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Séance 1Platon et l’événement Socrate<br />
<strong>Phèdre</strong><br />
1/ Vie de Platon<br />
2/ Mort de Socrate<br />
3/ Socrate ou la vie de l’esprit par la parole<br />
Séance 2 : Platon ou la parole philosophique<br />
Séance3 le <strong>Phèdre</strong> : un dialogue déroutant<br />
1/ Plan : une structure théâtrale<br />
Séance 3 Le prologue<br />
1/ Les personnages présents et évoqués : <strong>Phèdre</strong>, Socrate, Lysias et sa famille,<br />
Isocrate<br />
2/ Le cadre spatio-temporel : lieux, dates, actions. Une géographie théâtrale (Derrida<br />
77).<br />
Séance 4 La question des mythes<br />
Intro : • mythe et philosophie<br />
• Platon décrit le crépuscule des mythes<br />
• définition du mythe selon le Dictionnaire Platon<br />
• 2 mythes platoniciens originaux : la fable des cigales et celle de Teuth. Or les<br />
premiers mots de Socrate, à l’ouverture de l’entretien, ont été pour envoyer promener<br />
les mythologèmes. Non pour les récuser entièrement, mais pour leur donner du<br />
champ, s’en dépouiller soi-même dans le rapport à soi et le savoir de soi. Cette<br />
résolution sera pourtant interrompue deux fois pour accueillir deux mythes qui<br />
renvoient à la question de l’écrit.<br />
1/ le mythe de Borée et d’Orithye<br />
2/ le grand mythe eschatologique de la nature et du destin des âmes, de leur<br />
expérience de l’amour (Mattéi)<br />
3/ le mythe des cigales<br />
4/ le mythe de l’invention de l’écriture (Derrida : roi-dieu et dieu de l’écriture, un<br />
affrontement entre père de la parole et père de l’écriture, vie de la mémoire entravée<br />
par l’écriture)<br />
Séance 5 Comment parler, pourquoi écrire ? Pierre<br />
1
1/ Explication de textes : l’épilogue<br />
2/ Les couples parole/écriture, amour/parole<br />
- critique de l’écriture ? Derrida : l’écriture comme jeu et pharmakon<br />
• Le texte comme pharmakon, dévoiement 78-79 Ex 1 et 2, remède et poison<br />
112<br />
• écrire, est-ce moral ? convenable ?<br />
• la vérité de l’écriture est non-vérité<br />
Ecriture soupçonnée.<br />
- promotion de la parole, certes, mais également condamnation d’une parole<br />
stérile et dangereuse (discours de Lysias comme un discours fardé et maquillé,<br />
cours Darriulat)<br />
- la poétique platonicienne (Darriulat p. 8)<br />
2
Séance 1 : Platon et l’événement Socrate<br />
Source<br />
F. Châtelet, La Philosophie de Platon à Saint Thomas<br />
Chronologie Platon Socate de GF<br />
QSJ Socrate<br />
Plan<br />
1/ Vie de Platon<br />
2/ Mort de Socrate<br />
3/ Socrate ou la vie de l’esprit par la parole<br />
1/ Vie et œuvre de Platon (428-347) : un philosophe au cœur de la tourmente<br />
politique<br />
• D’origine aristocratique, Platon chercha toute sa vie à jouer un rôle politique,<br />
comme conseiller ou législateur, soit à Athènes, soit en Sicile. Activité philosophique<br />
et activité politique sont indissociables pour ce citoyen. Platon n’était ni un<br />
professeur de philosophie, ni un écrivain philosophe, mais un Athénien qui voulait<br />
réformer la vie politique de sa cité en accordant un pouvoir non à la richesse ou<br />
à la force militaire, mais au savoir.<br />
• Platon est né à Athènes ou à Egine (colonie d’Athènes remplie d’Athéniens) dans<br />
une famille aristocratique<br />
Âgé de 28 ans, il rencontre Socrate. Il se réclame alors de Parménide et s’éloigne des<br />
sophistes. Il redonne vie à Socrate dans ses écrits et dans ses dialogues. Il voyage,<br />
rencontre un mathématicien, part pour l’Italie et la Sicile.<br />
En 387, il fait l’acquisition d’un bois sacré d’oliviers situé près d’Athènes. Il fonde<br />
l’Académie, première école de philosophie. C’est une université primitive dotée d’un<br />
règlement, d’un budget, de salles de cours, et d’un bâtiment consacré aux Muses,<br />
flanqué d’une bibliothèque. Le chef de l’école, ou scolarque, dirige l’ensemble des<br />
chercheurs et étudiants. L’Académie reçoit des philosophes et des savants. Elle<br />
dispense une formation en mathématiques et en philosophie, tout en préparant ses<br />
membres à jouer un rôle politique. Aristote séjourna 20 ans à l’Académie avant de<br />
fonder le lycée.<br />
Il meurt à 80 ans, au moment du déclin de la démocratie athénienne, alors qu’il rédige<br />
les Lois, et tandis que fait rage la guerre de conquête entreprise par Philippe de<br />
Macédoine contre les Athéniens. Dix ans après sa mort, les cités grecques seront<br />
3
annexées à l’empire de Philippe de Macédoine, puis à Alexandre.<br />
• Platon est l’un des rares philosophes grecs dont l’œuvre nous soit intégralement<br />
parvenue.<br />
Les spécialistes discernent trois groupes de dialogues :<br />
- œuvres de jeunesse : dialogues socratiques (Hippias, Lachès, Charmide,<br />
Apologie de Socrate, Ménon, Cratyle, Gorgias). Dialogues aporétiques dans<br />
lesquels Socrate dénonce l’imposture des faux savants.<br />
- oeuvres de la maturité : dialogues platoniciens (Phédon, Le Banquet, La<br />
République) liés aux voyages de Platon et aux responsabilités politiques qu’il<br />
tente de prendre à la cour de Denys de Syracuse, qui lui demande de l’aider à<br />
rétablir l’ordre après le renversement d’une démocratie en proie aux factions.<br />
Finalement, Denys fait arrêter Platon et le vend comme esclave. Il est racheté<br />
et renvoyé à Athènes.<br />
- dialogues ultimes (<strong>Phèdre</strong>, Parménide, Théétète, Le Sophiste, Le Politique,<br />
Lois, Timée), conceptuels et systématiques.<br />
• Platon est un Athénien du 4è siècle déçu par sa Cité. Lorsqu’il meurt, Athènes est<br />
exsangue. La cité a inventé la démocratie, établie dans les institutions,qui gagne les<br />
mœurs.<br />
. Le 5è siècle, celui de Périclès, est l’âge des Lumières de la Grèce : un ordre<br />
nouveau s’instaure où l’homme calculateur se veut indépendant, beau, me<strong>sur</strong>é,<br />
vertueux, à sa juste place entre les dieux et l’animal. Or cette civilisation qui<br />
engendre des chefs-d’œuvre se tourne finalement contre les hommes. A la fin du<br />
siècle, la défaite d’Athènes, la condamnation et la mort de Socrate, les guerres<br />
qui reprennent, la démoralisation qui gagne les Cités manifestent cet échec.<br />
Etl’œuvre de Platon est une méditation <strong>sur</strong> cet échec, et en particulier de l’échec<br />
de la parole. Elle se constitue comme mise en question de la démocratie et d’une<br />
culture nouvelle qui se lance dans la recherche des plaisirs et la volonté de puissance.<br />
Le <strong>Phèdre</strong> interroge ainsi la parole qui, non cadrée, peut mener à la<br />
manipulation et se détourner de l’exigence de vérité.<br />
Platon se détourne donc de la vie politique pour se consacrer à la droite philosophie.<br />
La décadence d’Athènes se manifeste également dans le fait que Socrate ait été<br />
condamné à mort. Il a été victime d’une injustice qui ébranle Platon, et le pousse à<br />
écrire ses dialogues.<br />
Or Socrate avait indiqué le vrai chemin. Il préfère subir l’injustice que la commettre,<br />
dénonce la sottise de la violence en mourant sereinement, et définit l’attitude à partir<br />
de laquelle la constitution de la droite philosophie est concevable.<br />
2/ La mort de Socrate, un petit homme bavard « torpilleur » des idées reçues<br />
• Le Socrate historique (469-399) : né à Athènes, d’un père sculpteur<br />
(Sophronisque) et d’une mère sage-femme (Phainarète), ainsi que le raconte Diogène<br />
4
Laërce (poète et doxographe grec)<br />
il a été éduqué par le savant Anaxagore qu’il abandonne vite car il ne conçoit pas que<br />
la philosophie ne s’occupe que de la nature. Il voyage peu, sauf obligations militaires<br />
(le service accompli à Amphipolis, la bataille de Protidée). Il se suffit à lui-même, vit<br />
au grand jour, dans les promenades et les gymnases, là où il peut rencontrer la<br />
jeunesse. Il consacre sa vie à la tâche que les dieux lui auraient réservée et qui lui a<br />
été indiquée par la Pythie : ne rechercher ni les honneurs, ni la richesse, ni la<br />
vanité, mais procéder à l’examen de tout ce qu’il rencontre. Se consacrer à<br />
l’examen de soi, la manière dont on vit.<br />
Socrate se promène et parle. A première vue, il est comme un sophiste, puisqu’il<br />
parle de tout et de n’importe quoi. Mais il n’ouvre pas d’école. Il n’enseigne pas. Ce<br />
qu’il dit, c’est au gré des conversations qu’il énonce, sans demander qu’on le paie,<br />
sans même exiger qu’on l’écoute. La jeunesse s’intéresse beaucoup à ses discours.<br />
Pourquoi parle-t-il alors qu’il n’a aucun intérêt personnel à le faire ?<br />
Socrate répond à cette question dans son plaidoyer que Platon a consigné dans<br />
l’Apologie. L’oracle de Delphes lui a confié une mission. Chercher, de tous côtés,<br />
l’homme sage, et s’il n’en est pas, dénoncer la fausse sagesse. Socrate s’est soumis à<br />
ce devoir. Il questionne chacun, néglige ses affaires, ne s’occupe pas de politique. Il a<br />
pour tâche d’accoucher les âmes de ses concitoyens. Lui ne professe aucun savoir.<br />
• Le procès de Socrate<br />
Guidé par un démon, Socrate se conduit comme une « torpille ». Il réveille les<br />
consciences endormies dans le sommeil des idées reçues. Cette attitude lui vaut d’être<br />
détesté. Considérons la profession de ceux qui l’ont fait mettre en accusation. Il y a<br />
Anytos qui représente les politiques, Mélétos les poètes et les devins, Lycon les<br />
orateurs et les professeurs de rhétorique. Le procès est une réaction de la culture<br />
acquise contre une pensée qui refuse tout acquis.<br />
Le libellé de l’acte d’accusation (« Socrate est coupable de corrompre la jeunesse ; de<br />
ne pas croire aux dieux auxquels croit l’Etat, mais à des divinités nouvelles, qui en<br />
sont différentes »), les imputations qu’on lui fait (se livrer à des recherche<br />
physiciennes qui démentent les idées religieuses, détourner les jeunes gens de leurs<br />
devoirs familiaux et civiques), montrent que l’affaire est une cabale. Elle unit<br />
provisoirement des individus qui ne tiennent pas les mêmes discours et ont des<br />
intérêts divergents. Il faut se débarrasser d’un gêneur dont l’audience ne cesse de<br />
croître.<br />
• Pourquoi une telle haine ?<br />
La jeunesse et le peuple savent que Socrate est une torpille. Il faut le tuer ou l’exiler.<br />
Socrate est un esprit fort qui instaure une méthode redoutable. La conclusion de ses<br />
dialogues est en général négative. En apparence, les deux parties en présence sortent<br />
perdantes. L’homme sûr de soi qui, sollicité par Socrate, vient à la conversation avec<br />
ses réponses, sort brisé par l’entretien, irrité, décidé soit à réfléchir plus avant, soit à<br />
détester l’ironiste qui a détruit ses croyances. Socrate n’a rien gagné non plus. A<br />
l’opinion, il n’a pas opposé une autre opinion, comme le font les sophistes. Il a<br />
prouvé l’inanité de toute conduite fondée <strong>sur</strong> l’opinion et la réduit à ce qu’elle ne<br />
5
sait pas ce qu’elle est : l’expression de l’intérêt, de la passion, du caprice.<br />
•La condamnation de son maître fut l’instant décisif où tout bascula dans la vie de<br />
Platon. Il croyait encore qu’il y avait une justice et que l’on pouvait éduquer les<br />
hommes. Son indignation commande son entrée en philosophie. Il tire les conclusions<br />
philosophiques du scandale d’une telle injustice. Toutes les cités sans exception ont<br />
un mauvais régime politique et leur législation comme leur moralité sont corrompues.<br />
Leur état est incurable.<br />
6
Séance II - Socrate ou La parole philosophique<br />
Textes :<br />
1. ironie de Socrate 234a<br />
2. La rhétorique vaine : , <strong>Phèdre</strong>, 234a<br />
3. La rhétorique vaine <strong>sur</strong> l’amour : , <strong>Phèdre</strong>, 235a -243d 256e ≠– 249a – 253a –<br />
253b – 253c – 255a – 255d<br />
4. La persuasion rhétorique - <strong>Phèdre</strong>, 260b -e et 262d<br />
5. L’amour de la dialectique - <strong>Phèdre</strong>, 265d-266b<br />
6. Le vrai et le vraisemblable - <strong>Phèdre</strong>, 272c -d-273a –d<br />
I - le dialogue socratique<br />
• Ironie :<br />
Ironie est une attitude psychologique selon laquelle l’individu cherche à paraître<br />
inférieur à ce qu’il est. Il se déprécie lui-même. Tendance à feindre de donner<br />
raison à l’interlocuteur. Développement des discours que l’auditeur s’attendrait<br />
plutôt à trouver dans la bouche de l’adversaire.<br />
CR<br />
ironie de Socrate 234a<br />
<strong>Phèdre</strong> interroge Socrate <strong>sur</strong> l’intérêt de ce discours de Lysias.<br />
Celui-ci s’étonne et, <strong>sur</strong> fond de son « ignorance » affichée, réplique ironiquement :<br />
« Divin même, camarade, au point que j’en suis transporté». On reconnaît là les éléments<br />
constitutifs de la maïeutique*.<br />
• S parle, discute, mais refuse d’être considéré comme un maître. Il n’a rien à<br />
dire, il ne sait rien.<br />
• Mécanisme de l’ironie socratique : S se dédouble pour couper l’adversaire en 2.<br />
D’un côté le S qui sait à l’avance comment va finir la discussion, de l’autre le S qui<br />
va faire le chemin dialectique avec son interlocuteur. Ce dernier ne sait pas où S le<br />
mène. C’est là l’ironie. S choisit souvent comme thème de discussion l’activité<br />
familière à son interlocuteur et cherche à définir avec lui le savoir pratique requis<br />
pour exercer cette activité. L’interlocuteur se rend compte qu’il ne sait pas vraiment<br />
pourquoi il agit. Tout son système de valeurs lui apparaît sans fondement.<br />
7
L’interlocuteur est coupé en 2 : il y a celui tel qu’il était avant la discussion avec S et<br />
celui qui s’est identifié à S et n’est plus ce qu’il était auparavant.<br />
S feint de vouloir apprendre quelque chose de son interlocuteur : c’est là que<br />
réside l’autodépréciation ironique. Mais finalement c’est l’interlocuteur qui<br />
inconsciemment entre dans le discours de S et s’identifie à l’aporie et au doute. Il a<br />
expérimenté ce qu’est l’activité de l’esprit, il a été S lui-m, l’interrogation, la remise<br />
en question, le recul par rapport à soi, la conscience.<br />
II - La maïeutique socratique :<br />
S accouche les esprits. Lui-m n’engendre rien, il aide les autres à s’engendrer.<br />
Renverse les rapports maître/disciple. « Je ne sais qu’une chose c’est que je ne sais<br />
rien » (Apologie) :<br />
1/S ne possède aucun savoir transmissible<br />
-mise en question du discours mène à une mise en question de l’individu qui doit<br />
décider s’il prendra la décision de vivre selon la conscience et la raison. Toutes les<br />
valeurs sont renversées et l’intérêt qu’on leur accordait.<br />
-démarche existentielle<br />
Ce souci de la destinée individuelle ne peut manquer de provoquer un conflit<br />
avec la Cité. Sens du procès et de la mort de S.<br />
-Socrate est donc un penseur existant, et non un philosophe spéculatif qui oublie ce<br />
que c’est d’exister.<br />
-Raison de l’ironie socratique : langage direct impuissant à communiquer<br />
l’expérience de l’exister, la conscience authentique de l’être, le sérieux du vécu, la<br />
solitude de la décision. Parler, c’est être condamné à la banalité :<br />
- pas de communication directe de l’expérience existentielle : toute parole est<br />
banale<br />
- banalité, sous la forme de l’ironie, peut permettre la communication<br />
indirecte<br />
-<br />
2/Socrate dit qu’il n’est pas un sage. Conscience socratique est déchirée par la<br />
figure du Sage. La justice ne se définit pas, elle se vit. Socrate n’est pas sophos mais<br />
philosophos ; il désire la sagesse parce qu’il en est privé. Il n’est sage que par sa<br />
conscience de n’être pas sage. De ce sentiment de privation naît un immense désir.<br />
C’est pourquoi S revêtira les traits d’Eros.<br />
III – L’art du dialogue<br />
Socrate instaure un art du dialogue et il montre ce à partir de quoi le savoir nouveau<br />
peut s’établir. Le dialogue socratique a prouvé que le discours de l’opinion est<br />
illégitime, qu’il se contredit, qu’il donne des réponses sans avoir l’idée des questions<br />
qui y correspondent. Le dialogue platonicien va construire le discours intégralement<br />
justifié qui, à chaque moment de son développement, rend compte du fait qu’il dit.<br />
8
CR<br />
1 - La rhétorique vaine <strong>sur</strong> l’amour : , <strong>Phèdre</strong>, 235a -243d 256e ≠– 249a – 253a<br />
– 253b – 253c – 255a – 255d<br />
COMMENTAIRE<br />
1° discours de Socrate 237a => 241d habile pastiche<br />
Il est censé nous faire entendre à la fois que le rhéteur n’est pas savant et que son<br />
ignorance du vrai et d’une méthode rigoureuse le rend incapable de déterminer en<br />
quoi consiste l’art de la parole, et en quoi consiste l’art de l’amour.<br />
Il est probablement capable d’user d’un art de parler, mais abuse d’un art de la<br />
rhétorique qui ne débouche que <strong>sur</strong> la persuasion de l’auditeur.<br />
La nature de l’art de l’éloquence rend possible un art de l’habileté par lequel les<br />
âmes ne sont conduites nulle part, parce qu’il s’appuie <strong>sur</strong> des convictions, quant à<br />
son objet, et <strong>sur</strong> des formules ou des figures de discours qui n’ont de valeur que par<br />
les opportunités ou les égarements qu’elles provoquent.<br />
Appliquée ici à l’amour confondu avec l’amant, la rhétorique facilite la mise en<br />
oeuvre à laquelle Platon s’attache : lier parole vraie, amour et dialectique. Sous<br />
la condition d’un propos qui ne tourne qu’autour de la séduction charnelle et de<br />
la folie d’un désir non bridé, l’amour égare autant que la parole vaine de la rhétorique.<br />
Il est improductif, il est fluctuant, inconstant, volage et <strong>sur</strong>tout calculateur.<br />
De <strong>sur</strong>croît, l’amour n’est pas conçu comme un rapport entre deux personnes,<br />
mais comme la propriété d’une seule personne, qui ne s’intéresse pas nécessairement<br />
à une autre.<br />
D’abord le discours de Lysias est contourné, et en lui l’usage de la parole par les<br />
amants tel qu’il le décrit demeure plat et sans autre objet que les vaines flatteries<br />
réciproques, les préoccupations banales, les jeux <strong>sur</strong> la parole cachée ou<br />
mensongère entre des amants. Enfin, le discours terminé, Lysias ne s’offre à aucune<br />
discussion. Il n’accepte que des questions pour lesquelles des réponses sont<br />
sans doute déjà prêtes. Nul dialogue n’est envisagé.<br />
Dès lors, on comprend mieux pourquoi le premier discours de Socrate échoue tout<br />
autant. Il a gardé les mêmes présupposés que Lysias, car il n’a pas interrogé l’objet<br />
en question.<br />
Il faut attendre le second discours de Socrate pour entrer dans une considération tout<br />
à fait différente. Mais alors l’amour n’est plus un personnage, à savoir l’amant.<br />
Il est rapport, rapport pédagogique par ailleurs, rapport à la parole, rapport<br />
dans lequel une relation sans doute réciproque s’instaure entre celui qui aspire<br />
au savoir et celui qui veut faire du précédent son élève. L’amour n’est donc plus<br />
amour charnel du monde sensible, mais folie divine. Et Socrate ne dissocie plus<br />
jouissance et sentiment. À travers la beauté sensible de l’aimé, l’amoureux doit aper-<br />
9
cevoir la Beauté en soi (254b). Il faut le séduire non en se tournant vers lui, mais en<br />
le tournant vers le Beau.<br />
CR<br />
2 - La persuasion rhétorique - <strong>Phèdre</strong>, 260b -e et 262d<br />
« Socrate : Lors donc qu’un orateur ignorant le bien et le mal trouve ses concitoyens<br />
dans la même ignorance, et entreprend de les persuader, non pas en louant l’ombre<br />
d’un âne sous le nom de cheval, mais en louant le mal sous le nom de bien, et lorsque<br />
ayant étudié les préjugés de la multitude il arrive à lui persuader de faire le mal<br />
au lieu du bien, à ton avis, quels fruits la rhétorique récoltera-t-elle de<br />
ce qu’elle a semé ?<br />
<strong>Phèdre</strong> : Des fruits assez mauvais.<br />
Socrate : N’aurions-nous pas, mon bon ami, maltraité la rhétorique un peu brutalement<br />
? Peut-être pourrait-elle nous dire : Qu’est-ce donc que vous débitez là ? Vous<br />
êtes d’étranges raisonneurs. Je ne force personne à apprendre l’art de la parole sans<br />
connaître le vrai ; mais, si mon avis a quelque valeur, qu’on s’as<strong>sur</strong>e d’abord la possession<br />
de la vérité, on viendra ensuite à moi ; car j’affirme bien haut que sans moi<br />
on aura beau posséder la vérité, on n’en sera pas plus capable de persuader par les<br />
règles de l’art.<br />
<strong>Phèdre</strong> : N’aurait-elle pas raison de parler ainsi ?<br />
Socrate : Sans doute si les voix qui s’élèvent vers elle rendent témoignage qu’elle est<br />
un art ; mais je crois en entendre qui s’approchent et protestent qu’elle ment et<br />
qu’elle n’est pas un art, mais une simple routine. De véritable art de la parole, en dehors<br />
de la vérité, il n’y en a pas, dit le Laconien, et il n’y en aura jamais. »<br />
(Platon, <strong>Phèdre</strong>, 260c-e)<br />
.<br />
3 - L’enjeu de la parole socratique<br />
-Prendre l’homme au piège de sa parole, l’obliger à convenir que la parole est<br />
autre chose que l’expression de l’intérêt ou d’un caprice, le convaincre qu’en<br />
parlant il expérimente une réalité qui dépasse son statut empirique. Il faut constituer<br />
un savoir qui soit reconnu comme juge de toutes les opinions.<br />
-à partir de la dialectique de Socrate, il faut édifier une sophia, une science qui soit<br />
en même temps une sagesse. Il faut chercher dans le logos (mot ayant un<br />
sens/discours/raison) le moyen de pacifier son existence<br />
-la décision philosophique doit se déployer 1/contre les ambiguïtés du sens commun<br />
2/contre les subtils rhéteurs et sophistes qui l’exploitent<br />
10
4 - La rhétorique<br />
• Définition : c’est une liste de procédés codifiés permettant, si on les applique<br />
correctement, d’obtenir tel ou tel effet en prenant la parole au Tribunal ou à<br />
l’Assemblée. On pouvait accepter de payer cher quelqu’un qui, pratiquement l’art de<br />
la parole, pouvait l’enseigner ou l’exposer dans des manuels. Pour avoir du succès à<br />
l’Assemblée et pour se défendre au Tribunal, il fallait savoir manier la rhétorique que<br />
Platon définit dans <strong>Phèdre</strong> comme « ouvrière de persuasion » 260.<br />
• Critique platonicienne de la rhétorique : elle n’a qu’un but, persuader la foule à<br />
l’Assemblée et au Tribunal. Elle s’en tient au vraisemblable plutôt qu’au vrai (259-<br />
260 ; 273). Cela dit, la connaissance du vraisemblable implique celle du vrai (259-<br />
262). En fait la connaissance du vrai est affaire de méthode, non de hasard (262-<br />
266), c’est-à-dire de philosophie et non d’un art quelconque du bien parler.<br />
C/ Socrate et <strong>Phèdre</strong> : deux amoureux des discours<br />
Socrate et <strong>Phèdre</strong> ont au moins un point en commun : ils aiment les discours, les<br />
