions Cahiers <strong>du</strong> Cinéma, 1991, p.20) « Au cours de sa tournée, Griffith se mit à douter de plus en plus <strong>du</strong> caractère<br />

épique de <strong>la</strong> guerre moderne : " Jamais plus ils ne pourront me faire adopter une attitude romantique face à leur guerre, dit-il. De nos jours <strong>la</strong> vie<br />

d’un soldat <strong>du</strong>rant <strong>la</strong> guerre est celle d’un cantonnier débordé de travail, sous payé et condamné à vivre dans <strong>la</strong> gêne et le danger. " (R. Merritt,<br />

« Le film épique au service de <strong>la</strong> propagande de guerre : D.W. Griffith et <strong>la</strong> création de " Cœurs <strong>du</strong> Monde " » in Griffith, sous <strong>la</strong> dir. de J. Mottet,<br />

Éditions Ramsay Poche Cinéma, 1984, p.212)<br />

5 Entretien avec Laurent Veray in Les Cahiers <strong>du</strong> Cinéma, n°638, Octobre 2008, p.72<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

11


Pabst et un film français, avec Ver<strong>du</strong>n, visions d’histoire (1928) de Léon Poirier. Trois nations, trois<br />

perspectives et trois <strong>cinéma</strong>s qui sont ceux-là mêmes qui tireront de l’expérience guerrière les<br />

meilleures leçons <strong>cinéma</strong>tographiques.<br />

The Big Parade<br />

The Big Parade vaut plus pour l’admirable confusion des registres et des genres,<br />

articu<strong>la</strong>tion dialectique de chaque instant qui voit se cristalliser dans les images leurs caractères<br />

contradictoires, que pour le réalisme de ses reconstitutions. Il reste pour autant, abstraction<br />

faite de cette légèreté constitutive, un film majeur pour ce qui relève de <strong>la</strong> représentation<br />

de l’image de guerre au <strong>cinéma</strong>. La guerre n’est d’ailleurs pas le point de focalisation <strong>du</strong><br />

film, préférant flâner à ses alentours, évitant soigneusement l’affront direct, louvoyant d’un<br />

registre à un autre, comme un recul stratégique pour un meilleur déploiement. La guerre se<br />

fait bril<strong>la</strong>mment attendre, cultive <strong>la</strong> frustration, confisque sa présence – même sa notification.<br />

Cette image n’apparaît qu’après l’épuisement de l’intrigue sentimentale, qu’après l’usure de <strong>la</strong><br />

franche camaraderie et l’ennui qui point à ces re<strong>la</strong>tions de chambrée. L’image de guerre, qui<br />

porte en elle-même le registre guerrier, n’intervient qu’une fois sa périphérie évacuée, qu’une<br />

fois le champ <strong>la</strong>issé libre à sa propre présence. Mais là encore, c’est un impératif de <strong>la</strong> narration,<br />

<strong>la</strong> guerre servant de simple levier diégétique. Alors, son intérêt est ailleurs. Il se trouve dans<br />

l’image que Vidor renvoie de <strong>la</strong> guerre, <strong>la</strong> manière dont il l’approche, s’en saisit pour mieux <strong>la</strong><br />

rendre intelligible.<br />

L’image de guerre qu’offre The Big Parade est frappante, marquant le film d’une singu<strong>la</strong>rité<br />

qu’il nous faut lui reconnaître. C’est par transparence à <strong>la</strong> structure globale <strong>du</strong> film que Vidor<br />

construit indistinctement sa scène de guerre, <strong>la</strong> première <strong>du</strong> film. C’est-à-dire, qu’à l’indistinction<br />

des genres, le réalisateur ajoute l’indistinction de <strong>la</strong> réalité guerrière, condensant en une<br />

séquence, longue marche forcée des soldats au travers de <strong>la</strong> région périlleuse <strong>du</strong> bois Belleau,<br />

l’éten<strong>du</strong>e disparate des champs de bataille. Image synthétique qui recouvre illusoirement <strong>la</strong><br />

diversité technique et événementielle de <strong>la</strong> guerre. On tombe alors dans un registre qui ne<br />

possède plus vraiment sa propre autonomie, mais qui fait référence à une certaine fonction<br />

d’illustration. Vidor rend <strong>la</strong> guerre abordable, sco<strong>la</strong>ire : « On croirait <strong>la</strong> cavalcade historique des<br />

Belles de Nuit, Préhistoire, Rome, Moyen-Âge, Monarchie, Révolution, Conquête de l’Algérie, XX e<br />

siècle » 6 Et en effet, <strong>la</strong> première séquence de guerre concentre à elle seule les tirs de snipers,<br />

les embuscades, les coups de mortiers, les attaques au gaz, <strong>la</strong> reddition… Ce<strong>la</strong> au rythme<br />

d’une cadence emphatique qui donne à <strong>la</strong> séquence un crescendo charnier. Il est d’ailleurs<br />

frappant de voir le travail scénographique de Vidor, ces soldats qui continuent vaille que vaille<br />

à avancer, à marcher, au milieu <strong>du</strong> fatras des armes et <strong>du</strong> feu, des corps qui tombent et qu’on<br />

<strong>la</strong>isse là. Ils marchent comme les sacrifiés, sans chercher une couverture ni fuir les lieux. Droit<br />

devant, ils évoluent vers l’objectif de l’appareil, vers <strong>la</strong> mère nourricière des images auxquelles<br />

ils participent d’un mouvement commun. Ils continuent d’avancer dans cette frise illustrative,<br />

coûte que coûte, pour que l’image puisse continuer de montrer <strong>la</strong> guerre. We’re gonna keep goin’<br />

till we can’t go no farther : jusqu’à ce que l’image de guerre épuise son sens, se vide de sa force<br />

d’exemp<strong>la</strong>rité. Un sacrifice à l’autel de l’image elle-même…<br />

6 B. Amengual, Du réalisme au <strong>cinéma</strong>, P, Nathan, 1997, p. 69<br />

12 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


Si d’autres scènes de guerre, dont <strong>la</strong> plus pathétique et <strong>la</strong> plus ten<strong>du</strong>e <strong>du</strong> film, subsistent<br />

à ce coup de force, c’est bien cette séquence d’une marche à travers <strong>la</strong> guerre qui reste à<br />

l’esprit quand on interroge le principe de réalité qui en émane. Comme l’a souligné Amengual,<br />

comment ne pas être frappé par le didactisme de <strong>la</strong> scène, cette traversée bigarrée des horreurs<br />

et des absurdités qui constituent l’éten<strong>du</strong>e <strong>du</strong> conflit. La spatialité <strong>du</strong> parcours coïncide avec<br />

une ontologie de <strong>la</strong> guerre. Mais ici nulle authenticité, aucun usage d’images d’archives, rien ne<br />

vient distinguer le déroulement de <strong>la</strong> fiction dans <strong>la</strong>quelle il s’inscrit. Aucune reconstitution, à<br />

vrai dire, et le surréalisme de cette étrange cavalcade en interdit toute prétention documentaire.<br />

Seulement, chez Vidor, c’est l’image fictive qui dicte sa loi au principe de réalité et ce dernier<br />

n’est invoqué qu’à titre illustratif, pédagogique. La reconstitution est finalisée à cet impératif<br />

didactique, faire voyager le spectateur, le temps d’une petite dizaine de minutes, dans <strong>la</strong><br />

totalité de <strong>la</strong> guerre. Et ce qui prime, <strong>la</strong>issant libre p<strong>la</strong>ce à <strong>la</strong> fiction, c’est l’enseignement d’une<br />

réalité de <strong>la</strong> guerre, un enseignement factice, artificiel mais qui coïncide avec l’intention<br />

pédagogique de <strong>la</strong> séquence et qui équilibre <strong>la</strong> nature fantaisiste de <strong>la</strong> réalisation de Vidor.<br />

La grande scène de guerre, celle qui suivra cette frise sco<strong>la</strong>ire, aura de commun avec cette<br />

dernière sa constitution purement fictive et romanesque, exaltation de l’héroïsme indivi<strong>du</strong>el,<br />

autre fiction <strong>du</strong> front. The Big Parade aura eu le mérite de consoler Griffith en inaugurant en<br />

grande pompe <strong>la</strong> domestication sinon <strong>la</strong> falsification <strong>du</strong> réel atypique de <strong>la</strong> Première Guerre<br />

mondiale.<br />

Westfront 1918<br />

Marche forcée ou l’image sacrificielle<br />

(The Big Parade)<br />

Mis à côté de Vidor, Pabst est le maître des irruptions. Ici, <strong>la</strong> guerre n’est pas imposée, elle<br />

ne vient pas d’une nécessité de <strong>la</strong> narration, comme un rappel qu’au milieu de l’histoire qui<br />

nous est énoncée, nous sommes en état de guerre. Les amours forment une parenthèse dans <strong>la</strong><br />

guerre, <strong>la</strong> guerre une parenthèse dans <strong>la</strong> romance. Dans Westfront 1918, <strong>la</strong> narration n’appelle<br />

pas <strong>la</strong> guerre : cette dernière l’interrompt, lui ravit <strong>la</strong> primeur et s’impose dans un cours qui<br />

semb<strong>la</strong>it prédéterminé, convenu dès les premières images <strong>du</strong> film. Le cadre de ces dernières<br />

est éloquent, surtout si on y juxtapose le procédé utilisé dans The Big Parade : l’anecdotique, le<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

13


périphérique, cette maison française où stationnent des militaires allemands, se reposant <strong>du</strong><br />

front, jouant aux cartes ou à l’amour, se réchauffant à l’âtre d’un espace que l’on présuppose<br />

hors de portée de <strong>la</strong> guerre, tout ce folklore est soudain brisé par le grondement d’un tir de<br />

mortier qui s’abat non loin <strong>du</strong> charmant intérieur. La guerre rappelle son existence, motive sa<br />

condition de sujet, justifie le fait que ce film n’aura d’existence que pour elle-même. On cesse<br />

les jeux, les amourettes sont délocalisées et reprises à l’abri d’une cave, les visages se font plus<br />

graves, plus sérieux, plus meurtris. Un renversement axiologique, contraste de <strong>la</strong> volubilité<br />

naïve <strong>du</strong> film de Vidor : ici ce ne sont pas les contingences qui priment sur le champ de bataille,<br />

mais c’est <strong>la</strong> guerre qui justement les réprime. Ou n’existent-elles qu’à <strong>la</strong> condition abdicataire<br />

de s’inclure dans quelque chose de plus dense ? Ne pas oublier <strong>la</strong> sujétion des histoires à <strong>la</strong><br />

grande, à l’Histoire qui prend forme devant les protagonistes <strong>du</strong> film de Pabst. Une leçon<br />

d’humilité <strong>cinéma</strong>tographique, un coup de semonce qui remet chaque chose à sa p<strong>la</strong>ce,<br />

calme les ardeurs des amants, prive le combattant de tout repos et démontre l’omniprésence<br />

harassante de <strong>la</strong> guerre.<br />

Une guerre totale pour une image totale de <strong>la</strong> guerre. Au contraire <strong>du</strong> film de Vidor<br />

qui évitait soigneusement <strong>la</strong> présence physique de <strong>la</strong> guerre pour mieux <strong>la</strong> décharger dans<br />

son cadre narratif, Westfront 1918 assume une représentation totale <strong>du</strong> conflit et sa quasipersonnification.<br />

Le film prend en contrepied celui de Vidor dans lequel <strong>la</strong> guerre était<br />

sacrifiée à <strong>la</strong> narration. Chez Pabst, seul le fait matériel est mis en valeur, <strong>la</strong> réalité guerrière est<br />

omniprésente, envahissante, infiltrant les moindres strates d’une image qui lui est totalement<br />

acquise. De cette manière, le principe de réalité se trouve rehaussé, ren<strong>du</strong> à une valeur juste, à<br />

défaut de sa juste valeur : <strong>la</strong> mort des soldats n’a plus rien d’héroïque, vidée de sa signifiance<br />

romanesque, elle n’est pas mise en scène, elle est sourde, futile, accidentelle, insignifiante. Les<br />

scènes de bataille frappent par leurs détails, par le souci d’authenticité et <strong>la</strong> règle principielle<br />

de réalisme, véritable leçon d’un sens qui transparaît dans l’objectivité de <strong>la</strong> mise en scène.<br />

Il n’y a pourtant aucun stock-shot, aucune utilisation d’images documentaires ou d’archives.<br />

Mais apparaît en traits soutenus <strong>la</strong> volonté <strong>du</strong> réalisateur de donner un aperçu réel de l’effroi<br />

de <strong>la</strong> guerre, de <strong>la</strong> violence <strong>du</strong> front, d’offrir une expérience inédite qui, si elle ne saura combler<br />

les coupes sèches d’une image qui se désiste, s’é<strong>la</strong>nce toutefois vers un ren<strong>du</strong> concret, vivant<br />

et lucide de sa propre représentation.<br />

14 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

La guerre comme ligne d’horizon filmique<br />

(Westfront 1918)


Westfront 1918 est donc moins un film de guerre qu’un film sur <strong>la</strong> guerre, ayant comme<br />

sujet <strong>la</strong> présence guerrière elle-même. C’est en ceci que se comprend sa totalité, que se<br />

justifie son approche hautement réaliste et que prend p<strong>la</strong>ce a fortiori son intrigue narrative.<br />

La guerre est partout et lorsque son apparente absence se manifeste, elle ne saurait ne pas<br />

gronder, ne pas imploser, ne pas rappeler à l’ordre les écarts qui l’éluderaient. Comme<br />

cette magnifique séquence <strong>du</strong> cabaret, bulle d’abstraction qui finit fatalement par éc<strong>la</strong>ter<br />

pendant un numéro, à <strong>la</strong> grâce d’un contre-champ qui quitte les facéties de <strong>la</strong> scène pour<br />

rappeler au spectateur que l’auditoire n’est formé que de soldats revenus <strong>du</strong> front. Même<br />

aux postes de commandement retranchés, où parvient un messager fourbu, <strong>la</strong> guerre s’étale<br />

de tout son long en se surimposant à <strong>la</strong> ligne d’horizon, formant ainsi un background, assez<br />

lointain et évasif pour ne pas occuper <strong>la</strong> totalité de l’image, mais visuellement présent,<br />

composant le paysage qui accueille en son sein un premier p<strong>la</strong>n désormais contingent. On<br />

voit au loin les gerbes de terre et d’acier ; on entend les inquiétants sifflements, signaux<br />

d’une guerre qui est physiquement présente à chaque photogramme, une guerre que le<br />

front ne saurait contenir entièrement ou garder hors-champ et que l’arrière ne saurait<br />

ignorer totalement. Elle couvre les voix, coupe les dialogues, s’actualise à chaque instant<br />

aux yeux des protagonistes comme à ceux des spectateurs. Chez Pabst, <strong>la</strong> guerre a des<br />

attributs divins. La guerre est partout.<br />

Partout. Même et surtout à l’arrière, dans ses drames intimes et sa quotidienneté<br />

aliénée. Le retour <strong>du</strong> soldat en permission est l’occasion pour Pabst de réitérer son paradigme<br />

de réalisme en abordant cette saynète, tragique vaudeville dans lequel le soldat de mari<br />

voit l’enthousiasme de retrouver son intérieur cosy réfréné par <strong>la</strong> découverte de l’a<strong>du</strong>ltère.<br />

A<strong>du</strong>ltère d’autant plus pathétique puisque motivé par le gain de victuailles. Là encore,<br />

le principe de réalité, brut, froid, délié de sentiments et de pathos calibrés, prime. Aucun<br />

discours de morale, aucun jugement de valeur, peu de passion. La simplicité fulgurante de<br />

<strong>la</strong> scène, son sens littéral : pro<strong>du</strong>it de <strong>la</strong> guerre, l’a<strong>du</strong>ltère attend une réponse de <strong>la</strong> part<br />

<strong>du</strong> guerrier cocufié qui, dans un premier temps, saisit son arme de guerre pour menacer<br />

les deux fautifs. Mais à cet acte guerrier, qu’appelle finalement un premier acte guerrier,<br />

se substituera un second acte guerrier : le silence, l’intériorisation de <strong>la</strong> souffrance, réflexe<br />

conditionnel <strong>du</strong> front. L’arrière est une scène de guerre comme <strong>la</strong> première ligne, avec<br />

ses habitudes bouleversées, ses longues files d’attente en face de boutiques évidées, ses<br />

tragédies, ses injustices aberrantes. La guerre est le dénominateur commun <strong>du</strong> moindre<br />

espace filmique.<br />

Au final, dans le film de Pabst, <strong>la</strong> fiction mime le réel, use <strong>du</strong> trouble documentaire<br />

des reconstitutions et des situations. Il tente de donner, ou plutôt de rendre à <strong>la</strong> guerre son<br />

authenticité totale et originelle. L’ultime scène en est l’illustration. Il y a une réappropriation<br />

<strong>du</strong> principe de réalité dans cette infirmerie de campagne, dans ce qui peut être considéré<br />

comme un retour à l’image, aux images documentaires. L’image n’épargne rien des détails<br />

sordides de son sujet : en son sein les flétrissures, les cris, le sang, le feu et l’acier, <strong>la</strong> mort<br />

et <strong>la</strong> folie. Déclinaison d’une image primaire, première, qui tente de saisir l’événement<br />

guerrier en ne manquant finalement pas de s’interroger sur son propos. Le film se clôt<br />

fortuitement sur une interrogation que l’on oserait apercevoir comme celle <strong>du</strong> principe de<br />

réalité usité.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

15


Ver<strong>du</strong>n, visions d’histoire<br />

Un principe de réalité que met en avant un des films les plus exemp<strong>la</strong>ires – et des plus<br />

ambigus – quant à l’apport documentaire à une fiction. Ver<strong>du</strong>n, visions d’histoire (1927)<br />

est un film bâtard, syncrétisme d’une diversité imagière qui s’ingénie à confondre les<br />

sources distinctes dont elle est composée. Et qui constitue, par delà les problématiques<br />

que cette confusion engendre, sa richesse remarquable. Ici, <strong>la</strong> prétention documentaire<br />

d’une image fictive est totale, s’infiltrant à tous les niveaux de sa représentation.<br />

Poirier assume parfaitement cette ambition d’ériger, avec un matériel et des procédés<br />

scénographiques biaisés, un ren<strong>du</strong> authentique de <strong>la</strong> bataille de Ver<strong>du</strong>n. L’image est<br />

donc assujettie à l’impératif univoque de réalisme, au principe de réalité dans son sens<br />

le plus étriqué et concis. Ce qui est cadré cadre également avec <strong>la</strong> réalité <strong>du</strong> champ<br />

guerrier : rien qui ne soit dans cette dernière ne saurait être omis par le film. D’où son<br />

architecture soignée, qui mise avec une rigueur manifeste sur sa prétention de donner à<br />

voir <strong>la</strong> guerre en elle-même. Le chapitrage <strong>du</strong> film, divisé en trois « visions » successives,<br />

s’agence donc autour de <strong>la</strong> condition sine qua non de faire voir, sinon l’Histoire, tout au<br />

moins le conflit dans sa réalité historique.<br />

Ce qui implique un travail autour de cette image démiurgique, puisque résurrectrice.<br />

Richement documenté, appuyé par des illustrations sco<strong>la</strong>ires, ces animations qui<br />

rendent les mouvements de troupes, les tactiques générales, par de grossières flèches<br />

monochromes, comme dans les incunables manuels d’histoire, le film se totalise en<br />

même temps qu’il cherche à totaliser son image. Les images d’archives, ces stockshots<br />

importés pour <strong>la</strong> plupart des prises de vue des Annales de <strong>la</strong> Guerre <strong>du</strong> service<br />

Cinématographiques des Armées, sont habilement montées, soit comme simples<br />

illustrations elliptiques, soit comme parties entières de <strong>la</strong> narration. Il est par ailleurs<br />

fascinant de voir comment s’imbrique le montage de ces stock-shots, de voir comment<br />

Poirier prend un soin particulier à les confondre, à les diluer dans <strong>la</strong> facticité de ses<br />

reconstitutions. Pêle-mêle, le vrai et le faux, comme pour mieux annuler, à <strong>la</strong> grâce de<br />

raccords éminemment subtils, leurs valeurs respectives. Peu importent ces dernières.<br />

Sacrifiée sur l’autel d’une image totale, <strong>la</strong> vérité n’est finalement qu’une option parmi<br />

d’autres et Poirier, en bon documentariste, sait qu’elle n’est que le consentement d’un<br />

public donné. Et son intention est manifeste : pour atteindre l’authenticité visée, il<br />

ira tourner sur les lieux-mêmes, épaulé par <strong>la</strong> logistique et l’équipement de l’Armée<br />

française, avec les véritables acteurs des combats de tranchées, eux-même acteurs une<br />

nouvelle fois, pour de faux, devant l’objectif sanctifiant <strong>du</strong> réalisateur.<br />

Un détail cocasse trahit les limites de <strong>la</strong> prétention totalisante de Poirier en<br />

esquissant les contours d’un tabou logique de <strong>la</strong> fiction documentaire. Dans Ver<strong>du</strong>n…,<br />

il est drôle de constater <strong>la</strong> retenue que donne le réalisateur à ses reconstitutions, ses<br />

limites, ses bornes à ne pas dépasser. Le réel a des exigences que les singeries fictives<br />

ne sont pas à même de rendre et à vouloir miser aveuglement sur cette entreprise de<br />

16 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


econstitution totale, on se couche face à une impossible ubiquité de l’image. Dans le<br />

film, aucune figure historique de <strong>la</strong> bataille et de sa périphérie n’est interprétée par une<br />

autre personne qu’elle-même. On y voit le Kaiser saluant une parade sur le perron d’une<br />

porte cochère, raccordé avec dextérité à un contrechamp de fiction ; Hindenburg est là<br />

aussi ; le président français et le roi Georges passent en revue des troupes qui défilent<br />

au loin et même le maréchal Pétain, pas si loin de <strong>la</strong> sinistre silhouette qu’il prendra<br />

dans sa sénilité, se prête au jeu, l’instant de quelques minutes, en rejouant les actes<br />

qu’il a, peut-être, déjà réalisés quelques années plus tôt. Mais que faire de ces figures<br />

d’autorités, nécessaires au bon déroulement narratif et documentaire <strong>du</strong> film, qui n’ont<br />

pas été imprimées sur <strong>la</strong> cellulose des images d’archives ? Comment rendre ceux qui<br />

sont absents de l’image sans trahir l’authenticité investie ? En les désubstantialisant,<br />

en les désincarnant, simples ombres portées ou mains qui tendent discrètement, dans<br />

l’embrasure d’une porte, les sabres de <strong>la</strong> reddition. Le hors-champ comme astuce d’une<br />

image qui atteint ses limites, qui se retranche derrière ce que l’appareil ne montre<br />

pas, derrière ses angles morts. Du fait qu’ils ne peuvent être qui ils sont, seule leur<br />

relégation hors <strong>du</strong> cadre leur permet une présence. L’honneur de l’illusion <strong>du</strong> réel est<br />

sauf ; le spectateur n’a pas à s’arracher de sa <strong>du</strong>perie et le film continue sur sa <strong>la</strong>ncée<br />

initiale, sans déroger aux principes fondateurs qu’il a mis en avant. L’incongruité<br />

peut transparaître, un instant, de voir les idoles de dos, ce qui peut in<strong>du</strong>ire l’idée que<br />

l’entreprise de Poirier n’est qu’un acharnement fétichiste, une déification de l’Histoire,<br />

de ses icônes d’alcôves, intouchables, ineffables d’aucune représentation factice, ce qui<br />

sanctionne les limitations objectives de <strong>la</strong> prétention de <strong>la</strong> fiction documentaire.<br />

Comment réincarner les absents sans révéler <strong>la</strong> supercherie de <strong>la</strong> reconstitution ?<br />

(Ver<strong>du</strong>n, Vision d’Histoire)<br />

Finalement, Poirier et son intentionnalité documentaire, tournent les images qui<br />

n’auraient jamais pu être tournées, réalisent un film qui n’est pas réalisable. Sa seule<br />

visée, opiniâtre entreprise de reconstitution minutieuse et ma<strong>la</strong>dive, irradie <strong>la</strong> totalité<br />

<strong>du</strong> film. En témoignent les ma<strong>la</strong>dresses des épisodes narratifs, à <strong>la</strong> dramatisation<br />

c<strong>la</strong>udicante et incertaine. Un comble, si ce n’était l’articu<strong>la</strong>tion cohérente d’un projet<br />

qui l’est tout autant : <strong>la</strong> focalisation sur l’aspect documentaire, qui finit par occuper<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

17


totalement l’image, ne <strong>la</strong>isse guère de p<strong>la</strong>ce à une qualité fictive. Poirier ne raconte pas<br />

une histoire mais il raconte l’Histoire, <strong>la</strong> faisant renaître de ses cendres encore tièdes. De<br />

ce fait, ce qui ne saurait s’y inclure, ce qui ne peut faire valoir son authenticité à l’orée<br />

de cette sanction historique, ne peut être compris dans ce projet monumental qu’est<br />

Ver<strong>du</strong>n… Les petites histoires ne sont que des importations malheureuses, purement<br />

formelles, pour fluidifier l’épaisseur d’une narration qui n’en est pas vraiment une, pour<br />

faire passer <strong>la</strong> pilule de l’immensité de <strong>la</strong> reconstitution. Elles sont, par nature, infondées<br />

donc factices et seront traitées comme telles. Intégrisme d’une image qui se veut plus<br />

réelle que le réel lui-même, d’une image qui parachève sa valse fusionnelle avec une<br />

réalité historique qu’elle avait inexorablement manquée.<br />

De ces comparaisons apparaissent trois positions singulières, trois mo<strong>du</strong><strong>la</strong>tions<br />

des rapports de partage entre fiction et documentaire ; entre impératif romanesque et<br />

principe de réalité. Trois abords de l’imagerie de guerre pour trois <strong>cinéma</strong>s : l’un purement<br />

analytique, trouvant dans les seuls moyens de <strong>la</strong> fiction <strong>la</strong> justification de l’emploi d’un<br />

principe de réalité converti aux bienfaits de <strong>la</strong> pédagogie de l’image (The Big Parade) ; un<br />

autre mimétique, usant à bon escient des images et des reconstitutions pour rendre une<br />

intentionnalité originelle (Westfront 1918) et le dernier, synthétique, amalgamant fiction et<br />

documentaire pour combler une absence cruelle et dérangeante (Ver<strong>du</strong>n, visions d’histoire).<br />

Trois rapports particuliers à un principe de réalité référent, qu’ils mo<strong>du</strong>lent à leur guise,<br />

selon les besoins qu’ils requièrent. Trois aveux d’un principe de réalité absent de sa source<br />

originelle, finalement. Absent d’une guerre qui a été essentiellement dépossédée de son<br />

image.<br />

– The Big Parade est disponible en VHS chez MGM Entertainment. Aucune édition DVD<br />

n’est prévue à ce jour.<br />

– Westfront 1918, disponible en DVD chez UFA/DVD, dans <strong>la</strong> collection Ufa K<strong>la</strong>ssikerEdition<br />

(Zone 2).<br />

– Ver<strong>du</strong>n, visions d’histoire est disponible en DVD chez Carlotta (Zone 2).<br />

18 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

Lorin Louis


LA GUERRE ET L’HOMME<br />

Joseph Losey s’était lui-même posé un jour <strong>la</strong> question :<br />

« <strong>la</strong> guerre »... et « l’Homme »... Il en fit un film, tiré d’une pièce<br />

de théâtre, Pour l’exemple, en 1964.<br />

Pour l’exemple nous narrait l’histoire de ce jeune soldat<br />

qui attendait son jugement pour désertion dans une cave<br />

devenue cellule. Point de P<strong>la</strong>ton, ici, mais l’angoisse, terrible,<br />

d’un devenir incertain. Le film de Losey commençait par une<br />

succession de photographies de <strong>la</strong> Première Guerre mondiale,<br />

en noir et b<strong>la</strong>nc, et exposées comme telles ; c’est-à-dire<br />

comme images d’archives avec titre intro<strong>du</strong>ctif. Empruntées<br />

à l’Imperial War Museum, ces photographies de reportages<br />

alternaient avec des images de décors <strong>du</strong> film par des fon<strong>du</strong>s<br />

enchaînés. Ce mé<strong>la</strong>nge documentaire et fictif annonce alors<br />

l’interrogation centrale <strong>du</strong> film puisque tout <strong>du</strong> long, Losey<br />

continuera à nous prouver comment l’image documentaire<br />

peut se mêler à l’écriture fictive ; comment images d’archives<br />

et images de fiction peuvent se mêler et se répondre.<br />

Quarante-quatre ans plus tard, ces mêmes interrogations<br />

se retrouvent dans le cheminement d’un autre film, celui d’Ari<br />

Folman : modes différents, époques différentes mais réponses<br />

pas si dissemb<strong>la</strong>bles. Pour bien parler de son film, Valse avec<br />

Bachir, pour bien faire parler ce film, il nous faut en revenir à<br />

<strong>la</strong> Première Guerre mondiale, remonter en 1917, encore, et en<br />

1964.<br />

« ...Dansez maintenant »<br />

Montrer l’exemple au <strong>cinéma</strong><br />

Les deux cinéastes s’interrogent eux-aussi sur le partage<br />

qu’il peut exister entre une image d’archives, une image qui servira sans doute aux historiens,<br />

aux fonds d’archives, aux musées, une image qui devra montrer donc ; et une image qui<br />

devra démontrer, une fiction qui agencera et fera vivre ces images le long d’un récit. À qui<br />

incombe <strong>la</strong> responsabilité d’une telle distinction ?<br />

Il est évident que <strong>la</strong> distinction n’est pas opérante, <strong>du</strong> moins pas immédiatement, chez<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

19


le spectateur à qui incombe ce travail de distinction. Nous en parlions déjà dans le premier<br />

numéro, c’est ce même questionnement qui nous travaille aujourd’hui au sein de ces deux films ;<br />

ici, dans ce qui fait <strong>la</strong> représentation collective de deux événements historiques tragiques : les<br />

photographies de guerre et les images en mouvement <strong>du</strong> film de fiction ne forment plus qu’un.<br />

On serait tenté de penser que c’est ce que fait (aussi) Ari Folman, l’air de rien, redessinant<br />

ses images après les avoir filmées, capturées. Mais c’est oublier que les deux films ne sondent<br />

pas tout à fait le même caveau. S’il est bien question d’égarement et de recherche identitaire<br />

dans les deux, le premier cernait les égarements d’un pauvre soldat sur le front d’une boucherie<br />

sans nom, là où le second cherche à rendre sa mémoire à un ancien soldat dont le traumatisme<br />

a effacé ces mêmes images qu’il devra ramener à <strong>la</strong> vie par <strong>la</strong> suite.<br />

RÉ-ANIMATION<br />

Ramener à <strong>la</strong> vie ? Peut-on imaginer que le passage de l’animation (dessin, esthétisation…)<br />

à <strong>la</strong> vidéo (entre<strong>la</strong>cement, caméra portée…) soit à considérer comme un passage à l’acte <strong>du</strong><br />

réalisateur ? Est-il possible d’accorder autant de pouvoir au créateur ? C’est pourtant bien ce que<br />

veut nous faire croire Ari Folman, ou semble nous faire croire le finale de son film. Résurrection,<br />

réanimation d’une image que l’on nous aura cachée pendant près d’une heure et demie et<br />

qui, elle, ne sera pas animée. Seulement réanimée dans <strong>la</strong> conscience <strong>du</strong> narrateur-auteur. Des<br />

images finales qui ne peuvent alors surgir que telles quelles, lâchées en proie à <strong>la</strong> vision <strong>du</strong><br />

spectateur, et, probablement aussi, à son jugement.<br />

Une image, cachée, enfouie par le film – mais longtemps préparée, on en aura déjà<br />

beaucoup enten<strong>du</strong> parler auparavant – qui surgit hors de l’animation, hors <strong>du</strong> dessin mais<br />

dans le film, pour rejoindre ce que Folman imagine être une figure de style redonnant p<strong>la</strong>ce<br />

aux victimes <strong>du</strong> massacre. En réalité, ce que fait Folman, c’est dénier le droit à <strong>la</strong> fiction, au<br />

dessin, à l’esthétisation de ces victimes ; il répète que le sujet <strong>du</strong> film n’était pas eux, mais bien<br />

lui, et en dessin-animé, s’il vous p<strong>la</strong>ît.<br />

Tout Valse avec Bachir est d’ailleurs construit sur <strong>la</strong> figure centrale de cette sorte de<br />

traumatisme que sont ces images per<strong>du</strong>es, à <strong>la</strong> fois pour le réalisateur et pour le spectateur, et<br />

qui, une fois révélées, remp<strong>la</strong>ceront le dessin par <strong>la</strong> vidéo. Un oubli engendré par l’action ? Pas<br />

sûr, plutôt, dirions-nous, un refoulement. À l’image de cette séquence, en itération constante<br />

autour <strong>du</strong> récit et qui revient animer le film, où des fusées éc<strong>la</strong>irantes viennent illuminer le<br />

ciel ; il faut avoir vu des images de cerveau, des scanners et autres trucs médicaux pour saisir<br />

<strong>la</strong> métaphore visuelle de synapses parcourant le cerveau d’Ari Folman.<br />

Pour l’exemple commençait avec une série de photographies de reportages, Valse avec<br />

Bachir finira donc avec une séquence vidéo de reportage. La caution <strong>du</strong> réel passe, dans les<br />

deux cas, par le biais de <strong>la</strong> photo d’archives, par <strong>la</strong> photo reportage. Autres mœurs, autres<br />

temps ; et certainement, autres buts – ce qui était photo est devenu vidéo. Mais au-delà de cette<br />

différence p<strong>la</strong>stique, <strong>la</strong> finalité (diégétique ?) au sein <strong>du</strong> récit est identique. Photographies de<br />

guerre (illustrement connues par le musée) et reportage vidéo (célèbre par sa <strong>la</strong>rge diffusion),<br />

représentent tous deux un même gage de réalité dans des films aux registres très différents.<br />

20 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


REPRÉSENTATIONS COLLECTIVES<br />

Les représentations de <strong>la</strong> guerre, quelles qu’elles soient, se sont fixées d’une manière<br />

tout particulièrement forte dans l’imaginaire collectif ; le besoin d’être authentique pour<br />

l’œuvre de <strong>cinéma</strong> ne se fait plus aussi grand ni aussi pressant. La photographie dans un<br />

cas, le reportage vidéo dans l’autre, ne sont pas tant des garants <strong>du</strong> réel – en ce que le film<br />

pourrait avoir d’authentique, de « vrai » – mais bien son inverse : en ce que le message <strong>du</strong><br />

film, son point de vue sur <strong>la</strong> vie, <strong>la</strong> guerre, les choses est celui qu’il faut suivre, représente<br />

celui qu’il faut avoir.<br />

Mêler ces deux types d’images au sein d’un même film (qu’il soit documentaire ou de<br />

fiction) les fusionne ; en fait une matière uniforme qui sert le propos <strong>du</strong> personnage de<br />

chaque film. Valse avec Bachir renoue avec <strong>la</strong> même idée qui sous-tendait Pour l’exemple :<br />

comprendre ce soldat, c’est être confronté aux photos de <strong>la</strong> guerre. Comprendre Ari<br />

Folman et son film, c’est être confronté à ces images de reportage. Plutôt que de passer<br />

par <strong>la</strong> reconstitution fictionnelle, celui-ci nous prépare une première fois à ces images en<br />

les présentant par le truchement <strong>du</strong> présentateur TV puis <strong>du</strong> caméraman, et enfin, quand<br />

se dévoile son souvenir enfoui, ces images télé. À ce moment, et seulement à ce momentci,<br />

le film n’a plus lieu d’être. Il s’achève.<br />

Cette fin abrupte, cherchant à rejoindre un pathos évident, peut mettre mal à l’aise et<br />

amener le film à se mettre en défaut, puisque révé<strong>la</strong>nt <strong>la</strong> position et l’intentionnalité <strong>du</strong><br />

discours <strong>du</strong> réalisateur. « À eux de faire leurs propres films » 1 a déc<strong>la</strong>ré Ari Folman dans une<br />

interview. À moi d’avoir fait le mien sous-entend-il, rappe<strong>la</strong>nt encore une fois <strong>la</strong> capacité<br />

de celui qui détient les moyens de pro<strong>du</strong>ction d’exister et de transmettre un message<br />

dominant au sein <strong>du</strong> rapport de force existant. À eux de danser, à eux d’avoir leur valse.<br />

Est-il vraiment utile de rappeler comme Valse avec Bachir a été vu, diffusé, aidé par<br />

des organismes institutionnels d’État (tel que le ministère de <strong>la</strong> Culture israélien) ? Est-il<br />

vraiment souhaitable de rappeler que ce « eux » désigne le peuple palestinien ?<br />

1 « L’Adieu aux <strong>la</strong>rmes », Le Nouvel Observateur n°2313, semaine <strong>du</strong> jeudi 05/03/09. <br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

21


LE SOLDAT TIRE... MAIS PLEURE (OU BIEN LE SOLDAT PLEURE ET TIRE)<br />

Regardez comme nous avons mal. Frappant. La formu<strong>la</strong>tion, <strong>la</strong> proposition « Nous avons<br />

besoin de vous dire que nous avons mal » fait avancer, au pas pas si militaire, Valse avec Bachir.<br />

Ce besoin de psychanalyse, de catharsis, le film le remplit très bien, c’est son espace privilégié,<br />

son champ d’expression le plus simple et le plus complexe à <strong>la</strong> fois.<br />

On ne peut réellement saisir ce que ce<strong>la</strong> implique sans prendre en compte le champ de<br />

pro<strong>du</strong>ction dans lequel le film s’intègre, ce dans quoi il s’engage et quelle espèce de capital il<br />

entend en tirer. Voir Ari Folman aux Oscars, aux Césars, venir chercher ses prix, c’est mettre en<br />

image, incarner l’appropriation de capital culturel, social que ce film lui a apporté.<br />

Aucune réflexion n’est abordée sur le fait d’être soldat, sur le fait de décider de con<strong>du</strong>ire<br />

un char ou bien sur le fait de ne pas prendre <strong>la</strong> décision de déserter, ou encore sur <strong>la</strong> possibilité<br />

de militer pour autre chose qu’un service militaire imposé. Ce sont autant de décisions que le<br />

film ne prend pas en compte, à l’image de son réalisateur qui n’a pas décidé de déserter.<br />

Nous avons été soldats et nous en pleurons, nous nous en voulons tant ! Mais attention,<br />

si nous pleurons... C’est aussi un peu de <strong>la</strong> faute <strong>du</strong> camp d’en face, que nous ne voulions pas<br />

tuer... C’est aussi <strong>la</strong> faute de ces miliciens, qui nous ont trahis... Mais pas vraiment <strong>la</strong> nôtre.<br />

DÉNONCIATION COMME JUSTIFICATION<br />

Mais si Israël peut se permettre de bénéficier d’une impunité totale (comme nous le<br />

rappelle un récent article <strong>du</strong> Monde Diplomatique 2 ) vis-à-vis des recommandations et avis <strong>du</strong><br />

Conseil de sécurité de l’ONU, Valse avec Bachir peut se permettre de danser, d’être une danse.<br />

Une danse entraînant Ari Folman à disserter sur l’horticulture en Hol<strong>la</strong>nde, les bottes et <strong>la</strong><br />

neige, mais surtout, plus sérieusement, à dénoncer pour justifier.<br />

2 « Au mépris <strong>du</strong> droit (1947-2009, une impunité qui per<strong>du</strong>re) », Le monde diplomatique, #659, février 2009, pp.11-13<br />

22 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


La dénonciation d’Ari Folman : « La guerre est inutile, et mon film est un message de paix. » 3 ,<br />

cette position qui lui fait dire que tout film sur <strong>la</strong> guerre est universel, est reflétée dans <strong>la</strong><br />

révé<strong>la</strong>tion finale <strong>du</strong> film où Ari Folman apprend en discutant avec son psychanalyste sa<br />

culpabilité de fils de rescapé des camps d’extermination nazis. Son propre aveu d’avoir peur<br />

de repro<strong>du</strong>ire AUSCHWITZ, sa crainte d’exister en tant que nazi cherche à justifier son rôle en<br />

tant que soldat israélien. La justification <strong>du</strong> film, l’auto-justification finalement de Folman,<br />

intervient dans <strong>la</strong> figure <strong>du</strong> psychanalyste le long <strong>du</strong> récit ; comme les images télé finales<br />

tendront à justifier l’ensemble <strong>du</strong> film documentaire.<br />

Tout Valse avec Bachir est construit sur une justification en miroir, un reflet en engendrant<br />

un autre dans <strong>la</strong> fantasmagorie générale où chaque nouvelle génération efface <strong>la</strong> précédente<br />

sans jamais rien bouleverser. Finalement, dénoncer, dénoncer quoi ? Pour quoi faire ? Il vaut<br />

mieux énoncer, agencer.<br />

DÉSERTONS<br />

Pour l’exemple présentait le cas d’une désertion, était-elle seulement vraie d’ailleurs ?<br />

Valse avec Bachir nous parle d’une désertion de l’esprit, d’un homme qui ne fait que déserter<br />

son souvenir. Pourtant, personne ne déserte dans Valse avec Bachir, mais reste et tue ; le nerf<br />

de <strong>la</strong> guerre nous dira-t-on. « On » a toujours tort, pourrions-nous répondre. En définitive, <strong>la</strong><br />

désagréable impression que <strong>la</strong>isse Valse avec Bachir et <strong>la</strong> réflexion de son auteur, peuvent<br />

être résumées en nous remémorant un fait divers que Noam Chomsky rappelle dans Fateful<br />

Triangle 4 . Shimon Yifrah, israélien, avait abattu et tué une jeune Palestinienne de 17 ans,<br />

Intissar al-Atar dans une cour de récréation en décembre 1987. La Cour suprême avait jugé<br />

que le crime « n’était pas suffisamment important » pour qu’on p<strong>la</strong>ce le meurtrier en détention<br />

et il put donc sortir moyennant une caution en attente <strong>du</strong> jugement ; qui lui avait alors valu,<br />

au final, une peine de 7 mois de sursis. Chomsky profitait de cet exemple, banal, pour montrer<br />

<strong>la</strong> façon générale qu’avait <strong>la</strong> justice de régler les crises discriminatoires entre Israéliens et<br />

Arabes.<br />

Qui se souvient d’Intissar al-Atar ?<br />

Qui a obtenu un César ?<br />

Près de vingt ans plus tard, <strong>la</strong> situation au <strong>cinéma</strong>, elle, n’a pas changé.<br />

Simon Pellegry<br />

3 « La seule et unique déc<strong>la</strong>ration qui est faite dans Valse avec Bachir est c<strong>la</strong>irement une déc<strong>la</strong>ration universelle. Le film dit qu’il n’y a ni gloire, ni<br />

g<strong>la</strong>mour dans <strong>la</strong> guerre. La guerre est inutile, et mon film est un message de paix. » <br />

4 Noam Chomsky, Fateful Triangle - The United States, Israel and The Palestinians, South End Press, Cambridge Massachussets, 1999 , p.473-4<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

