Cours sur Phèdre

Séance 1Platon et l’événement Socrate
Phèdre
1/ Vie de Platon
2/ Mort de Socrate
3/ Socrate ou la vie de l’esprit par la parole
Séance 2 : Platon ou la parole philosophique
Séance3 le Phèdre : un dialogue déroutant
1/ Plan : une structure théâtrale
Séance 3 Le prologue
1/ Les personnages présents et évoqués : Phèdre, Socrate, Lysias et sa famille,
Isocrate
2/ Le cadre spatio-temporel : lieux, dates, actions. Une géographie théâtrale (Derrida
77).
Séance 4 La question des mythes
Intro : • mythe et philosophie
• Platon décrit le crépuscule des mythes
• définition du mythe selon le Dictionnaire Platon
• 2 mythes platoniciens originaux : la fable des cigales et celle de Teuth. Or les
premiers mots de Socrate, à l’ouverture de l’entretien, ont été pour envoyer promener
les mythologèmes. Non pour les récuser entièrement, mais pour leur donner du
champ, s’en dépouiller soi-même dans le rapport à soi et le savoir de soi. Cette
résolution sera pourtant interrompue deux fois pour accueillir deux mythes qui
renvoient à la question de l’écrit.
1/ le mythe de Borée et d’Orithye
2/ le grand mythe eschatologique de la nature et du destin des âmes, de leur
expérience de l’amour (Mattéi)
3/ le mythe des cigales
4/ le mythe de l’invention de l’écriture (Derrida : roi-dieu et dieu de l’écriture, un
affrontement entre père de la parole et père de l’écriture, vie de la mémoire entravée
par l’écriture)
Séance 5 Comment parler, pourquoi écrire ? Pierre
1

1/ Explication de textes : l’épilogue
2/ Les couples parole/écriture, amour/parole
- critique de l’écriture ? Derrida : l’écriture comme jeu et pharmakon
• Le texte comme pharmakon, dévoiement 78-79 Ex 1 et 2, remède et poison
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• écrire, est-ce moral ? convenable ?
• la vérité de l’écriture est non-vérité
Ecriture soupçonnée.
- promotion de la parole, certes, mais également condamnation d’une parole
stérile et dangereuse (discours de Lysias comme un discours fardé et maquillé,
cours Darriulat)
- la poétique platonicienne (Darriulat p. 8)
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Séance 1 : Platon et l’événement Socrate
Source
F. Châtelet, La Philosophie de Platon à Saint Thomas
Chronologie Platon Socate de GF
QSJ Socrate
Plan
1/ Vie de Platon
2/ Mort de Socrate
3/ Socrate ou la vie de l’esprit par la parole
1/ Vie et œuvre de Platon (428-347) : un philosophe au cœur de la tourmente
politique
• D’origine aristocratique, Platon chercha toute sa vie à jouer un rôle politique,
comme conseiller ou législateur, soit à Athènes, soit en Sicile. Activité philosophique
et activité politique sont indissociables pour ce citoyen. Platon n’était ni un
professeur de philosophie, ni un écrivain philosophe, mais un Athénien qui voulait
réformer la vie politique de sa cité en accordant un pouvoir non à la richesse ou
à la force militaire, mais au savoir.
• Platon est né à Athènes ou à Egine (colonie d’Athènes remplie d’Athéniens) dans
une famille aristocratique
Âgé de 28 ans, il rencontre Socrate. Il se réclame alors de Parménide et s’éloigne des
sophistes. Il redonne vie à Socrate dans ses écrits et dans ses dialogues. Il voyage,
rencontre un mathématicien, part pour l’Italie et la Sicile.
En 387, il fait l’acquisition d’un bois sacré d’oliviers situé près d’Athènes. Il fonde
l’Académie, première école de philosophie. C’est une université primitive dotée d’un
règlement, d’un budget, de salles de cours, et d’un bâtiment consacré aux Muses,
flanqué d’une bibliothèque. Le chef de l’école, ou scolarque, dirige l’ensemble des
chercheurs et étudiants. L’Académie reçoit des philosophes et des savants. Elle
dispense une formation en mathématiques et en philosophie, tout en préparant ses
membres à jouer un rôle politique. Aristote séjourna 20 ans à l’Académie avant de
fonder le lycée.
Il meurt à 80 ans, au moment du déclin de la démocratie athénienne, alors qu’il rédige
les Lois, et tandis que fait rage la guerre de conquête entreprise par Philippe de
Macédoine contre les Athéniens. Dix ans après sa mort, les cités grecques seront
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annexées à l’empire de Philippe de Macédoine, puis à Alexandre.
• Platon est l’un des rares philosophes grecs dont l’œuvre nous soit intégralement
parvenue.
Les spécialistes discernent trois groupes de dialogues :
- œuvres de jeunesse : dialogues socratiques (Hippias, Lachès, Charmide,
Apologie de Socrate, Ménon, Cratyle, Gorgias). Dialogues aporétiques dans
lesquels Socrate dénonce l’imposture des faux savants.
- oeuvres de la maturité : dialogues platoniciens (Phédon, Le Banquet, La
République) liés aux voyages de Platon et aux responsabilités politiques qu’il
tente de prendre à la cour de Denys de Syracuse, qui lui demande de l’aider à
rétablir l’ordre après le renversement d’une démocratie en proie aux factions.
Finalement, Denys fait arrêter Platon et le vend comme esclave. Il est racheté
et renvoyé à Athènes.
- dialogues ultimes (Phèdre, Parménide, Théétète, Le Sophiste, Le Politique,
Lois, Timée), conceptuels et systématiques.
• Platon est un Athénien du 4è siècle déçu par sa Cité. Lorsqu’il meurt, Athènes est
exsangue. La cité a inventé la démocratie, établie dans les institutions,qui gagne les
mœurs.
. Le 5è siècle, celui de Périclès, est l’âge des Lumières de la Grèce : un ordre
nouveau s’instaure où l’homme calculateur se veut indépendant, beau, mesuré,
vertueux, à sa juste place entre les dieux et l’animal. Or cette civilisation qui
engendre des chefs-d’œuvre se tourne finalement contre les hommes. A la fin du
siècle, la défaite d’Athènes, la condamnation et la mort de Socrate, les guerres
qui reprennent, la démoralisation qui gagne les Cités manifestent cet échec.
Etl’œuvre de Platon est une méditation sur cet échec, et en particulier de l’échec
de la parole. Elle se constitue comme mise en question de la démocratie et d’une
culture nouvelle qui se lance dans la recherche des plaisirs et la volonté de puissance.
Le Phèdre interroge ainsi la parole qui, non cadrée, peut mener à la
manipulation et se détourner de l’exigence de vérité.
Platon se détourne donc de la vie politique pour se consacrer à la droite philosophie.
La décadence d’Athènes se manifeste également dans le fait que Socrate ait été
condamné à mort. Il a été victime d’une injustice qui ébranle Platon, et le pousse à
écrire ses dialogues.
Or Socrate avait indiqué le vrai chemin. Il préfère subir l’injustice que la commettre,
dénonce la sottise de la violence en mourant sereinement, et définit l’attitude à partir
de laquelle la constitution de la droite philosophie est concevable.
2/ La mort de Socrate, un petit homme bavard « torpilleur » des idées reçues
• Le Socrate historique (469-399) : né à Athènes, d’un père sculpteur
(Sophronisque) et d’une mère sage-femme (Phainarète), ainsi que le raconte Diogène
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Laërce (poète et doxographe grec)
il a été éduqué par le savant Anaxagore qu’il abandonne vite car il ne conçoit pas que
la philosophie ne s’occupe que de la nature. Il voyage peu, sauf obligations militaires
(le service accompli à Amphipolis, la bataille de Protidée). Il se suffit à lui-même, vit
au grand jour, dans les promenades et les gymnases, là où il peut rencontrer la
jeunesse. Il consacre sa vie à la tâche que les dieux lui auraient réservée et qui lui a
été indiquée par la Pythie : ne rechercher ni les honneurs, ni la richesse, ni la
vanité, mais procéder à l’examen de tout ce qu’il rencontre. Se consacrer à
l’examen de soi, la manière dont on vit.
Socrate se promène et parle. A première vue, il est comme un sophiste, puisqu’il
parle de tout et de n’importe quoi. Mais il n’ouvre pas d’école. Il n’enseigne pas. Ce
qu’il dit, c’est au gré des conversations qu’il énonce, sans demander qu’on le paie,
sans même exiger qu’on l’écoute. La jeunesse s’intéresse beaucoup à ses discours.
Pourquoi parle-t-il alors qu’il n’a aucun intérêt personnel à le faire ?
Socrate répond à cette question dans son plaidoyer que Platon a consigné dans
l’Apologie. L’oracle de Delphes lui a confié une mission. Chercher, de tous côtés,
l’homme sage, et s’il n’en est pas, dénoncer la fausse sagesse. Socrate s’est soumis à
ce devoir. Il questionne chacun, néglige ses affaires, ne s’occupe pas de politique. Il a
pour tâche d’accoucher les âmes de ses concitoyens. Lui ne professe aucun savoir.
• Le procès de Socrate
Guidé par un démon, Socrate se conduit comme une « torpille ». Il réveille les
consciences endormies dans le sommeil des idées reçues. Cette attitude lui vaut d’être
détesté. Considérons la profession de ceux qui l’ont fait mettre en accusation. Il y a
Anytos qui représente les politiques, Mélétos les poètes et les devins, Lycon les
orateurs et les professeurs de rhétorique. Le procès est une réaction de la culture
acquise contre une pensée qui refuse tout acquis.
Le libellé de l’acte d’accusation (« Socrate est coupable de corrompre la jeunesse ; de
ne pas croire aux dieux auxquels croit l’Etat, mais à des divinités nouvelles, qui en
sont différentes »), les imputations qu’on lui fait (se livrer à des recherche
physiciennes qui démentent les idées religieuses, détourner les jeunes gens de leurs
devoirs familiaux et civiques), montrent que l’affaire est une cabale. Elle unit
provisoirement des individus qui ne tiennent pas les mêmes discours et ont des
intérêts divergents. Il faut se débarrasser d’un gêneur dont l’audience ne cesse de
croître.
• Pourquoi une telle haine ?
La jeunesse et le peuple savent que Socrate est une torpille. Il faut le tuer ou l’exiler.
Socrate est un esprit fort qui instaure une méthode redoutable. La conclusion de ses
dialogues est en général négative. En apparence, les deux parties en présence sortent
perdantes. L’homme sûr de soi qui, sollicité par Socrate, vient à la conversation avec
ses réponses, sort brisé par l’entretien, irrité, décidé soit à réfléchir plus avant, soit à
détester l’ironiste qui a détruit ses croyances. Socrate n’a rien gagné non plus. A
l’opinion, il n’a pas opposé une autre opinion, comme le font les sophistes. Il a
prouvé l’inanité de toute conduite fondée sur l’opinion et la réduit à ce qu’elle ne
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sait pas ce qu’elle est : l’expression de l’intérêt, de la passion, du caprice.
•La condamnation de son maître fut l’instant décisif où tout bascula dans la vie de
Platon. Il croyait encore qu’il y avait une justice et que l’on pouvait éduquer les
hommes. Son indignation commande son entrée en philosophie. Il tire les conclusions
philosophiques du scandale d’une telle injustice. Toutes les cités sans exception ont
un mauvais régime politique et leur législation comme leur moralité sont corrompues.
Leur état est incurable.
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Séance II - Socrate ou La parole philosophique
Textes :
1. ironie de Socrate 234a
2. La rhétorique vaine : , Phèdre, 234a
3. La rhétorique vaine sur l’amour : , Phèdre, 235a -243d 256e ≠– 249a – 253a –
253b – 253c – 255a – 255d
4. La persuasion rhétorique - Phèdre, 260b -e et 262d
5. L’amour de la dialectique - Phèdre, 265d-266b
6. Le vrai et le vraisemblable - Phèdre, 272c -d-273a –d
I - le dialogue socratique
• Ironie :
Ironie est une attitude psychologique selon laquelle l’individu cherche à paraître
inférieur à ce qu’il est. Il se déprécie lui-même. Tendance à feindre de donner
raison à l’interlocuteur. Développement des discours que l’auditeur s’attendrait
plutôt à trouver dans la bouche de l’adversaire.
CR
ironie de Socrate 234a
Phèdre interroge Socrate sur l’intérêt de ce discours de Lysias.
Celui-ci s’étonne et, sur fond de son « ignorance » affichée, réplique ironiquement :
« Divin même, camarade, au point que j’en suis transporté». On reconnaît là les éléments
constitutifs de la maïeutique*.
• S parle, discute, mais refuse d’être considéré comme un maître. Il n’a rien à
dire, il ne sait rien.
• Mécanisme de l’ironie socratique : S se dédouble pour couper l’adversaire en 2.
D’un côté le S qui sait à l’avance comment va finir la discussion, de l’autre le S qui
va faire le chemin dialectique avec son interlocuteur. Ce dernier ne sait pas où S le
mène. C’est là l’ironie. S choisit souvent comme thème de discussion l’activité
familière à son interlocuteur et cherche à définir avec lui le savoir pratique requis
pour exercer cette activité. L’interlocuteur se rend compte qu’il ne sait pas vraiment
pourquoi il agit. Tout son système de valeurs lui apparaît sans fondement.
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L’interlocuteur est coupé en 2 : il y a celui tel qu’il était avant la discussion avec S et
celui qui s’est identifié à S et n’est plus ce qu’il était auparavant.
S feint de vouloir apprendre quelque chose de son interlocuteur : c’est là que
réside l’autodépréciation ironique. Mais finalement c’est l’interlocuteur qui
inconsciemment entre dans le discours de S et s’identifie à l’aporie et au doute. Il a
expérimenté ce qu’est l’activité de l’esprit, il a été S lui-m, l’interrogation, la remise
en question, le recul par rapport à soi, la conscience.
II - La maïeutique socratique :
S accouche les esprits. Lui-m n’engendre rien, il aide les autres à s’engendrer.
Renverse les rapports maître/disciple. « Je ne sais qu’une chose c’est que je ne sais
rien » (Apologie) :
1/S ne possède aucun savoir transmissible
-mise en question du discours mène à une mise en question de l’individu qui doit
décider s’il prendra la décision de vivre selon la conscience et la raison. Toutes les
valeurs sont renversées et l’intérêt qu’on leur accordait.
-démarche existentielle
Ce souci de la destinée individuelle ne peut manquer de provoquer un conflit
avec la Cité. Sens du procès et de la mort de S.
-Socrate est donc un penseur existant, et non un philosophe spéculatif qui oublie ce
que c’est d’exister.
-Raison de l’ironie socratique : langage direct impuissant à communiquer
l’expérience de l’exister, la conscience authentique de l’être, le sérieux du vécu, la
solitude de la décision. Parler, c’est être condamné à la banalité :
- pas de communication directe de l’expérience existentielle : toute parole est
banale
- banalité, sous la forme de l’ironie, peut permettre la communication
indirecte
-
2/Socrate dit qu’il n’est pas un sage. Conscience socratique est déchirée par la
figure du Sage. La justice ne se définit pas, elle se vit. Socrate n’est pas sophos mais
philosophos ; il désire la sagesse parce qu’il en est privé. Il n’est sage que par sa
conscience de n’être pas sage. De ce sentiment de privation naît un immense désir.
C’est pourquoi S revêtira les traits d’Eros.
III – L’art du dialogue
Socrate instaure un art du dialogue et il montre ce à partir de quoi le savoir nouveau
peut s’établir. Le dialogue socratique a prouvé que le discours de l’opinion est
illégitime, qu’il se contredit, qu’il donne des réponses sans avoir l’idée des questions
qui y correspondent. Le dialogue platonicien va construire le discours intégralement
justifié qui, à chaque moment de son développement, rend compte du fait qu’il dit.
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CR
1 - La rhétorique vaine sur l’amour : , Phèdre, 235a -243d 256e ≠– 249a – 253a
– 253b – 253c – 255a – 255d
COMMENTAIRE
1° discours de Socrate 237a => 241d habile pastiche
Il est censé nous faire entendre à la fois que le rhéteur n’est pas savant et que son
ignorance du vrai et d’une méthode rigoureuse le rend incapable de déterminer en
quoi consiste l’art de la parole, et en quoi consiste l’art de l’amour.
Il est probablement capable d’user d’un art de parler, mais abuse d’un art de la
rhétorique qui ne débouche que sur la persuasion de l’auditeur.
La nature de l’art de l’éloquence rend possible un art de l’habileté par lequel les
âmes ne sont conduites nulle part, parce qu’il s’appuie sur des convictions, quant à
son objet, et sur des formules ou des figures de discours qui n’ont de valeur que par
les opportunités ou les égarements qu’elles provoquent.
Appliquée ici à l’amour confondu avec l’amant, la rhétorique facilite la mise en
oeuvre à laquelle Platon s’attache : lier parole vraie, amour et dialectique. Sous
la condition d’un propos qui ne tourne qu’autour de la séduction charnelle et de
la folie d’un désir non bridé, l’amour égare autant que la parole vaine de la rhétorique.
Il est improductif, il est fluctuant, inconstant, volage et surtout calculateur.
De surcroît, l’amour n’est pas conçu comme un rapport entre deux personnes,
mais comme la propriété d’une seule personne, qui ne s’intéresse pas nécessairement
à une autre.
D’abord le discours de Lysias est contourné, et en lui l’usage de la parole par les
amants tel qu’il le décrit demeure plat et sans autre objet que les vaines flatteries
réciproques, les préoccupations banales, les jeux sur la parole cachée ou
mensongère entre des amants. Enfin, le discours terminé, Lysias ne s’offre à aucune
discussion. Il n’accepte que des questions pour lesquelles des réponses sont
sans doute déjà prêtes. Nul dialogue n’est envisagé.
Dès lors, on comprend mieux pourquoi le premier discours de Socrate échoue tout
autant. Il a gardé les mêmes présupposés que Lysias, car il n’a pas interrogé l’objet
en question.
Il faut attendre le second discours de Socrate pour entrer dans une considération tout
à fait différente. Mais alors l’amour n’est plus un personnage, à savoir l’amant.
Il est rapport, rapport pédagogique par ailleurs, rapport à la parole, rapport
dans lequel une relation sans doute réciproque s’instaure entre celui qui aspire
au savoir et celui qui veut faire du précédent son élève. L’amour n’est donc plus
amour charnel du monde sensible, mais folie divine. Et Socrate ne dissocie plus
jouissance et sentiment. À travers la beauté sensible de l’aimé, l’amoureux doit aper-
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cevoir la Beauté en soi (254b). Il faut le séduire non en se tournant vers lui, mais en
le tournant vers le Beau.
CR
2 - La persuasion rhétorique - Phèdre, 260b -e et 262d
« Socrate : Lors donc qu’un orateur ignorant le bien et le mal trouve ses concitoyens
dans la même ignorance, et entreprend de les persuader, non pas en louant l’ombre
d’un âne sous le nom de cheval, mais en louant le mal sous le nom de bien, et lorsque
ayant étudié les préjugés de la multitude il arrive à lui persuader de faire le mal
au lieu du bien, à ton avis, quels fruits la rhétorique récoltera-t-elle de
ce qu’elle a semé ?
Phèdre : Des fruits assez mauvais.
Socrate : N’aurions-nous pas, mon bon ami, maltraité la rhétorique un peu brutalement
? Peut-être pourrait-elle nous dire : Qu’est-ce donc que vous débitez là ? Vous
êtes d’étranges raisonneurs. Je ne force personne à apprendre l’art de la parole sans
connaître le vrai ; mais, si mon avis a quelque valeur, qu’on s’assure d’abord la possession
de la vérité, on viendra ensuite à moi ; car j’affirme bien haut que sans moi
on aura beau posséder la vérité, on n’en sera pas plus capable de persuader par les
règles de l’art.
Phèdre : N’aurait-elle pas raison de parler ainsi ?
Socrate : Sans doute si les voix qui s’élèvent vers elle rendent témoignage qu’elle est
un art ; mais je crois en entendre qui s’approchent et protestent qu’elle ment et
qu’elle n’est pas un art, mais une simple routine. De véritable art de la parole, en dehors
de la vérité, il n’y en a pas, dit le Laconien, et il n’y en aura jamais. »
(Platon, Phèdre, 260c-e)
.
3 - L’enjeu de la parole socratique
-Prendre l’homme au piège de sa parole, l’obliger à convenir que la parole est
autre chose que l’expression de l’intérêt ou d’un caprice, le convaincre qu’en
parlant il expérimente une réalité qui dépasse son statut empirique. Il faut constituer
un savoir qui soit reconnu comme juge de toutes les opinions.
-à partir de la dialectique de Socrate, il faut édifier une sophia, une science qui soit
en même temps une sagesse. Il faut chercher dans le logos (mot ayant un
sens/discours/raison) le moyen de pacifier son existence
-la décision philosophique doit se déployer 1/contre les ambiguïtés du sens commun
2/contre les subtils rhéteurs et sophistes qui l’exploitent
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4 - La rhétorique
• Définition : c’est une liste de procédés codifiés permettant, si on les applique
correctement, d’obtenir tel ou tel effet en prenant la parole au Tribunal ou à
l’Assemblée. On pouvait accepter de payer cher quelqu’un qui, pratiquement l’art de
la parole, pouvait l’enseigner ou l’exposer dans des manuels. Pour avoir du succès à
l’Assemblée et pour se défendre au Tribunal, il fallait savoir manier la rhétorique que
Platon définit dans Phèdre comme « ouvrière de persuasion » 260.
• Critique platonicienne de la rhétorique : elle n’a qu’un but, persuader la foule à
l’Assemblée et au Tribunal. Elle s’en tient au vraisemblable plutôt qu’au vrai (259-
260 ; 273). Cela dit, la connaissance du vraisemblable implique celle du vrai (259-
262). En fait la connaissance du vrai est affaire de méthode, non de hasard (262-
266), c’est-à-dire de philosophie et non d’un art quelconque du bien parler.
C/ Socrate et Phèdre : deux amoureux des discours
Socrate et Phèdre ont au moins un point en commun : ils aiment les discours, les
prononcer, les écouter, leur répondre. Mais leur amour est d’une nature différente.
Chacun incarne une pratique et une théorie du discours bien singulières.
Phèdre se cherche un maître, qu’il pense avoir trouvé en Lysias. Il est séduite
par la virtuosité de ce dernier, et l’a convaincu de lui céder son texte écrit afin de
l’apprendre par cœur. Phèdre est dans la répétition. Il se soumet à un exercice de
mémoire qui consiste à apprendre par cœur en aliénant son esprit. Ces exercices
rhétoriques constituent une sorte de drogue qui « affaiblissent » le malade. Socrate va
d’ailleurs se moquer de ces remèdes qui n’en sont pas : « Marcher jusqu’à Mégare et,
selon la méthode d’Hérodicus, aller de là jusqu’aux Murs pour ensuite revenir sur tes
pas » (60 km) (227d). Phèdre est comme drogué de discours.
Lysias est un orateur démocrate et un logographe. Il rédige des discours qui
sont prononcés par d’autres, accusés ou plaideurs, devant le tribunal. C’est un
orateur dissimulé qui prend la parole sous le masque d’un comparse, et qui sait
adopter son style à la personnalité de son client. Il rédige des plaidoiries subtiles et
habiles. Il incarne une rhétorique de la dissimulation. On peut donc se demander qui
se cache derrière le discours de Lysias lu par Phèdre ? Phèdre le lit, mais sous sa
voix perce celle de Lysias. Et qui se cache sous la voix de Lysias ? Lysias parle par
l’entremise de Phèdre, Phèdre parle avec les mots de Lysias. L’un et l’autre sont
asservis au désir de plaire et de susciter l’admiration.
Son discours est lui-même un discours confus, qui cache sa source, son origine, qui
joue de la dissimulation et de la reprise. Le discours est déposé dans le secret de
l’écriture : il n’a pas de père, il est donc orphelin. Le rouleau sur lequel il est écrit est
caché sous le manteau de Phèdre, dont la voix cache celle de son maître. On s’est
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même demandé si ce discours est vraiment de Lysias ou s’il n’est pas un pastiche
composé par Platon. Qui parle ? L’identité de l’émetteur est particulièrement
problématique. De plus, le contenu du message est lui aussi crypté, dissimulé. Lysias
fait en effet une déclaration paradoxale d’indifférence amoureuse : je ne t’aime pas, et
c’est pourquoi tu dois m’aimer (233 a6). Les sentiments de Lysias restent masqués :il
dissimule le désir amoureux qui le pousse à parler. D’ailleurs, lorsque Socrate
prononce son premier discours, il affiche délibérément ces mensonges en parlant la
tête couverte. Enfin, la forme même de ce discours traduit sa fourberie. Obsédé
par un désir qu’il veut étouffer, il n’est plus en mesure de construire son propos et
accumule de manière désordonnée ses arguments. Sa démonstration ne comporte ni
exorde ni péroraison. Il s’en tient à multiplier les paradoxes et additionne ses
arguments.
2/ L’art de la parole dialogique : Socrate et Platon, à l’origine d’une méfiance
soutenue à l’égard de l’écrit
Source : Steiner, « Les livres ont besoin de nous », in Les Logocrates, L’Herne, 2003.
A/ La sensibilité occidentale a une double source : Athènes et Jérusalem. Notre
héritage de pensée et d’éthique, notre lecture de l’identité et de la mort, notre manière
d’envisager le couple parole/écriture, viennent de Socrate et de Jésus. Aucun des
deux n’est auteur, aucun n’a publié. L’enseignement de Socrate et son destin
exemplaire, tels que Platon ou Aristote les ont invoqués, appartiennent au langage
parlé. Il n’est ni écrit, ni dicté.
Tout d’abord, la méthode socratique est par excellence une méthode d’oralité
supposant une véritable rencontre. Il faut que les interlocuteurs fassent acte de
présence. Les dialogues de Platon mettent en scène un médium physique : le discours
exprimé. La laideur notoire de Socrate, son endurance au combat et dans les
beuveries, la rhétorique du geste (traverser l’Ilissos) et le repos de la stasis (se
coucher à l’ombre d’un platane) engendrent ses questions et ses méditations, et
incarnent la dynamique de l’argumentation et la recherche du sens. Pour la
« torpille », la pensée est avant tout une expérience vécue irréductible à la
textualité muette. Le charme qui séduit ses interlocuteurs, ou au contraire
l’exaspération qui les saisit, dépendent des ressources de la voix et du maintien.
Ensuite, les arguments développés dans le Phèdre contre l’écriture célèbrent,
indirectement, les ressources vives d’une parole orale toujours conçue comme fertile.
Ces arguments semblent encore aujourd’hui en partie irréfutables.
-Il y a dans le texte écrit (tablette d’argile, de marbre, papyrus, parchemin, os gravé,
rouleau, livre, imprimé divers) une maxime d’autorité. Le fait de l’écriture et de la
transmission écrite implique une prétention au magistral et au canonique. Si cette
autorité paraît évidente dans des textes théologiques, liturgiques, les traités
scientifiques, les codes juridiques, elle l’est également, mais de manière plus subtile,
dans les textes philosophiques, fictionnels ou poétiques. L’auteur est lié à son lecteur
par une promesse de sens qu’il capte et fige. L’écriture est donc par essence
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normative et prescriptive. Prescrire, c’est ordonner, anticiper, circonscrire un
domaine de conduite, d’interprétation, de consensus intellectuel ou social. L’acte
d’écrire renvoie à des formes de gouvernance et manifeste un rapport de force.
L’autorité du texte est synonyme de pouvoir.
Ainsi le texte suscite-t-il des commentaires écrits eux-mêmes infinis. On répond à un
texte par du texte et on ne sort jamais de ce processus incessant. A l’opposé,
l’échange oral permet et autorise un défi immédiat, des contre-déclarations et des
corrections intempestives. L’interlocuteur peut ainsi corriger ses thèses au moment
même où il les énonce, grâce au partage et à l’échange qu’il met en place dans le
dialogue. Le sens est enfermé et fixé dans et par l’écrit. Il est ouvert et perfectible
par l’oral.
-De plus le recours à l’écrit abîme la mémoire. Ce qui est écrit et stocké n’a plus a
être mémorisé et retenu. Une culture orale repose sur des remémorations sans cesse
retravaillées. Le texte écrit, lui, autorise l’oubli. Dans les civilisations orales, la
mémoire est convoquée, nourrie, activée, et savoir par cœur c’est prendre
pleinement et corporellement possession d’un sujet. En être, littéralement, possédé.
Pour les Anciens, la Mémoire est bien la mère des Muses. Avec l’écrit au contraire,
l’art de la mémoire tombe en désuétude. L’éphémère remplace le par cœur.
L’individu, désormais paresseux, se contente de l’éphémère et de l’instantané.
B/ De même, Jésus n’écrivit ni ne publia. Etait-il illettré ? Jésus, selon Jean, trace des
mots dans le sable dans l’épisode de la femme adultère. En quelle langue ? Pour
délivrer quel message ? Il les efface aussitôt et nous n’en saurons rien. Sa sagesse met
en débandade la sapience formelle et textuelle du clergé et des savants du temple. Il
enseigne par des paraboles : concises et lapidaires, elles appellent la mémorisation.
Jésus est un homme de paroles, une incarnation du Verbe. Il s’adresse non à des
lecteurs, mais à des imitateurs, des témoins eux-mêmes largement illettrés.
CR
5- L’amour de la dialectique - Phèdre, 265d-266b
« Socrate : À mon avis, tout le reste n’est en vérité que jeu ; mais, dans ces développements
où le hasard nous a guidés, il y a deux procédés dont il serait intéressant
d’étudier méthodiquement la vertu.
Phèdre : Lesquels ?
Socrate : C’est d’abord d’embrasser d’une seule vue et de ramener à une seule idée
les notions éparses de côté et d’autre, afin d’éclaircir par la définition le sujet qu’on
veut traiter. C’est ainsi que tout à l’heure nous avons défini l’amour ; notre définition
a pu être bonne ou mauvaise ; en tout cas, elle nous a permis de rendre notre discours
clair et cohérent.
Phèdre : Mais le second procédé, Socrate, quel est-il ?
Socrate : Il consiste à diviser à nouveau l’idée en ses éléments, suivant ses articula-
13