prononcer, les écouter, leur répondre. Mais leur amour est d’une nature différente.<br />
Chacun incarne une pratique et une théorie du discours bien singulières.<br />
<strong>Phèdre</strong> se cherche un maître, qu’il pense avoir trouvé en Lysias. Il est séduite<br />
par la virtuosité de ce dernier, et l’a convaincu de lui céder son texte écrit afin de<br />
l’apprendre par cœur. <strong>Phèdre</strong> est dans la répétition. Il se soumet à un exercice de<br />
mémoire qui consiste à apprendre par cœur en aliénant son esprit. Ces exercices<br />
rhétoriques constituent une sorte de drogue qui « affaiblissent » le malade. Socrate va<br />
d’ailleurs se moquer de ces remèdes qui n’en sont pas : « Marcher jusqu’à Mégare et,<br />
selon la méthode d’Hérodicus, aller de là jusqu’aux Murs pour ensuite revenir <strong>sur</strong> tes<br />
pas » (60 km) (227d). <strong>Phèdre</strong> est comme drogué de discours.<br />
Lysias est un orateur démocrate et un logographe. Il rédige des discours qui<br />
sont prononcés par d’autres, accusés ou plaideurs, devant le tribunal. C’est un<br />
orateur dissimulé qui prend la parole sous le masque d’un comparse, et qui sait<br />
adopter son style à la personnalité de son client. Il rédige des plaidoiries subtiles et<br />
habiles. Il incarne une rhétorique de la dissimulation. On peut donc se demander qui<br />
se cache derrière le discours de Lysias lu par <strong>Phèdre</strong> ? <strong>Phèdre</strong> le lit, mais sous sa<br />
voix perce celle de Lysias. Et qui se cache sous la voix de Lysias ? Lysias parle par<br />
l’entremise de <strong>Phèdre</strong>, <strong>Phèdre</strong> parle avec les mots de Lysias. L’un et l’autre sont<br />
asservis au désir de plaire et de susciter l’admiration.<br />
Son discours est lui-même un discours confus, qui cache sa source, son origine, qui<br />
joue de la dissimulation et de la reprise. Le discours est déposé dans le secret de<br />
l’écriture : il n’a pas de père, il est donc orphelin. Le rouleau <strong>sur</strong> lequel il est écrit est<br />
caché sous le manteau de <strong>Phèdre</strong>, dont la voix cache celle de son maître. On s’est<br />
11
même demandé si ce discours est vraiment de Lysias ou s’il n’est pas un pastiche<br />
composé par Platon. Qui parle ? L’identité de l’émetteur est particulièrement<br />
problématique. De plus, le contenu du message est lui aussi crypté, dissimulé. Lysias<br />
fait en effet une déclaration paradoxale d’indifférence amoureuse : je ne t’aime pas, et<br />
c’est pourquoi tu dois m’aimer (233 a6). Les sentiments de Lysias restent masqués :il<br />
dissimule le désir amoureux qui le pousse à parler. D’ailleurs, lorsque Socrate<br />
prononce son premier discours, il affiche délibérément ces mensonges en parlant la<br />
tête couverte. Enfin, la forme même de ce discours traduit sa fourberie. Obsédé<br />
par un désir qu’il veut étouffer, il n’est plus en me<strong>sur</strong>e de construire son propos et<br />
accumule de manière désordonnée ses arguments. Sa démonstration ne comporte ni<br />
exorde ni péroraison. Il s’en tient à multiplier les paradoxes et additionne ses<br />
arguments.<br />
2/ L’art de la parole dialogique : Socrate et Platon, à l’origine d’une méfiance<br />
soutenue à l’égard de l’écrit<br />
Source : Steiner, « Les livres ont besoin de nous », in Les Logocrates, L’Herne, 2003.<br />
A/ La sensibilité occidentale a une double source : Athènes et Jérusalem. Notre<br />
héritage de pensée et d’éthique, notre lecture de l’identité et de la mort, notre manière<br />
d’envisager le couple parole/écriture, viennent de Socrate et de Jésus. Aucun des<br />
deux n’est auteur, aucun n’a publié. L’enseignement de Socrate et son destin<br />
exemplaire, tels que Platon ou Aristote les ont invoqués, appartiennent au langage<br />
parlé. Il n’est ni écrit, ni dicté.<br />
Tout d’abord, la méthode socratique est par excellence une méthode d’oralité<br />
supposant une véritable rencontre. Il faut que les interlocuteurs fassent acte de<br />
présence. Les dialogues de Platon mettent en scène un médium physique : le discours<br />
exprimé. La laideur notoire de Socrate, son endurance au combat et dans les<br />
beuveries, la rhétorique du geste (traverser l’Ilissos) et le repos de la stasis (se<br />
coucher à l’ombre d’un platane) engendrent ses questions et ses méditations, et<br />
incarnent la dynamique de l’argumentation et la recherche du sens. Pour la<br />
« torpille », la pensée est avant tout une expérience vécue irréductible à la<br />
textualité muette. Le charme qui séduit ses interlocuteurs, ou au contraire<br />
l’exaspération qui les saisit, dépendent des ressources de la voix et du maintien.<br />
Ensuite, les arguments développés dans le <strong>Phèdre</strong> contre l’écriture célèbrent,<br />
indirectement, les ressources vives d’une parole orale toujours conçue comme fertile.<br />
Ces arguments semblent encore aujourd’hui en partie irréfutables.<br />
-Il y a dans le texte écrit (tablette d’argile, de marbre, papyrus, parchemin, os gravé,<br />
rouleau, livre, imprimé divers) une maxime d’autorité. Le fait de l’écriture et de la<br />
transmission écrite implique une prétention au magistral et au canonique. Si cette<br />
autorité paraît évidente dans des textes théologiques, liturgiques, les traités<br />
scientifiques, les codes juridiques, elle l’est également, mais de manière plus subtile,<br />
dans les textes philosophiques, fictionnels ou poétiques. L’auteur est lié à son lecteur<br />
par une promesse de sens qu’il capte et fige. L’écriture est donc par essence<br />
12
normative et prescriptive. Prescrire, c’est ordonner, anticiper, circonscrire un<br />
domaine de conduite, d’interprétation, de consensus intellectuel ou social. L’acte<br />
d’écrire renvoie à des formes de gouvernance et manifeste un rapport de force.<br />
L’autorité du texte est synonyme de pouvoir.<br />
Ainsi le texte suscite-t-il des commentaires écrits eux-mêmes infinis. On répond à un<br />
texte par du texte et on ne sort jamais de ce processus incessant. A l’opposé,<br />
l’échange oral permet et autorise un défi immédiat, des contre-déclarations et des<br />
corrections intempestives. L’interlocuteur peut ainsi corriger ses thèses au moment<br />
même où il les énonce, grâce au partage et à l’échange qu’il met en place dans le<br />
dialogue. Le sens est enfermé et fixé dans et par l’écrit. Il est ouvert et perfectible<br />
par l’oral.<br />
-De plus le recours à l’écrit abîme la mémoire. Ce qui est écrit et stocké n’a plus a<br />
être mémorisé et retenu. Une culture orale repose <strong>sur</strong> des remémorations sans cesse<br />
retravaillées. Le texte écrit, lui, autorise l’oubli. Dans les civilisations orales, la<br />
mémoire est convoquée, nourrie, activée, et savoir par cœur c’est prendre<br />
pleinement et corporellement possession d’un sujet. En être, littéralement, possédé.<br />
Pour les Anciens, la Mémoire est bien la mère des Muses. Avec l’écrit au contraire,<br />
l’art de la mémoire tombe en désuétude. L’éphémère remplace le par cœur.<br />
L’individu, désormais paresseux, se contente de l’éphémère et de l’instantané.<br />
B/ De même, Jésus n’écrivit ni ne publia. Etait-il illettré ? Jésus, selon Jean, trace des<br />
mots dans le sable dans l’épisode de la femme adultère. En quelle langue ? Pour<br />
délivrer quel message ? Il les efface aussitôt et nous n’en saurons rien. Sa sagesse met<br />
en débandade la sapience formelle et textuelle du clergé et des savants du temple. Il<br />
enseigne par des paraboles : concises et lapidaires, elles appellent la mémorisation.<br />
Jésus est un homme de paroles, une incarnation du Verbe. Il s’adresse non à des<br />
lecteurs, mais à des imitateurs, des témoins eux-mêmes largement illettrés.<br />
CR<br />
5- L’amour de la dialectique - <strong>Phèdre</strong>, 265d-266b<br />
« Socrate : À mon avis, tout le reste n’est en vérité que jeu ; mais, dans ces développements<br />
où le hasard nous a guidés, il y a deux procédés dont il serait intéressant<br />
d’étudier méthodiquement la vertu.<br />
<strong>Phèdre</strong> : Lesquels ?<br />
Socrate : C’est d’abord d’embrasser d’une seule vue et de ramener à une seule idée<br />
les notions éparses de côté et d’autre, afin d’éclaircir par la définition le sujet qu’on<br />
veut traiter. C’est ainsi que tout à l’heure nous avons défini l’amour ; notre définition<br />
a pu être bonne ou mauvaise ; en tout cas, elle nous a permis de rendre notre discours<br />
clair et cohérent.<br />
<strong>Phèdre</strong> : Mais le second procédé, Socrate, quel est-il ?<br />
Socrate : Il consiste à diviser à nouveau l’idée en ses éléments, suivant ses articula-<br />
13
tions naturelles, en tâchant de n’y rien tronquer, comme ferait un boucher maladroit.<br />
C’est ce que nous avons fait dans les discours de tout à l’heure. Nous avons ramené<br />
le délire à une idée générale commune ; puis, comme dans un seul corps il y a des<br />
couples de membres qui ont le même nom, ceux de gauche et ceux de droite, ainsi<br />
nos deux discours ont considéré d’abord le délire comme un genre unique, puis l’un,<br />
s’attaquant au côté gauche, l’a divisé et subdivisé sans s’arrêter, jusqu’à ce qu’il ait<br />
rencontré une sorte d’amour de gauche auquel il a dit justement son fait ; l’autre,<br />
nous conduisant <strong>sur</strong> la droite du délire, y a trouvé un amour du même nom que le<br />
premier, mais d’origine divine, qu’il a mis en lumière et loué comme l’auteur des<br />
plus grands biens pour l’humanité. »<br />
(Platon, <strong>Phèdre</strong>, 265d-266b).<br />
La démonstration par induction devient le centre du processus de raisonnement<br />
et de discours. Elle intègre les objections et les réfutations.<br />
Où l’on perçoit que Platon n’affirme le droit de l’unité et de l’un qu’en lui imposant<br />
de dominer le multiple. Il ne pose pas l’un et le multiple séparés et sans<br />
lien. Il les relie en soumettant le second au premier, en nous apprenant à rapporter<br />
une multiplicité d’éléments à une forme unique et unifiante.<br />
Cette procédure s’appelle « dialectique ». Il semble bien que Platon ait trouvé le<br />
germe de la dialectique dans l’art du dialogue développé par Socrate. Le dialogue,<br />
ancré dans la dynamique du langage, permet d’enseigner quelque chose sans pour<br />
autant l’imposer. Il a la propriété d’aller de l’un à l’autre des interlocuteurs<br />
(dia). Ainsi les objections et réfutations sont-elles inscrites dans le déploiement de la<br />
parole. De ce fait, la critique des propos ne se pose pas à l’extérieur de la démarche,<br />
elle est contenue dans la démarche. La dialectique est bien protreptique et didactique.<br />
Elle donne la connaissance des types d’âme et des types de discours correspondants.<br />
Pour simplifier, il est possible de réduire le propos à ceci : la dialectique est le<br />
moyen, à travers le dialogue, de connaître ce qui est, les Idées. Elle se distingue,<br />
sans difficulté, de l’ignorance, de l’opinion, de la fausse rhétorique. Elle est la<br />
philosophie même, seule à atteindre la connaissance absolue, la raison de toutes<br />
choses. Elle est cette rationalité discursive par lequel la pensée peut atteindre le<br />
vrai. Par conséquent, elle fonde aussi une communauté, celle de ceux qui savent<br />
énoncer la vérité.<br />
Aussi n’est-ce pas tout. Platon, par ce biais, traite de <strong>sur</strong>croît de la nécessité de valoriser<br />
ou glorifier la philosophie, seule à même de nous conduire au vrai et à<br />
l’unité. Elle dépasse non seulement la rhétorique, mais non moins la poésie et tout<br />
autre art de parler ou d’écrire.<br />
.<br />
Le processus dialectique<br />
14
• A la routine que représente la rhétorique pour des spécialistes comme les sophistes,<br />
les logographes ou les hommes politiques, Socrate substitue dans le <strong>Phèdre</strong> une<br />
véritable science du discours se fondant <strong>sur</strong> la dialectique, seule méthode capable<br />
d’atteindre l’intelligible et de le décrire, et <strong>sur</strong> la cosmologie, qui permet de savoir à<br />
quoi s’en tenir <strong>sur</strong> l’âme humaine, résidu de l’âme du monde qui meut le corps du<br />
monde en son entier et les corps célestes.<br />
• Définition de la dialectique : elle est le moyen, à travers le dialogue, de connaître<br />
« ce qui est ». En tant que connaissance vraie, qui se distingue de l’ignorance comme<br />
de l’opinion, elle est synonyme de philosophie. Le philosophe est un dialecticien. La<br />
dialectique est donc la seule science véritable. Elle est la connaissance de la réalité.<br />
• Dialectique et parole : c’est à travers le discours, la rationalité discursive (le<br />
logos), et par le moyen du discours (dia-logos) que la pensée peut atteindre de ce que<br />
sont les choses. Elle est le raisonnement discursif à la faveur duquel la pensée et<br />
l’être des choses se rencontrent.<br />
• Méthode et règles de la dialectique : il s’agit de la méthode double de division<br />
(diairesis) et de rassemblement (sunagogê), qui doit permettre soit de définir la<br />
spécificité d’un objet, soit de rapporter une multiplicité d’éléments à une forme<br />
unique, en suivant l’ordre et les articulations du réel. La division doit, en partant<br />
d’une notion générique, la diviser progressivement en espèces distinctes, jusqu’au<br />
point où l’on atteint la différence en deçà de laquelle aucune division n’est plus<br />
possible. La division procède par dichotomies progressives, l’ensemble de la<br />
recherche prenant l’aspect d’une arborescence plus ou moins longue. La dialectique<br />
est l’occasion d’une définition, c’est-à-dire d’une réponse à la question « qu’est-ce<br />
que x ? ». Cette définition est obtenue par la perception de la Forme intelligible à<br />
laquelle participe l’objet de l’enquête. Elle s’appuie <strong>sur</strong> des thèses et supprime les<br />
hypothèses. Sa nécessité n’est pas simplement logique, elle est également réelle.<br />
• Le projet d’une rhétorique philosophique : du dire au dialogue (Châtelet)<br />
• Légitimation du dire par Platon<br />
Le platonisme apporte la légitimation. Les philosophies présocratiques se<br />
présentaient dogmatiquement ou lyriquement comme des leçons et comme des<br />
poèmes, s’imposaient, de leur fait même, comme vraies ou bonnes. Elles étaient de<br />
l’ordre du dire, d’un dire qui se suffit à soi-même.<br />
Platon éprouve douloureusement l’inefficacité de ce dire qui ne parvient pas à dire<br />
pourquoi il dit ceci plutôt que cela. Il vit dans une Cité où la parole se prostitue. Il<br />
comprend qu’il faut donner un autre statut au discours.<br />
• Du dire au dialogue<br />
Il s’agit non plus de discourir et de dire. Il faut élaborer un discours qui puisse être<br />
15
légitimement tenu pour juge de tous les discours. Chacun doit pouvoir le recevoir<br />
comme vrai et le prendre comme critère de son opinion et de sa conduite. Ce discours<br />
se construit par le dialogue. Dans le dialogue, deux dires s’affrontent, deux opinions,<br />
deux passions. De Socrate, Platon apprend qu’il faut dialoguer non pour dire, mais<br />
pour laisser l’autre éprouver peu à peu l’inutilité, le vide de son discours. Et<br />
lorsque l’autre est rendu à son désarroi, alors, de la question posée par « celui qui sait<br />
qu’il ne sait rien », vient une solution.<br />
Les interlocuteurs sont <strong>sur</strong> un autre terrain. Ils laissent parler en eux ce qui est le<br />
discours même. Dans le discours de fait se profile une exigence de droit : au-delà<br />
de ce que nous sommes et de ce que nous disons, il y a en chacun de nous un juge qui<br />
justifie, qui légitime, qui rend raison.<br />
Platon élabore donc la logique de la Raison et en organise la pratique.<br />
Conclusions : 1/ la philosophie est réfractaire à toute mise en forme de traité<br />
écrit<br />
« Il y a au moins une chose que je puis dire au sujet de ceux qui ont écrit ou qui<br />
écriront et prétendent avoir compétence dans les matières dont je m’occupe, qu’ils<br />
prétendent en avoir été instruits par moi ou par un autre, ou l’avoir trouvé tout seuls :<br />
c’est qu’il est impossible, du moins à mon avis, qu’ils y entendent rien. Là-dessus, en<br />
tout cas, il n’existe aucun Traité qui soit de ma main et il n’y en aura jamais, car à la<br />
différence des autres savoirs, c’en est un qui ne se laisse pas mettre en formules ; il<br />
naît de ce que l’on entretient un commerce assidu avec ce qui en est la matière même,<br />
de ce que l’on partage sa vie, et il <strong>sur</strong>git dans l’âme, telle la flamme qui jaillit de son<br />
étincelle, puis croît spontanément. Ce que je sais également c’est que c’est moi qui<br />
serais le mieux à même de l’exposer par écrit ou oralement et que c’est moi qui<br />
souffrirais le plus de l’imperfection du Traité. Si j’avais été d’avis qu’il pût être écrit<br />
et formulé comme il faut pour le public, qu’aurais-je pu réaliser de plus beau dans ma<br />
vie que de publier quelque chose d’aussi précieux pour tous et de mettre au grand<br />
jour la vraie nature des choses ? Mais je ne pense pas qu’une telle entreprise soit un<br />
bien pour l’humanité, si l’on en excepte les rares individus que de simples indications<br />
mettent à même de trouver par leurs propres moyens. On ne ferait qu’emplir les<br />
autres d’un inconvenant mépris sans fondement ou d’une prétention aussi hautaine<br />
que vaine. […]<br />
Il y a une vraie raison qui s’oppose à ce que l’on ose écrire quoi que ce soit en cette<br />
matière, raison que j’ai déjà souvent alléguée ; mais que je crois devoir répéter une<br />
nouvelle fois. […]<br />
Tous les modes de connaissance se mettent à exprimer la qualité aussi bien que l’être<br />
de chaque chose au moyen de l’instrument défaillant qu’est le langage. Voilà<br />
pourquoi aucun homme sensé ne prendra le risque de lui confier ses pensées, <strong>sur</strong>tout<br />
sous la forme figée des caractères écrits. […] Telle est la raison précise pour laquelle<br />
tout homme sérieux, occupé de choses sérieuses, se gardera bien, en écrivant, de<br />
laisser tomber de tels sujets dans le domaine public et de les exposer ainsi à la<br />
16
malveillance et aux doutes. Par suite, il faut, en bref, quand on voit des œuvres écrites<br />
en forme de lois par un législateur, ou par quiconque <strong>sur</strong> tel autre sujet, bien se rendre<br />
compte de ce qui les caractérise : pour lui, du moins s’il est sérieux, ce n’est pas cela<br />
qui est sérieux, mais bien ce qui siège en quelque endroit de ce qui lui appartient de<br />
plus beau. Au cas où, au contraire, c’est ce qu’il regarde comme sérieux qu’il a ainsi<br />
déposé dans les caractères d’écriture, alors il faut dire de lui : « il a eu l’esprit<br />
ravagé » non pas « par les dieux », mais par les mortels. »<br />
<strong>Cours</strong> III - Un dialogue déroutant<br />
Plan<br />
I - une structure théâtrale<br />
II - progression de la démarche du <strong>Phèdre</strong><br />
III - Survol du texte<br />
(IV - Conclusion : Quatre thèmes)<br />
Ouverture : un questionnement <strong>sur</strong> le couple parole/écrit qui s’inscrit dans d’autres<br />
séries d’interrogations autour de la parole cherchant à privilégier elles aussi le face à<br />
face<br />
.<br />
Intro : ce dialogue fait donc partie des derniers dialogues de Platon. Platon, on l’a vu,<br />
écrit les paroles prononcées par son maître Socrate dont il retranscrit, écrit, et invente<br />
sans doute en partie les propos. Il choisit une fois de plus la forme du dialogue, et met<br />
en scène deux Athéniens discutant à l’ombre d’un platane, à quelques centaines de<br />
mètres de l’Acropole.<br />
Socrate a parlé, Platon écrit. Deux modes de communication en décalage temporel<br />
l’un avec l’autre. Socrate a dit combien une parole juste et réglée était préférable à<br />
une parole dévoyée et manipulée. Socrate critique l’écrit, et met en avant la<br />
supériorité de la parole <strong>sur</strong> le texte. Paradoxe : Platon reconduit cette critique bien<br />
sûr, mais il en passe par l’écrit. C’est justement l’écrit qui, ici, semble sauver la<br />
17
parole ! Autre paradoxe : Lysias a écrit un discours qui est ensuite « parlé » par<br />
<strong>Phèdre</strong>. Socrate prononce un premier discours qu’il va regretter. Qui parle quand<br />
quelqu’un parle ? Qu’est-ce qui est premier, de la parole et de l’écrit ? L’écrit<br />
est-il une béquille de la parole ? Peut-il avoir sa vivacité, sa réactivité ? Mais,<br />
parallèlement, la parole n’est-elle pas elle aussi guidée, travaillée, soumise à des<br />
règles qui l’astreignent à un cadre particulier ?<br />
D’autres qualités de ce dialogue en font une œuvre particulièrement déroutante, si<br />
diverse dans son fond (thèmes de l’amour, de l’âme, de la rhétorique, de l’écriture)<br />
comme dans sa forme (dialogue, discours, description, mythe, prière).<br />
I - Plan : une mosaïque et une structure théâtrale avec prologue et épilogue<br />
Le <strong>Phèdre</strong> est l’un des plus séduisants dialogues de Platon. Sa beauté est d’ailleurs<br />
aussi l’objet du dialogue. Sous-titré « <strong>sur</strong> le beau ». Singulière variété. Se présente<br />
comme une œuvre étrangement déconstruite, composée de pièces en apparence<br />
disparates (un fragment de discours de Lysias, un pastiche socratique de ce même<br />
discours, un discours poétique prononcé par Socrate qui prend alors l’identité de<br />
Stésichore, des réflexions <strong>sur</strong> la rhétorique athénienne au Vè, une méditation <strong>sur</strong> la<br />
force de la parole vive et la faiblesse de son « image » sans vie, à savoir l’écriture).<br />
On discute depuis toujours <strong>sur</strong> la composition/absence de composition de ce texte<br />
dont la texture est effectivement composite. Naturel charmant et déconcertant.<br />
Considérations diverses.<br />
. Ce qui apparaît au premier abord, c'est le manque d'unité du texte. Si en effet une<br />
première partie est consacrée à la beauté, ou plutôt à l'amour qui est amour du beau,<br />
la deuxième partie disserte <strong>sur</strong> l'art oratoire, et l'écriture. On ne voit pas bien ce qui<br />
articule ces deux parties ; à tel point que certains ont cru y voir soit la marque d'un<br />
manque de maitrise d'un écrivain encore jeune, soit au contraire celle d'une forme de<br />
sénilité1. Aimable divagation de la conversation qui de proche en proche, de dérive<br />
en dérive, conduit les interlocuteurs bien loin de leur point de départ ? Ce serait sans<br />
compter avec la forte charpente du texte qui n'est manifestement pas structuré au<br />
hasard.<br />
Tout commence par la lecture par <strong>Phèdre</strong> d'un discours de Lysias qui soutient qu'il<br />
vaut mieux choisir pour amant celui qui ne vous aime pas que celui qui vous aime.<br />
(230e–234c)<br />
À quoi Socrate oppose deux discours :<br />
Le premier porte <strong>sur</strong> la forme : s'il voulait démontrer qu'il faut préférer celui qui ne<br />
vous aime pas à celui qui vous aime, Lysias aurait dû s'y prendre autrement, et<br />