23


Été 2006, alors que <strong>la</strong> guerre fait rage entre le Liban et l’État d’Israël, Esther,<br />

une femme âgée de confession juive et Halima, sa garde-ma<strong>la</strong>de, musulmane<br />

pratiquante, sympathisent.<br />

Dans <strong>la</strong> vie, le film de Philippe Faucon sorti l’an dernier, est une tentative de<br />

penser ici, en France, une possible réconciliation entre indivi<strong>du</strong>s, une paix avec<br />

son prochain défiant les déchirements entre États qui se pro<strong>du</strong>isent ailleurs,<br />

entre Israël et le Liban. Le conflit surgit dans le quotidien des personnages via<br />

les postes de télévision mais on sent bien qu’il préoccupe et travaille à distance<br />

quotidiennement, collectivement, à l’image de ces femmes qui discutent en<br />

préparant le couscous et qui vont évidemment finir par en parler. L’une d’elles,<br />

après avoir évoqué un rêve dans lequel elle était en Palestine et avait « un<br />

pouvoir », enfonce ses mains dans le p<strong>la</strong>t de graines et dessine sommairement<br />

sa carte en disant : « Là, c’est <strong>la</strong> Palestine. Et là, c’est <strong>la</strong> mer. Chacun prend une part,<br />

et c’est tout. » Philippe Faucon propose, semble-t-il, dans son film une tout autre<br />

configuration que nous allons tenter d’évoquer.<br />

Le cinéaste parvient à trouver un « ton » de mise en scène qui permette, tout<br />

en racontant l’histoire d’une réconciliation possible entre ces deux Françaises<br />

d’origine algérienne (l’une juive, l’autre musulmane), d’atténuer sans pour autant<br />

le gommer totalement, le lieu (<strong>la</strong> France) où se joue cette « mise en scène » 1 .<br />

« Mise en scène » dans le sens où se déplient ici des idées politiques que Philippe<br />

Faucon aimerait probablement voir transposées ailleurs, là où c’est <strong>la</strong> guerre,<br />

car c’est résolument vers <strong>la</strong> cohabitation et l’hospitalité que regarde le cinéaste,<br />

plutôt que vers <strong>la</strong> séparation. Mais aussi « mise en scène » <strong>du</strong> fait que Philippe<br />

Faucon joue lui-même le rôle d’Élie (fils d’Esther), celui qui, en quelque sorte,<br />

« tire les ficelles », fait bouger les positions. Il embauche d’abord Sélima 2 , puis<br />

déménage pour son nouveau travail. Sans les forcer, il crée au bon moment les<br />

situations adéquates qui déboucheront sur <strong>la</strong> construction non sans heurts d’une<br />

amitié entre les deux femmes. D’ailleurs, Élie reste souvent hors-champ, par<strong>la</strong>nt<br />

aux personnages positionné derrière <strong>la</strong> caméra avec une voix magnifique, très<br />

douce, disponible en même temps que sûre et intrigante. Une voix de réalisateur.<br />

Ce « ton » de mise en scène est le fruit d’un travail tout en retenue, d’une sobriété<br />

absolue, qui se ressent jusque dans <strong>la</strong> direction des acteurs non professionnels.<br />

Il se démarque <strong>du</strong> trompe-l’œil des sitcoms télévisuelles <strong>du</strong> type Plus belle <strong>la</strong> vie<br />

dans <strong>la</strong> mesure où il est réellement sous-ten<strong>du</strong> par un chaleureux flux de vie, mais<br />

il confère tout de même au film une artificialité qui lui permet de se dégager d’un<br />

certain folklore « couleur locale » et rend cette histoire universelle. Enfin, l’aspect<br />

théorique de <strong>la</strong> mise en scène évoqué ci-dessus ne prend jamais le pas sur <strong>la</strong><br />

réalité d’une telle amitié.<br />

1 Ce mouvement d’identification/désidentification, de perte de repère vis-à-vis <strong>du</strong> lieu où se déroule le film trouve<br />

aussi un point d’appui dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue, dans le beau parler français-arabe que pratique Sélima.<br />

2 Dans cette séquence d’entretien, Faucon est assis derrière son bureau face à <strong>la</strong> caméra, et paraît nous regarder lorsqu’il<br />

parle avec Sélima (Sabrina Ben Abdal<strong>la</strong>h). C’est comme s’il tenait à annoncer lui-même aux spectateurs, en quelques traits<br />

succincts et sans lourdeur psychologique, le personnage de sa mère.<br />

24 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

Guerre et paix, en petit<br />

autour de Dans <strong>la</strong> vie, P. Faucon


Un moment <strong>du</strong> film cristallise ce désir de Philippe Faucon d’atténuer,<br />

d’effacer les déterminations <strong>du</strong> lieu où se déroule cette histoire, comme un<br />

écho positif aux informations négatives <strong>du</strong> journal télévisé, charriant avec lui<br />

des tensions bien légitimes 3 . Esther, alors hébergée chez Halima, zappe, tombe<br />

sur une chanson en arabe et relâche son doigt <strong>du</strong> bouton de <strong>la</strong> télécommande.<br />

Suivent trois p<strong>la</strong>ns sur Esther, Halima puis son mari, écoutant <strong>la</strong> chanson qui<br />

se répand dans l’appartement et qui emporte les personnages vers un ailleurs<br />

indiscernable aux spectateurs. Pendant ces quelques minutes, le film n’a plus<br />

de lieu, ou plutôt il en habite plusieurs à <strong>la</strong> fois, ceux auxquels chacun des<br />

auditeurs pense. On mesure aisément l’écart avec l’idiotie de l’hypothétique<br />

réconciliation entre un agent <strong>du</strong> Mossad et un terroriste palestinien autour d’un<br />

air étasunien écouté à <strong>la</strong> radio que propose sans broncher Steven Spielberg dans<br />

Munich. Voilà comment une grosse machine politique d’empire (Munich) perd<br />

irrémédiablement face à un petit film plus discret, qui pense <strong>la</strong> politique dans<br />

les creux, sans vague, avec <strong>la</strong> multiplicité et non d’un point de vue unique. Dans<br />

Dans <strong>la</strong> vie, <strong>la</strong> réconciliation passe par là : elle s’effectue en effet dans un « geste »<br />

en commun (<strong>la</strong> chanson écoutée) <strong>du</strong>quel résulte le souvenir d’un autre lieu qui<br />

l’est tout autant (l’Algérie de <strong>la</strong> jeunesse) mais traversé par <strong>la</strong> différence radicale<br />

des réminiscences indivi<strong>du</strong>elles, ce que renforce <strong>la</strong> séparation des corps des<br />

trois personnages que le découpage empêche de situer dans le lieu pourtant<br />

commun où ils se trouvent.<br />

Cette amitié entre Esther et Halima n’est pas soumise et condamnée aussi<br />

brutalement que chez Fassbinder (on pense à Tous les autres s’appellent Ali) à<br />

l’oppression d’une société « corrompue » n’offrant en dernière instance aucune<br />

issue possible à celle-ci. Elle ne prend pas les allures d’un piège qui se refermerait<br />

progressivement et irrémédiablement sur les personnages. D’où, sans doute,<br />

que l’issue <strong>du</strong> film est optimiste, malgré les menaces extérieures aussi bien<br />

qu’intérieures qui p<strong>la</strong>nent sur cette amitié et que Faucon ne se permet pas de<br />

négliger.<br />

Jean-Maurice Rocher<br />

3 Il faut revenir sur ces passages <strong>du</strong> film dans lesquels <strong>la</strong> télévision joue un rôle car Dans <strong>la</strong> vie est pro<strong>du</strong>it et distribué<br />

par, pêle-mêle, TF1, Arte et Canal+. Les images des JT utilisées proviennent essentiellement <strong>du</strong> 20 heures de TF1. Celles-ci<br />

semblent faire naître, sur ceux qui les regardent, les tensions. Il y a d’abord Halima qui fait (en vain, selon son mari) un bras<br />

d’honneur devant l’écran après <strong>la</strong> nouvelle d’une attaque israélienne. Ensuite, il y a Esther qui se détourne de l’écran chez<br />

Halima lorsque le présentateur annonce un tir de roquettes <strong>du</strong> Hamas. Halima a beau demander à son mari de changer<br />

de chaîne, ce<strong>la</strong> provoque le lendemain une dispute entre les deux femmes. Les JT sont néfastes car ils font vaciller <strong>la</strong> paix<br />

que Faucon scénariste-réalisateur-acteur essaie de faire apparaître entre ses personnages, mais le film et les possibles<br />

qu’il soutient ne semblent exister vraiment qu’au regard de <strong>la</strong> situation de guerre transmise dans le poste, ainsi que nous<br />

l’avons esquissé précédemment. C’est pourquoi on peut affirmer que le film ne cherche aucunement à nier le présent de<br />

<strong>la</strong> situation au Proche-Orient mais bien plutôt à réfléchir aux manières de le changer, à distance. Philippe Faucon, à propos<br />

de <strong>la</strong> télévision : « La télévision est très puissante. C’est quasiment un objet de manipu<strong>la</strong>tion, de fabrication. Elle peut instiguer<br />

un climat, un sentiment amplifiant les peurs et l’insécurité. » (http://www.wsws.org/articles/2007/oct2007/fauc-o04.shtml)<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

25


Samedi 10 Janvier 2009.<br />

La ville de Lyon, comme bien d’autres dans l’hexagone, est en émoi.<br />

26 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

Se faire à voir<br />

Il y a, dans une rue, les soldes d’hiver qui commencent, et <strong>la</strong> légère précipitation<br />

désordonnée des nombreux passants chargés de sacs qui va avec.<br />

Il y a, dans une rue parallèle, l’effervescence causée par l’une des manifestations de soutien<br />

au peuple palestinien une fois encore massivement assassiné par l’armée israélienne sur son<br />

propre territoire, dans <strong>la</strong> bande de Gaza. Venu comme les autres personnes exprimer mon<br />

indignation publiquement, je me fonds dans le long cortège ordonné qui serpente dans les<br />

artères principales de <strong>la</strong> ville.<br />

C’est ce jour-là que je choisis pour me rendre au <strong>cinéma</strong>, à <strong>la</strong> suite de <strong>la</strong> manifestation, afin<br />

d’aller voir Je veux voir, de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige.<br />

J’ouvre ici une parenthèse pour constater comme les titres des films que j’ai récemment vus,<br />

et qui ont trait aux conflits au Proche-Orient, invitent à d’étranges répétitions pour qui souhaite<br />

les évoquer. « Voir Je veux voir », « Dans Dans <strong>la</strong> vie ». Des répétitions qui invitent, pourquoi pas,<br />

à p<strong>la</strong>cer son expérience de spectateur en miroir de ces films (et vice-versa), à interroger ainsi <strong>la</strong><br />

p<strong>la</strong>ce de ceux-ci très exactement à l’intérieur <strong>du</strong> réel même <strong>du</strong> spectateur.<br />

De l’injonction de Catherine Deneuve exprimée en début de film, naît le nom <strong>du</strong> film,<br />

p<strong>la</strong>çant le « voir » en question. Elle veut voir le Sud Liban après <strong>la</strong> guerre de l’été 2006, jusqu’à <strong>la</strong><br />

frontière avec Israël. Caprice de star, solidarité idéologique avec le peuple libanais ? On ne sait.<br />

Toutes choses étant, elle sera accompagnée pour ce<strong>la</strong> par l’acteur libanais Rabih Mroué, une<br />

équipe de personnel pour <strong>la</strong> protéger, ainsi que par les cinéastes. Elle a vu, donc, quelque chose.<br />

Et nous aussi, spectateurs-manifestants pour <strong>la</strong> cause palestinienne les yeux fermés, puisque le<br />

premier acte que le <strong>cinéma</strong> requiert de ses spectateurs, c’est de regarder.<br />

Qu’avons-nous vu ? Des images entremêlées, appartenant à, au moins, deux types de<br />

régimes.<br />

Il y aurait les images « objectives », celles des ruines par exemple, ou des barbelés à <strong>la</strong><br />

frontière. Des images documentaires, pas toujours faciles à obtenir, qui demandent autorisations<br />

pour être éventuellement pro<strong>du</strong>ites. Ces images fixent une réalité que Deneuve et Rabih ont<br />

vue, ou <strong>du</strong> moins, qu’ils pouvaient tous deux voir.<br />

Il y aurait les images « subjectives », les quelques séquences où le travail de p<strong>la</strong>sticiens<br />

de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige prend soudainement le dessus. C’est l’image brouillée<br />

car défi<strong>la</strong>nt en gros p<strong>la</strong>n, onirique, de champs de blé, ou le long travelling enregistrant, dans<br />

l’obscurité, les lumières tressautantes d’un tunnel. Ces images sont le fait de l’expression artistique<br />

des cinéastes qui sont à l’origine <strong>du</strong> projet. Elles ont été pensées et conçues à l’intention des<br />

spectateurs.


Mais ce partage ne semble pas encore convenir totalement pour rendre compte de ce<br />

que nous avons vu. En effet, de l’image « objective », peut apparaître <strong>la</strong> subjectivité via le texte<br />

récité en voix off. Ainsi nous voici proposé de superposer aux images objectives de pelleteuses<br />

détruisant et jetant les gravas, les restes de <strong>la</strong> guerre, dans <strong>la</strong> mer, le mythe de Jonas. Suivant cet<br />

énoncé, ces images prennent une autre dimension, s’extirpe déjà d’elles ce que l’on n’en aurait<br />

pas vu, ce que le poète, pour nous, y a vu. L’écrit a ainsi tissé à l’image « objective » dénudée, une<br />

robe de « subjectivité ».<br />

La manière dont étaient filmés les champs de blé, tout à l’heure, qui ne nous montrait<br />

pas ce que Deneuve ne voyait pas en dormant à côté <strong>du</strong> con<strong>du</strong>cteur, mais qui évoquait ce à<br />

quoi elle pourrait alors rêver, empruntant au réel l’entourant, <strong>la</strong> matière de son rêve, répond à<br />

un transfert opposé des deux régimes d’images décrits précédemment. Le subjectif se nourrit<br />

d’une situation on ne peut plus objective : le sommeil de l’actrice.<br />

Elles ont vu quelque chose (à gauche Judith Lerner dans Notre Musique, à droite <strong>la</strong> Deneuve dans Je veux voir)<br />

Ainsi, il y a bien dans Je veux voir, ainsi que ses auteurs le désiraient, contre une lecture<br />

sommaire des propos de Jean-Luc Godard 1 , et comme Jacques Rancière le soutient ailleurs 2 , un<br />

impossible partage, un mé<strong>la</strong>nge entre deux catégories esthétiques d’images : celles de fiction<br />

et celles documentaire.<br />

Sans chercher aucunement à « détruire » le film des deux cinéastes libanais, mais plutôt<br />

à le « déconstruire » un peu plus avant, ainsi que les discours des uns et des autres – ce<strong>la</strong><br />

demande certes plus de patience –, on peut vivement s’interroger sur <strong>la</strong> légitimité d’une telle<br />

réplique massive aux propos de Godard. Si l’on peut savoir gré aux cinéastes libanais d’avoir<br />

pris cette remarque comme tremplin pour <strong>la</strong>ncer leur projet de film, quand bien même celuici<br />

ne révolutionne pour ainsi dire rien <strong>du</strong> tout dans l’art 3 comme dans <strong>la</strong> réalité géopolitique<br />

de <strong>la</strong> région, on ne se <strong>la</strong>isse pas d’être étonné d’entendre Rancière c<strong>la</strong>mer ici et là sa lecture<br />

superficielle de cette fameuse scène de Notre Musique.<br />

1 « Nous avions en tête <strong>la</strong> phrase de Godard qui fait le parallèle entre Israëliens/Palestiniens et fiction/documentaire, pour voir si on pouvait, avec<br />

une actrice incarnant le <strong>cinéma</strong>, échapper à cette dichotomie. Pour tenter ce<strong>la</strong>, il nous a semblé nécessaire de mettre en scène une rencontre, entre donc<br />

Catherine Deneuve, qui porte ce statut, et Rabih Mroué, acteur et performer avec lequel nous travaillons depuis nos débuts, qui participe à notre réflexion,<br />

qui invente sur scène des questionnements dont nous nous sentons proches. Nous avions besoin, entre C. Deneuve, qui est alors pour nous un corpsfiction,<br />

et <strong>la</strong> réalité <strong>du</strong> Sud-Liban, de quelqu’un qui avait lui aussi une histoire avec les images, mais également un lien avec ce territoire puisqu’il vient <strong>du</strong><br />

Sud-Liban. Un face-à-face direct entre Catherine et les habitants l’aurait installée dans une posture fausse, celle de témoin ou d’ambassadrice. Il fal<strong>la</strong>it<br />

échapper à <strong>la</strong> dichotomie de <strong>la</strong> télé qui fonctionne sur le face-à-face entre personnalités connues et passants <strong>la</strong>mbda ré<strong>du</strong>its à des généralités, matériau<br />

pour les médias qui les privent de leur singu<strong>la</strong>rité, de leur histoire. » J. Hadjithomas et K. Joreige, Cahiers <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> n°640, décembre 2008.<br />

2 Par exemple dans son dernier livre Le Spectateur émancipé, Jacques Rancière, p. 85.<br />

3 « De façon générale, le reportage n’a d’intérêt qu’inséré dans <strong>la</strong> fiction, mais <strong>la</strong> fiction n’a d’intérêt que si elle se vérifie dans le documentaire. La<br />

Nouvelle Vague, justement, se définit en partie par ce nouveau rapport entre fiction et réalité. » Jean-Luc Godard, entretien, Cahiers <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> n°138,<br />

décembre 1962.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

27


Reprenons le film de Godard en le mettant si possible en contact avec Je veux voir, tentons<br />

d’éc<strong>la</strong>irer une citation trop vite sortie de son contexte :<br />

Dans Notre Musique, le cinéaste intro<strong>du</strong>it <strong>la</strong> seconde partie <strong>du</strong> film intitulée ROYAUME 2 LE<br />

PURGATOIRE – donc entourée dès le début d’une aura mythique – par <strong>la</strong> découverte des ruines<br />

de <strong>la</strong> guerre. Judith Lerner, personnage de fiction, voit défiler ces ruines derrière <strong>la</strong> vitre de <strong>la</strong><br />

voiture qui <strong>la</strong> con<strong>du</strong>it à Sarajevo, elle pleure lorsque sont évoqués par l’un des passagers, les<br />

hommes qui y sont morts dans les combats. Judith pleure chaudement en saisissant peut-être<br />

ce qu’elle n’a pas vu, ce dont elle ne perçoit froidement que les décombres : <strong>la</strong> guerre. Il n’est pas<br />

question ici de vainqueur ou de perdant : il y a des ruines, et des gens, des soldats, des civils, qui<br />

sont morts dedans.<br />

Sarah Adler photographiant le pont<br />

de Mostar en reconstruction<br />

Catherine Deneuve et Rabih Mroue devant<br />

des ruines au Liban et les caméras.<br />

28 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

Le travail de Godard ne semble pas ici singulièrement différent<br />

de celui de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige qui font, tout le<br />

début <strong>du</strong> film, défiler des ruines par <strong>la</strong> vitre de <strong>la</strong> voiture con<strong>du</strong>ite<br />

par Rabih qui accompagne Deneuve en lui expliquant certains<br />

détails. Précisons que <strong>la</strong> présence de l’actrice française, son corps,<br />

n’est absolument pas, contrairement à ce que nous proposent<br />

les cinéastes, <strong>la</strong> source de fiction <strong>du</strong> film. Pour qui, contrairement<br />

à Jean-Michel Frodon, n’a pas de sympathie particulière pour<br />

La Deneuve – ce qui est, je vous l’accorde bien volontiers, d’une<br />

extrême ingratitude, étant donné tous les services que celle-ci a<br />

ren<strong>du</strong>s au <strong>cinéma</strong> français, et donc à notre chère France –, il n’y a<br />

absolument aucun enjeu à <strong>la</strong> regarder évoluer, elle en particulier,<br />

dans cette situation. N’importe qui d’autre, vous ou moi, aurait<br />

aussi bien (sinon mieux) fait l’affaire plutôt que cette espèce de<br />

bloc monolithique blond déjà trop souvent vu dans le <strong>cinéma</strong><br />

français de qualité, à moins, bien enten<strong>du</strong>, que <strong>la</strong> vie d’un indivi<strong>du</strong><br />

<strong>la</strong>mbda compte moins que notre monument national au milieu d’un champ de mines ? Si les<br />

cinéastes parviennent re<strong>la</strong>tivement à éviter l’effet « Jane Fonda au Vietnam » 4 en s’épargnant<br />

de confronter directement l’actrice à <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion locale comme ils aiment à le rappeler 5 , il ne<br />

faut pas avoir peur <strong>du</strong> ridicule pour garder au montage <strong>la</strong> séance de photos de l’actrice avec les<br />

soldats français de <strong>la</strong> FINUL rencontrés à <strong>la</strong> frontière <strong>du</strong> Liban avec Israël, ou les trois banalités<br />

de l’ambassadeur français glissées à propos <strong>du</strong> peuple libanais. À ce moment-là, on est loin de<br />

<strong>la</strong> guerre, on croirait même presque l’équipe en vacances avec quelques célébrités à écrire des<br />

cartes clin d’œil pleines de souvenirs pour quand on sortira le film. De même, les zooms très<br />

rapides qui repèrent à plusieurs reprises <strong>la</strong> voiture avec Deneuve et Rabih au milieu de l’éten<strong>du</strong>e<br />

de <strong>la</strong> campagne <strong>du</strong> Sud Liban paraissent mal venus. Ils substituent malheureusement aux petites<br />

choses discrètes que le film pourrait enregistrer de <strong>la</strong> région (et qu’il enregistre effectivement à<br />

d’autres moments, comme les portraits des martyrs sur le bord de <strong>la</strong> route ou les murs <strong>du</strong> son<br />

humiliants des avions israéliens), <strong>la</strong> logique <strong>du</strong> film, <strong>du</strong> couple d’artistes VIP en dép<strong>la</strong>cement<br />

dans <strong>la</strong> région à localiser. Dans le même ordre d’esprit, <strong>la</strong> fin <strong>du</strong> film reste sans doute trop ancrée<br />

à l’actrice et à sa re<strong>la</strong>tion avec Rabih, nous demandant plus de nous soucier de savoir si Deneuve<br />

4 « Enquête sur une image, bande-son de film Letter to Jane », Jean-Luc Godard & Jean-Pierre Gorin, Godard, des années Mao aux années 80.<br />

5 Pour reprendre les propos des auteurs de <strong>la</strong> note (1), l’esquive <strong>du</strong> « face-à-face entre personnalités connues et passants <strong>la</strong>mbda » télévisuel fait<br />

aussi douloureusement l’économie des « passants <strong>la</strong>mbda » ré<strong>du</strong>its à quelques figurants. On est loin <strong>du</strong> rêve de Daney qui écrivait, à propos <strong>du</strong> film<br />

Cantique des pierres de Michel Khleifi : « Je rêve, un instant, au scénario inverse : on filmerait <strong>la</strong> vie quotidienne des intellos (journalistes, par exemple)<br />

sur le mode de <strong>la</strong> télé et on suivrait dans le détail <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> telle mère de martyr. », Serge Daney, L’Exercice a été profitable, Monsieur, p. 248.


eviendra ou pas (ce dont on se fiche éper<strong>du</strong>ment), plutôt que de nous demander jusqu’à quand<br />

l’armée israélienne pourra continuer à venir attaquer le Liban (ou <strong>la</strong> Palestine), tuer, le détruire,<br />

repartir, revenir, et ainsi de suite. N’en demandons pas trop, car comme dit Godard : les hommes<br />

les plus humains font des <strong>cinéma</strong>thèques, pas <strong>la</strong> révolution. C’est dans Notre Musique, nous y<br />

retournons, j’étais parti pour discuter de ce film et je me suis lentement détourné de ma tâche.<br />

Puis il y a <strong>la</strong> discussion de Judith avec feu le poète palestinien Mahmoud Darwich. « Ni <strong>la</strong><br />

victoire ni <strong>la</strong> défaite ne sont des termes militaires », lui dit-il pour justifier en partie son point de<br />

vue sur le conflit israélo-palestinien, le fait qu’il considère que le peuple palestinien a <strong>la</strong> chance<br />

et le malheur d’avoir pour ennemi l’État d’Israël. Raconter <strong>la</strong> défaite, reste, pour le poète qui est<br />

<strong>du</strong> côté des perdants, <strong>la</strong> seule victoire possible. Pour Darwich, comme visiblement pour Joana<br />

Hadjithomas et Khalil Joreige, il s’agit de ne surtout pas <strong>la</strong>isser cette victoire aussi, aux mains de<br />

l’oppresseur.<br />

Enfin, nous y voilà, c’est <strong>la</strong> séquence où Godard donne une leçon de <strong>cinéma</strong> devant des<br />

étudiants sarajeviens – ne doutons pas que cette situation aura échauffé les oreilles de Rancière,<br />

qui, un peu cancre, aura probablement cherché quelque chose à reprocher au maître pas assez<br />

« Aller à <strong>la</strong> lumière et <strong>la</strong> diriger sur notre nuit, notre<br />

musique » :<br />

Le lien entre <strong>la</strong> lumière et le <strong>cinéma</strong> que Godard<br />

opère dans son énoncé de « notre musique » peut être<br />

mis en re<strong>la</strong>tion avec le maelström d’images de guerres<br />

dans <strong>la</strong> première partie <strong>du</strong> film ROYAUME 1 ENFER, en<br />

particulier celles de l’explosion nucléaire <strong>du</strong> film Kiss Me<br />

Deadly (1955) de Robert Aldrich. Certaines de ces images<br />

semblent annoncer que <strong>la</strong> guerre c’est « s’approprier <strong>la</strong><br />

lumière et <strong>la</strong> diriger contre les autres ». Il convient de<br />

rapporter ici, d’une part, <strong>la</strong> connivence biblique de Lucifer<br />

avec <strong>la</strong> lumière, d’autre part les propos de Paul Virilio :<br />

« [...] D’où l’invention des armes « secrètes », bombes<br />

vo<strong>la</strong>ntes, fusées stratosphériques, prémisses <strong>du</strong> « Cruise<br />

Missile » et des engins balistiques intercontinentaux,<br />

mais d’abord de ces armes invisibles qui rendent visible<br />

(armement utilisant déjà les divers rayonnements)<br />

non seulement ce qui se tient au-delà de l’horizon, ce<br />

que cache <strong>la</strong> nuit, mais surtout ce qui n’existe pas ou<br />

pas encore, <strong>la</strong> fiction stratégique de <strong>la</strong> nécessité d’un<br />

armement utilisant les radiations atomiques, fiction qui<br />

aboutira à <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> guerre à celle de l’arme « absolue ».<br />

[...] » 1 . Notons que nous sommes, là encore, en présence<br />

de <strong>la</strong> fiction des vainqueurs, ainsi on ne s’étonnera pas<br />

d’entendre autre part Godard défendre le droit de l’Iran à<br />

se doter, « comme les autres », de l’arme nucléaire 2 . Dans<br />

Notre Musique, le cinéaste semble tenter de sauver <strong>la</strong><br />

lumière à l’intérieur de l’être que nous procurent certains<br />

films, n’éludant pas, ne filtrant pas, <strong>la</strong> dimension historique<br />

lumineuse victorieuse (au sens militaire) fasciste propre<br />

au <strong>cinéma</strong>. À l’écran : une simple ampoule lumineuse<br />

sous un abat-jour, oscil<strong>la</strong>nte, chaotique, mais déjà un<br />

peu imprégnée de fiction, « comme dans un film noir »,<br />

pour paraphraser un autre film de Godard. Être en guerre<br />

contre soi-même.<br />

« Ceux qui vivent doivent apprendre à regarder, ou ceux<br />

qui regardent doivent apprendre à vivre – au choix. »<br />

Germaine Tillion, Vivre pour comprendre.<br />

1 P. Virilio, Guerre et <strong>cinéma</strong> I, Logistique de <strong>la</strong> perception, p.137 (c’est<br />

moi qui surligne).<br />

2 Dans sa discussion avec le journaliste Christophe Kantcheff dans le<br />

film Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard d’A<strong>la</strong>in Fleischer.<br />

ignorant. C’est lors de ce cours que le cinéaste<br />

propose le fameux (champ ; contrechamp),<br />

(fiction ; documentaire), (Israélites qui arrivent<br />

en Palestine ; Palestiniens qui quittent leur<br />

terre) à partir d’une lecture critique de deux<br />

photographies d’actualité. L’une est en couleur,<br />

le nouveau, l’arrivée des Israélites, l’autre en noir<br />

et b<strong>la</strong>nc, l’ancien, le départ des Palestiniens, mais<br />

les deux répondent au même régime d’image.<br />

Contrairement aux allégations de Rancière,<br />

premièrement, les éléments de ces couples<br />

ne doivent pas être c<strong>la</strong>irement séparés pour<br />

Godard, ils forment un antagonisme reposant sur<br />

un événement historique commun dont <strong>la</strong> date<br />

est 1948 et le nom est « guerre d’occupation »<br />

(le fameux « un se divise en deux » de Mao) ;<br />

deuxièmement, dans le second couple, les<br />

éléments ne sont pas à prendre dans un sens<br />

simplement esthétique, ils sont étroitement liés<br />

à l’exemple que donne le cinéaste (d’ailleurs,<br />

plus loin, Godard parlera plus généralement<br />

non plus de « fiction » et de « documentaire »<br />

mais de « réel » et d’« imaginaire », « imaginaire :<br />

certitude, réel : incertitude, le principe <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong>,<br />

aller à <strong>la</strong> lumière et <strong>la</strong> diriger sur notre nuit, notre<br />

musique. »), « fiction » porte ainsi ici précisément<br />

l’attention sur le mythe biblique de <strong>la</strong> Terre<br />

Promise à l’origine de l’Exode et de l’é<strong>la</strong>n<br />

décidé des juifs vers <strong>la</strong> terre de Palestine, et<br />

« documentaire » sur le réel des Palestiniens en<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

29


tant qu’il n’est pas fictionné, approprié par une puissance ; enfin, Godard parle visiblement à ce<br />

moment-là sans une once d’ironie.<br />

Tout est dit sur <strong>la</strong> conception que Godard se fait <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> dans <strong>la</strong> phrase citée ci-dessus<br />

qui voit apparaître le titre de son/notre film. Elle pourra joyeusement surprendre les personnes<br />

qui n’ont jamais vu un de ses films. Je veux voir, malgré un certain nombre de ma<strong>la</strong>dresses, est<br />

très rigoureusement une des notes sur <strong>la</strong> partition de cette musique-là. Quant à Rancière, qui<br />

voit dans un dessin-animé comme Valse avec Bachir, un « véritable art critique » parce que ça<br />

dép<strong>la</strong>ce le partage documentaire/fiction soi-disant enseigné par Godard 6 , nous avons plutôt<br />

l’impression <strong>du</strong> contraire, que <strong>la</strong> fiction, l’imaginaire, le trait <strong>du</strong> crayon, l’animation, sont<br />

pour les vainqueurs et le documentaire, le réel, les images de télévision, pour les « victimes »<br />

(pour reprendre le terme de Rancière et non de Godard). Les images finales sont absolument<br />

représentatives de <strong>la</strong> victimisation médiatique des vaincus (femmes en pleurs). Le brouil<strong>la</strong>ge<br />

<strong>du</strong> partage n’est pas entre documentaire et fiction, il est interne aux vainqueurs ET à <strong>la</strong> fiction.<br />

On ne sait, par ailleurs, s’il faut se montrer indigné ou bien curieux de l’attitude de son auteur<br />

Ari Folman, sillonnant tranquillement le monde pour ramasser des récompenses pour son film<br />

alors même qu’Israël en termine avec sa nouvelle offensive violente contre Gaza.<br />

6 « Souvenez-vous par exemple de <strong>la</strong> phrase un peu provocatrice de Godard, qui disait que l’épopée est réservée à Israël et le documentaire aux<br />

Palestiniens. Que vou<strong>la</strong>it dire Godard ? Que <strong>la</strong> fiction est un luxe, et que <strong>la</strong> seule chose qui reste aux pauvres, aux victimes, c’est de montrer leur réalité,<br />

de témoigner de leur misère. Le véritable art critique doit dép<strong>la</strong>cer ce type de partage fondamental. Certains artistes s’appliquent d’ailleurs à le faire. Le<br />

dessin animé Valse avec Bachir, par exemple, subvertit <strong>la</strong> forme documentaire. Et l’artiste Pedro Costa aussi, lui qui filme des immigrés et des drogués<br />

dans les bidonvilles de Lisbonne en leur permettant de construire une parole à <strong>la</strong> hauteur de leur destin, en rendant <strong>la</strong> richesse matérielle de leur monde. »<br />

J. Rancière, Télérama n°3074, p. 17-20.<br />

30 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

Jean-Maurice Rocher


Valse avec Bachir<br />

En 2008, Valse avec Bachir enthousiasma Cannes. Ce fut un vrai choc, comme si Folman<br />

réinventait à <strong>la</strong> fois le documentaire, le film d’animation, et le film de guerre, troub<strong>la</strong>nt au<br />

passage <strong>la</strong> distinction entre ces différentes catégories. Le film n’eut pas <strong>la</strong> Palme d’or ; mais le<br />

succès critique et public fut unanime, et <strong>du</strong>rant l’année, les prix israéliens et internationaux se<br />

succédèrent. Dans les entretiens, le réalisateur fit de son mieux pour ne pas prendre position,<br />

politiquement. Il répéta que son film n’était pas un film de guerre, mais un trip, ou une œuvre sur<br />

<strong>la</strong> mémoire, sans manquer d’ajouter qu’il était anti-guerre. Ce qu’on imagine aisément. Après<br />

tout, rares sont les films que leurs auteurs présentent comme pro-guerre. Personne n’est pour<br />

<strong>la</strong> guerre ; surtout pas ceux qui <strong>la</strong> font. En mai 2008, on pouvait essayer de croire Folman. Un an<br />

plus tard, ce<strong>la</strong> devenait un peu plus <strong>du</strong>r. Quand, le 11 janvier 2009, il reçoit le Golden Globe <strong>du</strong><br />

meilleur film étranger aux États-Unis, il n’a, <strong>du</strong>rant <strong>la</strong> cérémonie, pas un mot pour condamner<br />

le massacre qui a lieu à Gaza, envahie depuis le 27 décembre par l’armée israélienne. Il souhaite<br />

tranquillement aux enfants nés pendant le tournage, les « height pro<strong>du</strong>ction babies » comme il<br />

le dit, de grandir dans un monde pour lequel son film ne signifie plus rien 1 . Ce qu’il souhaite aux<br />

enfants de Gaza, il le tait.<br />

C’est que sans doute, l’attaque contre Gaza n’est pas une guerre... Peut-être Folman arrivet-il<br />

très bien à faire <strong>la</strong> différence entre le discours de son film et <strong>la</strong> réalité, ces choses qui se<br />

déroulent sous ses yeux au présent. C’est que Valse avec Bachir est un film sur <strong>la</strong> mémoire<br />

nous dit-on. Sur le passé. C’est surtout un film qui ignore <strong>la</strong> réalité, passée comme présente.<br />

Folman a un semb<strong>la</strong>nt de geste documentaire, lorsqu’il retrouve les soldats qui ont servi avec<br />

lui pour les interviewer. Mais il le gomme sous les dessins d’animation. Un peu comme s’il était<br />

allé encore plus loin que Coppo<strong>la</strong>, qui tourna One from the Heart de manière à s’épargner les<br />

contingences habituelles <strong>du</strong> tournage : tout était tourné en studio, et il dirigeait à distance, à<br />

partir de moniteurs vidéo. Pour Virilio, cette manière de faire, ce « nouvel art <strong>cinéma</strong>tique, où<br />

acteurs et décors disparaissent à volonté, est un art d’extermination. » 2 À se demander si Folman, en<br />

utilisant les libertés que lui offre l’animation, ne s’est pas affranchi de tout un pan de réel assez<br />

conséquent dans <strong>la</strong> construction d’un film, celui <strong>du</strong> tournage. Une sorte de déni de <strong>la</strong> réalité en<br />

termes psychanalytiques peut-être ? Ce pan de réalité est celui qui donne aux films dont on dit<br />

qu’ils sont documentaires leur spécificité, qui fait que tout film est aussi un documentaire sur<br />

son propre tournage : c’est <strong>la</strong> présence des corps enregistrée par <strong>la</strong> machine <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> 3 . En ce<br />

sens, Valse avec Bachir n’est en rien un documentaire avant les quelques images de sa fin.<br />

1 Haaretz, 12/01/2009 :« In his acceptance speech, Folman dedicated the prize to “ the eight pro<strong>du</strong>ction babies “ that were born over the four<br />

years it took to make the film, saying he hoped that when the children grew up they would view the film as “ an ancient video game that has nothing<br />

to do with their life whatsoever “. » Document en ligne, consulté le 18/05/2009. <br />

2 Virilio, Paul. Guerre et <strong>cinéma</strong> I : logistique de <strong>la</strong> perception. Paris : Éditions de l’Étoile, 1984, 118.<br />

3 Comolli, Jean-Louis. Voir et pouvoir. L’innocence per<strong>du</strong>e : <strong>cinéma</strong>, télévision, documentaire. Lagrasse : Éditions Verdier, 2004.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

31


LA GUERRE<br />

Le film s’ouvre et se clôt par deux séquences marquantes. Lors de <strong>la</strong> première, une meute<br />

de chiens terrifiants se précipite sur le spectateur, grognant et grondant, et renverse femmes<br />

et enfants sur son passage. C’est interminable. La séquence finale est un montage d’images de<br />

presse des camps de Sabra et Chati<strong>la</strong> après le massacre de leurs habitants. Des corps déchiquetés<br />

sont offerts aux regards, à grand renfort de zooms et de pleurs. Ce sont des images vidéo. Elles<br />

restent elles aussi à l’esprit de chaque spectateur.<br />

Ces deux séquences sont explicitement pensées pour choquer.<br />

Entre les deux, le film nous raconte <strong>la</strong> recherche qu’Ari mène, à près de 40 ans, pour faire<br />

revenir en lui les souvenirs per<strong>du</strong>s de ce qu’il a vécu alors qu’il était soldat. Ari, c’est Ari Folman,<br />

le réalisateur.<br />

Le film se présente comme un film sur <strong>la</strong> mémoire, ou les souvenirs, ou le temps, ou peutêtre<br />

même <strong>la</strong> psychanalyse. Sa narration et son mode de représentation sont inhabituels :<br />

c’est un dessin animé qui s’organise en ordre non chronologique. Les séquences sont aussi<br />

bien au présent, scènes de <strong>la</strong> recherche qui a précédé le film, et dessinées pour les besoins<br />

<strong>du</strong> film, qu’au passé. Ce sont alors des souvenirs, des illustrations de rêves ou d’explications<br />

psychanalytiques.<br />

La guerre dont Ari ne parvient pas à se souvenir est <strong>la</strong> première guerre d’Israël contre le<br />

Liban, ou plus exactement contre les combattants palestiniens de l’OLP. Menée <strong>du</strong>rant l’été<br />

1982, cette guerre, étrangement appelée « opération Paix en Galilée », fit 18 000 morts et 30 000<br />

blessés, dont 90% de civils 4 . Elle se prolongea jusqu’en 1983, et contribua à <strong>la</strong> destruction <strong>du</strong><br />

Liban. Ce fut un épisode important dans <strong>la</strong> longue Guerre <strong>du</strong> Liban, mais il ne reste dans les<br />

esprits que le massacre des habitants des camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chati<strong>la</strong>, qui<br />

fit entre 700 et 3 500 victimes.<br />

Israël est alors le pays agresseur. Le film ne le dit pas, et nous ne savons ni d’où, ni pourquoi,<br />

ni contre qui cette guerre est menée. Même à propos <strong>du</strong> massacre le film nous en dit peu. Assez<br />

cependant pour comprendre que le réalisateur nous présente <strong>la</strong> <strong>version</strong> officielle israélienne,<br />

celle de <strong>la</strong> commission Kahane, qui enquêta sur le massacre en 1983. Selon elle, les milices<br />

pha<strong>la</strong>ngistes, alliés libanais chrétiens d’Israël, sont les responsables <strong>du</strong> massacre. Mais <strong>la</strong><br />

commission a reconnu l’implication indirecte de quelques gradés de l’armée israélienne, dont<br />

Ariel Sharon. Ils n’ont rien fait pour empêcher le massacre, voire l’ont facilité. Certains d’entre<br />

eux furent condamnés à diverses peines.<br />

Les deux scènes évoquées, grandement admirées et louées, encadrent en fait une vision<br />

très étroite de <strong>la</strong> guerre, celle d’Ari, celle des soldats israéliens, jeunes, innocents, naïfs. On ne<br />

sait rien de leurs ennemis, ni de leurs alliés pha<strong>la</strong>ngistes, sinon qu’ils sont cruels.<br />

Autour de cette vision, Folman construit une réflexion en trois temps, à <strong>la</strong> fois sur <strong>la</strong><br />

guerre et sur ses traumatismes. Le premier et le troisième temps sont constitués par ces deux<br />

séquences. La scène des chevaux de l’hippodrome de Beyrouth, au milieu <strong>du</strong> film, en constitue<br />

le deuxième.<br />

4 Ghassan El Ezzi. L’invasion israélienne <strong>du</strong> Liban, Origine, finalité et effets pervers. Paris : L’Harmattan, 1982.<br />

32 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


La première scène ouvre <strong>la</strong> quête <strong>du</strong> souvenir. La deuxième explique le fonctionnement de<br />

l’amnésie dont souffre Ari. La dernière clôt le processus, en ramenant à <strong>la</strong> mémoire d’Ari son rôle<br />

<strong>du</strong>rant les journées <strong>du</strong> massacre.<br />

Car c’est bien ce que doivent signifier, semble-t-il, les images vidéo de <strong>la</strong> fin <strong>du</strong> film, <strong>la</strong> fin<br />

<strong>du</strong> refoulement. Elles sont <strong>la</strong> réponse à <strong>la</strong> question qu’Ari se pose au début : qu’a-t-il oublié de <strong>la</strong><br />

guerre, qu’a-t-il oublié de son rôle <strong>du</strong>rant les journées <strong>du</strong> massacre, et pourquoi cet oubli ? C’est<br />

son ami Boaz qui déclenche les interrogations, en lui racontant son traumatisme de <strong>la</strong> guerre<br />

– toutes les nuits depuis quelques années reviennent le poursuivre en rêve les vingt-six chiens<br />

libanais qu’il avait dû tuer. Cette histoire, racontée <strong>du</strong>rant une nuit pluvieuse, provoque chez Ari<br />

une première réminiscence de <strong>la</strong> période <strong>du</strong> massacre. Réminiscence qui devient le leitmotiv <strong>du</strong><br />

film, sous <strong>la</strong> forme d’une scène hallucinée, en noir et or, de soldats israéliens émergeant nus de<br />

<strong>la</strong> mer sur une p<strong>la</strong>ge de Beyrouth, comme des zombis.<br />

Le lendemain matin, Ari, perturbé par son amnésie, rend visite à un ami analyste. C’est le<br />

début de <strong>la</strong> recherche. Il retrouve les soldats qui étaient avec lui au Liban, et leur demande ce<br />

qu’ils ont vécu ensemble, pour faire surgir les souvenirs.<br />

Il rencontre tour à tour ces soldats, ainsi qu’une analyste, un journaliste israélien ayant<br />

couvert <strong>la</strong> guerre, et enfin un gradé de l’armée israélienne en poste à Sabra et Chati<strong>la</strong>. Différents<br />

niveaux de réalité s’entremêlent. Alternent les scènes qui ont valu au film d’être qualifié de<br />

« documentaire » car elles sont <strong>la</strong> recréation, en animation, des entretiens que le réalisateur<br />

a menés ; les souvenirs racontés par les gens rencontrés puis dessinés par Folman ; enfin les<br />

propres souvenirs de Folman. Le film figure ainsi en animation stylisée de <strong>la</strong> même manière<br />

les différentes strates de l’image mentale : les scènes rêvées, les scènes retrouvées par le travail<br />

psychanalytique, et les scènes vécues, par Ari ou par d’autres. Au présent aussi bien qu’au<br />

passé.<br />

L’animation permet de recréer facilement le souvenir en lui conférant sa part d’irréalité, mais<br />

on peut se demander pourquoi les scènes que Folman a réellement vécues dans sa recherche<br />

sont figurées avec le même procédé, et parfois le même degré d’irréalité. Les vidéos de <strong>la</strong> fin nous<br />