tions naturelles, en tâchant de n’y rien tronquer, comme ferait un boucher maladroit.
C’est ce que nous avons fait dans les discours de tout à l’heure. Nous avons ramené
le délire à une idée générale commune ; puis, comme dans un seul corps il y a des
couples de membres qui ont le même nom, ceux de gauche et ceux de droite, ainsi
nos deux discours ont considéré d’abord le délire comme un genre unique, puis l’un,
s’attaquant au côté gauche, l’a divisé et subdivisé sans s’arrêter, jusqu’à ce qu’il ait
rencontré une sorte d’amour de gauche auquel il a dit justement son fait ; l’autre,
nous conduisant sur la droite du délire, y a trouvé un amour du même nom que le
premier, mais d’origine divine, qu’il a mis en lumière et loué comme l’auteur des
plus grands biens pour l’humanité. »
(Platon, Phèdre, 265d-266b).
La démonstration par induction devient le centre du processus de raisonnement
et de discours. Elle intègre les objections et les réfutations.
Où l’on perçoit que Platon n’affirme le droit de l’unité et de l’un qu’en lui imposant
de dominer le multiple. Il ne pose pas l’un et le multiple séparés et sans
lien. Il les relie en soumettant le second au premier, en nous apprenant à rapporter
une multiplicité d’éléments à une forme unique et unifiante.
Cette procédure s’appelle « dialectique ». Il semble bien que Platon ait trouvé le
germe de la dialectique dans l’art du dialogue développé par Socrate. Le dialogue,
ancré dans la dynamique du langage, permet d’enseigner quelque chose sans pour
autant l’imposer. Il a la propriété d’aller de l’un à l’autre des interlocuteurs
(dia). Ainsi les objections et réfutations sont-elles inscrites dans le déploiement de la
parole. De ce fait, la critique des propos ne se pose pas à l’extérieur de la démarche,
elle est contenue dans la démarche. La dialectique est bien protreptique et didactique.
Elle donne la connaissance des types d’âme et des types de discours correspondants.
Pour simplifier, il est possible de réduire le propos à ceci : la dialectique est le
moyen, à travers le dialogue, de connaître ce qui est, les Idées. Elle se distingue,
sans difficulté, de l’ignorance, de l’opinion, de la fausse rhétorique. Elle est la
philosophie même, seule à atteindre la connaissance absolue, la raison de toutes
choses. Elle est cette rationalité discursive par lequel la pensée peut atteindre le
vrai. Par conséquent, elle fonde aussi une communauté, celle de ceux qui savent
énoncer la vérité.
Aussi n’est-ce pas tout. Platon, par ce biais, traite de surcroît de la nécessité de valoriser
ou glorifier la philosophie, seule à même de nous conduire au vrai et à
l’unité. Elle dépasse non seulement la rhétorique, mais non moins la poésie et tout
autre art de parler ou d’écrire.
.
Le processus dialectique
14

• A la routine que représente la rhétorique pour des spécialistes comme les sophistes,
les logographes ou les hommes politiques, Socrate substitue dans le Phèdre une
véritable science du discours se fondant sur la dialectique, seule méthode capable
d’atteindre l’intelligible et de le décrire, et sur la cosmologie, qui permet de savoir à
quoi s’en tenir sur l’âme humaine, résidu de l’âme du monde qui meut le corps du
monde en son entier et les corps célestes.
• Définition de la dialectique : elle est le moyen, à travers le dialogue, de connaître
« ce qui est ». En tant que connaissance vraie, qui se distingue de l’ignorance comme
de l’opinion, elle est synonyme de philosophie. Le philosophe est un dialecticien. La
dialectique est donc la seule science véritable. Elle est la connaissance de la réalité.
• Dialectique et parole : c’est à travers le discours, la rationalité discursive (le
logos), et par le moyen du discours (dia-logos) que la pensée peut atteindre de ce que
sont les choses. Elle est le raisonnement discursif à la faveur duquel la pensée et
l’être des choses se rencontrent.
• Méthode et règles de la dialectique : il s’agit de la méthode double de division
(diairesis) et de rassemblement (sunagogê), qui doit permettre soit de définir la
spécificité d’un objet, soit de rapporter une multiplicité d’éléments à une forme
unique, en suivant l’ordre et les articulations du réel. La division doit, en partant
d’une notion générique, la diviser progressivement en espèces distinctes, jusqu’au
point où l’on atteint la différence en deçà de laquelle aucune division n’est plus
possible. La division procède par dichotomies progressives, l’ensemble de la
recherche prenant l’aspect d’une arborescence plus ou moins longue. La dialectique
est l’occasion d’une définition, c’est-à-dire d’une réponse à la question « qu’est-ce
que x ? ». Cette définition est obtenue par la perception de la Forme intelligible à
laquelle participe l’objet de l’enquête. Elle s’appuie sur des thèses et supprime les
hypothèses. Sa nécessité n’est pas simplement logique, elle est également réelle.
• Le projet d’une rhétorique philosophique : du dire au dialogue (Châtelet)
• Légitimation du dire par Platon
Le platonisme apporte la légitimation. Les philosophies présocratiques se
présentaient dogmatiquement ou lyriquement comme des leçons et comme des
poèmes, s’imposaient, de leur fait même, comme vraies ou bonnes. Elles étaient de
l’ordre du dire, d’un dire qui se suffit à soi-même.
Platon éprouve douloureusement l’inefficacité de ce dire qui ne parvient pas à dire
pourquoi il dit ceci plutôt que cela. Il vit dans une Cité où la parole se prostitue. Il
comprend qu’il faut donner un autre statut au discours.
• Du dire au dialogue
Il s’agit non plus de discourir et de dire. Il faut élaborer un discours qui puisse être
15

légitimement tenu pour juge de tous les discours. Chacun doit pouvoir le recevoir
comme vrai et le prendre comme critère de son opinion et de sa conduite. Ce discours
se construit par le dialogue. Dans le dialogue, deux dires s’affrontent, deux opinions,
deux passions. De Socrate, Platon apprend qu’il faut dialoguer non pour dire, mais
pour laisser l’autre éprouver peu à peu l’inutilité, le vide de son discours. Et
lorsque l’autre est rendu à son désarroi, alors, de la question posée par « celui qui sait
qu’il ne sait rien », vient une solution.
Les interlocuteurs sont sur un autre terrain. Ils laissent parler en eux ce qui est le
discours même. Dans le discours de fait se profile une exigence de droit : au-delà
de ce que nous sommes et de ce que nous disons, il y a en chacun de nous un juge qui
justifie, qui légitime, qui rend raison.
Platon élabore donc la logique de la Raison et en organise la pratique.
Conclusions : 1/ la philosophie est réfractaire à toute mise en forme de traité
écrit
« Il y a au moins une chose que je puis dire au sujet de ceux qui ont écrit ou qui
écriront et prétendent avoir compétence dans les matières dont je m’occupe, qu’ils
prétendent en avoir été instruits par moi ou par un autre, ou l’avoir trouvé tout seuls :
c’est qu’il est impossible, du moins à mon avis, qu’ils y entendent rien. Là-dessus, en
tout cas, il n’existe aucun Traité qui soit de ma main et il n’y en aura jamais, car à la
différence des autres savoirs, c’en est un qui ne se laisse pas mettre en formules ; il
naît de ce que l’on entretient un commerce assidu avec ce qui en est la matière même,
de ce que l’on partage sa vie, et il surgit dans l’âme, telle la flamme qui jaillit de son
étincelle, puis croît spontanément. Ce que je sais également c’est que c’est moi qui
serais le mieux à même de l’exposer par écrit ou oralement et que c’est moi qui
souffrirais le plus de l’imperfection du Traité. Si j’avais été d’avis qu’il pût être écrit
et formulé comme il faut pour le public, qu’aurais-je pu réaliser de plus beau dans ma
vie que de publier quelque chose d’aussi précieux pour tous et de mettre au grand
jour la vraie nature des choses ? Mais je ne pense pas qu’une telle entreprise soit un
bien pour l’humanité, si l’on en excepte les rares individus que de simples indications
mettent à même de trouver par leurs propres moyens. On ne ferait qu’emplir les
autres d’un inconvenant mépris sans fondement ou d’une prétention aussi hautaine
que vaine. […]
Il y a une vraie raison qui s’oppose à ce que l’on ose écrire quoi que ce soit en cette
matière, raison que j’ai déjà souvent alléguée ; mais que je crois devoir répéter une
nouvelle fois. […]
Tous les modes de connaissance se mettent à exprimer la qualité aussi bien que l’être
de chaque chose au moyen de l’instrument défaillant qu’est le langage. Voilà
pourquoi aucun homme sensé ne prendra le risque de lui confier ses pensées, surtout
sous la forme figée des caractères écrits. […] Telle est la raison précise pour laquelle
tout homme sérieux, occupé de choses sérieuses, se gardera bien, en écrivant, de
laisser tomber de tels sujets dans le domaine public et de les exposer ainsi à la
16

malveillance et aux doutes. Par suite, il faut, en bref, quand on voit des œuvres écrites
en forme de lois par un législateur, ou par quiconque sur tel autre sujet, bien se rendre
compte de ce qui les caractérise : pour lui, du moins s’il est sérieux, ce n’est pas cela
qui est sérieux, mais bien ce qui siège en quelque endroit de ce qui lui appartient de
plus beau. Au cas où, au contraire, c’est ce qu’il regarde comme sérieux qu’il a ainsi
déposé dans les caractères d’écriture, alors il faut dire de lui : « il a eu l’esprit
ravagé » non pas « par les dieux », mais par les mortels. »
Cours III - Un dialogue déroutant
Plan
I - une structure théâtrale
II - progression de la démarche du Phèdre
III - Survol du texte
(IV - Conclusion : Quatre thèmes)
Ouverture : un questionnement sur le couple parole/écrit qui s’inscrit dans d’autres
séries d’interrogations autour de la parole cherchant à privilégier elles aussi le face à
face
.
Intro : ce dialogue fait donc partie des derniers dialogues de Platon. Platon, on l’a vu,
écrit les paroles prononcées par son maître Socrate dont il retranscrit, écrit, et invente
sans doute en partie les propos. Il choisit une fois de plus la forme du dialogue, et met
en scène deux Athéniens discutant à l’ombre d’un platane, à quelques centaines de
mètres de l’Acropole.
Socrate a parlé, Platon écrit. Deux modes de communication en décalage temporel
l’un avec l’autre. Socrate a dit combien une parole juste et réglée était préférable à
une parole dévoyée et manipulée. Socrate critique l’écrit, et met en avant la
supériorité de la parole sur le texte. Paradoxe : Platon reconduit cette critique bien
sûr, mais il en passe par l’écrit. C’est justement l’écrit qui, ici, semble sauver la
17

parole ! Autre paradoxe : Lysias a écrit un discours qui est ensuite « parlé » par
Phèdre. Socrate prononce un premier discours qu’il va regretter. Qui parle quand
quelqu’un parle ? Qu’est-ce qui est premier, de la parole et de l’écrit ? L’écrit
est-il une béquille de la parole ? Peut-il avoir sa vivacité, sa réactivité ? Mais,
parallèlement, la parole n’est-elle pas elle aussi guidée, travaillée, soumise à des
règles qui l’astreignent à un cadre particulier ?
D’autres qualités de ce dialogue en font une œuvre particulièrement déroutante, si
diverse dans son fond (thèmes de l’amour, de l’âme, de la rhétorique, de l’écriture)
comme dans sa forme (dialogue, discours, description, mythe, prière).
I - Plan : une mosaïque et une structure théâtrale avec prologue et épilogue
Le Phèdre est l’un des plus séduisants dialogues de Platon. Sa beauté est d’ailleurs
aussi l’objet du dialogue. Sous-titré « sur le beau ». Singulière variété. Se présente
comme une œuvre étrangement déconstruite, composée de pièces en apparence
disparates (un fragment de discours de Lysias, un pastiche socratique de ce même
discours, un discours poétique prononcé par Socrate qui prend alors l’identité de
Stésichore, des réflexions sur la rhétorique athénienne au Vè, une méditation sur la
force de la parole vive et la faiblesse de son « image » sans vie, à savoir l’écriture).
On discute depuis toujours sur la composition/absence de composition de ce texte
dont la texture est effectivement composite. Naturel charmant et déconcertant.
Considérations diverses.
. Ce qui apparaît au premier abord, c'est le manque d'unité du texte. Si en effet une
première partie est consacrée à la beauté, ou plutôt à l'amour qui est amour du beau,
la deuxième partie disserte sur l'art oratoire, et l'écriture. On ne voit pas bien ce qui
articule ces deux parties ; à tel point que certains ont cru y voir soit la marque d'un
manque de maitrise d'un écrivain encore jeune, soit au contraire celle d'une forme de
sénilité1. Aimable divagation de la conversation qui de proche en proche, de dérive
en dérive, conduit les interlocuteurs bien loin de leur point de départ ? Ce serait sans
compter avec la forte charpente du texte qui n'est manifestement pas structuré au
hasard.
Tout commence par la lecture par Phèdre d'un discours de Lysias qui soutient qu'il
vaut mieux choisir pour amant celui qui ne vous aime pas que celui qui vous aime.
(230e–234c)
À quoi Socrate oppose deux discours :
Le premier porte sur la forme : s'il voulait démontrer qu'il faut préférer celui qui ne
vous aime pas à celui qui vous aime, Lysias aurait dû s'y prendre autrement, et
Socrate, reprenant les positions de Lysias produit un autre discours. (237a–241d)
Le second porte sur le fond : prenant le contrepied de ce qui a été précédemment
démontré, il développe sa propre vision de l'amour. (244a-257b)
18

