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48<br />

Wilfried Hou Je Bek<br />

socialfiction.org<br />

«Examinez une fois de plus ces horribles<br />

farfadets, et ces monstres<br />

sans forme et ces statues sévères,<br />

rigides et sans anatomie, mais ne<br />

vous en moquez pas, car elles sont<br />

les signes de la vie et de la liberté de<br />

chaque ouvrier qui frappa la pierre.»<br />

John Ruskin (1853)<br />

La forme suit les envolées<br />

de l’imagination<br />

Horace Walpole (1717-1797) était<br />

psychogéographe bien avant que le<br />

mot ne soit inventé au début du XX e<br />

siècle. Ses contributions culturelles<br />

furent multiples: il écrivit un roman<br />

gothique, Le Château d’Otrante, il<br />

rédigea un texte important sur l’art<br />

des jardins et inventa le terme de<br />

“sérendipité” (le fait de trouver<br />

quelque chose d’utile par hasard en<br />

cherchant autre chose). Il était également<br />

un symbole pour la “turriphilie”<br />

(le désir obsessionnel de<br />

construire des tours). Comme<br />

William Beckford – son contemporain,<br />

auteur de romans gothiques<br />

également passionné par les tours,<br />

Horace Walpole est souvent considéré<br />

comme un spécimen banal<br />

d’excentricité romantique.<br />

Pourtant, les psychogéographes<br />

admirent Walpole pour sa rare capacité<br />

à créer, apparemment par accident,<br />

de nouvelles sensibilités<br />

comme un produit dérivé de sa<br />

générosité. L’architecture est l’un<br />

des nombreux moyens d’expression<br />

auquel Walpole s’essaya. En vingt<br />

ans, il reconstruisit une modeste<br />

demeure de style Tudor en un célèbre<br />

château gothique sur<br />

Strawberry Hill près de Windsor<br />

(Londres). Tant l’intérieur que l’extérieur<br />

de ce “château-jouet” furent<br />

soigneusement dessinés pour susciter<br />

une grande variété de sensations<br />

chez ses visiteurs. Cette atmosphère<br />

psychogéographique soigneusement<br />

mise en place créa une<br />

rétroaction chez Walpole, lui inspirant<br />

l’écriture du Château d’Otrante,<br />

un livre définissant et dépassant le<br />

genre qui trouve son aboutissement<br />

avec la série des Harry Potter.<br />

Gardant le lecteur en haleine de la<br />

première à la dernière ligne,<br />

Walpole le divertit en lui servant à<br />

un rythme effréné ce qui deviendrait<br />

plus tard des clichés: interventions<br />

de fantômes, sorcellerie, pièces<br />

hantées, passages secrets et<br />

sombres donjons. C’est l’ironie pure<br />

de Walpole qui le sauva de l’unidimensionnalité<br />

caractérisant ses<br />

disciples: sa générosité agit simultanément<br />

à plusieurs niveaux mais<br />

ce don fut trop immense pour être<br />

apprécié à sa juste valeur.<br />

Un urbanisme à créer soi-même:<br />

Psychogéographie, générosité,<br />

sérendipité et “turriphilie”<br />

Psychogéographie<br />

En psychanalyse, le mot “psychogéographie” est utilisé en<br />

relation avec une hystérie basée sur un phénomène de lieu.<br />

Vous êtes parfaitement sain d’esprit, vous pénétrez dans une<br />

pièce donnée et, en l’espace d’un instant, vous avez basculé<br />

dans la folie. Lorsque cette réaction n’est pas le fait d’une<br />

névrose individuelle mais est partagée par l’ensemble de<br />

l’humanité, on parle de psychogéographie. Albert Camus<br />

suggéra une autre forme de comportement suscité par un lieu<br />

en racontant l’histoire d’un homme qui, hypnotisé par le<br />

soleil, la plage et l’océan, commet un meurtre. Ce sont les<br />

rapports fictifs de cerveaux intuitifs essayant de comprendre<br />

la situation qui conduisent à des actes extrêmes. Les deux<br />

cas constituent des preuves circonstancielles de l’existence<br />

d’un élément impossible à isoler: le pouvoir du paysage qui<br />

nous contraint à adopter un comportement particulier et qui,<br />

parfois, prend le dessus sur la volonté.<br />

En réalité, cette interaction est beaucoup plus complexe que<br />

ne l’ont supposé des générations d’urbanistes, de politiciens,<br />

radicaux et “behavioristes”. L’urbanisme a été à l’origine<br />

d’un grand nombre de projets essayant de faire coïncider le<br />

comportement humain à la structure urbaine. Walpole illustre<br />

la présomption selon laquelle les effets psychogéographiques<br />

peuvent être artificiellement créés, non comme un processus<br />

linéaire, mais comme un déroulement d’événements<br />

émergents, c’est-à-dire issus de la “sérendipité”.<br />

