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Wilfried Hou Je Bek<br />
socialfiction.org<br />
«Examinez une fois de plus ces horribles<br />
farfadets, et ces monstres<br />
sans forme et ces statues sévères,<br />
rigides et sans anatomie, mais ne<br />
vous en moquez pas, car elles sont<br />
les signes de la vie et de la liberté de<br />
chaque ouvrier qui frappa la pierre.»<br />
John Ruskin (1853)<br />
La forme suit les envolées<br />
de l’imagination<br />
Horace Walpole (1717-1797) était<br />
psychogéographe bien avant que le<br />
mot ne soit inventé au début du XX e<br />
siècle. Ses contributions culturelles<br />
furent multiples: il écrivit un roman<br />
gothique, Le Château d’Otrante, il<br />
rédigea un texte important sur l’art<br />
des jardins et inventa le terme de<br />
“sérendipité” (le fait de trouver<br />
quelque chose d’utile par hasard en<br />
cherchant autre chose). Il était également<br />
un symbole pour la “turriphilie”<br />
(le désir obsessionnel de<br />
construire des tours). Comme<br />
William Beckford – son contemporain,<br />
auteur de romans gothiques<br />
également passionné par les tours,<br />
Horace Walpole est souvent considéré<br />
comme un spécimen banal<br />
d’excentricité romantique.<br />
Pourtant, les psychogéographes<br />
admirent Walpole pour sa rare capacité<br />
à créer, apparemment par accident,<br />
de nouvelles sensibilités<br />
comme un produit dérivé de sa<br />
générosité. L’architecture est l’un<br />
des nombreux moyens d’expression<br />
auquel Walpole s’essaya. En vingt<br />
ans, il reconstruisit une modeste<br />
demeure de style Tudor en un célèbre<br />
château gothique sur<br />
Strawberry Hill près de Windsor<br />
(Londres). Tant l’intérieur que l’extérieur<br />
de ce “château-jouet” furent<br />
soigneusement dessinés pour susciter<br />
une grande variété de sensations<br />
chez ses visiteurs. Cette atmosphère<br />
psychogéographique soigneusement<br />
mise en place créa une<br />
rétroaction chez Walpole, lui inspirant<br />
l’écriture du Château d’Otrante,<br />
un livre définissant et dépassant le<br />
genre qui trouve son aboutissement<br />
avec la série des Harry Potter.<br />
Gardant le lecteur en haleine de la<br />
première à la dernière ligne,<br />
Walpole le divertit en lui servant à<br />
un rythme effréné ce qui deviendrait<br />
plus tard des clichés: interventions<br />
de fantômes, sorcellerie, pièces<br />
hantées, passages secrets et<br />
sombres donjons. C’est l’ironie pure<br />
de Walpole qui le sauva de l’unidimensionnalité<br />
caractérisant ses<br />
disciples: sa générosité agit simultanément<br />
à plusieurs niveaux mais<br />
ce don fut trop immense pour être<br />
apprécié à sa juste valeur.<br />
Un urbanisme à créer soi-même:<br />
Psychogéographie, générosité,<br />
sérendipité et “turriphilie”<br />
Psychogéographie<br />
En psychanalyse, le mot “psychogéographie” est utilisé en<br />
relation avec une hystérie basée sur un phénomène de lieu.<br />
Vous êtes parfaitement sain d’esprit, vous pénétrez dans une<br />
pièce donnée et, en l’espace d’un instant, vous avez basculé<br />
dans la folie. Lorsque cette réaction n’est pas le fait d’une<br />
névrose individuelle mais est partagée par l’ensemble de<br />
l’humanité, on parle de psychogéographie. Albert Camus<br />
suggéra une autre forme de comportement suscité par un lieu<br />
en racontant l’histoire d’un homme qui, hypnotisé par le<br />
soleil, la plage et l’océan, commet un meurtre. Ce sont les<br />
rapports fictifs de cerveaux intuitifs essayant de comprendre<br />
la situation qui conduisent à des actes extrêmes. Les deux<br />
cas constituent des preuves circonstancielles de l’existence<br />
d’un élément impossible à isoler: le pouvoir du paysage qui<br />
nous contraint à adopter un comportement particulier et qui,<br />
parfois, prend le dessus sur la volonté.<br />
En réalité, cette interaction est beaucoup plus complexe que<br />
ne l’ont supposé des générations d’urbanistes, de politiciens,<br />
radicaux et “behavioristes”. L’urbanisme a été à l’origine<br />
d’un grand nombre de projets essayant de faire coïncider le<br />
comportement humain à la structure urbaine. Walpole illustre<br />
la présomption selon laquelle les effets psychogéographiques<br />
peuvent être artificiellement créés, non comme un processus<br />
linéaire, mais comme un déroulement d’événements<br />
émergents, c’est-à-dire issus de la “sérendipité”.<br />