Suit un long développement sur l'art du discours et la manière de bien parler (259a-
274b), terminé par une comparaison entre la parole et l'écriture. (274b – 279c)
À la première lecture on peut donc penser que la question de l'amour et celle de la
parole sont simplement juxtaposées, et selon que l'on privilégie l'un ou l'autre terme
on pourra dire :
— Soit que le thème de l'amour est le thème premier du dialogue, celui de la
parole n'étant que l'auxiliaire permettant de bien en parler.
— Soit que le thème est celui de la parole, le discours sur l'amour n'étant qu'un
exemple permettant de définir le droit usage de la parole.
le lien entre l'amour et le discours est bien plus qu'une simple juxtaposition.
ce lien est un lien organique qui unit les deux faces d'une seule et même
démarche, celle qui conduit l'âme vers la contemplation des Idées : la
dialectique
- Prologue 227a-230 e
- le discours de Lysias sur l’amour (il faut accorder ses faveurs à celui qui n’est
pas amoureux) 230e-234c : discours d’un sophiste réputé pour la concision et
la précision de son style, discours non pas récité mais lu par Phèdre, mot pour
mot.
- intermède 234c-236a
- I. Critiques sur le fond du discours de Lysias 237a-257b : la nature véritable de
l’amour
- 1 er discours de Socrate voilé (ce qu’est l’amour, avantages et
dommages attendus par l’aimé de la part de l’amoureux) 236a-241d.
Reprise du discours de Lysias par Socrate, forcé par Phèdre qui le met
au défi de mieux faire (Socrate se met donc à l’école des sophistes :
•l’amour est un dérèglement passionnel,
• les désavantages de l’amour pour la personne aimée).
- intermède : nécessité d’une palinodie 241d à 243 e
- second discours de Socrate prononcé à visage découvert= la
palinodie : 243 e 244 a 257b
éloge de la folie 244a – 245c ; l’âme est d’origine immortelle et céleste
245c – 249d ; dans le délire amoureux, l’âme retrouve son origine, audelà
de sa déchéance corporelle 249d – 257d
Second discours que Socrate se croit contraint de proférer pour se
purifier du discours lysien contre l’amour : l’amour est bien un délire
divin et non une folie qui abêtit.
19

- II. Critiques sur la forme du discours de Lysias : les conditions de composition
d’un beau discours 257 b-279 bc
Introduction. L’art du fabricant de discours (257b-260e).
A. Les exigences d’un véritable art oratoire.
• le beau discours dévoile une vérité :
il se fonde sur la connaissance et non sur l’opinion (260e-264e)
la dialectique, et non la rhétorique, répond à cette exigence (364e-269d)
• le beau discours produit sûrement une persuasion :
sa forme est adaptée au caractère propre de l’âme de l’auditeur 269d-272b
la rhétorique se contente du vraisemblable en ce domaine (272b-274b)
B. Les défauts du discours écrit par rapport au discours oral.
• l’écriture ne procure pas vraiment la mémoire 274b-275c
• elle est incompétente quant à l’instruction du lecteur (275c-277a)
l’épilogue 278b -279b. Seul le philosophe possède l’art du beau discours.
Prière à Pan
CR
II - progression de la démarche du Phèdre
.
Les trois parties se rapportent ensuite les unes aux autres en suscitant un mouvement
ascendant. Chacune s’articule autour d’un thème. Pour la première : le langage psychagogique,
puisque tel est le terme utilisé par Platon pour désigner le discours
jouant sur les affects et qui suscite des affects sans faire connaître quoi que ce soit.
Pour la deuxième : la nature de l’âme et du vrai. Et la rhétorique dialectique susceptible
d’énoncer le vrai pour la troisième.
1. Ouverture/prologue (227a-230e) : Platon construit une situation et une atmosphère.
L’enjeu du dialogue est présenté en une sorte de scène de théâtre. Nous sommes à
Athènes, Socrate ne sort jamais de l’enceinte de la ville, et pourtant Phèdre réussit à
l’attirer en dehors d’elle, en l’alléchant par la promesse d’entendre un beau discours
rédigé par Lysias. Les deux interlocuteurs s’installent sur les berges de l’Ilissos.
Phèdre prétend réciter ce discours de Lysias, entendu par lui le matin. En vérité, il en
a une version écrite dans la poche.
2. Dans une première partie (230e-241d), les deux protagonistes s’intéressent au discours
de Lysias et donc à un certain art de parler. Lysias est un maître de rhétorique
qui compose des discours appelés « épidictiques » parce qu’ils procèdent par éloge ou
blâme. Non seulement il rédige des discours à destination des plaideurs devant les
tribunaux, mais il en écrit d’autres destinés à permettre d’étudier la technique de
composition des discours. Il n’empêche, son discours, qui semble porter sur l’amour,
est mal conçu, sans objet parce qu’il présuppose le savoir de l’amour, et ne débouche
sur rien sauf des anecdotes désolantes relatives aux amoureux.
20

Socrate ironise à nouveau, mais, poussé par Phèdre, il tente aussi de se lancer dans un
contre discours qui échoue non moins parce que son objet n’a pas plus été déterminé.
3. Dans une deuxième partie (241d-259e), chacun s’inquiète de ces dérives de la parole.
Cette dernière peut-elle demeurer ainsi contournée ? Comment produire une parole
droite, et par quel biais la justifier ? Dans ce dessein, il convient d’abord de se
demander quelles sont l’origine, la nature et la destinée de l’âme, centre même de la
parole et de l’amour véritables. Cette partie est entièrement consacrée à mettre au
jour les moyens de fonder une science du discours, qui s’appelle dialectique, échappant
à la rhétorique vaine des sophistes. La parole vraie doit s’articuler à
l’appréhension de l’intelligible, du vrai.
4. Dans une troisième partie (260a-279b), le dialogue conduit, en trois étapes, à la
solution de la question de départ : qu’est-ce que parler ? Parler, c’est parler vrai, à
quelqu’un avec lequel on peut cheminer, en vue d’exalter la valeur d’unité et
d’harmonie qui structure aussi bien le cosmos qu’elle devrait structurer la cité (Polis).
Mais cela exige d’analyser aussi le statut de l’écriture et sa capacité à transmettre ce
qui a été découvert.
Phèdre : Plan
Prologue
227c Phèdre, auditeur d'un discours de Lysias sur l'amour.
228d Il a sur lui le discours.
229a A la recherche d'une retraite en suivant l'Ilissos.
229c Mythologie.
230b Paysage.
230e Première partie
-1: Le discours de Lysias.
234e Critiques de Socrate.
235b Autres idées sur l'amour.
236a Phèdre oblige Socrate à traiter le thème de Lysias
237a 2-Premier discours de Socrate.
238c Pause: une inspiration perce déjà.
238d Reprise.
244d Si l'on doit continuer,
il faudra changer de ton.
242bDeuxième partie La voie démonique.
242d Une palinodie expiatoire est nécessaire.
243e Second discours de Socrate. -Eloge de l'amour.
244b Les quatre formes du délire inspiré des dieux.
244b Etymologies.
245c Nécessité de savoir ce qu'est l'âme ; son immortalité.
246a Sa nature : le mythe de l'attelage ailé.
246d: La procession céleste des âmes.
247c Le lieu supracéleste.
248a Les âmes autres que celles des Dieux.
21

248c Eschatologie.
249b L'Idée et la réminiscence; le délire d'amour.
250b Le privilège de la Beauté.
252c Chaque âme imite le dieu dont elle a suivi le cortège.
253c Les alternatives de l'amour.
255a Comment il se partage: explication physique.
256e Conclusion
257b Intermède.
257e La logographie.
259b Le mythe des cigales.
259e Troisième partie.
Première section : les conditions de l'oeuvre d'art.
261a L'objet de l'art oratoire.
262c Vérification par l'exemple du discours de Lysias.
264e Vérification par l'exemple des deux discours de Socrate.
265c La méthode dialectique.
266d Deuxième section: procédés rhétoriques et rhéteurs illustres.
268a Examen critique.
269d Troisième section:
la rhétorique philosophique; conditions.
271e méthode.
271b Vérité et vraisemblance.
274b Quatrième partie
-Valeur et rôle du discours écrit.
274c L'invention de l'écriture.
277a Résumé d'ensemble.
278e Isocrate.
La rhétorique : 257c-274d:
257c : Lysias devrait se taire? Mais les hommes politiques laissent des écrits, les lois
( ils sont comme des auteurs )
258d: Le vrai problème : bien ou mal écrire. ( plaisirs nobles et plaisirs serviles : les
cigales)
260a : Le vrai et le vraisemblable : la dialectique et la rhétorique.
262a : il faut connaître le vrai pour connaître le vraisemblable. exemple : analyse du
discours de Lysias le discours, être vivant l'épitaphe de Midas.
266a : la méthode dialectique, analyse et synthèse.
266d : La rhétorique et ses recettes les traités et les méthodes
268d : analogie : le remède, le traité de médecine l'art de la tirade confusion entre les
écrits techniques et l'art de l'orateur art global
270b: Retour à la nécessité de connaître le vrai :
270d vérité de l'objet
272a vérité du récepteur.
272d : retour à la vraisemblance "pour la multitude" : elle est sans intérêt pour le
22

sage.
• Une double critique touchant le fond et la forme
Le dialogue se présente comme une critique, sur le fond et sur la forme, d’un
discours écrit par Lysias, qui l’a utilisé le matin même pour son enseignement
rhétorique. Les erreurs de Lysias touchent d’abord le fond de son propos : il n’a pas
analysé les différents sens du mot folie, et a oublié la folie d’origine divine, dont
Socrate fera l’éloge. Elles touchent enfin la forme de son propos : il s’en est tenu au
vraisemblable et n’a pas défini l’objet dont il parle. Ses paroles restent donc confuses
et embrouillées. Il ne sait pas que l’écriture n’est qu’une image et un jeu. Si elle aide
la remémoration, elle ne peut remplacer la mémoire qui seule transmet la
connaissance.
III - Survol du texte:
Prologue présente les personnages, Phèdre et Socrate. Pose le cadre du dialogue.
Ce cadre est unique en son genre. Le Phèdre est le seul dialogue qui se passe à la
campagne. Singularité soulignée. Personnages s’engagent en dehors d’Athènes pour
rejoindre un coin délicieux. S fait remarquer à P qu’il a été un guide parfait. Coin
raffiné et enviable. Réponse de P : « et toi, inclassable, tu es le plus extraordinaire…
tu fais l’effet d’un étranger qu’on guide ».
S est traditionnellement celui qui reste dans la cité. Ne sort jamais de la ville, sinon
pour des campagnes militaires. S s’en explique : « sois indulgent, j’aime à apprendre.
Cela étant la campagne et les arbres ne consentent pas à m’apprendre ». La source de
la connaissance, ce sont les hommes et non les arbres.
Rives de l’Ilissos célébrées. Dialogue sous le signe de l’esprit des lieux. Inspiration
de S s’explique par les lieux, les dieux du lieu. Dialogue se situe dans ce génie du
lieu. Fraîcheur du ruisseau. Nymphes qui hantent ce ruisseau vont posséder S. Platane
(où on voit Platon). Gazon délicat et raffiné sur lequel les personnages s’étendent.
Pente inclinée juste comme il faut. Dans cette campagne délicieuse, on emmène un
livre. Discours de Lysias donne le branle au dialogue. On sort de la ville pour lire à
l’aise, et s’en entretenir. Manifestation du caractère désireux d’apprendre de S.
Le développement central consiste dans une suite de trois discours.
Le 1 er de Lysias (grand orateur, logographe, écrit des discours dans l’ordre politique
et judiciaire).
23

Pas d’avocat dans juridiction athénienne. Faut soutenir sa cause soi-même.
Ecrivains de discours qui écrivent les discours, défense, apologie. Font
commerce de cette écriture. Ne se prononcent pas en leur propre nom. Lysias
appartient au parti démocrate. Son frère est victime de la tyrannie des Trente.
Pastiche ou discours authentique ?
Ce discours dresse un violent réquisitoire contre l’amour. Conseille
d’accorder ses faveurs, de complaire non pas à l’amoureux mais à celui qui
n’aime pas. Dans le commerce érotique, l’amour est une peste à fuir. Lysias
prend les choses à rebours. Goût du paradoxe, de la proposition piquante. C’est
présenté par Phèdre comme ce qui fait le sel, le prix de ce discours, son
caractère exquis, original, piquant
Les deux autres discours sont improvisés par S qui n’écrit pas.
L’un rivalise avec celui de Lysias sur le même thème, non sans honte (honte de
ne pas être à la hauteur du discours de L, ou honte d’avoir à traiter ce
thème ?).S se plie à ce jeu de rivaliser avec Lysias. Reprend les mêmes
arguments, qui sont des arguments obligés (célébrer les avantages du bon sens,
les infortunes de celui qui, amoureux, va se montrer emporté, infidèle, jaloux,
ne tenant pas ses promesses…).
.
1 er discours de S en rivalité avec L : purger l’admiration éperdue que Phèdre
ressent pour L. Mais Socrate s’interrompt au beau milieu du discours « Et moi
qui me figurais que tu n’en étais qu’à la moitié et que tu allais l’équilibrer avec
un développement sur celui qui n’aime pas » 241d. Socrate n’a envisagé que
l’intérêt de celui qui aime, il n’a pas encore envisagé l’intérêt de celui qui
n’aime pas. Il se refuse d’aller plus loin. Une purification est nécessaire : les
précédents discours ont blasphémé contre l’amour.
2è discours prononcé la tête découverte. C’est le morceau le plus long et le
plus célèbre du dialogue. Socrate prononce un éloge poétique et enthousiaste
d’Eros. Compare l’âme à la puissance d’un chariot et cocher ailé. C’est dans le
Phèdre que l’on trouve pour la première fois chez Platon une définition de
l’âme et une description du cadre de sa destinée. La nature de l’âme consiste en
son immortalité. L’âme est principe et source de tout mouvement. Définir
l’âme comme principe de mouvement, c’est affirmer que 1/ l’âme se meut ellemême
et meut toute choses 2/ elle est immortelle, car ce mouvement ne peut
cesser sans entraîner la cessation de tout mouvement (mouvements
physiques — déplacement, croissance — et mouvements psychiques —
connaissance, sentiment). L’âme est une réalité intermédiaire entre le
sensible et l’intelligible, elle est donc amenée à se déplacer entre les niveaux
de réalité, le voyage étant forcément plus long pour l’âme qui se trouve plus
loin de l’intelligible. C’est dans ce contexte que le recours aux images du char
24

et de l’aile, le recours aux métaphores d’ascension et de descente s’imposent.
La destinée des âmes se trouve scandée par des cycles de mille ans constitués
de dix périodes de mille ans chacune comprenant pour les neuf dernières une
vie dans un corps d’homme ou de bête et un séjour dans le ciel ou sous la terre
pour la portion de temps restante. Ce qui distingue les âmes des dieux et des
démons de celles des hommes et des bêtes, c’est la durée et la qualité de leur
contemplation de l’intelligible.
Palinodie : discours inverse. Après avoir blâmé l’amour, Socrate en fait
l’éloge. Renvoie à Stésichore qui avait dit du mal d’Hélène et qui dut, par ordre
d’Aphrodite, prononcer l’éloge d’Hélène pour avoir médit de la plus belle des
mortelles. A tout de suite compris pourquoi il est tombé aveugle (châtié par les
dieux). A ensuite recouvré la vue. S dit « je suis plus malin » : avant qu’il ne
m’arrive quoi que ce soit, je prononce la palinodie. Dialogue pivote autour du
mythe des cigales : seul mythe qui soit de l’invention platonicienne. S
développe l’idée que les cigales étaient d’anciens hommes qui se sont tellement
épris du chant qu’ils en ont oublié de manger et de boire. Dieux les ont
ressuscités sous la forme de cigales.
Les thèmes traités sont successivement : l’immortalité de l’âme, le mythe de
l’attelage ailé, la procession, l’élévation ou la chute des âmes, la
réminiscence, la puissance de la beauté et la métamorphose qu’elle
provoque dans l’amant (il se sent pousser des ailes), les divers dieux que
suivent alors les âmes ravies dans un lieu supra-terrestre, l’idolâtrie
amoureuse (« l’amant ne joue pas la comédie : il voue à l’être aimé une
dévotion sans borne, comme à un égal d’un dieu » 255a), enfin le miroir des
amants en lequel chacun se reconnaît et se perd dans l’autre. Une péroraison
rappelle que cet hymne à l’amour a été prononcé comme « offrande et
expiation » pour purifier l’âme de la souillure du discours de Lysias qui a osé
blasphémer contre Eros.
Dialogue s’engage dans une discussion finale sur l’art de bien parler et écrire.
Rhétorique. Dans quelles conditions on parle et on écrit bien/mal. Toute la seconde
partie du Phèdre porte sur cette question.
IV – Conclusion : Quatre thèmes et une série de paradoxes
CR
le fil conducteur
Cependant, ce thème de l’ascèse ou d’une conversion par la pratique d’exercices par
25

et dans la parole vient se nouer à un autre fil conducteur, en première approche fort
éloigné du précédent, l’amour (éros). Ce qui, dans Phèdre, nous vaut de longs discours
portant sur les amants, les avatars et soucis de la vie amoureuse, les voluptés
de l’amour, puis une rectification ferme et précise de la conception courante de
l’amour, oublieuse de l’amour de la vérité et de l’absolu.
En vérité, ce noeud entre les deux fils conducteurs n’est pas du tout indifférent ou
mal venu. Il est conçu à partir d’une analogie* dont voici les traits : de même que
le mauvais amoureux se méprend sur l’objet de son désir* et agit n’importe
comment, le mauvais discours ne sait ni de quoi il parle ni si ce qu’il énonce est
vrai.
Il est même souhaitable de rendre ce lien entre amour et parole encore plus intime :
le bon discours, le discours droit est provoqué par l’ensemencement de l’âme
par l’amour. La propriété de l’amour, en effet, est d’ouvrir l’âme sur le vrai et
l’un (ou l’unité), en la libérant de son incarnation dans un corps et de son utilisation
incontrôlée et dispersée des mots. Le discours vrai et du vrai prend bien une
forme dialectique, dialoguée et partagée, aussi fortement que l’amour jette dans un
enthousiasme* ou un délire* qui aspire au plus haut degré de vérité. Le discours vrai
autant que l’amour sont pédagogues, notamment dans l’amour des garçons à partir
duquel se conçoit l’éducation.
Parler en vérité est digne d’amour, et seul est digne d’amour le bien parler. Aimer
selon le vrai oblige à bien parler et à viser l’unité. En revanche, le mauvais discours,
le bavardage de la rue et le monologue de la rhétorique politique, se font monocordes,
monopoles du parler, fioritures de mots, et entraînement à la lourdeur de
phrases qui n’ont plus d’autre intérêt que de favoriser la production d’effets de dispersion
sur l’auditoire, chacun ne songeant plus qu’à la satisfaction de son désir personnel
.
-A ces deux thèmes s’en ajoutent deux autres dont l’association est plus énigmatique.
Tout d’abord il est question de la valeur des mythes et du crédit que nous devons
leur accorder.
Ensuite il est question de la valeur qu’il faut donner à l’écriture. Elle n’est qu’un
simulacre qui ne répond pas quand on lui pose une question, une parole privée de son
père, c’est-à-dire de son auteur. L’écriture est à la parole vive ce que l’ombre de
l’Idée est à l’Idée elle-même. Or le recours au mythe et à l’écriture participent d’une
même démarche. Il s’agit chaque fois de substituer à un original absent une image ou
une copie qui en tient lieu. Le mythe est le lieutenant de la vie intelligible comme
l’écriture est le lieutenant du Verbe. Le mythe supplée à l’impossibilité d’une
connaissance immédiate comme l’écriture supplée à la parole vive. Mythe et écriture
sont des remèdes pour apaiser notre désir de savoir.
Peut-être y a-t-il malgré tout une organisation interne à tous ces éléments ? C’est
comme si les propos des personnages se laissaient rouler. Allure composite,
désinvolte, brillante.
26

Séance IV - 3 Le prologue : la mise en scène de la parole
Textes support à lire :
Phèdre 227a à 230 e
Analyse du passage 244a – 245c : éloge de la folie
Questions préparatoires :
La cadre
Les personnages
Les thèmes abordés
Les mythes
Intro : Ce dialogue théâtral s’ouvre sur un prologue qui met en place un cadre
idyllique et présente, in media res, les deux personnages principaux. Si ce dialogue
met en scène deux personnages, quelques autres sont évoqués par les mots de Socrate
et de Phèdre.
Tout commence par une promenade qui suit le fil de l’eau : S et Phèdre avancent
pieds nus dans le fleuve Ilissus, s’aventurant hors des murs, ce qui est extraordinaire
pour S, homme de la cité et non de la nature. En fait la « torpille » obéit à l’appât
du discours que Phèdre tient caché sous son manteau. Socrate, un « homme dont
c’est la maladie d’écouter les discours » (228b), se laisse entraîner par Phèdre qui lui
promet de lui lire le discours que Lysias vient de prononcer. Cette randonnée donne
lieu à un développement sur le crédit qu’il convient d’accorder aux mythes, et à une
réflexion sur ce mythe qui raconte l’enlèvement d’Orithye par le dieu Borée.
Le prologue, c’est, si l’on reprend la métaphore employée par S du discours conçu
comme un corps, la tête du corps. Tête composée d’éléments disparates et non liés
entre eux : la question de la mythologie, la méditation sur Eros et Philia, la question
des stratégies amoureuses (mieux vaut pour son repos s’attacher à celui qu’on n’aime
pas plutôt qu’à celui qu’on aime). Le « pied » de ce discours sera également
surprenant : il s’agit de l’éloge du rhéteur Isocrate dont il n’a jamais été question
jusque-là, suivi d’une prière énigmatique à Pan, le dieu de la nature sauvage. Cette
fin n’est pas une fin, mais plutôt un commencement, puisque le dialogue s’achève
sur le mot deux fois répété « iômen », c’est-à-dire « allons, en marche ».
1/ Les personnages présents et évoqués : Phèdre, Socrate, Lysias et sa famille,
27