<strong>la</strong>isseraient penser que le film accorderait, dans sa construction, un statut différent aux images,<br />

selon qu’elles figurent des souvenirs ou <strong>la</strong> réalité. Images vidéo pour <strong>la</strong> réalité, animation pour<br />

les souvenirs. Pourtant, <strong>la</strong> déréalisation de l’animation fonctionne pour tous les types d’images<br />

subjectives, rêve, fantasme, souvenir, récit et récit rapporté, et pour tous les personnages, en<br />

dehors des victimes <strong>du</strong> massacre. Si, lors d’une première vision, on peut croire à une certaine<br />

hiérarchie pensée entre les différents degrés de réalité des images animées, en observant les<br />

séquences de plus près, on se rend compte <strong>du</strong> manque de cohérence <strong>du</strong> procédé.<br />

Ainsi, le retour <strong>du</strong> réel se pro<strong>du</strong>it de manière approximative lors de <strong>la</strong> scène des chevaux<br />

massacrés à l’hippodrome. Pour expliquer à Ari son absence de souvenirs de <strong>la</strong> guerre, <strong>la</strong><br />

psychanalyste a recours au concept <strong>du</strong> trauma dissociatif, qu’elle illustre par le cas d’un jeune<br />

photographe amateur. Celui-ci, pour se protéger contre <strong>la</strong> réalité de <strong>la</strong> guerre, percevait comme<br />

s’il avait un appareil photo, vivant de l’extérieur toutes les situations auxquelles il était confronté.<br />

Dans le film, les images que l’on voit alors de <strong>la</strong> guerre sont des photos, que l’on imagine prises<br />

par ce jeune homme. Puis on passe, d’une manière étrange, par un défilement de projecteur, de<br />

ces photos, à l’animation. Ce changement de type d’images tra<strong>du</strong>it <strong>la</strong> fin <strong>du</strong> trauma dissociatif,<br />

qui se pro<strong>du</strong>it lorsqu’à l’hippodrome de Beyrouth, le jeune homme voit un charnier de pur-sang<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

33


arabes. Face aux cadavres de ces bêtes, il prend conscience de l’horreur de <strong>la</strong> guerre, et s’effondre<br />

psychiquement. Le dernier p<strong>la</strong>n de cette séquence nous montre <strong>la</strong> silhouette <strong>du</strong> jeune homme<br />

reflétée dans l’œil d’un cheval mort.<br />

Ce trauma dissociatif est un système de défense, comme l’est l’amnésie d’Ari.<br />

Quelques détails de ce passage <strong>du</strong> film sont étranges. Dans l’histoire racontée par <strong>la</strong><br />

psychanalyste, le jeune homme fait comme si il voyait tout à travers un appareil photo. Les photos<br />

que l’on voit à ce moment-là, qui ont tous les attributs des photos de presse traditionnelles, sont<br />

censées donner à voir <strong>la</strong> perception de <strong>la</strong> réalité par le jeune homme. Mais <strong>la</strong> psychanalyste dit<br />

c<strong>la</strong>irement qu’il a vécu <strong>la</strong> guerre, les cris, les explosions, les blessés, comme des scènes de film,<br />

il voyait tout comme à travers un appareil photo, imaginaire, précise-t-elle. D’où viennent alors<br />

les clichés que nous montre Folman ? Il ne peut pas s’agir des scènes vécues ou plutôt vues<br />

par le jeune homme, puisque son problème est précisément de voir sans vivre, de voir comme<br />

une machine de vision. Qu’est-ce qu’une machine de vision, sinon une vision sans regard, sans<br />

subjectivité ? Comme si le film suggérait que toute photo de presse implique une mise à distance<br />

de soi et <strong>du</strong> sujet…<br />

D’autre part, comment le film marque-t-il <strong>la</strong> fin <strong>du</strong> trauma dissociatif ? Par le passage des<br />

faux clichés photographiques au film d’animation : sur le son d’un projecteur super 8 ou 16 mm,<br />

les images se succèdent de plus en plus vite, et les « photos » d’animation se transforment en<br />

vidéos d’animation. Le moment où le jeune homme voit les chevaux massacrés est figuré en<br />

mouvement, c’est <strong>la</strong> fin de son trauma dissociatif. Le mouvement signifie le retour à l’intérieur<br />

des situations, le retour au réel, à <strong>la</strong> vie. Mais dans ce cas, si l’animation des photogrammes<br />

figure le retour à <strong>la</strong> réalité, comment prendre les vidéos « réelles » de <strong>la</strong> fin <strong>du</strong> film ? Un échelon<br />

de plus ? Un réel plus que réel ?<br />

LE TRIP<br />

L’ensemble <strong>du</strong> film joue sur <strong>la</strong> difficulté de faire un partage entre le réel et l’irréel. Il est<br />

globalement pensé pour que l’expérience des soldats israéliens au Liban en 1982 soit perçue<br />

comme un trip. Ce fut un terme souvent utilisé à propos de ce film, par Folman lui-même. C’est,<br />

bien enten<strong>du</strong>, un terme difficile, qui nous situe dans le domaine des drogues, des hallucinations,<br />

des psychotropes, <strong>du</strong> délire ; mais aussi <strong>du</strong> voyage, de l’expérience intense, extrême. Qu’est-ce<br />

que Folman entend sous cette idée de trip ? Le « voyage » simple que pensaient faire les jeunes<br />

soldats ; il faisait beau, le paysage était superbe, etc. ? Est-ce le trip patchouli de Frenkel ? Ou<br />

bien le trip drogué dont Carmi fait l’expérience sur le bateau qui le mène au Liban ? De drogue<br />

au sens ordinaire <strong>du</strong> terme, il est explicitement et implicitement question, et l’on voit plusieurs<br />

fois des personnages fumer de l’herbe.<br />

Lorsqu’il s’agit des soldats israéliens, Folman lie le trip à <strong>la</strong> nécessité de se protéger des<br />

horreurs de <strong>la</strong> guerre. Le trip des pha<strong>la</strong>ngistes n’est pas provoqué par une substance ou l’autre.<br />

On ne le connaît pas de l’intérieur, à travers leur expérience, mais depuis les impressions<br />

provoquées sur Carmi par leur monde et leur comportement ; les voir, c’était « être comme dans<br />

un trip LSD ». Cette différence est importante. Pour Folman et les Israéliens, les pha<strong>la</strong>ngistes<br />

vivaient <strong>la</strong> guerre sous un mode différent <strong>du</strong> leur. Un mode, à en croire Carmi, barbare et<br />

cruel. Une sorte d’état primitif, opposé à une manière de faire <strong>la</strong> guerre moderne et techno-<br />

34 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


scientifique 5 . Une telle distinction n’est pas fondée car, comme nous l’apprend Virilio, <strong>la</strong> guerre<br />

est par essence psychotrope et hallucinogène. Elle est toujours « un symptôme délirant qui<br />

fonctionne dans le faux-jour de <strong>la</strong> transe, <strong>la</strong> drogue, le sang ». Et les phénomènes de déréalisation<br />

de <strong>la</strong> guerre moderne (Deuxième Guerre mondiale, Vietnam, etc.) ne sont pas différents de ceux<br />

de <strong>la</strong> guerre primitive. Les « envoûtements, agonies, immo<strong>la</strong>tions », comme ceux de <strong>la</strong> scène des<br />

abattoirs décrite par Carmi, où les pha<strong>la</strong>ngistes torturent leurs prisonniers, ont seulement fait<br />

p<strong>la</strong>ce à un délire que Virilio appelle « <strong>cinéma</strong>tique ». Il affecte les sens de l’espace et <strong>du</strong> temps,<br />

et brouille tout autant que d’autres hallucinations <strong>la</strong> frontière entre le réel et le figuré. Ainsi<br />

« asservi à l’appareil, incarcéré dans les circuits fermés de l’électronique, le pilote de combat n’est plus<br />

qu’un handicapé-moteur, victime passagère d’un phénomène de possession analogue à celui de <strong>la</strong><br />

guerre primitive, à ses hallucinogènes. » 6<br />

Les soldats israéliens ne sont pas les seuls à devoir affronter les réalités de <strong>la</strong> guerre ou<br />

à devoir se doper. Selon Virilio, « les premiers pro<strong>du</strong>its dopants ont été créés pour les besoins des<br />

pilotes de <strong>la</strong> Luftwaffe » 7 . Pendant <strong>la</strong> Première Guerre mondiale, l’alcool permettait aux soldats<br />

de tenir dans les tranchées : en 1918, un soldat recevait une ration quotidienne d’un demi-litre<br />

de vin, à quoi s’ajoutait en moyenne un quart de litre acheté. Pour diminuer les mutineries on<br />

augmentait les rations.<br />

Mais c’est moins à cette guerre qu’à celle <strong>du</strong> Vietnam, <strong>du</strong> moins telle qu’elle a été filmée par<br />

Coppo<strong>la</strong>, que fait penser le film de Folman. Il est plutôt amusant de l’entendre se défendre d’avoir<br />

été inspiré par des cinéastes comme Coppo<strong>la</strong>, et se réc<strong>la</strong>mer plutôt de Fuller 8 , tant semblent<br />

évidents les rapprochements que l’on peut faire entre l’expérience des soldats israéliens et<br />

celle que vivent les soldats américains d’Apocalypse Now. Il suffit de se souvenir des premières<br />

images d’Apocalypse Now, pour sentir tout ce que Valse avec Bachir doit à ce film, au-delà de<br />

l’image <strong>du</strong> soldat surfeur. On trouve dans les deux films un même esprit, une même esthétique<br />

de <strong>la</strong> guerre, un même usage de <strong>la</strong> musique. Du rock des années 70, on passe à <strong>la</strong> New Wave des<br />

années 80, de Wagner à Schubert, d’un discours psychanalytique et mythologique à un vague<br />

travail sur <strong>la</strong> mémoire et le refoulement. De <strong>la</strong> tribu soumise à Kurtz au fin fond de <strong>la</strong> jungle, aux<br />

pha<strong>la</strong>ngistes fascinés par Bachir, également soumis.<br />

Dans Apocalypse Now, l’attraction, <strong>la</strong> fascination exercée par Kurtz atteint Wil<strong>la</strong>rd. Il est attiré<br />

par l’ombre et le sauvage, et se confond presque avec ce double à tuer que Kurtz est pour lui.<br />

« (…) Wil<strong>la</strong>rd et Kurtz, sont de <strong>la</strong> même espèce, de <strong>la</strong> même race, <strong>du</strong> même pays, de <strong>la</strong> même formation<br />

(l’armée). Pourtant l’un des deux est devenu un monstre. » 9 Dans Valse avec Bachir <strong>la</strong> frontière est<br />

nette, et rien de <strong>la</strong> part maudite et « diabolique » que sont les pha<strong>la</strong>ngistes ne saurait toucher<br />

les soldats israéliens. Ils travaillent pourtant dans le même camp, et <strong>la</strong> commission Kahane<br />

entérinera le fait que les pha<strong>la</strong>ngistes ont fait le sale travail à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce d’Israël, ce que le film ne<br />

permet à aucun moment de penser. Si Folman construit son film selon une ligne de partage<br />

consensuelle entre les pha<strong>la</strong>ngistes, incarnation <strong>du</strong> diable, et les soldats israéliens, qui n’y sont<br />

5 « Été 1982, l’opération « Paix en Galilée », <strong>la</strong> guerre préventive au Liban, Israël utilisant toutes les ressources de l’arsenal scientifique : Grumman<br />

« Hawkeye », avion radar susceptible de détecter 250 cibles à <strong>la</strong> fois pour les chasseurs bombardiers F15 et F16, mais surtout, l’emploi systématique et<br />

massif, pour <strong>la</strong> première fois de l’histoire des batailles, d’automates télépilotés, « Scout » de moins de deux mètres d’envergure, jouet miniature digne des<br />

« Abeilles de verre », <strong>la</strong> fiction d’Ernst Jünger, œil de Tsahal équipé de caméras TV et de systèmes d’imagerie thermique survo<strong>la</strong>nt Beyrouth assiégée, au<br />

ras des toits des immeubles, au-dessus des quartiers palestiniens les plus exposés, affichant sur les consoles de visualisation à plus de cent kilomètres<br />

de là pour les analystes israéliens, l’image des dép<strong>la</strong>cements de popu<strong>la</strong>tions, le graphique thermique des véhicules palestiniens… » Virilio, Paul. Guerre<br />

et <strong>cinéma</strong> I : logistique de <strong>la</strong> perception. Paris : Éditions de l’Étoile, 1984, 147.<br />

6 Virilio, Paul. Guerre et <strong>cinéma</strong> I : logistique de <strong>la</strong> perception. Paris : Éditions de l’Étoile, 1984, 142.<br />

7 Virilio, Paul. Guerre et <strong>cinéma</strong> I : logistique de <strong>la</strong> perception. Paris : Éditions de l’Étoile, 1984,142<br />

8 Renzi, Eugenio, Schweitzer, Ariel, 2008. Entretien avec Ari Folman. Cahiers <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong>. 2008, 635 : 29-30.<br />

9 Daney, Serge. L’Exercie a été profitable, Monsieur. Paris : P.O.L., 1993, 237.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

35


pour rien, et ne font rien d’autre que se protéger des horreurs auxquelles ils ne s’attendaient pas,<br />

il ne <strong>la</strong>isse nullement <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce pour penser le fait que les pha<strong>la</strong>ngistes sont les alliés chrétiens<br />

des Israéliens. Et dans ce partage, il faudrait plutôt voir les pha<strong>la</strong>ngistes comme <strong>la</strong> part maudite<br />

d’Israël.<br />

On ne saurait négliger l’importance de Bachir ; le titre <strong>du</strong> film l’interdit. Il occupe une p<strong>la</strong>ce<br />

simi<strong>la</strong>ire à celle qu’occupe Kurtz, c’est une idole, à <strong>la</strong> fois fascinante, et repoussante. La scène<br />

de torture des Palestiniens est terrible ; elle tient de l’hallucination infernale. N’y manquent ni<br />

les croix, ni le chat noir et les rats, ni l’orage, les éc<strong>la</strong>irs, les membres épars et le gros p<strong>la</strong>n sur<br />

une main déchiquetée. Carmi rapproche l’idolâtrie des pha<strong>la</strong>ngistes pour Bachir Gemayel de<br />

<strong>la</strong> sienne pour David Bowie, des deux côtés on retrouve les mêmes signes, posters, montres,<br />

pendentifs.<br />

Que veut nous dire Folman à travers cette analogie ? On peut se poser <strong>la</strong> question, même<br />

si son propos semble assez simpliste et idéologique. Si Carmi rapproche les deux re<strong>la</strong>tions, il<br />

est loin de confondre Bachir et Bowie, ou de confondre sa re<strong>la</strong>tion à Bowie avec celle que les<br />

pha<strong>la</strong>ngistes entretiennent avec Bachir ; au contraire de <strong>la</strong> sienne, celle des pha<strong>la</strong>ngistes est<br />

outrancière, érotique dit-il, et ils vengeront <strong>la</strong> mort de Bachir comme ils vengeraient leur père<br />

ou leur frère, comme ils vengeraient un crime de sang. À travers cette analogie, ce qui ressort<br />

c’est l’idée que les pha<strong>la</strong>ngistes éprouvent des passions archaïques, qui les situent en dehors<br />

de <strong>la</strong> modernité. On imagine aisément, même si ce n’est que suggéré, que <strong>la</strong> culture pop ne<br />

constitue pas une sublimation des passions politiques, ni des liens érotiques et fanatiques qui<br />

peuvent lier des hommes à des chefs, ou guides charismatiques. Bien sûr, il est préférable de<br />

danser sur Eno<strong>la</strong> Gay, d’OMD, que de bombarder des villes, mais on peut aussi bombarder des<br />

villes en chantant We bombed Beyrouth ou Eno<strong>la</strong> Gay, chanson qui accompagne <strong>la</strong> première<br />

expérience de <strong>la</strong> guerre racontée par Carmi. Eno<strong>la</strong> Gay, c’est le nom de l’avion qui <strong>la</strong>rgua <strong>la</strong><br />

bombe sur Hiroshima, nommé ainsi d’après le nom de <strong>la</strong> mère <strong>du</strong> pilote.<br />

Si tout le film de Folman tend à séparer Israël des pha<strong>la</strong>ngistes, en les assimi<strong>la</strong>nt aux nazis,<br />

peut-être peut-on voir quelque chose comme un retour <strong>du</strong> refoulé, dans cette analogie, de<br />

deux manières, au moins. Sans doute Bowie n’est pas Bachir, aimer Bowie n’est pas se soumettre<br />

à Bachir ; mais le nom même de Bowie nous recon<strong>du</strong>it vers le nazisme. On se souvient de <strong>la</strong><br />

fameuse photo où l’on voit <strong>la</strong> star faire le salut nazi, ou de cette interview où il déc<strong>la</strong>rait que <strong>la</strong><br />

Grande-Bretagne aurait besoin d’une dictature, ou encore de ses propos sur « Hitler <strong>la</strong> première<br />

star rock ». Ce rapprochement entre le monde <strong>du</strong> rock, son esthétique, ses mises en scène et les<br />

re<strong>la</strong>tions des foules à leurs idoles politiques n’est pas rare. On pense à The Wall, de Pink Floyd.<br />

Récemment encore, Mick Jagger, à qui on reprochait certaines attitudes sur scène où il semb<strong>la</strong>it<br />

imiter Hitler, admettait n’avoir aucun problème avec cette comparaison : « All I want is for the<br />

crowd to have fun. Hitler was a brilliant crowd manipu<strong>la</strong>tor, but he wasn’t asking the crowd to enjoy<br />

themselves very much. (…) But as a singer, you lead the audience, you cajole and praise and give<br />

them the songs they want. » 10<br />

Faut-il rappeler que c’est à un couteau que David Bowie, de son vrai nom David Robert<br />

Jones, doit son nom ? La star, on le sait, a pris ce nom en hommage à Jim Bowie, héros américain<br />

mort à A<strong>la</strong>mo, qui a lui-même donné son nom à ce fameux couteau, que l’on retrouve dans des<br />

jeux vidéo et dans des films, et bien sûr dans Valse avec Bachir, entre les mains des pha<strong>la</strong>ngistes.<br />

Ainsi donc, sous <strong>la</strong> star Bowie, on retrouve non seulement <strong>la</strong> guerre, mais <strong>la</strong> guerre dans sa<br />

forme primitive, <strong>la</strong> guerre à arme b<strong>la</strong>nche.<br />

10 Mick Jagger, citation. Documents en ligne, consultés le 18-05-2009. . .<br />

36 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


Là où le film trace une ligne de partage nette, entre deux formes de fascination, <strong>la</strong> politique,<br />

archaïque, et <strong>la</strong> musicale, moderne, dont l’une serait coupable et l’autre innocente, il faudrait<br />

plutôt appuyer les similitudes – ce qu’aurait de fasciste toute fascination –, et dire quelques<br />

mots des analyses de Lacoue-Labarthe et de Badiou sur le rôle idéologique et politique de <strong>la</strong><br />

musique après Wagner dans les sociétés occidentales. Depuis Wagner, à mesure que se déploie<br />

le nihilisme, <strong>la</strong> musique a pris le pas sur toute autre forme d’art – y compris les arts de l’image<br />

–, <strong>la</strong> « musicolâtrie » a pris le re<strong>la</strong>is de l’idolâtrie. 11 « La musique est une idole, nous dit Badiou<br />

commentant Lacoue-Labarthe, elle vient au re<strong>la</strong>is de l’idolâtrie (…) C’est “ depuis Wagner ”<br />

que David Bowie, le rap, etc. sont advenus ! Elle est au vrai plus fondamentale que l’image dans<br />

l’organisation mentalement disciplinaire <strong>du</strong> monde contemporain. »<br />

Badiou développe quatre points qui corroborent <strong>la</strong> thèse de Lacoue-Labarthe. On pourrait<br />

mettre en re<strong>la</strong>tion le troisième point, <strong>la</strong> musique comme « opérateur des formes renouvelées<br />

de <strong>la</strong> socialité consensuelle dans <strong>la</strong> jeunesse », avec le rôle de <strong>la</strong> musique dans Valse avec Bachir.<br />

On pourrait soutenir que <strong>la</strong> musique dans ce film participe à <strong>la</strong> construction d’une opposition<br />

Orient/Occident, qui détermine une identification <strong>du</strong> spectateur occidental à Israël. L’orientalité<br />

<strong>du</strong> pays est gommée, il n’en reste plus que le portrait occidental et démocratique, ce que<br />

retrouve Ari <strong>du</strong>rant sa permission. La société israélienne y est décrite comme le lieu <strong>du</strong> corps de<br />

jouissance de <strong>la</strong> démocratie selon Badiou : jeux vidéo et sorties en boîte.<br />

RETOUR DU RÉEL...<br />

Apocalypse Now et Valse avec Bachir sont tous deux ten<strong>du</strong>s vers une origine traumatique,<br />

un réel insoutenable. Dans les deux cas, on assiste à une remontée dans le temps, l’horreur et<br />

<strong>la</strong> mémoire. Mais les dénouements sont différents. Wil<strong>la</strong>rd revient à l’origine mythique de <strong>la</strong><br />

civilisation, au sacrifice <strong>du</strong> père. Ari revient à l’origine <strong>du</strong> traumatisme, le sien et celui d’Israël,<br />

figuré par les images vidéo <strong>du</strong> massacre des camps. Derrière Sabra et Chati<strong>la</strong> il y a d’autres<br />

camps, comme le dit son ami analyste à Ari.<br />

Si Serge Daney a pu dire que Coppo<strong>la</strong> avait échoué à figurer l’horreur sacrée 12 , Folman figure<br />

le retour <strong>du</strong> réel d’une manière ambiguë, à travers ces images d’archives, lorsque <strong>la</strong> foule des<br />

femmes palestiniennes, de noire devient colorée, lorsque les fou<strong>la</strong>rds de ces femmes deviennent<br />

b<strong>la</strong>ncs, lorsque l’on passe, en glissant sur les cris d’horreur, de l’animation à <strong>la</strong> vidéo.<br />

L’utilisation de <strong>la</strong> vidéo suggère le passage de <strong>la</strong> réminiscence d’Ari, en noir et or, à <strong>la</strong> réalité.<br />

Tout serait simple : à <strong>la</strong> recherche de ce qu’il a refoulé, Folman le retrouve <strong>du</strong>rant le film, et le<br />

figure par ce passage de l’animation à <strong>la</strong> vidéo. Des dessins aux images d’archives. Simple, et<br />

pratique. Il obtient ainsi une caution documentaire de l’horreur, attestant tout à <strong>la</strong> fois de <strong>la</strong><br />

cruauté effective des auteurs <strong>du</strong> massacre, les pha<strong>la</strong>ngistes, et de <strong>la</strong> force <strong>du</strong> traumatisme que<br />

celui-ci a été pour les soldats israéliens. Voyez, ce que je ne peux pas dessiner, je le montre, par<br />

ces images « vraies », « documentaires », ces archives, qui attestent bien <strong>du</strong> fait que le film n’est<br />

pas qu’une simple histoire, que <strong>la</strong> réalité existe et a existé dans son horreur indépendamment<br />

de ce que je peux moi, soldat Folman, en dire.<br />

Mais nous avons vu que <strong>la</strong> hiérarchie des images <strong>du</strong> film n’était pas convaincante, et qu’il<br />

11 « Que depuis Wagner, à mesure que se déploie le nihilisme, <strong>la</strong> musique, avec des moyens encore plus puissants que ceux que Wagner lui-même<br />

s’était donnés, n’ait cessé d’envahir notre monde et de prendre manifestement le pas sur toute autre forme d’art – y compris les arts de l’image –, que <strong>la</strong><br />

“musicolâtrie” ait pris le re<strong>la</strong>is de l’idolâtrie, est peut-être un premier élément de réponse. » (p. 214) Philippe Lacoue-Labarthe cité par Badiou. Badiou,<br />

A<strong>la</strong>in. De <strong>la</strong> dialectique négative dans sa connexion à un certain bi<strong>la</strong>n de Wagner (Séminaire, Ens, samedi 8 janvier 2005). Document en ligne, consulté<br />

le 18-05-2009. < http://www.entretemps.asso.fr/Adorno/Badiou/><br />

12 Daney, Serge. L’Exercie a été profitable, Monsieur. Paris : P.O.L., 1993, 237.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

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était difficile de comprendre le statut spécifique de ces images vidéo, qui sursignifierait <strong>la</strong> réalité<br />

par rapport à <strong>la</strong> scène de l’hippodrome.<br />

Il est vrai que ces images sont différentes des images d’animation, et par là-même elles<br />

possèdent un statut différent. On accepte spontanément leur lien irré<strong>du</strong>ctible à <strong>la</strong> réalité. Elles<br />

sont frappantes, elles choquent et bouleversent. Elles ont force de preuve. Elles témoignent de<br />

l’horreur <strong>du</strong> massacre.<br />

Folman n’utilise pas ces images dans un souci de probité. Il ne cherche pas à suppléer<br />

son absence de souvenirs par des images d’archives : le massacre et les corps sans vie sont<br />

également dessinés. Il ne s’est pas interdit de dessiner les événements traumatiques refoulés<br />

pour ne les représenter que par <strong>la</strong> mémoire publique et médiatique des images de presse. Ces<br />

images vidéo sont là en plus des dessins <strong>du</strong> massacre. Dans quel but ?<br />

Il serait bien naïf de penser que ces images d’archives, ou documentaires, sous-enten<strong>du</strong>es<br />

« réelles », auraient un pouvoir que n’auraient pas les images de fiction, d’animation. Et quel<br />

pouvoir, donc ? Que cherche Folman lorsqu’il clôt son film sur ces images ? Sans doute, à ébranler le<br />

spectateur, à le choquer, pour le faire penser, agir peut-être. Malheureusement, il lui fait en même<br />

temps ressentir une honte inhérente au statut de spectateur d’images d’atrocités : honte de ne<br />

pas vouloir regarder, honte de regarder, honte de sa propre impuissance. Honte de soi, de l’autre,<br />

de l’humanité elle-même. Ou seulement des milices pha<strong>la</strong>ngistes ? Que doit faire le spectateur<br />

de ces images ? C’est une question qui se pose à l’intérieur même d’un film dont le thème majeur<br />

est l’impossibilité à regarder l’horreur en face. Le jeune soldat se protège avec un appareil photo<br />

imaginaire. Folman oublie. Boaz cauchemarde. Ces systèmes de défense sont nécessaires car<br />

« l’horreur réelle nous est source d’impuissance », nous dit Georges Didi-Hubermann dans Images<br />

malgré tout à propos de <strong>la</strong> signification <strong>du</strong> mythe de <strong>la</strong> Mé<strong>du</strong>se. Regarder l’horreur réelle en<br />

face – et les images d’archives, et documentaires, gardent une trace de cette réalité – mé<strong>du</strong>se et<br />

paralyse, rend impuissant et démuni. Au contraire, mettre entre soi et cette réalité insoutenable<br />

un bouclier, de quelque sorte qu’il soit, un appareil enregistreur, un écran dans sa mémoire, une<br />

distance fictionnelle, permet de sortir de cette situation d’impuissance pour pouvoir penser<br />

l’horreur, l’atroce, <strong>la</strong> guerre, tout ce que l’on nous présente parfois comme étant impensable,<br />

imprésentable. L’image peut être ainsi source de connaissance, selon Didi-Hubermann, mais<br />

à condition « que l’on engage sa responsabilité dans le dispositif formel de l’image pro<strong>du</strong>ite » 13 .<br />

Ce que Folman ne fait pas concernant les images vidéo de <strong>la</strong> fin de son film. Il utilise ces<br />

images sans ouvrir aucune perspective à <strong>la</strong> pensée et à <strong>la</strong> compréhension. En accordant à<br />

cette représentation <strong>du</strong> massacre un statut différent, il intro<strong>du</strong>it l’idée d’une objectivité de<br />

ces images. N’étant pas pro<strong>du</strong>ites par lui, n’étant pro<strong>du</strong>ites par personne d’identifiable, elles<br />

seraient neutres, et attesteraient objectivement de l’horreur. Elles sont souvent présentées<br />

comme documentaires, mais il me semble évident que nous sommes en présence d’images<br />

d’archives, de presse, qui ne sont documentaires qu’au sens non <strong>cinéma</strong>tographique <strong>du</strong><br />

terme. Ni <strong>la</strong> démarche de Folman lors de <strong>la</strong> construction <strong>du</strong> film (interviews et recherches<br />

d’anciens soldats), ni ces images ne sauraient faire de Valse avec Bachir un film documentaire,<br />

c’est-à-dire un film témoignant d’une démarche <strong>cinéma</strong>tographique directement aux prises<br />

avec <strong>la</strong> réalité.<br />

Si ce film n’est pas un documentaire, il ne trouble pas non plus le partage fiction<br />

documentaire en mê<strong>la</strong>nt des images d’archives à l’animation. Il s’inscrit dans une opposition<br />

bien plus grave encore que celle <strong>du</strong> documentaire et de <strong>la</strong> fiction, bien qu’elles ne soient pas<br />

étrangères l’une à l’autre. Si Apocalypse Now « remonte le fleuve de <strong>la</strong> civilisation à <strong>la</strong> barbarie,<br />

13 Didi-Huberman, Georges. Images malgré tout. Paris : Éditions de Minuit, 2003, 221.<br />

38 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


pas à <strong>la</strong> barbarie des autres, mais celle dont on provient, dont toute civilisation provient » 14 , toute <strong>la</strong><br />

démonstration de Folman et son mouvement de réminiscence visent à opérer une distinction<br />

entre l’inhumanité des autres et sa propre humanité, et celle donc d’Israël. Son film se situe<br />

tout entier dans <strong>la</strong> logique de ce que Badiou nomme « éthique ». Il est gouverné par le partage<br />

consensuel entre l’Occident et ses autres – d’un côté les victimes, ici les Palestiniens, et leurs<br />

bourreaux, les pha<strong>la</strong>ngistes, et de l’autre, ceux qui dénoncent, réfléchissent, regrettent,<br />

agissent, etc. 15<br />

...ET IMAGES DE GUERRE<br />

Virilio a montré qu’il n’y a pas d’un côté <strong>la</strong> guerre, et de l’autre les images de <strong>la</strong> guerre.<br />

La guerre et ses images sont indissociables, et ce dès le début de l’histoire <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong>. Non<br />

pas seulement par des liens in<strong>du</strong>striels et politiques. Pour Virilio, le lien entre guerre et<br />

<strong>cinéma</strong> vient <strong>du</strong> coup<strong>la</strong>ge fondamental qu’il y a entre l’arme et l’œil 16 . Le champ de bataille<br />

est un champ de perception, et les armes sont aussi pensées pour percevoir ce champ.<br />

Ainsi en est-il des avions qui transportent une caméra enregistrant une image entre chaque<br />

rafale de mitrailleuse.<br />

Le film met plusieurs fois en scène ce lien étroit : une image de <strong>la</strong> cible à atteindre<br />

est prise par une paire de jumelles ou <strong>la</strong> caméra d’un avion, et le coup part, sans grande<br />

considération pour ses effets. Tire-t-on sur un être réel ou sur une image ? Il n’est jamais bien<br />

sûr que Folman dénonce ces destructions, mais ont-elles, ou ont-elles eu, plus d’importance<br />

pour lui que celles d’un jeu vidéo ? Il en ferait plutôt un support d’esthétisation. Ce<strong>la</strong> ne va<br />

en tout cas jamais plus loin qu’un simple constat, servant à merveille <strong>la</strong> forme pop <strong>du</strong> film<br />

et son aspect de jeu vidéo.<br />

Les images vidéo de <strong>la</strong> fin sont à mes yeux utilisées de <strong>la</strong> même manière, comme un<br />

simple artifice. Jamais le film ne pense l’origine des images qu’il nous montre. Or, elles ont<br />

un point en commun, indépendamment de leur genre et de leur statut : ces images ont<br />

toutes été pro<strong>du</strong>ites par le camp des vainqueurs. Vues sous cet angle, <strong>la</strong> guerre et <strong>la</strong> manière<br />

dont on <strong>la</strong> met en scène participent d’un même rapport à l’image. Les images de <strong>la</strong> fin <strong>du</strong><br />

film, que Folman érige en dénonciation <strong>du</strong> massacre et en justification de son amnésie<br />

traumatique, ne sont pas différentes des autres images <strong>du</strong> film, <strong>du</strong> reste des histoires de <strong>la</strong><br />

guerre qu’il raconte, qui sont bien des histoires de vainqueurs.<br />

L’essentiel, nous le sentons tous. Il y a quelque chose d’indécent à montrer, à exposer<br />

ainsi les cadavres, abîmés, mutilés. Ils doivent être enterrés, et ne pas servir de spectacle.<br />

C’est en général <strong>la</strong> dépouille de l’ennemi que l’on <strong>la</strong>isse exposée, visible, à <strong>la</strong> lumière, que<br />

14 Daney, Serge. L’Exercie a été profitable, Monsieur. Paris : P.O.L., 1993, 237.<br />

15 « Qui ne voit que dans les expéditions humanitaires, les ingérences, les débarquements de légionnaires caritatifs, le supposé Sujet universel est<br />

scindé ? Du côté des victimes, l’animal hagard qu’on expose sur l’écran. Du côté <strong>du</strong> bienfaiteur, <strong>la</strong> conscience et l’impératif. Et pourquoi cette scission<br />

met-elle toujours les mêmes dans les mêmes rôles ? Qui ne sent que cette éthique penchée sur <strong>la</strong> misère <strong>du</strong> monde cache, derrière son Homme-victime,<br />

l’Homme-bon, l’Homme-b<strong>la</strong>nc ? » Badiou, A<strong>la</strong>in. L’éthique, essai sur <strong>la</strong> conscience <strong>du</strong> mal. Caen : Nous, 2003, 28.<br />

16 Deleuze, Gilles. Cinéma et pensée, cours 67. Document en ligne, consulté le 18-05-2009. <br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

39


l’on prive de sépulture, offerte aux regards, comme on le voit dans <strong>la</strong> tragédie d’Antigone, ou<br />

dans L’Iliade. Le caractère obscène des images des victimes des camps ressort de manière<br />

insupportable dans les photographies de <strong>la</strong> bande dessinée tirée <strong>du</strong> film. Obscène : ce qui<br />

n’est pas sur <strong>la</strong> scène, ce qui ne peut être vu. Il est obscène d’exposer le cadavre de quelqu’un,<br />

il est juste de l’enterrer. En ce sens, les images des massacres sont bien des images prises<br />

par les vainqueurs, ou leurs alliés, sur les vaincus.<br />

En observant un peu précisément <strong>la</strong> manière dont ces images vidéo arrivent dans<br />

le film, on peut comprendre leur utilité pour Folman. Elles arrivent au moment précis <strong>du</strong><br />

« retour <strong>du</strong> refoulé », au moment où l’image subjective <strong>du</strong> souvenir de Folman <strong>la</strong>isse p<strong>la</strong>ce à<br />

cette « réalité » en vidéo. Le film fait alors doucement glisser le spectateur de l’animation à<br />

<strong>la</strong> vidéo. Quand <strong>la</strong> « caméra » file hors de <strong>la</strong> foule des femmes palestiniennes en pleurs, aux<br />

gestes d’automates, et vient se concentrer de longues secondes sur le jeune Ari effaré, <strong>la</strong><br />

respiration lourde et angoissée, nous entendons déjà le son des images d’archives. Folman<br />

ne monte pas le son cut, mais en fon<strong>du</strong> enchaîné, alors qu’animation et vidéo sont montées<br />

en cut. Elles se répondent même en champ/contre-champ. Champ : en animation, Ari, apeuré<br />

par ces femmes qui se dirigent vers lui ; il leur barre <strong>la</strong> route, avec des tas de sacs de sable.<br />

Contre-champ : en vidéo, une femme palestinienne, en pleurs, qui semble se diriger vers<br />

lui en reprenant le mouvement de <strong>la</strong> foule des femmes en noir. Le montage pourrait faire<br />

penser qu’elle s’adresse au jeune Ari, et à travers lui au spectateur, les prenant à témoin.<br />

Ses mots en arabe ne sont pas tra<strong>du</strong>its. En réalité, <strong>la</strong> femme ne se dirige pas vers Ari. Il n’y a<br />

pas de lien entre ce champ et ce contre-champ. Rien ne relie, dans le film ou dans <strong>la</strong> réalité,<br />

cette femme et Folman.<br />

Les images d’animations et les images d’archives vidéo sont montées cut. Pourquoi<br />

le son ne l’est-il pas ? Pourquoi entend-on les vrais pleurs et les vrais cris avant de voir<br />

les vrais visages ? Et pourquoi, une fois que nous voyons les vrais visages, ne peut-on pas<br />

comprendre si l’on n’est pas arabophone ce que nous disent ces femmes ?<br />

Folman ne s’intéresse pas aux morts palestiniens de ce massacre. Il ne veut pas penser<br />

cette guerre, ni se poser <strong>la</strong> question des différentes responsabilités. Son seul souci est <strong>la</strong><br />

mise en scène de sa propre subjectivité, de sa mémoire, <strong>du</strong> retour de son refoulé. Ce procédé<br />

de montage a pour unique objet <strong>la</strong> mise en avant des affects d’Ari. Qu’on n’invoque pas ici<br />

<strong>la</strong> simplicité <strong>du</strong> procédé. Elle n’existe pas plus que <strong>la</strong> neutralité des images de presse. Leur<br />

présence en fin de film, si elle choque, ne change rien à ce qui semble constituer l’objectif<br />

personnel, moral et politique <strong>du</strong> film, se disculper. Il peut enfin se dire, non, je n’ai pas tué,<br />

et faisant ce film, je m’absous de ce que j’ai pensé être ma lâcheté. Le massacre a toujours<br />

déjà eu lieu, et ce n’est pas nous, Israéliens, qui l’avons perpétré.<br />

Il en est de même à <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> scène dans le verger, lorsque sur <strong>la</strong> sonate de Schubert,<br />

les soldats israéliens reçoivent comme dans une bulle flottante une roquette de plein fouet.<br />

Une fois que <strong>la</strong> roquette a été <strong>la</strong>ncée et que <strong>la</strong> bulle dans <strong>la</strong>quelle évoluent les soldats a<br />

explosé avec le char, Frenkel reprend sa narration. Les p<strong>la</strong>ns que l’on voit alors, d’abord<br />

un p<strong>la</strong>n subjectif depuis l’endroit où se cache le petit garçon lorsque les soldats lui tirent<br />

dessus, puis son corps par terre rougi de sang, ne permettent en rien de penser cette mort,<br />

et cette confrontation des soldats surarmés avec le petit garçon. Et les quelques courtes<br />

secondes de ce dernier p<strong>la</strong>n en font un p<strong>la</strong>n d’illustration, en renfort sur <strong>la</strong> longue liste des<br />

raisons objectives qui font qu’Ari se sent un peu coupable. Quelques secondes, et rien ne<br />

reste de <strong>la</strong> mort de ce jeune garçon que <strong>la</strong> musique émouvante de Schubert dans ce si beau<br />

40 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


verger. A-t-on à peine le temps de prendre conscience de cette mort brutale que le p<strong>la</strong>n<br />

suivant nous montre le vieil Ari extraordinairement concentré : était-il avec Frenkel ? Grave,<br />

importante, fondamentale question : était-il là ? Toute <strong>la</strong> scène ne sert qu’à ce<strong>la</strong>, illustrer<br />

une nouvelle fois son amnésie.<br />

MÉMOIRE DE GUERRE<br />

Sans doute, le film de Folman est un film où une pseudo-psychanalyse tient un rôle<br />

important, un film sur <strong>la</strong> mémoire, sur le souvenir, sur les affects traumatiques. Il n’en est pas<br />

moins construit comme tant d’autres films de guerre, empruntant ses références aux films<br />

américains, avec leurs soldats, traumatisés, « humains, trop humains, naïfs, émotifs, doués de<br />

conscience malheureuse » 17 , plongés en enfer et confrontés à un ennemi inhumain. Même le<br />

rôle que tiennent les animaux dans ce film n’échappe pas aux topoï de l’histoire de <strong>la</strong> guerre.<br />

Le soldat au trauma dissociatif est tiré de celui-ci par <strong>la</strong> vision des cadavres des chevaux, et<br />

Boaz fait des cauchemars à cause des chiens qu’il a dû tuer. Récemment dans Lettres d’Iwo<br />

Jima, le cheval <strong>du</strong> lieutenant-colonel était <strong>la</strong> première victime pleurée <strong>du</strong> film, et l’un des<br />

soldats montrait son humanité en refusant de tuer un chien domestique. Ce n’est peut-être<br />

pas un hasard si on retrouve là ces deux animaux. Le cheval comme le chien occupent une<br />

p<strong>la</strong>ce importante dans l’histoire de <strong>la</strong> guerre. On les a aimés, on les a pleurés, on les a utilisés,<br />

on les a même décorés.<br />

Être hanté par les chiens qu’on a été obligé de tuer et ne pas supporter <strong>la</strong> vision de chevaux<br />

agonisants sont des marques d’humanité, et on peut être touché par <strong>la</strong> sensibilité de ces deux<br />

soldats israéliens à <strong>la</strong> vie et à <strong>la</strong> mort des animaux. Mais on peut aussi se poser des questions<br />

en rapprochant les causes des différents traumatismes, les chiens des vil<strong>la</strong>ges libanais, les<br />

chevaux sans doute libanais, et les victimes des camps de Sabra et Chati<strong>la</strong>. Dans <strong>la</strong> série de<br />

photos de l’histoire <strong>du</strong> soldat au trauma dissociatif, le cadavre d’un homme ensang<strong>la</strong>nté, à<br />

terre, ne le fait pas réagir. Pourquoi les prises de conscience ou les remords des soldats sont-ils<br />

motivés par <strong>la</strong> mort des animaux et non des hommes ? Pourquoi l’horreur de <strong>la</strong> guerre avant<br />

<strong>la</strong> fin <strong>du</strong> film est-elle liée à <strong>la</strong> mort des animaux ?<br />

On peut ajouter que <strong>la</strong> manière même dont Folman nous présente <strong>la</strong> situation <strong>du</strong><br />

soldat israélien envoyé au front n’est pas très originale. Il suffit pour ce<strong>la</strong> de regarder le<br />

documentaire que Yariv Mozer a réalisé <strong>du</strong>rant <strong>la</strong> deuxième guerre d’Israël contre le Liban, en<br />

juillet 2006, Ma première guerre. On retrouve là les mêmes thèmes que ceux développés par<br />

Folman : <strong>la</strong> nécessité pour le soldat israélien de se protéger des horreurs de <strong>la</strong> guerre par une<br />

caméra ou un appareil photo, l’impression d’être dans un jeu vidéo, d’assister à un spectacle,<br />

l’impossibilité à filmer ou photographier ses propres morts, les références aux nazis ou à <strong>la</strong><br />

« Shoah », l’impression qu’aucun des soldats n’est préparé à faire <strong>la</strong> guerre, l’idée que le reste<br />

d’Israël vit hors de <strong>la</strong> guerre. Autant de clichés, qui sont <strong>la</strong> marque d’une attitude précise et<br />

fermée, celle <strong>du</strong> vainqueur, qui ne peut se penser comme l’agresseur qu’il est, et qui tente,<br />

d’une manière ou d’une autre, de légitimer sa position.<br />

17 Daney Serge. La Maison <strong>cinéma</strong> et le monde 1, le temps des cahiers. Paris : P.O.L., 2001, 435.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

