Télécharger la version PDF - Spectres du cinéma
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La polémique entre Spike Lee et Clint Eastwood :<br />
suivant, nous voyons <strong>la</strong> grandmère<br />
asiatique s’inquiéter que<br />
sa fille ne se remarie pas et que<br />
personne dans <strong>la</strong> maison ne<br />
puisse tenir <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>du</strong> gendre<br />
disparu. Elle pense que Thao, le<br />
dernier homme de <strong>la</strong> famille, n’a<br />
pas les épaules pour une telle<br />
fonction. Il faut un père pour ce<br />
jeune homme, père qui est son<br />
point central, absent, per<strong>du</strong>.<br />
Thao se cherche des valeurs et<br />
des repères moraux. Eastwood<br />
va petit à petit se transformer<br />
en père symbolique pour lui, va<br />
lui apprendre tout ce qu’il sait<br />
de <strong>la</strong> vie : les codes de bonne<br />
con<strong>du</strong>ite, les codes amoureux,<br />
les codes <strong>du</strong> respect et <strong>du</strong><br />
<strong>la</strong>ngage et lui donner quelques<br />
clefs et quelques outils. On<br />
apprendra un peu plus tard de<br />
<strong>la</strong> bouche de <strong>la</strong> sœur de celuici,<br />
Sue, que les Hmongs sont<br />
un peuple qui vient des régions<br />
montagneuses <strong>du</strong> sud de <strong>la</strong><br />
Chine, de <strong>la</strong> région <strong>du</strong> Guizhou<br />
au nord <strong>du</strong> Vietnam et <strong>du</strong> Laos<br />
pour être plus précis. Une partie<br />
des Hmongs qui ont combattu<br />
avec les Américains a migré aux<br />
États-Unis lors des persécutions<br />
d’après-guerre. « J’ai plus de<br />
points communs avec ces Jaunes<br />
qu’avec toute ma famille » se dit Kowalski devant <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce (miroir dont on reparlera tout à l’heure),<br />
tout en crachant <strong>du</strong> sang. Ce geste rappelle l’oncle chanteur de Honkytonk Man et peut-être<br />
l’oncle Sam : « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous mais plutôt ce que<br />
vous pouvez faire pour lui. » Une chose interpelle dans ce sens, plus tard, lors d’une scène sur <strong>la</strong><br />
terrasse de <strong>la</strong> maison hmong ; Sue dit à Walt : « Vous ressemblez à notre père mais en mieux, en<br />
moins traditionaliste, enfin en plus américain quoi. » Tout est là. Il est dit ici <strong>la</strong> quête de cette famille<br />
et celle de Kowalski : <strong>la</strong> recherche d’une route, d’une voie(x) dans ce territoire ; une recherche<br />
de <strong>la</strong> paix intérieure. Que puis-je faire pour avoir <strong>la</strong> paix ? La bannière étoilée installée juste<br />
devant <strong>la</strong> maison <strong>du</strong> vieil homme et filmée de manière incessante se pose là comme un début<br />
de réponse.<br />
Rappel des faits : <strong>la</strong> polémique débuta à Cannes lors de <strong>la</strong> présentation<br />
par Spike Lee de Miracle at Santa-Anna. Ce film est consacré aux Buffalo<br />
Soldiers. Ce nom est celui <strong>du</strong> premier bataillon entièrement constitué de<br />
Noirs-américains. L’action principale <strong>du</strong> film se déroule en Italie pendant <strong>la</strong><br />
Seconde Guerre mondiale. Mais que venait faire alors Clint Eastwood dans<br />
<strong>la</strong> promotion de ce film ? Beaucoup de choses et celle-là particulièrement :<br />
montrer que le <strong>cinéma</strong> américain vit encore avec des spectres innombrables<br />
et surtout avec le spectre de l’absence de personnages afro-américains dans<br />
les films de guerre. Ce que critique Spike Lee dans F<strong>la</strong>gs of our Fathers et<br />