Isocrate
a/Phèdre est né vers 450-447 av JC : il apparaît dans trois dialogues de Platon, le
Protagoras, le Banquet et le Phèdre. Son nom signifie « resplendissant » et
« brillant ». Dans le premier dialogue, Phèdre est un jeune homme d’environ 18 ans.
Dans le second, il a une trentaine d’années. Il prend déjà pour thème de discussion
Eros dont il prononce en premier l’éloge. Il le tient pour le dieu le plus ancien.
Socrate quant à lui concluait cet échange après avoir écouté Pausanias, Eryximaque,
Aristophane et Agathon. Dans le Banquet, Phèdre se préoccupait, comme ce sera
le cas dans celui qui nous intéresse, de mythologie. Il montrait de l’intérêt pour
l’interprétation allégorique des mythes et se révélait bon orateur. Effectivement,
notre dialogue nous apprend qu’il suit les cours de Lysias et qu’il est un de ses
disciples.
Dans le Phèdre il est encore bien jeune puisque cette rencontre entre le jeune homme
et Socrate est censée avoir lieu aux alentours de 433-32. Dans le Banquet, Phèdre
était préoccupé par sa santé. Il est l’ami du médecin Eryximaque dont le père
Acoumène est également médecin et lui prodigue des conseils. C’est pour des
raisons médicales qu’il se promène pieds nus sur les chemins en dehors
d’Athènes. Il craint les grandes chaleurs et repère les endroits ombragés. Phèdre est,
enfin, l’un de ceux accusés d’avoir profané les Mystères d’Eleusis. Mis en cause en –
415, il s’enfuit avec ses complices et resta absent d’Athènes de 415 à 403. Ses biens
furent confisqués et le loyer de ses propriétés fut perçu par la Cité. On ne connaît pas
la date de sa mort. Il ne fut pas aux côtés de Socrate lors de son empoisonnement en -
399.
b/ Le Socrate tel qu’il apparaît dans ce dialogue reprend certains traits bien connus
du personnage. Il est pauvre, ironique et vif. Il marche pieds nus, fait preuve
d’ironie, parle habilement. Il est expérimenté en matière d’amour et invoque le
précepte delphique « Connais-toi toi-même ». Le signal divin lui rappelle quel est son
devoir et le conduit à prononcer son second discours. Ici, la formule « connais-toi toimême
» conduit Socrate à élargir ses perspectives : se connaître, c’est connaître son
âme, et remonter à l’âme du cosmos dont elle est une partie. Traditionnellement,
Socrate apparaît comme un homme évoluant dans la Cité. Ici, il semble heureux de se
trouver hors de ses enceintes et apprécie tout particulièrement le paysage bucolique
qui l’entoure. Il se sent pourtant étranger à la campagne, et dit que les hommes,
dans la cité, l’intéressent plus que les arbres des alentours. Dans d’autres
dialogues, Socrate peut être présenté comme un homme qui aime les discours concis.
Au contraire, il dit à Phèdre aimer passionnément et maladivement écouter les
discours. Les deux qu’il prononce sont relativement longs et témoignent d’une
connaissance fine des procédés rhétoriques. Ce Socrate, possédé par les Nymphes
(238cd) est particulièrement enjoué et joyeux, autre caractéristique relativement rare.
Néanmoins, Socrate est finalement assez peu ressemblant à lui-même dans ce
dialogue : il parle en premier lieu sous le masque d’un sophiste, puis il usurpe
l’identité d’un poète. Dans ces deux rôles, contradictoires mais dogmatiques, il
28

enonce temporairement à l’attitude qui lui est propre, l’ironie. Quand enfin S
redevient lui-même et parle en son nom, le débat sur l’amour est délaissé, et le
dialogue s’oriente vers des réflexions sur la rhétorique et l’art oratoire, qui forment
une sorte de poétique platonicienne.
c/ Lysias et sa famille
Lysias apparaît déjà dans la République. Son père, Céphale, citoyen syracusain et
propriétaire d’une fabrique d’armes sur le Pirée, et son frère, Polémarque, évoquaient
avec Socrate la question de la justice. L’entretien a eu lieu entre 420 et 415 av JC.
Céphale et ses fils sont donc des métèques, à savoir des étrangers résidents qui
n’avaient le droit ni de posséder la terre, ni de servir dans l’armée, ni de voter à
l’Assemblée du peuple, ni de prendre la parole au Tribunal. Lysias est né vers – 445.
A Thourioi, une colonie fondée par Athènes en Italie du sud, il suit l’enseignement
rhétorique de Tisias. Il revient à Athènes vers -420.
C’est un maître de rhétorique qui compose des discours épidictiques qui servent de
modèle à ceux qui veulent étudier la technique de composition des discours. Il est
aussi logographe, et écrit des plaidoyers que les parties s’affrontant au Tribunal
récitent devant leurs juges. Il est mort vers -379 et ne devait plus être en vie quand
Platon composa le Phèdre.
d/ Isocrate
Il n’est mentionné qu’à la fin du dialogue (278-279). Il serait né en -436 et reçut une
éducation soignée. Elève de Prodicos et de Gorgias, il s’entretient souvent avec
Socrate. D’abord logographe, il ouvre une école de rhétorique à Athènes. Il meurt
très âgé, à 98 ans. Il a composé un discours intitulé Contre les Sophistes publié en -
391 dans lequel il s’en prend
- aux Eristiques, qu’il associe aux disciples de Socrate : ces derniers veulent
enseigner le bonheur et la sagesse mais leurs vies montrent qu’ils sont
incapables de les atteindre.
- aux professeurs d’éloquence publique qui utilisent de manière mécanique et
gratuite des procédés rhétoriques.
- aux auteurs de traités de rhétorique qui ne s’intéressent qu’aux chicanes.
Il professe une rhétorique qui renforce les dons de la nature, insiste sur l’importance
des exemples commentés pour instruire les élèves, et précise que l’éducation n’est
pas toute-puissante.
Dans le Phèdre, Socrate lui lance quelques piques. Indirectement, il lui reproche
d’oublier la recherche de la vérité, à l’image d’autres sophistes. De plus Isocrate
était un fervent défenseur de l’écriture : là encore sa position ne recoupe en rien
celle de Socrate.
De son côté Isocrate, dans son discours Sur l’échange composé en -353, attaque
Platon. Il lui reproche le recours à la dialectique et sa conception de l’éducation.
- Au moment du dialogue, Lysias et Phèdre ont une trentaine d’années, Isocrate
vingt ans, Socrate cinquante.
29

2/ Le cadre spatio-temporel : lieux, dates, actions. Une géographie bucolique et
théâtrale
- Il faut distinguer entre date de l’action(-415) et date de composition(-370) du
dialogue.
-La conversation entre les deux amis n’a pas de caractère historique. Platon ne donne
aucun repère chronologique. Cette rencontre pourrait avoir lieu un peu avant 415,
juste avant le départ de Phèdre soupçonné d’avoir participé à la parodie des Mystères.
C’est un temps de tranquillité relative pour la cité.
- Le Phèdre est postérieur au Banquet et à la République. Ce dialogue a été écrit par
Platon vers -370, soit un peu plus de quarante ans après la rencontre proprement dite
entre les deux amis, juste avant un second voyage de Platon en Sicile. Il annonce les
dialogues de la vieillesse et peut être considéré comme l’un des derniers dialogues
qualifiés de la « maturité ». Platon ne renie rien de son œuvre, mais il constate
qu’après tant d’œuvres écrites, la souffrance maïeutique de l’âme est toujours aussi
vive, son désir de savoir toujours aussi violent. Ce qui est en question dans ce
dialogue, c’est le peu de vérité des ravissements mystiques, des initiations ou des
révélations divines. L’esprit doit, comme le fait précisément Socrate au cours de cet
échange, revenir à lui-même, renoncer à l’inspiration hasardeuse de l’ivresse, et
construire une méthode rationnelle de recherche, la dialectique, pour fonder une
science véritable et chercher la vérité.
- Ce dialogue se déroule sur les bords de l’Ilissos. On est en plein été, et il est presque
midi. La nature est resplendissante et Socrate la décrit dans un style poétique. Cet
endroit est consacré à des divinités, Achéloos et des Nymphes. Lorsque Socrate est
contraint par Phèdre de prendre la parole, il sent monter en lui l’inspiration et attribue
cet enthousiasme au pouvoir des Nymphes.
Achéloos (mythologie)
Dans la mythologie grecque, Achéloos (en grec ancien Ἀχελῷος / Akhelōos)
ou Achéloüs (en latin : Ăchĕlōus, -i) est un dieu fleuve d’Étolie, fils aîné
du Titan Océan et de sa sœur Téthys.
C'est le plus grand des fleuves. Il engendre les Sirènes avec la muse Calliope (dans
d'autres versions, elles sont présentées comme les filles de Phorcys), ainsi que des
sources : Pirène, Dircé, Castalie...
Selon la légende, il aurait jeté son dévolu sur Déjanire ; mais effrayée par ses dons de
métamorphose, elle lui préfère Héraclès. Un combat s'engage : Achéloos se métamorphose
en serpent immense, qu'Héraclès parvient à étouffer, puis il se change
en taureau, auquel Héraclès arrache une corne, faisant capituler le dieu fleuve. En
30

échange, Achéloos lui remet une corne de la chèvre Amalthée qui deviendra par la
suite la « corne d'abondance ».
Ce décor est donc signifiant : il s’accorde au thème du délire amoureux. Il est
propice à l’évocation du beau.
La nature a ici un statut de personnage ; lumineuse et claire, elle constitue un site
propice à la réflexion philosophique sur la nature de l’amour et sur l’ambivalence de
la parole. Cet espace sacré est celui des dieux. En quittant la ville, S et P quittent
l’espace profane du discours rationnel pour gagner l’espace sacré du discours
enthousiaste. Les personnages ont quitté la route, et leur pensée quittera elle aussi les
sentiers battus. Ils suivent le chemin naturel du cours d’eau, comme pour mieux
laisser dériver leur esprit au fil de l’eau. Ils remontent à la source, et là encore, on
peut filer la métaphore : source de l’Ilissos comme la source du discours.
Borée, vent du nord, souffle dans les parages. Il enleva la nymphe Orithye, la fille du
roi d’Athènes, qui jouait sur les rives du fleuve avec son amie Pharmacée. C’est parce
que ce sol est sacré que S et P se déchaussent. L’heure elle aussi est sacrée : à midi,
Apollon est au zénith (242a). En passant le gué vers l’autel de Borée, les
personnages traversent une nouvelle frontière : au-delà des Murs de la cité, au-delà de
la rivière.
Enfin, les végétaux participent de cette sacralisation du décor : le platane est divin
(il jure par le dieu platane en 236e), le gattilier symbolisant la chasteté de l’épouse.
En remontant le cours du fleuve, les personnages retrouvent une parole ancienne
et oubliée que la dialectique a progressivement refoulée. Ce voyage dans l’espace
se double donc d’un voyage dans le temps.
Dans le prologue puis la première partie, ce dialogue met le discours
philosophique comme en dehors de lui-même : la parole prophétique revient au
premier plan, et constitue un délire inspiré par la nature. En remontant à la source
du langage, S et P retrouvent l’enthousiasme des paroles anciennes. Ce n’est que dans
un deuxième temps que S retrouve la parole philosophique, celle qui se déprend de
la nature, de la révélation, de l’inconscience, de la possession et de l’aliénation.
3 - Analyse du passage 244a – 245c : éloge de la folie
Éloge de la folie 244a-245c
Lysias condamnait celui qui aime parce qu'il voyait dans l'amour une sorte de
maladie de l'âme, une folie. Il faisait au contraire l'éloge de l'homme raisonnable qui
ne se laisse pas emporter par les délires de la passion amoureuse. Pour qui verrait
dans la sagesse de Socrate l'effet de la froide raison, sa réponse peut paraître
surprenante : la prise de parole de Socrate commence en effet par un éloge de la folie.
Loin d'être toujours un mal la folie est le plus souvent « un don divin » qui nous
apporte les plus grands bienfaits. Cette folie qui s'empare de l'homme sous l'emprise
des dieux est en tous points supérieure au simple bon sens qui n'a jamais rien produit
31

de grand : « Autant l'emporte en beauté – les Anciens en témoignent – la folie sur le
bon sens, ce qui vient de dieu sur ce qui trouve son origine chez les hommes » (244e).
De cette folie Socrate nous dit que nous ne devons pas la craindre et nous en
défendre, mais au contraire considérer qu'elle nous apporte les plus grands des
bienfaits. Il en énumère quatre formes :
C'est d'abord l'art de la prophétie (la mantique) : la folie s'apparente alors à la
transe, à l'extase qui, chez la Pythie de Delphes par exemple, est expression de la
parole divine. La religion grecque en effet faisait beaucoup appel à toutes sortes de
médiations permettant de prévoir l'avenir. Mais parmi elles Socrate accorde une
valeur supérieure à celles qui s'appuient sur la parole divine plus qu'à celles qui
invoquent des signes matériels, comme le vol des oiseaux par exemple.
C'est ensuite l'art de ceux qui pratiquent la purification et l'initiation (la télestique).
Ceux qui sont ainsi possédés de la parole divine ont aussi dans certains cas le pouvoir
par les prières et les rituels de chasser les maladies dont certains sont affligés2[6].
La troisième forme de possession est celle qui se manifeste dans la possession par
les Muses et gouverne la création artistique (la poétique). Créer en effet n'est pas la
simple application de techniques bien apprises. À celui qui voudrait apprendre à être
poète ou musicien ou artiste en acquérant des savoir-faire il manquera toujours
l'essentiel : l'inspiration, « la transe bacchique », « la folie dispensée par les Muses »
(245a).
Et enfin – celle qui ici nous importe au plus haut point – celle qui s'empare de celui
qui aime : l'érotique. « C'est pour leur plus grand bonheur que cette forme de folie
leur est donnée par les dieux » (245b). Mais de ceci seuls les sages, ceux qui
connaissent la nature de l'âme seront convaincus, c'est pourquoi Socrate nous impose
un long détour par la philosophie qui engage la réflexion dans la complexité d'une
cosmologie dont il n'est pas toujours aisé de débrouiller les fils.
4 - Suggestions : Accointances entre éros et logos
- Pas d’éros sans logos, pas d’amour sans le sens de l’intelligible sur le fil duquel
l’âme est comme transportée et se tourne vers ce qui est vraiment. La vue de la beauté
réveille la réminiscence de la Beauté en soi et tourne l’âme vers cette expérience
immémoriale. Pas d’eros sans cette capacité du logos à mener vers
l’intelligible.Comble de l’existence humaine : faire passer dans l’âme appropriée des
discours eux-mêmes féconds. Fécondité du logos par lequel l’amour fait pousser
dans l’âme du partenaire des logoï qui sont eux-mêmes féconds.
-Parallèlement pas de logos sans éros, sans une émotion qui soutient ces opérations.
Sommet du dialogue : manière dont les discours mettent en valeur les activités de
rassemblement/division. Socrate dit « je suis amoureux des rassemblements et des
divisions ». L’amour soutient la dialectique et la parole comme raisonnement et
32

echerche active de la vérité. Les opérations de la dialectique ne valent pas en ellesmêmes.
Elles valent ce que vaut l’amour qui les met en œuvre. Ce n’est pas pour rien
que Socrate se présente comme un « amoureux des discours ». Il n’y a de logos que
ce que vaut l’eros qui le soutient et l’anime. C’est l’amour qui décide de la portée des
opérations du logos. La dialectique ne vaut qu’à la mesure de l’eros qui l’anime et lui
donne tout son élan.
On n’aime jamais que comme on parle, et on ne parle que comme on aime. On
parle à partir d’une émotion. L’amour fait parler. L’amour est ce qui fait parler. On
ne parle que de l’amour, à partir de l’amour. On n’aime jamais que sur le fil d’une
parole qui déchiffre et oriente cette émotion.
Au contraire, la procédure du calcul est obscène et pornographique dans le discours
de Lysias. Ce discours s’oriente sur la comptabilité ; il est une pure mécanique qui
tourne à vide.
-Eros et logos inventent l’âme. Ce qui se passe dans ce dialogue : invention
platonicienne de l’âme, telle qu’elle va traverser des millénaires. L’âme est appelée
aussi bien du côté de l’amour que du logos.Second discours de Socrate : se voit tenu
d’envisager ce qu’il en est de l’âme. Parler de l’amour implique que l’on pense
vraiment ce qu’il en est de l’âme. Pas simplement définir l’âme (ce qui est mû par
soi-même). Physique, réflexion sur le mouvement. Socrate en démontre
l’immortalité. Cette démonstration est un hors-d’œuvre qui ne pénètre pas la nature
de l’âme, en considérant ses affections et ses actes. Il faut aussi donner une idée de sa
puissance. L’âme est une puissance d’être affectée et une puissance d’agir. Platon
compare l’âme à la puissance d’un char ailé. Elle n’est pas une idée ni une forme
intelligible. Elle est puissance d’être affectée et de s’orienter. Second discours raconte
comment elle s’émeut à la rencontre d’un bel objet. Emotion amoureuse : qq chose
qui perce de l’intérieur.
Discours : manière de conduire l’âme. L’art de parler suppose un discernement fin
des âmes, des discours et de leurs relations. L’art de parler suppose de s’y connaître
quant à l’âme. Ce qui est requis : connaître l’âme.Eros et logos sont coextensifs à
cette dimension psychique.
Notre manière d’aimer donne mesure de notre clairvoyance. Rousseau : on a fait
l’amour aveugle mais il a des meilleurs yeux que nous et voit ce que nous ne pouvons
apercevoir.
aimer parler, parler d’amour conduisent à identifier l’âme. La
parole mène à l’âme, la révèle, et réanime les corps endormis des
ignorants.
Conclusion
Le dialogue se conclut sur une injonction : « En route ! » En route vers Athènes
bien sûr, mais peut être aussi en route pour ce difficile chemin qui conduit les âmes
vers les Idées.
33