Socrate, reprenant les positions de Lysias produit un autre discours. (237a–241d)<br />
Le second porte <strong>sur</strong> le fond : prenant le contrepied de ce qui a été précédemment<br />
démontré, il développe sa propre vision de l'amour. (244a-257b)<br />
18
Suit un long développement <strong>sur</strong> l'art du discours et la manière de bien parler (259a-<br />
274b), terminé par une comparaison entre la parole et l'écriture. (274b – 279c)<br />
À la première lecture on peut donc penser que la question de l'amour et celle de la<br />
parole sont simplement juxtaposées, et selon que l'on privilégie l'un ou l'autre terme<br />
on pourra dire :<br />
— Soit que le thème de l'amour est le thème premier du dialogue, celui de la<br />
parole n'étant que l'auxiliaire permettant de bien en parler.<br />
— Soit que le thème est celui de la parole, le discours <strong>sur</strong> l'amour n'étant qu'un<br />
exemple permettant de définir le droit usage de la parole.<br />
le lien entre l'amour et le discours est bien plus qu'une simple juxtaposition.<br />
ce lien est un lien organique qui unit les deux faces d'une seule et même<br />
démarche, celle qui conduit l'âme vers la contemplation des Idées : la<br />
dialectique<br />
- Prologue 227a-230 e<br />
- le discours de Lysias <strong>sur</strong> l’amour (il faut accorder ses faveurs à celui qui n’est<br />
pas amoureux) 230e-234c : discours d’un sophiste réputé pour la concision et<br />
la précision de son style, discours non pas récité mais lu par <strong>Phèdre</strong>, mot pour<br />
mot.<br />
- intermède 234c-236a<br />
- I. Critiques <strong>sur</strong> le fond du discours de Lysias 237a-257b : la nature véritable de<br />
l’amour<br />
- 1 er discours de Socrate voilé (ce qu’est l’amour, avantages et<br />
dommages attendus par l’aimé de la part de l’amoureux) 236a-241d.<br />
Reprise du discours de Lysias par Socrate, forcé par <strong>Phèdre</strong> qui le met<br />
au défi de mieux faire (Socrate se met donc à l’école des sophistes :<br />
•l’amour est un dérèglement passionnel,<br />
• les désavantages de l’amour pour la personne aimée).<br />
- intermède : nécessité d’une palinodie 241d à 243 e<br />
- second discours de Socrate prononcé à visage découvert= la<br />
palinodie : 243 e 244 a 257b<br />
éloge de la folie 244a – 245c ; l’âme est d’origine immortelle et céleste<br />
245c – 249d ; dans le délire amoureux, l’âme retrouve son origine, audelà<br />
de sa déchéance corporelle 249d – 257d<br />
Second discours que Socrate se croit contraint de proférer pour se<br />
purifier du discours lysien contre l’amour : l’amour est bien un délire<br />
divin et non une folie qui abêtit.<br />
19
- II. Critiques <strong>sur</strong> la forme du discours de Lysias : les conditions de composition<br />
d’un beau discours 257 b-279 bc<br />
Introduction. L’art du fabricant de discours (257b-260e).<br />
A. Les exigences d’un véritable art oratoire.<br />
• le beau discours dévoile une vérité :<br />
il se fonde <strong>sur</strong> la connaissance et non <strong>sur</strong> l’opinion (260e-264e)<br />
la dialectique, et non la rhétorique, répond à cette exigence (364e-269d)<br />
• le beau discours produit sûrement une persuasion :<br />
sa forme est adaptée au caractère propre de l’âme de l’auditeur 269d-272b<br />
la rhétorique se contente du vraisemblable en ce domaine (272b-274b)<br />
B. Les défauts du discours écrit par rapport au discours oral.<br />
• l’écriture ne procure pas vraiment la mémoire 274b-275c<br />
• elle est incompétente quant à l’instruction du lecteur (275c-277a)<br />
l’épilogue 278b -279b. Seul le philosophe possède l’art du beau discours.<br />
Prière à Pan<br />
CR<br />
II - progression de la démarche du <strong>Phèdre</strong><br />
.<br />
Les trois parties se rapportent ensuite les unes aux autres en suscitant un mouvement<br />
ascendant. Chacune s’articule autour d’un thème. Pour la première : le langage psychagogique,<br />
puisque tel est le terme utilisé par Platon pour désigner le discours<br />
jouant <strong>sur</strong> les affects et qui suscite des affects sans faire connaître quoi que ce soit.<br />
Pour la deuxième : la nature de l’âme et du vrai. Et la rhétorique dialectique susceptible<br />
d’énoncer le vrai pour la troisième.<br />
1. Ouverture/prologue (227a-230e) : Platon construit une situation et une atmosphère.<br />
L’enjeu du dialogue est présenté en une sorte de scène de théâtre. Nous sommes à<br />
Athènes, Socrate ne sort jamais de l’enceinte de la ville, et pourtant <strong>Phèdre</strong> réussit à<br />
l’attirer en dehors d’elle, en l’alléchant par la promesse d’entendre un beau discours<br />
rédigé par Lysias. Les deux interlocuteurs s’installent <strong>sur</strong> les berges de l’Ilissos.<br />
<strong>Phèdre</strong> prétend réciter ce discours de Lysias, entendu par lui le matin. En vérité, il en<br />
a une version écrite dans la poche.<br />
2. Dans une première partie (230e-241d), les deux protagonistes s’intéressent au discours<br />
de Lysias et donc à un certain art de parler. Lysias est un maître de rhétorique<br />
qui compose des discours appelés « épidictiques » parce qu’ils procèdent par éloge ou<br />
blâme. Non seulement il rédige des discours à destination des plaideurs devant les<br />
tribunaux, mais il en écrit d’autres destinés à permettre d’étudier la technique de<br />
composition des discours. Il n’empêche, son discours, qui semble porter <strong>sur</strong> l’amour,<br />
est mal conçu, sans objet parce qu’il présuppose le savoir de l’amour, et ne débouche<br />
<strong>sur</strong> rien sauf des anecdotes désolantes relatives aux amoureux.<br />
20
Socrate ironise à nouveau, mais, poussé par <strong>Phèdre</strong>, il tente aussi de se lancer dans un<br />
contre discours qui échoue non moins parce que son objet n’a pas plus été déterminé.<br />
3. Dans une deuxième partie (241d-259e), chacun s’inquiète de ces dérives de la parole.<br />
Cette dernière peut-elle demeurer ainsi contournée ? Comment produire une parole<br />
droite, et par quel biais la justifier ? Dans ce dessein, il convient d’abord de se<br />
demander quelles sont l’origine, la nature et la destinée de l’âme, centre même de la<br />
parole et de l’amour véritables. Cette partie est entièrement consacrée à mettre au<br />
jour les moyens de fonder une science du discours, qui s’appelle dialectique, échappant<br />
à la rhétorique vaine des sophistes. La parole vraie doit s’articuler à<br />
l’appréhension de l’intelligible, du vrai.<br />
4. Dans une troisième partie (260a-279b), le dialogue conduit, en trois étapes, à la<br />
solution de la question de départ : qu’est-ce que parler ? Parler, c’est parler vrai, à<br />
quelqu’un avec lequel on peut cheminer, en vue d’exalter la valeur d’unité et<br />
d’harmonie qui structure aussi bien le cosmos qu’elle devrait structurer la cité (Polis).<br />
Mais cela exige d’analyser aussi le statut de l’écriture et sa capacité à transmettre ce<br />
qui a été découvert.<br />
<strong>Phèdre</strong> : Plan<br />
Prologue<br />
227c <strong>Phèdre</strong>, auditeur d'un discours de Lysias <strong>sur</strong> l'amour.<br />
228d Il a <strong>sur</strong> lui le discours.<br />
229a A la recherche d'une retraite en suivant l'Ilissos.<br />
229c Mythologie.<br />
230b Paysage.<br />
230e Première partie<br />
-1: Le discours de Lysias.<br />
234e Critiques de Socrate.<br />
235b Autres idées <strong>sur</strong> l'amour.<br />
236a <strong>Phèdre</strong> oblige Socrate à traiter le thème de Lysias<br />
237a 2-Premier discours de Socrate.<br />
238c Pause: une inspiration perce déjà.<br />
238d Reprise.<br />
244d Si l'on doit continuer,<br />
il faudra changer de ton.<br />
242bDeuxième partie La voie démonique.<br />
242d Une palinodie expiatoire est nécessaire.<br />
243e Second discours de Socrate. -Eloge de l'amour.<br />
244b Les quatre formes du délire inspiré des dieux.<br />
244b Etymologies.<br />
245c Nécessité de savoir ce qu'est l'âme ; son immortalité.<br />
246a Sa nature : le mythe de l'attelage ailé.<br />
246d: La procession céleste des âmes.<br />
247c Le lieu supracéleste.<br />
248a Les âmes autres que celles des Dieux.<br />
21
248c Eschatologie.<br />
249b L'Idée et la réminiscence; le délire d'amour.<br />
250b Le privilège de la Beauté.<br />
252c Chaque âme imite le dieu dont elle a suivi le cortège.<br />
253c Les alternatives de l'amour.<br />
255a Comment il se partage: explication physique.<br />
256e Conclusion<br />
257b Intermède.<br />
257e La logographie.<br />
259b Le mythe des cigales.<br />
259e Troisième partie.<br />
Première section : les conditions de l'oeuvre d'art.<br />
261a L'objet de l'art oratoire.<br />
262c Vérification par l'exemple du discours de Lysias.<br />
264e Vérification par l'exemple des deux discours de Socrate.<br />
265c La méthode dialectique.<br />
266d Deuxième section: procédés rhétoriques et rhéteurs illustres.<br />
268a Examen critique.<br />
269d Troisième section:<br />
la rhétorique philosophique; conditions.<br />
271e méthode.<br />
271b Vérité et vraisemblance.<br />
274b Quatrième partie<br />
-Valeur et rôle du discours écrit.<br />
274c L'invention de l'écriture.<br />
277a Résumé d'ensemble.<br />
278e Isocrate.<br />
La rhétorique : 257c-274d:<br />
257c : Lysias devrait se taire? Mais les hommes politiques laissent des écrits, les lois<br />
( ils sont comme des auteurs )<br />
258d: Le vrai problème : bien ou mal écrire. ( plaisirs nobles et plaisirs serviles : les<br />
cigales)<br />
260a : Le vrai et le vraisemblable : la dialectique et la rhétorique.<br />
262a : il faut connaître le vrai pour connaître le vraisemblable. exemple : analyse du<br />
discours de Lysias le discours, être vivant l'épitaphe de Midas.<br />
266a : la méthode dialectique, analyse et synthèse.<br />
266d : La rhétorique et ses recettes les traités et les méthodes<br />
268d : analogie : le remède, le traité de médecine l'art de la tirade confusion entre les<br />
écrits techniques et l'art de l'orateur art global<br />
270b: Retour à la nécessité de connaître le vrai :<br />
270d vérité de l'objet<br />
272a vérité du récepteur.<br />
272d : retour à la vraisemblance "pour la multitude" : elle est sans intérêt pour le<br />
22
sage.<br />
• Une double critique touchant le fond et la forme<br />
Le dialogue se présente comme une critique, <strong>sur</strong> le fond et <strong>sur</strong> la forme, d’un<br />
discours écrit par Lysias, qui l’a utilisé le matin même pour son enseignement<br />
rhétorique. Les erreurs de Lysias touchent d’abord le fond de son propos : il n’a pas<br />
analysé les différents sens du mot folie, et a oublié la folie d’origine divine, dont<br />
Socrate fera l’éloge. Elles touchent enfin la forme de son propos : il s’en est tenu au<br />
vraisemblable et n’a pas défini l’objet dont il parle. Ses paroles restent donc confuses<br />
et embrouillées. Il ne sait pas que l’écriture n’est qu’une image et un jeu. Si elle aide<br />
la remémoration, elle ne peut remplacer la mémoire qui seule transmet la<br />
connaissance.<br />
III - Survol du texte:<br />
Prologue présente les personnages, <strong>Phèdre</strong> et Socrate. Pose le cadre du dialogue.<br />
Ce cadre est unique en son genre. Le <strong>Phèdre</strong> est le seul dialogue qui se passe à la<br />
campagne. Singularité soulignée. Personnages s’engagent en dehors d’Athènes pour<br />
rejoindre un coin délicieux. S fait remarquer à P qu’il a été un guide parfait. Coin<br />
raffiné et enviable. Réponse de P : « et toi, inclassable, tu es le plus extraordinaire…<br />
tu fais l’effet d’un étranger qu’on guide ».<br />
S est traditionnellement celui qui reste dans la cité. Ne sort jamais de la ville, sinon<br />
pour des campagnes militaires. S s’en explique : « sois indulgent, j’aime à apprendre.<br />
Cela étant la campagne et les arbres ne consentent pas à m’apprendre ». La source de<br />
la connaissance, ce sont les hommes et non les arbres.<br />
Rives de l’Ilissos célébrées. Dialogue sous le signe de l’esprit des lieux. Inspiration<br />
de S s’explique par les lieux, les dieux du lieu. Dialogue se situe dans ce génie du<br />
lieu. Fraîcheur du ruisseau. Nymphes qui hantent ce ruisseau vont posséder S. Platane<br />
(où on voit Platon). Gazon délicat et raffiné <strong>sur</strong> lequel les personnages s’étendent.<br />
Pente inclinée juste comme il faut. Dans cette campagne délicieuse, on emmène un<br />
livre. Discours de Lysias donne le branle au dialogue. On sort de la ville pour lire à<br />
l’aise, et s’en entretenir. Manifestation du caractère désireux d’apprendre de S.<br />
Le développement central consiste dans une suite de trois discours.<br />
Le 1 er de Lysias (grand orateur, logographe, écrit des discours dans l’ordre politique<br />
et judiciaire).<br />
23
Pas d’avocat dans juridiction athénienne. Faut soutenir sa cause soi-même.<br />
Ecrivains de discours qui écrivent les discours, défense, apologie. Font<br />
commerce de cette écriture. Ne se prononcent pas en leur propre nom. Lysias<br />
appartient au parti démocrate. Son frère est victime de la tyrannie des Trente.<br />
Pastiche ou discours authentique ?<br />
Ce discours dresse un violent réquisitoire contre l’amour. Conseille<br />
d’accorder ses faveurs, de complaire non pas à l’amoureux mais à celui qui<br />
n’aime pas. Dans le commerce érotique, l’amour est une peste à fuir. Lysias<br />
prend les choses à rebours. Goût du paradoxe, de la proposition piquante. C’est<br />
présenté par <strong>Phèdre</strong> comme ce qui fait le sel, le prix de ce discours, son<br />
caractère exquis, original, piquant<br />
Les deux autres discours sont improvisés par S qui n’écrit pas.<br />
L’un rivalise avec celui de Lysias <strong>sur</strong> le même thème, non sans honte (honte de<br />
ne pas être à la hauteur du discours de L, ou honte d’avoir à traiter ce<br />
thème ?).S se plie à ce jeu de rivaliser avec Lysias. Reprend les mêmes<br />
arguments, qui sont des arguments obligés (célébrer les avantages du bon sens,<br />
les infortunes de celui qui, amoureux, va se montrer emporté, infidèle, jaloux,<br />
ne tenant pas ses promesses…).<br />
.<br />
1 er discours de S en rivalité avec L : purger l’admiration éperdue que <strong>Phèdre</strong><br />
ressent pour L. Mais Socrate s’interrompt au beau milieu du discours « Et moi<br />
qui me figurais que tu n’en étais qu’à la moitié et que tu allais l’équilibrer avec<br />
un développement <strong>sur</strong> celui qui n’aime pas » 241d. Socrate n’a envisagé que<br />
l’intérêt de celui qui aime, il n’a pas encore envisagé l’intérêt de celui qui<br />
n’aime pas. Il se refuse d’aller plus loin. Une purification est nécessaire : les<br />
précédents discours ont blasphémé contre l’amour.<br />
2è discours prononcé la tête découverte. C’est le morceau le plus long et le<br />
plus célèbre du dialogue. Socrate prononce un éloge poétique et enthousiaste<br />
d’Eros. Compare l’âme à la puissance d’un chariot et cocher ailé. C’est dans le<br />
<strong>Phèdre</strong> que l’on trouve pour la première fois chez Platon une définition de<br />
l’âme et une description du cadre de sa destinée. La nature de l’âme consiste en<br />
son immortalité. L’âme est principe et source de tout mouvement. Définir<br />
l’âme comme principe de mouvement, c’est affirmer que 1/ l’âme se meut ellemême<br />
et meut toute choses 2/ elle est immortelle, car ce mouvement ne peut<br />
cesser sans entraîner la cessation de tout mouvement (mouvements<br />
physiques — déplacement, croissance — et mouvements psychiques —<br />
connaissance, sentiment). L’âme est une réalité intermédiaire entre le<br />
sensible et l’intelligible, elle est donc amenée à se déplacer entre les niveaux<br />
de réalité, le voyage étant forcément plus long pour l’âme qui se trouve plus<br />
loin de l’intelligible. C’est dans ce contexte que le recours aux images du char<br />
24
et de l’aile, le recours aux métaphores d’ascension et de descente s’imposent.<br />
La destinée des âmes se trouve scandée par des cycles de mille ans constitués<br />
de dix périodes de mille ans chacune comprenant pour les neuf dernières une<br />
vie dans un corps d’homme ou de bête et un séjour dans le ciel ou sous la terre<br />
pour la portion de temps restante. Ce qui distingue les âmes des dieux et des<br />
démons de celles des hommes et des bêtes, c’est la durée et la qualité de leur<br />
contemplation de l’intelligible.<br />
Palinodie : discours inverse. Après avoir blâmé l’amour, Socrate en fait<br />
l’éloge. Renvoie à Stésichore qui avait dit du mal d’Hélène et qui dut, par ordre<br />
d’Aphrodite, prononcer l’éloge d’Hélène pour avoir médit de la plus belle des<br />
mortelles. A tout de suite compris pourquoi il est tombé aveugle (châtié par les<br />
dieux). A ensuite recouvré la vue. S dit « je suis plus malin » : avant qu’il ne<br />
m’arrive quoi que ce soit, je prononce la palinodie. Dialogue pivote autour du<br />
mythe des cigales : seul mythe qui soit de l’invention platonicienne. S<br />
développe l’idée que les cigales étaient d’anciens hommes qui se sont tellement<br />
épris du chant qu’ils en ont oublié de manger et de boire. Dieux les ont<br />
ressuscités sous la forme de cigales.<br />
Les thèmes traités sont successivement : l’immortalité de l’âme, le mythe de<br />
l’attelage ailé, la procession, l’élévation ou la chute des âmes, la<br />
réminiscence, la puissance de la beauté et la métamorphose qu’elle<br />
provoque dans l’amant (il se sent pousser des ailes), les divers dieux que<br />
suivent alors les âmes ravies dans un lieu supra-terrestre, l’idolâtrie<br />
amoureuse (« l’amant ne joue pas la comédie : il voue à l’être aimé une<br />
dévotion sans borne, comme à un égal d’un dieu » 255a), enfin le miroir des<br />
amants en lequel chacun se reconnaît et se perd dans l’autre. Une péroraison<br />
rappelle que cet hymne à l’amour a été prononcé comme « offrande et<br />
expiation » pour purifier l’âme de la souillure du discours de Lysias qui a osé<br />
blasphémer contre Eros.<br />
Dialogue s’engage dans une discussion finale <strong>sur</strong> l’art de bien parler et écrire.<br />
Rhétorique. Dans quelles conditions on parle et on écrit bien/mal. Toute la seconde<br />
partie du <strong>Phèdre</strong> porte <strong>sur</strong> cette question.<br />
IV – Conclusion : Quatre thèmes et une série de paradoxes<br />
CR<br />
le fil conducteur<br />
Cependant, ce thème de l’ascèse ou d’une conversion par la pratique d’exercices par<br />
25
et dans la parole vient se nouer à un autre fil conducteur, en première approche fort<br />
éloigné du précédent, l’amour (éros). Ce qui, dans <strong>Phèdre</strong>, nous vaut de longs discours<br />
portant <strong>sur</strong> les amants, les avatars et soucis de la vie amoureuse, les voluptés<br />
de l’amour, puis une rectification ferme et précise de la conception courante de<br />
l’amour, oublieuse de l’amour de la vérité et de l’absolu.<br />
En vérité, ce noeud entre les deux fils conducteurs n’est pas du tout indifférent ou<br />
mal venu. Il est conçu à partir d’une analogie* dont voici les traits : de même que<br />
le mauvais amoureux se méprend <strong>sur</strong> l’objet de son désir* et agit n’importe<br />
comment, le mauvais discours ne sait ni de quoi il parle ni si ce qu’il énonce est<br />
vrai.<br />
Il est même souhaitable de rendre ce lien entre amour et parole encore plus intime :<br />
le bon discours, le discours droit est provoqué par l’ensemencement de l’âme<br />
par l’amour. La propriété de l’amour, en effet, est d’ouvrir l’âme <strong>sur</strong> le vrai et<br />
l’un (ou l’unité), en la libérant de son incarnation dans un corps et de son utilisation<br />
incontrôlée et dispersée des mots. Le discours vrai et du vrai prend bien une<br />
forme dialectique, dialoguée et partagée, aussi fortement que l’amour jette dans un<br />
enthousiasme* ou un délire* qui aspire au plus haut degré de vérité. Le discours vrai<br />
autant que l’amour sont pédagogues, notamment dans l’amour des garçons à partir<br />
duquel se conçoit l’éducation.<br />
Parler en vérité est digne d’amour, et seul est digne d’amour le bien parler. Aimer<br />
selon le vrai oblige à bien parler et à viser l’unité. En revanche, le mauvais discours,<br />
le bavardage de la rue et le monologue de la rhétorique politique, se font monocordes,<br />
monopoles du parler, fioritures de mots, et entraînement à la lourdeur de<br />
phrases qui n’ont plus d’autre intérêt que de favoriser la production d’effets de dispersion<br />
<strong>sur</strong> l’auditoire, chacun ne songeant plus qu’à la satisfaction de son désir personnel<br />
.<br />
-A ces deux thèmes s’en ajoutent deux autres dont l’association est plus énigmatique.<br />
Tout d’abord il est question de la valeur des mythes et du crédit que nous devons<br />
leur accorder.<br />
Ensuite il est question de la valeur qu’il faut donner à l’écriture. Elle n’est qu’un<br />
simulacre qui ne répond pas quand on lui pose une question, une parole privée de son<br />
père, c’est-à-dire de son auteur. L’écriture est à la parole vive ce que l’ombre de<br />
l’Idée est à l’Idée elle-même. Or le recours au mythe et à l’écriture participent d’une<br />
même démarche. Il s’agit chaque fois de substituer à un original absent une image ou<br />
une copie qui en tient lieu. Le mythe est le lieutenant de la vie intelligible comme<br />
l’écriture est le lieutenant du Verbe. Le mythe supplée à l’impossibilité d’une<br />
connaissance immédiate comme l’écriture supplée à la parole vive. Mythe et écriture<br />
sont des remèdes pour apaiser notre désir de savoir.<br />
Peut-être y a-t-il malgré tout une organisation interne à tous ces éléments ? C’est<br />
comme si les propos des personnages se laissaient rouler. Allure composite,<br />
désinvolte, brillante.<br />
26
Séance IV - 3 Le prologue : la mise en scène de la parole<br />
Textes support à lire :<br />
<strong>Phèdre</strong> 227a à 230 e<br />
Analyse du passage 244a – 245c : éloge de la folie<br />
Questions préparatoires :<br />
La cadre<br />
Les personnages<br />
Les thèmes abordés<br />
Les mythes<br />
Intro : Ce dialogue théâtral s’ouvre <strong>sur</strong> un prologue qui met en place un cadre<br />
idyllique et présente, in media res, les deux personnages principaux. Si ce dialogue<br />
met en scène deux personnages, quelques autres sont évoqués par les mots de Socrate<br />
et de <strong>Phèdre</strong>.<br />
Tout commence par une promenade qui suit le fil de l’eau : S et <strong>Phèdre</strong> avancent<br />
pieds nus dans le fleuve Ilissus, s’aventurant hors des murs, ce qui est extraordinaire<br />
pour S, homme de la cité et non de la nature. En fait la « torpille » obéit à l’appât<br />
du discours que <strong>Phèdre</strong> tient caché sous son manteau. Socrate, un « homme dont<br />
c’est la maladie d’écouter les discours » (228b), se laisse entraîner par <strong>Phèdre</strong> qui lui<br />
promet de lui lire le discours que Lysias vient de prononcer. Cette randonnée donne<br />