41


Israël tel que le film nous le montre, semble ne pouvoir se penser qu’en opposition aux<br />

Arabes, assimilés dans le documentaire Ma première guerre aux nazis, ici au diable. La valse que<br />

danse Frenkel avec Bachir, insensible aux tirs des snipers contrairement à son modèle de Full<br />

Metal Jacket, peut apparaître comme une valse avec le diable. En s’associant à Bachir et aux<br />

pha<strong>la</strong>ngistes, Israël a risqué son âme, a compromis cette image de supériorité morale qu’il se<br />

p<strong>la</strong>ît à donner de lui-même. L’insupportable pour Folman, au fond, ce n’est pas tant le massacre,<br />

que l’idée qu’il a pu y jouer un rôle qui l’aurait identifié aux nazis. Israël semble ne pouvoir<br />

vivre, se penser et se représenter que depuis <strong>la</strong> hantise de <strong>la</strong> « Shoah ». Ainsi les Palestiniens<br />

rescapés <strong>du</strong> massacre ramènent à <strong>la</strong> mémoire <strong>du</strong> journaliste israélien présent dans les camps<br />

les célèbres photos des victimes juives <strong>du</strong> ghetto de Varsovie. Mais comment ce parallèle-là<br />

peut-il permettre de penser le massacre ? Nous aide-t-il à prendre conscience de cette horreur<br />

par <strong>la</strong> mémoire d’une autre ? Ou au contraire nous empêche-t-il de voir cette horreur dans ses<br />

spécificités ? Est-ce le souvenir de <strong>la</strong> destruction des juifs qui permet de prendre conscience<br />

de l’horreur <strong>du</strong> massacre de Sabra et Chati<strong>la</strong>, ou bien est-ce <strong>la</strong> réalité de ce massacre qui rend<br />

présentes les représentations de <strong>la</strong> destruction des juifs ? Ni le journaliste, ni Folman n’étaient<br />

présents dans le ghetto de Varsovie. Ni lui, ni les autres soldats n’ont vécu <strong>la</strong> destruction des<br />

juifs. À qui s’adresse cette référence ? Qui peut <strong>la</strong> recevoir ?<br />

À qui s’adresse <strong>la</strong> femme de <strong>la</strong> vidéo ?<br />

Immersion(s)<br />

Le nouveau documentaire d’Haroun Farocki, Immersion, évoque les expériences de l’Institute for Creative<br />

Technologie utilisant <strong>la</strong> réalité virtuelle pour traiter les traumatismes des soldats revenant des guerres d’Irak et<br />

d’Afghanistan. Ce film s’inscrit dans <strong>la</strong> lignée directe de ses travaux récents 1 dans l’étude des images pro<strong>du</strong>ites<br />

par <strong>la</strong> machine ; travaux qui paraissent eux-mêmes comme un prolongement des écrits <strong>du</strong> philosophe Paul<br />

Virilio 2 . Ici, un simu<strong>la</strong>teur d’images 3D permet à un soldat de revivre comme sur le terrain un épisode traumatique<br />

de <strong>la</strong> guerre qu’il a réellement vécu dans le cadre d’un décor représentant un réel en construction, fabriqué<br />

par l’ordinateur. La mise en situation dans l’image simulée projetée à l’intérieur de lunettes spéciales, vise à<br />

résoudre le traumatisme chez l’ancien soldat dans un processus où psychiatrie et technologie sont étroitement<br />

liées. Aidé par une présence humaine qui le guide et l’encourage à continuer, le soldat retrouve les automatismes<br />

qu’il avait en temps de guerre, ceux-ci s’accompagnant progressivement d’une auto-critique. Farocki, dans son<br />

instal<strong>la</strong>tion, p<strong>la</strong>ce deux écrans côte à côte, montant à gauche l’image 3D <strong>du</strong> soldat parcourant les lieux virtuels, à<br />

droite le soldat dans le <strong>la</strong>boratoire, équipé d’une arme et de ses lunettes de projection. Lorsque l’ancien militaire<br />

décrit précisément l’image traumatique d’un des soldats qui l’accompagnait touché par un missile et totalement<br />

désintégré à ses côtés, le cinéaste transforme l’écran gauche en écran noir, rejoignant ici sa réflexion de longue<br />

date sur l’irreprésentable, thème de son film Feu inextinguible tourné en 1969 à propos <strong>du</strong> napalm utilisé pendant<br />

<strong>la</strong> guerre <strong>du</strong> Vietnam, et proposé un peu plus loin dans <strong>la</strong> même salle. Immersion nous explique comment<br />

l’exploitation des nouvelles technologies informatiques renoue avec l’idée ancienne de <strong>la</strong> thérapie cathartique.<br />

À l’injonction de Freud envers ses patients de fermer les yeux pour se représenter et évoquer le contenu de<br />

l’inconscient sous <strong>la</strong> forme d’images, a succédé l’immersion <strong>du</strong> patient dans un faux réel « objectif » qui l’aidera<br />

à s’en sortir. Et puis il y a l’expérience collective, le film d’animation d’Ari Folman Valse avec Bachir, pro<strong>du</strong>ction<br />

subjective alliant à l’inconscient refoulé de l’artiste l’imagination, dans une même intention thérapeutique. Du fait<br />

que cette œuvre est artistique, qu’elle utilise très consciemment toute <strong>la</strong> puissance <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong>, deux positions<br />

devant le film vont nécessairement se croiser : <strong>la</strong> position quelque peu narcissique de l’artiste (qui apparut plus<br />

nettement lorsque son film se transforma logiquement en pro<strong>du</strong>it culturel) qui affirme mettre esthétiquement<br />

dans son film le contenu de son analyse qui n’est rien d’autre que l’é<strong>la</strong>boration de celui-ci, ainsi que <strong>la</strong> position<br />

des spectateurs, invités à passer dans l’inconscient de l’autre, de l’auteur. Au trou noir béant qui remp<strong>la</strong>ce<br />

l’image de l’horreur tandis que le soldat poursuit son retour de l’autre côté de <strong>la</strong> coupure dans l’instal<strong>la</strong>tion de<br />

Farocki, Folman oppose l’image intégrale révélée de l’horreur <strong>du</strong> massacre de Sabra et Chati<strong>la</strong>.<br />

Jean-Maurice Rocher<br />

1 Que l’on a pu découvrir à <strong>la</strong> galerie <strong>du</strong> Jeu de Paume de Paris ce printemps, à l’occasion d’une rétrospective sélective de ses films et<br />

d’une exposition intitulée HF/RG, en compagnie de l’artiste Rodney Graham.<br />

2 On pense, en particulier, à son livre Guerre et <strong>cinéma</strong> I : logistique de <strong>la</strong> perception, prochainement réédité.<br />

42 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

Adèle Mees-Baumann


Z32 / Valse avec Bachir<br />

Du bon côté de l’histoire<br />

Dans Pour un seul de mes deux yeux, avant-dernier film d’Avi<br />

Mograbi, son ami palestinien lui dit au téléphone que c’est en Israël,<br />

dans <strong>la</strong> conscience des Israéliens que les choses peuvent, doivent<br />

pouvoir changer. Le désespoir des Palestiniens n’a pas les moyens de<br />

rencontrer un écho, force est de constater qu’il n’est pas intelligible.<br />

C’est peut-être dans cette remarque qu’il faut chercher l’origine de<br />

Z32. Si les images de civils palestiniens souffrant de l’occupation<br />

militaire n’ont aucun impact sur <strong>la</strong> conscience <strong>du</strong> peuple israélien<br />

(incarnée jusqu’à <strong>la</strong> caricature par l’impassibilité des soldats tournant<br />

le dos aux enfants derrière <strong>la</strong> grille, à <strong>la</strong> fin de Pour un seul de mes deux<br />

yeux), alors il ne reste plus qu’à montrer les militaires en bourreaux,<br />

transmettre leur mauvaise conscience, leurs remords, l’absurdité de<br />

leurs actes, dans l’espoir de freiner, de<br />

hanter <strong>la</strong> machine militaro-politique. Film<br />

après film, il semble que Mograbi n’ait<br />

cessé de chercher à mettre le doigt sur <strong>la</strong><br />

faille qu’il pourrait creuser afin de susciter<br />

<strong>la</strong> prise de conscience, <strong>la</strong> reconnaissance<br />

d’une altérité qu’il est impossible de nier.<br />

Manifestement, il éprouve les plus grandes<br />

difficultés à faire entendre sa voix. De fait,<br />

Z32 ne sortira même pas dans les salles<br />

israéliennes.<br />

Valse avec Bachir<br />

« Le documentariste, c’est souvent un type qui filme de l’autre côté. »<br />

Dominique Dubosc, réalisateur de Palestine Palestine<br />

Mais il faut dire aussi que ses compatriotes ont déjà eu leur<br />

dose de soldat traumatisé avec Valse avec Bachir. 100 000 entrées, ce<br />

n’est pas rien. Ces deux-là dessinent en creux deux positions morales<br />

inconciliables. Ari Folman tire le documentaire vers <strong>la</strong> fiction en jouant<br />

sans scrupule <strong>la</strong> carte de l’émotion, à coup d’électrochocs, en ayant<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

43


ecours à un <strong>la</strong>ngage visuel et sonore (montage cut, lourdes basses<br />

électro) accrocheur qui ne manque pas d’atteindre son but, touchant<br />

le spectateur quasi-physiquement. Film « trip » par excellence, Valse<br />

avec Bachir cherche par l’empathie avec le sujet-énonciateur Folman<br />

à faire revivre <strong>la</strong> situation vécue par l’auteur, à rendre sensibles les<br />

conditions d’abrutissement des soldats qui ont mené au massacre.<br />

Ce parti-pris contribue davantage à excuser le protagoniste et à<br />

diluer les responsabilités (oui, ces jeunes étaient inconscients et puis<br />

<strong>la</strong> situation était tellement compliquée) qu’à assumer un très hypothétique<br />

devoir de mémoire. Ainsi l’animation numérique impulse-telle<br />

un double mouvement de singu<strong>la</strong>risation, d’indivi<strong>du</strong>alisation <strong>du</strong><br />

« bourreau » et d’empathie avec ce dernier.<br />

Inutile de dire qu’avec Z32, <strong>la</strong> retouche numérique p<strong>la</strong>ce le<br />

témoignage <strong>du</strong> « bourreau » dans une tout autre perspective. Les<br />

quatre masques numériques p<strong>la</strong>cés sur le visage <strong>du</strong> soldat inconnu<br />

visent à conserver son regard et le mouvement<br />

de ses lèvres, signes de son indivi<strong>du</strong>alité, tout<br />

en offrant <strong>la</strong> possibilité de convoquer en cette<br />

figure tous les bourreaux <strong>du</strong> monde. Mais là<br />

où le dispositif aurait pu rendre abstraite cette<br />

Figure de l’oppression, Mograbi prend soin<br />

d’affiner les détails <strong>du</strong> masque pour faire<br />

apparaître un visage humain, au fil des scènes.<br />

Z32<br />

44 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

Manière de souligner l’importance cruciale<br />

qu’il y a à rappeler l’humanité, <strong>la</strong> faible humanité qui se trouve au<br />

fondement de tout crime.<br />

Par ailleurs, et contrairement à Folman, le refus d’une reconstitution<br />

spectacu<strong>la</strong>ire de l’expédition punitive, réfrène toute tentation d’empathie<br />

ou de pitié. Au lieu de se <strong>la</strong>isser enivrer par le rythme de <strong>la</strong> musique de<br />

night-club, comme dans <strong>la</strong> scène de <strong>la</strong> permission de Valse avec Bachir,<br />

Mograbi préfère <strong>la</strong>isser le soldat raconter comment il a assisté à un<br />

super concert, juste après l’expédition punitive. Puis, les deux hommes<br />

retournent sur les lieux <strong>du</strong> crime, à nouveau bercés par le calme de<br />

<strong>la</strong> vie qui a repris son cours, renforçant par contraste <strong>la</strong> puissance <strong>du</strong><br />

témoignage. Dans cette scène où les deux hommes parcourent à pied<br />

cette zone, ils croisent à un moment une femme palestinienne, qui,<br />

intriguée par leur présence et celle de <strong>la</strong> caméra les regarde d’un air<br />

tranquille et passe son chemin. Impossibilité d’un dialogue, d’une<br />

rencontre, deux étrangers se croisent et contrairement à Alexandra de<br />

Sokourov, il n’y en aura pas un pour faire <strong>la</strong> morale à l’autre (cf. le dialogue<br />

entre Alexandra et le jeune Tchétchène). Dans Valse avec Bachir aussi, il<br />

y a une femme palestinienne, le fameux dernier p<strong>la</strong>n qui a été souvent<br />

perçu comme une sorte de caution. Surtout, il tendait à représenter<br />

« l’Autre », les Palestiniens comme des victimes dont <strong>la</strong> p<strong>la</strong>inte est le seul<br />

<strong>la</strong>ngage. Dans Z32, Mograbi s’attache, lui, à nous les présenter comme<br />

une popu<strong>la</strong>tion cherchant simplement à mener une vie normale, et<br />

surtout capable d’exprimer dans une <strong>la</strong>ngue intelligible son sentiment<br />

d’injustice, ses souffrances. Bacon peignait « le cri plutôt que l’horreur »,<br />

Mograbi ajouterait les mots plutôt que le cri, plutôt que l’horreur.


Cette opposition entre deux cinéastes, Mograbi et Folman n’est pas<br />

vaine. Elle actualise puissamment les dilemmes et les ambiguïtés de <strong>la</strong><br />

figure de l’artiste engagé, résumés dans l’œuvre et <strong>la</strong> vie de Camus. C’est<br />

dans son discours de Suède, à l’occasion de <strong>la</strong> remise de son prix Nobel<br />

(1957) qu’il exprimait bril<strong>la</strong>mment cette exigence :<br />

« Le rôle de l’écrivain ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition,<br />

il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est<br />

au service de ceux qui <strong>la</strong> subissent. Toutes les armées de <strong>la</strong> tyrannie avec<br />

leurs millions d’hommes ne l’enlèveront pas à <strong>la</strong> solitude, même et surtout<br />

s’il consent à prendre leur pas. Mais le silence d’un prisonnier inconnu,<br />

abandonné aux humiliations à l’autre bout <strong>du</strong> monde, suffit à retirer l’écrivain<br />

de l’exil, chaque fois <strong>du</strong> moins qu’il parvient, au milieu des privilèges de <strong>la</strong><br />

liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de<br />

l’art. »<br />

Pourtant, il est vrai que Camus, contrairement à Sartre, refusa<br />

toujours de soutenir l’indépendance de l’Algérie. On peut penser qu’il fut<br />

aveuglé par son attachement personnel à cette terre 1 . Son expérience, ses<br />

sentiments l’ont con<strong>du</strong>it à négliger le devoir moral qu’il avait formulé. On<br />

pense alors à Folman qui, en dépit d’un discours simpliste en faveur de<br />

<strong>la</strong> paix, va chercher son Golden Globe à Hollywood pendant que l’armée<br />

de son pays met Gaza à feu et à sang, sans même dire un mot sur le sujet.<br />

C’est donc <strong>la</strong> cohérence entre le discours et les actes de Mograbi qu’il<br />

nous semble important de mettre en avant et de défendre.<br />

Qui, de Mograbi ou de Folman est au service de ceux qui font<br />

l’Histoire ? Qui est au service de ceux qui <strong>la</strong> subissent ? La réponse ne<br />

<strong>la</strong>isse nulle p<strong>la</strong>ce au doute. Hé<strong>la</strong>s pour Mograbi, il se bat contre un État<br />

démocratique dont les citoyens approuvent les crimes à 90%. Dès lors,<br />

comment faire entendre sa voix ? Il semble que le combat soit, pour lui,<br />

per<strong>du</strong> d’avance. Z32 et l’accueil qu’il reçoit dans son pays comme dans le<br />

reste <strong>du</strong> monde semblent le vouer à<br />

l’impuissance. Pour Mograbi semble venu le<br />

temps de l’amertume, lui qui a toujours cherché<br />

à ne jamais distinguer révolte politique et<br />

création artistique. À <strong>la</strong> fin de Pour un seul de<br />

mes deux yeux, il se rend sur p<strong>la</strong>ce et met en<br />

scène sa colère et, déjà, son impuissance à faire<br />

changer les choses, à faire ouvrir <strong>la</strong> grille qui<br />

empêche les enfants palestiniens de rentrer<br />

chez eux après l’école. Avec Z32, il change de<br />

stratégie, continue d’une autre manière à se<br />

battre, mais l’ironie sardonique qui le caractérise<br />

est désormais teintée d’un certain lyrisme mé<strong>la</strong>ncolique (conféré par les<br />

chœurs et ses interrogations qu’il chante). Mé<strong>la</strong>ncolie liée à un certain<br />

découragement face à l’aggravation de <strong>la</strong> situation2 . Le ton désabusé<br />

Pour un seul de mes deux yeux<br />

1 À ce sujet, lire l’article <strong>du</strong> Monde Diplomatique : Edward W. Said, « Albert Camus, ou l’inconscient colonial », Le Monde<br />

Diplomatique, novembre 2000. Consulté en ligne. <br />

2 « Je n’ai aucun espoir. La majorité de mes concitoyens ont soutenu l’offensive sur Gaza comme s’ils étaient victimes<br />

de leur propre propagande. Israël ne cesse de se droitiser. Avec ces élections, ce processus atteint son paroxysme et les<br />

extrémistes vont con<strong>du</strong>ire le pays jusqu’au prochain bain de sang. Je ne suis absolument pas surpris, seulement triste. »<br />

Télérama n°3085.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

45


qu’il adopte désormais rappelle celui de Godard dans Notre musique<br />

dans lequel celui-ci filme l’impossibilité pour l’artiste de faire entendre<br />

<strong>la</strong> voix des prisonniers. Les poèmes sont déc<strong>la</strong>més dans une<br />

bibliothèque vide. Les Indiens errent comme des âmes en peine.<br />

Godard se rend encore à Sarajevo, mais il visite des ruines et continue<br />

à se mettre en scène dans <strong>la</strong> posture <strong>du</strong> vieux sage qui ne peut que se<br />

livrer à un agencement critique des images dans une leçon dont il a le<br />

secret. C’est ce qui reste aussi à Mograbi : filmer, questionner ces<br />

images.<br />

On craint très fort que Mograbi ne suive <strong>la</strong> même voie et que lui<br />

aussi n’ait d’autre pouvoir que de déconstruire les images de crimes<br />

qui ont déjà eu lieu et qui continueront quoi qu’il arrive. On craint<br />

très fort qu’il ne se résigne au rôle de clown b<strong>la</strong>nc d’Israël, tel Buster<br />

Keaton dans le Film de Beckett, terrifié par sa propre image, reflet<br />

d’une âme qui hante le peuple violent auquel elle appartient.<br />

Dans son film, Godard reprend à son compte <strong>la</strong> formule de Camus<br />

dans Le mythe de Sisyphe : « Le suicide est <strong>la</strong> seule question philosophique<br />

vraiment sérieuse ». Il conte l’histoire d’une jeune femme révoltée qui<br />

se fait tuer par <strong>la</strong> police, en simu<strong>la</strong>nt un attentat-suicide. En guise<br />

de dynamite, son sac ne contient que des livres. Ainsi, Notre musique<br />

mettait en scène le sacrifice et le renoncement de l’homme (ou<br />

plutôt de <strong>la</strong> femme) révolté(e) face à l’absurdité <strong>du</strong> monde. Reste à<br />

espérer que cette sombre petite histoire ne quitte pas le champ de <strong>la</strong><br />

fiction...<br />

L’attentat d’Olga<br />

46 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

Raphaël C<strong>la</strong>irefond<br />

Dans Notre Musique, le geste désespéré d’Olga qui con<strong>du</strong>it à sa mort est un<br />

simu<strong>la</strong>cre d’attentat-suicide qui se déroule dans un lieu symbolique : un <strong>cinéma</strong> de Tel-<br />

Aviv. Le récit qui en est fait par l’interprète nous apprend que dans le sac avec lequel<br />

elle menace l’assemblée, il y avait des livres et non des explosifs. Il paraît difficile<br />

de ne pas lier le destin de ce personnage à celui des attentats palestiniens dont on<br />

entend généralement parler dans l’actualité. L’attentat-suicide a été l’une des formes<br />

de lutte extrêmement violentes privilégiée par les Palestiniens avant <strong>la</strong> fermeture<br />

d’Israël par des murs quasiment infranchissables. Récemment encore, un Palestinien<br />

<strong>la</strong>nçait mortellement une pelleteuse contre des habitants de Jérusalem, utilisant pour<br />

arme un symbole de <strong>la</strong> destruction des habitations palestiniennes dans les territoires<br />

occupés. Ce terrible attentat-suicide semble marqué par <strong>la</strong> nécessité d’injecter de <strong>la</strong><br />

fiction (celle des colons israéliens qui s’étendent tout autour de Jérusalem) dans le<br />

réel sordide, à <strong>la</strong> marge, où les Palestiniens se trouvent confinés et acculés. Pourquoi<br />

Godard choisit-il dans son film de faire porter cet acte de l’attentat (en tant qu’il est<br />

fictif) sur les épaules de <strong>la</strong> jeune Israélienne ? Il semble que le cinéaste tente ici, lui<br />

aussi, d’établir un pont entre <strong>la</strong> « fiction » et le « documentaire » dans <strong>la</strong> fiction <strong>du</strong><br />

geste de <strong>la</strong> jeune fille comme seul et ultime salut possible de l’Israélienne révoltée,<br />

empruntant les réelles méthodes de lutte des Palestiniens, pour <strong>la</strong> paix.<br />

Jean-Mauriche Rocher


طنجرة ضغط<br />

Cocotte-Minute<br />

Yadon I<strong>la</strong>heyya, Divine Intervention. Prix <strong>du</strong> jury au festival de Cannes en 2002. Depuis,<br />

son auteur Elia Suleiman a semble-t-il peu tourné ; il est revenu cette année en compétition<br />

à Cannes avec le film The Time That Remains. Le film est passé le même jour que le nouvel<br />

opus a priori abject de Gaspar Noé. Elia Suleiman se définit comme israélo-palestinien ; il<br />

est né à Nazareth. Intervention divine commence par une scène où des enfants de Nazareth<br />

pourchassent et poignardent un père Noël. Celui-ci, pour retarder ses poursuivants, sème les<br />

cadeaux derrière lui ; mais les enfants impitoyables n'ont en tête que leur proie. À Nazareth<br />

on ne croit plus trop au père Noël, surtout pas celui de Coca-Co<strong>la</strong>. Nulle fiction pour consoler<br />

un peuple privé d'existence. Survient Suleiman, qui semble proposer son propre corps et sa<br />

propre vie comme matière d'un nouveau récit.<br />

Intervention divine, « Yadon I<strong>la</strong>heyya » ; tra<strong>du</strong>ire : « <strong>la</strong> main de Dieu ». Dans le film on a<br />

des mains qui se serrent, comme quand Elia aide son père à se relever ; des mains qui se<br />

caressent, s'entremêlent, se frôlent : c'est <strong>la</strong> seule intimité que l'on verra entre le héros et son<br />

amante. De belles mains délicates, d'un dessin et d'une grâce, d'une sensualité orientales, qui<br />

jouent à se toucher, à se blottir l'une dans l'autre. La main vient toucher une autre main, elle<br />

est là pour faire lien, transmission. La « main de Dieu » est quelque chose qui se transmet, et<br />

d'intermédiaire en intermédiaire, vient agir dans le monde.<br />

La main d'Elia Suleiman n'est pas très douée pour l'action, lui-même peu tenté par le<br />

mouvement. Il a certes <strong>la</strong> face lunaire, les yeux sail<strong>la</strong>nts de Buster Keaton – en plus triste et<br />

plus fatigué – ; mais Keaton était un merveilleux cascadeur, l'un des plus grands maîtres au<br />

monde de l'art de <strong>la</strong> chute ; Suleiman se tient raide et droit face à <strong>la</strong> caméra, comme une<br />

question immobile, un reproche posé au milieu de l'espace de <strong>la</strong> vision. Corps encombrant,<br />

corps en trop, ne sachant pas quoi faire de lui-même. Parfois ne reste de lui qu'une silhouette<br />

noire venant obstruer le champ ; pour quoi faire ? Pour être aux avant-postes <strong>du</strong> voir. Voilà ce<br />

qu'il fait surtout : guetter, c'est un guetteur.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

47


1. Documentaire : divers aspects burlesques d'Israël et de <strong>la</strong> Palestine en 2000<br />

Suleiman : Je ne crois pas <strong>du</strong> tout à <strong>la</strong> possibilité de rendre compte de <strong>la</strong> violence <strong>la</strong> plus<br />

grande en l’abordant de front, en en « faisant le portrait ». Si vous faites ça, alors vous êtes certain,<br />

esthétiquement, et politiquement, de rater votre cible : quand vous insérez l’image de <strong>la</strong> violence,<br />

vous devenez responsable des limites que vous assignez à <strong>la</strong> douleur subie par quiconque est<br />

torturé, passé à tabac, violé... C’est toujours impossible de connaître l’éten<strong>du</strong>e de l’effroi, de <strong>la</strong><br />

douleur ou de l’angoisse... Pourquoi prétendre représenter <strong>la</strong> douleur, alors qu’elle ne vous sera<br />

jamais accessible telle que l’autre <strong>la</strong> subit ? La seule possibilité pour moi, en fait, c’est de maintenir<br />

l’ambiguïté <strong>du</strong> rapport que j’entretiens à cette violence, en <strong>la</strong> faisant travailler. L’allusion, c’est pour<br />

moi cette procé<strong>du</strong>re qui <strong>la</strong>isse le spectateur libre de ses interprétations, de son imagination, qui<br />

ne le prend pas en otage. Au <strong>cinéma</strong>, dès que vous montrez quelque chose, ce que vous montrez<br />

appartient dès lors au passé. C’est comme si vous disiez : « Ça a eu lieu, ils ont fait ça ainsi. »<br />

Montrer, c’est historiciser. Et c’est comme se débarrasser <strong>du</strong> problème. Alors que si vous ne faites que<br />

suggérer, vous signalez une puissance virtuelle d’actualisation, contenue dans cette suggestion. 1<br />

La violence qui se lève dans cette région <strong>du</strong> monde est celle de l'homme ayant per<strong>du</strong><br />

son séjour, condamné à <strong>la</strong> survie. Palestiniens emmurés vivants et sombrant dans l'asphyxie ;<br />

Israéliens présentés sous <strong>la</strong> forme <strong>du</strong> soldat et <strong>du</strong> policier, ré<strong>du</strong>its à une pantomime stéréotypée,<br />

clones de clowns sadiques : toutes les formes de <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die causée par un air irrespirable.<br />

On peut parler d'auto-intoxication d'un peuple. Suleiman parle de sa disparition. Que veut<br />

signifier <strong>la</strong> « disparition d'un peuple », sinon que le peuple palestinien devient israélien par <strong>la</strong><br />

seule force d'acculturation, d'uniformisation de <strong>la</strong> technique, celle bureaucratique <strong>du</strong> papier<br />

d'identité n'étant pas moins redoutable que celle des chars. Mais dans ce rapt, le peuple<br />

israélien n'en devient pas moins palestinien malgré lui. Et cette fusion de deux peuples en<br />

un seul pourrait être <strong>la</strong> meilleure chose si elle n'était faite au profit d'une stérilisation, d'une<br />

déshumanisation qui maintient et fait proliférer toutes les séparations, tous les partages,<br />

jusqu'au point où le sang ou <strong>la</strong> religion deviennent les critères d'une ségrégation méthodique.<br />

À ce point de tyrannie, le peuple oppresseur voit ses propres valeurs dissoutes par le nihilisme<br />

auquel l'a amené <strong>la</strong> défense de ses intérêts. Si bien qu'il faut parler d'une double disparition,<br />

asymétrique : un peuple dévoré par sa faiblesse, l'autre par sa propre force monstrueuse.<br />

Le burlesque de Suleiman fait partie <strong>du</strong> documentaire, il en est <strong>la</strong> matière même.<br />

Humour silencieux, fait non de jeux de mots ou de psychologie, mais de gags formels,<br />

fonctionnels, mathématiques ; comique de situation, mais de situations topologiques<br />

avant d'être existentielles. Tati, Keaton sont les auteurs auxquels se rattache Elia Suleiman.<br />

Ce sont eux qui pro<strong>du</strong>isent l'image <strong>la</strong> plus géométrique. Leur humour est exempt de tout<br />

pathos, contrairement à celui de Chaplin. Les intéressent <strong>la</strong> confrontation entre l'homme et<br />

<strong>la</strong> machine, et tous les états, toutes les postures par lesquels doit passer l'homme dans son<br />

effort d'adaptation à l'inhumain, contrairement encore au Chaplin humaniste. L'important<br />

n'est pas de filmer l'histoire mais le fait ; ici le documentaire et les moyens formels de l'œuvre<br />

sont indiscernables. On a un documentaire synthétique, pro<strong>du</strong>isant non pas des documents<br />

1 Entretien avec Elia Suleiman, Vacarme, n°8.<br />

48 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


uts mais des rapports, des recoupements de documents. Les scènes comiques forment une<br />

succession d'aphorismes, qui sont en même temps des coups d'œil, des prises photographiques<br />

de <strong>la</strong> réalité observée par le cinéaste, choisies pour leur pouvoir de concentrer l'expression <strong>la</strong><br />

plus c<strong>la</strong>ire des rapports de force, des champs qui quadrillent l'espace où a lieu cette disparition<br />

d'un peuple.<br />

On a le portrait d'un homme englué dans une action ralentie, les nerfs à vif, agité de<br />

comiques faux mouvements d'agacement et de mauvaise foi. Un homme suffocant, fumant<br />

à <strong>la</strong> chaîne jusque dans les couloirs de l'hôpital, croisant son infirmière clope au bec, ne se<br />

<strong>la</strong>ssant jamais de faire pétarader son moteur devant sa porte. Il manque d'air : autrement dit il<br />

manque d'espace. Cet homme se tient immobile, en position de guetteur <strong>du</strong> temps qui passe<br />

et où il ne se passe rien, envahi par <strong>la</strong> raideur, l'inertie ; car tout l'air est parti dans <strong>la</strong> fumée<br />

noirâtre des cigarettes et des moteurs à explosion, il n'en reste plus assez pour les muscles et<br />

le sang. Plus d'air, plus de souffle, donc plus de parole. Le bruit des moteurs ne couvrira que le<br />

chant des oiseaux ; au-delà règne un absolu silence. Il y a dans Chronique d'une disparition une<br />

scène qui revient : une voiture s'arrête devant un bar, en descendent deux hommes, d'abord<br />

deux amis, puis un père et son fils ; le premier se précipite pour battre l'autre, qui se défend ;<br />

les mouvements sont théâtraux, mais les coups sont sans force ; on intervient pour les séparer<br />

avec de grands gestes. Puis ils remontent en voiture côte à côte et repartent. C'est là une risible<br />

singerie de <strong>la</strong> violence. La vraie violence c'est celle des cigarettes que les hommes fument à<br />

<strong>la</strong> chaîne pour s'accorder lentement au rythme de leur disparition programmée par asphyxie.<br />

La violence est retournée contre soi, contre son propre fils, contre son voisin. C'est un peuple<br />

qu'on nous montre comme privé de <strong>la</strong> possibilité de parvenir à l'âge a<strong>du</strong>lte, enfermé dans une<br />

vie puérile ; privé de <strong>la</strong> possibilité d'une fondation quelconque, et de reprendre son existence<br />

à son nom ; une espèce de condamnation à l'état de mineur perpétuel.<br />

Seul ou à deux, on reste assis à contempler en silence le spectacle de <strong>la</strong> rue déserte. Un<br />

commerçant passe des semaines entières sans voir un client. Il faut dix hommes pour tuer un<br />

serpent. Il y a toujours une disproportion entre <strong>la</strong> situation et l'action : un noyau d'abricot suffit<br />

pour désintégrer un tank ; mais un policier est incapable d'assurer <strong>la</strong> surveil<strong>la</strong>nce d'un aveugle,<br />

et doit même lui demander son chemin. C'est avec des mouvements de danseur que les<br />

garagistes se penchent sur le capot des voitures. Tantôt des moyens démesurés par rapport à<br />

<strong>la</strong> petitesse de l'action à accomplir, tantôt des moyens dérisoires pour une action gigantesque.<br />

Ce<strong>la</strong> correspond à <strong>la</strong> manière dont Deleuze distingue entre Chaplin, dont le burlesque renvoie<br />

à une petite forme Action-Situation-Action', et Keaton qui parvient à inventer un burlesque<br />

reposant sur <strong>la</strong> grande forme organique, épique SAS' : « Il ne s'agit plus d'une petite différence<br />

qui va faire valoir des situations opposables, il s'agit d'un grand écart entre <strong>la</strong> situation donnée<br />

et l'action comique atten<strong>du</strong>e (loi de <strong>la</strong> grande forme). » 2 L'important, ce qui se vérifie, c'est que,<br />

comme chez Keaton et Tati, ça marche, tout fonctionne. « Pas de catastrophes burlesques chez<br />

Tati comme on peut encore en voir chez les Américains : The Party de B<strong>la</strong>ke Edwards, mais plutôt<br />

une fatalité de réussite qui évoque Keaton. Tout ce qui est entrepris, prévu, programmé, marche et,<br />

si comique il y a, c'est justement dans le fait que ça marche. » 3 La machine fonctionne toujours,<br />

voilà <strong>la</strong> morale g<strong>la</strong>çante de ces « comiques » ; car chez Suleiman, <strong>la</strong> technique est l'outil de <strong>la</strong><br />

disparition, son moyen et peut-être sa cause, étant animée d'une « volonté », d'une tendance<br />

à étendre son fonctionnement jusqu'à s'emparer de <strong>la</strong> matière vivante.<br />

2 Gilles Deleuze, L’Image-Mouvement, page 238.<br />

3 Serge Daney, « Eloge de Tati », La Rampe.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

49


2. Fiction : autoportrait en cocotte-minute<br />

Suleiman : After that I start to build tableau after tableau, like you pigment it, and when I<br />

feel that every tableau is weighty enough, is potentially multi<strong>la</strong>yered – it's something I feel, it's<br />

just a sense – then it becomes a scene. I do another one, and another. . . and then at a certain<br />

moment, I have all these scenes, like the cards like you saw in the film, and I start to do a kind of<br />

poetic montage. I discover the narrative as I go along. I do not preconceive a narrative, I cannot<br />

start by saying, "I'm going to make my next film about . . ." No, no. It's just from my daily notes,<br />

like a writer takes notes and then tells you afterward, in the re<strong>du</strong>ctive sense, what the story line<br />

is. What is Divine Intervention about? It's about a man who's losing his father, who is dying, and<br />

he's losing the woman, who's on the other side of the border. But it's not really about that, in fact. I<br />

mean I speak near the subject, I never really talk about it – I don't have that presumption . . . 4<br />

Le film raconte aussi une fiction, l'autofiction d'Elia Suleiman. Toutes les observations<br />

photographiques de <strong>la</strong> vie quotidienne en Palestine, toutes les saynètes burlesques saisies par<br />

l'œil d'Elia, relèvent de <strong>la</strong> description dans <strong>la</strong> mesure où il n'y a pas de capitalisation narrative,<br />

pas d'accumu<strong>la</strong>tion d'un suspens ou d'un enjeu. C'est sans doute schématique de dire ce<strong>la</strong>, car<br />

ces saynètes sont prises dans une structure qui les reprend, les répète, les varie, les ordonnant<br />

selon une logique qui contient déjà un discours. Un homme attend à un arrêt de bus, le voisin<br />

vient lui crier, l'air mécontent, que le bus ne passe plus ici, mais il ne bouge pas ; ce n'est<br />

qu'à <strong>la</strong> troisième répétion qu'on nous montre le contrechamp, <strong>la</strong> femme sur son balcon que<br />

l'homme attend désespérément. Au milieu de ces récits secondaires, il y a au premier p<strong>la</strong>n le<br />

récit principal, qui nous est narré en ellipses et pointillés, dans les marges de <strong>la</strong> description.<br />

Ce récit est celui, quasi-épique, <strong>du</strong> destin d'un « héros ». Le personnage de cinéaste muet joué<br />

par Suleiman est un personnage épique au sens où le héros keatonien l'était : personnage<br />

al<strong>la</strong>nt à <strong>la</strong> rencontre <strong>du</strong> monde et appelé à lutter contre l'univers déchaîné.<br />

D'un point de vue psychanalytique, le scénario de ce récit serait : <strong>la</strong> maniaco-dépression<br />

<strong>du</strong> prisonnier. Le prisonnier a per<strong>du</strong> l'espace, est enfermé dans le temps. La métaphysique est<br />

l'affaire <strong>du</strong> prisonnier. Son esprit joue avec les essences et les Idées, qui deviennent réelles par<br />

leur absolue absence. Le prisonnier n'a plus que le passé. Obligé de venir sans fin le repeupler,<br />

il investit son arbre généalogique, réinvente l'histoire de sa race et de sa tribu à <strong>la</strong> mesure de<br />

ce dernier temps qu'il incarne, celui de sa condamnation. Tout devait donc finir ainsi ; tout a<br />

déjà eu lieu. Ainsi dernier témoin de son peuple, il en est le dernier membre à disparaître. Mais<br />

bientôt il caresse le rêve de sa sortie, et devient alors, l'espace d'un rêve, le recommencement<br />

de l'histoire.<br />

Soit donc un cinéaste, Elia, vivant à Jérusalem-Est, dont le père ma<strong>la</strong>de vit à Nazareth, et<br />

<strong>la</strong> femme qu'il aime à Ramal<strong>la</strong>h. L'histoire se construit autour de ces coordonnées spatiales :<br />

le couple est séparé par une frontière matérialisée par le checkpoint. C'est une frontière qu'on<br />

4 « Dialogue with Khalil Rabah », Khalil Rabah catalogue, Gallerie Anadiel, 1998, p.25, Journal of Palestine Studies XUX, n° 2 (Winter 2000),<br />

pp. 95-101a.<br />

50 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


ne peut franchir que dans un seul sens : l'héroïne ne peut rejoindre le héros à Jérusalem. Leur<br />

amour se voit ainsi interdit. Le récit se scinde en séquences vraies et séquences fantasmées.<br />

Elia, en déshérence de son monde, tend à se vivre comme personnage de fiction : sa première<br />

scène dans le film est celle où il fait exploser un char avec un noyau d'abricot. Plus tard, le<br />

héros reviendra seul, de plus en plus figé derrière l'écran de son pare-brise, apercevant tout ce<br />

qu'il y a à voir de son pays dans ce nœud <strong>du</strong> trafic, cet axe, ce point de fuite. Ce checkpoint n'est<br />

pas une métaphore ; c'est physiquement le point où <strong>la</strong> rencontre a lieu, le lieu de toutes les<br />

rencontres, <strong>la</strong> frontière. C'est un peu comme dans The Matrix des frères Wachowsky, les pilotes<br />

<strong>du</strong> vaisseau de <strong>la</strong> résistance ont appris à lire sur leurs écrans à quels événements renvoient les<br />

lignes de code informatique ; ils ne voient plus ces lignes mais les scènes qu'elles signifient.<br />

Les héros des deux films ont plusieurs points de ressemb<strong>la</strong>nce : vêtus de noir, leurs gestes<br />

lents, hiératiques indiquent un pouvoir caché, une assurance secrète. Ils sont à <strong>la</strong> fois de ce<br />

monde-ci et d'ailleurs, ce qui leur donne d'étranges pouvoirs. L'héroïne, par le seul pouvoir<br />

de sa beauté, franchit le checkpoint sous les yeux des soldats ; son mouvement atteint un tel<br />

point de grâce qu'il tranche l'air autour d'elle, et fait s'effondrer un mirador.<br />

Dans <strong>la</strong> scène <strong>la</strong> plus connue <strong>du</strong> film, à <strong>la</strong>quelle Godard donne un malus dans Vrai faux<br />

passeport, l'héroïne, muée en guerrière à <strong>la</strong> fois terroriste, ninja, figure christique (<strong>la</strong> couronne<br />

d'épines est remp<strong>la</strong>cée par une couronne de balles de fusil), démolit une escouade de Tsahal<br />

et fait exploser un hélicoptère. Elle se bat avec des fléchettes ornées <strong>du</strong> croissant et de l'étoile,<br />

et un bouclier en forme de carte d'Israël ; son voile lui sert à enlever un fusil des mains de son<br />

ennemi. Les effets spéciaux médiocres et délibérément ma<strong>la</strong>droits annulent en <strong>la</strong> discréditant<br />

<strong>la</strong> violence représentée. On enchaîne sur le héros seul dans sa cuisine, pleurant car occupé<br />

à couper des oignons : cette guerre est un mauvais rêve. Le terrorisme prend ici <strong>la</strong> forme <strong>du</strong><br />

canu<strong>la</strong>r, il s'agit de stigmatiser ceux qui s'attaquent à un tank avec un noyau d'abricot. La<br />

logique de <strong>la</strong> scène c'est que les terroristes n'ont que des symboles à opposer aux armes<br />

réelles de leur adversaire. De là le syncrétisme, façon pot-pourri, qui fait se réunir les ninjas,<br />

le Christ, l'Is<strong>la</strong>m, le drapeau de <strong>la</strong> Palestine, <strong>la</strong> figure de <strong>la</strong> femme et le contour de <strong>la</strong> carte<br />

d'Israël. C'est <strong>la</strong> grande braderie des symboles, un iconoc<strong>la</strong>sme consistant à dresser le tableau<br />

des « adversaires symboliques » d'Israël, qui démontre par l'absurde que cette lutte épique<br />

n'est qu'un prétexte à faire jouer <strong>la</strong> force. Ce qui fait <strong>la</strong> puissance de <strong>la</strong> technique c'est de ne<br />

pas avoir de nom, pas d'histoire, pas de visage. À ce<strong>la</strong> s'oppose dérisoirement <strong>la</strong> puissance<br />

des symboles. Le « terrorisme » c'est déjà toute <strong>la</strong> fiction, toutes les histoires venant enrayer,<br />

gripper <strong>la</strong> rationalité de <strong>la</strong> machine.<br />

Au terme de sa vision, Elia se retrouve chez lui, assis dans <strong>la</strong> cuisine à côté de sa mère. Ils<br />

font face à une cocotte-minute qui siffle sur le feu. Auparavant à cette p<strong>la</strong>ce c'était le père qui<br />

se tenait immobile ; il était <strong>la</strong> figure même <strong>du</strong> stoïcisme, encaissant sans un mot les mauvaises<br />

nouvelles apportées par le courrier. La mère prévient le fils qu'il est temps d'arrêter le feu.<br />