Nous avions posé en introduction la question de l'unité du Phèdre : de l'amour ou
de la parole quel est le thème majeur du dialogue ? Cette question ne pouvait trouver
de réponse tant que n'apparaissait pas un troisième terme que Socrate a mis au
premier plan : celui de dialectique. La parole n'est pas un jeu dans les joutes oratoires
que se livrent les beaux parleurs, pas plus qu'elle n'est un instrument de pouvoir dans
la bouche des hommes politiques. Elle doit être l'expression du parler vrai,
l'indispensable instrument de la marche progressive vers la connaissance. Quand la
parole devient dialogue, par le débat, les hommes peuvent s'élever jusqu'à la
connaissance des Idées. La progression vers la connaissance ne peut se faire que dans
le discours échangé, c'est par l'échange rigoureux des questions et des réponses
qu'advient le savoir. On est au cœur de la philosophie platonicienne, le Logos est
manifestation de la vérité.
L'unité du Phèdre est alors l'unité de la dialectique. Que l'on parle de l'amour ou
que l'on parle du discours, on parle toujours de la même chose : la recherche du
monde des Idées. Le délire amoureux comme le discours sont les voies conjointes par
lesquelles le prisonnier s'arrache aux ténèbres de la caverne pour tenter d'apercevoir
le ciel. C'est pourquoi le véritable amour est dialogue. C'est dans la parole échangée
que se concrétise l'amour. Ceux qui aiment, disait Diotime, engendrent de beaux
discours. En un premier sens sans doute : comme le disait Agathon3[26], l'amour est
poète, l'amour rend poète. C'est-à-dire que l'amour a tendance à se dire, à se chanter,
et par là à passer de ce qui est ressenti à ce qui est représenté, et à donner ainsi une
dimension humaine à l'amour : dans les mots, l'amour se dit, se raconte, s'invente,
s'objective4[27]. Mais on peut aller plus loin : le discours que l'amour engendre, ce
n'est pas seulement les louanges de l'être aimé ; le discours qui progresse au fur et à
mesure de l'ascension, c'est celui que l'amant engendre dans l'esprit de l'aimé, le
discours que le savoir accompagne. Si aimer c'est engendrer de beaux discours,
engendrer de beaux discours n'est rien d'autre que devenir savant. Le maître amant est
celui qui sait faire naître dans l'âme de l'aimé les plus hautes pensées, les discours
féconds, les paroles de beauté, par une sorte de fécondation intellectuelle. L'amour est
initiation dans et par la parole.
Les thèmes de l'amour et de la parole ne sont donc pas juxtaposés, ils sont les deux
faces d'une même réalité : la marche réglée vers le Beau et le Vrai, la dialectique
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Séance V - - La question des mythes
Textes supports :
229c.-230b => interpréter un mythe c’est perdre son temps
245c – 245e => démontrer l’immortalité de l’âme,
246a – 248e => mythe pour décrire la vie céleste, la chute, la régénération.
259 b-d => Le mythe des cigales
274 e – 276a => Le mythe de Teuth ( l’invention de l’écriture)
Intro :
• Mythe et philosophie : pour les Grecs, les mythes sont les vestiges de l’ancienne
sagesse et d’une pensée aliénée par le dieu qui la possède. Cette sagesse originaire
enseignait la proximité des dieux et de la nature, et la vérité était considérée comme
accessible à ceux qui la découvrent dans la possession et l’enthousiasme. Les récits
mythiques apparaissent comme des légendes destinées aux profanes afin qu’ils
gardent en mémoire le savoir divin des mages. Les mythes, selon Aristote,
fonctionnent comme une philosophie vulgarisée. Or Socrate raille dans Phèdre cet
usage interprétatif du mythe. Il rejette l’interprétation physicaliste qui réduit la
légende au fait divers et détourne la pensée de la connaissance de soi-même, détourne
l’âme de la considération de sa seule intériorité.
Le Physicalisme est une thèse (soutenue, entre autres par Quine) selon laquelle toute
entité existante est de nature physique, c'est-à-dire qu'il n'y a rien en dehors des
choses dites physiques. En philosophie de l'esprit, le physicalisme admet que le mental
est une réalité physique ; il s'agit donc d'une forme de matérialisme et
de monisme, qui peut être mis en parallèle avec les premiers philosophes grecs,
comme Thalès qui soutint que tout est eau. Dans sa version la plus radicale, on peut
exprimer cette thèse ainsi : « Un moniste matérialiste suppose que tous les phénomènes
chimiques, biologiques, psychologiques, linguistiques, culturels et sociologiques
sont des phénomènes physiques qui obéissent aux lois fondamentales de la
physique. ».
La thèse contradictoire, et cependant également moniste, est
l'idéalisme immatérialiste, illustré par George Berkeley, qui soutient que tout ce qui
existe est un phénomène mental. La thèse contradictoire non-moniste est le dualisme
Le mythe colporte des images mimétiques dangereuses et fascinantes dont il faut
parvenir à se détourner. Les enfants y sont d’ailleurs particulièrement sensibles et
dans la République, Platon met en garde les nourrices qui marquent l’imagination des
plus jeunes par des histoires invraisemblables.
Cependant, on verra en conclusion qu’il est possible de proposer une interprétation
philosophique du mythe qui le légitime.
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• Deux définitions successives du mythe dans la langue grecque.
Platon a donné au grec ancien muthos la signification que revêt pour nous
aujourd’hui le terme mythe. Dans la langue grecque, le sens de muthos s’est modifié
en fonction des transformations qui ont affecté le vocabulaire du dire et de la parole,
au cours d’une évolution historique dont Platon marque le terme.
Avant Platon, muthos signifie tout simplement parole, avis qui s’exprime.Après,
il se spécifie et désigne ce type de récit infalsifiable qui porte sur les dieux, les
démons, les héros, les habitants de l’Hadès et les hommes du passé.
• Emploi du mot muthos dans la langue platonicienne :
Platon décrit le mythe, il en écrit aussi, et, surtout, il les critique. Par ce vocable, tel
un ethnologue, il décrit un certain type de discours ; il émet aussi un jugement de
valeur sur son statut par rapport au discours philosophique.
Le mythe traditionnel est un discours par lequel tout ce qu’une collectivité conserve
de son passé et de ses valeurs est transmis oralement de génération en génération. Le
mythe parle d’événements qui se sont déroulés dans un passé assez lointain et en lieu
assez éloigné ou indéterminé pour que l’orateur et les auditeurs ne puissent vérifier ce
qu’il en est dans la réalité. Ces événements sont transmis oralement, ce qui explique
que la dernière version de ce récit puisse être considérée comme la seule, et donc la
version originale. Le mythe peut donc ne pas satisfaire ses destinataires. Ils y
découvrent des invraisemblances, des anachronismes, des impossibilités qui
disqualifient son sérieux. Cependant ce dernier a un pouvoir de persuasion
indiscutable, c’est un discours qui s’adresse à tous, même aux plus jeunes. Or
l’écriture va progressivement tuer le mythe.
Platon conteste le monopole du mythe, et lui adresse deux reproches
épistémologiques : 1/ c’est un discours falsifiable dans la mesure où il est impossible
d’établir un rapport même indirect avec les faits qu’il relate 2/ ce récit ne fait jamais
intervenir d’argumentation. Ces deux faiblesses justifient que l’on accorde
désormais au discours philosophique et scientifique la première place. Cependant le
discours philosophique comporte lui aussi des défauts : il ne peut prendre pour
objet tout ce domaine intermédiaire qu’est l’âme, qui n’est ni sensible ni
intelligible. Tout ce qui touche à la nature de l’âme, à ses pérégrinations et sa
destinée, revient donc au mythe. De plus, le discours philosophique ne s’adresse
qu’à une élite intellectuelle, alors même que Platon veut améliorer l’ensemble de la
cité et des citoyens. C’est la raison pour laquelle cet instrument de persuasion
collective qu’est le mythe joue un rôle si important dans Phèdre. Non seulement
Platon fait appel au mythe, mais il en invente. En tant que philosophe, il ne peut
parler de l’âme que par le recours au mythe. En tant que réformateur politique et
observateur de la montée de l’écrit dans ce monde jusque-là dévoué à la parole, il doit
persuader le grand nombre qui est réceptif au récit mythique des défauts et des limites
de l’écrit, par rapport à la vivacité inentamable de la parole orale.
• Platon décrit le crépuscule des mythes : l’ambiguïté de son statut dans les textes
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platoniciens traduit le passage d’une civilisation orale à une civilisation écrite. Le
mythe est une parole à la laquelle le destinataire s’identifie par fusion émotive. Il
charme, inquiète, fait peur. Il est une fiction qui envoûte mais qui n’explique et ne
résout rien. En tant que tel il est le propre des civilisations orales. Avec l’introduction
de l’écrit, le mythe et la mémoire vont changer de nature et de mode de
fonctionnement. La mémoire partagée par tous les membres de la collectivité dans la
civilisation orale devient, au Vè siècle avant JC, une mémoire qui est l’apanage de
ceux qui, sachant lire et écrire, vont pouvoir avoir accès à des stocks de savoirs et de
souvenirs désormais matérialisés sur le papier ou la pierre. La mémoire qui se
transmettait oralement transformait et recyclait sans cesse son contenu.
Désormais, cette mémoire-là est concurrencée par une mémoire qui emmagasine,
compile, réunit, et reproduit fidèlement tel ou tel passage, telle ou telle connaissance.
Le passé et le mythe, qui étaient l’objet d’une recréation indéfinie, deviennent des
données fixes. Or à l’époque de Platon, la civilisation grecque tend à apporter à
l’écrit une place de plus en plus centrale. La parole mythique va donc être
désormais écrite, et l’on peut la prendre comme objet de réflexion en tant que telle.
On peut l’interpréter différemment, l’écouter et l’entendre, désormais, avec sa raison
et son esprit critique. Ce sera l’attitude de Socrate dans le Phèdre : il a recours aux
mythes, il en invente même, mais les soumet à une perspective objectivante.
. Le mythe fonctionne donc de façon analogique car le mythe est engage qu'il mais
d'exprimer de façon imagée le monde intelligible, le monde des idées. Le monde des
idées est une réalité non matérielle, le mythe est une parole oblique, un détour pour
accéder à la vérité intelligible qui ne relève pas du sensible. L'âme incarnée dans le
corps n'a dans ce monde d'autre possibilité que le mythe, c'est-à-dire la parole, pour
dire ce qui est, pour parler du vrai. C'est pourquoi Socrate fait le détour du mythe
pour parler de l'amour, c'est l'image de l'attelage ailé. Le mythe n'est pas un discours
rationnel. Il a son origine dans les temps reculés d'une humanité antérieure, plus
proche des dieux, c'est pourquoi le récit se situe toujours dans un espace et un temps
indéterminé, qui remonte aux origines. Le monde des mythes permet aux hommes de
côtoyer les dieux, le mythe évoque un temps antérieur à cette fracture de l'âme avec
le monde des idées. Le mythe est l'image sensible qui fait signe vers l'intelligible que
l'homme ne peut pas dire autrement puisqu'il a perdu tout accès immédiat au monde
des idées.
Le mythe est fabriqué par une humanité poète. Le philosophe, lui, doit construire des
discours argumentatifs qui sont conduits par le logos : la raison dans la parole, la
parole de la raison. Platon s’intéresse donc aux mythes pour en briser le monopole.
Il s’agit de mettre en avant le statut d’une autre parole, celle du discours
philosophique.
• 2 mythes platoniciens originaux : la fable des cigales et celle de Teuth.
Paradoxe car les premiers mots de Socrate, à l’ouverture de l’entretien, ont été pour
envoyer promener les mythologèmes. 229c.-230b. Non pour les récuser entièrement,
mais pour leur donner du champ, s’en dépouiller soi-même dans le rapport à soi et le
savoir de soi. Cette résolution sera pourtant interrompue deux fois pour accueillir
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deux mythes qui renvoient à la question de l’écrit.
1/ Le mythe de Borée et d’Orithye 229c-230b : un hors-d’œuvre pour mettre en
appétit l’esprit du lecteur ?
=> interpréter un mythe c’est perdre son temps
• Ce mythe est peu développé. Orythie, fille du roi Erechthée, jouant avec les
nymphes au bord de l’Ilissos, fut enlevée par Borée et transportée en Thrace. De là
vient la tradition que Borée, en raison de cette alliance, aurait secouru les Athéniens
dans la guerre contre les Barbares. Aussi lui dédia-t-on un autel au bord de l’Ilissos.
Le mythe apparaît à l’ouverture du dialogue, dans le prologue, alors que les
deux amis viennent de s’installer sous un platane, Socrate s’apprêtant à écouter le
discours de Lysias qui va être lu par son élève dans le décor d’une nature souriante.
• Socrate refuse d’arrêter longtemps son esprit sur cette fable d’une jeune athénienne
« ravie » par le dieu du vent. Platon semble prendre le prétexte d’une question de
Phèdre (« Dis-moi, Socrate, n’est pas ici près, au bord de l’Ilissos, que Borée enleva,
dit-on, Orithye ? ») pour définir brièvement son attitude en face de l’interprétation
physique des mythes traditionnels. Il refuse, pour sa part, d’expliquer un mythe
par une réduction rationnelle du merveilleux au naturel. Socrate est capable,
comme n’importe quel sophiste, d’un exercice de ce genre. Mais le travail qu’exige
une telle méthode est décevant et constitue un effort mal orienté. Plutôt que de perdre
son temps à essayer d’expliquer les mythes selon cette méthode, il faut consacrer
son énergie au principe delphique : se connaître soi-même.
Cependant, la déclaration de Socrate, suivant laquelle il « laisse de côté toutes ces
histoires » est pour le moins surprenante : bien au contraire, il n’aura de cesse d’y
revenir, et de recourir, encore à trois reprise, au mythe, qui constitue donc une forme
de parole dont même le discours philosophique ne peut tout à fait faire l’économie.
2/ Le grand mythe eschatologique de la nature et du destin des âmes, de leur
expérience de l’amour (Mattéi)
-Place du mythe :
Socrate est en train d’étudier le rapport entre la parole et la vérité par le truchement
de l’âme. Mais la parole vraie énonçant ce qu’est l’âme est difficile à entendre et
comprendre pour un auditeur soumis à l’opinion. Socrate décide donc de changer
de stratégie discursive. Il abandonne le concept et le raisonnement, et fait le choix de
recourir dorénavant aux images : raconter ce à quoi l’âme ressemble plutôt que dire
ce qu’elle est.
-Nature du mythe :
Le mythe a une valeur pédagogique. C’est un récit en images destiné à
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enthousiasmer l’auditeur de telle sorte qu’il soit entraîné à réfléchir. Une fois l’image
comprise, il faudra revenir à l’ordre des concepts, ce qui sera le cas en 253c 254b.
-Présentation du mythe :
Socrate commence par démontrer l’immortalité de l’âme 245c – 245e,
puis il a recours à un mythe pour décrire la vie céleste, la chute, la
régénération.246a – 248e
Analyse
245c – 245 e
La nature de l'âme
L'immortalité de l'âme : l'exposé prend d'abord la forme d'une démonstration dont
Socrate insiste sur la nécessité. L'âme est immortelle car elle est automotrice, elle se
meut d'elle-même, elle est principe de mouvement, c'est-à-dire qu'elle est source,
point de départ de son mouvement et de tout mouvement. En tant que principe elle est
inengendrée, car si un principe était engendré par autre chose que lui-même il ne
serait pas principe. Pour la même raison elle est incorruptible puisque c'est le principe
qui est à l'origine de l'être et non l'inverse. « Or cet être ne peut ni être anéanti, ni
venir à l'être ; autrement le ciel tout entier et tout ce qui est soumis à la génération
s'effondreraient, s'arrêteraient et jamais ne retrouveraient une source de mouvement »
(245e).
On ne peut comprendre ce que Platon dit ici que si on se détache de la conception
cartésienne de l'âme qui domine la philosophie moderne.
L'âme chez Descartes est synonyme de pensée ou d'esprit, elle est fonction de
connaissance, toutes les autres fonctions étant renvoyées au corps, lui même assimilé
à une machine. Le mouvement chez Descartes est mécanique, il ne nécessite
l'intervention d'aucun principe moteur. « Le corps est une machine qui se remue de
soi-même. » Le corps est matière et rien que matière, res extensa (chose étendue), et
peut être étudié selon ses caractères géométriques ; c'est un automate naturel dont le
mouvement s'explique par la seule disposition de ses organes, comme les rouages de
l'horloge par exemple. De ce fait l'âme cartésienne, à l'inverse, est pure pensée : «
L'âme par laquelle je suis ce que je suis est entièrement distincte du corps, et même
qu'elle est plus aisée à connaître que lui, et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne
laisserait pas d'être tout ce qu'elle est ».
Pour Platon au contraire, l'âme est principe d'animation. «L'âme s'est révélée à
nous comme la cause, pour tous les êtres sans exception, de tout ce qu'il y a en eux,
sans exception, de changement et de mouvement. » Tout ce qui se meut est donc
pourvu d'une âme, depuis les dieux jusqu'aux bêtes ; il y aura seulement lieu de faire
des distinctions entre des espèces d'âme. C'est pourquoi le monde lui-même est doué
d'une âme. « Tout ce qu'il y a au ciel sur la terre et dans la mer l'âme le mène au
moyen de ces mouvements qui lui sont propres. » Les mouvements du ciel et des
astres, le mouvement de l'univers dans son ensemble doivent être rapportés à la
fonction motrice de l'âme du monde qui « mène de la sorte toute choses vers
l'accroissement ou le décroissement, vers la décomposition ou la composition, ainsi
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que vers tous les mouvements qui font suite à ceux-là, échauffements et
refroidissements, augmentations ou diminutions de poids, le duret le mou, le blanc et
le noir, l'âcre et le doux… ». S'ils déterminent ainsi des mouvements physiques, les
mouvements de l'âme sont d'une autre espèce. Ils consistent à « vouloir, examiner,
prendre soin, délibérer, opiner». Ce qui fait que pour l'âme la distinction entre
mouvoir et être mu est dépourvue de sens. Le mouvement de l'âme est action.
246a – 248 e
L'âme comme attelage ailé:
reste ensuite à définir la forme de l'âme, sa nature. Socrate n'a plus alors recours à
la démonstration, mais au mythe : « Pour dire quelle sorte de chose c'est, il faudrait
un exposé en tout point divin et fort long, mais dire de quoi elle a l'air, voila qui
n'excède pas les possibilités humaines » (246a). Le mythe, on le sait, prend souvent
chez Platon le relais de la démonstration quand il s'agit d'objets qui échappent à la
connaissance humaine. Il a pour but de rendre sensible à l'imagination ce qui ne peut
être connu par l'esprit, ce qui ne peut être l'objet d'une distinction rigoureuse.
L'image qui rend compte de la nature de l'âme, qu'elle soit divine ou humaine, c'et
celle d'un attelage ailé, attelage composé d'un cocher et de deux chevaux.
L’âme est présentée comme « une sorte de puissance dans laquelle sont naturellement
réunis un attelage et un cocher que portent des ailes ». Mais si les dieux sont de bons
cochers et ont de beaux chevaux, il n’en est pas de même pour les autres créatures.
Chez ces dernières les qualités de l’attelage sont « mêlées ». Ce thème de l’attelage
renvoie à l’image du char portant un dieu triomphant ou un héros (L’Iliade, mais
aussi Parménide et Pindare, les représentations figurées comme celles du sarcophage
crétois d’HagiaTriada qui date du XVè siècle av JC).
Cette allégorie fait du cocher le noûs (raison), le cheval de droite facile à conduire
incarnant le thumos (cœur), l’autre, mal bâti, violent et rétif incarnant l’épithumia
(appétits). Ce mythe reprend la tripartition de l'âme exposée par Platon à plusieurs
reprises, en particulier dans la République. Le cocher représente la partie rationnelle
de l'âme, (logistikon), c'est elle qui a la capacité de contempler l'intelligible. Le
cheval de bonne nature représente le thumos, quelque chose comme le cœur, le
courage mais aussi la colère et l'agressivité : c'est la faculté de s'enthousiasmer et de
s'emporter au service du meilleur. Quand le cocher mène bien son attelage, il trouve
en lui un allié essentiel, toujours prêt à aller de l'avant, à combattre pour son idéal, à
défendre sa cause. Quant au mauvais cheval, il représente la troisième partie de l'âme,
l'épithumia, le siège de l'appétit des passions et des désirs charnels. Rétif, toujours
prêt à faire dévier l'attelage pour satisfaire ses désirs, il manque sans cesse de le faire
chavirer.
C'est sur cette tripartition de l'âme que Platon dans la République construit le modèle
de la cité juste : les hommes se répartissent en trois classes selon que domine en eux
l'une ou l'autre partie de l'âme : à ceux en qui domine la partie rationnelle, les
philosophes, reviendra la tâche de gouverner la cité ; à ceux en qui domine le cœur,
les gardiens ou soldats, reviendra celle de la défendre ; et enfin à ceux en qui domine
l'appétit seront confiées les tâches matérielles permettant l'entretien de tous : les
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artisans et les agriculteurs. Platon explique que chaque partie de l'âme, et donc
chaque classe d'hommes, a une vertu qui lui correspond : la tempérance pour l'âme
désirante, le courage pour le cœur, la sagesse pour l'âme raisonnable. De l'harmonie
de ces trois parties de l'âme résulte la justice ; de l'harmonie de ces trois classes
résulte la justice dans la société
Quand le cocher mène bien son attelage, les ailes maintiennent l'attelage dans les
hauteurs, l'âme est parfaite et administre le monde entier, elle atteint la stabilité et la
perfection du divin. L'âme des dieux est donc un vivant immortel uni pour toujours à
un corps, mais un corps qui participe du divin. À la tête de ces vivants immortels, le
dieu des dieux – Zeus – « qui conduisant son attelage ailé, s'avance en premier,
ordonnant toute chose dans le détail et pourvoyant à tout » (246e). Il est suivi par
l'armée des dieux et des démons, chacun à sa place et en bon ordre. On peut voir dans
cette procession la représentation des corps célestes, les astres, dont les évolutions
circulaires régulières et parfaites sont ce qui correspond le mieux à la description que
Platon donne du vivant immortel. Ces âmes immortelles qui atteignent la voute
céleste ont vocation à aller au-delà et à « s'établir sur le dos du ciel » (247b).
Ceci demande explication : Platon se représente le monde sensible, celui des corps
visibles sous la forme d'une sphère, dont le ciel constitue la voûte interne. « Le dos du
ciel » serait donc la face externe de cette voûte. Hors du monde sensible, elle est le
lieu du monde intelligible. Une comparaison avec l'allégorie de la caverne du livre
VII de la République permet de dire que l'intérieur de la sphère, le monde sensible est
le monde de la caverne alors que ce qui est au dessus du ciel dans Phèdre est
l'extérieur de la caverne et représente le monde intelligible. C'est bien en effet ce
même monde que décrit Platon dans les deux cas : « un être sans couleur, sans figure,
intangible » qui n'a donc aucune matérialité et ne peut donc être appréhendé que par
l'intellect. Tels sont bien les caractères de l'Idée telle qu'elle est définie dans la
République. Là, l'âme contemple la véritable réalité. Quand elle reviendra ensuite à
l'intérieur du ciel, elle s'en souviendra et rien ne sera plus pareil pour elle.
Mais à côté des attelages des dieux qui sont « équilibrés et faciles à conduire »
(247b), il y en a d'autres qui « ont de la peine à avancer, car le cheval en qui il y a de
la malignité rend l'équipage pesant, le tirant vers la terre, et alourdissant la main de
celui des cochers qui n'a pas su bien le dresser » (247b). Cet attelage finit par perdre
ses ailes et tomber sur terre où l'âme prend un corps, un corps pesant, un corps
mortel. Exilée du monde céleste, elle constitue ce qu'il convient d'appeler un vivant
mortel. Cette âme tombée du ciel n'a pu que peu ou pas du tout apercevoir la réalité
vraie. À ceux-là ne reste en partage que l'opinion. Dans l'indescriptible désordre
provoqué par les chevaux rétifs et les attelages mal contrôlés certains ont pu lever la
tête et apercevoir fugitivement quelques réalités, d'autres n'y sont pas parvenus.
Le type d'incarnation dépend du degré de vision de la réalité que l'âme est
parvenue à atteindre. De là une hiérarchie entre neuf types d'hommes qui du
philosophe au tyran en passant par l'homme politique, le médecin, le devin, le poète,
l'agriculteur recouvre tous les degrés de la société humaine. (Notons qu'ici la partition
de la société ne se fait pas en trois classes comme dans la République.)
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Ainsi déchue, l'âme ne reviendra à son point de départ qu'au bout de dix mille ans ;
cependant certaines âmes qui ont vécu dans la justice — « l'homme qui a aspiré
loyalement au savoir ou qui a aimé les jeunes gens pour les faire aspirer au savoir »
(248e) — peuvent se voir attribuer à nouveau des ailes au bout de trois cycles de
mille ans. Les autres, au bout des dix mille ans passent en jugement, vont soit en
prison s'ils se sont mal conduits, soit dans un lieu conforme à la vie juste qu'ils ont
menée et au bout d'encore mille ans engagent une nouvelle vie, dans laquelle l'âme
d'un homme peut s'implanter dans le corps d'un animal et vice versa.
Cette tripartition concerne aussi bien les âmes humaines et divines. Ainsi
constituées, les âmes vont en procession dans le ciel. Chacun des douze grands
dieux (excepté Héra qui reste dans la maison des immortels) est suivi d’une foule
d’âmes : toutes cherchent à imiter le dieu dont elles suivent le cortège et qui, lui,
parvient sans peine avec son attelage « à la voûte soutenant le ciel » et de là
contemple « les réalités qui sont en dehors du ciel ». Les divinités de premier rang
(Arès, Apollon, Héra) deviennent des astres, ou des âmes vivant dans les astres.
Il s’agit d’un mythe cosmologique lié à une théorie astronomique que Platon connut
grâce à l’enseignement, à l’Académie, d’Euxode de Cnide, le premier astronome à
établir en Grèce une correspondance entre les signes du zodiaque et les mois attiques,
et entre ces mois et les douze grands dieux.
Le lieu supracéleste est le séjour des purs objets offerts à la contemplation : les
Idées. Quant au ciel, il se situe entre la région supérieure et la région inférieure où
vivent les humains. De ce ciel sont tombées les âmes autres que celles des dieux et
elles pourront y revenir grâce à l’amour philosophique.
Enjeux de ce mythe :
La partition du monde sensible et du monde intelligible : Que ce soit l'opposition
entre le monde des ombres dans la caverne et la réalité extérieure hors de la caverne
dans la République, que ce soit l'opposition entre l'intérieur et l'extérieur du ciel dans
le Phèdre, la philosophie platonicienne repose sur l'opposition entre un monde
sensible qui n'est qu'apparence et dans lequel seule l'opinion est possible et un monde
intelligible qui est la réalité dont la science est la connaissance vraie. Le monde
sensible ne permet qu'une connaissance trompeuse, celle des sensations. Le monde
intelligible est par contre connu par l'intellect seul, il est l'objet d'une connaissance
vraie celle des Idées.
Les Idées comme « formes intelligibles »
a) Les Idées sont la réalité même, une réalité qui est d'ordre uniquement
intellectuel. Il n'y a en elles aucune matérialité et leur connaissance ne se fait que par
l'intellect seul, en dehors de toute sensation.
42