lieu à un développement <strong>sur</strong> le crédit qu’il convient d’accorder aux mythes, et à une<br />
réflexion <strong>sur</strong> ce mythe qui raconte l’enlèvement d’Orithye par le dieu Borée.<br />
Le prologue, c’est, si l’on reprend la métaphore employée par S du discours conçu<br />
comme un corps, la tête du corps. Tête composée d’éléments disparates et non liés<br />
entre eux : la question de la mythologie, la méditation <strong>sur</strong> Eros et Philia, la question<br />
des stratégies amoureuses (mieux vaut pour son repos s’attacher à celui qu’on n’aime<br />
pas plutôt qu’à celui qu’on aime). Le « pied » de ce discours sera également<br />
<strong>sur</strong>prenant : il s’agit de l’éloge du rhéteur Isocrate dont il n’a jamais été question<br />
jusque-là, suivi d’une prière énigmatique à Pan, le dieu de la nature sauvage. Cette<br />
fin n’est pas une fin, mais plutôt un commencement, puisque le dialogue s’achève<br />
<strong>sur</strong> le mot deux fois répété « iômen », c’est-à-dire « allons, en marche ».<br />
1/ Les personnages présents et évoqués : <strong>Phèdre</strong>, Socrate, Lysias et sa famille,<br />
27
Isocrate<br />
a/<strong>Phèdre</strong> est né vers 450-447 av JC : il apparaît dans trois dialogues de Platon, le<br />
Protagoras, le Banquet et le <strong>Phèdre</strong>. Son nom signifie « resplendissant » et<br />
« brillant ». Dans le premier dialogue, <strong>Phèdre</strong> est un jeune homme d’environ 18 ans.<br />
Dans le second, il a une trentaine d’années. Il prend déjà pour thème de discussion<br />
Eros dont il prononce en premier l’éloge. Il le tient pour le dieu le plus ancien.<br />
Socrate quant à lui concluait cet échange après avoir écouté Pausanias, Eryximaque,<br />
Aristophane et Agathon. Dans le Banquet, <strong>Phèdre</strong> se préoccupait, comme ce sera<br />
le cas dans celui qui nous intéresse, de mythologie. Il montrait de l’intérêt pour<br />
l’interprétation allégorique des mythes et se révélait bon orateur. Effectivement,<br />
notre dialogue nous apprend qu’il suit les cours de Lysias et qu’il est un de ses<br />
disciples.<br />
Dans le <strong>Phèdre</strong> il est encore bien jeune puisque cette rencontre entre le jeune homme<br />
et Socrate est censée avoir lieu aux alentours de 433-32. Dans le Banquet, <strong>Phèdre</strong><br />
était préoccupé par sa santé. Il est l’ami du médecin Eryximaque dont le père<br />
Acoumène est également médecin et lui prodigue des conseils. C’est pour des<br />
raisons médicales qu’il se promène pieds nus <strong>sur</strong> les chemins en dehors<br />
d’Athènes. Il craint les grandes chaleurs et repère les endroits ombragés. <strong>Phèdre</strong> est,<br />
enfin, l’un de ceux accusés d’avoir profané les Mystères d’Eleusis. Mis en cause en –<br />
415, il s’enfuit avec ses complices et resta absent d’Athènes de 415 à 403. Ses biens<br />
furent confisqués et le loyer de ses propriétés fut perçu par la Cité. On ne connaît pas<br />
la date de sa mort. Il ne fut pas aux côtés de Socrate lors de son empoisonnement en -<br />
399.<br />
b/ Le Socrate tel qu’il apparaît dans ce dialogue reprend certains traits bien connus<br />
du personnage. Il est pauvre, ironique et vif. Il marche pieds nus, fait preuve<br />
d’ironie, parle habilement. Il est expérimenté en matière d’amour et invoque le<br />
précepte delphique « Connais-toi toi-même ». Le signal divin lui rappelle quel est son<br />
devoir et le conduit à prononcer son second discours. Ici, la formule « connais-toi toimême<br />
» conduit Socrate à élargir ses perspectives : se connaître, c’est connaître son<br />
âme, et remonter à l’âme du cosmos dont elle est une partie. Traditionnellement,<br />
Socrate apparaît comme un homme évoluant dans la Cité. Ici, il semble heureux de se<br />
trouver hors de ses enceintes et apprécie tout particulièrement le paysage bucolique<br />
qui l’entoure. Il se sent pourtant étranger à la campagne, et dit que les hommes,<br />
dans la cité, l’intéressent plus que les arbres des alentours. Dans d’autres<br />
dialogues, Socrate peut être présenté comme un homme qui aime les discours concis.<br />
Au contraire, il dit à <strong>Phèdre</strong> aimer passionnément et maladivement écouter les<br />
discours. Les deux qu’il prononce sont relativement longs et témoignent d’une<br />
connaissance fine des procédés rhétoriques. Ce Socrate, possédé par les Nymphes<br />
(238cd) est particulièrement enjoué et joyeux, autre caractéristique relativement rare.<br />
Néanmoins, Socrate est finalement assez peu ressemblant à lui-même dans ce<br />
dialogue : il parle en premier lieu sous le masque d’un sophiste, puis il u<strong>sur</strong>pe<br />
l’identité d’un poète. Dans ces deux rôles, contradictoires mais dogmatiques, il<br />
28
enonce temporairement à l’attitude qui lui est propre, l’ironie. Quand enfin S<br />
redevient lui-même et parle en son nom, le débat <strong>sur</strong> l’amour est délaissé, et le<br />
dialogue s’oriente vers des réflexions <strong>sur</strong> la rhétorique et l’art oratoire, qui forment<br />
une sorte de poétique platonicienne.<br />
c/ Lysias et sa famille<br />
Lysias apparaît déjà dans la République. Son père, Céphale, citoyen syracusain et<br />
propriétaire d’une fabrique d’armes <strong>sur</strong> le Pirée, et son frère, Polémarque, évoquaient<br />
avec Socrate la question de la justice. L’entretien a eu lieu entre 420 et 415 av JC.<br />
Céphale et ses fils sont donc des métèques, à savoir des étrangers résidents qui<br />
n’avaient le droit ni de posséder la terre, ni de servir dans l’armée, ni de voter à<br />
l’Assemblée du peuple, ni de prendre la parole au Tribunal. Lysias est né vers – 445.<br />
A Thourioi, une colonie fondée par Athènes en Italie du sud, il suit l’enseignement<br />
rhétorique de Tisias. Il revient à Athènes vers -420.<br />
C’est un maître de rhétorique qui compose des discours épidictiques qui servent de<br />
modèle à ceux qui veulent étudier la technique de composition des discours. Il est<br />
aussi logographe, et écrit des plaidoyers que les parties s’affrontant au Tribunal<br />
récitent devant leurs juges. Il est mort vers -379 et ne devait plus être en vie quand<br />
Platon composa le <strong>Phèdre</strong>.<br />
d/ Isocrate<br />
Il n’est mentionné qu’à la fin du dialogue (278-279). Il serait né en -436 et reçut une<br />
éducation soignée. Elève de Prodicos et de Gorgias, il s’entretient souvent avec<br />
Socrate. D’abord logographe, il ouvre une école de rhétorique à Athènes. Il meurt<br />
très âgé, à 98 ans. Il a composé un discours intitulé Contre les Sophistes publié en -<br />
391 dans lequel il s’en prend<br />
- aux Eristiques, qu’il associe aux disciples de Socrate : ces derniers veulent<br />
enseigner le bonheur et la sagesse mais leurs vies montrent qu’ils sont<br />
incapables de les atteindre.<br />
- aux professeurs d’éloquence publique qui utilisent de manière mécanique et<br />
gratuite des procédés rhétoriques.<br />
- aux auteurs de traités de rhétorique qui ne s’intéressent qu’aux chicanes.<br />
Il professe une rhétorique qui renforce les dons de la nature, insiste <strong>sur</strong> l’importance<br />
des exemples commentés pour instruire les élèves, et précise que l’éducation n’est<br />
pas toute-puissante.<br />
Dans le <strong>Phèdre</strong>, Socrate lui lance quelques piques. Indirectement, il lui reproche<br />
d’oublier la recherche de la vérité, à l’image d’autres sophistes. De plus Isocrate<br />
était un fervent défenseur de l’écriture : là encore sa position ne recoupe en rien<br />
celle de Socrate.<br />
De son côté Isocrate, dans son discours Sur l’échange composé en -353, attaque<br />
Platon. Il lui reproche le recours à la dialectique et sa conception de l’éducation.<br />
- Au moment du dialogue, Lysias et <strong>Phèdre</strong> ont une trentaine d’années, Isocrate<br />
vingt ans, Socrate cinquante.<br />
29
2/ Le cadre spatio-temporel : lieux, dates, actions. Une géographie bucolique et<br />
théâtrale<br />
- Il faut distinguer entre date de l’action(-415) et date de composition(-370) du<br />
dialogue.<br />
-La conversation entre les deux amis n’a pas de caractère historique. Platon ne donne<br />
aucun repère chronologique. Cette rencontre pourrait avoir lieu un peu avant 415,<br />
juste avant le départ de <strong>Phèdre</strong> soupçonné d’avoir participé à la parodie des Mystères.<br />
C’est un temps de tranquillité relative pour la cité.<br />
- Le <strong>Phèdre</strong> est postérieur au Banquet et à la République. Ce dialogue a été écrit par<br />
Platon vers -370, soit un peu plus de quarante ans après la rencontre proprement dite<br />
entre les deux amis, juste avant un second voyage de Platon en Sicile. Il annonce les<br />
dialogues de la vieillesse et peut être considéré comme l’un des derniers dialogues<br />
qualifiés de la « maturité ». Platon ne renie rien de son œuvre, mais il constate<br />
qu’après tant d’œuvres écrites, la souffrance maïeutique de l’âme est toujours aussi<br />
vive, son désir de savoir toujours aussi violent. Ce qui est en question dans ce<br />
dialogue, c’est le peu de vérité des ravissements mystiques, des initiations ou des<br />
révélations divines. L’esprit doit, comme le fait précisément Socrate au cours de cet<br />
échange, revenir à lui-même, renoncer à l’inspiration hasardeuse de l’ivresse, et<br />
construire une méthode rationnelle de recherche, la dialectique, pour fonder une<br />
science véritable et chercher la vérité.<br />
- Ce dialogue se déroule <strong>sur</strong> les bords de l’Ilissos. On est en plein été, et il est presque<br />
midi. La nature est resplendissante et Socrate la décrit dans un style poétique. Cet<br />
endroit est consacré à des divinités, Achéloos et des Nymphes. Lorsque Socrate est<br />
contraint par <strong>Phèdre</strong> de prendre la parole, il sent monter en lui l’inspiration et attribue<br />
cet enthousiasme au pouvoir des Nymphes.<br />
Achéloos (mythologie)<br />
Dans la mythologie grecque, Achéloos (en grec ancien Ἀχελῷος / Akhelōos)<br />
ou Achéloüs (en latin : Ăchĕlōus, -i) est un dieu fleuve d’Étolie, fils aîné<br />
du Titan Océan et de sa sœur Téthys.<br />
C'est le plus grand des fleuves. Il engendre les Sirènes avec la muse Calliope (dans<br />
d'autres versions, elles sont présentées comme les filles de Phorcys), ainsi que des<br />
sources : Pirène, Dircé, Castalie...<br />
Selon la légende, il aurait jeté son dévolu <strong>sur</strong> Déjanire ; mais effrayée par ses dons de<br />
métamorphose, elle lui préfère Héraclès. Un combat s'engage : Achéloos se métamorphose<br />
en serpent immense, qu'Héraclès parvient à étouffer, puis il se change<br />
en taureau, auquel Héraclès arrache une corne, faisant capituler le dieu fleuve. En<br />
30
échange, Achéloos lui remet une corne de la chèvre Amalthée qui deviendra par la<br />
suite la « corne d'abondance ».<br />
Ce décor est donc signifiant : il s’accorde au thème du délire amoureux. Il est<br />
propice à l’évocation du beau.<br />
La nature a ici un statut de personnage ; lumineuse et claire, elle constitue un site<br />
propice à la réflexion philosophique <strong>sur</strong> la nature de l’amour et <strong>sur</strong> l’ambivalence de<br />
la parole. Cet espace sacré est celui des dieux. En quittant la ville, S et P quittent<br />
l’espace profane du discours rationnel pour gagner l’espace sacré du discours<br />
enthousiaste. Les personnages ont quitté la route, et leur pensée quittera elle aussi les<br />
sentiers battus. Ils suivent le chemin naturel du cours d’eau, comme pour mieux<br />
laisser dériver leur esprit au fil de l’eau. Ils remontent à la source, et là encore, on<br />
peut filer la métaphore : source de l’Ilissos comme la source du discours.<br />
Borée, vent du nord, souffle dans les parages. Il enleva la nymphe Orithye, la fille du<br />
roi d’Athènes, qui jouait <strong>sur</strong> les rives du fleuve avec son amie Pharmacée. C’est parce<br />
que ce sol est sacré que S et P se déchaussent. L’heure elle aussi est sacrée : à midi,<br />
Apollon est au zénith (242a). En passant le gué vers l’autel de Borée, les<br />
personnages traversent une nouvelle frontière : au-delà des Murs de la cité, au-delà de<br />
la rivière.<br />
Enfin, les végétaux participent de cette sacralisation du décor : le platane est divin<br />
(il jure par le dieu platane en 236e), le gattilier symbolisant la chasteté de l’épouse.<br />
En remontant le cours du fleuve, les personnages retrouvent une parole ancienne<br />
et oubliée que la dialectique a progressivement refoulée. Ce voyage dans l’espace<br />
se double donc d’un voyage dans le temps.<br />
Dans le prologue puis la première partie, ce dialogue met le discours<br />
philosophique comme en dehors de lui-même : la parole prophétique revient au<br />
premier plan, et constitue un délire inspiré par la nature. En remontant à la source<br />
du langage, S et P retrouvent l’enthousiasme des paroles anciennes. Ce n’est que dans<br />
un deuxième temps que S retrouve la parole philosophique, celle qui se déprend de<br />
la nature, de la révélation, de l’inconscience, de la possession et de l’aliénation.<br />
3 - Analyse du passage 244a – 245c : éloge de la folie<br />
Éloge de la folie 244a-245c<br />
Lysias condamnait celui qui aime parce qu'il voyait dans l'amour une sorte de<br />
maladie de l'âme, une folie. Il faisait au contraire l'éloge de l'homme raisonnable qui<br />
ne se laisse pas emporter par les délires de la passion amoureuse. Pour qui verrait<br />
dans la sagesse de Socrate l'effet de la froide raison, sa réponse peut paraître<br />
<strong>sur</strong>prenante : la prise de parole de Socrate commence en effet par un éloge de la folie.<br />
Loin d'être toujours un mal la folie est le plus souvent « un don divin » qui nous<br />
apporte les plus grands bienfaits. Cette folie qui s'empare de l'homme sous l'emprise<br />
des dieux est en tous points supérieure au simple bon sens qui n'a jamais rien produit<br />
31
de grand : « Autant l'emporte en beauté – les Anciens en témoignent – la folie <strong>sur</strong> le<br />
bon sens, ce qui vient de dieu <strong>sur</strong> ce qui trouve son origine chez les hommes » (244e).<br />
De cette folie Socrate nous dit que nous ne devons pas la craindre et nous en<br />
défendre, mais au contraire considérer qu'elle nous apporte les plus grands des<br />
bienfaits. Il en énumère quatre formes :<br />
C'est d'abord l'art de la prophétie (la mantique) : la folie s'apparente alors à la<br />
transe, à l'extase qui, chez la Pythie de Delphes par exemple, est expression de la<br />
parole divine. La religion grecque en effet faisait beaucoup appel à toutes sortes de<br />
médiations permettant de prévoir l'avenir. Mais parmi elles Socrate accorde une<br />
valeur supérieure à celles qui s'appuient <strong>sur</strong> la parole divine plus qu'à celles qui<br />
invoquent des signes matériels, comme le vol des oiseaux par exemple.<br />
C'est ensuite l'art de ceux qui pratiquent la purification et l'initiation (la télestique).<br />
Ceux qui sont ainsi possédés de la parole divine ont aussi dans certains cas le pouvoir<br />
par les prières et les rituels de chasser les maladies dont certains sont affligés2[6].<br />
La troisième forme de possession est celle qui se manifeste dans la possession par<br />
les Muses et gouverne la création artistique (la poétique). Créer en effet n'est pas la<br />
simple application de techniques bien apprises. À celui qui voudrait apprendre à être<br />
poète ou musicien ou artiste en acquérant des savoir-faire il manquera toujours<br />
l'essentiel : l'inspiration, « la transe bacchique », « la folie dispensée par les Muses »<br />
(245a).<br />
Et enfin – celle qui ici nous importe au plus haut point – celle qui s'empare de celui<br />
qui aime : l'érotique. « C'est pour leur plus grand bonheur que cette forme de folie<br />
leur est donnée par les dieux » (245b). Mais de ceci seuls les sages, ceux qui<br />
connaissent la nature de l'âme seront convaincus, c'est pourquoi Socrate nous impose<br />
un long détour par la philosophie qui engage la réflexion dans la complexité d'une<br />
cosmologie dont il n'est pas toujours aisé de débrouiller les fils.<br />
4 - Suggestions : Accointances entre éros et logos<br />
- Pas d’éros sans logos, pas d’amour sans le sens de l’intelligible <strong>sur</strong> le fil duquel<br />
l’âme est comme transportée et se tourne vers ce qui est vraiment. La vue de la beauté<br />
réveille la réminiscence de la Beauté en soi et tourne l’âme vers cette expérience<br />
immémoriale. Pas d’eros sans cette capacité du logos à mener vers<br />
l’intelligible.Comble de l’existence humaine : faire passer dans l’âme appropriée des<br />
discours eux-mêmes féconds. Fécondité du logos par lequel l’amour fait pousser<br />
dans l’âme du partenaire des logoï qui sont eux-mêmes féconds.<br />
-Parallèlement pas de logos sans éros, sans une émotion qui soutient ces opérations.<br />
Sommet du dialogue : manière dont les discours mettent en valeur les activités de<br />
rassemblement/division. Socrate dit « je suis amoureux des rassemblements et des<br />
divisions ». L’amour soutient la dialectique et la parole comme raisonnement et<br />
32
echerche active de la vérité. Les opérations de la dialectique ne valent pas en ellesmêmes.<br />
Elles valent ce que vaut l’amour qui les met en œuvre. Ce n’est pas pour rien<br />
que Socrate se présente comme un « amoureux des discours ». Il n’y a de logos que<br />
ce que vaut l’eros qui le soutient et l’anime. C’est l’amour qui décide de la portée des<br />
opérations du logos. La dialectique ne vaut qu’à la me<strong>sur</strong>e de l’eros qui l’anime et lui<br />
donne tout son élan.<br />
On n’aime jamais que comme on parle, et on ne parle que comme on aime. On<br />
parle à partir d’une émotion. L’amour fait parler. L’amour est ce qui fait parler. On<br />
ne parle que de l’amour, à partir de l’amour. On n’aime jamais que <strong>sur</strong> le fil d’une<br />
parole qui déchiffre et oriente cette émotion.<br />
Au contraire, la procédure du calcul est obscène et pornographique dans le discours<br />
de Lysias. Ce discours s’oriente <strong>sur</strong> la comptabilité ; il est une pure mécanique qui<br />
tourne à vide.<br />
-Eros et logos inventent l’âme. Ce qui se passe dans ce dialogue : invention<br />
platonicienne de l’âme, telle qu’elle va traverser des millénaires. L’âme est appelée<br />
aussi bien du côté de l’amour que du logos.Second discours de Socrate : se voit tenu<br />
d’envisager ce qu’il en est de l’âme. Parler de l’amour implique que l’on pense<br />
vraiment ce qu’il en est de l’âme. Pas simplement définir l’âme (ce qui est mû par<br />
soi-même). Physique, réflexion <strong>sur</strong> le mouvement. Socrate en démontre<br />
l’immortalité. Cette démonstration est un hors-d’œuvre qui ne pénètre pas la nature<br />
de l’âme, en considérant ses affections et ses actes. Il faut aussi donner une idée de sa<br />
puissance. L’âme est une puissance d’être affectée et une puissance d’agir. Platon<br />
compare l’âme à la puissance d’un char ailé. Elle n’est pas une idée ni une forme<br />
intelligible. Elle est puissance d’être affectée et de s’orienter. Second discours raconte<br />
comment elle s’émeut à la rencontre d’un bel objet. Emotion amoureuse : qq chose<br />
qui perce de l’intérieur.<br />
Discours : manière de conduire l’âme. L’art de parler suppose un discernement fin<br />
des âmes, des discours et de leurs relations. L’art de parler suppose de s’y connaître<br />
quant à l’âme. Ce qui est requis : connaître l’âme.Eros et logos sont coextensifs à<br />
cette dimension psychique.<br />
Notre manière d’aimer donne me<strong>sur</strong>e de notre clairvoyance. Rousseau : on a fait<br />
l’amour aveugle mais il a des meilleurs yeux que nous et voit ce que nous ne pouvons<br />
apercevoir.<br />
aimer parler, parler d’amour conduisent à identifier l’âme. La<br />
parole mène à l’âme, la révèle, et réanime les corps endormis des<br />
ignorants.<br />
Conclusion<br />
Le dialogue se conclut <strong>sur</strong> une injonction : « En route ! » En route vers Athènes<br />
bien sûr, mais peut être aussi en route pour ce difficile chemin qui conduit les âmes<br />
vers les Idées.<br />
33
Nous avions posé en introduction la question de l'unité du <strong>Phèdre</strong> : de l'amour ou<br />
de la parole quel est le thème majeur du dialogue ? Cette question ne pouvait trouver<br />
de réponse tant que n'apparaissait pas un troisième terme que Socrate a mis au<br />
premier plan : celui de dialectique. La parole n'est pas un jeu dans les joutes oratoires<br />
que se livrent les beaux parleurs, pas plus qu'elle n'est un instrument de pouvoir dans<br />
la bouche des hommes politiques. Elle doit être l'expression du parler vrai,<br />
l'indispensable instrument de la marche progressive vers la connaissance. Quand la<br />
parole devient dialogue, par le débat, les hommes peuvent s'élever jusqu'à la<br />
connaissance des Idées. La progression vers la connaissance ne peut se faire que dans<br />
le discours échangé, c'est par l'échange rigoureux des questions et des réponses<br />
qu'advient le savoir. On est au cœur de la philosophie platonicienne, le Logos est<br />
manifestation de la vérité.<br />
L'unité du <strong>Phèdre</strong> est alors l'unité de la dialectique. Que l'on parle de l'amour ou<br />
que l'on parle du discours, on parle toujours de la même chose : la recherche du<br />
monde des Idées. Le délire amoureux comme le discours sont les voies conjointes par<br />
lesquelles le prisonnier s'arrache aux ténèbres de la caverne pour tenter d'apercevoir<br />
le ciel. C'est pourquoi le véritable amour est dialogue. C'est dans la parole échangée<br />
que se concrétise l'amour. Ceux qui aiment, disait Diotime, engendrent de beaux<br />
discours. En un premier sens sans doute : comme le disait Agathon3[26], l'amour est<br />
poète, l'amour rend poète. C'est-à-dire que l'amour a tendance à se dire, à se chanter,<br />
et par là à passer de ce qui est ressenti à ce qui est représenté, et à donner ainsi une<br />
dimension humaine à l'amour : dans les mots, l'amour se dit, se raconte, s'invente,<br />
s'objective4[27]. Mais on peut aller plus loin : le discours que l'amour engendre, ce<br />
n'est pas seulement les louanges de l'être aimé ; le discours qui progresse au fur et à<br />
me<strong>sur</strong>e de l'ascension, c'est celui que l'amant engendre dans l'esprit de l'aimé, le<br />
discours que le savoir accompagne. Si aimer c'est engendrer de beaux discours,<br />
engendrer de beaux discours n'est rien d'autre que devenir savant. Le maître amant est<br />
celui qui sait faire naître dans l'âme de l'aimé les plus hautes pensées, les discours<br />
féconds, les paroles de beauté, par une sorte de fécondation intellectuelle. L'amour est<br />
initiation dans et par la parole.<br />
Les thèmes de l'amour et de la parole ne sont donc pas juxtaposés, ils sont les deux<br />
faces d'une même réalité : la marche réglée vers le Beau et le Vrai, la dialectique<br />
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Séance V - - La question des mythes<br />