Avant l'explosion. La vie <strong>du</strong> père de Suleiman lui apparaît comme un territoire, un lieu qui le<br />

protégeait en l'enracinant quelque part. Et ce<strong>la</strong>, non pas en vertu d'un récit ou d'une foi, mais<br />

par <strong>la</strong> simple matérialité de son corps qui tenait droit. Privé de ce dernier lieu, de ce dernier<br />

point d'appui, Elia semble ne voir plus rien à quoi s'accrocher pour empêcher l'inexorable<br />

catastrophe.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

51


3. La machine de Keaton<br />

La scène qui s'oppose à celle-ci est celle où les héros vont utiliser le leurre constitué par un<br />

ballon rouge orné <strong>du</strong> visage de Yasser Arafat pour distraire l'attention des soldats et franchir<br />

le checkpoint. Les soldats indécis n'osent pas tirer sur le ballon qui s'envole gracieusement<br />

pour venir se poser sur le sommet <strong>du</strong> Dôme <strong>du</strong> Rocher. Ainsi le leurre, <strong>la</strong> baudruche, est<br />

préservé, vient couronner <strong>la</strong> coupole dorée. Ceci renvoie à Chronique d'une disparition : on<br />

y voit également <strong>la</strong> compagne <strong>du</strong> héros cinéaste s'engager sans lui dans une résistance qui<br />

prend <strong>la</strong> forme <strong>du</strong> canu<strong>la</strong>r. Dans un cas les policiers regardent le ballon au lieu de <strong>la</strong> voiture<br />

des héros, dans l'autre ils arrêtent un mannequin à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce de <strong>la</strong> terroriste qu'ils étaient venus<br />

chercher. Il y a ici l'affirmation <strong>du</strong> cinéaste qu'en un certain point <strong>la</strong> fiction vient forcer le<br />

réel et détourner son cours. On retrouverait <strong>la</strong> vision « machinique-anarchiste » de Keaton,<br />

que Deleuze oppose au socialisme « humaniste-communiste » de Chaplin. C'est un modèle<br />

politique qui se pose ici comme résistance à <strong>la</strong> disparition d'un peuple entraînée par l'usage<br />

de <strong>la</strong> technique. « Les deux formes essentielles <strong>du</strong> gag chez Keaton, le gag trajectoire et le gag<br />

machinique, sont les aspects d'une même réalité, une machine qui pro<strong>du</strong>it l'homme sans mère ou<br />

l'homme de l'avenir. Le grand écart entre <strong>la</strong> situation immense et le héros minuscule sera comblé<br />

par ces fonctions minorantes et ces séries récurrentes qui rendent le héros égal à <strong>la</strong> situation. » 5<br />

Le couple est pris dans l'agencement voiture-route-checkpoint-papiers d'identité-soldats.<br />

Il y a <strong>la</strong> machine d'État, bureaucratique et militaire, qui les sépare : lui est Israélo-Palestinien,<br />

installé à Jérusalem-Est en tant que cinéaste primé dans les festivals internationaux, Palestinien<br />

intégré, mais au prix <strong>du</strong> reniement d'une partie de lui-même : à <strong>la</strong> fois <strong>la</strong> fierté patriotique <strong>du</strong><br />

père et <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue maternelle lui font défaut (il ne parle pas, peut seulement regarder). Elle,<br />

Palestino-Israélienne, est à Ramal<strong>la</strong>h, territoire non seulement spolié mais occupé, soumis au<br />

quadril<strong>la</strong>ge militaire. Dans Chronique d'une disparition, l'amie d'Elia se voit refuser le droit de<br />

trouver un logement à Jérusalem à cause de son nom arabe. Leur amour essaie de traverser<br />

<strong>la</strong> machine d'État, de <strong>la</strong> subvertir, de lui accoler une machine désirante. « Ce sont les mêmes<br />

machines, mais ce n'est pas le même régime. » 6 L'élément en plus, <strong>la</strong> fonction minorante qui rend<br />

possible le détournement de <strong>la</strong> machine à l'usage <strong>du</strong> couple, est le ballon rouge sur lequel<br />

est dessiné le visage de Yasser Arafat. C'est cette baudruche qui dans un montage dadaïste va<br />

permettre de superposer <strong>la</strong> machine désirante à <strong>la</strong> machine sociale. Est ainsi réalisé « le rêve<br />

de Keaton, prendre <strong>la</strong> plus grande machine <strong>du</strong> monde pour <strong>la</strong> faire marcher avec de tous petits<br />

éléments, <strong>la</strong> convertir ainsi à l'usage de chacun, en faire <strong>la</strong> chose de tout le monde ». 7 « Dans La<br />

Croisière <strong>du</strong> Navigator, <strong>la</strong> machine, ce n'est pas seulement le grand paquebot par lui-même : c'est<br />

le paquebot pris dans <strong>la</strong> fonction minorante où chacun de ses éléments, destiné à des centaines<br />

de personnes, va être adapté à un couple tout seul et démuni. » 8<br />

Le héros suleimanien parvient sans doute à entraîner « l'intervention divine », soit <strong>la</strong><br />

fonction minorante qui lui permet de détourner à son usage <strong>la</strong> force neutre de <strong>la</strong> machine<br />

5 Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, p.242.<br />

6 Gilles Deleuze, Felix Guattari, L’Anti-Oedipe, p.480.<br />

7 Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, p.241.<br />

8 Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, p.240.<br />

52 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


pour franchir <strong>la</strong> frontière avec l'héroïne. Mais une fois ce<strong>la</strong> accompli, pourquoi le couple est-il<br />

voué à <strong>la</strong> séparation ? D'autre part, le héros Elia est totalement muet, c'est-à-dire incapable<br />

d'utiliser <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue maternelle ; pourtant, le dernier p<strong>la</strong>n <strong>du</strong> film le montre assis à côté de<br />

sa mère, faisant face à l'endroit où se tenait le père avant de mourir, et où il n'y a plus à voir<br />

qu'une cocotte-minute sur le feu. C'est que sans doute, Elia Suleiman ne peut que s'en tenir<br />

au constat de l'inéluctabilité de <strong>la</strong> catastrophe. Ce à quoi il est parvenu, c'est peut-être à<br />

gagner un peu de temps, un peu de ce Temps qu'il reste, le titre de son dernier film. Il faut bien<br />

sûr comprendre que <strong>la</strong> situation n'est pas <strong>la</strong> même pour Keaton et pour Suleiman. Keaton a<br />

été engagé dans <strong>la</strong> Première Guerre mondiale comme soldat, mais il n'a en rien vécu le drame<br />

de l'occupation permanente et de <strong>la</strong> disparition d'un peuple.<br />

4. Anabase<br />

Suleiman : At present, my space is purely illusory and I cannot even conceptualize it. I am<br />

living a kind of interiority where the notion of space is not accessible. I just arrived from Nazareth,<br />

for example, but I cannot recall a single image, a single geographic trace of the voyage. The notion<br />

of space for me is mixed up with identity. It is true that I have always questioned the problem<br />

of identity, in all its aspects – identity and its negation, identity and its position, identity and<br />

otherness. But now, I have the feeling that the notion of identity – my identity as a Palestinian –<br />

has lost its meaning as a point of departure for my work, at least in political terms. 9<br />

En fait, vous savez, pour moi, il n’y a pas de terre-patrie ; <strong>la</strong> seule « patrie », c’est <strong>la</strong> mémoire, et <strong>la</strong><br />

mémoire, ce sont d’abord des corps. 10<br />

Si <strong>la</strong> partie « documentaire » ou descriptive <strong>du</strong> film paraît correspondre à <strong>la</strong> description<br />

d'une telle machine à pro<strong>du</strong>ire l'homme de l'avenir, celui <strong>du</strong> « machinisme-anarchisme »<br />

keatonien, <strong>la</strong> partie fictionnelle <strong>du</strong> film semble prendre le chemin inverse d'une reœdipianisation<br />

humaniste. Quelle est donc cette histoire qui nous est ici narrée ? On pourrait<br />

l'appeler : anabase. C'est l'histoire <strong>du</strong> retour au foyer.<br />

Tout d'abord <strong>la</strong> séparation tranchée entre <strong>la</strong> réalité et le fantasme donne un coup d'arrêt<br />

à <strong>la</strong> machine. C'est en termes esthétiques que surgit en premier lieu ce problème : le corps<br />

épique de l'héroïne se rattache trop, quand elle franchit le checkpoint, à une p<strong>la</strong>te soumission<br />

aux valeurs occidentales, modernes et bourgeoises de <strong>la</strong> féminité : ses talons aiguilles, son<br />

tailleur crème, ses lunettes de soleil lui donnent un air bien prosaïque, qui ne se concilie<br />

pas <strong>du</strong> tout avec l'hypothèse d'un corps de grâce illuminant le réel. Une telle remarque ne<br />

constitue-t-elle qu'une indélicatesse, un manque de goût de <strong>la</strong> part <strong>du</strong> critique ? Mais c'est<br />

bien l'auteur Suleiman qui semble avoir per<strong>du</strong> <strong>la</strong> magistrale acidité avec <strong>la</strong>quelle il dévisageait<br />

9 « Dialogue with Khalil Rabah », Khalil Rabah catalogue, Gallerie Anadiel, 1998, p.25, Journal of Palestine Studies XUX, n° 2 (Winter 2000),<br />

pp. 95-101a.<br />

10 Entretien avec Elia Suleiman, Vacarme, n°8.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

53


ses compatriotes : il veut réconcilier de force des tendances trop contraires, et son génie <strong>du</strong><br />

brico<strong>la</strong>ge ne suffit plus à assembler ces éléments épars. Lui manque-t-il une certaine critique<br />

de <strong>la</strong> part maudite de l'Occident, dans l'empressement qu'il montre à vouloir prouver qu'un<br />

pont naturel est possible entre les cultures ?<br />

Lui dont le secret est de ne jamais parler, et de <strong>la</strong>isser le silence régner dans ses films,<br />

emploie <strong>la</strong> musique d'une façon appuyée. La bande originale <strong>du</strong> film est une collection de<br />

morceaux mé<strong>la</strong>ngeant une influence orientale, dans le chant et <strong>la</strong> mélodie, et une influence<br />

moderne, avec des rythmiques de dancefloors : on y trouve le DJ Amon Tobin, ou Mirwais, l'expunk<br />

français devenu pro<strong>du</strong>cteur pour Madonna. Lui faisons-nous alors un procès d'impureté ?<br />

C'est peut-être sa grande force comique de savoir que le <strong>cinéma</strong> est un art impur. Nous<br />

notons simplement cette tendance, un peu systématique à chercher le cross-over musical, le<br />

syncrétisme pop un peu forcé. D'ailleurs cette envahissante bande son recouvre uniformément<br />

les scènes de fantasme et les scènes diégétiques : le I Put A Spell on You de Natacha At<strong>la</strong>s sur <strong>la</strong><br />

scène « réelle » où Elia défie <strong>du</strong> regard l'automobiliste au drapeau israélien, Amon Tobin sur <strong>la</strong><br />

scène fantasmée où le checkpoint s'effondre.<br />

Le trait d’Elia Suleiman semble alors manquer de netteté. Le « corps glorieux » est manqué,<br />

il est mi-figue mi-raisin. C'est peut-être qu'il n'a pas pris <strong>la</strong> mesure exacte de ses moyens. Il y<br />

a une scène dans Chronique d'une disparition, où des soldats pénètrent chez lui alors qu'il est<br />

en pyjama. Les soldats en ordre de commando et formation serrée bondissent à chaque porte<br />

pour surprendre l'occupant selon les règles ; Elia se tient au milieu, passe et repasse devant<br />

eux mais rien à faire, ils ne le remarquent tout simplement pas : il passe visiblement sous<br />

<strong>la</strong> barre de leurs capteurs de danger potentiel. Cette scène injecte le personnage Elia dans<br />

son propre dispositif burlesque : pour une fois il n'est pas qu'un œil photographique, mais<br />

un corps, dont <strong>la</strong> particu<strong>la</strong>rité est de dégager une menace zéro. Et c'est bien de ce point de<br />

vue qu'il incarne un étrange corps épique. Elia Suleiman se filme in<strong>la</strong>ssablement, comme s'il<br />

sentait un mystère autour de son visage. C'est qu'il est, comme celui de Keaton, d'une étrange<br />

beauté, à <strong>la</strong> fois grave et léger, viril et doux. C'est sans aucune emphase sur le sex appeal qu'il<br />

aurait pu, sans doute, réaliser l'exploit de passer le checkpoint sous les yeux des soldats : ils ne<br />

l'auraient pas aperçu, comme s'il avait cet art <strong>du</strong> danseur immobile, cet art de devenir gris, de<br />

se fondre dans le décor, pas caméléon pour autant mais plutôt, homme sans particu<strong>la</strong>rités,<br />

homme simple. Au lieu de <strong>la</strong> machine sans mère des dadaïstes et de Keaton, on le retrouve à<br />

<strong>la</strong> fin assis à côté de sa mère, à pleurer son père. On ne peut tout de même pas lui reprocher<br />

son humanisme. Mais cette volonté d'unir les contraires fait sans doute manquer au film sa<br />

pleine puissance ; et c'est sans doute pour ce<strong>la</strong> qu'il s'attire autant les faveurs des bonnes<br />

âmes des festivals.<br />

54 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

balthazar c<strong>la</strong>ës


Israéliens, Palestiniens, que peut le<br />

<strong>cinéma</strong> ? (carnets de route)<br />

Janine Halbreich-Euvrard<br />

Éditions Michalon, 2005<br />

318 pages<br />

Que peut le <strong>cinéma</strong> ?<br />

Nous pouvions difficilement mettre en œuvre un dossier ayant pour thème<br />

le <strong>cinéma</strong> et les conflits au Proche-Orient sans évoquer le livre somme de Janine<br />

Halbreich-Euvrard, Israéliens, Palestiniens, que peut le <strong>cinéma</strong> ? (carnets de route).<br />

Tombé dessus totalement par hasard dans les rayons d'une bibliothèque que je<br />

fréquente au moment de <strong>la</strong> préparation <strong>du</strong> troisième numéro des <strong>Spectres</strong>, l'ayant<br />

emprunté et lu, je vais tenter de vous en proposer un rapide résumé.<br />

À l'origine de projets culturels et de rencontres <strong>cinéma</strong>tographiques nouvelles<br />

qui avaient pour but de promouvoir les <strong>cinéma</strong>s israélien comme palestinien dans<br />

l'hexagone à partir de <strong>la</strong> fin des années 70, l'auteur, taraudée comme beaucoup<br />

d'Occidentaux par le bien-fondé de ne s'intéresser qu'à distance à <strong>la</strong> réalité locale<br />

des conflits et des luttes, décide de partir, sur une opportunité, en Palestine puis en<br />

Israël, pour voir, par elle-même. Le voyage a lieu en 2004.<br />

Le livre se compose de trois types de contenus principaux qui s'imbriquent les<br />

uns dans les autres. Il y a, d'une part un carnet de route de Janine Halbreich-Euvrard<br />

dans lequel elle revient brièvement sur son périple au jour le jour, d'autre part une<br />

collection d'entretiens avec des cinéastes palestiniens et israéliens, et enfin quelques<br />

analyses <strong>cinéma</strong>tographiques ou historiques proposées par des universitaires ayant<br />

les mêmes origines.<br />

Entre les entretiens, Janine Halbreich-Euvrard évoque ses rencontres avec les<br />

cinéastes et les vives émotions qu'elle a ressenties en visitant les Palestiniens puis les<br />

Israéliens, se focalisant plus particulièrement sur l'accueil des popu<strong>la</strong>tions locales. Son<br />

arrivée dans l'État d'Israël, après son passage en Palestine, ne peut qu'être un choc<br />

amer qu'elle évoque aussi. Ce carnet de route, écrit très simplement, sans aucune<br />

volonté de faire <strong>du</strong> style, reste assez agréable à lire. On sent Janine Halbreich-Euvrard<br />

fermement décidée à tordre le cou aux clichés en décrivant ce qu'elle a réellement<br />

vécu <strong>du</strong>rant son séjour là-bas. Ces pages de témoignage jouent le rôle de discrète<br />

charnière subjective entre les différents entretiens.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

55


Ceux-ci sont séparés en deux parties distinctes qui correspondent donc au<br />

parcours de Janine Halbreich-Euvrard. D'abord <strong>la</strong> Palestine, après Israël, moitiémoitié.<br />

Ce choix de partager en deux suivant une logique territoriale peut être<br />

discuté mais il apparaît bien vite que <strong>la</strong> plupart des artistes s'accommodent bien<br />

peu de cette séparation qui perd toute évidence au fur et à mesure de <strong>la</strong> lecture<br />

<strong>du</strong> livre. Les Israéliens parlent principalement des Palestiniens, ils revendiquent<br />

pour <strong>la</strong> plupart une sorte de flou identitaire (entre sépharades et ashkénazes en<br />

particulier), les Palestiniens des territoires occupés s'intéressent beaucoup au sort<br />

des Palestiniens d'Israël, etc. Chaque entretien est précédé d'une courte biographie<br />

des cinéastes. Janine Halbreich-Euvrard présente ces entretiens, non pas sous <strong>la</strong><br />

forme habituelle <strong>du</strong> question/réponse, mais plutôt sous une forme libre qui <strong>la</strong>isse<br />

<strong>la</strong> parole continue à des cinéastes qui n'ont pas souvent l'occasion d'exprimer leur<br />

point de vue, même et surtout en pratiquant leur art. Revenant sur leurs parcours<br />

respectifs, dressant un état des lieux de leur contrée et <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> qui s'y pratique, ils<br />

en viennent généralement à répondre, à leur manière, à <strong>la</strong> question <strong>du</strong> titre <strong>du</strong> livre :<br />

Israéliens, Palestiniens, que peut le <strong>cinéma</strong> ?. Tout en découvrant des cinéastes pour<br />

<strong>la</strong> plupart méconnus par ici, on apprend des choses très intéressantes, notamment<br />

sur le fonctionnement de <strong>la</strong> machine de propagande et de censure israélienne. U<strong>la</strong><br />

Tabari, par exemple, nous explique <strong>la</strong> polémique qui eut lieu en 2000 lorsqu'on se<br />

rendit compte qu'« on pouvait enseigner l'œuvre <strong>du</strong> poète Mahmoud Darwish dans<br />

les écoles juives, car il est important de connaître son ennemi, mais qu'elle est interdite<br />

dans les écoles arabes, où le ministère jugeait inutile pour les enfants palestiniens de<br />

connaître leur origines, ce<strong>la</strong> pourrait leur donner une force qui deviendrait un danger<br />

pour Israël. »<br />

Plus loin, le journaliste Daoud Kuttab apporte des précisions particulièrement<br />

éc<strong>la</strong>irantes sur le mode de fonctionnement des médias occidentaux vis-à-vis <strong>du</strong><br />

conflit : « (...) Lorsqu'un Israélien se fait tuer, <strong>la</strong> télévision française a une équipe sur p<strong>la</strong>ce,<br />

le cinéaste et le pro<strong>du</strong>cteur rendent visite à <strong>la</strong> famille de <strong>la</strong> victime et en font un reportage.<br />

Lorsque quelqu'un meurt à Jénine, les télévisions se contentent des images d'agences. Or<br />

les agences emploient des cameramen amateurs, peu entraînés, formés pour faire de <strong>la</strong><br />

nouvelle, très bas de gamme. On leur apprend à p<strong>la</strong>cer <strong>la</strong> caméra, à <strong>la</strong> maintenir en p<strong>la</strong>ce<br />

et à filmer ce qui se passe dans <strong>la</strong> rue : qui a <strong>la</strong>ncé <strong>la</strong> pierre, qui a été tué, voilà tout. Pas<br />

de construction, pas d'humanité. Lorsque vous regardez TF1, 80% des images que vous<br />

recevez sur <strong>la</strong> Palestine proviennent des agences tandis que 80% des images israéliennes<br />

ont été filmées par l'équipe de TF1, c'est-à-dire par des professionnels : ce ne sont pas que<br />

des nouvelles, des images et des mots, il y a une histoire et des êtres de chair et de sang.<br />

Les images palestiniennes sont toutes les mêmes : des enterrements, des destructions de<br />

maisons, des tirs et rien d'autre. Les différentes localités sont difficilement accessibles, les<br />

rédacteurs des agences de nouvelles disent à leurs journalistes de leur donner <strong>la</strong> fusil<strong>la</strong>de<br />

<strong>du</strong> jour, <strong>la</strong> violence <strong>du</strong> jour. C'est le thème des nouvelles quotidiennes. Je pourrais décrire<br />

les images les yeux fermés. »<br />

Nurith Gertz et George Khleifi, pour leur part, décryptent pour nous une page<br />

d'histoire <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> palestinien en revenant sur les films dits de « barrages routiers »,<br />

les rep<strong>la</strong>çant dans leur contexte. Ils reviennent longuement sur les différents<br />

traitements des symboles nationaux par les cinéastes palestiniens (analyse poursuivie<br />

quelques pages plus loin avec une étude sur les films d'Elia Suleiman 1 ).<br />

1 Lire également p. l’article de Balthazar C<strong>la</strong>ës.<br />

56 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


Le grand nombre de cinéastes féminines engagées invitées à s'exprimer décale<br />

discrètement mais intentionnellement <strong>la</strong> lutte anti-impérialiste palestinienne, lui<br />

fait prendre une bifurcation féministe. Le mot qui revient dans <strong>la</strong> bouche <strong>du</strong> plus<br />

grand nombre de cinéaste est « optimisme ». Derrière l'évidence qu'un film ne peut<br />

pas, seul, changer le monde, il y a des deux côtés l'espoir qu'il change, ouvre sans<br />

radicalité les regards et les esprits des spectateurs sur <strong>la</strong> situation locale, mais aussi<br />

plus généralement sur le monde. « Je n'ai jamais cru que le <strong>cinéma</strong> ou le théâtre<br />

pouvaient changer les choses. Mais les artistes sont parfois trop modestes. Les réactions<br />

des différents publics m'ont donné beaucoup d'énergie. Nous avons eu <strong>la</strong> chance d'avoir<br />

une histoire à raconter, pas parce que nous étions si malins ou de si bons cinéastes, mais<br />

<strong>la</strong> vie nous a donné l'occasion de raconter une histoire qui pourra peut-être changer,<br />

dans un milieu restreint, toutes proportions gardées, certaines idées reçues », affirme,<br />

par exemple, Juliano Mer Khamis.<br />

Accompagnée en début de voyage par le cinéaste français Dominique Dubosc,<br />

Janine Halbreich-Euvrard lui donne aussi <strong>la</strong> parole. C'est avec une grande honnêteté<br />

que celui-ci décrit son parcours d'intellectuel occidental, avouant son soutien<br />

inconditionnel à Israël avec <strong>la</strong> majorité des intellectuels de son époque au moment<br />

où sa construction ressemb<strong>la</strong>it encore dans les discours officiels à quelque chose<br />

comme une utopie socialiste, avant de basculer, tard, lors d'un voyage, comprenant<br />

alors c<strong>la</strong>irement <strong>la</strong> situation réelle, expurgée de toute <strong>la</strong> propagande médiatique<br />

pro-israélienne.<br />

Pour finir, confirmons que ce livre est assez complet en notant que des<br />

filmographies palestiniennes et israéliennes remarquables se trouvent en fin<br />

d'ouvrage. Elles permettent aux lecteurs curieux de partir à <strong>la</strong> recherche des films<br />

des cinéastes passionnants qui s'y expriment.<br />

Jean-Maurice Rocher<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

57


De <strong>la</strong> pratique et de <strong>la</strong> contradiction<br />

Clint Eastwood / Spike Lee<br />

Textes de<br />

Stéphane Belliard et<br />

Jean-Maurice Rocher<br />

Pas de miracle pour les <strong>Spectres</strong>, Clint<br />

Étendard de <strong>la</strong> mémoire<br />

58 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


Pas de miracle pour les <strong>Spectres</strong>, Clint<br />

« Eastwood ne filme pas avec les spectres... »<br />

Borges, dans le topic Absent from history : the b<strong>la</strong>ck soldiers<br />

at Iwo Jima... sur le forum des Cahiers <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong>.<br />

Un doute est réapparu pendant le festival de Cannes 2008 lorsque Spike Lee <strong>la</strong>nça sa<br />

polémique sur Eastwood (lire ci-contre) : celui qui, au cours des années 60/70, passait auprès<br />

<strong>du</strong> spectateur <strong>la</strong>mbda pour un homme de droite limite facho, celui qui à l’orée des années<br />

80 devint un cinéaste accompli aux yeux de <strong>la</strong> critique, celui qui au cours de cette dernière<br />

décennie devint le cinéaste américain de référence non seulement chez les cinéphiles mais<br />

aussi auprès <strong>du</strong> public (il est maintenant presque l’égal de Spielberg en terme de popu<strong>la</strong>rité),<br />

celui-là donc, revêtit à nouveau l’habit de <strong>la</strong> suspicion idéologique chez certains, comme à <strong>la</strong><br />

grande époque de l’inspecteur Harry. Et comme si ce<strong>la</strong> ne suffisait pas, il apporta son soutien<br />

au vétéran <strong>du</strong> Vietnam Mc Cain pour l’élection présidentielle américaine de 2008. Bizarre, vous<br />

avez dit bizarre ?<br />

Alors ? Quid de cette polémique entre Eastwood et Lee ? Depuis longtemps, depuis Bird<br />

pour être précis, les deux cinéastes avaient des comptes à régler. Pour Spike Lee, F<strong>la</strong>gs of our<br />

Fathers 1 re<strong>la</strong>nçait leur querelle et donnait à voir un archétype de <strong>la</strong> représentation des Noirs<br />

dans l’armée américaine. Pour Lee <strong>la</strong> question est : les Noirs n’auraient-ils pas le droit à <strong>la</strong> fiction,<br />

à <strong>la</strong> glorification, à <strong>la</strong> mythologie américaine ?<br />

« The white tree » disait Borges à l’époque sur le site des Cahiers dans le topic resté célèbre<br />

cité en exergue de cet article. « Le péché originel » (<strong>la</strong> culpabilité) disait le personnage <strong>du</strong> metteur<br />

en scène interprété par Eastwood lui-même dans White Hunter B<strong>la</strong>ck Heart et inspiré de John<br />

Huston et John Ford. Culpabilité : le mot est lâché. Le héros chez Clint se sent coupable mais<br />

seulement parce qu’il est seul, abandonné et vieux.<br />

Dans Gran Torino, par exemple, l’histoire commence par<br />

deux rituels se dérou<strong>la</strong>nt côte à côte : le premier dans une<br />

famille d’origine asiatique (des Hmongs pour être plus exact),<br />

l’autre chez d’anciens immigrés polonais dont Walter Kowalski<br />

(Eastwood) est le patriarche (et qui n’a plus rien d’une famille<br />

d’exilés : il n’y a qu’à voir <strong>la</strong> manière dont se comportent ses<br />

petits-enfants). Ce dernier, secoué qu’il est par <strong>la</strong> perte de sa<br />

femme, ne se rend pas compte <strong>du</strong> baptême (ou <strong>du</strong> moins<br />

ce qui semble être un équivalent <strong>du</strong> baptême chrétien) que<br />

célèbrent ses voisins, et les traite de barbares. Dans le p<strong>la</strong>n<br />

1 Suite à <strong>la</strong> polémique, de nombreux historiens de l’autre côté de l’At<strong>la</strong>ntique se penchèrent sur le sujet et s’accordèrent pour dire qu’il y eut<br />

entre 700 et 900 Noirs qui débarquèrent sur l’île d’Iwo Jima sur les 70 000 soldats présents et que ceux-ci restèrent loin des lignes de front. Mais<br />

pour Yvonne Latty, professeur à l’université de New York et auteur d’un livre sur les anciens combattants noirs, ces soldats ont ainsi joué un rôle<br />

clé à Iwo Jima. Ils « faisaient le boulot le plus dangereux », a affirmé l’historienne à Time Magazine.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

59


La polémique entre Spike Lee et Clint Eastwood :<br />

suivant, nous voyons <strong>la</strong> grandmère<br />

asiatique s’inquiéter que<br />

sa fille ne se remarie pas et que<br />

personne dans <strong>la</strong> maison ne<br />

puisse tenir <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>du</strong> gendre<br />

disparu. Elle pense que Thao, le<br />

dernier homme de <strong>la</strong> famille, n’a<br />

pas les épaules pour une telle<br />

fonction. Il faut un père pour ce<br />

jeune homme, père qui est son<br />

point central, absent, per<strong>du</strong>.<br />

Thao se cherche des valeurs et<br />

des repères moraux. Eastwood<br />

va petit à petit se transformer<br />

en père symbolique pour lui, va<br />

lui apprendre tout ce qu’il sait<br />

de <strong>la</strong> vie : les codes de bonne<br />

con<strong>du</strong>ite, les codes amoureux,<br />

les codes <strong>du</strong> respect et <strong>du</strong><br />

<strong>la</strong>ngage et lui donner quelques<br />

clefs et quelques outils. On<br />

apprendra un peu plus tard de<br />

<strong>la</strong> bouche de <strong>la</strong> sœur de celuici,<br />

Sue, que les Hmongs sont<br />

un peuple qui vient des régions<br />

montagneuses <strong>du</strong> sud de <strong>la</strong><br />

Chine, de <strong>la</strong> région <strong>du</strong> Guizhou<br />

au nord <strong>du</strong> Vietnam et <strong>du</strong> Laos<br />

pour être plus précis. Une partie<br />

des Hmongs qui ont combattu<br />

avec les Américains a migré aux<br />

États-Unis lors des persécutions<br />

d’après-guerre. « J’ai plus de<br />

points communs avec ces Jaunes<br />

qu’avec toute ma famille » se dit Kowalski devant <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce (miroir dont on reparlera tout à l’heure),<br />

tout en crachant <strong>du</strong> sang. Ce geste rappelle l’oncle chanteur de Honkytonk Man et peut-être<br />

l’oncle Sam : « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous mais plutôt ce que<br />

vous pouvez faire pour lui. » Une chose interpelle dans ce sens, plus tard, lors d’une scène sur <strong>la</strong><br />

terrasse de <strong>la</strong> maison hmong ; Sue dit à Walt : « Vous ressemblez à notre père mais en mieux, en<br />

moins traditionaliste, enfin en plus américain quoi. » Tout est là. Il est dit ici <strong>la</strong> quête de cette famille<br />

et celle de Kowalski : <strong>la</strong> recherche d’une route, d’une voie(x) dans ce territoire ; une recherche<br />

de <strong>la</strong> paix intérieure. Que puis-je faire pour avoir <strong>la</strong> paix ? La bannière étoilée installée juste<br />

devant <strong>la</strong> maison <strong>du</strong> vieil homme et filmée de manière incessante se pose là comme un début<br />

de réponse.<br />

Rappel des faits : <strong>la</strong> polémique débuta à Cannes lors de <strong>la</strong> présentation<br />

par Spike Lee de Miracle at Santa-Anna. Ce film est consacré aux Buffalo<br />

Soldiers. Ce nom est celui <strong>du</strong> premier bataillon entièrement constitué de<br />

Noirs-américains. L’action principale <strong>du</strong> film se déroule en Italie pendant <strong>la</strong><br />

Seconde Guerre mondiale. Mais que venait faire alors Clint Eastwood dans<br />

<strong>la</strong> promotion de ce film ? Beaucoup de choses et celle-là particulièrement :<br />

montrer que le <strong>cinéma</strong> américain vit encore avec des spectres innombrables<br />

et surtout avec le spectre de l’absence de personnages afro-américains dans<br />

les films de guerre. Ce que critique Spike Lee dans F<strong>la</strong>gs of our Fathers et<br />

Letters from Iwo Jima : « Il y avait beaucoup d’Afro-américains qui ont survécu<br />

à cette guerre et qui n’ont pas apprécié que Clint ne les représente pas dans<br />

ses films. C’était sa <strong>version</strong> : le soldat noir n’a pas existé. J’ai une <strong>version</strong><br />

différente. Clint Eastwood a fait deux films sur Iwo Jima qui <strong>du</strong>rent plus de<br />

quatre heures en tout, il n’y a pas le moindre acteur noir à l’écran. Si vous<br />

autres journalistes aviez des couilles, vous lui demanderiez pourquoi. Je ne<br />

sais pas <strong>du</strong> tout pourquoi il a fait ça... Mais je sais qu’on lui a fait remarquer<br />

et qu’il aurait pu changer ce<strong>la</strong>. Ce n’est pas comme s’il ne savait pas » disait<br />

Spike Lee à l’époque.<br />

Réplique cing<strong>la</strong>nte et g<strong>la</strong>çante de maître Eastwood dans The Guardian<br />

(http://www.guardian.co.uk/film/2008/jun/06/1), quelque temps plus tard :<br />

« L’histoire est celle de F<strong>la</strong>gs of our Fathers (les drapeaux de nos pères), <strong>la</strong><br />

fameuse photographie <strong>du</strong> p<strong>la</strong>nter de drapeau, et les soldats noirs n’y ont pas<br />

participé. Si j’avais ajouté un acteur afro-américain, les spectateurs auraient<br />

dit : Ce type a per<strong>du</strong> <strong>la</strong> tête ! Ce n’est pas <strong>la</strong> réalité historique. (...) Qu’est-ce<br />

qu’on doit faire ? (À propos de Changeling). Expliquer toute <strong>la</strong> situation ? Faire<br />

en sorte que ce<strong>la</strong> ressemble à une pub pour l’équité entre les peuples ? Ce<br />

n’est pas mon truc. Je fais les choses de manière crédible, comme elles étaient<br />

réellement. Quand je tourne un film à 90% noir, comme Bird, alors j’engage<br />

90% d’acteurs noirs. Spike Lee se p<strong>la</strong>ignait quand j’ai fait Bird : pourquoi un<br />

type b<strong>la</strong>nc ferait ça ? J’étais le seul gars à faire ce film, voilà pourquoi. Il aurait<br />

pu le tourner à ma p<strong>la</strong>ce. Mais il était sur autre chose. » Plus loin dans l’article,<br />

il s’emporte sur Lee : « Un mec comme lui devrait fermer sa gueule ! ».<br />

Lee sur le site Internet d’ABC News fit front : « Pour commencer, Clint<br />

Eastwood n’est pas mon père et nous ne sommes pas dans une p<strong>la</strong>ntation<br />

de coton. C’est un grand metteur en scène. Il fait ses films, je fais les miens.<br />

Mais je ne l’ai pas attaqué personnellement. Et sa remarque comme quoi je<br />

ferais mieux de me taire, allons, allons, Clint. On dirait un vieux type aigri,<br />

là. S’il le souhaite, je peux réunir des Afro-américains qui ont combattu à<br />

Iwo Jima et il pourra leur dire que ce qu’ils ont fait là-bas était insignifiant et<br />

qu’ils n’ont pas existé. Je n’invente rien. Je connais l’histoire. Et je connais<br />

l’histoire d’Hollywood et <strong>la</strong> manière dont les millions d’Afro-américains qui se<br />

sont battus pendant <strong>la</strong> Seconde Guerre mondiale ont été oubliés. »<br />

L’absence est devenue <strong>la</strong> grande figure elliptique des films <strong>du</strong> cinéaste. Comment renouer<br />

le dialogue quand un être vient à nous manquer ? Voilà d’où partent ses dernières oeuvres<br />

(et Changeling porte concrètement en lui ce scénario originel). Pourquoi me direz-vous ? La<br />

mort est proche, l’acteur, le réalisateur se confesse et se confie. Rôdent tous les fantômes de<br />

son <strong>cinéma</strong> ainsi que ses démons. C’est sûrement pour ce<strong>la</strong> que certains, ici-même, qualifient<br />

60 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


Eastwood de fasciste : c’est qu’une partie de l’homme lui-même se sait fascisante, tendant vers<br />

le racisme. Dans Gran Torino on entend beaucoup le terme gook 2 pour désigner les Hmongs.<br />

Qu’entend-on encore par là ? Qu’Eastwood eut beaucoup de copains de régiment dans sa « vraie<br />

life » qui périrent en Corée (lui ne fut soldat que sur le sol américain et ne participa à aucune<br />

guerre). Sûrement employa-t-il le terme gook comme tous ses camarades. Dans les scènes chez<br />

le coiffeur, c’est ce <strong>la</strong>ngage de l’armée qui est utilisé. Que l’on se rappelle ici Heartbreak Ridge,<br />

le personnage d’Eastwood y était quelque peu raciste et son <strong>la</strong>ngage plutôt fleuri ressemb<strong>la</strong>it<br />

en tout point à celui mis en avant dans ces scènes de Gran Torino. Eastwood lui-même a déc<strong>la</strong>ré<br />

que Kowalski ressemb<strong>la</strong>it non pas à Harry Cal<strong>la</strong>han mais au Maître de guerre.<br />

En fait, le cinéaste se dit dans Gran Torino, se raconte et se <strong>la</strong> raconte aussi peut-être un peu :<br />

« Je veux voir <strong>la</strong> vérité en face, ne pas me <strong>la</strong> voiler, voir <strong>la</strong> mort en face. » En sa toute fin, Kowalski<br />

piège Thao qu’il a pris sous son aile : il l’emprisonne dans <strong>la</strong> cave pour aller rejoindre <strong>la</strong> mort.<br />

Il se confesse au jeune Hmong, lui dit qu’il a tué des kids de son âge. Thao devient le prêtre de<br />

Kowalski. Un écran noir les sépare à jamais. Dans un même mouvement, Thao est aussi pris dans<br />

l’écran (<strong>la</strong> mise en scène le suggère par le biais de <strong>la</strong> porte grille séparant les deux hommes) et<br />

donne déjà à voir le passage de témoin, l’échange (on pense aussi ici au film <strong>du</strong> même nom)<br />

entre les deux personnages. Il faut alors se souvenir de Letters from Iwo Jima et des deux soldats<br />

japonais héros <strong>du</strong> film, Nishi et Kuribayashi. Leur amour des États-Unis rendait quelque peu<br />

ca<strong>du</strong>cque <strong>la</strong> proposition de départ <strong>du</strong> réalisateur pour ce film : celle d’une vision japonaise <strong>du</strong><br />

conflit d’Iwo Jima. Bien plutôt le film se rangeait <strong>du</strong> côté des vainqueurs et, comme fait exprès,<br />

les soldats japonais ressemb<strong>la</strong>ient à Thao : ils étaient abandonnés à leur propre sort, ne pouvant<br />

avoir l’aide de <strong>la</strong> père patrie, mais seulement des États-Unis et d’Eastwood.<br />

Se donner le beau rôle, c’est aussi ce<strong>la</strong> le <strong>cinéma</strong> d’Eastwood, et s’il est certain que l’acteur<br />

essaie de ne pas se faire de cadeaux, il n’en demeure pas moins prisonnier de ses propres<br />

turpitudes : dans le cercle qui lie à jamais, par exemple, les trois garçons dans Mystic River ;<br />

dans l’exemple que je viens de citer de Gran Torino avec Thao ; dans <strong>la</strong> recherche de l’enfant <strong>du</strong><br />

personnage d’Angelina Jolie dans Changeling. Il y a chez mister Clint quelque chose de l’ordre de<br />

<strong>la</strong> malédiction, de <strong>la</strong> prédestination qui au-delà de l’aspect libertaire que beaucoup ont décrit<br />

pour désigner <strong>la</strong> pensée Hyde eastwoodienne, symbolise au plus juste <strong>la</strong> vision <strong>du</strong> cinéaste.<br />

Ford et The Man Who Shot Liberty Va<strong>la</strong>nce sont le canevas de tous ses films : comment arrivet-on<br />

à ce que <strong>la</strong> légende soit gravée plutôt que <strong>la</strong> vérité ? Qu’est-ce qui fait une légende ? Qui<br />

fait une légende et pourquoi ? Et même si ses scénarios complexifient à l’extrême cette trame<br />

(modernité <strong>du</strong> monde oblige dans F<strong>la</strong>gs Of Our Fathers, Changeling ou encore Mystic River)<br />

l’homme, lui, n’est pas moderne, il est dépassé même par <strong>la</strong> modernité, le cynisme ambiant qui<br />

de ses fils à ses petits-enfants dans Gran Torino par exemple s’immiscent partout.<br />

L’un des fils de Kowalski (<strong>la</strong> famille est plus que mise à mal dans ce film ; Kowalski apparaît<br />

presque sénile et d’autres films comme Sur <strong>la</strong> route de Madison parlent aussi de l’ingratitude<br />

des enfants) dit que celui-ci « est resté bloqué dans les années 50 » : c’est vrai. Mais on pourrait<br />

aller plus loin en se disant que l’année de pro<strong>du</strong>ction de cette fameuse Gran Torino (c’est-à-dire<br />

1972) est le point suprême, ultime, de <strong>la</strong> puissance, de l’esprit réactionnaire (lire l’encandré page<br />

suivante) <strong>du</strong> personnage (l’âge d’or américain, l’âge d’or de l’automobile, l’âge d’or <strong>du</strong> pétrole)<br />

et que cette date correspond aussi à l’apothéose de <strong>la</strong> carrière de son célèbre rôle d’Harry<br />

Cal<strong>la</strong>han au <strong>cinéma</strong>. Après 72, <strong>la</strong> chute (de l’automobile, <strong>du</strong> pétrole, de l’Amérique, <strong>du</strong> Vietnam),<br />

<strong>la</strong> culpabilité, le frein de l’esprit réac’, viennent peu à peu s’intro<strong>du</strong>ire dans tous ses films. Cet<br />

2 « Gook », le mot est prononcé de nombreuses fois dans Gran Torino. Ce sont les soldats américains de <strong>la</strong> guerre des Philippines de 1900 qui<br />

inventèrent le terme, mais à l’époque il avait le sens strictement inverse de sa résonance raciste utilisée pour désigner les ennemis de l’Amérique,<br />

au Japon, en Corée ou au Vietnam. Il incarne aujourd’hui <strong>la</strong> menace <strong>du</strong> « péril jaune ». Le candidat républicain pour lequel a voté Eastwood, John<br />

McCain, se servit <strong>du</strong> terme lors de <strong>la</strong> présidentielle.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

61


Les libertariens :<br />

Réactionnaire, le personnage de Cal<strong>la</strong>han l’est, mais on pourrait<br />

parler de manière plus poussée <strong>du</strong> fondement de <strong>la</strong> pensée d’Eastwood<br />

qui tendrait à une certaine forme « libertaire ». Pensée que l’on pourrait<br />

dire en France néolibérale, dans le sillon de l’esprit de mai 68. Pour<br />

expliquer ce qu’est <strong>la</strong> pensée « libertaire » ou plutôt ici libertarienne<br />

(terme qui enlève toute confusion avec l’esprit libertaire propre aux<br />

années 60) de Eastwood, il faut parler (entre autres) <strong>du</strong> multi-millionaire<br />

britannique Antony Fisher, l’un des acteurs les plus influents de <strong>la</strong><br />

montée en puissance des think-tanks libertariens dans <strong>la</strong> seconde moitié<br />

<strong>du</strong> XX e siècle. Lecteur de Friedrich von Hayek dès 1945, il le rencontre<br />

<strong>la</strong> même année. L’économiste le convainc de <strong>la</strong> nécessité de mettre en<br />

p<strong>la</strong>ce un réseau de think-tanks pour soutenir son projet de changement<br />

de <strong>la</strong> société. Pour répandre <strong>la</strong> pensée libertarienne, Antony Fisher a<br />

créé 90 instituts dans le monde. Au centre de cette toile, le Manhattan<br />

Institute de New York joue le rôle de briseur de tabous. La « Révolution<br />

conservatrice » qu’il promeut veut éliminer <strong>la</strong> contre-culture des années<br />

60 et en finir avec le féminisme. Surtout, elle vise à démanteler les<br />

services sociaux et à repousser les popu<strong>la</strong>tions noires et pauvres hors de<br />

<strong>la</strong> mégalopole. C’est là qu’ont été é<strong>la</strong>borés les discours de l’intolérance<br />

moderne : l’inadaptabilité des Noirs, le « zéro tolérance » face aux<br />

incivilités et <strong>la</strong> « compassion basée sur <strong>la</strong> foi ». (sources : voltairenet)<br />

Anarcho-mercantilisme : Courant d’idées qui présente souvent avec<br />

subtilité et même ludisme <strong>la</strong> soumission au marché comme l’incarnation<br />

des idées libertaires parvenues à maturité. Le marché apparaît donc<br />

comme <strong>la</strong> victoire d’une espèce de ruse anarchiste de l’Histoire,<br />

accomplissant une synthèse pacifique de tous les rapports sociaux<br />

(économiques, politiques, culturels, etc.) censés être uniquement<br />

appréhendés à partir de l’indivi<strong>du</strong> particulier. Têtes de file <strong>du</strong> courant :<br />

