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Eastwood de fasciste : c’est qu’une partie de l’homme lui-même se sait fascisante, tendant vers<br />

le racisme. Dans Gran Torino on entend beaucoup le terme gook 2 pour désigner les Hmongs.<br />

Qu’entend-on encore par là ? Qu’Eastwood eut beaucoup de copains de régiment dans sa « vraie<br />

life » qui périrent en Corée (lui ne fut soldat que sur le sol américain et ne participa à aucune<br />

guerre). Sûrement employa-t-il le terme gook comme tous ses camarades. Dans les scènes chez<br />

le coiffeur, c’est ce <strong>la</strong>ngage de l’armée qui est utilisé. Que l’on se rappelle ici Heartbreak Ridge,<br />

le personnage d’Eastwood y était quelque peu raciste et son <strong>la</strong>ngage plutôt fleuri ressemb<strong>la</strong>it<br />

en tout point à celui mis en avant dans ces scènes de Gran Torino. Eastwood lui-même a déc<strong>la</strong>ré<br />

que Kowalski ressemb<strong>la</strong>it non pas à Harry Cal<strong>la</strong>han mais au Maître de guerre.<br />

En fait, le cinéaste se dit dans Gran Torino, se raconte et se <strong>la</strong> raconte aussi peut-être un peu :<br />

« Je veux voir <strong>la</strong> vérité en face, ne pas me <strong>la</strong> voiler, voir <strong>la</strong> mort en face. » En sa toute fin, Kowalski<br />

piège Thao qu’il a pris sous son aile : il l’emprisonne dans <strong>la</strong> cave pour aller rejoindre <strong>la</strong> mort.<br />

Il se confesse au jeune Hmong, lui dit qu’il a tué des kids de son âge. Thao devient le prêtre de<br />

Kowalski. Un écran noir les sépare à jamais. Dans un même mouvement, Thao est aussi pris dans<br />

l’écran (<strong>la</strong> mise en scène le suggère par le biais de <strong>la</strong> porte grille séparant les deux hommes) et<br />

donne déjà à voir le passage de témoin, l’échange (on pense aussi ici au film <strong>du</strong> même nom)<br />

entre les deux personnages. Il faut alors se souvenir de Letters from Iwo Jima et des deux soldats<br />

japonais héros <strong>du</strong> film, Nishi et Kuribayashi. Leur amour des États-Unis rendait quelque peu<br />

ca<strong>du</strong>cque <strong>la</strong> proposition de départ <strong>du</strong> réalisateur pour ce film : celle d’une vision japonaise <strong>du</strong><br />

conflit d’Iwo Jima. Bien plutôt le film se rangeait <strong>du</strong> côté des vainqueurs et, comme fait exprès,<br />

les soldats japonais ressemb<strong>la</strong>ient à Thao : ils étaient abandonnés à leur propre sort, ne pouvant<br />

avoir l’aide de <strong>la</strong> père patrie, mais seulement des États-Unis et d’Eastwood.<br />

Se donner le beau rôle, c’est aussi ce<strong>la</strong> le <strong>cinéma</strong> d’Eastwood, et s’il est certain que l’acteur<br />

essaie de ne pas se faire de cadeaux, il n’en demeure pas moins prisonnier de ses propres<br />

turpitudes : dans le cercle qui lie à jamais, par exemple, les trois garçons dans Mystic River ;<br />

dans l’exemple que je viens de citer de Gran Torino avec Thao ; dans <strong>la</strong> recherche de l’enfant <strong>du</strong><br />

personnage d’Angelina Jolie dans Changeling. Il y a chez mister Clint quelque chose de l’ordre de<br />

<strong>la</strong> malédiction, de <strong>la</strong> prédestination qui au-delà de l’aspect libertaire que beaucoup ont décrit<br />

pour désigner <strong>la</strong> pensée Hyde eastwoodienne, symbolise au plus juste <strong>la</strong> vision <strong>du</strong> cinéaste.<br />

Ford et The Man Who Shot Liberty Va<strong>la</strong>nce sont le canevas de tous ses films : comment arrivet-on<br />

à ce que <strong>la</strong> légende soit gravée plutôt que <strong>la</strong> vérité ? Qu’est-ce qui fait une légende ? Qui<br />

fait une légende et pourquoi ? Et même si ses scénarios complexifient à l’extrême cette trame<br />

(modernité <strong>du</strong> monde oblige dans F<strong>la</strong>gs Of Our Fathers, Changeling ou encore Mystic River)<br />

l’homme, lui, n’est pas moderne, il est dépassé même par <strong>la</strong> modernité, le cynisme ambiant qui<br />

de ses fils à ses petits-enfants dans Gran Torino par exemple s’immiscent partout.<br />

L’un des fils de Kowalski (<strong>la</strong> famille est plus que mise à mal dans ce film ; Kowalski apparaît<br />

presque sénile et d’autres films comme Sur <strong>la</strong> route de Madison parlent aussi de l’ingratitude<br />

des enfants) dit que celui-ci « est resté bloqué dans les années 50 » : c’est vrai. Mais on pourrait<br />

aller plus loin en se disant que l’année de pro<strong>du</strong>ction de cette fameuse Gran Torino (c’est-à-dire<br />

1972) est le point suprême, ultime, de <strong>la</strong> puissance, de l’esprit réactionnaire (lire l’encandré page<br />

suivante) <strong>du</strong> personnage (l’âge d’or américain, l’âge d’or de l’automobile, l’âge d’or <strong>du</strong> pétrole)<br />

et que cette date correspond aussi à l’apothéose de <strong>la</strong> carrière de son célèbre rôle d’Harry<br />

Cal<strong>la</strong>han au <strong>cinéma</strong>. Après 72, <strong>la</strong> chute (de l’automobile, <strong>du</strong> pétrole, de l’Amérique, <strong>du</strong> Vietnam),<br />

<strong>la</strong> culpabilité, le frein de l’esprit réac’, viennent peu à peu s’intro<strong>du</strong>ire dans tous ses films. Cet<br />

2 « Gook », le mot est prononcé de nombreuses fois dans Gran Torino. Ce sont les soldats américains de <strong>la</strong> guerre des Philippines de 1900 qui<br />

inventèrent le terme, mais à l’époque il avait le sens strictement inverse de sa résonance raciste utilisée pour désigner les ennemis de l’Amérique,<br />

au Japon, en Corée ou au Vietnam. Il incarne aujourd’hui <strong>la</strong> menace <strong>du</strong> « péril jaune ». Le candidat républicain pour lequel a voté Eastwood, John<br />

McCain, se servit <strong>du</strong> terme lors de <strong>la</strong> présidentielle.<br />

<strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009<br />

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