Textes supports :<br />
229c.-230b => interpréter un mythe c’est perdre son temps<br />
245c – 245e => démontrer l’immortalité de l’âme,<br />
246a – 248e => mythe pour décrire la vie céleste, la chute, la régénération.<br />
259 b-d => Le mythe des cigales<br />
274 e – 276a => Le mythe de Teuth ( l’invention de l’écriture)<br />
Intro :<br />
• Mythe et philosophie : pour les Grecs, les mythes sont les vestiges de l’ancienne<br />
sagesse et d’une pensée aliénée par le dieu qui la possède. Cette sagesse originaire<br />
enseignait la proximité des dieux et de la nature, et la vérité était considérée comme<br />
accessible à ceux qui la découvrent dans la possession et l’enthousiasme. Les récits<br />
mythiques apparaissent comme des légendes destinées aux profanes afin qu’ils<br />
gardent en mémoire le savoir divin des mages. Les mythes, selon Aristote,<br />
fonctionnent comme une philosophie vulgarisée. Or Socrate raille dans <strong>Phèdre</strong> cet<br />
usage interprétatif du mythe. Il rejette l’interprétation physicaliste qui réduit la<br />
légende au fait divers et détourne la pensée de la connaissance de soi-même, détourne<br />
l’âme de la considération de sa seule intériorité.<br />
Le Physicalisme est une thèse (soutenue, entre autres par Quine) selon laquelle toute<br />
entité existante est de nature physique, c'est-à-dire qu'il n'y a rien en dehors des<br />
choses dites physiques. En philosophie de l'esprit, le physicalisme admet que le mental<br />
est une réalité physique ; il s'agit donc d'une forme de matérialisme et<br />
de monisme, qui peut être mis en parallèle avec les premiers philosophes grecs,<br />
comme Thalès qui soutint que tout est eau. Dans sa version la plus radicale, on peut<br />
exprimer cette thèse ainsi : « Un moniste matérialiste suppose que tous les phénomènes<br />
chimiques, biologiques, psychologiques, linguistiques, culturels et sociologiques<br />
sont des phénomènes physiques qui obéissent aux lois fondamentales de la<br />
physique. ».<br />
La thèse contradictoire, et cependant également moniste, est<br />
l'idéalisme immatérialiste, illustré par George Berkeley, qui soutient que tout ce qui<br />
existe est un phénomène mental. La thèse contradictoire non-moniste est le dualisme<br />
Le mythe colporte des images mimétiques dangereuses et fascinantes dont il faut<br />
parvenir à se détourner. Les enfants y sont d’ailleurs particulièrement sensibles et<br />
dans la République, Platon met en garde les nourrices qui marquent l’imagination des<br />
plus jeunes par des histoires invraisemblables.<br />
Cependant, on verra en conclusion qu’il est possible de proposer une interprétation<br />
philosophique du mythe qui le légitime.<br />
35
• Deux définitions successives du mythe dans la langue grecque.<br />
Platon a donné au grec ancien muthos la signification que revêt pour nous<br />
aujourd’hui le terme mythe. Dans la langue grecque, le sens de muthos s’est modifié<br />
en fonction des transformations qui ont affecté le vocabulaire du dire et de la parole,<br />
au cours d’une évolution historique dont Platon marque le terme.<br />
Avant Platon, muthos signifie tout simplement parole, avis qui s’exprime.Après,<br />
il se spécifie et désigne ce type de récit infalsifiable qui porte <strong>sur</strong> les dieux, les<br />
démons, les héros, les habitants de l’Hadès et les hommes du passé.<br />
• Emploi du mot muthos dans la langue platonicienne :<br />
Platon décrit le mythe, il en écrit aussi, et, <strong>sur</strong>tout, il les critique. Par ce vocable, tel<br />
un ethnologue, il décrit un certain type de discours ; il émet aussi un jugement de<br />
valeur <strong>sur</strong> son statut par rapport au discours philosophique.<br />
Le mythe traditionnel est un discours par lequel tout ce qu’une collectivité conserve<br />
de son passé et de ses valeurs est transmis oralement de génération en génération. Le<br />
mythe parle d’événements qui se sont déroulés dans un passé assez lointain et en lieu<br />
assez éloigné ou indéterminé pour que l’orateur et les auditeurs ne puissent vérifier ce<br />
qu’il en est dans la réalité. Ces événements sont transmis oralement, ce qui explique<br />
que la dernière version de ce récit puisse être considérée comme la seule, et donc la<br />
version originale. Le mythe peut donc ne pas satisfaire ses destinataires. Ils y<br />
découvrent des invraisemblances, des anachronismes, des impossibilités qui<br />
disqualifient son sérieux. Cependant ce dernier a un pouvoir de persuasion<br />
indiscutable, c’est un discours qui s’adresse à tous, même aux plus jeunes. Or<br />
l’écriture va progressivement tuer le mythe.<br />
Platon conteste le monopole du mythe, et lui adresse deux reproches<br />
épistémologiques : 1/ c’est un discours falsifiable dans la me<strong>sur</strong>e où il est impossible<br />
d’établir un rapport même indirect avec les faits qu’il relate 2/ ce récit ne fait jamais<br />
intervenir d’argumentation. Ces deux faiblesses justifient que l’on accorde<br />
désormais au discours philosophique et scientifique la première place. Cependant le<br />
discours philosophique comporte lui aussi des défauts : il ne peut prendre pour<br />
objet tout ce domaine intermédiaire qu’est l’âme, qui n’est ni sensible ni<br />
intelligible. Tout ce qui touche à la nature de l’âme, à ses pérégrinations et sa<br />
destinée, revient donc au mythe. De plus, le discours philosophique ne s’adresse<br />
qu’à une élite intellectuelle, alors même que Platon veut améliorer l’ensemble de la<br />
cité et des citoyens. C’est la raison pour laquelle cet instrument de persuasion<br />
collective qu’est le mythe joue un rôle si important dans <strong>Phèdre</strong>. Non seulement<br />
Platon fait appel au mythe, mais il en invente. En tant que philosophe, il ne peut<br />
parler de l’âme que par le recours au mythe. En tant que réformateur politique et<br />
observateur de la montée de l’écrit dans ce monde jusque-là dévoué à la parole, il doit<br />
persuader le grand nombre qui est réceptif au récit mythique des défauts et des limites<br />
de l’écrit, par rapport à la vivacité inentamable de la parole orale.<br />
• Platon décrit le crépuscule des mythes : l’ambiguïté de son statut dans les textes<br />
36
platoniciens traduit le passage d’une civilisation orale à une civilisation écrite. Le<br />
mythe est une parole à la laquelle le destinataire s’identifie par fusion émotive. Il<br />
charme, inquiète, fait peur. Il est une fiction qui envoûte mais qui n’explique et ne<br />
résout rien. En tant que tel il est le propre des civilisations orales. Avec l’introduction<br />
de l’écrit, le mythe et la mémoire vont changer de nature et de mode de<br />
fonctionnement. La mémoire partagée par tous les membres de la collectivité dans la<br />
civilisation orale devient, au Vè siècle avant JC, une mémoire qui est l’apanage de<br />
ceux qui, sachant lire et écrire, vont pouvoir avoir accès à des stocks de savoirs et de<br />
souvenirs désormais matérialisés <strong>sur</strong> le papier ou la pierre. La mémoire qui se<br />
transmettait oralement transformait et recyclait sans cesse son contenu.<br />
Désormais, cette mémoire-là est concurrencée par une mémoire qui emmagasine,<br />
compile, réunit, et reproduit fidèlement tel ou tel passage, telle ou telle connaissance.<br />
Le passé et le mythe, qui étaient l’objet d’une recréation indéfinie, deviennent des<br />
données fixes. Or à l’époque de Platon, la civilisation grecque tend à apporter à<br />
l’écrit une place de plus en plus centrale. La parole mythique va donc être<br />
désormais écrite, et l’on peut la prendre comme objet de réflexion en tant que telle.<br />
On peut l’interpréter différemment, l’écouter et l’entendre, désormais, avec sa raison<br />
et son esprit critique. Ce sera l’attitude de Socrate dans le <strong>Phèdre</strong> : il a recours aux<br />
mythes, il en invente même, mais les soumet à une perspective objectivante.<br />
. Le mythe fonctionne donc de façon analogique car le mythe est engage qu'il mais<br />
d'exprimer de façon imagée le monde intelligible, le monde des idées. Le monde des<br />
idées est une réalité non matérielle, le mythe est une parole oblique, un détour pour<br />
accéder à la vérité intelligible qui ne relève pas du sensible. L'âme incarnée dans le<br />
corps n'a dans ce monde d'autre possibilité que le mythe, c'est-à-dire la parole, pour<br />
dire ce qui est, pour parler du vrai. C'est pourquoi Socrate fait le détour du mythe<br />
pour parler de l'amour, c'est l'image de l'attelage ailé. Le mythe n'est pas un discours<br />
rationnel. Il a son origine dans les temps reculés d'une humanité antérieure, plus<br />
proche des dieux, c'est pourquoi le récit se situe toujours dans un espace et un temps<br />
indéterminé, qui remonte aux origines. Le monde des mythes permet aux hommes de<br />
côtoyer les dieux, le mythe évoque un temps antérieur à cette fracture de l'âme avec<br />
le monde des idées. Le mythe est l'image sensible qui fait signe vers l'intelligible que<br />
l'homme ne peut pas dire autrement puisqu'il a perdu tout accès immédiat au monde<br />
des idées.<br />
Le mythe est fabriqué par une humanité poète. Le philosophe, lui, doit construire des<br />
discours argumentatifs qui sont conduits par le logos : la raison dans la parole, la<br />
parole de la raison. Platon s’intéresse donc aux mythes pour en briser le monopole.<br />
Il s’agit de mettre en avant le statut d’une autre parole, celle du discours<br />
philosophique.<br />
• 2 mythes platoniciens originaux : la fable des cigales et celle de Teuth.<br />
Paradoxe car les premiers mots de Socrate, à l’ouverture de l’entretien, ont été pour<br />
envoyer promener les mythologèmes. 229c.-230b. Non pour les récuser entièrement,<br />
mais pour leur donner du champ, s’en dépouiller soi-même dans le rapport à soi et le<br />
savoir de soi. Cette résolution sera pourtant interrompue deux fois pour accueillir<br />
37
deux mythes qui renvoient à la question de l’écrit.<br />
1/ Le mythe de Borée et d’Orithye 229c-230b : un hors-d’œuvre pour mettre en<br />
appétit l’esprit du lecteur ?<br />
=> interpréter un mythe c’est perdre son temps<br />
• Ce mythe est peu développé. Orythie, fille du roi Erechthée, jouant avec les<br />
nymphes au bord de l’Ilissos, fut enlevée par Borée et transportée en Thrace. De là<br />
vient la tradition que Borée, en raison de cette alliance, aurait secouru les Athéniens<br />
dans la guerre contre les Barbares. Aussi lui dédia-t-on un autel au bord de l’Ilissos.<br />
Le mythe apparaît à l’ouverture du dialogue, dans le prologue, alors que les<br />
deux amis viennent de s’installer sous un platane, Socrate s’apprêtant à écouter le<br />
discours de Lysias qui va être lu par son élève dans le décor d’une nature souriante.<br />
• Socrate refuse d’arrêter longtemps son esprit <strong>sur</strong> cette fable d’une jeune athénienne<br />
« ravie » par le dieu du vent. Platon semble prendre le prétexte d’une question de<br />
<strong>Phèdre</strong> (« Dis-moi, Socrate, n’est pas ici près, au bord de l’Ilissos, que Borée enleva,<br />
dit-on, Orithye ? ») pour définir brièvement son attitude en face de l’interprétation<br />
physique des mythes traditionnels. Il refuse, pour sa part, d’expliquer un mythe<br />
par une réduction rationnelle du merveilleux au naturel. Socrate est capable,<br />
comme n’importe quel sophiste, d’un exercice de ce genre. Mais le travail qu’exige<br />
une telle méthode est décevant et constitue un effort mal orienté. Plutôt que de perdre<br />
son temps à essayer d’expliquer les mythes selon cette méthode, il faut consacrer<br />
son énergie au principe delphique : se connaître soi-même.<br />
Cependant, la déclaration de Socrate, suivant laquelle il « laisse de côté toutes ces<br />
histoires » est pour le moins <strong>sur</strong>prenante : bien au contraire, il n’aura de cesse d’y<br />
revenir, et de recourir, encore à trois reprise, au mythe, qui constitue donc une forme<br />
de parole dont même le discours philosophique ne peut tout à fait faire l’économie.<br />
2/ Le grand mythe eschatologique de la nature et du destin des âmes, de leur<br />
expérience de l’amour (Mattéi)<br />
-Place du mythe :<br />
Socrate est en train d’étudier le rapport entre la parole et la vérité par le truchement<br />
de l’âme. Mais la parole vraie énonçant ce qu’est l’âme est difficile à entendre et<br />
comprendre pour un auditeur soumis à l’opinion. Socrate décide donc de changer<br />
de stratégie discursive. Il abandonne le concept et le raisonnement, et fait le choix de<br />
recourir dorénavant aux images : raconter ce à quoi l’âme ressemble plutôt que dire<br />
ce qu’elle est.<br />
-Nature du mythe :<br />
Le mythe a une valeur pédagogique. C’est un récit en images destiné à<br />
38
enthousiasmer l’auditeur de telle sorte qu’il soit entraîné à réfléchir. Une fois l’image<br />
comprise, il faudra revenir à l’ordre des concepts, ce qui sera le cas en 253c 254b.<br />
-Présentation du mythe :<br />
Socrate commence par démontrer l’immortalité de l’âme 245c – 245e,<br />
puis il a recours à un mythe pour décrire la vie céleste, la chute, la<br />
régénération.246a – 248e<br />
Analyse<br />
245c – 245 e<br />
La nature de l'âme<br />
L'immortalité de l'âme : l'exposé prend d'abord la forme d'une démonstration dont<br />
Socrate insiste <strong>sur</strong> la nécessité. L'âme est immortelle car elle est automotrice, elle se<br />
meut d'elle-même, elle est principe de mouvement, c'est-à-dire qu'elle est source,<br />
point de départ de son mouvement et de tout mouvement. En tant que principe elle est<br />
inengendrée, car si un principe était engendré par autre chose que lui-même il ne<br />
serait pas principe. Pour la même raison elle est incorruptible puisque c'est le principe<br />
qui est à l'origine de l'être et non l'inverse. « Or cet être ne peut ni être anéanti, ni<br />
venir à l'être ; autrement le ciel tout entier et tout ce qui est soumis à la génération<br />
s'effondreraient, s'arrêteraient et jamais ne retrouveraient une source de mouvement »<br />
(245e).<br />
On ne peut comprendre ce que Platon dit ici que si on se détache de la conception<br />
cartésienne de l'âme qui domine la philosophie moderne.<br />
L'âme chez Descartes est synonyme de pensée ou d'esprit, elle est fonction de<br />
connaissance, toutes les autres fonctions étant renvoyées au corps, lui même assimilé<br />
à une machine. Le mouvement chez Descartes est mécanique, il ne nécessite<br />
l'intervention d'aucun principe moteur. « Le corps est une machine qui se remue de<br />
soi-même. » Le corps est matière et rien que matière, res extensa (chose étendue), et<br />
peut être étudié selon ses caractères géométriques ; c'est un automate naturel dont le<br />
mouvement s'explique par la seule disposition de ses organes, comme les rouages de<br />
l'horloge par exemple. De ce fait l'âme cartésienne, à l'inverse, est pure pensée : «<br />
L'âme par laquelle je suis ce que je suis est entièrement distincte du corps, et même<br />
qu'elle est plus aisée à connaître que lui, et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne<br />
laisserait pas d'être tout ce qu'elle est ».<br />
Pour Platon au contraire, l'âme est principe d'animation. «L'âme s'est révélée à<br />
nous comme la cause, pour tous les êtres sans exception, de tout ce qu'il y a en eux,<br />
sans exception, de changement et de mouvement. » Tout ce qui se meut est donc<br />
pourvu d'une âme, depuis les dieux jusqu'aux bêtes ; il y aura seulement lieu de faire<br />
des distinctions entre des espèces d'âme. C'est pourquoi le monde lui-même est doué<br />
d'une âme. « Tout ce qu'il y a au ciel <strong>sur</strong> la terre et dans la mer l'âme le mène au<br />
moyen de ces mouvements qui lui sont propres. » Les mouvements du ciel et des<br />
astres, le mouvement de l'univers dans son ensemble doivent être rapportés à la<br />
fonction motrice de l'âme du monde qui « mène de la sorte toute choses vers<br />
l'accroissement ou le décroissement, vers la décomposition ou la composition, ainsi<br />
39
que vers tous les mouvements qui font suite à ceux-là, échauffements et<br />
refroidissements, augmentations ou diminutions de poids, le duret le mou, le blanc et<br />
le noir, l'âcre et le doux… ». S'ils déterminent ainsi des mouvements physiques, les<br />
mouvements de l'âme sont d'une autre espèce. Ils consistent à « vouloir, examiner,<br />
prendre soin, délibérer, opiner». Ce qui fait que pour l'âme la distinction entre<br />
mouvoir et être mu est dépourvue de sens. Le mouvement de l'âme est action.<br />
246a – 248 e<br />
L'âme comme attelage ailé:<br />
reste ensuite à définir la forme de l'âme, sa nature. Socrate n'a plus alors recours à<br />
la démonstration, mais au mythe : « Pour dire quelle sorte de chose c'est, il faudrait<br />
un exposé en tout point divin et fort long, mais dire de quoi elle a l'air, voila qui<br />
n'excède pas les possibilités humaines » (246a). Le mythe, on le sait, prend souvent<br />
chez Platon le relais de la démonstration quand il s'agit d'objets qui échappent à la<br />
connaissance humaine. Il a pour but de rendre sensible à l'imagination ce qui ne peut<br />
être connu par l'esprit, ce qui ne peut être l'objet d'une distinction rigoureuse.<br />
L'image qui rend compte de la nature de l'âme, qu'elle soit divine ou humaine, c'et<br />
celle d'un attelage ailé, attelage composé d'un cocher et de deux chevaux.<br />
L’âme est présentée comme « une sorte de puissance dans laquelle sont naturellement<br />
réunis un attelage et un cocher que portent des ailes ». Mais si les dieux sont de bons<br />
cochers et ont de beaux chevaux, il n’en est pas de même pour les autres créatures.<br />
Chez ces dernières les qualités de l’attelage sont « mêlées ». Ce thème de l’attelage<br />
renvoie à l’image du char portant un dieu triomphant ou un héros (L’Iliade, mais<br />
aussi Parménide et Pindare, les représentations figurées comme celles du sarcophage<br />
crétois d’HagiaTriada qui date du XVè siècle av JC).<br />
Cette allégorie fait du cocher le noûs (raison), le cheval de droite facile à conduire<br />
incarnant le thumos (cœur), l’autre, mal bâti, violent et rétif incarnant l’épithumia<br />
(appétits). Ce mythe reprend la tripartition de l'âme exposée par Platon à plusieurs<br />
reprises, en particulier dans la République. Le cocher représente la partie rationnelle<br />
de l'âme, (logistikon), c'est elle qui a la capacité de contempler l'intelligible. Le<br />
cheval de bonne nature représente le thumos, quelque chose comme le cœur, le<br />
courage mais aussi la colère et l'agressivité : c'est la faculté de s'enthousiasmer et de<br />
s'emporter au service du meilleur. Quand le cocher mène bien son attelage, il trouve<br />
en lui un allié essentiel, toujours prêt à aller de l'avant, à combattre pour son idéal, à<br />
défendre sa cause. Quant au mauvais cheval, il représente la troisième partie de l'âme,<br />
l'épithumia, le siège de l'appétit des passions et des désirs charnels. Rétif, toujours<br />
prêt à faire dévier l'attelage pour satisfaire ses désirs, il manque sans cesse de le faire<br />
chavirer.<br />
C'est <strong>sur</strong> cette tripartition de l'âme que Platon dans la République construit le modèle<br />
de la cité juste : les hommes se répartissent en trois classes selon que domine en eux<br />
l'une ou l'autre partie de l'âme : à ceux en qui domine la partie rationnelle, les<br />
philosophes, reviendra la tâche de gouverner la cité ; à ceux en qui domine le cœur,<br />
les gardiens ou soldats, reviendra celle de la défendre ; et enfin à ceux en qui domine<br />
l'appétit seront confiées les tâches matérielles permettant l'entretien de tous : les<br />
40
artisans et les agriculteurs. Platon explique que chaque partie de l'âme, et donc<br />
chaque classe d'hommes, a une vertu qui lui correspond : la tempérance pour l'âme<br />
désirante, le courage pour le cœur, la sagesse pour l'âme raisonnable. De l'harmonie<br />
de ces trois parties de l'âme résulte la justice ; de l'harmonie de ces trois classes<br />
résulte la justice dans la société<br />
Quand le cocher mène bien son attelage, les ailes maintiennent l'attelage dans les<br />
hauteurs, l'âme est parfaite et administre le monde entier, elle atteint la stabilité et la<br />
perfection du divin. L'âme des dieux est donc un vivant immortel uni pour toujours à<br />
un corps, mais un corps qui participe du divin. À la tête de ces vivants immortels, le<br />
dieu des dieux – Zeus – « qui conduisant son attelage ailé, s'avance en premier,<br />
ordonnant toute chose dans le détail et pourvoyant à tout » (246e). Il est suivi par<br />
l'armée des dieux et des démons, chacun à sa place et en bon ordre. On peut voir dans<br />
cette procession la représentation des corps célestes, les astres, dont les évolutions<br />
circulaires régulières et parfaites sont ce qui correspond le mieux à la description que<br />
Platon donne du vivant immortel. Ces âmes immortelles qui atteignent la voute<br />
céleste ont vocation à aller au-delà et à « s'établir <strong>sur</strong> le dos du ciel » (247b).<br />
Ceci demande explication : Platon se représente le monde sensible, celui des corps<br />
visibles sous la forme d'une sphère, dont le ciel constitue la voûte interne. « Le dos du<br />
ciel » serait donc la face externe de cette voûte. Hors du monde sensible, elle est le<br />
lieu du monde intelligible. Une comparaison avec l'allégorie de la caverne du livre<br />
VII de la République permet de dire que l'intérieur de la sphère, le monde sensible est<br />
le monde de la caverne alors que ce qui est au dessus du ciel dans <strong>Phèdre</strong> est<br />
l'extérieur de la caverne et représente le monde intelligible. C'est bien en effet ce<br />
même monde que décrit Platon dans les deux cas : « un être sans couleur, sans figure,<br />
intangible » qui n'a donc aucune matérialité et ne peut donc être appréhendé que par<br />
l'intellect. Tels sont bien les caractères de l'Idée telle qu'elle est définie dans la<br />
République. Là, l'âme contemple la véritable réalité. Quand elle reviendra ensuite à<br />
l'intérieur du ciel, elle s'en souviendra et rien ne sera plus pareil pour elle.<br />
Mais à côté des attelages des dieux qui sont « équilibrés et faciles à conduire »<br />
(247b), il y en a d'autres qui « ont de la peine à avancer, car le cheval en qui il y a de<br />
la malignité rend l'équipage pesant, le tirant vers la terre, et alourdissant la main de<br />
celui des cochers qui n'a pas su bien le dresser » (247b). Cet attelage finit par perdre<br />
ses ailes et tomber <strong>sur</strong> terre où l'âme prend un corps, un corps pesant, un corps<br />
mortel. Exilée du monde céleste, elle constitue ce qu'il convient d'appeler un vivant<br />
mortel. Cette âme tombée du ciel n'a pu que peu ou pas du tout apercevoir la réalité<br />
vraie. À ceux-là ne reste en partage que l'opinion. Dans l'indescriptible désordre<br />
provoqué par les chevaux rétifs et les attelages mal contrôlés certains ont pu lever la<br />