Milton Friedman, James M. Buchanan, Gordon Tullock, Friedrich von<br />

Hayek – considérés comme les grands inspirateurs de <strong>la</strong> « révolution<br />

conservatrice américaine » – pour nous <strong>la</strong> contre-réforme néolibérale.<br />

Libertariens : Certainement <strong>la</strong> secte <strong>la</strong> plus ludique de <strong>la</strong> grande famille<br />

anarcho-mercantiliste. Tête de file : Robert Nozick.<br />

La grande astuce est de se présenter comme « radical » et même de<br />

« combattre » les anarcho-mercantilistes conservateurs allergiques à<br />

<strong>la</strong> liberté de l’avortement et à <strong>la</strong> légis<strong>la</strong>tion contrôlée des drogues (sur<br />

ces points, les libertariens sont beaucoup plus avancés que beaucoup<br />

de progressistes c<strong>la</strong>ssiques…).<br />

Les libertariens savent très bien jouer <strong>du</strong> côté sé<strong>du</strong>isant de leur<br />

rôle de néobourgeois festifs, pour masquer une légitimation cynique<br />

<strong>du</strong> statu quo et même une accentuation dramatique des inégalités.<br />

Ils poussent à fond le principe <strong>du</strong> anything goes et défendent l’idée<br />

d’une liberté privée maximale qui ne peut être atteinte, selon eux, que<br />

dans le cadre d’une économie de marché, associée à un État minimal<br />

(« veilleur de nuit ») ayant au plus pour fonction d’assurer l’ordre et <strong>la</strong><br />

justice afin d’éliminer <strong>la</strong> violence et de protéger les droits de propriété.<br />

Il s’agit donc, en particulier, de s’en tenir au principe ultraconservateur<br />

– inspiré par Pareto – de recherche de répartition sociale des richesses<br />

soumise à une condition expresse : ne léser personne (et surtout pas<br />

les deux mille habitants de <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète qui possèdent autant que deux<br />

milliards d’autres).<br />

Ce principe avait, semble-t-il, inquiété le chef de l’administration<br />

Mitterrand qui, à <strong>la</strong> fin de sa vie, aurait déc<strong>la</strong>ré : « J’ai peut-être échoué.<br />

J’étais pourtant de bonne volonté – j’ai voulu améliorer le sort de<br />

chacun sans léser personne. »<br />

62 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

homme qui a fait <strong>la</strong> guerre de Corée,<br />

cet homme qui eut les coudées<br />

franches de par <strong>la</strong> stature de son<br />

pays, n’eut certainement pas le loisir<br />

et le désir d’avoir des remords tant<br />

que l’Amérique écrasa le monde. Au<br />

fur et à mesure de <strong>la</strong> dégradation de<br />

cette puissance (et qui correspond<br />

en gros au trajet <strong>du</strong> cinéaste), le<br />

remords se fixa peu à peu dans <strong>la</strong><br />

tête de Kowalski. Ce n’est donc pas<br />

un remord qui vint spontanément<br />

mais plutôt sur le tard devant <strong>la</strong><br />

déperdition d’un peuple.<br />

L’un des premiers p<strong>la</strong>ns de<br />

Gran Torino (le troisième pour être<br />

précis : le premier étant celui de <strong>la</strong><br />

prise de vue extérieure de l’église<br />

où a lieu l’enterrement de <strong>la</strong> femme<br />

de Kowalski et le deuxième celui <strong>du</strong><br />

joueur d’orgue avec son instrument<br />

à l’intérieur de cette même église) est<br />

celui <strong>du</strong> trajet d’un ami de <strong>la</strong> famille<br />

qui va vers Eastwood (debout, droit<br />

et digne), voit sur son parcours<br />

<strong>la</strong> photo de <strong>la</strong> femme de celuici<br />

et son cercueil et présente ses<br />

condoléances : ce trajet symbolise<br />

<strong>la</strong> repentance et <strong>la</strong> compassion<br />

devant <strong>la</strong> mort et se positionne en<br />

contradiction absolue avec les p<strong>la</strong>ns<br />

des petits-enfants de Kowalski qui<br />

ne sont que dans <strong>la</strong> moquerie et qui<br />

restent assis bien à distance sur leurs<br />

sièges, si loin <strong>du</strong> deuil (les propres<br />

enfants de Kowalski même s’ils sont d’âge a<strong>du</strong>lte sont regardés et filmés de manière identique).<br />

La scène est d’ailleurs un calque de celle qui viendra plus tard, à l’enterrement de Walter. Dans<br />

cette dernière, un bémol apparaît cependant avec <strong>la</strong> présence des Hmongs : l’ombre <strong>du</strong> défunt<br />

p<strong>la</strong>ne alors et distille comme un ma<strong>la</strong>ise dans les paroles <strong>du</strong> prêtre. Mais ces paroles ne tombent<br />

pas jusque dans les oreilles visiblement sourdes des enfants et des petits-enfants <strong>du</strong> défunt qui<br />

Définitions nettes et précises issues <strong>du</strong> glossaire pour lecteur peu<br />

versé dans l’économie politique, Vivre et penser comme des porcs,<br />

Gilles Châtelet, pp.183, 187.


croiront tous jusqu’au dernier moment avoir leur part d’héritage : seul est troublé pendant <strong>la</strong><br />

messe le fils que l’on a vu le plus pendant le film, et qui se retourne vers Thao à <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> lecture<br />

<strong>du</strong> testament. Il semble hésiter entre <strong>la</strong> tristesse et presque un é<strong>la</strong>n de curiosité (et de « regret »)<br />

envers Thao (et envers son père). Dès le début <strong>du</strong> film, dès ce fameux troisième p<strong>la</strong>n que je<br />

viens de décrire, Kowalski savait que c’était <strong>la</strong> fin, sa fin qui était proche (il apprend qu’il est<br />

ma<strong>la</strong>de et essaye en vain de se tourner vers ses enfants), que le monde qui l’entoure n’est plus<br />

le sien (pendant tout le film il enrage, pousse des cris caverneux). Dans The bridges of Madison<br />

County et Letters from Iwo Jima, le remords aussi était enfoui, caché aux yeux de <strong>la</strong> famille ou<br />

<strong>du</strong> peuple. Seuls les témoignages écrits venaient faire voler en éc<strong>la</strong>t <strong>la</strong> vérité officielle. Mais ces<br />

témoignages arrivaient aussi avec <strong>la</strong> mort. Ils arrivaient comme un couperet. Quelque chose<br />

de l’ordre de l’absolution est venu se lover ici dans le <strong>cinéma</strong> d’Eastwood. Le prêtre est devenu<br />

une figure récurrente de ces derniers films. Il vient pour l’absolution et comme un spectre de <strong>la</strong><br />

mort, il est le signe de <strong>la</strong> fin. Kowalski discutera de nombreuses fois avec lui dans Gran Torino.<br />

Le « padre » lui lâchera à un moment ceci dans un bar : « Vous en savez plus sur <strong>la</strong> mort que sur <strong>la</strong><br />

vie », sous-entendant que l’homme sait plus détruire que construire. Puis dans sa fausse vraie<br />

absolution dans l’obscurité de l’église (toute <strong>la</strong> dernière demi-heure <strong>du</strong> film jusqu’à <strong>la</strong> mort de<br />

Walt se joue dans l’obscurité), Kowalski dira ceci : « Je n’ai jamais su y faire avec mes enfants ».<br />

L’initiation de Thao est comme une tentative de réponse, de rédemption de cet état de fait.<br />

Reste que Spike Lee a raison de vouloir se défaire de<br />

cette ronde immuable que tend à être ce <strong>cinéma</strong> (<strong>la</strong> ronde<br />

de <strong>la</strong> culpabilité de l’homme b<strong>la</strong>nc devant sa toute-puissance<br />

colonialiste et destructrice). C’est son devoir d’Afro-américain.<br />

Ce <strong>cinéma</strong> eastwoodien est d’un autre temps, celui où rien<br />

ne bougeait. Et le fait est que même lorsque les choses<br />

bougent, que même lorsqu’un film de guerre est fait par un<br />

Noir et traite de thèmes raciaux, celui-ci a <strong>du</strong> mal à être vu.<br />

C’est un miracle s’il est vu même, puisque Miracle at Santa-<br />

Anna, le dernier film de Spike Lee qui raconte <strong>la</strong> vie <strong>du</strong> premier régiment noir américain de <strong>la</strong><br />

Seconde Guerre mondiale n’a plus de date de sortie en France alors même qu’il en avait une<br />

au printemps 2008. Ce qui veut dire que le film ne sortira pas en salles 3 . Sortira-t-il en DVD en<br />

France ? Rien n’est moins sûr. D’où vient <strong>la</strong> censure ? Du distributeur lui-même (en France TFM,<br />

filiale de TF1 et de Miramax) semble-t-il, qui a trouvé le film faib<strong>la</strong>rd, qui a vu aussi dans les<br />

critiques américaines, dans <strong>la</strong> polémique italienne et surtout dans <strong>la</strong> déroute au box-office US<br />

(8 millions de dol<strong>la</strong>rs de recette pour 45 millions de budget) l’argument imp<strong>la</strong>cable pour ne pas<br />

sortir le film dans l’hexagone. Les films de Eastwood (Gran Torino est son plus gros succès au<br />

box-office et plus encore a fait l’unanimité médiatique en France), eux, sont en pleine lumière<br />

comme un contrepoint à l’éc<strong>la</strong>irage sombre qui parcourt <strong>la</strong> plupart des scènes <strong>du</strong> cinéaste 4 :<br />

Clint préfère l’ombre et l’image sombre. Il a inventé quasiment un noir et b<strong>la</strong>nc en couleurs.<br />

C’est que le <strong>cinéma</strong> c’est le mythe, pas <strong>la</strong> télévision (pour Clint) et que le mythe a toujours été<br />

3 Le film fut présenté en avant-première au Festival <strong>du</strong> Cinéma Américain de Deauville en septembre 2008 mais n’est pas sorti en octobre<br />

2008 comme prévu. En dehors des États-Unis, il n’est jamais sorti <strong>du</strong> tout, ni en France ni dans <strong>la</strong> plupart des pays européens, si ce n’est en Italie<br />

évidemment.<br />

4 « Les Cahiers <strong>du</strong> Cinéma : Vous avez dit que si vous pouviez vous permettre de faire une image aussi sombre, c’est parce que le film a été fait pour<br />

le <strong>cinéma</strong> et non pour <strong>la</strong> télévision. Pensez-vous qu’il est important aujourd’hui pour un cinéaste de bien marquer <strong>la</strong> différence entre le <strong>cinéma</strong> et <strong>la</strong><br />

télévision ?<br />

Clint Eastwood : Oui, je crois à <strong>la</strong> spécificité <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong>. Il existe, bien sûr, des films <strong>du</strong> passé où le travail sur l’image passe très bien à <strong>la</strong> télévision. Le<br />

<strong>cinéma</strong> ne peut pas imiter l’éc<strong>la</strong>irage homogène d’une série télé, il doit créer des ambiances. Chaque film doit avoir sa propre ambiance. Si on commence<br />

à penser d’avance au passage à <strong>la</strong> télé, on ne fait plus <strong>du</strong> travail <strong>cinéma</strong>tographique. (...) Comme <strong>la</strong> plus grande partie <strong>du</strong> film se déroule <strong>la</strong> nuit, j’ai<br />

pensé que c’était l’occasion d’utiliser ce qu’on appelle une lumière-affect, c’est-à-dire une lumière qui agit sur l’histoire, qui l’éc<strong>la</strong>ire dramatiquement.<br />

Beaucoup d’histoires au <strong>cinéma</strong> sont affaiblies par une lumière p<strong>la</strong>te, sans relief. Alors j’ai dit aux techniciens qu’on al<strong>la</strong>it faire comme si c’était <strong>du</strong> noir<br />

et b<strong>la</strong>nc en couleurs. » Extrait de l’interview des Cahiers <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> à <strong>la</strong> sortie de Bird dans le numéro 409. Des années plus tard (dans le numéro<br />

599 des Cahiers) à <strong>la</strong> sortie de Million Dol<strong>la</strong>r Baby, sur le même sujet, Eastwood fit quasiment les mêmes réponses.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

63


<strong>la</strong> figure majeure <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> américain. L’exemple est toujours à suivre et doit se trouver en<br />

pleine lumière. Le début de Miracle at Santa-Anna décrit ce<strong>la</strong> parfaitement : un ancien soldat<br />

américain, noir, regarde à <strong>la</strong> télévision (là ou le mythe passe au domestique, au domptage<br />

par l’appropriation indivi<strong>du</strong>elle) une énième rediffusion <strong>du</strong> The Longest Day avec John Wayne<br />

encore et toujours ; et toujours pas un Noir à l’horizon. C’est ce<strong>la</strong> <strong>la</strong> réalité <strong>du</strong> mythe mis à nu :<br />

il est caché. Il n’y a qu’à voir également où <strong>la</strong> polémique entre les deux hommes a eu de l’écho :<br />

sur internet, grand parent pauvre de <strong>la</strong> mythologie, rien sur les écrans de télévision français et<br />

très peu sur les chaînes américaines.<br />

La scène de <strong>du</strong>el entre le gang hmong et Kowalski nous<br />

parle de cet écart entre mythe et réalité. Que dit Eastwood à<br />

ce moment-là : je ne suis qu’un pantin, un acteur qui mime les<br />

gestes de <strong>la</strong> violence, cette violence n’est que factuelle (je suis<br />

un acteur) et un fossé immense, insurmontable, m’oppose<br />

à <strong>la</strong> jeunesse qui se dresse devant moi. Je ne peux d’ailleurs<br />

m’y opposer, je ne peux que disparaître 5 mais en condamnant<br />

cette jeunesse délurée et en l’envoyant en prison. Là est<br />

toute l’ambiguïté <strong>du</strong> cinéaste. Chemin mythologique de <strong>cinéma</strong>, parcours hollywoodien <strong>du</strong><br />

personnage, vision christique <strong>du</strong> don de soi et libre choix dionysiaque se mé<strong>la</strong>ngent et nous<br />

ramènent à Changeling et à Angelina Jolie : Eastwood / Hollywood, voilà <strong>la</strong> route. « The tree »<br />

disais-je plus haut, c’est ce<strong>la</strong> : l’arbre cache <strong>la</strong> forêt et the wood, the eastwood.<br />

Kowalski veut que <strong>la</strong> loi soit « justement » faite dans le jardin <strong>du</strong> bien et <strong>du</strong> mal à minuit<br />

tapante. La fusil<strong>la</strong>de finale nous redistribue les rôles <strong>du</strong> bon, de <strong>la</strong> brute et <strong>du</strong> truand. Le triptyque<br />

serait ici : l’acteur, <strong>la</strong> brute et le spectateur. Le seul qui n’a pas de visage c’est le gang hmong. Pas<br />

d’altérité, que des flingues, des flingues et encore des flingues (le nombre de balles transperçant<br />

le corps eastwoodien est hallucinant). Tout le long de <strong>la</strong> scène on sent physiquement un écran<br />

séparer le corps acteur, hollywoodien et messianique de Kowalski, et cette bande hystérique,<br />

armée jusqu’aux dents qui ne comprend rien aux codes, au <strong>cinéma</strong> <strong>du</strong> vieil homme. Un monde<br />

les sépare. En périssant, Eastwood veut faire périr ce monde trop réel et voir <strong>la</strong> fiction Thao<br />

prendre <strong>la</strong> relève. Que <strong>la</strong> réalité et que l’altérité aillent à leur perte, voilà l’idée qui mène <strong>la</strong> danse<br />

funèbre. Thao ne doit être qu’un spectre d’Eastwood, une sorte de copie asiatique. Fascination<br />

5 « Qu’est-ce qui se passe ? Alors, je dis, sous les formes exaspérées, c’est comme ça si vous voulez, si j’essaie de donner un contenu concret, vécu,<br />

vivant, à <strong>la</strong> notion de fascisme. J’ai essayé de dire plusieurs fois à quel point pour moi, le fascisme et le totalitarisme, c’était pas <strong>du</strong> tout <strong>la</strong> même chose.<br />

C’est que le fascisme, ça paraît un peu mystique ce que je dis, mais il me semble que ça l’est pas. Le fascisme, c’est typiquement un processus de fuite,<br />

une ligne de fuite, qui tourne alors immédiatement en ligne mortuaire, mort des autres et mort de soi-même. Je veux dire, qu’est-ce que ça veut dire ?<br />

Tous les fascistes l’ont toujours dit. Le fascisme implique fondamentalement, contrairement au totalitarisme, l’idée d’un mouvement perpétuel sans<br />

objet ni but. Mouvement perpétuel sans objet ni but, d’une certaine manière, c’est, on peut dire, c’est ça un processus. En effet, le processus, c’est un<br />

mouvement qui n’a ni objet ni but. Qui n’a qu’un seul objet : son propre accomplissement, c’est-à-dire l’émission des flux qui lui correspondent. Mais,<br />

voilà qu’il y a fascisme lorsque ce mouvement sans but et sans objet, devient mouvement de <strong>la</strong> pure destruction. Étant enten<strong>du</strong> quoi ? Étant enten<strong>du</strong><br />

qu’on fera mourir les autres, et que sa propre mort couronnera celle des autres. Je veux dire quand je dis ça paraît tout à fait mystique, ce que je dis là<br />

sur le fascisme, en fait les analyses concrètes, il me semble, le confirment très fort. Je veux dire un des meilleurs livres sur le fascisme, que j’ai déjà cité,<br />

qui est celui d’Arendt, qui est une longue analyse, même des institutions fascistes, montre assez que le fascisme ne peut vivre que par une idée d’une<br />

espèce de mouvement qui se repro<strong>du</strong>it sans cesse et qui s’accélère. Au point que dans l’histoire <strong>du</strong> fascisme, plus <strong>la</strong> guerre risque d’être per<strong>du</strong>e pour les<br />

fascistes, plus se fait l’exaspération et l’accélération de <strong>la</strong> guerre, jusqu’au fameux dernier télégramme d’Hitler, qui ordonne <strong>la</strong> destruction de l’habitat<br />

et <strong>la</strong> destruction <strong>du</strong> peuple. Ça commencera par <strong>la</strong> mort des autres, mais il est enten<strong>du</strong> que viendra l’heure de notre propre mort. Et ça les discours de<br />

Goebbels dès le début le disaient, on peut toujours dire propagande, mais ce qui m’intéresse c’est pourquoi <strong>la</strong> propagande était orientée dans ce sens dès<br />

le début. C’est complètement différent d’un régime totalitaire à cet égard. Et une des raisons pour lesquelles, il me semble, une des raisons, là, historique<br />

importante, c’est pourquoi est-ce qu’encore une fois, les Américains, et même l’Europe, a pas fait une alliance avec le fascisme. Et bien on pouvait leur<br />

faire confiance, c’est pas <strong>la</strong> moralité ni le soucis de <strong>la</strong> liberté qui les a entraînés. Donc pourquoi ils ont préféré s’allier à <strong>la</strong> Russie, et au régime stalinien ?<br />

dont on peut dire tout ce qu’on veut, et c’est un régime que l’on peut appeler totalitaire, mais c’est pas un régime de type fasciste et c’est très différent.<br />

C’est évidemment que le fascisme n’existe que par cette exaspération <strong>du</strong> mouvement, et que cette exaspération <strong>du</strong> mouvement ne pouvait pas donner de<br />

garanties suffisantes, enfin ... Et <strong>la</strong> méfiance à l’égard <strong>du</strong> fascisme au niveau des gouvernements et au niveau des États qui ont fait l’alliance pendant <strong>la</strong><br />

Guerre, c’est il me semble. Si vous voulez, c’est là où il y a toujours un fascisme potentiel là lorsqu’une ligne de fuite tourne en ligne de mort. », G. Deleuze,<br />

Anti-Oedipe. transcription : Frédéric Astier. Cours <strong>du</strong> 27/05/80, Vincennes.<br />

64 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


de Clint pour sa propre personne et pour le propre reflet de son image. Mise à mal de <strong>la</strong> réalité<br />

pour <strong>la</strong> plier vers l’image que reflète le miroir de soi-même 6 . Mise à mal et conjuration de <strong>la</strong><br />

guerre de Corée en inversant <strong>la</strong> perspective décrite par Kowalski lui-même : avoir tué des kids<br />

désarmés en Corée. Le voilà face au gang hmong, démuni comme un enfant. Fin de partie pour<br />

lui mais fin de partie librement choisie. La décrépitude n’est pas pour lui.<br />

Eastwood ne filme peut-être pas avec les spectres mais il filme ses spectres et l’état <strong>du</strong><br />

spectre de <strong>la</strong> mythologie américaine. Quand Thao con<strong>du</strong>it <strong>la</strong><br />

Gran Torino dans le p<strong>la</strong>n final, c’est comme un passage de<br />

témoin d’un empire, d’une puissance face à une autre mais<br />

c’est aussi le re<strong>la</strong>is, le <strong>la</strong>issez-passer pour un droit à <strong>la</strong> fiction.<br />

Thao passe par un objet de <strong>la</strong> pro<strong>du</strong>ction et de <strong>la</strong> culture<br />

américaine, c’est son passe-droit, sa médaille, sa décoration.<br />

Décoration militaire gagnée par Walt en Corée et donnée,<br />

fièrement accrochée sur sa veste. Cette décoration est aussi<br />

une reconnaissance, consciente ou non, de <strong>la</strong> part prise<br />

dans <strong>la</strong> guerre <strong>du</strong> Vietnam par les Hmongs. Seule <strong>la</strong> culture<br />

américaine donne le droit au métissage, rien ailleurs. Ce dernier p<strong>la</strong>n sur l’autoroute est celui <strong>du</strong><br />

chemin à suivre et semble visuellement sorti d’un film des années 70. Il vient résonner comme<br />

un doux souvenir, un doux rêve, un revival, un live the legend comme il est écrit sur <strong>la</strong> cantine de<br />

l’armée de Kowalski que trouvent mais ne voient pas ses petits-enfants. Et le refrain chuchoté<br />

de <strong>la</strong> chanson <strong>du</strong> générique final exprime ce<strong>la</strong> c<strong>la</strong>irement :<br />

(...) Gentle now a tender breeze blows<br />

(...) Aujourd’hui, agréable, une douce brise souffle<br />

Whispers through a Gran Torino<br />

Chuchote à travers une Gran Torino<br />

Whistling another tired song<br />

Sifflotant une vieille rengaine de plus<br />

Engines hum and bitter dreams grow<br />

Des moteurs ronronnent et des rêves amers croissent<br />

Heart locked in a Gran Torino<br />

Le cœur enfermé dans une Gran Torino<br />

It beats a lonely rhythm all night long (...)<br />

Il palpite d’un rythme solitaire toute <strong>la</strong> nuit <strong>du</strong>rant (...)<br />

6 « Il apparaît en effet avec évidence que le narcissisme d’une personne déploie un grand attrait sur ceux qui se sont dessaisis de toute <strong>la</strong> mesure<br />

de leur propre narcissisme et sont en quête de l’amour d’objet ; le charme de l’enfant repose en bonne partie sur son narcissisme, le fait qu’il se suffit à<br />

lui-même, son inaccessibilité ; de même le charme de certains animaux qui semblent ne pas se soucier de nous, comme les chats et les grands animaux<br />

de proie ; et même le grand criminel et l’humoriste forcent notre intérêt, lorsque <strong>la</strong> poésie nous les représente, par ce narcissisme conséquent qu’ils<br />

savent montrer en tenant à distance de leur moi tout ce qui les diminuerait. C’est comme si nous les envions pour l’état psychique bienheureux qu’ils<br />

maintiennent, pour une position de libido inattaquable que nous avons nous-mêmes abandonnée par <strong>la</strong> suite. », S. Freud, Pour intro<strong>du</strong>ire le narcissisme.<br />

La vie sexuelle, 1914.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

65


66 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

Étendard de <strong>la</strong> mémoire<br />

« [...] If you know your history,<br />

Then you would know where you coming from,<br />

Then you wouldnt have to ask me,<br />

Who the heck do I think I am.<br />

I’m just a Buffalo Soldier in the heart of America,<br />

Stolen from Africa, brought to America,<br />

Said he was fighting on arrival, fighting for survival<br />

Said he was a Buffalo Soldier win the war for America. »<br />

Évoquer dans les pages des <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> le dernier film de Clint<br />

Eastwood, Gran Torino, ne semb<strong>la</strong>it pas possible sans aborder également Miracle<br />

at St Anna, le film de Spike Lee. Miracle at St Anna est sorti aux USA mais ne sera<br />

pas, l’a-t-on appris récemment, distribué dans les salles de <strong>cinéma</strong> françaises.<br />

Injustice profonde d’un système de distribution qui fait <strong>la</strong> pluie et le beau temps<br />

auprès des programmateurs de salles et donc des spectateurs. Cette structure<br />

donne <strong>la</strong> part belle à ce que l’on appelle dans le jargon économique les « valeurs<br />

sûres », assurées d’être ensuite re<strong>la</strong>yées par <strong>la</strong> critique, dorénavant très <strong>la</strong>rgement<br />

intégrée à ce système, pour en faire <strong>la</strong> promotion 1 .<br />

Spike Lee tournant le dos à une affiche de propagande nazie<br />

Il semble pourtant évident, pour qui se tient un peu<br />

au courant de ce qui bruit autour <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong>, que <strong>la</strong> sortie<br />

en fanfare <strong>du</strong> film de Clint Eastwood est absolument<br />

indissociable <strong>du</strong> rejet sans tambour ni trompette de<br />

celui de Spike Lee 2 . On peut partir de l’affaire de longue<br />

date qui oppose Lee à Eastwood. Le premier article de<br />

ce dossier en propose un résumé assez complet 3 , nous<br />

1 Il suffit de constater, par exemple, <strong>la</strong> manière dont a été salué absolument unanimement par <strong>la</strong> critique le dernier film<br />

d’Eastwood <strong>la</strong> première semaine de sa sortie, sans aucun accroc. Il y avait pourtant des choses pas forcément reluisantes à en<br />

dire même si l’on ne peut nier qu’il s’agit dans le même temps d’un véritable succès popu<strong>la</strong>ire.<br />

2 Ona Luambo (jeune cinéaste) et Essime Mévegue (jeune journaliste de l’agence Afrobiz) ont tout de même tourné un<br />

clip pour alerter les médias et le public de <strong>la</strong> non sortie française <strong>du</strong> film, en y posant <strong>la</strong> question de <strong>la</strong> censure. On peut voir ce<br />

clip sur Dailymotion notamment, sous le titre Spike Lee censuré en France ?, avec les témoignages des comédiens et musiciens<br />

Disiz <strong>la</strong> Peste, Julien Courbey, Edouard Montoute ou Sonia Rol<strong>la</strong>nd. http ://www.dailymotion.com/video/x8jjlh_spike-leecensure-en-france_shortfilms<br />

3 « Pas de miracle pour les spectres, Clint », <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> #3, p.59.<br />

Bob Marley


ne nous appesentirons donc pas là-dessus. Le fond <strong>du</strong> différend politique<br />

entre les deux hommes et <strong>la</strong> manière dont celui-ci se joue dans ses épisodes<br />

médiatiques successifs ne font qu’un puisque, d’une part, il en va avant tout<br />

d’une question de « visibilité » (qui peut l’être, qui ne le peut pas) et que,<br />

d’autre part, Lee comme Eastwood se tiennent logiquement dans ce débat très<br />

rigoureusement à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce et <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> point de vue qu’ils occupent en tant<br />

que cinéastes dans leurs films. Mais quand, simultanément, sort en France Gran<br />

Torino et est refusé Miracle at St Anna, <strong>la</strong> querelle trouve sa justification non<br />

plus à l’échelon indivi<strong>du</strong>el mais à l’échelle globale de l’économie <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong>. La<br />

question mérite d’être posée : pourquoi, à l’heure où les États-Unis élisent Barack<br />

Obama président, le public français est invité à voir le film d’Eastwood, véritable<br />

chant funèbre à <strong>la</strong> gloire de l’homme b<strong>la</strong>nc comme étalon de pensée dominant<br />

tandis que lui est refusé de pouvoir regarder dans les mêmes conditions le film<br />

progressiste de Spike Lee ?<br />

Il n’est pas impossible que le dernier film de Spike Lee sorte un jour ou<br />

l’autre en DVD. En attendant, internet est le lieu qui accueille le film, c’est là où,<br />

dans <strong>la</strong> crainte 4 , quelques rédacteurs des <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> ont pu le regarder.<br />

Miracle at St Anna commence par une invitation, un long travelling avant<br />

dans le couloir étroit d’un immeuble vers le pas d’une porte, sur le pail<strong>la</strong>sson<br />

<strong>du</strong>quel est inscrit un mot : « Welcome ». Harlem, 1983. Ce couloir vide n’est pas<br />

sans évoquer le fameux p<strong>la</strong>n décadré de Martin Scorsese marquant <strong>la</strong> solitude <strong>du</strong><br />

vétéran <strong>du</strong> Vietnam Travis Bickle dans son film Taxi Driver. On sait que le <strong>cinéma</strong><br />

de Martin Scorsese reste, pour Spike Lee, une référence majeure. Celui-ci ne<br />

s’en est jamais caché, rappe<strong>la</strong>nt régulièrement toute l’admiration qu’il porte au<br />

travail <strong>du</strong> réalisateur des Goodfel<strong>la</strong>s. Le passionnant 25th Hour contenait déjà, on<br />

s’en souvient, au moins une référence explicite au Taxi Driver de Scorsese. Et, en<br />

effet, derrière cette porte, se trouve un homme seul, Hector Negron, regardant<br />

un film devant son poste de télévision auquel il parle. Le film c’est Le Jour le plus<br />

long (Ken Annakin, 1962), l’extrait est avec John Wayne. Pour Negron, l’image<br />

qu’il voit dans son poste de télévision est mensongère car elle fait l’économie<br />

d’y inclure des soldats noirs américains qui, comme lui, ont combattu <strong>du</strong> côté<br />

des alliés. Son attitude rejoint ici un peu le « most of my heroes don’t appear<br />

on no stamps » de Chuck D 5 , on constatera avec ironie que le scénario fait <strong>du</strong><br />

personnage un postier dans <strong>la</strong> vie. Sa réaction coïncide probablement avec celle<br />

de Spike Lee devant les films de guerre récents de Clint Eastwood (le diptyque<br />

F<strong>la</strong>gs of Our Fathers, Letters from Iwo Jima), in<strong>du</strong>bitablement le réalisateur se<br />

4 Notamment en raison <strong>du</strong> climat de paranoïa général qui règne sur <strong>la</strong> toile actuellement, à cause d’un flicage intensifié<br />

visant le téléchargement.<br />

5 « Elvis was a hero to most / But he never meant shit to me you see / Straight up racist that sucker was / Simple and p<strong>la</strong>in / Mother<br />

fuck him and John Wayne / Cause I’m b<strong>la</strong>ck and I’m proud / I’m ready and hyped plus I’m hampe / Most of my heroes don’t appear<br />

on no stamps / Sample a look back you look and find / Nothing but rednecks for 400 years if you check » Public Enemy, « Fight The<br />

Power », Fear Of A B<strong>la</strong>ck P<strong>la</strong>net, 1990.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

67


sentant plus proche de Negron que <strong>du</strong> jeune rasta qui manque de respect au<br />

postier héros de guerre. En ce sens, <strong>la</strong> posture de Lee est proche de celle d’un<br />

cinéaste comme Rachid Bouchareb en France lorsqu’il a réalisé Indigènes. Un<br />

<strong>cinéma</strong> à thèse, bourré d’intentions, qui vise à faire valoir son discours tout en<br />

ne se démarquant qu’assez peu des formes dominantes.<br />

Dans La nuit au musée 2 de Shawn Levy, film comique d’une effarante<br />

nullité dont nous reparlerons probablement plus longuement une autre fois,<br />

des repro<strong>du</strong>ctions de cire façon musée Grévin de <strong>la</strong> première équipe d’aviateurs<br />

noirs-américains à avoir exercé dans l’armée US reprennent vie au musée de l’air<br />

et de l’espace. L’un de ces personnages répète in<strong>la</strong>ssablement le rôle historique<br />

de cette escouade dans l’aviation états-unienne de même que les actions<br />

successives qu’elle effectue dans le film. De cette manière, La nuit au musée 2<br />

parvient en quelques minutes à célébrer une page progressiste de l’Histoire des<br />

États-Unis tout en ridiculisant dans le même temps les acteurs de celle-ci en<br />

les « convoquant » comme simples automates qui ne renvoient d’eux-mêmes<br />

que leur fonction bien-pensante de haut-parleur progressiste nécessaire dans<br />

le cahier des charges de <strong>la</strong> fiction. Il en est également ainsi de l’Indienne se<br />

tenant bien enten<strong>du</strong> <strong>du</strong> côté des « gentils » mais ne devant surtout pas dépasser<br />

ici le stade de <strong>la</strong> figuration, de <strong>la</strong> potiche accessoire. Cette manière de faire est<br />

c<strong>la</strong>ssique de ce que l’on pourrait appeler le « symptôme commémoratif creux ».<br />

On peut émettre quelques doutes quant au fait que Spike Lee se départisse<br />

complètement de ce travers dans son film Miracle at St Anna, voire même regretter<br />

que ses personnages ne dépassent que trop peu à l’écran cette caractérisation<br />

revendicative faible, nous allons y revenir. Signalons enfin que l’évocation <strong>du</strong><br />

Travis Bickle de Taxis Driver est un point commun au film de Lee comme à celui<br />

d’Eastwood. En effet, dans Gran Torino, le personnage de Kowalski partage lui<br />

aussi plusieurs traits avec le vétéran <strong>du</strong> Vietnam <strong>du</strong> film de Scorsese, jusqu’à<br />

ce geste qu’il fait à un moment donné avec ses doigts, mimant un flingue avec<br />

lequel il tire sur les voyous qu’il n’aura de cesse de vouloir « liquider » pour son<br />

bien comme pour celui de l’humanité.<br />

Le début est donc, non seulement une invitation, mais aussi une annonce de<br />

ce dont va parler le film : des souvenirs de guerre d’un ex-soldat noir américain<br />

envoyé, avec <strong>la</strong> compagnie Buffalo, combattre en Italie à <strong>la</strong> fin de <strong>la</strong> Seconde<br />

Guerre mondiale. Il faut bien saisir que toute <strong>la</strong> partie <strong>du</strong> film qui se passe<br />

pendant <strong>la</strong> guerre, autrement dit <strong>la</strong> majorité <strong>du</strong> long-métrage, est proposée<br />

par Lee <strong>du</strong> point de vue <strong>du</strong> personnage que nous voyons en début de film et<br />

dont le passé va ressurgir d’un seul coup, l’entraînant à commettre un geste<br />

fatal (idée <strong>la</strong> plus faible <strong>du</strong> scénario). La personnalité de ce vétéran, « fervent<br />

croyant » comme le constate un policier après avoir pénétré chez lui, va marquer<br />

de son empreinte le récit des jours de guerre de son bataillon de soldats noirs<br />

américains.<br />

68 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


De <strong>la</strong> même manière que le tintement des cloches est omniprésent –<br />

résonnant des premières secondes de Miracle at St Anna, puis dans Le Jour le<br />

plus long que regarde Hector Negron devant son téléviseur, jusque dans les<br />

derniers p<strong>la</strong>ns <strong>du</strong> film –, les pérégrinations des soldats sur le sol italien sont sans<br />

arrêt surplombées par un discours catholique assez étouffe-chrétien. Aucune<br />

catégorie de personnages, des nazis 6 aux soldats états-uniens en passant par<br />

les partisans, n’échappe à <strong>la</strong> sacro-sainte référence divine, catéchisme lourd et<br />

tape-à-l’œil, avec concours <strong>du</strong> plus grand nombre de crucifix vus en arrière-p<strong>la</strong>n<br />

inclus. Il y a déjà au moins un antécédent à ces bondieuseries dans le <strong>cinéma</strong> de<br />

Lee, il s’agit de <strong>la</strong> fin de 25th Hour où <strong>la</strong> <strong>version</strong> optimiste et fortement connotée<br />

par le catholicisme ir<strong>la</strong>ndais <strong>du</strong> père prenait soudainement les commandes <strong>du</strong><br />

film sans crier gare. Ce choix de point de vue unique dans tout le cœur <strong>du</strong> film<br />

se situant dans le genre <strong>du</strong> film de guerre s’avère particulièrement dép<strong>la</strong>isant<br />

lorsqu’il efface au passage les clivages politiques internes au conflit 7 .<br />

Un autre invariant concerne le rôle joué par les femmes dans le film. À l’image<br />

de cette Allemande qui fait de sa voix un instrument pernicieux de propagande,<br />

curieuse sirène tentant d’amadouer les soldats noirs au front et n’ayant d’autre<br />

effet que d’exaspérer tout le monde (nazis y compris),<br />

les femmes sont exclusivement tentatrices, objets de<br />

convoitise provoquant <strong>la</strong> dissension entre soldats, ou<br />

bien même en second p<strong>la</strong>n, harce<strong>la</strong>nt sexuellement leur<br />

partenaire. Elles semblent invariablement constituer par<br />

leurs charmes, de manière fort stéréotypée, un bourbier<br />

dans lequel les hommes se retrouvent (ou au moins sont<br />

censés se retrouver) empêtrés.<br />

Une jeune Italienne (à gauche, Lydia Biondi) objet de convoitise des soldats<br />

Pour autant, Spike Lee ne cherche pas non plus à gommer systématiquement<br />

toutes les différences. Même si les personnages ne sont pas grand-chose d’autre<br />

6 Constatons, entre parenthèses, que l’on assiste ces dernières années à une sorte d’omniprésence des nazis dans le <strong>cinéma</strong><br />

états-unien ou européen (B<strong>la</strong>ck Book, Walkyrie, La Chute, etc.), le prochain film de Quentin Tarantino (autre ennemi de Spike<br />

Lee) témoignera encore de cette tendance. On retrouve d’ailleurs toujours un peu les mêmes acteurs pour jouer les rôles de<br />

nazis, en particulier Christian Berkel que les amateurs de séries policières allemandes <strong>du</strong> début de l’après-midi connaissent<br />

bien. Il y a, semble-t-il, dans <strong>la</strong> plupart de ces films, une tentative de dépassement de l’idéologie nazie comme « mal absolu ».<br />

Ce dépassement intervient sous différentes formes. Chez Paul Verhoeven, pour le personnage principal, Rachel, <strong>la</strong> période de<br />

<strong>la</strong> Libération est vécue comme un enfer aussi sauvage sinon plus que <strong>la</strong> période d’occupation, sans parler de l’image finale<br />

où elle apparaît enfermée derrière les miradors et les barbelés d’un kibboutz. Chez Bryan Singer, semble se déployer au sein<br />

de toutes les couches <strong>du</strong> parti nazi une Résistance qui tente de faire basculer le régime en se débarrassant d’Hitler et de son<br />

noyau <strong>du</strong>r. Enfin, chez Spike Lee, le nazisme est mis en perspective avec les États-Unis ségrégationnistes de l’époque de <strong>la</strong><br />

guerre et ceux de <strong>la</strong> lutte contre le terrorisme d’aujourd’hui. On pense à cette séquence de discussion entre un officier nazi<br />

et son supérieur à propos de <strong>la</strong> convention de Genève qu’on peut bafouer ou non pour poursuivre et exécuter les partisans,<br />

les civils. Le mépris des règles internationales par <strong>la</strong> Waffen-SS – vou<strong>la</strong>nt se venger sur les civils des actions commises par <strong>la</strong><br />

résistance, suivant <strong>la</strong> <strong>version</strong> <strong>du</strong> scénario <strong>du</strong> film – con<strong>du</strong>ira au massacre de centaines d’innocents, c’est le tristement célèbre<br />

massacre de St Anna.<br />

7 Rappelons que Spike Lee a, lui aussi, été attaqué par d’anciens combattants italiens à propos de <strong>la</strong> vision qu’il donne des<br />

partisans dans son film. L’association des Anciens Résistants (ANPI) s’est indignée que le cinéaste ait représenté à l’écran un<br />

personnage de traître parmi les résistants et qu’il ait mis l’accent sur leur fuite à l’arrivée des SS. Comme Eastwood face aux<br />

revendications des soldats noirs américains, Spike Lee n’a pas daigné prendre en compte <strong>la</strong> requête des anciens combattants<br />

<strong>du</strong>rant le tournage de son film : http ://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/europe/italy/3112154/Spike-Lees-Miracle-at-<br />

St-Anna-denounced-by-Italian-war-veterans-as-insulting.html<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

69


que des marionnettes toutes surplombées par Dieu, ils conservent par exemple<br />

leur <strong>la</strong>ngue propre. Contrairement à Walkyrie, l’italien, l’allemand, ne glissent<br />

pas au bout de quelques minutes vers un américain standardisé accommodant<br />

pour l’exportation <strong>du</strong> film. Les différences de <strong>la</strong>ngue sont maintenues entre les<br />

indivi<strong>du</strong>s, sans que, pour autant, le scénario en fasse vraiment grand-chose –<br />

à l’exception de quelques scènes d’incompréhension entre le première c<strong>la</strong>sse<br />

Sam Train et un enfant seul accompagné d’un spectre qui s’« adoptent »<br />

mutuellement, re<strong>la</strong>tion rappe<strong>la</strong>nt très vaguement l’un des épisodes <strong>du</strong> Païsa de<br />

Rossellini tout de même plus subtil. L’enfant surnomme Train, qui a une carrure<br />

imposante, « Géant de Choco<strong>la</strong>t » tandis que, dans <strong>la</strong> nuit, un autre GI distribue<br />

des morceaux de choco<strong>la</strong>t aux petits vil<strong>la</strong>geois italiens. Au caractère totalement<br />

obscène et écoeurant de <strong>la</strong> b<strong>la</strong>ncheur suintant de F<strong>la</strong>gs of Our Fathers, répond<br />

une couleur noire rassurante dans le film de Spike Lee. Le cinéaste sortait<br />

récemment <strong>du</strong> tiroir le surnom de « Choco<strong>la</strong>te City » pour désigner <strong>la</strong> ville de<br />

Washington DC en l’honneur de l’investiture <strong>du</strong> nouveau président Obama 8 .<br />

Difficile de savoir si l’intérêt qu’ont suscité les paysages <strong>du</strong> sud de l’Italie<br />

chez le cinéaste provient de cette même fibre religieuse, toujours est-il que<br />

ceux-ci sont filmés avec soin, dans le prolongement de son discret travail quasidocumentaire<br />

sur <strong>la</strong> ville de New-York entrepris de <strong>la</strong> 25th Hour à Inside Man. Il<br />

s’agit ici de mêler les soldats aux décors <strong>du</strong> combat, cette idée atteignant son<br />

paroxysme en fin de film lorsque se pro<strong>du</strong>it le « miracle » <strong>du</strong> titre, se mé<strong>la</strong>ngent<br />

alors aux yeux des autochtones <strong>du</strong> vil<strong>la</strong>ge italien le minéral et l’humain,<br />

conformément à une vieille légende locale.<br />

Il apparaît que cette histoire de spectre et de miracle est considérablement<br />

alourdie par Spike Lee qui ne parvient que très rarement à trouver une forme<br />

adaptée pour aborder des thèmes qui réc<strong>la</strong>ment une certaine légèreté. Restera<br />

donc invisible dans les salles françaises un film boursouflé,<br />

qui pense plutôt ma<strong>la</strong>droitement cette question cruciale de<br />

<strong>la</strong> visibilité et de l’invisibilité9 qui est au cœur de <strong>la</strong> démarche<br />

<strong>du</strong> cinéaste depuis des années. Il est certainement des films<br />

invisibles dans les salles qui existent, malheureusement ce<br />

ne sera pas le cas de Miracle at St Anna qui ne sera pas visible<br />

au <strong>cinéma</strong> mais qui n’existe que très peu. Ce qui n’empêche<br />

que l’on doive trouver parfaitement scandaleuse cette mise<br />

à l’écart <strong>du</strong> film vis-à-vis des spectateurs.<br />

La division Buffalo dans les brumes de l’histoire<br />

8 http ://www.cultureandmediainstitute.org/articles/2009/20090116173710.aspx<br />

9 Ou comment, dans un sens qui est celui <strong>du</strong> sens, décoller de <strong>la</strong> communauté noire américaine l’expression argotique<br />

« spooks » qui lui est assimilée par racisme, ainsi que l’employait tout récemment encore le personnage de Kowalski joué par<br />

Clint Eastwood dans son propre film Gran Torino.<br />

70 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


Lorsqu’Hitchcock rencontra Rembrandt Simon Pellegry<br />

Inatten<strong>du</strong> Renoir Jean-Maurice Rocher<br />

Cinéma(s) aux marges<br />

Variations <strong>du</strong> sujet : p<strong>la</strong>ytime<br />

À l’école buissonnière <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> d’hier Raphaël C<strong>la</strong>irefond<br />

Les portes musicales Jean-Maurice Rocher<br />

Avez-vous vu José Benazeraf ? Leurtillois<br />

Admiration pour<br />

José Benazeraf – C<strong>la</strong>ire Denis<br />

Vers C<strong>la</strong>ire Denis… The Drives : Every Day Fever… D&D<br />

Les points de réel ; passion <strong>du</strong> semb<strong>la</strong>nt<br />

et montage <strong>du</strong> réel<br />

À propos de La Forteresse Roberto Rippa<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

71


Lorsqu’Hitchcock rencontra Rembrandt<br />

La limite entre art pictural, art photographique et art <strong>cinéma</strong>tographique n’est plus à<br />

démontrer. Tous, nous avons réfléchi à ceux-ci, leurs rapports, leurs interconnexions ; tous. Mais<br />

nous avons, tous, raté quelque chose. Nous avons péché, dans notre grande rapidité à c<strong>la</strong>sser, à<br />

conceptualiser, à c<strong>la</strong>ssifier. Tous, nous avons raté quelque chose, je le dis ; signe ; et persiste.<br />

72 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

Sans l’ombre d’un doute, nous avons cru tout savoir <strong>du</strong><br />

<strong>cinéma</strong> d’Alfred Hitchcock. Rien de caché, nous étions nous<br />

dit, croyant alors avoir deviné ce qui se cachait derrière le rideau,<br />

qu’il soit déchiré par un quelconque tueur, qu’il nous dévoile<br />

quelque intrigue ou non. De même nous avait-il paru si facile de<br />

déterminer ses idées de suspense, de surprise, et de mise en scène ;<br />

les trésors de mise en scène qu’il inventa pour servir ses histoires.<br />

Personne, donc, n’avait<br />

ainsi pu soupçonner l’alliance<br />

secrète, cachée – disons-le,<br />

tapie – entre Alfred Hitchcok<br />

et Harmenszoon van Rij<br />

Rembrandt. Tous, trop jeunes, trop innocents, il nous avait<br />

alors été impossible de déterminer comment attraper ces<br />

voleurs d’images et d’émotions. Bien trop fascinés que nous<br />

étions devant leurs œuvres, il nous était impossible de prendre<br />

<strong>du</strong> recul, de voir leur jeu ; de voir en leur jeu.<br />

Voilà notre première erreur, ne pas avoir pensé à regarder par <strong>la</strong><br />

petite lucarne, dérobée.<br />

Que pourrait donc bien rapprocher Rembrandt d’Hitchcock ? Ou Hitchcock de<br />

Rembrandt ? Car après tout, qui pourrait bien dire lequel des deux a commencé ? S’il vous<br />

apparaît que je m’égare, c’est parce qu’il me paraît capital de cerner l’état d’esprit dans lequel a<br />

commencé cette enquête, les multiples entrées que marquaient son <strong>la</strong>byrinthe et les différents<br />

choix qui auraient pu s’offrir à moi ; n’eussent été le bon sens, <strong>la</strong> rigueur et <strong>la</strong> méthode. (Très<br />

important <strong>la</strong> méthode.)<br />

La première fois se dérou<strong>la</strong> un soir de fin d’hiver alors qu’un tel rapprochement eût pu m’être<br />

enfin envisageable. C’était le 19 mars 1990 ; je m’en souviendrai toujours – on m’a appelé vers<br />

trois ou quatre heures <strong>du</strong> matin. Il était tôt. De toute façon, je ne dormais pas, n’avais pas<br />

réussi à trouver le sommeil. Incapacité c<strong>la</strong>ssique, pour ces longues soirées hivernales.