L’importance de ces conséquences indirectes de la morphologie<br />

urbaine est réapparue comme un sujet pertinent dans l’urbanisme<br />

à la fin des années 1950, lorsque Kevin Lynch a<br />

modestement reformulé le besoin d’objets architecturaux qui<br />

génèrent un sens dans son concept d’“imageabilité”, à savoir<br />

«cette qualité dans un objet physique qui lui procure une<br />

grande probabilité d’évoquer une image forte chez n’importe<br />

quel observateur .»<br />

Générosité<br />

Do-It-Yourself Urbanism:<br />

Psychogeography, Generosity,<br />

Serendipity and Turriphilia.<br />

L’émergence du mouvement gothique à la fin du XVIII e siècle<br />

a été expliquée comme un moyen d’inventer de nouveaux<br />

mystères à une période où la science résolvait les plus<br />

anciens, dont celui de l’arc-en-ciel. Pour contrecarrer cette<br />

inflation poétique, Walpole – et c’est encore plus vrai pour<br />

Beckford – se focalisa sur l’Orient: un domaine imaginaire de<br />

califes et de harems, de nomades mystérieux et de chameaux<br />

entêtés, de djinns et de goules, de palais lointains où raconter<br />

une histoire peut vous sauver la vie. La psychogéographie des<br />

lointains déserts arabiques n’avait guère à voir avec la réalité,<br />

mais de telles géographies spéculatives fonctionnent comme<br />

un milieu où l’on peut préparer des solutions expérimentales<br />

à des problèmes qui ne sont pas encore appréciés. Pendant<br />

son séjour en Égypte, Flaubert excella dans cette fiction spatiale<br />

en écrivant que la nationalité ne devrait pas être basée<br />

sur le lieu de naissance, mais sur celui où l’on se sent chez<br />

soi. Cette psychogéographie pour passeport constitue un<br />

antidote aux systèmes de contrôle géographique qui sont<br />

devenus inutilisables. La mère patrie de Flaubert est celle<br />

d’un nomade: elle est généreusement répartie sur la surface<br />

du globe. Ses localisations exactes sont conservées dans une<br />

base de données, ses qualités décrites en PML<br />

(Psychogeographical Markup Language), une application<br />

d’un format de données agnostique qui permet de comparer<br />

vos petites zones de mère patrie avec celles des autres, chacun<br />

s’entraidant pour trouver des endroits où chacun se sentirait<br />

comme chez lui. L’attraction psychogéographique du<br />

nomade en tant qu’icône est évidente: le nomade ne vit pas<br />

dans, mais avec le désert où l’être humain n’a aucune prise et<br />

où les villes ne peuvent être que provisoires. Le nomade se<br />

méfie des cités, sources d’agression et de compétition, lieux<br />

qui transforment les membres d’une tribu en rivaux. Tout cela,<br />

ainsi que la méfiance politique pour un mode de<br />

vie mobile, a transformé le nomade en une anomalie<br />

historique. Celui-ci, à la générosité légendaire,<br />

est un spectre, et qu’y a-t-il de plus gothique que<br />

les spectres? Ce n’est pas une coïncidence si<br />

Walpole a ajouté le terme de “sérendipité” à notre<br />

vocabulaire dans ses contes persans. Peut-être<br />

Kathy Acker avait-elle tout ceci en tête lorsqu’elle<br />

prédit dans l’Empire of the Senseless que, dans<br />

quelques années, Paris serait détruite par la jeunesse<br />

algérienne comme vengeance justifiée de<br />

descendants de nomades contre leur colonisateur.<br />

Sérendipité<br />

Traditionnellement, les psychogéographes adoptent<br />

des techniques surréalistes pour principe<br />

directeur de navigation aléatoire. L’ère post-freudienne<br />

exige, cependant, d’autres paradigmes<br />

pour les découpages urbains. L’idée, selon laquelle<br />

de simples règles mathématiques peuvent aboutir<br />

à des comportements imprévisibles, est appliquée<br />

de nos jours à l’exploration des villes. De petits<br />

algorithmes génératifs (comme: deuxième à gauche,<br />

première à droite, deuxième à droite, répéter)<br />

génèrent un parcours aux étranges tournants<br />

menant à des circumnavigations désorientées<br />

s’enchevêtrant à travers les ponts et les quais sans<br />

issue. À l’image d’entrées logiques, les rues peuvent<br />

être programmées et les promenades algorithmiques<br />

utilisées pour programmer un ordinateur<br />

pédestre – Turing – comme une optimisation<br />

grotesque de la fonctionnalité de l’espace urbain.<br />

Les promenades psychogéographiques sont des<br />

approches systématiques s’attaquant aux images<br />

mentales préconçues et indiscutables de paysages<br />

urbains ou ruraux.<br />