) Les Idées sont le principe de l'intelligibilité : ce par quoi une connaissance est
possible « en allant d'une pluralité de sensations vers l'unité qu'on embrasse au terme
d'un raisonnement » (249b). L'idée est ce qui permet de mettre de l'ordre dans le
chaos des impressions sensibles en les rapportant à l'unité d'une forme commune. La
perception elle-même n'est possible que parce que nous y apercevons la forme.
c) Les Idées sont ce à quoi s'adresse toute connaissance. La connaissance est
connaissance des formes pures. Toute connaissance cherche à s'éloigner du cas
particulier pour aller vers l'essence. Ainsi les dialogues de Platon ne parlent pas des
choses belles mais de La Beauté, des actes courageux mais du Courage, des actions
vertueuses mais de la Vertu, et ainsi de suite. « Il faut en effet que l'homme arrive à
saisir ce qu'on appelle « forme intelligible », en allant d'une pluralité de sensations
vers l'unité qu'on embrasse au terme d'un raisonnement » (249b).
d) Les Idées sont le modèle de toute chose. Elles sont « le paradigme » de toute
réalité sensible. Platon passe du plan de la connaissance au plan de l'Être. Les idées
ont non seulement une fonction épistémologique mais une réalité ontologique. Les
Idées sont le fondement de l'Être et l'Être lui-même. Il y a plus de réalité dans l'Idée
que dans la chose parce que l'Idée est le modèle de la chose, la chose n'est qu'une
mauvaise copie de l'Idée (par exemple un objet beau n'est qu'une représentation
approximative de la Beauté). Là où la chose perçue est confuse, changeante, multiple,
complexe, l'Idée, est claire, immuable, une, simple.
La connaissance comme réminiscence
Si l'âme n'avait pas dans une vie antérieure contemplé les Idées, jamais aucune
connaissance ne serait possible. La connaissance est mémoire : « Il s'agit d'une
réminiscence des réalités jadis contemplées par notre âme, quand elle accompagnait
le dieu dans son périple […], qu'elle levait la tête pour contempler ce qui est
réellement » (249c).
Un modèle de vie juste
Plus l'âme a pu contempler les Idées et plus dans ce monde d'exil qu'est le monde
terrestre elle parvient à les retrouver, plus elle connaît l'essentiel et plus sa vie est
juste et vraie. Tel est le philosophe. Il faut à partir des choses d'ici-bas, se souvenir
des réalités contemplées dans un autre monde et tenter de les reconnaître dans leurs
mauvaises copies. « Mais ce n'est chose facile pour aucune âme » (250a). Celui qui
parvient à « apercevoir quelque chose qui ressemble aux choses de là-bas » éprouve
un double déséquilibre : d'une part « ces âmes sont projetées hors d'elle-mêmes et
elles ne se possèdent plus » (250a), éblouies par la lumière qui les saisit, comme le
prisonnier qui sort de la caverne5[14], ces âmes sont comme aveuglées ; et d'autre
part parlant de lumière dans un monde d'ombres, parlant de perfection dans un monde
imparfait, il est nécessairement mal reçu par ses compagnons : « Comme il s'est
détaché de ce à quoi tiennent les hommes et qu'il s'attache à ce qui est divin, la foule
le prend à partie disant qu'il a perdu la tête, alors qu'il est possédé par un dieu »
(249d). Là encore le parallèle avec l'allégorie de la caverne est clair : lorsque le
prisonnier, après être sorti dans le monde extérieur, revient dans la caverne il est hué
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et ridiculisé par ses compagnons. Allusion évidente au destin de Socrate que les
Athéniens condamneront à mort.
L'amour donne des ailes (249d – 257d => Séance 5)
Le long détour qui porte sur l'âme et son rapport au monde intelligible n'est pas
une digression. C'est lui qui va permettre de montrer que l'amour, au même titre que
l'art divinatoire, l'art de la purification et l'art poétique, est une forme de folie, la folie
qui s'empare de l'âme quand elle est possédée par les dieux. Socrate place d'emblée
l'amour dans la dimension du sacré. L'amour est mystère et révélation, il est de l'ordre
de l'initiation, une initiation qui, on va le voir, demande une mutation de tout l'être.
Le véritable amour est l'émotion qui s'empare de celui qui, à travers un beau visage
ou un beau corps, entrevoit l'idée même de la beauté, et n'a de cesse de s'en approcher
au plus près. Là encore c'est la réminiscence qui est la clé de cette explication. L'Idée
de la Beauté que l'âme a contemplée dans toute sa splendeur et son rayonnement dans
une autre vie se révèle soudain à nos yeux.
La Beauté a ce privilège en effet de pouvoir être aperçue par les yeux du corps,
alors que la pensée elle ne peut être perçue par la vue : « Seule la beauté a reçu pour
lot le pouvoir d'être ce qui se manifeste avec le plus d'éclat et suscite le plus
d'amour » (250d). Avec l'amour du beau s'ouvre donc à l'âme une voie d'accès au
monde intelligible qui se distingue de la voie de la connaissance. La marche réglée
vers l'Idée qui consiste toujours à s'élever plus haut depuis le monde physique
jusqu'aux idées, aux essences, et à la contemplation du Bien, n'est pas seulement une
aventure intellectuelle, elle se double d'une expérience affective qui opère une
mutation de tout l'être. Cette expérience qui est celle de l'amour doit nous révéler cet
autre monde qui constitue le propre du discours philosophique. L'amour est
connaissance. Cette façon de poser le problème montre à quel point la philosophie
platonicienne, toute orientée vers le monde intelligible n'a cependant rien de froid de
purement intellectuel. Elle est passion, ardeur, amour, désir passionné du Beau du
Bien et du Vrai.
3/ Le mythe des cigales 258 b-d
-Place du mythe dans le dialogue
Ce mythe prolonge la condamnation des logographes, ces hommes qui à Athènes,
composent des plaidoyers à la place des parties engagées dans un procès. Ils visent la
persuasion et ne prennent pas en compte la vérité. Leur unique objectif est de
persuader les jurys.
Le mythe, situé au cœur du dialogue entre Socrate et Phèdre, donne la solution
44

imagée d’une question délicate : peut-on distinguer deux types de logographes ?
Des logographes qui s’intéressent au vrai, des logographes qui s’intéressent au faux ?
Platon cherche à introduire la figure du philosophe dont la dernière partie du dialogue
aura besoin quand il s’agira de parler de la méthode de la dialectique.
-Nature du mythe
Il s’agit d’un mythe généalogique qui explore la naissance des philosophes à partir
de la notion d’inspiration. Les philosophes sont des êtres particuliers qui connaissent
un enthousiasme divin leur permettant de s’intéresser exclusivement à la vérité, et
donc de négliger le sensible.
-Un mythe pédagogique
Ce mythe a été inventé par Platon afin de rendre sensible l’idée selon laquelle le
philosophe est l’homme qui sait conquérir la maîtrise de son corps et qui obéit par
cette ascèse à une vocation divine. Les cigales, familières des Muses (filles de Zeus et
de Mnémosyne qui chantent à l’unisson les hauts faits des dieux et des hommes
depuis le sommet de l’Olympe), regardent et jugent les esclaves, les animaux, les
hommes. Elles ont envoyé à Socrate et Phèdre une heureuse inspiration et jouent un
rôle de médiateur entre les divinités et les humains. Elles figurent aussi les
philosophes et signalent aux Muses Calliope (muse de la philosophie) et Uranie
(muse de la cosmologie) les honneurs que les deux amis leur rendent en philosophant.
L’enchantement et l’enthousiasme sont mis en avant avec cette référence aux
Muses. La question est en fait celle de la vérité et de la manière d’y accéder. Les
philosophes, grâce à leur parole droite, peuvent l’atteindre. Par conséquent l’ami des
Muses qu’est le philosophe vénère Calliope, celle qui parle bien, et Uranie, la céleste,
toutes deux vouées à l’éloquence et à l’astronomie, qui font les plus beaux chants.
-La parole enthousiaste des cigales menacée par l’écriture ?
les cigales chantent, les deux hommes ont tout le temps de se consacrer à cette
question. D'autant plus, ajoute Socrate, qu'un mythe raconte que les cigales sont
héritières d'une sorte d'hommes qui à la naissance des Muses se mirent à chanter tant
et si bien qu'ils en oublièrent de manger et de boire, et ainsi moururent de faim. Les
cigales en sont les héritières, et comme eux elles peuvent chanter sans se nourrir
jusqu'au terme de leur vie. Ce terme venu, elles ont le privilège de se rendre auprès
des Muses pour leur signaler les hommes qui ici-bas les ont honorées. Rendons donc
hommage à Calliope et Ourania, les Muses « qui s'occupent du ciel et des discours »
(259d), en continuant à philosopher, et ainsi peut être les cigales sauront-elles leur
dire que nous leur rendons hommage.
Pour certains critiques, la cigale représenterait la voix poétique qui meurt quand
elle est fixée par l’écriture, et les fourmis (qui apparaissent dans d’autres textes de
45

Platon) les signes alphabétiques dont est fait le texte écrit. La voix serait mise à mort
par l’écriture, et le texte écrit peut être assimilé à un tombeau. Tuée par la
retranscription écrite, la parole peut pourtant revivre grâce à la lecture à haute voix.
La cigale se fait alors entendre à nouveau, elle ressuscite grâce au lecteur. Ainsi
la lecture de Platon fait réentendre la voix de Socrate qui s’y trouve enterrée.
4/ Le mythe de l’invention de l’écriture 274c-274e (Derrida : roi-dieu et dieu de
l’écriture, un affrontement entre père de la parole et père de l’écriture, vie de la
mémoire entravée par l’écriture)
Analyse du mythe 274 e – 276a
. Le discours de Lysias en effet on s'en souvient était un discours écrit que Phèdre
dissimulait sous son manteau et dont il a simplement fait la lecture. Le discours de
vérité peut-il s'inscrire dans cette forme écrite, ou ne risque-t-il pas d'y perdre sa
qualité essentielle : la dialectique ? « Convient-il ou ne convient-il pas d'écrire ? »
(274b)
Encore une fois, Socrate entame le débat en racontant un mythe : le mythe de
Theuth, divinité égyptienne à qui on attribue l'invention de l'écriture ainsi que du
calcul, de la géométrie, et de jeux comme le tric-trac et les dés. Theuth s'en alla
présenter ses découvertes à Thamous, roi d'Égypte. Quand il en vint à présenter
l'écriture il vanta ses mérites en disant que, grâce à elle, les Égyptiens gagneraient
« plus de science et plus mémoire » (274e). Mais tel n'est pas l'avis de Thamous, dans
la bouche de qui Socrate met ses principaux griefs contre l'écriture :
— En premier lieu loin de faciliter la mémoire l'écriture favorisera l'oubli,
car ce qui est écrit n'a plus besoin d'être mémorisé. La mémoire écrite est une
mémoire morte, par laquelle la faculté de mémorisation, mémoire vivante
indispensable à l'activité intellectuelle, dépérit. « Cet art produira l'oubli dans l'âme
de ceux qui l'auront appris, parce qu'ils cesseront d'exercer leur mémoire » (275a).
Theuth se trompe en croyant faciliter la mémoire, ce qu'il facilite c'est seulement la
remémoration, c'est-à-dire la capacité à retrouver une information qui n'a pas été
stockée dans l'esprit mais seulement sur du papier. Loin de faciliter la vie
intellectuelle, cette capacité de stockage externe favorise un esprit paresseux, qui
croit qu'il suffit d'ouvrir un livre ou de cliquer sur un ordinateur pour penser.
— Si l'écriture ne développe pas la mémoire, elle ne développe pas non plus
la science. Là encore celui qui a accumulé beaucoup de choses écrites se trompe en
imaginant être savant. Les savoirs qui sont emmagasinés dans sa bibliothèque sont
eux aussi des savoirs morts : « Lors donc que, grâce à toi, ils auront entendu parler
de beaucoup de choses, sans avoir reçu d'enseignement, ils sembleront avoir
beaucoup de science, alors que dans la plupart des cas ils n'auront aucune science.
[…] Ils seront devenus des semblants de savants au lieu d'être des savants » (275b).
Là encore, nous sommes dans le domaine de l'apparence et donc de l'illusion. À ce
savoir écrit il manque l'essentiel : l'enseignement, c'est-à-dire la formation
intellectuelle qui, par la médiation du maître, permet à l'élève de s'approprier un
46

savoir, de le faire sien et donc ainsi de pouvoir l'utiliser. Le savoir des livres est
simple érudition, il ne fait pas sens, il n'a aucun pouvoir de vérité.
— À cette charge de Thamous contre l'écriture, Socrate ajoute toute une série
d'arguments : l'écriture ressemble à la peinture (c'est d'ailleurs le même verbe en grec
qui signifie peindre et écrire). La peinture représente des êtres qui ont l'air vivants
mais « qui restent figés dans une pose solennelle et gardent le silence » (275d). La
chose écrite souffre du même défaut. Elle est immuable, écrite une fois pour toutes,
elle signifie toujours la même chose, on ne peut ni l'interroger, ni la faire évoluer,
elle est muette. Il lui manque la dimension indispensable de la pensée : le dialogue.
— Parce que l'écriture ne se situe pas dans cette dimension du dialogue, elle
ne s'adresse à personne : « Chaque discours va rouler de droite et de gauche et passe
indifféremment auprès de ceux qui s'y connaissent, comme auprès de ceux dont ce
n'est point l'affaire » (275e). L'écriture ne peut produire que des discours
impersonnels, des discours passe-partout où en définitive personne ne trouve son
compte, à l'inverse de l'enseignement qui s'adresse à chacun en particulier, et qui,
comme toute parole digne de ce nom, doit adapter chaque discours à chaque type
d'âme.
— Enfin le discours écrit ne peut se passer de la parole, car s'il est mis en
cause il ne peut répondre : « Il a toujours besoin de son père, car il n'est capable ni
de se défendre ni de se tirer d'affaire tout seul » (275e). Là encore c'est la dimension
du débat, de l'échange contradictoire qui manque.
— En définitive, toutes ces critiques peuvent se résumer en une seule : à
l'opposé du discours vivant et doté d'une âme, le discours écrit n'a que l'apparence de
la pensée. Le seul discours est « celui qui, transmettant un savoir, s'écrit dans l'âme de
l'homme qui apprend, celui qui est capable de se défendre tout seul, celui qui sait
devant qui il faut parler et devant qui il faut se taire » (276a). C'est la parole vivante
seule capable d'enseigner la vérité.
Ainsi celui qui « possède la science du juste et du beau » n'ira-t-il pas la dilapider
en la couchant sur le papier. C'est la dialectique et elle seule qui permet l'essor de la
pensée. Pour le comprendre, il faut comprendre comment, par le dialogue et le débat,
l'homme peut s'élever jusqu'à la connaissance des Idées, le dialogue devenant à la fois
l'instrument et l'expression du Vrai. La progression vers la connaissance ne peut se
faire que dans le discours échangé, c'est par l'échange rigoureux des questions et des
réponses qu'advient le savoir. Apprendre à formuler, à propos de chaque problème,
les questions par lesquelles le problème sera posé en termes si corrects que
progressivement la bonne réponse ne pourra manquer d'être donnée. Telle est la
dialectique. On est au cœur de la philosophie platonicienne : le Logos est
manifestation de la vérité.
Si telle est la fonction de la dialectique, c'est pour une double raison : d'abord
comme on l'a dit, elle permet un échange fructueux entre deux esprits avides de
savoir ; mais, au-delà du dialogue intellectuel, elle repose sur le dialogue entre deux
personnes entre lesquelles la proximité affective, l'estime mutuelle, sont le vecteur
de la recherche. La seule écriture qui vaille, c'est celle qui s'inscrit dans l'âme, c'est
celle « qui parle du juste et de l'injuste, du beau et du bien ». Le discours que celui
47

qui parle porte en lui-même fait naître alors chez celui qui l'écoute un discours
de même nature.
Tout autre discours, celui qu'on écrit sur le papier, n'est qu'un jeu stérile, dont
l'auteur tire vanité parce qu'il est habile « à le tourner dans tous les sens, à coller des
morceaux les uns aux autres et à faire des coupures ». (Qu'aurait dit Socrate s'il avait
connu la technique du copier-coller qui tend de plus en plus à se substituer à la
réflexion !) Un discours qui est écrit « sans volonté d'instruire, son seul but étant la
persuasion, ne mérite pas qu'on s'applique pour l'écrire ou même le prononcer »
(277e).
Socrate ne condamne cependant pas totalement l'écriture. On peut lui trouver un
avantage dans le fait qu'elle facilite la remémoration. Elle peut aider celui dont la
mémoire est défaillante à retrouver ce qu'il sait.
Un discours peut être écrit à une triple condition : si l'auteur du discours l'a
composé en sachant où se trouve le vrai, s'il est capable de se soumettre à la
réfutation, et s'il a conscience du peu d'importance de son discours (celui-ci n'étant en
quelque sorte qu'un simple pense-bête) ; alors écrire peut être un moyen de se
souvenir et rien ne s'oppose à ce qu'un tel homme soit appelé sinon « sage » du moins
« philosophe ».
-Nature et place du mythe : mythe généalogique original inventé par
Platon, situé dans la toute fin du dialogue, alors que Socrate s’interroge sur la
valeur et le rôle de l’écrit. Il est présenté avec beaucoup de précautions, qui tendent
à faire croire que Socrate rapporte une tradition. Mais Phèdre ne s’y laisse pas
prendre, « Quelle facilité tu as à composer des histoires égyptiennes… ». La mise en
scène, dans le cadre de l’Egypte ancienne, relève de la fiction. Platon s’éloigne de la
tradition grecque, selon laquelle l’écriture aurait été inventée par Prométhée, pour
introduire un personnage exerçant un regard critique, à savoir celui du roi Thamous.
-Analyse du mythe par Jacques Rancière
Le philosophe Jacques Rancière a consacré en 1998 un essai à la littérature titré La
Parole muette. L’expression indique l’une des contradictions majeures de cette
dernière : elle serait capable, et aussi coupable, pour certains critiques, de parler en
silence. Dans le chapitre intitulé « La fable de la lettre », il revient sur l’un des
mythes les plus célèbres de Phèdre, celui de l’invention de l’écriture tel qu’il est
narré par Socrate à la fin du dialogue. Ce mythe est à l’origine d’une conception de
l’écriture comme régime particulier de la parole, comme mise en scène
particulière de la parole notamment dans le rapport des corps à leurs âmes, des
corps entre eux, et de la communauté à son âme.
- Ce mythe fait dialoguer l’inventeur et le roi Thamos. L’écriture est
présentée au roi comme une sorte d’offrande offerte en hommage par un vassal à son
suzerain, comme une œuvre soumise à son appréciation. Mais le cadeau est d’une
valeur incertaine. Le premier vante sa découverte de l’écriture au second, qui lui
48