tête et apercevoir fugitivement quelques réalités, d'autres n'y sont pas parvenus.<br />
Le type d'incarnation dépend du degré de vision de la réalité que l'âme est<br />
parvenue à atteindre. De là une hiérarchie entre neuf types d'hommes qui du<br />
philosophe au tyran en passant par l'homme politique, le médecin, le devin, le poète,<br />
l'agriculteur recouvre tous les degrés de la société humaine. (Notons qu'ici la partition<br />
de la société ne se fait pas en trois classes comme dans la République.)<br />
41
Ainsi déchue, l'âme ne reviendra à son point de départ qu'au bout de dix mille ans ;<br />
cependant certaines âmes qui ont vécu dans la justice — « l'homme qui a aspiré<br />
loyalement au savoir ou qui a aimé les jeunes gens pour les faire aspirer au savoir »<br />
(248e) — peuvent se voir attribuer à nouveau des ailes au bout de trois cycles de<br />
mille ans. Les autres, au bout des dix mille ans passent en jugement, vont soit en<br />
prison s'ils se sont mal conduits, soit dans un lieu conforme à la vie juste qu'ils ont<br />
menée et au bout d'encore mille ans engagent une nouvelle vie, dans laquelle l'âme<br />
d'un homme peut s'implanter dans le corps d'un animal et vice versa.<br />
Cette tripartition concerne aussi bien les âmes humaines et divines. Ainsi<br />
constituées, les âmes vont en procession dans le ciel. Chacun des douze grands<br />
dieux (excepté Héra qui reste dans la maison des immortels) est suivi d’une foule<br />
d’âmes : toutes cherchent à imiter le dieu dont elles suivent le cortège et qui, lui,<br />
parvient sans peine avec son attelage « à la voûte soutenant le ciel » et de là<br />
contemple « les réalités qui sont en dehors du ciel ». Les divinités de premier rang<br />
(Arès, Apollon, Héra) deviennent des astres, ou des âmes vivant dans les astres.<br />
Il s’agit d’un mythe cosmologique lié à une théorie astronomique que Platon connut<br />
grâce à l’enseignement, à l’Académie, d’Euxode de Cnide, le premier astronome à<br />
établir en Grèce une correspondance entre les signes du zodiaque et les mois attiques,<br />
et entre ces mois et les douze grands dieux.<br />
Le lieu supracéleste est le séjour des purs objets offerts à la contemplation : les<br />
Idées. Quant au ciel, il se situe entre la région supérieure et la région inférieure où<br />
vivent les humains. De ce ciel sont tombées les âmes autres que celles des dieux et<br />
elles pourront y revenir grâce à l’amour philosophique.<br />
Enjeux de ce mythe :<br />
La partition du monde sensible et du monde intelligible : Que ce soit l'opposition<br />
entre le monde des ombres dans la caverne et la réalité extérieure hors de la caverne<br />
dans la République, que ce soit l'opposition entre l'intérieur et l'extérieur du ciel dans<br />
le <strong>Phèdre</strong>, la philosophie platonicienne repose <strong>sur</strong> l'opposition entre un monde<br />
sensible qui n'est qu'apparence et dans lequel seule l'opinion est possible et un monde<br />
intelligible qui est la réalité dont la science est la connaissance vraie. Le monde<br />
sensible ne permet qu'une connaissance trompeuse, celle des sensations. Le monde<br />
intelligible est par contre connu par l'intellect seul, il est l'objet d'une connaissance<br />
vraie celle des Idées.<br />
Les Idées comme « formes intelligibles »<br />
a) Les Idées sont la réalité même, une réalité qui est d'ordre uniquement<br />
intellectuel. Il n'y a en elles aucune matérialité et leur connaissance ne se fait que par<br />
l'intellect seul, en dehors de toute sensation.<br />
42
) Les Idées sont le principe de l'intelligibilité : ce par quoi une connaissance est<br />
possible « en allant d'une pluralité de sensations vers l'unité qu'on embrasse au terme<br />
d'un raisonnement » (249b). L'idée est ce qui permet de mettre de l'ordre dans le<br />
chaos des impressions sensibles en les rapportant à l'unité d'une forme commune. La<br />
perception elle-même n'est possible que parce que nous y apercevons la forme.<br />
c) Les Idées sont ce à quoi s'adresse toute connaissance. La connaissance est<br />
connaissance des formes pures. Toute connaissance cherche à s'éloigner du cas<br />
particulier pour aller vers l'essence. Ainsi les dialogues de Platon ne parlent pas des<br />
choses belles mais de La Beauté, des actes courageux mais du Courage, des actions<br />
vertueuses mais de la Vertu, et ainsi de suite. « Il faut en effet que l'homme arrive à<br />
saisir ce qu'on appelle « forme intelligible », en allant d'une pluralité de sensations<br />
vers l'unité qu'on embrasse au terme d'un raisonnement » (249b).<br />
d) Les Idées sont le modèle de toute chose. Elles sont « le paradigme » de toute<br />
réalité sensible. Platon passe du plan de la connaissance au plan de l'Être. Les idées<br />
ont non seulement une fonction épistémologique mais une réalité ontologique. Les<br />
Idées sont le fondement de l'Être et l'Être lui-même. Il y a plus de réalité dans l'Idée<br />
que dans la chose parce que l'Idée est le modèle de la chose, la chose n'est qu'une<br />
mauvaise copie de l'Idée (par exemple un objet beau n'est qu'une représentation<br />
approximative de la Beauté). Là où la chose perçue est confuse, changeante, multiple,<br />
complexe, l'Idée, est claire, immuable, une, simple.<br />
La connaissance comme réminiscence<br />
Si l'âme n'avait pas dans une vie antérieure contemplé les Idées, jamais aucune<br />
connaissance ne serait possible. La connaissance est mémoire : « Il s'agit d'une<br />
réminiscence des réalités jadis contemplées par notre âme, quand elle accompagnait<br />
le dieu dans son périple […], qu'elle levait la tête pour contempler ce qui est<br />
réellement » (249c).<br />
Un modèle de vie juste<br />
Plus l'âme a pu contempler les Idées et plus dans ce monde d'exil qu'est le monde<br />
terrestre elle parvient à les retrouver, plus elle connaît l'essentiel et plus sa vie est<br />
juste et vraie. Tel est le philosophe. Il faut à partir des choses d'ici-bas, se souvenir<br />
des réalités contemplées dans un autre monde et tenter de les reconnaître dans leurs<br />
mauvaises copies. « Mais ce n'est chose facile pour aucune âme » (250a). Celui qui<br />
parvient à « apercevoir quelque chose qui ressemble aux choses de là-bas » éprouve<br />
un double déséquilibre : d'une part « ces âmes sont projetées hors d'elle-mêmes et<br />
elles ne se possèdent plus » (250a), éblouies par la lumière qui les saisit, comme le<br />
prisonnier qui sort de la caverne5[14], ces âmes sont comme aveuglées ; et d'autre<br />
part parlant de lumière dans un monde d'ombres, parlant de perfection dans un monde<br />
imparfait, il est nécessairement mal reçu par ses compagnons : « Comme il s'est<br />
détaché de ce à quoi tiennent les hommes et qu'il s'attache à ce qui est divin, la foule<br />
le prend à partie disant qu'il a perdu la tête, alors qu'il est possédé par un dieu »<br />
(249d). Là encore le parallèle avec l'allégorie de la caverne est clair : lorsque le<br />
prisonnier, après être sorti dans le monde extérieur, revient dans la caverne il est hué<br />
43
et ridiculisé par ses compagnons. Allusion évidente au destin de Socrate que les<br />
Athéniens condamneront à mort.<br />
L'amour donne des ailes (249d – 257d => Séance 5)<br />
Le long détour qui porte <strong>sur</strong> l'âme et son rapport au monde intelligible n'est pas<br />
une digression. C'est lui qui va permettre de montrer que l'amour, au même titre que<br />
l'art divinatoire, l'art de la purification et l'art poétique, est une forme de folie, la folie<br />
qui s'empare de l'âme quand elle est possédée par les dieux. Socrate place d'emblée<br />
l'amour dans la dimension du sacré. L'amour est mystère et révélation, il est de l'ordre<br />
de l'initiation, une initiation qui, on va le voir, demande une mutation de tout l'être.<br />
Le véritable amour est l'émotion qui s'empare de celui qui, à travers un beau visage<br />
ou un beau corps, entrevoit l'idée même de la beauté, et n'a de cesse de s'en approcher<br />
au plus près. Là encore c'est la réminiscence qui est la clé de cette explication. L'Idée<br />
de la Beauté que l'âme a contemplée dans toute sa splendeur et son rayonnement dans<br />
une autre vie se révèle soudain à nos yeux.<br />
La Beauté a ce privilège en effet de pouvoir être aperçue par les yeux du corps,<br />
alors que la pensée elle ne peut être perçue par la vue : « Seule la beauté a reçu pour<br />
lot le pouvoir d'être ce qui se manifeste avec le plus d'éclat et suscite le plus<br />
d'amour » (250d). Avec l'amour du beau s'ouvre donc à l'âme une voie d'accès au<br />
monde intelligible qui se distingue de la voie de la connaissance. La marche réglée<br />
vers l'Idée qui consiste toujours à s'élever plus haut depuis le monde physique<br />
jusqu'aux idées, aux essences, et à la contemplation du Bien, n'est pas seulement une<br />
aventure intellectuelle, elle se double d'une expérience affective qui opère une<br />
mutation de tout l'être. Cette expérience qui est celle de l'amour doit nous révéler cet<br />
autre monde qui constitue le propre du discours philosophique. L'amour est<br />
connaissance. Cette façon de poser le problème montre à quel point la philosophie<br />
platonicienne, toute orientée vers le monde intelligible n'a cependant rien de froid de<br />
purement intellectuel. Elle est passion, ardeur, amour, désir passionné du Beau du<br />
Bien et du Vrai.<br />
3/ Le mythe des cigales 258 b-d<br />
-Place du mythe dans le dialogue<br />
Ce mythe prolonge la condamnation des logographes, ces hommes qui à Athènes,<br />
composent des plaidoyers à la place des parties engagées dans un procès. Ils visent la<br />
persuasion et ne prennent pas en compte la vérité. Leur unique objectif est de<br />
persuader les jurys.<br />
Le mythe, situé au cœur du dialogue entre Socrate et <strong>Phèdre</strong>, donne la solution<br />
44
imagée d’une question délicate : peut-on distinguer deux types de logographes ?<br />
Des logographes qui s’intéressent au vrai, des logographes qui s’intéressent au faux ?<br />
Platon cherche à introduire la figure du philosophe dont la dernière partie du dialogue<br />
aura besoin quand il s’agira de parler de la méthode de la dialectique.<br />
-Nature du mythe<br />
Il s’agit d’un mythe généalogique qui explore la naissance des philosophes à partir<br />
de la notion d’inspiration. Les philosophes sont des êtres particuliers qui connaissent<br />
un enthousiasme divin leur permettant de s’intéresser exclusivement à la vérité, et<br />
donc de négliger le sensible.<br />
-Un mythe pédagogique<br />
Ce mythe a été inventé par Platon afin de rendre sensible l’idée selon laquelle le<br />
philosophe est l’homme qui sait conquérir la maîtrise de son corps et qui obéit par<br />
cette ascèse à une vocation divine. Les cigales, familières des Muses (filles de Zeus et<br />
de Mnémosyne qui chantent à l’unisson les hauts faits des dieux et des hommes<br />
depuis le sommet de l’Olympe), regardent et jugent les esclaves, les animaux, les<br />
hommes. Elles ont envoyé à Socrate et <strong>Phèdre</strong> une heureuse inspiration et jouent un<br />
rôle de médiateur entre les divinités et les humains. Elles figurent aussi les<br />
philosophes et signalent aux Muses Calliope (muse de la philosophie) et Uranie<br />
(muse de la cosmologie) les honneurs que les deux amis leur rendent en philosophant.<br />
L’enchantement et l’enthousiasme sont mis en avant avec cette référence aux<br />
Muses. La question est en fait celle de la vérité et de la manière d’y accéder. Les<br />
philosophes, grâce à leur parole droite, peuvent l’atteindre. Par conséquent l’ami des<br />
Muses qu’est le philosophe vénère Calliope, celle qui parle bien, et Uranie, la céleste,<br />
toutes deux vouées à l’éloquence et à l’astronomie, qui font les plus beaux chants.<br />
-La parole enthousiaste des cigales menacée par l’écriture ?<br />
les cigales chantent, les deux hommes ont tout le temps de se consacrer à cette<br />
question. D'autant plus, ajoute Socrate, qu'un mythe raconte que les cigales sont<br />
héritières d'une sorte d'hommes qui à la naissance des Muses se mirent à chanter tant<br />
et si bien qu'ils en oublièrent de manger et de boire, et ainsi moururent de faim. Les<br />
cigales en sont les héritières, et comme eux elles peuvent chanter sans se nourrir<br />
jusqu'au terme de leur vie. Ce terme venu, elles ont le privilège de se rendre auprès<br />
des Muses pour leur signaler les hommes qui ici-bas les ont honorées. Rendons donc<br />
hommage à Calliope et Ourania, les Muses « qui s'occupent du ciel et des discours »<br />
(259d), en continuant à philosopher, et ainsi peut être les cigales sauront-elles leur<br />
dire que nous leur rendons hommage.<br />
Pour certains critiques, la cigale représenterait la voix poétique qui meurt quand<br />
elle est fixée par l’écriture, et les fourmis (qui apparaissent dans d’autres textes de<br />
45
Platon) les signes alphabétiques dont est fait le texte écrit. La voix serait mise à mort<br />
par l’écriture, et le texte écrit peut être assimilé à un tombeau. Tuée par la<br />
retranscription écrite, la parole peut pourtant revivre grâce à la lecture à haute voix.<br />
La cigale se fait alors entendre à nouveau, elle ressuscite grâce au lecteur. Ainsi<br />
la lecture de Platon fait réentendre la voix de Socrate qui s’y trouve enterrée.<br />
4/ Le mythe de l’invention de l’écriture 274c-274e (Derrida : roi-dieu et dieu de<br />
l’écriture, un affrontement entre père de la parole et père de l’écriture, vie de la<br />
mémoire entravée par l’écriture)<br />
Analyse du mythe 274 e – 276a<br />
. Le discours de Lysias en effet on s'en souvient était un discours écrit que <strong>Phèdre</strong><br />
dissimulait sous son manteau et dont il a simplement fait la lecture. Le discours de<br />
vérité peut-il s'inscrire dans cette forme écrite, ou ne risque-t-il pas d'y perdre sa<br />
qualité essentielle : la dialectique ? « Convient-il ou ne convient-il pas d'écrire ? »<br />
(274b)<br />
Encore une fois, Socrate entame le débat en racontant un mythe : le mythe de<br />
Theuth, divinité égyptienne à qui on attribue l'invention de l'écriture ainsi que du<br />
calcul, de la géométrie, et de jeux comme le tric-trac et les dés. Theuth s'en alla<br />
présenter ses découvertes à Thamous, roi d'Égypte. Quand il en vint à présenter<br />
l'écriture il vanta ses mérites en disant que, grâce à elle, les Égyptiens gagneraient<br />
« plus de science et plus mémoire » (274e). Mais tel n'est pas l'avis de Thamous, dans<br />
la bouche de qui Socrate met ses principaux griefs contre l'écriture :<br />
— En premier lieu loin de faciliter la mémoire l'écriture favorisera l'oubli,<br />
car ce qui est écrit n'a plus besoin d'être mémorisé. La mémoire écrite est une<br />
mémoire morte, par laquelle la faculté de mémorisation, mémoire vivante<br />
indispensable à l'activité intellectuelle, dépérit. « Cet art produira l'oubli dans l'âme<br />
de ceux qui l'auront appris, parce qu'ils cesseront d'exercer leur mémoire » (275a).<br />
Theuth se trompe en croyant faciliter la mémoire, ce qu'il facilite c'est seulement la<br />
remémoration, c'est-à-dire la capacité à retrouver une information qui n'a pas été<br />
stockée dans l'esprit mais seulement <strong>sur</strong> du papier. Loin de faciliter la vie<br />
intellectuelle, cette capacité de stockage externe favorise un esprit paresseux, qui<br />
croit qu'il suffit d'ouvrir un livre ou de cliquer <strong>sur</strong> un ordinateur pour penser.<br />
— Si l'écriture ne développe pas la mémoire, elle ne développe pas non plus<br />
la science. Là encore celui qui a accumulé beaucoup de choses écrites se trompe en<br />
imaginant être savant. Les savoirs qui sont emmagasinés dans sa bibliothèque sont<br />
eux aussi des savoirs morts : « Lors donc que, grâce à toi, ils auront entendu parler<br />
de beaucoup de choses, sans avoir reçu d'enseignement, ils sembleront avoir<br />
beaucoup de science, alors que dans la plupart des cas ils n'auront aucune science.<br />
[…] Ils seront devenus des semblants de savants au lieu d'être des savants » (275b).<br />
Là encore, nous sommes dans le domaine de l'apparence et donc de l'illusion. À ce<br />
savoir écrit il manque l'essentiel : l'enseignement, c'est-à-dire la formation<br />
intellectuelle qui, par la médiation du maître, permet à l'élève de s'approprier un<br />
46
savoir, de le faire sien et donc ainsi de pouvoir l'utiliser. Le savoir des livres est<br />
simple érudition, il ne fait pas sens, il n'a aucun pouvoir de vérité.<br />
— À cette charge de Thamous contre l'écriture, Socrate ajoute toute une série<br />
d'arguments : l'écriture ressemble à la peinture (c'est d'ailleurs le même verbe en grec<br />
qui signifie peindre et écrire). La peinture représente des êtres qui ont l'air vivants<br />
mais « qui restent figés dans une pose solennelle et gardent le silence » (275d). La<br />
chose écrite souffre du même défaut. Elle est immuable, écrite une fois pour toutes,<br />
elle signifie toujours la même chose, on ne peut ni l'interroger, ni la faire évoluer,<br />
elle est muette. Il lui manque la dimension indispensable de la pensée : le dialogue.<br />
— Parce que l'écriture ne se situe pas dans cette dimension du dialogue, elle<br />
ne s'adresse à personne : « Chaque discours va rouler de droite et de gauche et passe<br />
indifféremment auprès de ceux qui s'y connaissent, comme auprès de ceux dont ce<br />
n'est point l'affaire » (275e). L'écriture ne peut produire que des discours<br />
impersonnels, des discours passe-partout où en définitive personne ne trouve son<br />
compte, à l'inverse de l'enseignement qui s'adresse à chacun en particulier, et qui,<br />
comme toute parole digne de ce nom, doit adapter chaque discours à chaque type<br />
d'âme.<br />
— Enfin le discours écrit ne peut se passer de la parole, car s'il est mis en<br />
cause il ne peut répondre : « Il a toujours besoin de son père, car il n'est capable ni<br />
de se défendre ni de se tirer d'affaire tout seul » (275e). Là encore c'est la dimension<br />
du débat, de l'échange contradictoire qui manque.<br />
— En définitive, toutes ces critiques peuvent se résumer en une seule : à<br />
l'opposé du discours vivant et doté d'une âme, le discours écrit n'a que l'apparence de<br />
la pensée. Le seul discours est « celui qui, transmettant un savoir, s'écrit dans l'âme de<br />
l'homme qui apprend, celui qui est capable de se défendre tout seul, celui qui sait<br />
devant qui il faut parler et devant qui il faut se taire » (276a). C'est la parole vivante<br />
seule capable d'enseigner la vérité.<br />
Ainsi celui qui « possède la science du juste et du beau » n'ira-t-il pas la dilapider<br />
en la couchant <strong>sur</strong> le papier. C'est la dialectique et elle seule qui permet l'essor de la<br />
pensée. Pour le comprendre, il faut comprendre comment, par le dialogue et le débat,<br />
l'homme peut s'élever jusqu'à la connaissance des Idées, le dialogue devenant à la fois<br />
l'instrument et l'expression du Vrai. La progression vers la connaissance ne peut se<br />
faire que dans le discours échangé, c'est par l'échange rigoureux des questions et des<br />
réponses qu'advient le savoir. Apprendre à formuler, à propos de chaque problème,<br />
les questions par lesquelles le problème sera posé en termes si corrects que<br />
progressivement la bonne réponse ne pourra manquer d'être donnée. Telle est la<br />
dialectique. On est au cœur de la philosophie platonicienne : le Logos est<br />
manifestation de la vérité.<br />
Si telle est la fonction de la dialectique, c'est pour une double raison : d'abord<br />
comme on l'a dit, elle permet un échange fructueux entre deux esprits avides de<br />
savoir ; mais, au-delà du dialogue intellectuel, elle repose <strong>sur</strong> le dialogue entre deux<br />
personnes entre lesquelles la proximité affective, l'estime mutuelle, sont le vecteur<br />
de la recherche. La seule écriture qui vaille, c'est celle qui s'inscrit dans l'âme, c'est<br />
celle « qui parle du juste et de l'injuste, du beau et du bien ». Le discours que celui<br />
47
qui parle porte en lui-même fait naître alors chez celui qui l'écoute un discours<br />
de même nature.<br />
Tout autre discours, celui qu'on écrit <strong>sur</strong> le papier, n'est qu'un jeu stérile, dont<br />
l'auteur tire vanité parce qu'il est habile « à le tourner dans tous les sens, à coller des<br />
morceaux les uns aux autres et à faire des coupures ». (Qu'aurait dit Socrate s'il avait<br />
connu la technique du copier-coller qui tend de plus en plus à se substituer à la<br />
réflexion !) Un discours qui est écrit « sans volonté d'instruire, son seul but étant la<br />
persuasion, ne mérite pas qu'on s'applique pour l'écrire ou même le prononcer »<br />
(277e).<br />
Socrate ne condamne cependant pas totalement l'écriture. On peut lui trouver un<br />
avantage dans le fait qu'elle facilite la remémoration. Elle peut aider celui dont la<br />
mémoire est défaillante à retrouver ce qu'il sait.<br />
Un discours peut être écrit à une triple condition : si l'auteur du discours l'a<br />
composé en sachant où se trouve le vrai, s'il est capable de se soumettre à la<br />
réfutation, et s'il a conscience du peu d'importance de son discours (celui-ci n'étant en<br />
quelque sorte qu'un simple pense-bête) ; alors écrire peut être un moyen de se<br />
souvenir et rien ne s'oppose à ce qu'un tel homme soit appelé sinon « sage » du moins<br />
« philosophe ».<br />
-Nature et place du mythe : mythe généalogique original inventé par<br />
Platon, situé dans la toute fin du dialogue, alors que Socrate s’interroge <strong>sur</strong> la<br />
valeur et le rôle de l’écrit. Il est présenté avec beaucoup de précautions, qui tendent<br />
à faire croire que Socrate rapporte une tradition. Mais <strong>Phèdre</strong> ne s’y laisse pas<br />
prendre, « Quelle facilité tu as à composer des histoires égyptiennes… ». La mise en<br />
scène, dans le cadre de l’Egypte ancienne, relève de la fiction. Platon s’éloigne de la<br />
tradition grecque, selon laquelle l’écriture aurait été inventée par Prométhée, pour<br />
introduire un personnage exerçant un regard critique, à savoir celui du roi Thamous.<br />
-Analyse du mythe par Jacques Rancière<br />
Le philosophe Jacques Rancière a consacré en 1998 un essai à la littérature titré La<br />
Parole muette. L’expression indique l’une des contradictions majeures de cette<br />
dernière : elle serait capable, et aussi coupable, pour certains critiques, de parler en<br />
silence. Dans le chapitre intitulé « La fable de la lettre », il revient <strong>sur</strong> l’un des<br />
mythes les plus célèbres de <strong>Phèdre</strong>, celui de l’invention de l’écriture tel qu’il est<br />
narré par Socrate à la fin du dialogue. Ce mythe est à l’origine d’une conception de<br />
l’écriture comme régime particulier de la parole, comme mise en scène<br />
particulière de la parole notamment dans le rapport des corps à leurs âmes, des<br />
corps entre eux, et de la communauté à son âme.<br />