Les promenades psychogéographiques génèrent<br />

de façon active l’apparition de la “sérendipité”:<br />

idées, vues splendides, situations étranges, transvaluations<br />

sauvages, psychologie humaine servie<br />

comme un vaudeville permanent, derniers airs de<br />

danse s’échappant des fenêtres d’une voiture,<br />

idées soudaines dans les mathématiques des<br />

réseaux de rues, inventions et invitations. Les<br />

cités offrent avec générosité, mais l’étendue de<br />

cette générosité est hors de notre portée, sa carte<br />

ne pouvant exprimer sa richesse. Chaque parcelle<br />

de la cité revêt autant d’importance et fait autant<br />

partie d’un tout que n’importe quelle autre. Mais,<br />

vous ne trouverez pas tout ceci en le cherchant.<br />

Certaines personnes ne sont absolument pas faites<br />

pour la psychogéographie car elles n’ont pas la<br />

capacité d’aborder des situations sans limites. Si<br />

vous ne vous demandez pas immédiatement ce<br />

qu’il pourrait se passer en exécutant l’algorithme<br />

présenté ci-dessus, vous êtes l’une d’entre elles.<br />

Une série d’expérimentations a prouvé que, dans<br />

chaque rue que vous croyez connaître comme<br />

votre poche, peut se dissimuler d’intéressants<br />

lutins restés jusqu’alors inaperçus. La psychogéographie<br />

utilise la promenade non seulement parce<br />

qu’un rythme lent permet un examen minutieux de<br />

l’endroit où vous marchez, mais aussi parce que la<br />

marche est indispensable à la méditation. C’était<br />

un fait bien connu des philosophes péripatéticiens<br />

comme Aristote, alors qu’Henry Miller, un marcheur<br />

passionné, découvrit cette vérité par<br />

hasard. Par ses nombreuses rencontres fortuites<br />

avec des gens qu’on lui avait appris à mépriser, il<br />

surmonta les préjudices raciaux<br />

avec lesquels il avait été élevé.<br />

“Turriphilie”<br />

La psychogéographie est l’art de<br />

l’intervention, un tour de prestidigitation<br />

de la fiction urbaine dans<br />

l’arrière-cour des individus: cristallomancie<br />

architecturale dans un<br />

langage formel qui se met à<br />

l’échelle de l’imagination psychogéographique.<br />

Il s’agit de faire en<br />

sorte que quelque chose se passe,<br />

non pas des événements, mais<br />

quelque chose de plus intemporel,<br />

moins limité par la gravité. Une<br />

chose qu’on qualifiera après coup<br />

de “fantomatique” pour la rendre<br />

compréhensible: atmosphères,<br />

associations – d’abord programmé<br />

pour exister, abandonné ensuite<br />

pour se développer selon la logique<br />

du moment, adapté à ses circonstances<br />

spatiales. Les bâtiments<br />

construits par les passionnés des<br />

tours permettent de comprendre la<br />

générosité et la “sérendipité” en<br />

tant qu’architecture interventionniste<br />

dans votre arrière-cour. Ces<br />

constructeurs délaissent le bon<br />

sens ou les lois de la nature. En leur<br />

temps, Walpole et Beckford consultèrent<br />

tous deux des architectes<br />

patentés, mais leur regard pratique<br />

fut considéré comme assommant et<br />

leurs suggestions ignorées si elles<br />

étaient susceptibles d’amoindrir la<br />

grande vision d’un gothique ressuscité.<br />

La tour principale de Beckford<br />

à Fonthill Abbey s’écroula peu<br />

après son achèvement, mais<br />

Beckford n’en fit peu cas et<br />

ordonna immédiatement sa reconstruction.<br />

De la même façon,<br />

Walpole fit tout pour que ses visions<br />

architecturales deviennent réalité.<br />

Après vingt ans de labeur, ce dernier<br />

– qui n’était pas démuni – était<br />

ruiné. Il s’y attendait, mais semblait<br />

ne pas s’en soucier. La “turriphilie”<br />

apparaît donc comme une activité<br />

plaisante et extrêmement prenante<br />

qui est particulièrement attirante<br />

pour les spectateurs non-initiés.<br />

Pour un passionné, le plaisir de<br />

construire est plus important que la<br />

brève satisfaction d’achever.<br />

L’aspect, l’impression, la fonction<br />

de Strawberry Hill étaient<br />

constamment sujets à des modifications.<br />

Son apparence extérieure<br />

ne semblait jamais assez splendide<br />

: cette passion est aussi l’art d’en<br />

faire trop, d’ajouter généreusement<br />

des lutins, des passages secrets et<br />

des monuments inutiles destinés à<br />

des héros oubliés depuis longtemps.<br />

Cette passion se définit<br />

comme le défi de pouvoir compiler<br />

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