Letters from Iwo Jima : « Il y avait beaucoup d’Afro-américains qui ont survécu<br />
à cette guerre et qui n’ont pas apprécié que Clint ne les représente pas dans<br />
ses films. C’était sa <strong>version</strong> : le soldat noir n’a pas existé. J’ai une <strong>version</strong><br />
différente. Clint Eastwood a fait deux films sur Iwo Jima qui <strong>du</strong>rent plus de<br />
quatre heures en tout, il n’y a pas le moindre acteur noir à l’écran. Si vous<br />
autres journalistes aviez des couilles, vous lui demanderiez pourquoi. Je ne<br />
sais pas <strong>du</strong> tout pourquoi il a fait ça... Mais je sais qu’on lui a fait remarquer<br />
et qu’il aurait pu changer ce<strong>la</strong>. Ce n’est pas comme s’il ne savait pas » disait<br />
Spike Lee à l’époque.<br />
Réplique cing<strong>la</strong>nte et g<strong>la</strong>çante de maître Eastwood dans The Guardian<br />
(http://www.guardian.co.uk/film/2008/jun/06/1), quelque temps plus tard :<br />
« L’histoire est celle de F<strong>la</strong>gs of our Fathers (les drapeaux de nos pères), <strong>la</strong><br />
fameuse photographie <strong>du</strong> p<strong>la</strong>nter de drapeau, et les soldats noirs n’y ont pas<br />
participé. Si j’avais ajouté un acteur afro-américain, les spectateurs auraient<br />
dit : Ce type a per<strong>du</strong> <strong>la</strong> tête ! Ce n’est pas <strong>la</strong> réalité historique. (...) Qu’est-ce<br />
qu’on doit faire ? (À propos de Changeling). Expliquer toute <strong>la</strong> situation ? Faire<br />
en sorte que ce<strong>la</strong> ressemble à une pub pour l’équité entre les peuples ? Ce<br />
n’est pas mon truc. Je fais les choses de manière crédible, comme elles étaient<br />
réellement. Quand je tourne un film à 90% noir, comme Bird, alors j’engage<br />
90% d’acteurs noirs. Spike Lee se p<strong>la</strong>ignait quand j’ai fait Bird : pourquoi un<br />
type b<strong>la</strong>nc ferait ça ? J’étais le seul gars à faire ce film, voilà pourquoi. Il aurait<br />
pu le tourner à ma p<strong>la</strong>ce. Mais il était sur autre chose. » Plus loin dans l’article,<br />
il s’emporte sur Lee : « Un mec comme lui devrait fermer sa gueule ! ».<br />
Lee sur le site Internet d’ABC News fit front : « Pour commencer, Clint<br />
Eastwood n’est pas mon père et nous ne sommes pas dans une p<strong>la</strong>ntation<br />
de coton. C’est un grand metteur en scène. Il fait ses films, je fais les miens.<br />
Mais je ne l’ai pas attaqué personnellement. Et sa remarque comme quoi je<br />
ferais mieux de me taire, allons, allons, Clint. On dirait un vieux type aigri,<br />
là. S’il le souhaite, je peux réunir des Afro-américains qui ont combattu à<br />
Iwo Jima et il pourra leur dire que ce qu’ils ont fait là-bas était insignifiant et<br />
qu’ils n’ont pas existé. Je n’invente rien. Je connais l’histoire. Et je connais<br />
l’histoire d’Hollywood et <strong>la</strong> manière dont les millions d’Afro-américains qui se<br />
sont battus pendant <strong>la</strong> Seconde Guerre mondiale ont été oubliés. »<br />
L’absence est devenue <strong>la</strong> grande figure elliptique des films <strong>du</strong> cinéaste. Comment renouer<br />
le dialogue quand un être vient à nous manquer ? Voilà d’où partent ses dernières oeuvres<br />
(et Changeling porte concrètement en lui ce scénario originel). Pourquoi me direz-vous ? La<br />
mort est proche, l’acteur, le réalisateur se confesse et se confie. Rôdent tous les fantômes de<br />
son <strong>cinéma</strong> ainsi que ses démons. C’est sûrement pour ce<strong>la</strong> que certains, ici-même, qualifient<br />
60 <strong>Spectres</strong> <strong>du</strong> Cinéma #3 Été 2009