- Ce mythe fait dialoguer l’inventeur et le roi Thamos. L’écriture est<br />
présentée au roi comme une sorte d’offrande offerte en hommage par un vassal à son<br />
suzerain, comme une œuvre soumise à son appréciation. Mais le cadeau est d’une<br />
valeur incertaine. Le premier vante sa découverte de l’écriture au second, qui lui<br />
48
oppose un double argument. Premièrement, la lettre écrite est semblable à une<br />
peinture muette, c’est-à-dire une peinture morte de la parole qui n’est capable que<br />
d’imitation et de répétition indéfinie d’une même chose. L’écriture est une parole<br />
orpheline, qui n’a pas la force vive de la parole vivante, celle du maître. Elle ne peut<br />
« se porter secours à soi-même », elle ne peut répliquer ou répondre quand on<br />
l’interroge. Elle ne fait naître aucune pensée dans l’âme de celui qui la lit. Cette<br />
parole écrite est donc stérile, inféconde ; elle ne conduit à aucun nouveau savoir.<br />
Deuxièmement, ce mutisme encourage, paradoxalement, une forme de bavardage<br />
stérile. Cette parole muette n’étant pas guidée par un père qui la porte vers un lieu ou<br />
un but qui pourrait la faire devenir fructueuse, elle erre, va au hasard, ne va nulle part,<br />
fait du <strong>sur</strong>-place. D’une part elle ne sait pas où elle va, d’autre part elle ne sait pas<br />
à qui elle s’adresse. Or pour Platon il est essentiel de savoir distinguer à qui il<br />
convient de s’adresser. Devant certains, il faut savoir se taire. L’écriture n’a donc rien<br />
d’une technique utile. Il est réducteur d’en faire un moyen de reproduction de la<br />
parole vive et de conservation du savoir. Elle doit plutôt être envisagée comme un<br />
régime spécifique d’énonciation (émetteur absent, destinataire indéfini, contenu<br />
mort, figé et stérile) et de circulation de la parole et du savoir. L’écriture met en<br />
place un régime d’énonciation orphelin, un régime qui soliloque et ne s’adresse à<br />
personne plutôt qu’à tout le monde, un régime qui reste dans l’ignorance de son<br />
émetteur comme de son destinataire. Plutôt que de faire circuler le savoir, elle le fait<br />
divaguer et naufrager. Plutôt que de le réserver aux âmes fortes, elle le propose à<br />
n’importe qui. L’écrit communique, certes, mais d’une manière bien peu attentive et<br />
soignée. Elle communique à vide, et brouille l’identité de l’émetteur et du<br />
destinataire, ainsi que le contenu même du message, dont la visibilité et l’autorité<br />
sont mises à mal.<br />
- Ecriture et démocratie<br />
Seule la parole vive et vivante est capable de distribuer le logos. L’écriture rate le<br />
logos, l’abîme, le fourvoie. Elle introduit une forme de dissonance dans la cité<br />
ordonnée. Pour Platon une cité juste est une cité qui harmonise les pratiques du faire,<br />
de l’être et du dire. Un citoyen est caractérisé par une occupation, par une place qui<br />
lui commande une façon d’être particulière, et enfin par un rapport au tout de la<br />
communauté. La république est ce régime qui harmonise et ordonne les rapports du<br />
citoyen à la communauté. Chacun a une fonction qui lui est propre et chacun, à sa<br />
juste me<strong>sur</strong>e, participe au bon fonctionnement de la république. A chacun selon ses<br />
moyens. Les uns cultivent, les autres font la guerre, quelques-uns gouvernent. Et la<br />
parole vive s’adresse aux uns et aux autres en fonction de leur capacité d’écoute et de<br />
compréhension. Face à ce système à la fois juste et bon, beau et ordonné, Platon<br />
oppose celui de l’anarchie démocratique. Dans la démocratie, la parole vive n’a<br />
plus sa place. Elle est remplacée par une parole morte, bavarde et muette :<br />
l’écriture. La loi démocratique a besoin de l’écrit, elle le consacre et le privilégie, au<br />
détriment de cette parole vive qui n’a plus lieu d’être.<br />
Platon montre ainsi que certains espaces proprement démocratiques détruisent le<br />
logos et le rendent inopérant. C’est, par exemple, le cas du Portique royal<br />
49
d’Athènes où les lois sont écrites <strong>sur</strong> des tablettes mobiles, plantées comme des<br />
peintures stupides ou des discours sans père, semblables, dit le Politique, à des<br />
ordonnances qu’un médecin ayant quitté la cité aurait laissé pour toute maladie à<br />
venir sans même avoir observé le malade et proposé un diagnostic approprié ! C’est<br />
aussi celui de l’orchestre du théâtre où n’importe qui peut, pour une drachme, acheter<br />
les livres d’Anaxagore, le maître de Périclès, le penseur qui a dit que l’Esprit<br />
ordonnait toutes choses à partir de parties égales de matière. C’est enfin l’Assemblée<br />
d’Athènes où s’exerce le pouvoir d’un mot muet et bavard qui engendre tout et<br />
n’importe quoi, des discussions et des bavardages stériles et vains : le mot demos. La<br />
démocratie est donc associée au régime de l’écriture : régime où l’errance et la vanité<br />
de la lettre devient injustement la loi. Seule la république est capable de faire<br />
rayonner le logos.<br />
- Derrière l’écriture, le procès intenté contre la poésie et l’imitation en<br />
général :<br />
Platon reproche d’abord aux fables tragiques de mettre en scène des personnages dont<br />
l’hubris peut avilir les spectateurs. Leur âme risque en effet d’être troublée et<br />
déréglée par le spectacle du mal et de la déme<strong>sur</strong>e. En plus de proposer des contremodèles<br />
éthiques, le poète tragique ment également <strong>sur</strong> lui-même. Il se cache derrière<br />
ses personnages, et abdique toute responsabilité, en dissimulant sa voix derrière des<br />
héros et des dieux bien trop bavards. Les poètes mentent, dissimulent, et risquent<br />
d’instituer le poison de la déme<strong>sur</strong>e dans l’âme des spectateurs.<br />
Cependant la poésie et l’imitation sont des symptômes d’une cité mal ordonnée qui<br />
peut toujours s’améliorer et se reconstituer, notamment en excluant les poètes de la<br />
cité en question, alors que l’écriture constitue une perversion plus inquiétante. Elle<br />
est inséparable du régime démocratique qui, lui, favorise l’écriture, et la promeut<br />
comme le lieu de l’inscription d’une loi qui s’adresse à tous et dont l’auteur,<br />
anonyme, est inatteignable.<br />
Bilan : pourquoi cette condamnation de l’écriture ?<br />
-Aspect social et politique : l’écriture s’est répandue à Athènes avec les progrès de<br />
l’esprit démocratique. Une des exigences des classes inférieures au VIè siècle était la<br />
publication de codes écrits. En revanche l’enseignement oral offre un aspect<br />
aristocratique, et même religieux.<br />
-Raisons philosophique :<br />
a/ possibilité de contresens et pas de « père » pour défendre le discours. L’écrit ne<br />
peut que « garder dignement le silence ».<br />
b/ problème général de la mimesis : l’écrit ne donne qu’une image imparfaite de la<br />
réalité.<br />
c/ contradiction avec l’esprit socratique : Socrate est un philosophe de l’oralité.<br />
Platon laissera cependant à l’écriture des fonctions pratiques : elle peut permettre la<br />
remémoration lorsque le philosophe atteint « l’oublieuse vieillesse » ; elle est un<br />
50
« jeu » qui vaut largement les banquets et les boissons ; elle peut servir au médecin et<br />
au législateur et suppléer à leur absence sous forme d’ordonnances et de lois (Le<br />
Politique).<br />
Conclusion : comment interpréter les mythes ? Que faire des mythes quand on<br />
est philosophe ?<br />
• Mythe et écriture sont des remèdes (pharmakon) pour apaiser le désir de<br />
savoir de l’être humain, car ce dernier ne parviendra jamais au terme de son parcours.<br />
Il ne se trouvera jamais en présence de la vérité elle-même, condamné à toujours<br />
chercher sans trouver le repos.<br />
• Une interprétation philosophique du mythe est cependant fondée. Le<br />
mythe est aussi l’enveloppe fantastique et monstrueuse d’une vérité secrète de l’âme.<br />
Il lui propose une image étrange d’elle-même qu’il faut tenter de déchiffrer. En<br />
interprétant philosophiquement le mythe, l’âme s’autoanalyse et se purifie. Ainsi, lire<br />
philosophiquement la légende d’Orithye, c’est comprendre que Borée n’est pas tant<br />
un monstre hostile aux hommes qu’une violence inhumaine qui ne dédaigne pourtant<br />
pas de se mettre au service de la civilisation. C’est se refuser de céder à la peur et à<br />
l’angoisse, à l’anecdote et au contingent. Le philosophe voit au contraire dans ce<br />
rapt un drame spirituel, l’histoire d’un ravissement exemplaire. Orithye est ravie par<br />
Borée comme le poète est traversé par le champ magnétique de l’incantation. Le<br />
souffle du dieu est l’esprit qui souffle le verbe poétique.<br />
• La connaissance procurée par le mythe est bien ambivalente : elle peut<br />
enseigner, lorsqu’elle est le fait des sophistes et des physicalistes, une leçon de mort,<br />
et colporter la peur, l’inquiétude et les ténèbres. Elle peut également fonctionner<br />
comme un miroir qui reflète indirectement le parcours d’un drame spirituel élevant<br />
l’âme à la connaissance de la vie intérieure. Le mythe peut faire écran au travail de<br />
la conscience et d’élucidation, comme il peut tendre un miroir à l’âme en lui<br />
permettant de revenir <strong>sur</strong> elle-même selon le principe delphique. Dans le premier cas<br />
il reste une idole enfantée par un esprit fasciné. Dans le second, il devient une icône,<br />
le miroir de la pensée.<br />
Le mythe doit donc être subordonné à la dialectique. C’est un jeu me<strong>sur</strong>é qui tient<br />
une place dans la composition rhétorique.<br />
51
<strong>Cours</strong>VI - 5 Comment parler, pourquoi écrire ?<br />
Séquence Parole vs écriture<br />
Séance consacrée :<br />
→ au résumé du texte de Steiner extrait de Maîtres et Disciples,<br />
→ à l’analyse de la fin du <strong>Phèdre</strong> (274b-fin du dialogue) qui est consacrée à la<br />
question de l’écriture et qui permet de comprendre l’argumentation de Steiner.<br />
Élaboration du résumé du texte de Steiner<br />
PRISE DE NOTES : Dire aux élèves de prévoir une marge importante à gauche pour<br />
noter les remarques de méthode et les explications supplémentaires.<br />
Schéma logique :<br />
PLAN, avec des<br />
numéros, ou sous<br />
forme de<br />
TABLEAU.<br />
Inutile de garder<br />
les références aux<br />
textes de Platon,<br />
seult la réf à<br />
Platon<br />
Rappel : Méthode et exigences du résumé<br />
Interroger deux élèves pour voir ce qu’ils ont retenu du<br />
polycop<br />
Les exigences : objectivité, condensation,<br />
reformulation, restitution précise du raisonnement.<br />
Précise que 2 heures ce n’est pas de trop !!<br />
La méthode : Hodos : le chemin Méta : vers : « chemin<br />
qui mène au but » : ptik, thèse, schéma logique<br />
(argumentatif)<br />
L’élaboration du résumé<br />
On insiste donc <strong>sur</strong> Problématique, thèse (ne<br />
pas oublier la dimension de l’enseignement :<br />
faire <strong>sur</strong>ligner les trois occurrences du mot<br />
dans le texte) que l’on formule. Probléma-<br />
tique : Sur quoi repose le discrédit de<br />
l’écriture ? En quoi l’écriture ferait-elle obs-<br />
tacle au savoir ? Thèse : L’écriture amène à<br />
délaisser la mémoire indispensable à tout sa-<br />
voir et ne peut remplacer le dialogue et le<br />
face-à-face nécessaires à tout enseignement.<br />
Schéma logique :<br />
52
Ne pas garder la<br />
référence au<br />
Ménon<br />
Trouver un terme<br />
(→ fortifie) qui<br />
rende ces trois<br />
dimensions<br />
(Ne pas garder<br />
l’exemple des<br />
camps de<br />
concentration)<br />
Ne pas garder les<br />
exemples<br />
Pour les Juifs, il y<br />
une première loi<br />
qui fut dictée à<br />
Moïse ( =<br />
Lévitique) et le<br />
Deutéronome<br />
(Deuxième loi)<br />
I) I) Paradoxe : un écrivain (Platon) discrédite l’écriture : l’oralité<br />
seule permet l’exercice de la vérité (§1)<br />
Rappeler l’étymologie : para-doxa (mot employé ligne 6)<br />
→ Platon se dresse contre l’opinion commune, qui voit<br />
spontanément dans l’écriture un bienfait<br />
→ On remarque d’ailleurs que l’écriture véhicule la doxa<br />
Oralité → Vérité<br />
Ecriture → Opinion<br />
II) Premier versant de la critique de l’écriture : l’écriture amène à<br />
délaisser la mémoire (§2)<br />
1) Or (l. 7) c’est de la mémoire que procède le savoir pour<br />
Platon : « commémoration » (l. 14).<br />
[Dans le passage qui concerne l’exposé de la<br />
théorie de la réminiscence, Letitia Mouze choisit<br />
remémoration (249c) ou ressouvenir en précisant<br />
que le terme grec est anamnèsis.<br />
Explication : théorie selon laquelle la connaissance<br />
est réactivation de ce que nous avons su, de ce que<br />
notre âme a perçu du monde des Idées.<br />
Référence au Ménon : la découverte du théorème de<br />
la duplication du carré]<br />
2) Dans une veine plus générale (l.15) : la mémoire est vi-<br />
tale (<strong>sur</strong>ligner le champ lexical de la vie). L’aspect de la<br />
mémoire envisagé ici est celui de la mémoire des textes<br />
(termes entourés en bleu). La mémoire est vitale en trois<br />
sens :<br />
→ Elle nous nourrit (l. 16-17)<br />
→ Elle nous consolide (« muscle », « puissant »)<br />
(l. 19-20)<br />
→ Elle nous permet de <strong>sur</strong>vivre dans des<br />
situations critiques (thème de la transmission)<br />
[Anecdote du Congrès des écrivains soviétiques<br />
sous Jdanov en 1938 : Pasternak est sommé de<br />
parler : il dit seulement « 34 », et 3000 personnes<br />
se mettent à réciter le 34 e sonnet de Shakespeare :<br />
le régime totalitaire peut priver de tout, sauf de la<br />
mémoire]<br />
53
qui est rédigé par<br />
Moïse.<br />
Torah : loi écrite.<br />
Les rabbins<br />
interprètent la loi<br />
écrite.<br />
Enseignement<br />
oral, qu’il devient<br />
difficile de<br />
transmettre, et qui<br />
est au bout d’un<br />
moment consigné<br />
dans le Talmud.<br />
Antigone :<br />
légitimité qui ne<br />
se résume pas à la<br />
loi écrite. La loi<br />
écrite peut être<br />
injuste.<br />
L’opposition entre<br />
l’esprit et la lettre<br />
recoupe<br />
l’opposition entre<br />
le légal et le<br />
légitime.<br />
III) 2 e versant de la critique : l’écriture fait obstacle à la pensée<br />
véritable (§3)<br />
1) L’écrit fige le mouvement de la pensée (terme géné-<br />
rique et qui reformule « figer », « arrêter », « immo-<br />
biliser » ? → paralyser)<br />
2) L’écrit impose une autorité (mot déprécié ici, dans le<br />
terme « factice », les exemples des Dix Comman-<br />
dements et d’Antigone)<br />
3) L’écrit ne permet pas le dialogue, c’est-à-<br />
dire l’activité critique et la correction.<br />
IV) Mise en perspective : qu’en est-il de l’écriture à l’ère in-<br />
formatique ? (§4)<br />
1) D’un côté, les textes électroniques présentent des qua-<br />
lités de la parole orale : possibilité d’être corrigés,<br />
d’évoluer à l’infini<br />
2) D’un autre côté (l. 51) : la mémoire numérique se<br />
substitue à la mémoire vivante et l’écran de<br />
l’ordinateur se substitue à la présence, au face-à-face<br />
nécessaires à la pédagogie.<br />
Parole vs écriture à la fin du <strong>Phèdre</strong> (à partir de 274b)<br />
Intro : Un appendice artificiel à la réflexion <strong>sur</strong> le discours dans le <strong>Phèdre</strong> ? Le<br />
dialogue examine, à travers le cas de Lysias, la logographie, l’art d’écrire des<br />
discours. Jusqu’à présent (→ 274b), le dialogue a examiné le discours, pour<br />
distinguer le discours vrai du discours faux, la rhétorique de la dialectique. Il est n’est<br />
maintenant plus question de bien ou mal écrire : Socrate interroge le fait d’écrire luimême.<br />
54
Le mot employé ici est<br />
en fait pharmakon : dont<br />
le sens est polyvalent :<br />
drogue, à la fois remède<br />
et poison. Dans l’esprit<br />
de Theuth, c’est le<br />
remède, dans l’esprit de<br />
Socrate c’est le poison.<br />
Et Platon n’avait pas<br />
prévu les smartphones et<br />
la 3G !<br />
Parallèle avec Steiner, §<br />
2 (la mémoire est un<br />
« muscle ») ; dernier § :<br />
mémoire vivante ≠<br />
mémoire numérique<br />
→ Steiner lignes 13-16<br />
Steiner ligne 12 + Le<br />
Ménon<br />
Steiner § 3<br />
Et dans La République<br />
livre X : critique de la<br />
peinture : la peinture<br />
donne l’apparence de la<br />
réalité, et comme les<br />
choses sensibles sont<br />
elles-mêmes imitation<br />
des idées, la peinture est<br />
« imitation d’imitation »<br />
I) Défense et promotion de l’écriture par Theuth :<br />
Un argument : L’écriture est le remède pour<br />
conserver et fortifier la mémoire (274 e )<br />
II) Critique de l’écriture par Thamous (275a)<br />
Réfute l’argument de Theuth : l’écriture<br />
amènera à délaisser la mémoire ; comptant<br />
<strong>sur</strong> l’écriture pour conserver le savoir nous<br />
ne ferons plus l’effort de mémoriser.<br />
L’écriture soulage la mémoire, mais la sou-<br />
lager, c’est la priver de son exercice et donc<br />
l’affaiblir. L’écriture est donc bien une<br />
drogue, car plus on en use, et plus on<br />
éprouve le besoin d’en user.<br />
Conséquence : le savoir ne sera plus en<br />
l’homme, mais à l’extérieur de l’homme.<br />
Or le savoir est remémoration (théorie de la<br />
réminiscence ) : on ne sait que ce que l’on a<br />
déjà en soi.<br />
Transition : on remarque que Theuth ne réplique pas aux<br />
arguments de Thamous. On enchaîne <strong>sur</strong> la critique de<br />
Socrate, qui amplifie le discrédit jeté <strong>sur</strong> l’écriture.<br />
III) Critique de l’écriture par Socrate :<br />
1) La limite supérieure de l’écriture : elle ne per-<br />
met pas d’apprendre, mais seulement de se re-<br />
mémorer (275d)<br />
a) L’écriture est une pensée morte, figée, à<br />
limage des êtres peints (argument par<br />
analogie). La peinture, écriture du vi-<br />
vant, est mutilation du vidant : elle lui<br />
55
ôte la parole.<br />
b) Le discours écrit ne parle pas : qu’on lui<br />
demande de s’expliquer, il répond tjs la<br />
même chose. On ne peut donc pas ap-<br />
prendre dans un livre, mais seulement se<br />
remémorer.<br />
On ne ne peut dialoguer avec l’écriture.<br />
2) La limite inférieure de l’écriture : elle est dan-<br />
gereuse (275 e )<br />
a) Le livre est une parole errante qui tombe<br />
entre toutes les mains. Le livre ne sait pas<br />
distinguer à qui il faut parler, à qui ne pas<br />
parler, comment parler…<br />
b) Le livre ne peut se défendre (enfant orphe-<br />
lin)<br />
3) Fable des jardins d’Adonis : l’écriture est un<br />
terrain<br />
stérile ; la pensée ne peut s’y déployer (276b-d)<br />
ccl III : l’argumentation de Platon contre l’écriture se<br />
déploie à travers le mythe, l’analogie, la fable : dans<br />
les trois cas, il s’agit de dépasser la lettre pour<br />
retrouver l’esprit. L’image, le récit obligent à<br />
abandonner le livre pour penser. Il est donc logique<br />
que ce soit sous forme mythique que Platon ait choisi<br />
d’exposer sa théorie des dangers de l’écriture.<br />
IV) Éloge du véritable discours : la dialectique<br />
1) (276 e -277a) Par contraste avec le livre qui se<br />
contente de remémorer, de consigner, de con-<br />
server les graines de la pensée à jamais stériles,<br />
le véritable discours est un terrain fertile qui<br />
fait naître d’autres discours, la parole véritable<br />
56
fait naître le désir de parler : où se rejoignent<br />
les thèmes du désir et de la parole.<br />
2) 277b-278b : récapitulation par <strong>Phèdre</strong> et So-<br />
crate des conclusions auxquelles ils sont arri-<br />
vés.<br />
V) Mais l’écriture n’est pas totalement discréditée<br />
(278d-e)<br />
1) Il y a un bon usage de l’écriture : on peut<br />
écrire à condition de savoir répondre de ses<br />
écrits, et de relativiser leur valeur par la pa-<br />
role : c’est bien au bout du compte la parole<br />
qui <strong>sur</strong>plombe l’écrit et le garantit.<br />
2) Il y a un usage limitatif de l’écriture, celui<br />
du poète, du logographe, du rédacteur de<br />
lois qui réduisent toute leur pensée à ce<br />
qu’ils ont écrit, pour qui l’écrit est le termi-<br />
nal de leur pensée. Mais la pensée est mou-<br />
vement…<br />
Parole et écriture<br />
Bilan et perspectives <strong>sur</strong> les trois œuvres au programme<br />
Platon<br />
1) Une condamnation paradoxale de l’écriture<br />
Socrate affirme à la fin du <strong>Phèdre</strong> (à partir de 274b) que l’écriture affaiblit la<br />
mémoire, fige la pensée. Cette condamnation que l’on comprend si elle est prononcée<br />
par un philosophe qui s’est contenté de parler, de penser en acte (Socrate) devient<br />
paradoxale quand Platon s’en fait l’écho : c’est alors un écrivain qui condamne<br />
l’écriture. Si la critique de Socrate à l’égard de l’écriture n’a rien perdu de sa<br />
pertinence, au contraire, à l’ère informatique (cf texte de George Steiner extrait de<br />
Maîtres et disciples), il n’en demeure par moins qu’elle nie, occulte la dimension<br />
57
créative de l’écriture : écrire ce n’est pas simplement consigner un savoir, c’est créer,<br />
et la pensée trouve à se déployer dans l’écriture d’une autre façon qu’elle ne le fait<br />
dans la parole orale. Il faut dire que Platon fait lui-même un usage limitatif de<br />
l’écriture : ses textes sont seconds par rapport à la parole de Socrate qu’ils restituent,<br />
et il est évident qu’en ce sens l’écriture ne peut qu’être que l’ersatz de l’original —<br />
l’artificialité du dialogue platonicien témoignant d’ailleurs de la maladresse de l’écrit<br />
quand il prétend restituer le dialogue en acte.<br />
Cette condamnation de l’écriture se retrouvera chez Rousseau, dans son Essai <strong>sur</strong><br />
l’origine des langues (1781), et elle est encore plus paradoxale : Rousseau, plus que<br />
Platon, est un écrivain à part entière, qui va trouver dans l’écriture ces ressources<br />
d’expressivité qu’il lui dénie dans l’Essai <strong>sur</strong> l’Origine des langues, où il estime que<br />
l’écriture n’est qu’un succédané de la parole orale, apte à transmettre des idées, mais<br />
inapte à communiquer avec force les sentiments. Comment et pourquoi le Rousseau<br />
romancier et autobiographe précurseur du Romantisme s’est-il aveuglé <strong>sur</strong> ce fait que<br />
l’écriture est aussi un formidable vecteur pour l’expression des passions et de la<br />
sensibilité ?<br />
2) La parole du mythe<br />
La tension entre l’oral et l’écrit se retrouve aussi dans le dialogue platonicien, quand<br />
il mobilise les mythes. Le mythe, d’abord récit de poète, fable, est par nature<br />
incongru dans un dialogue qui relève du logos, de la parole raisonnée. Pourquoi<br />
Socrate convoque-t-il les mythes à trois reprises (mythe de l’attelage ailé, mythe des<br />
cigales, mythe de Theuth) ? Il apparaît que le mythe est un aliment pour la pensée, un<br />
tremplin pour l’amener à aller où la raison ne peut l’amener. Le mythe en ce sens ne<br />
serait pas inférieur à la raison, mais le chemin que la pensée peut suivre quand la<br />