oppose un double argument. Premièrement, la lettre écrite est semblable à une
peinture muette, c’est-à-dire une peinture morte de la parole qui n’est capable que
d’imitation et de répétition indéfinie d’une même chose. L’écriture est une parole
orpheline, qui n’a pas la force vive de la parole vivante, celle du maître. Elle ne peut
« se porter secours à soi-même », elle ne peut répliquer ou répondre quand on
l’interroge. Elle ne fait naître aucune pensée dans l’âme de celui qui la lit. Cette
parole écrite est donc stérile, inféconde ; elle ne conduit à aucun nouveau savoir.
Deuxièmement, ce mutisme encourage, paradoxalement, une forme de bavardage
stérile. Cette parole muette n’étant pas guidée par un père qui la porte vers un lieu ou
un but qui pourrait la faire devenir fructueuse, elle erre, va au hasard, ne va nulle part,
fait du sur-place. D’une part elle ne sait pas où elle va, d’autre part elle ne sait pas
à qui elle s’adresse. Or pour Platon il est essentiel de savoir distinguer à qui il
convient de s’adresser. Devant certains, il faut savoir se taire. L’écriture n’a donc rien
d’une technique utile. Il est réducteur d’en faire un moyen de reproduction de la
parole vive et de conservation du savoir. Elle doit plutôt être envisagée comme un
régime spécifique d’énonciation (émetteur absent, destinataire indéfini, contenu
mort, figé et stérile) et de circulation de la parole et du savoir. L’écriture met en
place un régime d’énonciation orphelin, un régime qui soliloque et ne s’adresse à
personne plutôt qu’à tout le monde, un régime qui reste dans l’ignorance de son
émetteur comme de son destinataire. Plutôt que de faire circuler le savoir, elle le fait
divaguer et naufrager. Plutôt que de le réserver aux âmes fortes, elle le propose à
n’importe qui. L’écrit communique, certes, mais d’une manière bien peu attentive et
soignée. Elle communique à vide, et brouille l’identité de l’émetteur et du
destinataire, ainsi que le contenu même du message, dont la visibilité et l’autorité
sont mises à mal.
- Ecriture et démocratie
Seule la parole vive et vivante est capable de distribuer le logos. L’écriture rate le
logos, l’abîme, le fourvoie. Elle introduit une forme de dissonance dans la cité
ordonnée. Pour Platon une cité juste est une cité qui harmonise les pratiques du faire,
de l’être et du dire. Un citoyen est caractérisé par une occupation, par une place qui
lui commande une façon d’être particulière, et enfin par un rapport au tout de la
communauté. La république est ce régime qui harmonise et ordonne les rapports du
citoyen à la communauté. Chacun a une fonction qui lui est propre et chacun, à sa
juste mesure, participe au bon fonctionnement de la république. A chacun selon ses
moyens. Les uns cultivent, les autres font la guerre, quelques-uns gouvernent. Et la
parole vive s’adresse aux uns et aux autres en fonction de leur capacité d’écoute et de
compréhension. Face à ce système à la fois juste et bon, beau et ordonné, Platon
oppose celui de l’anarchie démocratique. Dans la démocratie, la parole vive n’a
plus sa place. Elle est remplacée par une parole morte, bavarde et muette :
l’écriture. La loi démocratique a besoin de l’écrit, elle le consacre et le privilégie, au
détriment de cette parole vive qui n’a plus lieu d’être.
Platon montre ainsi que certains espaces proprement démocratiques détruisent le
logos et le rendent inopérant. C’est, par exemple, le cas du Portique royal
49

d’Athènes où les lois sont écrites sur des tablettes mobiles, plantées comme des
peintures stupides ou des discours sans père, semblables, dit le Politique, à des
ordonnances qu’un médecin ayant quitté la cité aurait laissé pour toute maladie à
venir sans même avoir observé le malade et proposé un diagnostic approprié ! C’est
aussi celui de l’orchestre du théâtre où n’importe qui peut, pour une drachme, acheter
les livres d’Anaxagore, le maître de Périclès, le penseur qui a dit que l’Esprit
ordonnait toutes choses à partir de parties égales de matière. C’est enfin l’Assemblée
d’Athènes où s’exerce le pouvoir d’un mot muet et bavard qui engendre tout et
n’importe quoi, des discussions et des bavardages stériles et vains : le mot demos. La
démocratie est donc associée au régime de l’écriture : régime où l’errance et la vanité
de la lettre devient injustement la loi. Seule la république est capable de faire
rayonner le logos.
- Derrière l’écriture, le procès intenté contre la poésie et l’imitation en
général :
Platon reproche d’abord aux fables tragiques de mettre en scène des personnages dont
l’hubris peut avilir les spectateurs. Leur âme risque en effet d’être troublée et
déréglée par le spectacle du mal et de la démesure. En plus de proposer des contremodèles
éthiques, le poète tragique ment également sur lui-même. Il se cache derrière
ses personnages, et abdique toute responsabilité, en dissimulant sa voix derrière des
héros et des dieux bien trop bavards. Les poètes mentent, dissimulent, et risquent
d’instituer le poison de la démesure dans l’âme des spectateurs.
Cependant la poésie et l’imitation sont des symptômes d’une cité mal ordonnée qui
peut toujours s’améliorer et se reconstituer, notamment en excluant les poètes de la
cité en question, alors que l’écriture constitue une perversion plus inquiétante. Elle
est inséparable du régime démocratique qui, lui, favorise l’écriture, et la promeut
comme le lieu de l’inscription d’une loi qui s’adresse à tous et dont l’auteur,
anonyme, est inatteignable.
Bilan : pourquoi cette condamnation de l’écriture ?
-Aspect social et politique : l’écriture s’est répandue à Athènes avec les progrès de
l’esprit démocratique. Une des exigences des classes inférieures au VIè siècle était la
publication de codes écrits. En revanche l’enseignement oral offre un aspect
aristocratique, et même religieux.
-Raisons philosophique :
a/ possibilité de contresens et pas de « père » pour défendre le discours. L’écrit ne
peut que « garder dignement le silence ».
b/ problème général de la mimesis : l’écrit ne donne qu’une image imparfaite de la
réalité.
c/ contradiction avec l’esprit socratique : Socrate est un philosophe de l’oralité.
Platon laissera cependant à l’écriture des fonctions pratiques : elle peut permettre la
remémoration lorsque le philosophe atteint « l’oublieuse vieillesse » ; elle est un
50

« jeu » qui vaut largement les banquets et les boissons ; elle peut servir au médecin et
au législateur et suppléer à leur absence sous forme d’ordonnances et de lois (Le
Politique).
Conclusion : comment interpréter les mythes ? Que faire des mythes quand on
est philosophe ?
• Mythe et écriture sont des remèdes (pharmakon) pour apaiser le désir de
savoir de l’être humain, car ce dernier ne parviendra jamais au terme de son parcours.
Il ne se trouvera jamais en présence de la vérité elle-même, condamné à toujours
chercher sans trouver le repos.
• Une interprétation philosophique du mythe est cependant fondée. Le
mythe est aussi l’enveloppe fantastique et monstrueuse d’une vérité secrète de l’âme.
Il lui propose une image étrange d’elle-même qu’il faut tenter de déchiffrer. En
interprétant philosophiquement le mythe, l’âme s’autoanalyse et se purifie. Ainsi, lire
philosophiquement la légende d’Orithye, c’est comprendre que Borée n’est pas tant
un monstre hostile aux hommes qu’une violence inhumaine qui ne dédaigne pourtant
pas de se mettre au service de la civilisation. C’est se refuser de céder à la peur et à
l’angoisse, à l’anecdote et au contingent. Le philosophe voit au contraire dans ce
rapt un drame spirituel, l’histoire d’un ravissement exemplaire. Orithye est ravie par
Borée comme le poète est traversé par le champ magnétique de l’incantation. Le
souffle du dieu est l’esprit qui souffle le verbe poétique.
• La connaissance procurée par le mythe est bien ambivalente : elle peut
enseigner, lorsqu’elle est le fait des sophistes et des physicalistes, une leçon de mort,
et colporter la peur, l’inquiétude et les ténèbres. Elle peut également fonctionner
comme un miroir qui reflète indirectement le parcours d’un drame spirituel élevant
l’âme à la connaissance de la vie intérieure. Le mythe peut faire écran au travail de
la conscience et d’élucidation, comme il peut tendre un miroir à l’âme en lui
permettant de revenir sur elle-même selon le principe delphique. Dans le premier cas
il reste une idole enfantée par un esprit fasciné. Dans le second, il devient une icône,
le miroir de la pensée.
Le mythe doit donc être subordonné à la dialectique. C’est un jeu mesuré qui tient
une place dans la composition rhétorique.
51

CoursVI - 5 Comment parler, pourquoi écrire ?
Séquence Parole vs écriture
Séance consacrée :
→ au résumé du texte de Steiner extrait de Maîtres et Disciples,
→ à l’analyse de la fin du Phèdre (274b-fin du dialogue) qui est consacrée à la
question de l’écriture et qui permet de comprendre l’argumentation de Steiner.
Élaboration du résumé du texte de Steiner
PRISE DE NOTES : Dire aux élèves de prévoir une marge importante à gauche pour
noter les remarques de méthode et les explications supplémentaires.
Schéma logique :
PLAN, avec des
numéros, ou sous
forme de
TABLEAU.
Inutile de garder
les références aux
textes de Platon,
seult la réf à
Platon
Rappel : Méthode et exigences du résumé
Interroger deux élèves pour voir ce qu’ils ont retenu du
polycop
Les exigences : objectivité, condensation,
reformulation, restitution précise du raisonnement.
Précise que 2 heures ce n’est pas de trop !!
La méthode : Hodos : le chemin Méta : vers : « chemin
qui mène au but » : ptik, thèse, schéma logique
(argumentatif)
L’élaboration du résumé
On insiste donc sur Problématique, thèse (ne
pas oublier la dimension de l’enseignement :
faire surligner les trois occurrences du mot
dans le texte) que l’on formule. Probléma-
tique : Sur quoi repose le discrédit de
l’écriture ? En quoi l’écriture ferait-elle obs-
tacle au savoir ? Thèse : L’écriture amène à
délaisser la mémoire indispensable à tout sa-
voir et ne peut remplacer le dialogue et le
face-à-face nécessaires à tout enseignement.
Schéma logique :
52

Ne pas garder la
référence au
Ménon
Trouver un terme
(→ fortifie) qui
rende ces trois
dimensions
(Ne pas garder
l’exemple des
camps de
concentration)
Ne pas garder les
exemples
Pour les Juifs, il y
une première loi
qui fut dictée à
Moïse ( =
Lévitique) et le
Deutéronome
(Deuxième loi)
I) I) Paradoxe : un écrivain (Platon) discrédite l’écriture : l’oralité
seule permet l’exercice de la vérité (§1)
Rappeler l’étymologie : para-doxa (mot employé ligne 6)
→ Platon se dresse contre l’opinion commune, qui voit
spontanément dans l’écriture un bienfait
→ On remarque d’ailleurs que l’écriture véhicule la doxa
Oralité → Vérité
Ecriture → Opinion
II) Premier versant de la critique de l’écriture : l’écriture amène à
délaisser la mémoire (§2)
1) Or (l. 7) c’est de la mémoire que procède le savoir pour
Platon : « commémoration » (l. 14).
[Dans le passage qui concerne l’exposé de la
théorie de la réminiscence, Letitia Mouze choisit
remémoration (249c) ou ressouvenir en précisant
que le terme grec est anamnèsis.
Explication : théorie selon laquelle la connaissance
est réactivation de ce que nous avons su, de ce que
notre âme a perçu du monde des Idées.
Référence au Ménon : la découverte du théorème de
la duplication du carré]
2) Dans une veine plus générale (l.15) : la mémoire est vi-
tale (surligner le champ lexical de la vie). L’aspect de la
mémoire envisagé ici est celui de la mémoire des textes
(termes entourés en bleu). La mémoire est vitale en trois
sens :
→ Elle nous nourrit (l. 16-17)
→ Elle nous consolide (« muscle », « puissant »)
(l. 19-20)
→ Elle nous permet de survivre dans des
situations critiques (thème de la transmission)
[Anecdote du Congrès des écrivains soviétiques
sous Jdanov en 1938 : Pasternak est sommé de
parler : il dit seulement « 34 », et 3000 personnes
se mettent à réciter le 34 e sonnet de Shakespeare :
le régime totalitaire peut priver de tout, sauf de la
mémoire]
53

qui est rédigé par
Moïse.
Torah : loi écrite.
Les rabbins
interprètent la loi
écrite.
Enseignement
oral, qu’il devient
difficile de
transmettre, et qui
est au bout d’un
moment consigné
dans le Talmud.
Antigone :
légitimité qui ne
se résume pas à la
loi écrite. La loi
écrite peut être
injuste.
L’opposition entre
l’esprit et la lettre
recoupe
l’opposition entre
le légal et le
légitime.
III) 2 e versant de la critique : l’écriture fait obstacle à la pensée
véritable (§3)
1) L’écrit fige le mouvement de la pensée (terme géné-
rique et qui reformule « figer », « arrêter », « immo-
biliser » ? → paralyser)
2) L’écrit impose une autorité (mot déprécié ici, dans le
terme « factice », les exemples des Dix Comman-
dements et d’Antigone)
3) L’écrit ne permet pas le dialogue, c’est-à-
dire l’activité critique et la correction.
IV) Mise en perspective : qu’en est-il de l’écriture à l’ère in-
formatique ? (§4)
1) D’un côté, les textes électroniques présentent des qua-
lités de la parole orale : possibilité d’être corrigés,
d’évoluer à l’infini
2) D’un autre côté (l. 51) : la mémoire numérique se
substitue à la mémoire vivante et l’écran de
l’ordinateur se substitue à la présence, au face-à-face
nécessaires à la pédagogie.
Parole vs écriture à la fin du Phèdre (à partir de 274b)
Intro : Un appendice artificiel à la réflexion sur le discours dans le Phèdre ? Le
dialogue examine, à travers le cas de Lysias, la logographie, l’art d’écrire des
discours. Jusqu’à présent (→ 274b), le dialogue a examiné le discours, pour
distinguer le discours vrai du discours faux, la rhétorique de la dialectique. Il est n’est
maintenant plus question de bien ou mal écrire : Socrate interroge le fait d’écrire luimême.
54

Le mot employé ici est
en fait pharmakon : dont
le sens est polyvalent :
drogue, à la fois remède
et poison. Dans l’esprit
de Theuth, c’est le
remède, dans l’esprit de
Socrate c’est le poison.
Et Platon n’avait pas
prévu les smartphones et
la 3G !
Parallèle avec Steiner, §
2 (la mémoire est un
« muscle ») ; dernier § :
mémoire vivante ≠
mémoire numérique
→ Steiner lignes 13-16
Steiner ligne 12 + Le
Ménon
Steiner § 3
Et dans La République
livre X : critique de la
peinture : la peinture
donne l’apparence de la
réalité, et comme les
choses sensibles sont
elles-mêmes imitation
des idées, la peinture est
« imitation d’imitation »
I) Défense et promotion de l’écriture par Theuth :
Un argument : L’écriture est le remède pour
conserver et fortifier la mémoire (274 e )
II) Critique de l’écriture par Thamous (275a)
Réfute l’argument de Theuth : l’écriture
amènera à délaisser la mémoire ; comptant
sur l’écriture pour conserver le savoir nous
ne ferons plus l’effort de mémoriser.
L’écriture soulage la mémoire, mais la sou-
lager, c’est la priver de son exercice et donc
l’affaiblir. L’écriture est donc bien une
drogue, car plus on en use, et plus on
éprouve le besoin d’en user.
Conséquence : le savoir ne sera plus en
l’homme, mais à l’extérieur de l’homme.
Or le savoir est remémoration (théorie de la
réminiscence ) : on ne sait que ce que l’on a
déjà en soi.
Transition : on remarque que Theuth ne réplique pas aux
arguments de Thamous. On enchaîne sur la critique de
Socrate, qui amplifie le discrédit jeté sur l’écriture.
III) Critique de l’écriture par Socrate :
1) La limite supérieure de l’écriture : elle ne per-
met pas d’apprendre, mais seulement de se re-
mémorer (275d)
a) L’écriture est une pensée morte, figée, à
limage des êtres peints (argument par
analogie). La peinture, écriture du vi-
vant, est mutilation du vidant : elle lui
55

ôte la parole.
b) Le discours écrit ne parle pas : qu’on lui
demande de s’expliquer, il répond tjs la
même chose. On ne peut donc pas ap-
prendre dans un livre, mais seulement se
remémorer.
On ne ne peut dialoguer avec l’écriture.
2) La limite inférieure de l’écriture : elle est dan-
gereuse (275 e )
a) Le livre est une parole errante qui tombe
entre toutes les mains. Le livre ne sait pas
distinguer à qui il faut parler, à qui ne pas
parler, comment parler…
b) Le livre ne peut se défendre (enfant orphe-
lin)
3) Fable des jardins d’Adonis : l’écriture est un
terrain
stérile ; la pensée ne peut s’y déployer (276b-d)
ccl III : l’argumentation de Platon contre l’écriture se
déploie à travers le mythe, l’analogie, la fable : dans
les trois cas, il s’agit de dépasser la lettre pour
retrouver l’esprit. L’image, le récit obligent à
abandonner le livre pour penser. Il est donc logique
que ce soit sous forme mythique que Platon ait choisi
d’exposer sa théorie des dangers de l’écriture.
IV) Éloge du véritable discours : la dialectique
1) (276 e -277a) Par contraste avec le livre qui se
contente de remémorer, de consigner, de con-
server les graines de la pensée à jamais stériles,
le véritable discours est un terrain fertile qui
fait naître d’autres discours, la parole véritable
56

fait naître le désir de parler : où se rejoignent
les thèmes du désir et de la parole.
2) 277b-278b : récapitulation par Phèdre et So-
crate des conclusions auxquelles ils sont arri-
vés.
V) Mais l’écriture n’est pas totalement discréditée
(278d-e)
1) Il y a un bon usage de l’écriture : on peut
écrire à condition de savoir répondre de ses
écrits, et de relativiser leur valeur par la pa-
role : c’est bien au bout du compte la parole
qui surplombe l’écrit et le garantit.
2) Il y a un usage limitatif de l’écriture, celui
du poète, du logographe, du rédacteur de
lois qui réduisent toute leur pensée à ce
qu’ils ont écrit, pour qui l’écrit est le termi-
nal de leur pensée. Mais la pensée est mou-
vement…
Parole et écriture
Bilan et perspectives sur les trois œuvres au programme
Platon
1) Une condamnation paradoxale de l’écriture
Socrate affirme à la fin du Phèdre (à partir de 274b) que l’écriture affaiblit la
mémoire, fige la pensée. Cette condamnation que l’on comprend si elle est prononcée
par un philosophe qui s’est contenté de parler, de penser en acte (Socrate) devient
paradoxale quand Platon s’en fait l’écho : c’est alors un écrivain qui condamne
l’écriture. Si la critique de Socrate à l’égard de l’écriture n’a rien perdu de sa
pertinence, au contraire, à l’ère informatique (cf texte de George Steiner extrait de
Maîtres et disciples), il n’en demeure par moins qu’elle nie, occulte la dimension
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créative de l’écriture : écrire ce n’est pas simplement consigner un savoir, c’est créer,
et la pensée trouve à se déployer dans l’écriture d’une autre façon qu’elle ne le fait
dans la parole orale. Il faut dire que Platon fait lui-même un usage limitatif de
l’écriture : ses textes sont seconds par rapport à la parole de Socrate qu’ils restituent,
et il est évident qu’en ce sens l’écriture ne peut qu’être que l’ersatz de l’original —
l’artificialité du dialogue platonicien témoignant d’ailleurs de la maladresse de l’écrit
quand il prétend restituer le dialogue en acte.
Cette condamnation de l’écriture se retrouvera chez Rousseau, dans son Essai sur
l’origine des langues (1781), et elle est encore plus paradoxale : Rousseau, plus que
Platon, est un écrivain à part entière, qui va trouver dans l’écriture ces ressources
d’expressivité qu’il lui dénie dans l’Essai sur l’Origine des langues, où il estime que
l’écriture n’est qu’un succédané de la parole orale, apte à transmettre des idées, mais
inapte à communiquer avec force les sentiments. Comment et pourquoi le Rousseau
romancier et autobiographe précurseur du Romantisme s’est-il aveuglé sur ce fait que
l’écriture est aussi un formidable vecteur pour l’expression des passions et de la
sensibilité ?
2) La parole du mythe
La tension entre l’oral et l’écrit se retrouve aussi dans le dialogue platonicien, quand
il mobilise les mythes. Le mythe, d’abord récit de poète, fable, est par nature
incongru dans un dialogue qui relève du logos, de la parole raisonnée. Pourquoi
Socrate convoque-t-il les mythes à trois reprises (mythe de l’attelage ailé, mythe des
cigales, mythe de Theuth) ? Il apparaît que le mythe est un aliment pour la pensée, un
tremplin pour l’amener à aller où la raison ne peut l’amener. Le mythe en ce sens ne
serait pas inférieur à la raison, mais le chemin que la pensée peut suivre quand la
raison montre ses limites. Dans le cas du mythe de Theuth, on comprend par ailleurs
que l’usage du mythe contribue à discréditer l’écriture : le mythe, la fable des jardins
d’Adonis (276b-d) le raisonnement pas analogie (lorsque Socrate compare peinture et
écriture en 275d) amènent à se détacher de la lettre du texte pour comprendre son
esprit. C’est d’ailleurs pourquoi l’origine du mythe se trouve dans la parole orale et
chantée : il est un récit qui ne peut trouver sa vérité dans la lettre du texte ; il est cette
parole qui ouvre sur une pensée qui ne peut être figée.
Verlaine
1) La musique comme horizon et idéal de la parole
C’est bien son caractère musical, chanté, que Verlaine veut restituer à la parole. La
musicalité verlainienne compense le défaut d’expressivité des mots, rend à la parole
ce qu’elle doit au chant. Dans les Romances sans paroles, les mots sont moins
considérés pour ce qu’ils signifient que pour ce qu’ils suggèrent, la signification
devient secondaire, ou plutôt dérive d’un agencement des mots qui est d’abord
musical. Le tire du recueil — Romances sans paroles — indique bien que le signifié
peut même être exclu, paroles devant être compris ici comme le contenu de la parole,
ce qu’elle signifie. Mais il ne faut évidemment pas réduire la parole à cette seule
dimension ; la parole comme Verbe, comme état essentiel du langage est évidemment
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ce que recherche Verlaine, comme tout poète qui assigne à sa poésie la mission de
renouer avec une parole originaire, dépositaire de la vérité des choses.
2) Dans cette optique, écrire de la poésie est pour le moins un paradoxe
Il y a donc aussi un paradoxe, et même plusieurs, chez Verlaine : l’horizon de la
parole poétique étant la musicalité, le chant (la « romance »), quel sens y a-t-il à
écrire cette parole ? Le texte imprimé est muet ! Ce paradoxe en recoupe un autre : la
poésie devrait retrouver l’authenticité d’une parole naïve (« romance » : chant
populaire, aux thèmes naïfs), et elle s’appuie pour cela sur des moyens techniques
savants (ce recueil témoigne aussi de la recherche prosodique, du travail sur le code
poétique que mène Verlaine). Enfin, le titre du recueil définit une réalité
impossible pour la poésie écrite. En effet, une « romance sans paroles » serait au sens
strict un air fredonné ou un simple air musical : ce qui est possible à l’oral n’est plus
possible à l’écrit : comment fredonner à l’écrit ? Comment faire des mots une simple
musique ? La parole écrite ne peut se distinguer du texte qui la manifeste, à moins de
tomber dans le lettrisme ou la poésie phonique.
Hugo Ball, écrivain et poète dadaïste
Quand bien même on considérerait les mots pour leurs simples sonorités,
indépendamment de leur signification, quel sens y aurait-il à concevoir la poésie
ainsi, puisqu’elle serait nécessairement inférieure à la musique ? Si la poésie
verlainienne réalisait l’idéal musical vers lequel elle tend, elle se renierait et se
dissoudrait en tant que poésie, et notamment en tant que texte écrit.
Or, l’écriture, pour être un code figé, est aussi un domaine où l’expressivité peut être
recherchée : on peut jouer de l’expressivité graphique. C’est un terrain sur lequel
Verlaine ne s’avance guère, si ce n’est par exemple dans « Walcourt » et
« Charleroi », où on peut considérer que les quatrains de tétrasyllabes sont comme
des vignettes picturales ; ils ont la brièveté, la concision d’un éclat de vision. C’est
sur ce terrain qu’ira Apollinaire, avec ses calligrammes, où le texte prend la forme du
dessin qu’il appelle :
59