L’importance de ces conséquences indirectes de la morphologie<br />
urbaine est réapparue comme un sujet pertinent dans l’urbanisme<br />
à la fin des années 1950, lorsque Kevin Lynch a<br />
modestement reformulé le besoin d’objets architecturaux qui<br />
génèrent un sens dans son concept d’“imageabilité”, à savoir<br />
«cette qualité dans un objet physique qui lui procure une<br />
grande probabilité d’évoquer une image forte chez n’importe<br />
quel observateur .»<br />
Générosité<br />
Do-It-Yourself Urbanism:<br />
Psychogeography, Generosity,<br />
Serendipity and Turriphilia.<br />
L’émergence du mouvement gothique à la fin du XVIII e siècle<br />
a été expliquée comme un moyen d’inventer de nouveaux<br />
mystères à une période où la science résolvait les plus<br />
anciens, dont celui de l’arc-en-ciel. Pour contrecarrer cette<br />
inflation poétique, Walpole – et c’est encore plus vrai pour<br />
Beckford – se focalisa sur l’Orient: un domaine imaginaire de<br />
califes et de harems, de nomades mystérieux et de chameaux<br />
entêtés, de djinns et de goules, de palais lointains où raconter<br />
une histoire peut vous sauver la vie. La psychogéographie des<br />
lointains déserts arabiques n’avait guère à voir avec la réalité,<br />
mais de telles géographies spéculatives fonctionnent comme<br />
un milieu où l’on peut préparer des solutions expérimentales<br />
à des problèmes qui ne sont pas encore appréciés. Pendant<br />
son séjour en Égypte, Flaubert excella dans cette fiction spatiale<br />
en écrivant que la nationalité ne devrait pas être basée<br />
sur le lieu de naissance, mais sur celui où l’on se sent chez<br />
soi. Cette psychogéographie pour passeport constitue un<br />
antidote aux systèmes de contrôle géographique qui sont<br />
devenus inutilisables. La mère patrie de Flaubert est celle<br />
d’un nomade: elle est généreusement répartie sur la surface<br />
du globe. Ses localisations exactes sont conservées dans une<br />
base de données, ses qualités décrites en PML<br />
(Psychogeographical Markup Language), une application<br />
d’un format de données agnostique qui permet de comparer<br />
vos petites zones de mère patrie avec celles des autres, chacun<br />
s’entraidant pour trouver des endroits où chacun se sentirait<br />
comme chez lui. L’attraction psychogéographique du<br />
nomade en tant qu’icône est évidente: le nomade ne vit pas<br />
dans, mais avec le désert où l’être humain n’a aucune prise et<br />
où les villes ne peuvent être que provisoires. Le nomade se<br />
méfie des cités, sources d’agression et de compétition, lieux<br />
qui transforment les membres d’une tribu en rivaux. Tout cela,<br />
ainsi que la méfiance politique pour un mode de<br />
vie mobile, a transformé le nomade en une anomalie<br />
historique. Celui-ci, à la générosité légendaire,<br />
est un spectre, et qu’y a-t-il de plus gothique que<br />
les spectres? Ce n’est pas une coïncidence si<br />
Walpole a ajouté le terme de “sérendipité” à notre<br />
vocabulaire dans ses contes persans. Peut-être<br />
Kathy Acker avait-elle tout ceci en tête lorsqu’elle<br />
prédit dans l’Empire of the Senseless que, dans<br />
quelques années, Paris serait détruite par la jeunesse<br />
algérienne comme vengeance justifiée de<br />
descendants de nomades contre leur colonisateur.<br />
Sérendipité<br />
Traditionnellement, les psychogéographes adoptent<br />
des techniques surréalistes pour principe<br />
directeur de navigation aléatoire. L’ère post-freudienne<br />
exige, cependant, d’autres paradigmes<br />
pour les découpages urbains. L’idée, selon laquelle<br />
de simples règles mathématiques peuvent aboutir<br />
à des comportements imprévisibles, est appliquée<br />
de nos jours à l’exploration des villes. De petits<br />
algorithmes génératifs (comme: deuxième à gauche,<br />
première à droite, deuxième à droite, répéter)<br />
génèrent un parcours aux étranges tournants<br />
menant à des circumnavigations désorientées<br />
s’enchevêtrant à travers les ponts et les quais sans<br />
issue. À l’image d’entrées logiques, les rues peuvent<br />
être programmées et les promenades algorithmiques<br />
utilisées pour programmer un ordinateur<br />
pédestre – Turing – comme une optimisation<br />
grotesque de la fonctionnalité de l’espace urbain.<br />
Les promenades psychogéographiques sont des<br />
approches systématiques s’attaquant aux images<br />
mentales préconçues et indiscutables de paysages<br />
urbains ou ruraux.<br />