Il eût fallu que je fisse preuve de plus de rigueur, de rectitude pour que je réapprisse à dormir,<br />

mais, après ce coup de fil, qui fut comme un coup de grâce, on avait composé le C pour Crime.<br />

Parfait, me disais-je, il ne manquait plus que ça.<br />

Subitement je décrochais au sursaut de <strong>la</strong> sonnerie retentissante :<br />

- « Allo ? »<br />

- « Yes Hello ? »<br />

- « Hum... Yes ? »<br />

- « You’ll never be able to see it again ! »<br />

- « Euh...quoi ?...Who is this ? »<br />

- « Do you speak french ? »<br />

- « Yes. Yes I do. »<br />

Une pause ; puis, elle – une voix féminine me l’avait fait comprendre – reprit :<br />

-« Tu ne pourras plus jamais le voir ? »<br />

-« Quoi ? »<br />

-« Le tableau dont on t’a parlé hier, tu te souviens ; c’est une extraordinaire coïncidence, La<br />

Tempête sur <strong>la</strong> mer de Galilée ? »<br />

-« Euh... Qui est-ce ?... Oui... je me souviens... ? »<br />

-« Et bien... Ce tableau... On ne pourra plus jamais le voir ! »<br />

Il fal<strong>la</strong>it avouer, j’étais frappé. Ce me fit l’effet d’un choc. Ne plus pouvoir voir un<br />

tableau, ce<strong>la</strong> semb<strong>la</strong>it idiot, abstrait. On peut toujours voir un tableau. Un tableau, d’ailleurs,<br />

ça se voit.<br />

Ou alors, je n’avais rien compris.<br />

C’était peut-être même plutôt cette possibilité qui m’effrayait. Et si c’était moi qui n’était<br />

plus capable de voir, de comprendre ce que Rembrandt faisait... ou bien Hitchcock ? Non, ce<br />

n’est pas encore lui.<br />

En réalité, comme tout un chacun en est conscient, il me restait <strong>la</strong> possibilité d’observer<br />

des repro<strong>du</strong>ctions <strong>du</strong> tableau. Consciencieusement (souvenez-vous, rigueur), j’ouvrais un<br />

gros livre, bien beau, vous savez avec des pages g<strong>la</strong>cées et des petites légendes explicatives.<br />

Alors, j’admirai La Tempête sur <strong>la</strong> Mer de Galilée, je ne comprenais pas plus ce mystérieux<br />

coup de fil.<br />

Art pictural, art <strong>cinéma</strong>tographique, je vou<strong>la</strong>is percer le mystère, tenter de défricher les<br />

secrets, déchiffrer les mystères. On ne m’avait pas appelé pour rien. Il y avait là quelque chose<br />

à découvrir, un nombre secret qui m’ouvrirait les portes, une porte dérobée certainement, une<br />

colonne qui mènerait au temple de <strong>la</strong> vérité. Quelque chose comme ce<strong>la</strong> en tout cas.<br />

Pourtant, je piétinais, je trépignais. Je ne voyais toujours pas. Par dépit, <strong>la</strong> télévision allumée,<br />

je me p<strong>la</strong>çais devant un film ; c’était un film d’Alfred Hitchcock, Lifeboat, pas un de ses meilleurs<br />

me disais-je – et quelle erreur ! ; le scénario avait été écrit par Steinbeck, quelque chose comme<br />

ça, me disais-je. Encore.<br />

Il me manquait quelque chose, un petit rien m’avait échappé, et puis le sommeil vint<br />

m’enlever.<br />

Les paupières lourdes, le souffle chaud, court, puis, de plus en plus espacé, j’esquissais un<br />

ou deux mouvements de paupières avant que mes yeux, sous l’épuisement de l’effort, ne me<br />

lâchent et s’éteignent.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

73


Au réveil, il m’apparut c<strong>la</strong>irement que <strong>du</strong> naufrage d’un bateau à un radeau, il ne pouvait y<br />

avoir qu’une tempête fédératrice.<br />

Allons bon, il est temps de cesser les rodomontades, de <strong>la</strong>isser p<strong>la</strong>ce au moment clé, celui<br />

où l’on apprend l’identité <strong>du</strong> tueur, et si vous vous imaginez que j’ai, moi aussi, tué Roger<br />

Ackroyd, détrompez-vous, je suis celui qui vous emmène, en ce moment même, sur <strong>la</strong> bonne<br />

piste. Regardons ensemble ce tableau de Rembrandt. Tempête ? Il s’agit de Jésus-Christ entouré<br />

de ses apôtres.<br />

Vous n’êtes pas bon détective. Souvenez-vous, rigueur et méthode. Comptons-les. En voici<br />

quatorze. Bien sûr que si, vous avez juste manqué celui qui prie, agenouillé devant le Christ.<br />

Reprenons donc, quatorze. C’est qu’il y en a un en trop. Au risque de vous donner des sueurs<br />

froides, je vais vous l’indiquer simplement, il vous regarde.<br />

74 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


Coïncidence alors ? Je vous ai pourtant parlé de ce film,<br />

Lifeboat, l’unique décor qui sert à ce film, un bateau, et où<br />

justement <strong>la</strong> vie est mise en péril par une tempête. Voyez cette<br />

analogie ; les siècles qui les séparent ne sont rien. En l’espace d’un<br />

instant, d’un ba<strong>la</strong>yage des yeux, Alfred a tout saisi, le jeu <strong>du</strong><br />

masque, <strong>du</strong> cache-cache, et quelque part, l’art. Car qui mieux que<br />

lui a su cacher ses traces ?<br />

En racontant ou bien en expliquant de manière triviale ses<br />

apparitions, que ce n’était que pour des raisons pratiques, qu’il<br />

manquait de figurants, qu’au fur et à mesure s’était construit le jeu<br />

de cache-cache, etc., que vou<strong>la</strong>it cacher Alfred ? Que cachait Alfred ?<br />

Après tout, Rembrandt aurait aussi pu dire que son visage était le meilleur modèle pour<br />

sa galerie de portraits et expliquerait ainsi aussi les raisons pour lesquelles il nous a <strong>la</strong>issé tant<br />

d’autoportraits et d’apparitions mystérieuses dans ses œuvres, il ne faudrait pas chercher là une<br />

psychose d’auteur, <strong>la</strong> peur peut-être de ne pas <strong>la</strong>isser une trace, mais un sens pratique, le sens qui<br />

tombe sous le sens.<br />

Alfred l’avait compris. Bien sûr, je ne lui ai jamais dit que je savais. Pour commencer, j’en<br />

aurais été incapable. Il aurait été si peiné que je découvre par moi-même comment lui était<br />

venue cette idée de se représenter lui-même dans ses œuvres. Peut-être désirait-il au fond que je<br />

le découvre par ses indices ? Ne m’avait-il pas mis sur <strong>la</strong> voie ? Eût-il été possible qu’il finît par<br />

m’envoyer sur <strong>la</strong> bonne piste ?<br />

Ce que j’ai omis de vous dire, car comme tout bon manipu<strong>la</strong>teur, je ne vous ai pas emmené<br />

tout à fait sur <strong>la</strong> bonne route, c’est que le tableau fut dérobé au musée de <strong>la</strong> fondation Isabel<strong>la</strong><br />

Gardner lors d’un cambrio<strong>la</strong>ge savamment organisé où les coupables s’étaient déguisés en<br />

policiers... ironie chère à qui-vous-savez 1 .<br />

Ne dites rien au FBI, ils le cherchent encore sur cette page, et je ne leur dirai rien ; Alfred savait<br />

qu’avec moi, les secrets seraient bien gardés.<br />

Ce tableau, vous ne pourrez plus le voir, il a disparu avec quelques autres, probablement<br />

très loin. Pourtant, qu’il nous soit permis de penser que <strong>la</strong> disparition de ce tableau n’en soit pas<br />

une justement. Qu’il nous soit permis de penser, de formuler l’idée, qu’en réalité, Alfred serait<br />

revenu pour son dernier forfait, le plus beau crime, le plus parfait, celui-là même qu’il avait<br />

tant décrit et développé. Regardons-le bien, justement, ce tableau que l’on ne peut plus voir,<br />

apprenons à le revoir.<br />

C’est alors que nous pourrions dessiner des traits sur des traits, et qu’enfin, nous pourrions<br />

nous trouver au seuil de sa porte, preuves en mains, indices et clés au corps, et il nous ouvrirait –<br />

tout à notre surprise – en nous déc<strong>la</strong>rant, <strong>du</strong> coin de l’œil, malice à l’œuvre :<br />

« Oh... I’ve been expecting you... »<br />

1 http ://www.fbi.gov/hq/cid/arttheft/northamerica/us/isabel<strong>la</strong>/isabel<strong>la</strong>.htm<br />

Simon Pellegry<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

75


76 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

Inatten<strong>du</strong> Renoir<br />

Il y avait déjà <strong>la</strong> voiture siglée « Picasso », il y aura désormais le téléphone portable « Renoir ». Mais<br />

quel Renoir ? Intrigué, voici <strong>la</strong> question que je me suis posée : le peintre ou le cinéaste ? Je ne fus pas le seul,<br />

et après une petite enquête sur internet, voici mon petit problème résolu :<br />

« Pourquoi Renoir ?<br />

Pierre-Auguste Renoir est un peintre impressionniste, l’un des plus célèbres peintres français (1841 – 1919).<br />

Connu et reconnu pour sublimer les couleurs et les lumières, les techniciens ont attribué ce nom au LG KC910<br />

en voyant les photos prises avec ce photophone.<br />

Voilà pour <strong>la</strong> petite histoire. »<br />

Quand Hou Hsiao-<br />

Hsien dépeint le XXIe<br />

siècle balbutiant : de <strong>la</strong><br />

photographie au <strong>cinéma</strong><br />

(Three Times, 2005)<br />

Ce clin d’œil est audacieux, au-delà <strong>du</strong> fait qu’il est de règle que <strong>la</strong> machine commerciale récupère,<br />

une fois encore, un grand nom de l’art d’hier – dans un système qui voit l’art de <strong>la</strong> récupération luimême<br />

« récupéré », à l’image de <strong>la</strong> petite entreprise publicitaire lucrative qu’un artiste comme Ben gère<br />

très bien depuis des années. Le choix étonnant <strong>du</strong> nom de ce portable, qui vise à mettre en valeur son<br />

option photographique, p<strong>la</strong>que sans scrupule les qualités artistiques reconnues d’un grand peintre sur des<br />

caractéristiques techniques de repro<strong>du</strong>ction. Entre peinture et photographie il est possible, au choix, soit<br />

de chercher à creuser radicalement un abîme séparant les deux formes d’art, soit de tenter d’en atténuer,<br />

autant que faire se peut, l’écart. Préférons <strong>la</strong> seconde possibilité et affirmons que Jean-Luc Godard, par<br />

exemple, attaché à une conception de l’histoire des arts qui ne les détache pas trop catégoriquement les uns<br />

des autres, aurait probablement vu d’un meilleur œil que ce téléphone mobile se nomme le Manet, peintre<br />

qu’il a depuis toujours considéré comme précurseur en peinture de <strong>la</strong> photographie et donc <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> 1 ,<br />

plutôt que Renoir.<br />

1 Suivant l’idée de Walter Benjamin que « si <strong>la</strong> lithographie contenait virtuellement le journal illustré, <strong>la</strong> photographie contenait virtuellement le <strong>cinéma</strong> », L’œuvre<br />

d’art à l’époque de sa repro<strong>du</strong>ctibilité technique.


Un bar aux Folies-Bergères, Edouard Manet (1882)<br />

« Manet c’était un homme de <strong>cinéma</strong>. Du reste, il est contemporain des débuts de <strong>la</strong> photo. La fiction de <strong>cinéma</strong><br />

est venue de Manet, elle n’est pas venue de Renoir. Elle est venue de <strong>la</strong> barmaid de Manet, pas des déjeuners<br />

sur l’herbe, ou des bal<strong>la</strong>des champêtres au bord de <strong>la</strong> Marne de Renoir. » (JLG par JLG, p. 18)<br />

Jean-Luc Godard se met en scène dans son film Notre Musique, 2004<br />

Mais, et le professeur Étienne Alexis, ce personnage <strong>du</strong> Déjeuner sur l’herbe (1959) de Jean Renoir ?<br />

Qu’aurait-il pensé de cette débauche de technologie dans un si petit appareil qui autorise que l’on reste rivé<br />

à son écran toute <strong>la</strong> journée ? Au début, et à <strong>la</strong> fin <strong>du</strong> film ?<br />

Jean-Maurice Rocher<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

77


À l’école buissonnière <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> d’hier<br />

Avez-vous déjà vécu ça ? Certainement. Vous savez, il y a certaines images qui vous marquent<br />

<strong>du</strong>rablement, qui vous traversent l’œil pour s’imprimer <strong>du</strong>rablement dans votre esprit. Elles ressurgissent<br />

régulièrement, affaiblies, ternies, déformées à mesure que le temps passe.<br />

Celle qui me hante, c’est <strong>la</strong> scène <strong>du</strong> suicide <strong>du</strong> gamin à <strong>la</strong> fin d’Allemagne année zéro. Quand elle me<br />

revient, je me dis que mon souvenir doit différer de plus en plus de l’originale<br />

et qu’il faut que je me <strong>la</strong> repasse pour <strong>la</strong> « rafraîchir » et <strong>la</strong> conserver bien<br />

précieusement, bien « vivante ». Mais je ne le fais jamais. Un peu comme le<br />

personnage de l’entraîneur de boxe ( Johnny Hallyday) dans le Détective de<br />

Godard. Sa mère lui avait donné Lord Jim en lui disant qu’il y trouverait<br />

toujours <strong>la</strong> solution à ses problèmes. Le type est mé<strong>la</strong>ncolique, il trimballe<br />

son bouquin tout le film et meurt avant de l’avoir ouvert. Moi, c’est un peu<br />

pareil, le film m’attend dans ma bibliothèque et je ne l’ai toujours pas rouvert.<br />

Bon, je sais que cette scène ne résoudra aucun problème de quelque ordre<br />

que ce soit, ce serait même plutôt le contraire. N’empêche que si je quitte ce<br />

monde sans l’avoir revue, je m’en mordrai les doigts. Vous me direz que je<br />

n’ai qu’à <strong>la</strong> revoir au lieu d’en parler, et vous aurez raison.<br />

Depuis, quand je vois des films avec des gamins mignons – ou pas, mais<br />

c’est souvent le cas, quand même – les trois quarts <strong>du</strong> temps, je repense à <strong>la</strong><br />

mine fermée, impassible de celui de Rossellini et ça me tue, comme dirait un<br />

Allemagne année zéro<br />

autre gosse paumé, celui de Salinger. Cette fameuse scène, coupée <strong>du</strong> reste<br />

<strong>du</strong> film pourrait ne montrer qu’un gamin un peu casse-cou, partant crapahuter dans les ruines de <strong>la</strong> ville, et<br />

qui aurait sauté d’un peu trop haut, par défi. Ç’aurait pu être attendrissant, éveiller <strong>la</strong> nostalgie de cet âge<br />

intrépide, et c’est <strong>la</strong> représentation <strong>la</strong> plus pure, <strong>la</strong> plus simple, <strong>la</strong> plus dénuée de tout sentimentalisme, <strong>du</strong><br />

désespoir, de l’idée qu’on peut se faire <strong>du</strong> « Désespoir ».<br />

Étonnant de voir comment, une dizaine d’années plus tard, Tarkovski reprend pour son premier<br />

film, L’Enfance d’Ivan, cette figure blonde de l’innocence pour <strong>la</strong> replonger dans <strong>la</strong> Seconde Guerre<br />

mondiale. Rossellini cherchait en vain à <strong>la</strong> libérer <strong>du</strong> poids moral et politique qui pèse sur ses épaules,<br />

Tarkovski <strong>la</strong> replonge dans des marécages brumeux pour en faire une étrange icône patriotique hantée par<br />

les souvenirs d’une enfance édénique, orphelin prêt à se sacrifier pour sa patrie. Le génie russe avait choisi<br />

78 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009


un sujet conventionnel pour s’accorder les<br />

faveurs des officiels soviétiques et au final,<br />

ironiquement, ce ne fut même pas un bon<br />

film de propagande pour cette gérontocratie<br />

soviétique qui ne voyait pas d’un très bon<br />

œil cette histoire d’enfant-soldat parmi<br />

ses troupes : « La guerre est une affaire<br />

d’hommes ».<br />

Je me rappelle le contexte, l’aprèsguerre<br />

et le néoréalisme, toutes ces choses<br />

que je ne connais que par les archives et<br />

les livres d’Histoire, et je me demande ce<br />

qui devait passer par <strong>la</strong> tête de ces jeunes<br />

réalisateurs qui ont vu le film et qui ont<br />

compris qu’ils devaient, bon gré mal gré, suivre le chemin indiqué par Rossellini et continuer à « faire écho<br />

à l’horreur extrême » pour reprendre les termes d’Adorno1 L’Enfance d’Ivan<br />

. Pour eux, <strong>la</strong> Nouvelle Vague forcément, mais<br />

pas seulement, il a fallu oublier le temps de l’innocence, jeunes ou pas jeunes. C’était comme obsolète.<br />

Ou plutôt non, ils l’ont filmée cette innocence, cette fraîcheur et cette soif de vie de <strong>la</strong> jeunesse mais en <strong>la</strong><br />

dotant d’un hors-champ terrible qui a imprégné leurs films d’un sentiment effrayant de désenchantement.<br />

Les scènes de danse, si émouvantes dans les films de Godard ou dans Adieu Philippine, sont légères, pleines<br />

de vie. Elles seraient même plutôt joyeuses si les grands yeux de ces jeunes femmes n’en disaient pas si long<br />

sur <strong>la</strong> nature trompeuse de leur insouciante légèreté, car en France une guerre (l’Algérie) a chassé l’autre.<br />

Et puis, un peu plus tôt, il y a eu Truffaut, bien sûr, fervent admirateur de Rossellini. Truffaut et son<br />

avatar, le petit brun qui courait vers <strong>la</strong> mer, insuff<strong>la</strong>nt un souffle de vie, injectant une ligne d’horizon dans<br />

le tableau noir des temps modernes qu’avait peint le maître<br />

italien. Les temps étaient <strong>du</strong>rs mais il fal<strong>la</strong>it, à tout prix,<br />

continuer à chercher autre chose, n’importe quoi, faire<br />

courir son imagination. Entre les fins tragiques de l’Ivan<br />

russe et d’Edmund l’Italien, le <strong>cinéma</strong> trouvait dans l’enfant<br />

Doinel, <strong>la</strong> matière d’un éloge de <strong>la</strong> fuite, d’une tentative de<br />

s’évader <strong>du</strong> monde tel qu’il est sans pour autant penser à le<br />

quitter. Depuis, c’est Forrest qui court, qui court, et tant<br />

d’autres dans son sil<strong>la</strong>ge, vers le sentimentalisme que<br />

Rossellini et Zavattini, son scénariste, fuyaient comme <strong>la</strong><br />

peste.<br />

Les 400 coups<br />

Au fait, vous vous souvenez de L’Argent de poche ?<br />

L’autre « grand » film de Truffaut sur les enfants. Dieu<br />

que c’est triste. La comparaison avec Les 400 coups est<br />

tragique pour le réalisateur, vraiment. Doinel vole <strong>la</strong> photo<br />

d’une actrice, c’est magnifique. Les gamins de L’Argent de<br />

poche, font pareil, et c’est anecdotique, au mieux un cliché<br />

nostalgique, bien emballé dans un consternant éloge de<br />

l’école et de <strong>la</strong> morale républicaine. À propos <strong>du</strong> Voleur de<br />

1 « La sphère esthétique est aussi nécessairement politique. L’art dont le monde ne peut se passer, doit désormais faire écho à l’horreur extrême. »<br />

Theodor Adorno, Minima Moralia.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

79


icyclette, Bazin, père spirituel de Truffaut, remarquait : « Dans les écoles primaires françaises, on enseigne<br />

aux élèves : « Qui vole un œuf, vole un bœuf. » De Sica nous dit : « Qui vole un œuf rêve d’être un cheval. » Le<br />

drame de L’Argent de poche, ce n’est même plus de se conformer à <strong>la</strong> morale sco<strong>la</strong>ire, c’est qu’en vo<strong>la</strong>nt, les<br />

jeunes garçons ne donnent plus l’impression de rêver tout court. De <strong>la</strong> rébellion turbulente à <strong>la</strong> chronique<br />

provinciale, sociologisante et paternaliste, une vingtaine d’années se sont écoulées. Merde, comment a-t-il<br />

pu en arriver là ? Comment déceler dans ces 400 premiers coups de génie, les germes <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> de papa ?<br />

C’est une question à <strong>la</strong>quelle je ne saurai apporter de réponse, mais qu’il fut difficile, pour celui qui finit sa<br />

vie à Neuilly-sur-Seine, d’être fidèle à l’enfant qu’il a autrefois aimé filmer...<br />

Ce qui importe aujourd’hui, c’est qu’est ressorti en salle le film qui a ren<strong>du</strong> possible l’enfance<br />

douloureuse d’Antoine Doinel : Le Petit Fugitif, le grand frère américain. Sur l’affiche, il a l’air un peu<br />

paumé, juché sur sa bouche d’incendie. Derrière lui, <strong>la</strong> foule indifférente. Avant d’avoir vu le film, je me<br />

suis dit : « Il doit lui arriver des choses pas possibles à ce gamin ». C’est normal, le passage à l’âge a<strong>du</strong>lte<br />

est long, semé d’embûches, surtout quand il faut apprendre à regarder en face, à<br />

vivre avec toutes ces histoires venant d’un passé qui ne passe pas. En fait, non.<br />

Loin d’être un grand film d’apprentissage, tout y est presque trop innocent. Je<br />

me disais tout à l’heure que le jeune Edmund aurait pu être en train de s’amuser<br />

quand, en fait, il se suicidait. Dans Le Petit Fugitif, au contraire, on se cantonne<br />

aux jeux d’enfant qui miment le danger, <strong>la</strong> violence et <strong>la</strong> mort. À l’origine de <strong>la</strong><br />

fugue <strong>du</strong> gamin, se trouve une mise en scène de son grand frère et de ses amis<br />

pour lui faire croire qu’il a tué son frère d’un coup de carabine à plomb. Par <strong>la</strong><br />

suite, l’enfant, pistolet en p<strong>la</strong>stique à <strong>la</strong> ceinture et harmonica dans <strong>la</strong> poche,<br />

jouera au cow-boy sur des poneys et des chevaux de bois : western en mode<br />

mineur dans lequel jamais le héros ne fera <strong>la</strong> loi. On voit bien que le néoréalisme<br />

auquel est affilié Le Petit Fugitif ne le destine pas franchement à figurer l’aprèsguerre,<br />

les traumatismes et <strong>la</strong> reconstruction. Le petit rouquin, filmé en 35mm,<br />

évolue dans l’insouciance consumériste de Coney Is<strong>la</strong>nd, parc d’attractions<br />

jonché de bouteilles de Coca-Co<strong>la</strong>, métonymie d’un pays insouciant, épargné<br />

Le Petit Fugitif<br />

80 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

et renforcé par le conflit mondial. Les apprentis réalisateurs, précurseurs <strong>du</strong><br />

<strong>cinéma</strong> indépendant états-unien, <strong>la</strong>isseront à leurs collègues européens <strong>la</strong> difficile représentation d’une<br />

jeunesse sacrifiée.<br />

Quand je pense à <strong>la</strong> fin d’Allemagne année zéro, finalement, c’est un peu tout ça et beaucoup d’autres<br />

choses encore plus floues qui me reviennent en mémoire. J’aurais pu raconter tout ça à mon psychologue,<br />

au lieu de vous le dire à vous. Il m’aurait probablement expliqué que ce suicide qui me hante, c’est <strong>la</strong><br />

mort de mon enfance, après le meurtre <strong>du</strong> père, et que je refuse d’affronter courageusement les épuisantes<br />

responsabilités qui sont celles de toutes les grandes personnes honnêtes. Vous l’imaginez, derrière son<br />

bureau avec son air très sérieux, fronçant des sourcils légèrement plissés par l’inquiétude de celui qui sait.<br />

Ce ne serait pas très rigolo, alors que vous, avec un peu de chance, vous aurez juste envie de revoir le film et<br />

vous ne me ferez pas le coup de <strong>la</strong> psychanalyse de comptoir.<br />

Quant à moi, un jour, je reverrai aussi <strong>la</strong> fin tragique <strong>du</strong> petit Edmund.<br />

Raphaël C<strong>la</strong>irefond


C’est un bruitage enten<strong>du</strong> désormais<br />

souvent dans les films que celui de <strong>la</strong> sonnerie<br />

d’a<strong>la</strong>rme des voitures prévenant une ceinture non<br />

mise. Le gadget est sans doute trop récent pour<br />

que les oreilles soient encore vraiment habituées<br />

à percevoir soudain ce bruit en plein milieu d’une<br />

conversation, ou d’une scène d’action sans se<br />

demander ce qu’il se passe. Les personnages des<br />

films, eux, semblent habitués, car je n’ai jamais<br />

enten<strong>du</strong> aucun d’eux pester contre cette nuisance<br />

sonore, ou vu se comporter bizarrement avec sa<br />

ceinture, essayer de <strong>la</strong> passer en un minimum de<br />

secondes pour l’empêcher de pro<strong>du</strong>ire sa petite<br />

mélodie. Quant aux acteurs : je ne sais pas, il<br />

faudrait leur demander à l’occasion, à leurs<br />

syndicats.<br />

Il y a quelques années, le « bip bip » sonore<br />

des voitures qui se ferment à distance représentait<br />

le nec plus ultra <strong>du</strong> gadget beauf enten<strong>du</strong> dans de<br />

nombreux films. Que les spectateurs appréciaient<br />

alors d’entendre les personnages s’écouter fermer<br />

leurs voitures ! Comme on dit, mieux vaut aimer<br />

s’écouter fermer sa voiture, qu’aimer s’écouter<br />

parler, tout particulièrement lorsqu’il s’agit<br />

d’acteurs. Aujourd’hui, cet effet est quelque peu<br />

passé de mode, gageons qu’il en sera de même<br />

dans quelques temps avec <strong>la</strong> mélopée dép<strong>la</strong>cée de<br />

<strong>la</strong> ceinture qui sonne à chaque portière ouverte.<br />

Il serait un peu abrupt de déc<strong>la</strong>rer que le<br />

plus tôt serait le mieux. C’est que, bien utilisée,<br />

celle-ci peut par exemple avoir des allures tout à<br />

fait inquiétantes – plus encore qu’une porte qui<br />

Les Portes musicales<br />

couine – comme dans le film de Bruno Dumont<br />

Twentynine Palms. Le bruitage semble sortir<br />

<strong>du</strong> ventre <strong>du</strong> Hummer, monstre mécanique,<br />

métallique et affreux signe extérieur de richesse de<br />

<strong>la</strong> petite bourgeoisie états-unienne, à l’intérieur<br />

<strong>du</strong>quel se dép<strong>la</strong>ce le couple à <strong>la</strong> dérive dans le<br />

désert. Mais il serait tout aussi extrême d’affirmer<br />

que l’écoute répétée d’un tel bruitage dans<br />

nombre de films vus dernièrement ne fait pas<br />

regretter l’époque <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> muet. Ne faudraitil<br />

pas tout de même, dans <strong>la</strong> majeure partie des<br />

cas, avoir recours sur les tournages à des modèles<br />

de voitures débarrassés de cette option montée<br />

en série, quitte à y perdre une certaine dose de<br />

réalisme (les <strong>Spectres</strong>, pas si baziniens que ce<strong>la</strong> ?) ?<br />

Si Obama lit ce message un jour prochain, peutêtre<br />

nous remerciera-t-il d’avoir trouvé une idée<br />

géniale afin de re<strong>la</strong>ncer l’in<strong>du</strong>strie automobile de<br />

son pays en améliorant dans le même temps son<br />

in<strong>du</strong>strie <strong>cinéma</strong>tographique. En période de crise,<br />

chaque idée compte.<br />

Que ce court billet ne soit pas mal interprété,<br />

il ne s’agit surtout pas ici de remettre en question<br />

cette mesure de sécurité, que si <strong>la</strong> Deneuve férue de<br />

sécurité routière passe par là, elle ne me fasse pas<br />

un procès parce que « je ne veux pas écouter ».<br />

Heu, entendre ou écouter, d’ailleurs ?<br />

Jean-Maurice Rocher<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

81


Le désirable et le sublime, 1969<br />

82 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

Avez-vous vu José Benazeraf ?<br />

« J’y suis souvent, en quête de ces objets qu’on ne trouve nulle<br />

part ailleurs, démodés, fragmentés, inutilisables, presque<br />

incompréhensibles, pervers enfin au sens où je l’entends et où<br />

je l’aime, comme par exemple cette sorte de demi-cylindre sans<br />

signification pour moi, strié d’horizontales et de verticales rouges<br />

et vertes, précieusement contenu dans un écrin, sous une devise en<br />

<strong>la</strong>ngue italienne, que j’ai ramené chez moi et dont à bien l’examiner<br />

j’ai fini par admettre qu’il ne correspond qu’à <strong>la</strong> statistique, établie<br />

dans les trois dimensions, de <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion d’une ville de telle à<br />

telle année, ce qui pour ce<strong>la</strong> ne me le rend pas plus lisible. »<br />

André Breton, Nadja<br />

La Filmothèque <strong>du</strong> Quartier Latin, rénovée il y a deux ou trois années, un ancien<br />

dancing, théâtre aussi, avec ses deux salles très charmantes – <strong>la</strong> bleue, « Audrey », <strong>la</strong><br />

rouge, « Marilyn » – propose, aux passants d’une des rues les plus cinéphiles de Paris,<br />

beaucoup de poésie. C’est-à-dire, beaucoup de <strong>cinéma</strong>, mais qui dans cette diversité n’est<br />

de fait pas toujours très intéressant. (En témoigne le récent cycle interminable intitulé<br />

« So british : les sommets de l’humour ang<strong>la</strong>is » ou encore, entre autres, <strong>la</strong> passion<br />

déraisonnable <strong>du</strong> propriétaire pour Scorsese, qu’il semble élever au rang de demi-dieu.)<br />

Mais beaucoup de <strong>cinéma</strong>, ce<strong>la</strong> veut dire aussi : beaucoup de bons films qui ne sont pas<br />

forcément dans <strong>la</strong> liste des « 1001 qu’il faut avoir vus avant de mourir », de très belles<br />

salles, l’obscurité jusqu’à <strong>la</strong> fin des génériques. En somme, il reste à <strong>la</strong> « Filmo », comme<br />

l’appellent ses habitués, beaucoup d’éléments auxquels l’in<strong>du</strong>strie actuelle <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong><br />

n’accorde plus toujours d’importance – et c’est <strong>du</strong> reste ce qui a pu faire penser à certains<br />

qu’il vivait ses dernières années, le <strong>cinéma</strong>. Enfin passe. L’important, et c’est notre sujet,<br />

est que <strong>la</strong> Filmothèque nous propose, dans cet écart entre le bien et le moins bien, ce<br />

qu’aujourd’hui nous pourrions appeler poésie. Précisons : une poésie, qui naît d’abord de


cette programmation abondante, de cette générosité. Mais surtout une poésie qui vit dans<br />

cet entre-deux, entre ce qu’on aime et ce qu’on aime moins. Car le <strong>cinéma</strong> est bien l’art<br />

d’ouvrir les yeux, d’où l’on peut dé<strong>du</strong>ire que les films ferment les yeux de leurs spectateurs<br />

déçus. Ainsi, à <strong>la</strong> Filmothèque, on ouvre et on ferme les yeux, et ce qui nous intéresse<br />

maintenant, c’est l’instant entre ces deux états : le <strong>cinéma</strong> entre deux battements de cils.<br />

La rétrospective des films de José Benazeraf, à l’occasion de leurs sorties en DVD,<br />

est parfaitement exemp<strong>la</strong>ire de ce charme-là. Qui connaît José Benazeraf, lui qui figure<br />

rarement dans les tablettes des plus ciné-graphes ? Déjà donc, l’attrait de l’inconnu ; et sur<br />

<strong>la</strong> porte d’entrée de <strong>la</strong> Filmothèque est accrochée cette phrase de Langlois : « Les œuvres<br />

de Benazeraf charrient des pierres qui sont de véritables diamants. » Nous voilà avertis et<br />

j’ai <strong>la</strong> faiblesse de le dire, déjà, un peu, sé<strong>du</strong>its.<br />

Un samedi soir, après <strong>la</strong> projection <strong>du</strong> film Le Désirable et le Sublime – que le dernier<br />

prix Nobel de littérature déc<strong>la</strong>rait vouloir emporter sur une île déserte s’il devait n’en<br />

emporter qu’un – il était là. José Benazeraf. D’emblée s’excusant, visiblement très triste,<br />

de <strong>la</strong> mauvaise qualité de <strong>la</strong> copie, parce qu’à propos de l’image : « Les cadres, c’était moi,<br />

je les préparais, je les chérissais. J’ai une vraie passion de l’image. » Il nous demande, à nous<br />

qu’il appelle « jeunes gens », de lui poser des questions. « Parlez-moi d’Erasme ou de<br />

Rabe<strong>la</strong>is, je les aime tellement. » Personne n’ose, d’autant plus qu’il n’entend pas très bien.<br />

Alors il se <strong>la</strong>nce seul, comme il a toujours aimé l’être, semble-t-il, dans sa vie de faiseur de<br />

films : « Un mot sur le titre <strong>du</strong> film. Je l’ai piqué à l’auteur <strong>du</strong> Guide des égarés. J’ai une<br />

passion pour le grand penseur Moïse Maïmonide, pour son érudition. Il a beaucoup inspiré<br />

les humanistes. Alors voilà, « le désirable et le sublime », c’est de lui. Mais ne vous inquiétez<br />

pas, c’est tout ce que je lui ai piqué. Rien d’autre. Je n’aurais pas osé. » On sourit, on pense<br />

au goût qu’il a des citations, omniprésentes dans ses films, porteuses à <strong>la</strong> fois de vérité et<br />

de dérision, et qui participent de cette esthétique chère aux surréalistes <strong>du</strong> col<strong>la</strong>ge qui<br />

domine l’ensemble de son œuvre ; son œuvre traversée essentiellement par un amour de<br />

<strong>la</strong> littérature, de <strong>la</strong> politique, et <strong>du</strong> sexe ; son œuvre qui a le don d’éblouir et d’exaspérer à<br />

<strong>la</strong> fois, ou alors à tour de rôle, tant son attrait réside dans le fait qu’elle avance comme on<br />

marche sur un fil, au risque souvent de tomber dans une prétention qui peut faire taper <strong>du</strong><br />

pied. « Quel imposteur, ce bon vieux José ! » me disait un ami à qui j’en par<strong>la</strong>is.<br />

Pourtant moi je l’aime bien, Benazeraf, et je crois ne pas être le seul. Il fait partie de ces<br />

artistes qui se servent de leurs caméras non pas comme ils se serviraient d’un microscope,<br />

un révé<strong>la</strong>teur <strong>du</strong> sensible, mais plutôt comme l’ouvrier se servirait d’un marteau piqueur :<br />

tail<strong>la</strong>nt quelques morceaux très <strong>du</strong>rs et denses de réalité, de surréalité, il nous les offre,<br />

comme ils sont, étince<strong>la</strong>nts et coupants, beaux et <strong>la</strong>ids. Il s’agit de renverser cette réalité,<br />

et pour ce faire, quel autre moyen que <strong>la</strong> brutalité, celle <strong>du</strong> marteau grossier qui ne fait pas<br />

comme on dit, dans <strong>la</strong> dentelle ? Ainsi, pour reprendre Langlois, on a ces diamants. Des<br />

diamants renfermant en eux tout un monde – étoiles et épines – qui se tient tranquille<br />

dans <strong>la</strong> main de l’artiste, ou plus concrètement, dans quelques bobines de pellicule. Des<br />

diamants à l’état brut, auxquels il faut venir se frotter, se couper. Pas le temps d’être polis,<br />

<strong>la</strong> vérité est ailleurs. Sur les corps par exemple, dans l’érotisme. (À noter qu’à partir des<br />

années soixante-dix, Benazeraf est passé au pornographique – et c’est peut-être dommage<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

83


d’ailleurs, que ces films-là n’aient pas été programmés.) Car le <strong>cinéma</strong>, impudique ou non,<br />

est une affaire de corps. Sur l’écran, il faut voir, je dis voir, <strong>la</strong> peau, et imaginer le sang qui<br />

brûle, cou<strong>la</strong>nt en dessous. Dans <strong>la</strong> salle, il faut entendre, pourquoi pas ?, les corps vibrer, se<br />

tordre. Je n’ai pas trouvé jusqu’ici de meilleur pont que <strong>la</strong> chair entre les images d’un film,<br />

et <strong>la</strong> vie, celle <strong>du</strong> spectateur.<br />

Pour conclure, il se dit très triste que notre époque à nous, « jeunes gens », le soit<br />

tellement, triste. Et ennuyeuse. Il nous demande de lui citer un film français de ces trois<br />

dernières années. Une réponse, timide : La graine et le mulet. Lui, un peu obscur : « Oui…<br />

c’est vrai… c’est bien… mais c’est difficile… non pas à comprendre, mais c’est difficile… » Pour<br />

lui, le <strong>cinéma</strong> d’auteur français est « à pleurer ». Mais il l’était déjà de son temps : il y a<br />

cette scène magnifique au début de Le Désirable et le Sublime où l’un des personnages<br />

– nous sommes en 1969 – s’emporte contre « <strong>la</strong> léthargie <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> petit-bourgeois »,<br />

contre tous ces petits Français qui « <strong>du</strong> temps de <strong>la</strong> Russie d’Eisenstein et <strong>du</strong> Cuirassée<br />

Potemkine, se seraient fait pendre haut et court. » Ce pauvre <strong>cinéma</strong> français dit-il, excepté<br />

« bien enten<strong>du</strong> » (nous sommes toujours en 69) celui de Godard. Alors je lève <strong>la</strong> main<br />

timidement, lui demandant de l’évoquer, Jean-Luc. « J’ai déjeuné deux ou trois fois avec<br />

lui. Je lui avais prêté ma voiture pour À bout de souffle. Mais il manque de charme, de<br />

charisme. Je n’aimais pas sa voix, qu’on entend trop dans quelques-uns de ses derniers films.<br />

Du reste, même si j’aimais beaucoup ses films, il n’était pas si engagé que ça politiquement… »<br />

Personne n’ose lui demander d’approfondir cette nouvelle affirmation très curieuse. Le<br />

mystère reste là, dans <strong>la</strong> salle, sublime, comme ses films.<br />

84 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

L’éternité pour nous, le cri de <strong>la</strong> chair, 1963, Monique Just.<br />