Marivaux
1) La spécificité de l’écriture théâtrale
Le texte de théâtre est par définition un texte hybride, ou un texte à trous, qui ne se
réalise pleinement que dans la mise en scène qu’il appelle. Le texte de théâtre écrit
est par nature incomplet ; il est une potentialité qui se réalise lors de la représentation.
Mais il est évident qu’une pièce sera d’autant plus efficace sur scène que son écriture
en aura été finement élaborée. La mécanique théâtrale est inscrite dans le texte de
départ : le rire, les quiproquos sont déjà là, le dramaturge écrivant pour la scène,
c’est-à-dire un espace où règne la double énonciation : au théâtre, une parole est
toujours adressée à un ou des personnages et en même temps au spectateur. Celui-ci
est alors à même de savourer le décalage entre ce qu’un personnage sait, comprend de
la parole qui lui est adressée, et ce qu’il devrait effectivement savoir ou comprendre
si, comme le spectateur, il connaissait les intentions de son interlocuteur. Par
exemple, dans la scène 2 de l’acte III, toutes les répliques de Dubois peuvent être
prises dans un double sens : celui qu’entend Marton, abusée par Dubois, et celui que
comprend le spectateur, très au fait du stratagème de Dubois.
2) La mise en scène de l’écriture dans la pièce
En deux cas précis, l’écrit est mis en scène dans Les Fausses confidences : une
première fois (acte II, scène 13) quand Araminte, pour amener Dorante à lui avouer
son amour, le force à écrire en sa présence une lettre où elle annonce au Comte
Dorimont qu’elle consent à l’épouser. La lettre ici relève d’une parole performative,
non pas au sens où ce qui est écrit va, doit se produire (Araminte n’a aucune intention
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d’épouser le comte : elle souhaite au contraire ne pas l’épouser), mais au sens où se
voyant écrire ce qu’il redoute le plus au monde — le mariage d’Araminte avec le
Comte —, Dorante va devoir avouer son amour (ce qu’il ne fera pas dans un premier
temps, et qu’il fera malgré lui à la scène 16 de l’acte II, lorsqu’Araminte exhibera
devant Dorante le portrait d’elle qu’il a peint). Araminte joue ici de l’autorité de
l’écrit : les paroles s’envolent, mais les écrits restent. Ce qui est écrit est définitif et
force le réel ; si la lettre est envoyée (et Marton prend ses précautions pour qu’elle ne
le soit pas de toute façon), le mariage aura lieu.
Dans la deuxième apparition d’une lettre (première scène de l’acte III), l’écrit va être
aussi convoqué pour son autorité, la preuve qu’il représente : autant la parole est
multiple, incertaine, mensongère, équivoque, autant on peut toujours se dérober par
les mots (lire le passage savoureux acte III scène 6, GF p. 113, où Araminte joue sur
les mots pour esquiver les arguments de sa mère et ne pas prendre de décision
définitive contre Dorante), autant l’écrit doit représenter une preuve certaine. Ainsi, à
l’acte III, scène 8 Marton produit devant tous les personnages réunis la lettre qu’elle
ne sait pas avoir été mise dans ses mains par Dubois et qui dans son esprit est la
preuve accablante que Dorante est chez Araminte pour la séduire. Or, cette preuve
produit l’effet inverse de celui escompté par Marton : cet amour de Dorante qui éclate
aux yeux de tous, sur le mode de la confidence dévoilée, ne peut que rassurer
définitivement Araminte sur les sentiments de celui qu’elle aime. Certes, elle est
humiliée de voir cet amour révélé au grand jour, alors qu’elle s’obstinait à le nier,
mais au bout du compte l’aveu de Dorante, qu’Araminte n’avait pas réussi à lui
soutirer par la ruse de la première lettre, advient donc, par une autre lettre, symétrique
de la première : cette fois-ci, c’est le Comte qui lit la lettre de son rival à sa maîtresse
; à l’acte II, scène 13, Dorante écrivait sous la dictée de sa maîtresse une lettre où elle
promettait son amour à son rival. Le stratagème de Dubois a en tout cas fonctionné :
cette lettre adressée à un prétendu ami par Dorante a bien été interceptée par Marton,
qui n’a pu s’empêcher de révéler à tous l’aveu qu’elle contenait. Cet aveu n’en
demeure pas moins très paradoxal : il passe par l’écrit ; la lettre parle pour Dorante,
qui lui est muet, et qui assiste à la profération de sa propre parole sans mot dire.
[→ Parallèles possibles avec Cyrano de Bergerac, acte V, scène 5, quand ressurgit la
lettre adressée à Roxane que Cyrano a écrite quinze ans auparavant pour le compte de
Christian de Neuvillette. Tandis qu’on lit devant Dorante la lettre qu’il a écrite,
Cyrano lit lui-même la lettre dont Roxane ne sait pas encore qu’il l’a écrite. Quinze
ans auparavant, comme à ce moment même, c’est par la lettre que Cyrano peut dire
son amour à celle qu’il aime en secret. Les mots de la lettre lui permettent de
communiquer son désir, tout en le cachant : les mots sont donc l’espace où le désir se
déploie, et où il été rendu impossible, en tout cas différé pendant quinze ans, jusqu’à
ce que Roxane comprenne, alors que Cyrano agonise, qu’il était l’auteur des lettres de
Christian.]
FIN
61

3/ Platon, un écrivain amoureux de la parole socratique
• A l’Académie, Platon enseignait et écrivait à une époque où, dans l’Athènes du Vè
siècle av JC, l’écriture est en train de s’imposer définitivement.
Cependant l’écrivain Platon reste dépendant d’une oralité antérieure à une
écriture dont l’évaluation est ambigüe. L’écriture permet une conservation
immuable et perpétuelle de l’information sans que n’intervienne de mémoire
individuelle. D’où l’avantage d’utiliser ce moyen de transmission qui impose
cependant des contraintes : 1/ la compression (impossible de tout noter d’un
discours : nécessité de faire des choix et de résumer)
2/ l’invariance (une fois qu’un message est écrit on ne peut plus le modifier sans le
transformer)
3/ l’inertie (l’écrit ne peut s’adapter à ses destinataires, et ne peut répondre aux
questions qu’il suscite)
4/ la linéarité (dans le discours un élément d’un message vient après un autre, ce qui
ne permet pas de préserver la structure et les dimensions de la parole vive)
• Notons que le couple parole/écriture se rejoue dans ce dialogue au travers des
oppositions vie/mort, père/fils, maître/serviteur, premier/second, fils légitime/orphelin
bâtard, âme/corps, dedans/dehors, bien/mal, sérieux/jeu, jour/nuit, soleil/lune, etc…
• Une condamnation mesurée de l’écriture : Socrate rappelle l’infériorité de
l’écriture — puissance occulte et suspecte, pharmakon qui aggrave le mal au lieu de
le guérir — par rapport à la parole (l’écriture n’est que trace sensible alors que la
recherche orale du savoir par l’âme est une réalité intermédiaire entre le sensible et
l’intelligible). Platon est même prêt à qualifier de philosophe l’écrivain qui reconnaît
que, comparée à ce qu’il prend au sérieux — la contemplation de l’intelligible—,
l’écriture n’est qu’un jeu. Cette critique n’exprime pas une volonté de retourner en
arrière (abandonner l’écriture pour revenir à l’oralité), mais propose un constat
lucide qui pointe les limites d’un moyen de communication désormais inéluctable.
L’écriture apparaît comme un moyen de communication artificiel qui répète sans
savoir, un remède offensif plutôt qu’inoffensif. La parole continue de fonctionner,
envers et contre tout, comme le lieu de la réalisation de la méthode dialectique.
• A quelles conditions faire de l’écriture une lettre vive ?
Platon expose l’écriture comme un assemblage étrange de signes, une graine stérile,
un mémento mortel, une image sans vie, une forme de dévoiement qui constitue un
double inerte de la parole vive. Et pourtant, cet instrument, ce véhicule par lequel les
sophistes, les logographes et les hommes politiques écrivent ce qu’ils ne disent pas, et
ne disent rien en vérité, ne peut-il mettre en œuvre un autre genre de discours, qui lui
aussi s’écrit, mais « s’écrit avec la science dans l’âme de celui qui étudie », dans une
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elle écriture ? Peut-on se permettre de recourir à l’écriture et inventer alors une
écriture vivante, susceptible de susciter chez le lecteur une impulsion dialectique ?
N’est-ce pas celle que Platon réalise dans ses dialogues, et notamment le Phèdre ?
Lire ce texte, c’est en effet entrer dans la parole : celle des personnages, celle de
Platon, celle par laquelle nous, lecteurs, nous interrogeons un dialogue qui n’a pas
fini de nous parler.
• Finalement, on pourrait achever cette étude sur un terme ambivalent, celui de
pharmakon, qui signifie en grec remède et poison, médicament et drogue. Ce terme
qualifie dans le texte de Platon l’écriture, mais aussi, plus généralement, la parole.
Celle des sophistes est un véritable « opium », tandis que celle des philosophes guérit
notre désir et notre volonté de connaissance. Socrate, « celui qui n’écrit pas », peut
devenir, paradoxalement, le modèle des écrivains épris de sagesse. Il est
l’incarnation d’une forme d’art poétique.
63

Séance complémentaire Usages et mésusages de la parole
1/ L’art du discours : logographes), sophistes et hommes politiques
A/Les sophistes
• Remarques préliminaires :
Tout d’abord, notons que ce terme comporte, encore aujourd’hui, une connotation
négative. Ensuite, aucun historien de la philosophie ne considère comme sophistes
les mêmes personnages. Une dizaine de noms peuvent être retenus : Protagoras,
Gorgias, Prodicos, Hippias, Antiphon, Thrasymaque, Euthydème et
Dionysodore. Ensuite, les informations concernant ces personnages sont pour la
plupart de seconde main. Il s’agit de témoignages tirés de Platon et d’Aristote, qui
s’opposèrent avec plus ou moins de virulence aux sophistes.
• Origine et sens : sophistès était à l’origine synonyme de sophos, c’est-à-dire
quelqu’un pourvu d’une habileté quelconque. Quels traits permettent de reconnaître
un sophiste dans l’Athènes où vivait Socrate ? Il fallait posséder quelques-unes de ces
caractéristiques : le professionnalisme, tout d’abord. Les sophistes donnent un
enseignement rémunéré à des jeunes. Ces derniers enseignent la rhétorique, l’art de la
parole. Les cours avaient lieu dans des espaces privés ou publics. A Athènes, les
sophistes étaient des étrangers dont la réputation avait dépassé les frontières de la
cité. Prodicos de Céos et Gorgias de Léontinoi profitèrent de leur venue à Athènes
pour défendre les intérêts de leur cité, et pour donner des cours et faire des discours
épidictiques qui rapportèrent beaucoup. Hippias se vante lui aussi d’avoir rempli
plusieurs missions diplomatiques pour le compte de sa cité. Ils ne pouvaient remplir
aucune fonction politique à Athènes et mettaient leur talent au service des citoyens.
Voici comment Protagoras, un sophiste, définit sa pratique :
— P : Ce que j’enseigne, c’est le bon conseil en matière d’affaires privées : celui qui
permet de gérer au mieux sa propre maison — et en matière d’affaires publiques :
celui qui permet de montrer par sa parole et par l’action le plus d’efficacité dans les
affaires de l’Etat. — S : Ai-je bien suivi ton propos : c’est de l’art politique que tu
parles, et tu promets de former de bons citoyens ? — P : C’est cela même, Socrate :
tel est l’engagement que je prends publiquement.
Protagoras, 318d-319a
• Qu’en est-il historiquement de ces sophistes ? Le problème qui se pose à
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l’Athènes démocratique est celui de la formation, de l’éducation des Athéniens dans
leur ensemble puisque, en droit, désormais tous, en tant que citoyens, participent à la
décision collective et peuvent exercer une fonction publique. A l’époque antérieure,
aucune éducation n’est prévue hormis la tradition religieuse familiale. Pour la couche
aristocratique, l’éducation est gymnique et militaire. La formation intellectuelle est
d’ordre moral : la lecture des poètes enseigne la piété envers les dieux civiques, les
ancêtres et les parents, le courage, l’abnégation. La parole a peu de place dans cet
enseignement. Mais l’installation du régime démocratique et l’élargissement du
champ de la citoyenneté donne à l’art de la parole un poids exceptionnel. Dans les
assemblées populaires d’Athènes, le pouvoir appartient à ceux qui vivent
vertueusement, qui se montrent valeureux à la guerre, et dont le jugement est modéré,
mais surtout à ceux qui savent manier la parole avec charme, habileté et force.
Les premières écoles d’art oratoire s’ouvrent en Attique, dans les cités coloniales
fondées par les Grecs en Sicile, en Italie du sud, sur les côtes de l’actuelle
Turquie. Ces « métèques » suscitent des émules métropolitains. Les sophistes se
déclarent experts dans tous les arts-techniques, et prétendent exceller dans la parole
qui persuade, technique entre toutes, moyen de la réussite pour chacun et de la
puissance pour tous. Tant qu’Athènes a été triomphante, cette formation des citoyens
visant à occuper des postes de responsabilité a semblé fructueuse. Mais avec le
déclenchement de la guerre ouverte entre l’empire athénien et Sparte, les aspects
négatifs de l’art oratoire deviennent manifestes : Assemblée versatile,
incompétence des magistrats… la responsabilité revient pour Platon aux sophistes qui
exaltent le moment de la réussite sans se préoccuper des conséquences et des
significations morales des actes.
• Platon consacre un dialogue à la définition du sophiste. Dans Le Sophiste, il propose
les caractéristiques suivantes :
-le sophiste est un chasseur intéressé par les jeunes gens riches
-c’est un négociant en science qui se plaît à la réfutation
-il fabrique du simulacre et du mensonge
-il produit donc des discours faux qui disent les choses autrement qu’elles ne sont
Qu’est-ce qu’un sophiste ? La réponse de Socrate à Hippocrate dans Protagoras :
— S : Mais quelle est donc cette chose en laquelle il [le sophiste] est savant lui-même
et en laquelle il rend savant son disciple ? — H : Par Zeus, je ne suis plus capable de
te répondre. — S : Mais alors sais-tu bien à quel risque tu es sur le point d’exposer
ton âme ? S’il te fallait confier ton corps à quelqu’un, avec le risque d’un bon ou d’un
mauvais résultat, tu délibérerais longuement sur le parti à prendre, tu consulterais tes
amis et tes proches, tu passerais bien des jours à réfléchir ; et pour quelque chose que
tu mets bien au-dessus de ton corps, pour ton âme, dont dépend tout ton bonheur ou
ton malheur, selon qu’elle sera bonne ou mauvaise, s’agissant d’elle, tu ne consultes
ni père ni frère ni aucun de tes amis, pour décider s’il faut ou non la confier à cet
étranger nouveau venu ; tu apprends le soir son arrivée, et dès le lendemain matin,
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sans réfléchir ni consulter sur le parti à prendre, te voilà prêt à donner ton argent et
celui de tes amis, en homme qui sait pertinemment qu’il faut se confier sans réserves
à Protagoras que tu ne connais pas, tu l’avoues, à qui tu n’as jamais adressé la parole,
que tu appelles sophiste alors que manifestement tu ne sais pas ce que peut bien être
ce sophiste, à qui tu es sur le point de te confier. — H : Cela paraît bien ressortir de ce
que tu dis, Socrate. — S : Est-ce que par hasard, Hippocrate, le sophiste ne serait pas
un négociant ou un commerçant en denrées dont l’âme se nourrit ? Du moins, pour
ma part, c’est ainsi qu’il m’apparaît. — H : Mais quelle est donc cette nourriture de
l’âme ? — S : C’est certainement les connaissances. Et il est à craindre que le
sophiste ne nous trompe en nous vantant sa marchandise, tout comme le négociant ou
le commerçant avec la nourriture du corps. Ceux-ci ignorent ce qui dans les denrées
qu’ils vendent est bon ou mauvais pour le corps, ils vantent tout ce qu’ils vendent et
les acheteurs n’en savent pas davantage, à moins d’être gymnastes ou médecins. De
même ces gens qui colportent les connaissances de ville en ville, en gros ou en détail,
à qui en désire : ils vantent tout ce qu’ils vendent, alors qu’il s’en trouve peut-être qui
ignorent ce qui est bon et ce qui est mauvais pour l’âme, et les acheteurs ne le savent
pas davantage, à moins de se trouver experts en médecine de l’âme. Donc s’il se
trouve que, toi, tu sais ce qui s’y trouve de bon et de mauvais, tu peux sans danger
acheter des connaissances chez Protagoras ou chez tout autre ; sinon, prends garde à
ne pas risquer sur un coup de dés le sort de ton bien le plus précieux. Car le risque est
même beaucoup plus grand quand on achète des sciences que quand on achète des
aliments. Aliments et boissons achetés au négociant ou au commerçant peuvent être
emportés dans des récipients, que l’on peut déposer chez soi avant que le corps les
absorbe en mangeant et en buvant, et il est loisible de convoquer quelqu’un qui sait
ce qui est mangeable ou buvable et ce qui ne l’est pas, en quelle quantité et à quel
moment, de sorte que l’achat ne comporte pas grand risque. Or les connaissances, on
ne peut les emporter dans un récipient à part ; mais sitôt payé, le savoir est accueilli et
mis dans l’âme, et quand on s’en va, le bien ou le mal est fait.
Protagoras, 312c-314b
B/ La rhétorique
• Définition : c’est une liste de procédés codifiés permettant, si on les applique
correctement, d’obtenir tel ou tel effet en prenant la parole au Tribunal ou à
l’Assemblée. On pouvait accepter de payer cher quelqu’un qui, pratiquement l’art de
la parole, pouvait l’enseigner ou l’exposer dans des manuels. Pour avoir du succès à
l’Assemblée et pour se défendre au Tribunal, il fallait savoir manier la rhétorique que
Platon définit dans Phèdre comme « ouvrière de persuasion » 260.
• Critique platonicienne de la rhétorique : elle n’a qu’un but, persuader la foule à
l’Assemblée et au Tribunal. Elle s’en tient au vraisemblable plutôt qu’au vrai (259-
260 ; 273). Cela dit, la connaissance du vraisemblable implique celle du vrai (259-
262). En fait la connaissance du vrai est affaire de méthode, non de hasard (262-
266), c’est-à-dire de philosophie et non d’un art quelconque du bien parler.
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