Télécharger la version PDF - Spectres du cinéma
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1. Documentaire : divers aspects burlesques d'Israël et de <strong>la</strong> Palestine en 2000<br />
Suleiman : Je ne crois pas <strong>du</strong> tout à <strong>la</strong> possibilité de rendre compte de <strong>la</strong> violence <strong>la</strong> plus<br />
grande en l’abordant de front, en en « faisant le portrait ». Si vous faites ça, alors vous êtes certain,<br />
esthétiquement, et politiquement, de rater votre cible : quand vous insérez l’image de <strong>la</strong> violence,<br />
vous devenez responsable des limites que vous assignez à <strong>la</strong> douleur subie par quiconque est<br />
torturé, passé à tabac, violé... C’est toujours impossible de connaître l’éten<strong>du</strong>e de l’effroi, de <strong>la</strong><br />
douleur ou de l’angoisse... Pourquoi prétendre représenter <strong>la</strong> douleur, alors qu’elle ne vous sera<br />
jamais accessible telle que l’autre <strong>la</strong> subit ? La seule possibilité pour moi, en fait, c’est de maintenir<br />
l’ambiguïté <strong>du</strong> rapport que j’entretiens à cette violence, en <strong>la</strong> faisant travailler. L’allusion, c’est pour<br />
moi cette procé<strong>du</strong>re qui <strong>la</strong>isse le spectateur libre de ses interprétations, de son imagination, qui<br />
ne le prend pas en otage. Au <strong>cinéma</strong>, dès que vous montrez quelque chose, ce que vous montrez<br />
appartient dès lors au passé. C’est comme si vous disiez : « Ça a eu lieu, ils ont fait ça ainsi. »<br />
Montrer, c’est historiciser. Et c’est comme se débarrasser <strong>du</strong> problème. Alors que si vous ne faites que<br />
suggérer, vous signalez une puissance virtuelle d’actualisation, contenue dans cette suggestion. 1<br />
La violence qui se lève dans cette région <strong>du</strong> monde est celle de l'homme ayant per<strong>du</strong><br />
son séjour, condamné à <strong>la</strong> survie. Palestiniens emmurés vivants et sombrant dans l'asphyxie ;<br />
Israéliens présentés sous <strong>la</strong> forme <strong>du</strong> soldat et <strong>du</strong> policier, ré<strong>du</strong>its à une pantomime stéréotypée,<br />
clones de clowns sadiques : toutes les formes de <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die causée par un air irrespirable.<br />
On peut parler d'auto-intoxication d'un peuple. Suleiman parle de sa disparition. Que veut<br />
signifier <strong>la</strong> « disparition d'un peuple », sinon que le peuple palestinien devient israélien par <strong>la</strong><br />
seule force d'acculturation, d'uniformisation de <strong>la</strong> technique, celle bureaucratique <strong>du</strong> papier<br />
d'identité n'étant pas moins redoutable que celle des chars. Mais dans ce rapt, le peuple<br />
israélien n'en devient pas moins palestinien malgré lui. Et cette fusion de deux peuples en<br />
un seul pourrait être <strong>la</strong> meilleure chose si elle n'était faite au profit d'une stérilisation, d'une<br />
déshumanisation qui maintient et fait proliférer toutes les séparations, tous les partages,<br />
jusqu'au point où le sang ou <strong>la</strong> religion deviennent les critères d'une ségrégation méthodique.<br />
À ce point de tyrannie, le peuple oppresseur voit ses propres valeurs dissoutes par le nihilisme<br />
auquel l'a amené <strong>la</strong> défense de ses intérêts. Si bien qu'il faut parler d'une double disparition,<br />
asymétrique : un peuple dévoré par sa faiblesse, l'autre par sa propre force monstrueuse.<br />
Le burlesque de Suleiman fait partie <strong>du</strong> documentaire, il en est <strong>la</strong> matière même.<br />
Humour silencieux, fait non de jeux de mots ou de psychologie, mais de gags formels,<br />
fonctionnels, mathématiques ; comique de situation, mais de situations topologiques<br />
avant d'être existentielles. Tati, Keaton sont les auteurs auxquels se rattache Elia Suleiman.<br />
Ce sont eux qui pro<strong>du</strong>isent l'image <strong>la</strong> plus géométrique. Leur humour est exempt de tout<br />
pathos, contrairement à celui de Chaplin. Les intéressent <strong>la</strong> confrontation entre l'homme et<br />
<strong>la</strong> machine, et tous les états, toutes les postures par lesquels doit passer l'homme dans son<br />
effort d'adaptation à l'inhumain, contrairement encore au Chaplin humaniste. L'important<br />
n'est pas de filmer l'histoire mais le fait ; ici le documentaire et les moyens formels de l'œuvre<br />
sont indiscernables. On a un documentaire synthétique, pro<strong>du</strong>isant non pas des documents<br />
1 Entretien avec Elia Suleiman, Vacarme, n°8.<br />
48 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009