Les promenades psychogéographiques génèrent<br />
de façon active l’apparition de la “sérendipité”:<br />
idées, vues splendides, situations étranges, transvaluations<br />
sauvages, psychologie humaine servie<br />
comme un vaudeville permanent, derniers airs de<br />
danse s’échappant des fenêtres d’une voiture,<br />
idées soudaines dans les mathématiques des<br />
réseaux de rues, inventions et invitations. Les<br />
cités offrent avec générosité, mais l’étendue de<br />
cette générosité est hors de notre portée, sa carte<br />
ne pouvant exprimer sa richesse. Chaque parcelle<br />
de la cité revêt autant d’importance et fait autant<br />
partie d’un tout que n’importe quelle autre. Mais,<br />
vous ne trouverez pas tout ceci en le cherchant.<br />
Certaines personnes ne sont absolument pas faites<br />
pour la psychogéographie car elles n’ont pas la<br />
capacité d’aborder des situations sans limites. Si<br />
vous ne vous demandez pas immédiatement ce<br />
qu’il pourrait se passer en exécutant l’algorithme<br />
présenté ci-dessus, vous êtes l’une d’entre elles.<br />
Une série d’expérimentations a prouvé que, dans<br />
chaque rue que vous croyez connaître comme<br />
votre poche, peut se dissimuler d’intéressants<br />
lutins restés jusqu’alors inaperçus. La psychogéographie<br />
utilise la promenade non seulement parce<br />
qu’un rythme lent permet un examen minutieux de<br />
l’endroit où vous marchez, mais aussi parce que la<br />
marche est indispensable à la méditation. C’était<br />
un fait bien connu des philosophes péripatéticiens<br />
comme Aristote, alors qu’Henry Miller, un marcheur<br />
passionné, découvrit cette vérité par<br />
hasard. Par ses nombreuses rencontres fortuites<br />
avec des gens qu’on lui avait appris à mépriser, il<br />
surmonta les préjudices raciaux<br />
avec lesquels il avait été élevé.<br />
“Turriphilie”<br />
La psychogéographie est l’art de<br />
l’intervention, un tour de prestidigitation<br />
de la fiction urbaine dans<br />
l’arrière-cour des individus: cristallomancie<br />
architecturale dans un<br />
langage formel qui se met à<br />
l’échelle de l’imagination psychogéographique.<br />
Il s’agit de faire en<br />
sorte que quelque chose se passe,<br />
non pas des événements, mais<br />
quelque chose de plus intemporel,<br />
moins limité par la gravité. Une<br />
chose qu’on qualifiera après coup<br />
de “fantomatique” pour la rendre<br />
compréhensible: atmosphères,<br />
associations – d’abord programmé<br />
pour exister, abandonné ensuite<br />
pour se développer selon la logique<br />
du moment, adapté à ses circonstances<br />
spatiales. Les bâtiments<br />
construits par les passionnés des<br />
tours permettent de comprendre la<br />
générosité et la “sérendipité” en<br />
tant qu’architecture interventionniste<br />
dans votre arrière-cour. Ces<br />
constructeurs délaissent le bon<br />
sens ou les lois de la nature. En leur<br />
temps, Walpole et Beckford consultèrent<br />
tous deux des architectes<br />
patentés, mais leur regard pratique<br />
fut considéré comme assommant et<br />
leurs suggestions ignorées si elles<br />
étaient susceptibles d’amoindrir la<br />
grande vision d’un gothique ressuscité.<br />
La tour principale de Beckford<br />
à Fonthill Abbey s’écroula peu<br />
après son achèvement, mais<br />
Beckford n’en fit peu cas et<br />
ordonna immédiatement sa reconstruction.<br />
De la même façon,<br />
Walpole fit tout pour que ses visions<br />
architecturales deviennent réalité.<br />
Après vingt ans de labeur, ce dernier<br />
– qui n’était pas démuni – était<br />
ruiné. Il s’y attendait, mais semblait<br />
ne pas s’en soucier. La “turriphilie”<br />
apparaît donc comme une activité<br />
plaisante et extrêmement prenante<br />
qui est particulièrement attirante<br />
pour les spectateurs non-initiés.<br />
Pour un passionné, le plaisir de<br />
construire est plus important que la<br />
brève satisfaction d’achever.<br />
L’aspect, l’impression, la fonction<br />
de Strawberry Hill étaient<br />
constamment sujets à des modifications.<br />
Son apparence extérieure<br />
ne semblait jamais assez splendide<br />
: cette passion est aussi l’art d’en<br />
faire trop, d’ajouter généreusement<br />
des lutins, des passages secrets et<br />
des monuments inutiles destinés à<br />
des héros oubliés depuis longtemps.<br />
Cette passion se définit<br />
comme le défi de pouvoir compiler<br />
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