Leurtillois


Vers C<strong>la</strong>ire Denis…<br />

The Drives : Every Day Fever…<br />

Dans un hélicoptère… Fou rire inexpliqué… Qui <strong>du</strong>re…<br />

Par où commencer ?... J’ai pensé : reprendre là où ça avait commencé, précisément. Être tout de suite avec,<br />

cette sensation-là, il y a plus de dix ans, peut-être pas l’hélicoptère, non, je ne crois pas, mais dans <strong>la</strong> voiture,<br />

oui ; <strong>la</strong> beauté de Katerina Golubeva aidant sans doute, boys will be boys diraient les faux amis, tandis que<br />

les vrais, souvent : J’ai pas sommeil.<br />

Là, simplement, j’ai cliqué sur lecture dans le logiciel, il n’y a plus que le son <strong>du</strong> film… Et ma « page »<br />

b<strong>la</strong>nche, un peu moins déjà, pour rien, ou pas tout à fait : pour créer un point de départ.<br />

Il faut que <strong>la</strong> vie soit plus qu’occupée, et <strong>la</strong> <strong>du</strong>rée d’exploitation bien rongée, pour que je rate un film de<br />

C<strong>la</strong>ire Denis à sa sortie. Ce<strong>la</strong> m’est arrivé avec L’Intrus. Tant pis. Presque pas d’Intrus ici. Et partout,<br />

aussi. Mais je n’al<strong>la</strong>is pas rater 35 rhums, et, sa sortie approchant, j’ai souhaité que ses films reviennent me<br />

travailler avant tout ; leur <strong>la</strong>isser toute <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce possible, pour un moment, (re)plonger. Essayer de défricher<br />

comment ces films me semblent si nécessaires.<br />

Chants… « Les campagnes ont résonné de mille hurlements »…<br />

« Re<strong>la</strong>xay voo…<br />

the more you earn<br />

the less you learn to<br />

re<strong>la</strong>xay voo… »<br />

Pour qui fait corps avec les films de C<strong>la</strong>ire Denis, ce<strong>la</strong> se joue très vite au moins autant par l’oreille que<br />

par le regard. Et c’est déjà, souvent, le signe de <strong>la</strong> profondeur de <strong>la</strong> réalisation : celle qui écoute, celle qui<br />

entend. Jusqu’à fuguer avec <strong>la</strong> voix d’Ingrid Caven dans 35 rhums, peut-être, quitte à le faire dans une<br />

séquence bancale, peut-être... Les voix… Alex Descas et Richard Courcet sont aussi des douceurs de voix<br />

stupéfiantes, presque illégalement, dans des corps massifs.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

85


86 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

inapte au civil<br />

Les sons mats d’un coup de pied, de portières c<strong>la</strong>quées,<br />

tandis que se brise le verre des or<strong>du</strong>res ramassées…<br />

Alors ce<strong>la</strong> passe par le chant, aussi. De Cluzet qui peine à trouver <strong>la</strong> note dans Choco<strong>la</strong>t jusqu’à 35 rhums<br />

et le chant d’Ingrid (même simplement dans les mots parlés, l’histoire rappelée, m’évoquant des récitatifs<br />

d’opéra)... Cluzet entonne <strong>la</strong> chanson de l’Alceste de Molière… J’imagine bien <strong>la</strong> réalisatrice à <strong>la</strong> fois<br />

misanthrope et tout le contraire, et presque dans l’exact négatif de ma perception de Desplechin depuis au<br />

moins Rois et Reine ; ce cinéaste tenté par <strong>la</strong> violence, lorgnant vers Bergman, quand chez elle, <strong>la</strong> violence<br />

et l’autisme, au sens figuré (qu’elle emploie), sont premiers, et c’est l’autre voie qui est empruntée. Les deux<br />

sont certainement possibles. Mais je ne crois pas à <strong>la</strong> méchanceté des derniers films de Desplechin, tant elle<br />

cherche à en imposer, à g<strong>la</strong>cer, créer le choc. La paralysie. Et j’y ressens <strong>la</strong> pose et le calcul, l’ambition <strong>du</strong><br />

tour de force, particulièrement via les lettres (à me demander s’il y faudrait une majuscule). Chez Denis<br />

– est-ce qu’elle se dirait : « inapte à <strong>la</strong> vie, inapte au civil » tel Galoup/Denis Lavant dans Beau Travail,<br />

avec le <strong>cinéma</strong> pour territoire en p<strong>la</strong>ce de <strong>la</strong> Légion ? –, tout le contraire : <strong>la</strong> quête et le risque, l’accueil de<br />

l’accident. Avec plein de moments qui se cassent <strong>la</strong> gueule, et tant qui donnent force. À tenir. À essayer de<br />

vivre ensemble. Pour de bon. Alors on chante ensemble, aussi, même faux, comme les copines de US Go<br />

Home (« Oh, les casseroles ! », s’exc<strong>la</strong>me joyeusement l’une d’elles au milieu <strong>du</strong> <strong>du</strong>o improvisé). Chacun<br />

peut aller vers le chant, en indivi<strong>du</strong>el, à deux, en collectif, dans le murmure ou le tue-tête, avec <strong>la</strong> justesse<br />

de pouvoir être faux. Qu’est-ce que je veux dire ?... Aux grands films définitifs, quelque chose comme ça,<br />

qui affirment avoir tant à dire, et manient les références d’une manière qui me semble parfois si complexée,<br />

« j’aime mieux ma mie, au gué !, j’aime mieux ma mie »…<br />

« Daïga ! Daïga ! » s’exc<strong>la</strong>me l’énergique grand-tante... La circu<strong>la</strong>tion des <strong>la</strong>ngues…<br />

Leurs entre<strong>la</strong>cs… Leur musicalité…<br />

Côté plus habituel, les chansons parcourent aussi <strong>la</strong> bande son – pouvant fluer à l’image en un « live »<br />

–, et d’autres fois les voix se taisent : bande originale de film. Et C<strong>la</strong>ire Denis y semble très attachée 1 . Il y<br />

1 Revient bien sûr en mémoire le beau clip Faites monter réalisé pour A<strong>la</strong>in Bashung, dont l’unité dépasse les simples mais forts échos à<br />

Vendredi soir (les lumières nocturnes de <strong>la</strong> ville et les reflets automobiles) ou Trouble Every Day (l’or <strong>du</strong> champ, une monstruosité de <strong>la</strong> présence) :<br />

http://www.youtube.com/watch?v=bmggaQvcoLI


je veux être là<br />

a beaucoup : <strong>du</strong> repris, <strong>du</strong> créé pour... Des territoires qui varient de l’abri à l’horizon, voire les deux, à <strong>la</strong><br />

perte, voire les trois. C’est Racines de Kali en concert dans J’ai pas sommeil ; Basehead dans le même film ;<br />

le riche dialogue avec les Tindersticks au fil de Nénette et Boni, 35 rhums en passant par Vendredi soir ou<br />

L’Intrus (via Dickon Hinchliffe et Stuart Staples) et surtout, peut-être, l’étreinte déchirante – jusqu’à <strong>la</strong><br />

suffocation – de <strong>la</strong> partition de Trouble Every Day. Et quelquefois ce<strong>la</strong> exprime, simplement, de manière<br />

autre : Le Lien défait de Jean-Louis Murat.<br />

« Je sais jamais quand tu viens »…<br />

Continuer aux côtés <strong>du</strong> film, essayer jusqu’au bout. 2<br />

Bien sûr ce travail ne se détacherait pas tant de nombreux films si ses harmonies ne reposaient que sur<br />

les voix, le chant et <strong>la</strong> musique. Mais : les sons… La manière dont Vendredi soir nous renvoie aussi au fait<br />

physique d’être dans une voiture, en ville, repose beaucoup sur le travail minutieux de <strong>la</strong> distribution des<br />

bruits (k<strong>la</strong>xons, pneus, pluie, piétons, vélos, moteurs, motos, cyclistes, talons…), et les allers-retours entre<br />

le fait de les entendre, d’être happé ou de s’y lover, de choisir de les écouter, ou non, surtout plus, et revenir<br />

au souffle intérieur. Ou encore ces p<strong>la</strong>ns rapprochés, depuis le sol ou à hauteur de phares, de voitures<br />

tout ce qu’il y a de plus banales, et qui, par le travail <strong>du</strong> son aussi, dans les crissements, les grognements<br />

et ronflements, nous feraient basculer par f<strong>la</strong>shs vers le documentaire animalier nous révé<strong>la</strong>nt tantôt<br />

un combat, tantôt une parade amoureuse, ou simplement un troupeau dont le guide serait un instinct<br />

mystérieux ou purement grégaire.<br />

Bestiaire… « L’autre corps se rejoue dans le mien »…<br />

« J’ai un peu fatiguée…<br />

- Moi aussi, mademoiselle. Les humains sont des bêtes… »<br />

L’ouverture <strong>du</strong> premier long, Choco<strong>la</strong>t – par ailleurs le seul film qui m’apparaît loin des autres – : un arrêt<br />

sur image ; le ciel et <strong>la</strong> mer en partage ; les vagues, elles, roulent déjà dans nos oreilles ; quelques noms<br />

2 Les ponctuations <strong>du</strong> texte, en italique et à droite, sont donc de petites retranscriptions de <strong>la</strong> bande son de J’ai pas sommeil au fil <strong>du</strong> film.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

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d’interprètes s’impriment, puis dans <strong>la</strong> continuité <strong>du</strong> générique, tout de suite après le titre, l’image se<br />

délivre, rejoint le son tranquillement. Pas seulement : un corps a surgi de l’écume, presque au centre. Il<br />

y en a un autre. Plus près de nous. Présent depuis le début. Un gros point. Je ne savais pas encore que ce<br />

serait quelqu’un. Quelqu’un advient. Le grand corps rejoint celui qui se révèle bien plus petit. Ils jouent.<br />

J’ai souvent cette sensation <strong>du</strong> surgissement des corps dans les films de C<strong>la</strong>ire Denis, et même de <strong>la</strong> peau<br />

« nue ». Il n’y a pas tant de gens pour faire exister ainsi le corps, et <strong>la</strong> peau, autant. La peau et ce qu’elle<br />

révèle et/ou abrite, les veines, les muscles, <strong>la</strong> résistance, <strong>la</strong> fragilité, le temps vécu et celui encore désiré…<br />

88 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

troubles sonorités<br />

La voix de Dani…<br />

Alors, ce n’est pas très original, bien sûr, mais un peu originel, et ce<strong>la</strong> peut suffire : <strong>la</strong> prégnance des corps<br />

ici se double souvent de <strong>la</strong> présence de l’eau. On s’y baigne donc ; on s’y <strong>la</strong>ve ; on veut y terminer quelque<br />

chose et/ou on y renaît un peu comme on s’y isole et on y est bien, telle Nénette ; elle a une mémoire (<strong>la</strong><br />

boussole de Beau travail) et toutes sortes de secrets (les étranges images des plongeurs de Nénette et Boni,<br />

le corps sous <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce de L’Intrus) ; <strong>la</strong> mort y rôde aussi (Beau travail et son explosion de rouge ou sa nage<br />

au couteau), etc. Même les titres <strong>la</strong> prennent parfois au générique, s’y dissolvant peut-être autant qu’ils<br />

se révèlent, telles les photographies argentiques (Nénette et Boni, Trouble Every Day) : plus simplement<br />

encore, ils flottent. Flotter : peut-être l’une des sensations physiques les plus propres aux films de C<strong>la</strong>ire<br />

Denis. Pas <strong>du</strong> tout au sens courant, souvent péjoratif, de « flottement », ou d’apesanteur, non : cette<br />

activité particulière de qui accepte d’être avec l’eau, sans <strong>la</strong> conquête de <strong>la</strong> nage, sans <strong>la</strong> panique de ne pas<br />

savoir. Quelque chose comme ça, oui : flotter, dans un milieu, et tant avec <strong>la</strong> possibilité de l’abandon que<br />

<strong>la</strong> résistance naturelle <strong>du</strong> corps (« Dans chaque geste, y a une résistance et un abandon… En fait c’est simple,<br />

hein… C’est très simple <strong>la</strong> danse. »sourit Mathilde Monnier dans Vers Mathilde). Et c’est bien, au contraire,<br />

quand <strong>la</strong> volonté s’affirme trop (les cours d’économie de 35 rhums) ou quand elle ne résiste plus <strong>du</strong> tout<br />

(certaines gourmandises de Nénette et Boni) que les scènes semblent couler et quitter ce « sur le fil » si<br />

particulier <strong>du</strong> travail de <strong>la</strong> réalisatrice.<br />

Dalle et Golubeva ne se rencontreront jamais dans le film : une même p<strong>la</strong>ge sonore<br />

les lie pourtant à <strong>la</strong> première apparition de Béatrice dans le film…


Mais nous parlions <strong>du</strong> corps. Des corps. Et ces corps, si intensément filmés, ne sont pas seulement humains.<br />

Si Boni tire sur les chats, il est d’une tendresse singulière pour son <strong>la</strong>pin. Et ce qui peut sembler anecdotique<br />

concourt à révéler ce qui intéresse Denis dans les rapports entre êtres bien vivants. Le sentiment est une<br />

zone explorée avec prudence, et sa dérive, le sentimentalisme, toujours désamorcée. Or, s’il est bien un<br />

terrain où l’on s’embourbe régulièrement dans le sentimental à deux sous : celui des trente millions de<br />

bestioles. Sans faire <strong>du</strong> sort <strong>du</strong> chat dans 35 rhums l’antidote radical à ces débordements, je pense à cette<br />

chose peut-être pas coutumière non plus : sans exclure une certaine sé<strong>du</strong>ction, C<strong>la</strong>ire Denis ne semble ni<br />

chercher à s’appuyer sur notre possible dégoût ou rejet (Gaspar Noé ?), ni s’inquiéter de nous sembler<br />

sympathique (Amélie Jeunet ?), ou <strong>la</strong> savante alternance des deux (Quentin Tarantino ? pas dans <strong>la</strong> même<br />

cour que les deux précédents, certes). Mais revenons à nos vaches, cochons, couvées ; nous quittons ici <strong>la</strong><br />

sensiblerie animalière pour déceler avant tout des liens tangibles et plus troubles à <strong>la</strong> fois : Alex Descas et<br />

ses coqs, évidemment, dans S’en fout <strong>la</strong> mort. Des préparatifs pour le combat à <strong>la</strong> danse sur Buffalo Soldier,<br />

le coq nommé « S’en fout <strong>la</strong> mort » est, tout en y restant irré<strong>du</strong>ctible, tel un prolongement <strong>du</strong> corps de<br />

son entraîneur, tandis que son successeur apparaît comme celui de <strong>la</strong> femme désirée, Solveig Dommartin,<br />

dont il prendra le nom, Toni.<br />

Le fou rire de Golubeva dans ce <strong>cinéma</strong>, quand elle comprend,<br />

quand elle comprend… Pourquoi ai-je raté La Chatte à deux têtes ?…<br />

Les corps ont des noms, pour le tout, pour <strong>la</strong> partie. Mireille Perrier regarde l’enfant répéter avec son père<br />

les noms camerounais des différentes parties <strong>du</strong> visage qu’il désigne <strong>du</strong> doigt, comme elle les répétait ellemême,<br />

petite fille, avec Isaach de Bankolé, le boy de <strong>la</strong> famille dans Choco<strong>la</strong>t. Sur un mode plus pudique<br />

peut-être, ce sont des noms de vêtements que Colin fait répéter à son co-légionnaire dans Beau Travail.<br />

Ces noms, ces mots que l’on s’efforce d’apprendre, sonnent comme des incantations des corps, là, tant<br />

pour nous aider à les apprivoiser, les reconnaître peut-être, un jour, que pour ne pas oublier leur distance,<br />

leur altérité. De même que s’il n’exclut pas <strong>la</strong> fascination, le regard qui porte les p<strong>la</strong>ns, ne vise jamais <strong>la</strong><br />

fusion. Les p<strong>la</strong>ns cherchent, in<strong>la</strong>ssablement, et, parfois... presque une grâce ?... Les corps sont, au beau sens<br />

<strong>du</strong> mot, l’asile de ce <strong>cinéma</strong>. Ne pas être prude. Mais ne rien voler. Au moins ne jamais chercher l’un ou<br />

l’autre, le puritanisme et le viol, et les prévenir, en désamorcer <strong>la</strong> menace, alors qu’ils guettent, à <strong>la</strong> fois si<br />

sûrs d’eux et si étonnés, si habitués à prendre possession des lieux, main dans <strong>la</strong> main… Alors le regard se<br />

réajuste sans cesse, cherche à ne pas perdre sa p<strong>la</strong>ce sur le fil, et il faut autant de petits pas – des variations<br />

de <strong>la</strong> valeur des p<strong>la</strong>ns, des cadres dans le cadre et de <strong>la</strong> distance (ainsi des combats des coqs de S’en fout <strong>la</strong><br />

mort) –, que d’é<strong>la</strong>ns de <strong>du</strong>rée dans l’étirement des p<strong>la</strong>ns (jusqu’à ceux si éprouvants de Trouble Every Day) ;<br />

dans l’étreinte comme dans le combat.<br />

Les bruits de <strong>la</strong> ville <strong>la</strong> nuit, <strong>du</strong> périph’, depuis le toit de l’immeuble, comme une cabane,<br />

les bruits presque doux, tellement, tellement doux maintenant…<br />

Des bruits rouges et bleus, maintenant pour moi. Néon, now…<br />

La voix de Jean-Louis Murat est reconnaissable. Elle a commencé. Camille, Richard Courcet dans J’ai<br />

pas sommeil, apparaît en robe fourreau d’un velouté sombre, <strong>la</strong>rge bandeau prolongeant le visage : des<br />

« manches » <strong>du</strong> même tissu que <strong>la</strong> robe achèvent de dessiner les mouvements de ses bras d’où jaillissent,<br />

fins et très longs, des doigts précis qui étirent les gestes, les suspendent, sans les arrêter, sans les fermer. Le<br />

petit lip-sync <strong>du</strong> p<strong>la</strong>yback est discret. This is all a tape recording. L’attention est tout de suite sur l’ensemble.<br />

Sur les volutes. Sur cette étrange présence si compacte et presque immatérielle à <strong>la</strong> fois. P<strong>la</strong>yback. Corps<br />

qui chante. Mais corps sans voix. Ou corps décalé de <strong>la</strong> voix. Union impossible ou illusoire. Fracture.<br />

Camille. L’autre corps. It’s all recorded. Celui que l’on ne peut croire comprendre tout à fait. Et en même<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

89


temps, le spectacle. Le spectacle qui prend au corps. La représentation qui anime l’enveloppe charnelle. Le<br />

performer tragique. Emporté aussi. Pas débordé, ici. Comble de <strong>la</strong> présence ou/et <strong>du</strong>alité de <strong>la</strong> présence et<br />

de l’absence de Camille doucement menée à son paroxysme. It is an illusion. Ange et diable. Et les chansons<br />

disent <strong>la</strong> vérité, aussi, nous a-t-on rappelé récemment.<br />

Danses… « You can wave it all away »…<br />

90 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

« Qu’est-ce que tu veux ?<br />

- Je veux être là… »<br />

De <strong>la</strong> danse de salon dans sa forme <strong>la</strong> plus sociale (le visiteur ang<strong>la</strong>is et <strong>la</strong> maîtresse de maison dans Choco<strong>la</strong>t)<br />

à celle presque immobile et silencieuse dans son versant le plus intime (les deux amants nus aperçus par <strong>la</strong><br />

fenêtre dans J’ai pas sommeil), dans <strong>la</strong> <strong>du</strong>rée et <strong>la</strong> recherche fiévreusement ludique ou cathartique (Grégoire<br />

Colin depuis son lit dans US Go Home ou Denis Lavant en sortant de Beau travail), etc., les films de C<strong>la</strong>ire<br />

Denis explorent une gamme sans cesse renouvelée <strong>du</strong> mouvement dansé, <strong>du</strong> corps qui danse, en tant qu’il<br />

appartient à tous : non pas l’art de <strong>la</strong> Danse – même si celui-ci peut être rejoint, dans Beau Travail avec<br />

Bernardo Montet et, bien sûr, dans Vers Mathilde, le documentaire sur le travail de Mathilde Monnier 3<br />

–, mais <strong>la</strong> possibilité de <strong>la</strong> danse, ou plutôt des danses, pour chacun, pour tout le monde, dans une même<br />

« démocratie »que celle des chants. À chacun ses codes et/ou sa liberté. Mais pour tous : le moment d’une<br />

forme de répit, ou/et de confession, ou/et de recherche, ou/et de libération, et, bien sûr, de sensualité<br />

avec soi et/ou avec l’autre. Jusqu’à <strong>la</strong> danse/étreinte magnifique <strong>du</strong> frère et de <strong>la</strong> sœur dans US Go Home,<br />

unissante et libératrice à <strong>la</strong> fois, pour parvenir à <strong>la</strong>quelle il aura fallu bien des danses, bien des chants, et<br />

presque tout le temps <strong>du</strong> film. Maintenant, <strong>la</strong> jeune femme peut s’é<strong>la</strong>ncer. Pour de bon.<br />

Le ménage dans un hôtel…<br />

Les voix des sœurs qui s’enchaînent, presque un même corps qui parle…<br />

N’ai remarqué leur (pourtant vraie) gémellité que cette fois, par le son…<br />

Est-ce que Denis aime Demy ? Je ne sais pas… Si les angles et les finalités divergent, peut-être jusqu’à<br />

s’opposer, c’est pourtant bien dans des mondes chantés, dansants et densément colorés que nous sommes<br />

conviés, ici aussi. Et peut-être <strong>la</strong> principale in<strong>version</strong> tient-elle au point d’appui de ces deux cinéastes.<br />

Il est plus directement dans le corps chez Denis et c’est là que <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion <strong>du</strong> décor (et au sens fort et<br />

<strong>la</strong>rge, jusqu’à celui de « milieu », d’écosystème social) s’imprime et peut nous parvenir. Chez Demy, le<br />

« décor » semble premier, générant l’espace et <strong>la</strong> chorégraphie, c’est par lui que <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion des corps se<br />

fait et qu’ils nous parviennent. Sans doute pourquoi aussi l’on peut facilement chanter avec une autre voix<br />

dans les films de Demy, quand chez Denis c’est alors filmé comme tel, et reste exceptionnel.<br />

Un métro qui se fond en boîte techno…<br />

Exceptionnel Richard Courcet portant/porté par <strong>la</strong> voix de Murat, et vraiment, quelque chose que je<br />

retrouve au Club Silencio de Mulhol<strong>la</strong>nd Drive… Étrangement, je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours trouvé<br />

que Rebecca del Rio dégageait aussi quelque chose de « masculin »… Ou alors l’impression était plus<br />

généralement liée au spectacle dans son ensemble… Ici, troub<strong>la</strong>nt moment que cette danse où « masculin »<br />

et « féminin » se fécondent dans un même corps, avec cette exacerbation singulière de <strong>la</strong> virilité profonde<br />

3 Sur <strong>la</strong> chorégraphe et le Centre qu’elle dirige, avec des traces de Vers Mathilde : http://www.mathildemonnier.com/fr/


avec et sans toi<br />

de Courcet, tandis qu’il évolue dans sa robe, et que ses gestes atteignent une douceur infinie dans leur<br />

caresse de l’air. Quelque chose entre Llorando et Le Lien défait qui <strong>la</strong>isse rêver un instant que le lien en<br />

question peut aussi s’entendre très originellement. Le mythe de l’androgyne rappelé par Oliveira dans Le<br />

Val Abraham ?... Je dis peut-être n’importe quoi. Au pire, ce sont des histoires de boîtes bleues, tout de<br />

même !<br />

Une petite boîte à musique…<br />

La boîte de nuit n’est pas seulement le lieu où l’on danse mais celui où des lumières dansent sur et/ou<br />

avec nous. Lumières si vives ou vivaces qui, sur un même corps parfois immobile (Lavant observant dans<br />

Beau Travail), révèlent tour à tour <strong>la</strong> sensualité, <strong>la</strong> joie, <strong>la</strong> menace, le secret, le vivant et le fantomatique. La<br />

manière d’investir <strong>la</strong> boîte de nuit me semble très différente de celle de James Gray, par exemple, cinéaste<br />

qui y revient aussi beaucoup. La p<strong>la</strong>ce de Gray s’inscrirait davantage parmi ceux qui regardent les danseurs,<br />

ceux qui forment parfois un cercle autour. Parmi eux, beaucoup sans doute danseront, et d’autres non.<br />

Mais <strong>la</strong> danse est perçue comme extérieure. Comme un spectacle. Auquel on est un peu étranger, même en<br />

venant près des corps (comme un regard qui « zoomerait »). Chez Denis, même à distance, nous sommes<br />

avec. Denis danse. Et pas seule. Tout ce<strong>la</strong> repose aussi sur l’alliance avec Agnès Godard, <strong>la</strong> chef op’ de<br />

tous ses films depuis US Go Home et J’ai pas sommeil, pro<strong>du</strong>its <strong>la</strong> même année. Les images nées de cette<br />

complicité auraient toujours quelque chose à voir avec <strong>la</strong> danse, et même avec <strong>la</strong> Danse (avec sa part de<br />

maîtrise et d’extrême précision, et <strong>la</strong> chorégraphie précise des couleurs, mais tout le contraire de l’image<br />

au cordeau).<br />

« Tu danses quelques fois ? »... Et fous rires… Tandis que veut fuir l’homme blessé…<br />

Désirs ne se disent, ni se dénient… « J’ai arrêté de fumer… mais allez-y, ça me dérange<br />

pas… au contraire… »<br />

Et là, tout à coup, ça me prend à <strong>la</strong> gorge. Ce premier truc qui se joue en permanence : <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce de <strong>la</strong><br />

femme. Et pas seulement <strong>la</strong> captation de ça, mais comment une couche est remise, dans les films, aussi : ces<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

91


egards sur les femmes… Et que le cinéaste soit hétéro ou homo n’y change finalement pas grand-chose,<br />

n’en change habituellement que <strong>la</strong> manière. Alors s’il existe des racines aux systèmes d’oppression, si c’est<br />

possible, y a un truc, là, que je trouve premier, et dont on sort pas, quelles que soient les belles déc<strong>la</strong>rations<br />

d’intentions, les politesses.<br />

92 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

et flotter<br />

Daïga emboutit, plusieurs fois, <strong>la</strong> voiture <strong>du</strong> lâche et fat metteur en scène…<br />

Mais là, il ne s’agit pas non plus d’un <strong>cinéma</strong> dont le moteur serait une revendication féministe, qui peut<br />

avoir beaucoup à dire mais s’avèrera souvent bien plus bril<strong>la</strong>nt, plus vivant même, dans le propos annoncé,<br />

défen<strong>du</strong>, que dans le film qui en résulte (avec, souvent, des rôles de mecs pour le coup à se pendre, et c’est<br />

de bonne guerre peut-être, sûrement), mais là… Telle une certitude. C’est palpable. Là, il y a des femmes,<br />

il y a des hommes, et nous pouvons les regarder… En entier. Malgré tout ce dans quoi ils sont pris, et<br />

quelles que soient leurs histoires, et dans des affaires de couples libres ou sociaux, de rencontres furtives,<br />

de frères et sœurs, là, tout à coup, et sans brader les différences, nous sommes face à des êtres. Irré<strong>du</strong>ctibles.<br />

Inassimilés. Et ça, quand même, il fal<strong>la</strong>it se le sortir de <strong>la</strong> caméra. Même à <strong>la</strong> fin <strong>du</strong> XX e siècle. Et même,<br />

aujourd’hui, pour <strong>la</strong> majorité écrasante des pro<strong>du</strong>ctions commerciales ou alternatives : comme si ça n’avait<br />

pas encore été fait.<br />

Le petit Harry nourrit sa tortue…<br />

Est-ce que c’est pour ça que ça me tenait tellement à cœur ? Parce que ce <strong>cinéma</strong>-là me rend les femmes<br />

et les hommes que je vois, déjà tout pris, tout autant que moi, dans plein de trucs épuisants, mais qu’au<br />

moins, sur ce terrain-là, on ne reverrouille pas d’une couche. Si confortable. Si rassurante. Si socialement<br />

fonctionnelle. Les sexismes <strong>du</strong> <strong>cinéma</strong> sont socialement fonctionnels. Hyper fonctionnels. Mais ça<br />

s’éc<strong>la</strong>ircit ?…<br />

Le coq « Toni »…<br />

Des noms sur des corps.<br />

« My name is Martine…<br />

- Martin ?... That’s a boy’s name. »<br />

US Go Home : l’échange entre Alice Houri et Vincent Gallo, le début de <strong>la</strong> rencontre…


dans une boîte bleue ?<br />

« Comment tu t’appelles ?<br />

- Camille Moisson.<br />

- Camille, c’est un nom de fille. »<br />

Point de vue de flic ? Quand J’ai pas sommeil se dénoue…<br />

C<strong>la</strong>ire… Denis… Qui… Qui d’autre sort à ce point des images ré<strong>du</strong>ites de <strong>la</strong> femme en tout premier<br />

lieu, et de l’homme, allez, presque tout autant, nécessairement… Il y a… Bien sûr, il y en a… Mais en<br />

al<strong>la</strong>nt jusqu’à <strong>la</strong> peau… La peau nue… Il y a… Oui… Des femmes... Un peu… Sur des terrains plus<br />

légers… Ou vraiment… Pour de bon… Peut-être bien Jane Campion… Il faut repenser In The Cut, et<br />

ne pas tourner trop vite <strong>la</strong> partition intime de La Leçon de piano… Et sinon, sinon… Il n’y a peut-être<br />

bien que Cronenberg.<br />

Reposer <strong>la</strong> clé de <strong>la</strong> chambre d’hôtel sur le tableau…<br />

Campion et Cronenberg, ça n’adviendrait que par l’alliance avec des femmes comme Holly Hunter,<br />

mais surtout, pour le coup, puisque ça coincerait d’abord là, ça ne s’ancrerait qu’avec Viggo Mortensen,<br />

Mark Ruffalo, ou Harvey Keitel, en exemples premiers. Deborah Kara Unger… Et autour de Denis,<br />

nous retrouverions bien <strong>du</strong> monde : Richard Courcet, donc. Ou encore : Alex Descas, auquel 35<br />

rhums offre enfin un rôle sur une <strong>du</strong>rée apaisant <strong>la</strong> frustration de ne jamais le voir assez. Des goûts<br />

de libération sont par là ; quelque chose qui me rappelle une amie de <strong>la</strong> réalisatrice, Nan Goldin 4 .<br />

Alors, décidément, une des œuvres les plus singulières des temps présents se créerait ici – quels qu’en<br />

soient les « accomplissements » et les « imperfections » –, dans le <strong>cinéma</strong> français de surcroît.<br />

Fort goût de liberté dans ces films, sur le chemin de C<strong>la</strong>ire Denis, et même dans ses fidélités : ces<br />

partenaires qui permettent cette double quête de <strong>la</strong> restitution des indécidables momentanés et des<br />

indicibles persistants. Quand je sors de 35 rhums, un ami me dit quelque chose comme : « Quand<br />

tu regardes Descas. Tu as l’impression qu’il va faire quelque chose d’incroyable. Que tout peut arriver.<br />

[Conclusion quelques mots plus tard :] Il déchire ! ». Que tout peut arriver. Pas par une attente<br />

exceptionnelle générée. Par : <strong>la</strong> simple préservation des possibles. Béatrice Dalle. Il faudrait les citer<br />

tous. J’y reviendrai.<br />

4 Quelques œuvres de Nan Goldin consultables ici : http://www.artnet.com/Artists/ArtistHomePage.aspx?artist_id=7135&page_tab=Artworks_<br />

for_sale<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

93


94 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

Cuillère tintant tasse et soucoupe, sucre déshabillé…<br />

Ces ballets. Ces circu<strong>la</strong>tions des désirs. Ces corps entiers. Ces érotismes ouverts. Jusqu’aux moments où<br />

l’on peut prendre quelqu’un dans ses bras, comment ça arrive… Arriver à filmer ça… Pas si fréquent, que ce<br />

soit dans le désir (avec lequel on peut rire, de bon cœur, à écouter Valéria Bruni Tedeschi re<strong>la</strong>ter les miracles<br />

des phéromones, autant que l’on peut s’en effrayer un tantinet lorsque Boni prend des allures de Nosferatu<br />

rôdant <strong>la</strong> nuit, dans le même film), dans <strong>la</strong> possibilité de l’amour, son impossibilité ou son évanouissement,<br />

dans l’amitié, dans le lien de sang qui ne peut être défait, ou simplement dans l’être-là, ensemble. Et parfois<br />

dans le combat. Alors joie d’être là, là où les « personnages » ne sont pas ré<strong>du</strong>its à leur fonction ou à des<br />

schémas psy. Trivialement : ne pas savoir ce qui va se passer. Dans le contraire d’une artificialité ou d’un<br />

tour de force twisté. Simplement : comme dans <strong>la</strong> vie, quand on veut regarder vraiment l’autre, sans le<br />

ré<strong>du</strong>ire aux projections que l’on en a. Respirations. Et apnée.<br />

Kali, en concert : Racines…<br />

Tandis que les <strong>Spectres</strong> commençaient à écrire autour de films de guerre, une expression est passée dans<br />

les discussions de <strong>la</strong> rédaction : les films de paix… Je n’étais pas sûr de comprendre ce que ce<strong>la</strong> signifiait,<br />

ou plus exactement de savoir quel sens cet agencement de mots pouvait trouver comme écho pour moi,<br />

aujourd’hui… Alors qu’on peut dire : comme le nez au milieu de <strong>la</strong> figure !<br />

« J’suis un type facile… Personne a envie d’aller mal… C’est les choses qui déconnent… »<br />

Je ne sais pas ce qu’est <strong>la</strong> réconciliation… Mais je sais que je ne peux (encore ?) supporter de l’associer au<br />

renoncement… Alors quoi ?... On dit parfois aussi : avec ou sans toi. Et surtout : ne pas pouvoir vivre avec<br />

ou sans l’autre. Comme une loi. Une évidence. Une croyance collective. Mais là, le <strong>cinéma</strong> de C<strong>la</strong>ire Denis<br />

propose un regard non résigné mais qui aspire à, et qui enregistre – le plus intranquillement <strong>du</strong> monde<br />

et dans un geste confiant à <strong>la</strong> fois – des gens, des femmes, des hommes, qui ne peuvent que vivre, qui ne<br />

veulent que vivre : avec et sans l’autre. Par les silences et les chants. Les caresses et les morsures. Les danses<br />

et <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce. Brûle et flotte.<br />

Il serait maintenant temps d’évoquer l’enregistrement <strong>du</strong> monde dans <strong>la</strong> pratique de <strong>la</strong> cinéaste, de parler des<br />

équipes, des territoires et transmissions, des voyages et… en voiture ?... To be continued, possibly maybe 5 .<br />

Les citations dans les titres des parties :<br />

Chants / J’ai pas sommeil (chanson<br />

titre de Jean-Louis Murat)<br />

Bestiaire / Texte de et par Jean-<br />

Luc Nancy dans Vers Mathilde<br />

Danses / Trouble Every Day<br />

(chanson titre des Tindersticks)<br />

Désirs / Vendredi soir<br />

« Oyez brave gens… L’histoire de ce temps… »<br />

D&D<br />

Silence…<br />

5 Interview de C<strong>la</strong>ire Denis dans L’Humanité, bienvenu lien avec <strong>la</strong> suite possible : http://www.humanite.fr/1997-01-29_Articles_-C<strong>la</strong>ire-Denisde-l-amour-est-passe


teintements<br />

Agnès Godard…<br />

Un corps complémentaire<br />

Pas le cordeau, mais : une précision de chaque<br />

instant dans des mutations permanentes. Rien qui<br />

se fige. Le temps d’apercevoir, fugitives, <strong>la</strong> grâce au<br />

cœur de l’horreur, l’ombre au sein de <strong>la</strong> lumière.<br />

Agnès Godard, est <strong>la</strong> chef op’ de tous les films de<br />

C<strong>la</strong>ire Denis depuis son troisième. Et si son second<br />

me semble marquer l’entrée en <strong>cinéma</strong> de <strong>la</strong> cinéaste,<br />

c’est au suivant que son œuvre me paraît atteindre<br />

sa plénitude (films fauves et caressants, désaxés et<br />

intrigants, instables et fluides, entraînant presque<br />

imperceptiblement de brûlures en g<strong>la</strong>ciations). Il ne<br />

faut pas aller trop vite, ne pas résumer les films à ce<br />

tandem-là, si beau soit-il, mais c’est une heureuse<br />

coïncidence.<br />

Illustrations :<br />

inapte au civil<br />

The Birds, Tippi Hedren<br />

S’en fout <strong>la</strong> mort, Alex Descas<br />

je veux être là<br />

Vers Mathilde, Mathilde Monnier<br />

Vendredi soir, Valérie Lemercier<br />

troubles sonorités<br />

Peau d’âne, Catherine Deneuve<br />

Nénette et Boni, Alice Houri<br />

avec et sans toi<br />

US Go Home, Jessica Tharaud<br />

Trouble Every Day, Alex Descas et Béatrice Dalle<br />

et flotter<br />

Guido floating de Nan Goldin<br />

Beau travail<br />

dans une boîte bleue ?<br />

Mulhol<strong>la</strong>nd Drive, Cori G<strong>la</strong>zer<br />

J’ai pas sommeil, Richard Courcet<br />

teintements<br />

S’en fout <strong>la</strong> mort<br />

J’ai pas sommeil, Richard Courcet<br />

Nénette et Boni, Alice Houri<br />

Beau travail, Denis Lavant<br />

Trouble Every Day<br />

Vendredi soir, Valérie Lemercier<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

95


La Forteresse (Suisse/2008)<br />

Mise en scène : Fernand Melgar<br />

Photographie : Camille Cottagnoud<br />

Montage : Karine Sudan<br />

Durée : 100 min<br />

Présenté au 61 e Festival <strong>du</strong> Film de Locarno dans <strong>la</strong><br />

compétition « Cinéastes <strong>du</strong> présent » : Léopard d’or<br />

Site officiel : http://www.<strong>la</strong>forteresse.ch/<br />

Albert Maysles, considéré comme le père <strong>du</strong> « <strong>cinéma</strong> direct » américain, auteur<br />

d’œuvres fondamentales telles que Salesman (1968) et Grey Gardens (1975) 1 , considère qu’il<br />

est fondamental, dans le <strong>cinéma</strong> documentaire, de : se distancer d’un point de vue ; filmer des<br />

événements, scènes et séquences en évitant les interviews, <strong>la</strong> narration, un présentateur ; et enfin<br />

enregistrer l’expérience directe sans calcul, ni mise en scène 2 . Le <strong>cinéma</strong> documentaire est un<br />

des genres les plus complexes, <strong>la</strong>isser apparaître sa présence est rapide, même si l’on essaie de<br />

minimiser sa propre intervention – au fond le montage suffit à altérer <strong>la</strong> réalité. Imaginez un peu<br />

lorsqu’on essaie de démontrer une thèse préétablie !<br />

Fernand Melgar, metteur en scène suisse autodidacte, à l’in<strong>du</strong>bitable engagement mais<br />

capable de s’approcher avec curiosité et sans préjugés <strong>du</strong> sujet qu’il traite, s’en tient à ces règles<br />

dans son film La Forteresse, dans lequel, avec sa caméra, il pénètre – pour <strong>la</strong> première fois sans<br />

aucune restriction – dans un centre d’enregistrement pour requérants d’asile, ici celui de Vallorbe<br />

en Suisse Romande. Le point de départ – le metteur en scène lui-même le déc<strong>la</strong>re – est d’essayer<br />

de comprendre cette peur <strong>du</strong> peuple suisse prouvée quand, en 2006, il a voté de manière massive<br />

– 68% des votants – en faveur d’un <strong>du</strong>rcissement de <strong>la</strong> loi sur l’asile, faisant de cette loi l’une des<br />

plus restrictives d’Europe (négation de l’aide d’urgence et de l’assistance sociale aux requérants<br />

qui ont vu leurs demandes rejetées, perquisitions sans mandats, condamnation jusqu’à deux<br />

ans pour ceux qui ne quittent pas le Pays, etc.). Melgar, auteur entre autre de C<strong>la</strong>sse d’accueil<br />

(1998, sur l’intégration des jeunes étrangers), Exit, le droit de mourir (2005, sur l’euthanasie)<br />

s’est ren<strong>du</strong> dans le centre d’enregistrement de Vallorbe pour témoigner de <strong>la</strong> procé<strong>du</strong>re à <strong>la</strong>quelle<br />

1 Voir Rapporto confidenziale numéro trois, mars 2008. (http://www.rapportoconfidenziale.org/?p=53)<br />

2 On trouvera quelques notes théoriques d’Albert Maysles à propos <strong>du</strong> documentaire à cette adresse :<br />

http://www.mayslesfilms.com/companypages/albertmaysles/documentary.htm<br />

96 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

À propos de La Forteresse


sont confrontés les requérants d’asile avant qu’il leur soit accordé au moins le statut de réfugiés.<br />

Les prises de vue sont multiples : il y a ceux qui enregistrent les données des requérants une fois<br />

arrivés au centre, les responsables, ceux qui jugent leurs histoires personnelles en émettant une<br />

sentence d’accueil, les requérants même.<br />

N’étant pas un film de propagande et ne cherchant à faire changer l’opinion de personne,<br />

La Forteresse devrait être vu par tout le monde, indépendamment des idées personnelles de<br />

chacun sur le sujet. On ne nous demande pas de prendre une position a priori sur les lois mises<br />

en effet dans le centre d’enregistrement, mais on nous offre une possibilité inédite d’en connaître<br />

<strong>la</strong> situation. Les histoires racontées sont souvent dramatiques, nous parlent de personnes qui<br />

rêvent d’une vie meilleure ou seulement, et c’est souvent le cas, de survivre.<br />

Ce sont des histoires d’humanité, de compréhension, de solidarité mais aussi de<br />

bureaucratie, cette même bureaucratie qui transforme les gens en simples noms sur une feuille de<br />

papier, privés de cette épaisseur que le papier ne pourra jamais leur donner. Melgar enregistre les<br />

différentes positions, réussissant à démonter les lieux communs sur le sujet – <strong>la</strong> conseillère fédéral<br />

Evelyne Widmer-Schlumpf 3 a loué le film à Locarno en soulignant son réalisme –, évitant <strong>la</strong><br />

tentation <strong>du</strong> pathos et le recours au titillement des sentiments les plus élémentaires, réussissant à<br />

proposer une œuvre qui, non seulement nous raconte <strong>la</strong> vie dans le centre, mais qui atteint le but<br />

initialement déc<strong>la</strong>ré : celui de mettre à nu les peurs résultant pour <strong>la</strong> plupart de préjugés. En des<br />

temps dominés par <strong>la</strong> simplification dans l’opposition entre bien et mal, La Forteresse n’impose<br />

pas au spectateur une pensée mais lui offre, avec grande honnêteté, des points d’ancrage pour des<br />

réflexions plus profondes. Ne serait-ce que pour ce<strong>la</strong>, il mérite d’être vu par tous, jeunes élèves<br />

y compris.<br />

Roberto Rippa<br />

pour Rapporto Confidenziale<br />

(tra<strong>du</strong>ction par Elisabetta Lazzaroni)<br />

3 La position de E. Widmer Schlumpf reste très ambiguë : responsable de l’Office fédéral de l’immigration, elle fait partie d’un<br />

parti politique de droite (Union démocratique <strong>du</strong> centre) qui a promulgué les lois les plus <strong>du</strong>res contre l’immigration et pourtant,<br />

en tant que figure publique officielle, elle se permet de les critiquer.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

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