raison montre ses limites. Dans le cas du mythe de Theuth, on comprend par ailleurs<br />
que l’usage du mythe contribue à discréditer l’écriture : le mythe, la fable des jardins<br />
d’Adonis (276b-d) le raisonnement pas analogie (lorsque Socrate compare peinture et<br />
écriture en 275d) amènent à se détacher de la lettre du texte pour comprendre son<br />
esprit. C’est d’ailleurs pourquoi l’origine du mythe se trouve dans la parole orale et<br />
chantée : il est un récit qui ne peut trouver sa vérité dans la lettre du texte ; il est cette<br />
parole qui ouvre <strong>sur</strong> une pensée qui ne peut être figée.<br />
Verlaine<br />
1) La musique comme horizon et idéal de la parole<br />
C’est bien son caractère musical, chanté, que Verlaine veut restituer à la parole. La<br />
musicalité verlainienne compense le défaut d’expressivité des mots, rend à la parole<br />
ce qu’elle doit au chant. Dans les Romances sans paroles, les mots sont moins<br />
considérés pour ce qu’ils signifient que pour ce qu’ils suggèrent, la signification<br />
devient secondaire, ou plutôt dérive d’un agencement des mots qui est d’abord<br />
musical. Le tire du recueil — Romances sans paroles — indique bien que le signifié<br />
peut même être exclu, paroles devant être compris ici comme le contenu de la parole,<br />
ce qu’elle signifie. Mais il ne faut évidemment pas réduire la parole à cette seule<br />
dimension ; la parole comme Verbe, comme état essentiel du langage est évidemment<br />
58
ce que recherche Verlaine, comme tout poète qui assigne à sa poésie la mission de<br />
renouer avec une parole originaire, dépositaire de la vérité des choses.<br />
2) Dans cette optique, écrire de la poésie est pour le moins un paradoxe<br />
Il y a donc aussi un paradoxe, et même plusieurs, chez Verlaine : l’horizon de la<br />
parole poétique étant la musicalité, le chant (la « romance »), quel sens y a-t-il à<br />
écrire cette parole ? Le texte imprimé est muet ! Ce paradoxe en recoupe un autre : la<br />
poésie devrait retrouver l’authenticité d’une parole naïve (« romance » : chant<br />
populaire, aux thèmes naïfs), et elle s’appuie pour cela <strong>sur</strong> des moyens techniques<br />
savants (ce recueil témoigne aussi de la recherche prosodique, du travail <strong>sur</strong> le code<br />
poétique que mène Verlaine). Enfin, le titre du recueil définit une réalité<br />
impossible pour la poésie écrite. En effet, une « romance sans paroles » serait au sens<br />
strict un air fredonné ou un simple air musical : ce qui est possible à l’oral n’est plus<br />
possible à l’écrit : comment fredonner à l’écrit ? Comment faire des mots une simple<br />
musique ? La parole écrite ne peut se distinguer du texte qui la manifeste, à moins de<br />
tomber dans le lettrisme ou la poésie phonique.<br />
Hugo Ball, écrivain et poète dadaïste<br />
Quand bien même on considérerait les mots pour leurs simples sonorités,<br />
indépendamment de leur signification, quel sens y aurait-il à concevoir la poésie<br />
ainsi, puisqu’elle serait nécessairement inférieure à la musique ? Si la poésie<br />
verlainienne réalisait l’idéal musical vers lequel elle tend, elle se renierait et se<br />
dissoudrait en tant que poésie, et notamment en tant que texte écrit.<br />
Or, l’écriture, pour être un code figé, est aussi un domaine où l’expressivité peut être<br />
recherchée : on peut jouer de l’expressivité graphique. C’est un terrain <strong>sur</strong> lequel<br />
Verlaine ne s’avance guère, si ce n’est par exemple dans « Walcourt » et<br />
« Charleroi », où on peut considérer que les quatrains de tétrasyllabes sont comme<br />
des vignettes picturales ; ils ont la brièveté, la concision d’un éclat de vision. C’est<br />
<strong>sur</strong> ce terrain qu’ira Apollinaire, avec ses calligrammes, où le texte prend la forme du<br />
dessin qu’il appelle :<br />
59
Marivaux<br />
1) La spécificité de l’écriture théâtrale<br />
Le texte de théâtre est par définition un texte hybride, ou un texte à trous, qui ne se<br />
réalise pleinement que dans la mise en scène qu’il appelle. Le texte de théâtre écrit<br />
est par nature incomplet ; il est une potentialité qui se réalise lors de la représentation.<br />
Mais il est évident qu’une pièce sera d’autant plus efficace <strong>sur</strong> scène que son écriture<br />
en aura été finement élaborée. La mécanique théâtrale est inscrite dans le texte de<br />
départ : le rire, les quiproquos sont déjà là, le dramaturge écrivant pour la scène,<br />
c’est-à-dire un espace où règne la double énonciation : au théâtre, une parole est<br />
toujours adressée à un ou des personnages et en même temps au spectateur. Celui-ci<br />
est alors à même de savourer le décalage entre ce qu’un personnage sait, comprend de<br />
la parole qui lui est adressée, et ce qu’il devrait effectivement savoir ou comprendre<br />
si, comme le spectateur, il connaissait les intentions de son interlocuteur. Par<br />
exemple, dans la scène 2 de l’acte III, toutes les répliques de Dubois peuvent être<br />
prises dans un double sens : celui qu’entend Marton, abusée par Dubois, et celui que<br />
comprend le spectateur, très au fait du stratagème de Dubois.<br />
2) La mise en scène de l’écriture dans la pièce<br />
En deux cas précis, l’écrit est mis en scène dans Les Fausses confidences : une<br />
première fois (acte II, scène 13) quand Araminte, pour amener Dorante à lui avouer<br />
son amour, le force à écrire en sa présence une lettre où elle annonce au Comte<br />
Dorimont qu’elle consent à l’épouser. La lettre ici relève d’une parole performative,<br />
non pas au sens où ce qui est écrit va, doit se produire (Araminte n’a aucune intention<br />
60
d’épouser le comte : elle souhaite au contraire ne pas l’épouser), mais au sens où se<br />
voyant écrire ce qu’il redoute le plus au monde — le mariage d’Araminte avec le<br />
Comte —, Dorante va devoir avouer son amour (ce qu’il ne fera pas dans un premier<br />
temps, et qu’il fera malgré lui à la scène 16 de l’acte II, lorsqu’Araminte exhibera<br />
devant Dorante le portrait d’elle qu’il a peint). Araminte joue ici de l’autorité de<br />
l’écrit : les paroles s’envolent, mais les écrits restent. Ce qui est écrit est définitif et<br />
force le réel ; si la lettre est envoyée (et Marton prend ses précautions pour qu’elle ne<br />
le soit pas de toute façon), le mariage aura lieu.<br />
Dans la deuxième apparition d’une lettre (première scène de l’acte III), l’écrit va être<br />
aussi convoqué pour son autorité, la preuve qu’il représente : autant la parole est<br />
multiple, incertaine, mensongère, équivoque, autant on peut toujours se dérober par<br />
les mots (lire le passage savoureux acte III scène 6, GF p. 113, où Araminte joue <strong>sur</strong><br />
les mots pour esquiver les arguments de sa mère et ne pas prendre de décision<br />
définitive contre Dorante), autant l’écrit doit représenter une preuve certaine. Ainsi, à<br />
l’acte III, scène 8 Marton produit devant tous les personnages réunis la lettre qu’elle<br />
ne sait pas avoir été mise dans ses mains par Dubois et qui dans son esprit est la<br />
preuve accablante que Dorante est chez Araminte pour la séduire. Or, cette preuve<br />
produit l’effet inverse de celui escompté par Marton : cet amour de Dorante qui éclate<br />
aux yeux de tous, <strong>sur</strong> le mode de la confidence dévoilée, ne peut que ras<strong>sur</strong>er<br />
définitivement Araminte <strong>sur</strong> les sentiments de celui qu’elle aime. Certes, elle est<br />
humiliée de voir cet amour révélé au grand jour, alors qu’elle s’obstinait à le nier,<br />
mais au bout du compte l’aveu de Dorante, qu’Araminte n’avait pas réussi à lui<br />
soutirer par la ruse de la première lettre, advient donc, par une autre lettre, symétrique<br />
de la première : cette fois-ci, c’est le Comte qui lit la lettre de son rival à sa maîtresse<br />
; à l’acte II, scène 13, Dorante écrivait sous la dictée de sa maîtresse une lettre où elle<br />
promettait son amour à son rival. Le stratagème de Dubois a en tout cas fonctionné :<br />
cette lettre adressée à un prétendu ami par Dorante a bien été interceptée par Marton,<br />
qui n’a pu s’empêcher de révéler à tous l’aveu qu’elle contenait. Cet aveu n’en<br />
demeure pas moins très paradoxal : il passe par l’écrit ; la lettre parle pour Dorante,<br />
qui lui est muet, et qui assiste à la profération de sa propre parole sans mot dire.<br />
[→ Parallèles possibles avec Cyrano de Bergerac, acte V, scène 5, quand res<strong>sur</strong>git la<br />
lettre adressée à Roxane que Cyrano a écrite quinze ans auparavant pour le compte de<br />
Christian de Neuvillette. Tandis qu’on lit devant Dorante la lettre qu’il a écrite,<br />
Cyrano lit lui-même la lettre dont Roxane ne sait pas encore qu’il l’a écrite. Quinze<br />
ans auparavant, comme à ce moment même, c’est par la lettre que Cyrano peut dire<br />
son amour à celle qu’il aime en secret. Les mots de la lettre lui permettent de<br />
communiquer son désir, tout en le cachant : les mots sont donc l’espace où le désir se<br />
déploie, et où il été rendu impossible, en tout cas différé pendant quinze ans, jusqu’à<br />
ce que Roxane comprenne, alors que Cyrano agonise, qu’il était l’auteur des lettres de<br />
Christian.]<br />
FIN<br />
61
3/ Platon, un écrivain amoureux de la parole socratique<br />
• A l’Académie, Platon enseignait et écrivait à une époque où, dans l’Athènes du Vè<br />
siècle av JC, l’écriture est en train de s’imposer définitivement.<br />
Cependant l’écrivain Platon reste dépendant d’une oralité antérieure à une<br />
écriture dont l’évaluation est ambigüe. L’écriture permet une conservation<br />
immuable et perpétuelle de l’information sans que n’intervienne de mémoire<br />
individuelle. D’où l’avantage d’utiliser ce moyen de transmission qui impose<br />
cependant des contraintes : 1/ la compression (impossible de tout noter d’un<br />
discours : nécessité de faire des choix et de résumer)<br />
2/ l’invariance (une fois qu’un message est écrit on ne peut plus le modifier sans le<br />
transformer)<br />
3/ l’inertie (l’écrit ne peut s’adapter à ses destinataires, et ne peut répondre aux<br />
questions qu’il suscite)<br />
4/ la linéarité (dans le discours un élément d’un message vient après un autre, ce qui<br />
ne permet pas de préserver la structure et les dimensions de la parole vive)<br />
• Notons que le couple parole/écriture se rejoue dans ce dialogue au travers des<br />
oppositions vie/mort, père/fils, maître/serviteur, premier/second, fils légitime/orphelin<br />
bâtard, âme/corps, dedans/dehors, bien/mal, sérieux/jeu, jour/nuit, soleil/lune, etc…<br />
• Une condamnation me<strong>sur</strong>ée de l’écriture : Socrate rappelle l’infériorité de<br />
l’écriture — puissance occulte et suspecte, pharmakon qui aggrave le mal au lieu de<br />
le guérir — par rapport à la parole (l’écriture n’est que trace sensible alors que la<br />
recherche orale du savoir par l’âme est une réalité intermédiaire entre le sensible et<br />
l’intelligible). Platon est même prêt à qualifier de philosophe l’écrivain qui reconnaît<br />
que, comparée à ce qu’il prend au sérieux — la contemplation de l’intelligible—,<br />
l’écriture n’est qu’un jeu. Cette critique n’exprime pas une volonté de retourner en<br />
arrière (abandonner l’écriture pour revenir à l’oralité), mais propose un constat<br />
lucide qui pointe les limites d’un moyen de communication désormais inéluctable.<br />
L’écriture apparaît comme un moyen de communication artificiel qui répète sans<br />
savoir, un remède offensif plutôt qu’inoffensif. La parole continue de fonctionner,<br />
envers et contre tout, comme le lieu de la réalisation de la méthode dialectique.<br />
• A quelles conditions faire de l’écriture une lettre vive ?<br />
Platon expose l’écriture comme un assemblage étrange de signes, une graine stérile,<br />
un mémento mortel, une image sans vie, une forme de dévoiement qui constitue un<br />
double inerte de la parole vive. Et pourtant, cet instrument, ce véhicule par lequel les<br />
sophistes, les logographes et les hommes politiques écrivent ce qu’ils ne disent pas, et<br />
ne disent rien en vérité, ne peut-il mettre en œuvre un autre genre de discours, qui lui<br />
aussi s’écrit, mais « s’écrit avec la science dans l’âme de celui qui étudie », dans une<br />
62
elle écriture ? Peut-on se permettre de recourir à l’écriture et inventer alors une<br />
écriture vivante, susceptible de susciter chez le lecteur une impulsion dialectique ?<br />
N’est-ce pas celle que Platon réalise dans ses dialogues, et notamment le <strong>Phèdre</strong> ?<br />
Lire ce texte, c’est en effet entrer dans la parole : celle des personnages, celle de<br />
Platon, celle par laquelle nous, lecteurs, nous interrogeons un dialogue qui n’a pas<br />
fini de nous parler.<br />
• Finalement, on pourrait achever cette étude <strong>sur</strong> un terme ambivalent, celui de<br />
pharmakon, qui signifie en grec remède et poison, médicament et drogue. Ce terme<br />
qualifie dans le texte de Platon l’écriture, mais aussi, plus généralement, la parole.<br />
Celle des sophistes est un véritable « opium », tandis que celle des philosophes guérit<br />
notre désir et notre volonté de connaissance. Socrate, « celui qui n’écrit pas », peut<br />
devenir, paradoxalement, le modèle des écrivains épris de sagesse. Il est<br />
l’incarnation d’une forme d’art poétique.<br />
63
Séance complémentaire Usages et mésusages de la parole<br />
1/ L’art du discours : logographes), sophistes et hommes politiques<br />
A/Les sophistes<br />
• Remarques préliminaires :<br />
Tout d’abord, notons que ce terme comporte, encore aujourd’hui, une connotation<br />
négative. Ensuite, aucun historien de la philosophie ne considère comme sophistes<br />
les mêmes personnages. Une dizaine de noms peuvent être retenus : Protagoras,<br />
Gorgias, Prodicos, Hippias, Antiphon, Thrasymaque, Euthydème et<br />
Dionysodore. Ensuite, les informations concernant ces personnages sont pour la<br />
plupart de seconde main. Il s’agit de témoignages tirés de Platon et d’Aristote, qui<br />
s’opposèrent avec plus ou moins de virulence aux sophistes.<br />
• Origine et sens : sophistès était à l’origine synonyme de sophos, c’est-à-dire<br />
quelqu’un pourvu d’une habileté quelconque. Quels traits permettent de reconnaître<br />
un sophiste dans l’Athènes où vivait Socrate ? Il fallait posséder quelques-unes de ces<br />
caractéristiques : le professionnalisme, tout d’abord. Les sophistes donnent un<br />
enseignement rémunéré à des jeunes. Ces derniers enseignent la rhétorique, l’art de la<br />
parole. Les cours avaient lieu dans des espaces privés ou publics. A Athènes, les<br />
sophistes étaient des étrangers dont la réputation avait dépassé les frontières de la<br />
cité. Prodicos de Céos et Gorgias de Léontinoi profitèrent de leur venue à Athènes<br />
pour défendre les intérêts de leur cité, et pour donner des cours et faire des discours<br />
épidictiques qui rapportèrent beaucoup. Hippias se vante lui aussi d’avoir rempli<br />
plusieurs missions diplomatiques pour le compte de sa cité. Ils ne pouvaient remplir<br />
aucune fonction politique à Athènes et mettaient leur talent au service des citoyens.<br />
Voici comment Protagoras, un sophiste, définit sa pratique :<br />
— P : Ce que j’enseigne, c’est le bon conseil en matière d’affaires privées : celui qui<br />
permet de gérer au mieux sa propre maison — et en matière d’affaires publiques :<br />
celui qui permet de montrer par sa parole et par l’action le plus d’efficacité dans les<br />
affaires de l’Etat. — S : Ai-je bien suivi ton propos : c’est de l’art politique que tu<br />
parles, et tu promets de former de bons citoyens ? — P : C’est cela même, Socrate :<br />
tel est l’engagement que je prends publiquement.<br />
Protagoras, 318d-319a<br />
• Qu’en est-il historiquement de ces sophistes ? Le problème qui se pose à<br />
64
l’Athènes démocratique est celui de la formation, de l’éducation des Athéniens dans<br />
leur ensemble puisque, en droit, désormais tous, en tant que citoyens, participent à la<br />
décision collective et peuvent exercer une fonction publique. A l’époque antérieure,<br />
aucune éducation n’est prévue hormis la tradition religieuse familiale. Pour la couche<br />
aristocratique, l’éducation est gymnique et militaire. La formation intellectuelle est<br />
d’ordre moral : la lecture des poètes enseigne la piété envers les dieux civiques, les<br />
ancêtres et les parents, le courage, l’abnégation. La parole a peu de place dans cet<br />
enseignement. Mais l’installation du régime démocratique et l’élargissement du<br />
champ de la citoyenneté donne à l’art de la parole un poids exceptionnel. Dans les<br />
assemblées populaires d’Athènes, le pouvoir appartient à ceux qui vivent<br />
vertueusement, qui se montrent valeureux à la guerre, et dont le jugement est modéré,<br />
mais <strong>sur</strong>tout à ceux qui savent manier la parole avec charme, habileté et force.<br />
Les premières écoles d’art oratoire s’ouvrent en Attique, dans les cités coloniales<br />
fondées par les Grecs en Sicile, en Italie du sud, <strong>sur</strong> les côtes de l’actuelle<br />
Turquie. Ces « métèques » suscitent des émules métropolitains. Les sophistes se<br />
déclarent experts dans tous les arts-techniques, et prétendent exceller dans la parole<br />
qui persuade, technique entre toutes, moyen de la réussite pour chacun et de la<br />
puissance pour tous. Tant qu’Athènes a été triomphante, cette formation des citoyens<br />
visant à occuper des postes de responsabilité a semblé fructueuse. Mais avec le<br />
déclenchement de la guerre ouverte entre l’empire athénien et Sparte, les aspects<br />
négatifs de l’art oratoire deviennent manifestes : Assemblée versatile,<br />
incompétence des magistrats… la responsabilité revient pour Platon aux sophistes qui<br />
exaltent le moment de la réussite sans se préoccuper des conséquences et des<br />
significations morales des actes.<br />
• Platon consacre un dialogue à la définition du sophiste. Dans Le Sophiste, il propose<br />
les caractéristiques suivantes :<br />
-le sophiste est un chasseur intéressé par les jeunes gens riches<br />
-c’est un négociant en science qui se plaît à la réfutation<br />
-il fabrique du simulacre et du mensonge<br />
-il produit donc des discours faux qui disent les choses autrement qu’elles ne sont<br />
Qu’est-ce qu’un sophiste ? La réponse de Socrate à Hippocrate dans Protagoras :<br />
— S : Mais quelle est donc cette chose en laquelle il [le sophiste] est savant lui-même<br />
et en laquelle il rend savant son disciple ? — H : Par Zeus, je ne suis plus capable de<br />
te répondre. — S : Mais alors sais-tu bien à quel risque tu es <strong>sur</strong> le point d’exposer<br />
ton âme ? S’il te fallait confier ton corps à quelqu’un, avec le risque d’un bon ou d’un<br />
mauvais résultat, tu délibérerais longuement <strong>sur</strong> le parti à prendre, tu consulterais tes<br />
amis et tes proches, tu passerais bien des jours à réfléchir ; et pour quelque chose que<br />
tu mets bien au-dessus de ton corps, pour ton âme, dont dépend tout ton bonheur ou<br />
ton malheur, selon qu’elle sera bonne ou mauvaise, s’agissant d’elle, tu ne consultes<br />
ni père ni frère ni aucun de tes amis, pour décider s’il faut ou non la confier à cet<br />
étranger nouveau venu ; tu apprends le soir son arrivée, et dès le lendemain matin,<br />
65
sans réfléchir ni consulter <strong>sur</strong> le parti à prendre, te voilà prêt à donner ton argent et<br />
celui de tes amis, en homme qui sait pertinemment qu’il faut se confier sans réserves<br />
à Protagoras que tu ne connais pas, tu l’avoues, à qui tu n’as jamais adressé la parole,<br />
que tu appelles sophiste alors que manifestement tu ne sais pas ce que peut bien être<br />
ce sophiste, à qui tu es <strong>sur</strong> le point de te confier. — H : Cela paraît bien ressortir de ce<br />
que tu dis, Socrate. — S : Est-ce que par hasard, Hippocrate, le sophiste ne serait pas<br />
un négociant ou un commerçant en denrées dont l’âme se nourrit ? Du moins, pour<br />
ma part, c’est ainsi qu’il m’apparaît. — H : Mais quelle est donc cette nourriture de<br />
l’âme ? — S : C’est certainement les connaissances. Et il est à craindre que le<br />
sophiste ne nous trompe en nous vantant sa marchandise, tout comme le négociant ou<br />
le commerçant avec la nourriture du corps. Ceux-ci ignorent ce qui dans les denrées<br />
qu’ils vendent est bon ou mauvais pour le corps, ils vantent tout ce qu’ils vendent et<br />
les acheteurs n’en savent pas davantage, à moins d’être gymnastes ou médecins. De<br />
même ces gens qui colportent les connaissances de ville en ville, en gros ou en détail,<br />
à qui en désire : ils vantent tout ce qu’ils vendent, alors qu’il s’en trouve peut-être qui<br />
ignorent ce qui est bon et ce qui est mauvais pour l’âme, et les acheteurs ne le savent<br />
pas davantage, à moins de se trouver experts en médecine de l’âme. Donc s’il se<br />
trouve que, toi, tu sais ce qui s’y trouve de bon et de mauvais, tu peux sans danger<br />
acheter des connaissances chez Protagoras ou chez tout autre ; sinon, prends garde à<br />
ne pas risquer <strong>sur</strong> un coup de dés le sort de ton bien le plus précieux. Car le risque est<br />
même beaucoup plus grand quand on achète des sciences que quand on achète des<br />
aliments. Aliments et boissons achetés au négociant ou au commerçant peuvent être<br />
emportés dans des récipients, que l’on peut déposer chez soi avant que le corps les<br />
absorbe en mangeant et en buvant, et il est loisible de convoquer quelqu’un qui sait<br />
ce qui est mangeable ou buvable et ce qui ne l’est pas, en quelle quantité et à quel<br />
moment, de sorte que l’achat ne comporte pas grand risque. Or les connaissances, on<br />
ne peut les emporter dans un récipient à part ; mais sitôt payé, le savoir est accueilli et<br />
mis dans l’âme, et quand on s’en va, le bien ou le mal est fait.<br />
Protagoras, 312c-314b<br />
B/ La rhétorique<br />
• Définition : c’est une liste de procédés codifiés permettant, si on les applique<br />
correctement, d’obtenir tel ou tel effet en prenant la parole au Tribunal ou à<br />
l’Assemblée. On pouvait accepter de payer cher quelqu’un qui, pratiquement l’art de<br />
la parole, pouvait l’enseigner ou l’exposer dans des manuels. Pour avoir du succès à<br />
l’Assemblée et pour se défendre au Tribunal, il fallait savoir manier la rhétorique que<br />
Platon définit dans <strong>Phèdre</strong> comme « ouvrière de persuasion » 260.<br />
• Critique platonicienne de la rhétorique : elle n’a qu’un but, persuader la foule à<br />
l’Assemblée et au Tribunal. Elle s’en tient au vraisemblable plutôt qu’au vrai (259-<br />
260 ; 273). Cela dit, la connaissance du vraisemblable implique celle du vrai (259-<br />
262). En fait la connaissance du vrai est affaire de méthode, non de hasard (262-<br />
266), c’est-à-dire de philosophie et non d’un art quelconque du bien parler.<br />
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