04.07.2013 Views

A NOS AMOURS

A NOS AMOURS

A NOS AMOURS

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

porté et a déjà fait son effet, la bagarre est là presque sans<br />

avoir éclaté. Et elle ne s’achève pas sur la victoire de l’un ou<br />

l’autre, mais par l’arrêt, la suspension, en attendant de<br />

reprendre, comme si elle était à elle-même son propre but.<br />

> Un double non-écoulement<br />

du temps<br />

C’est dans ce sens que peut se comprendre l’étrange temporalité<br />

des films de Pialat et tout particulièrement de A nos<br />

amours. Nous avons déjà évoqué, à propos de la construction<br />

dramatique du film (cf. page 7), l’incertitude temporelle et<br />

logique de l’histoire. Sur quelle durée se déroule-t-elle ? Deux<br />

ans au moins, précise Pialat dans divers entretiens. Ce qui est<br />

vraisemblable pour justifier de voir passer Suzanne du lycée au<br />

mariage puis au départ pour San Diego, et Robert des premiers<br />

écrits à un succès favorisé par les relations. Mais la<br />

durée de la fiction, de la diégèse, est sans relation avec la<br />

durée vécue par le spectateur à la vision du film. D’abord pour<br />

les raisons que nous avons éclairées à propos du théâtre dans<br />

le film : la scène hystérique ne commence pas et ne finit pas,<br />

elle ne se situe pas dans une temporalité, une durée définie. Le<br />

spectateur ne peut que la vivre au présent. On a demandé à<br />

Pialat d’introduire des indications avec des dates pour faciliter<br />

le repérage du spectateur. Il a constaté, dit-il, que c’était<br />

impossible, « à cause d’une dualité indispensable, celle d’un double<br />

(non) écoulement du temps » . A nos amours oblige en effet à distinguer<br />

(au moins) l’écoulement du temps pour le père, qui<br />

disparaît dans une autre temporalité dont nous ne saurons à<br />

peu près rien, et celui qui concerne le reste de la famille, tout<br />

particulièrement Suzanne. Chacun vit sa propre durée, son<br />

propre rythme, avec peu de points de rencontre, sinon les<br />

visites de Suzanne à son père et le retour brutal et ponctuel de<br />

celui-ci au sein de la famille dont il constate l’évolution, mais<br />

dont il s’est exclu. Si Roger est sorti de la temporalité familiale<br />

et conjugale (voire professionnelle), ponctuée des moments<br />

de travail, de repas, de dispute, il ne nous paraît pas avoir<br />

bougé entre le début et la fin du film, fidèle à lui-même. Il<br />

précise fort justement dans la dernière scène, « Je suis pas encore<br />

fini ». C’est le même non-écoulement temporel qui marque<br />

Suzanne, malgré son évolution apparente à travers la pension<br />

(dont nous ne voyons rien non plus) puis le mariage : partant<br />

1. A nos amours, éditions Yellow Now, coll. “ Long Métrage ”, Bruxelles, 1987.<br />

avec Michel, elle a rompu avec Jean-<br />

Pierre comme elle l’avait fait au début<br />

du film avec Luc. De nouveau électron<br />

libre sans attache affective, rien<br />

ne permettant d’imaginer avec Michel<br />

autre chose qu’une halte agréable<br />

comme les précédentes : San Diego<br />

ou ailleurs, trois mois ou six mois…<br />

On comprend que dans ce perpétuel<br />

présent du film comme des personnages,<br />

l’époque comme le décor<br />

demeurent dans le flou, années 60 par<br />

certains côtés (la coupe des peaux à la<br />

main dans l’atelier), années 80 par la<br />

liberté sexuelle de Suzanne… A nos<br />

amours refuse la densité romanesque<br />

dans sa conception du temps, alors<br />

même que ses thèmes le sont éminemment,<br />

à commencer par la famille,<br />

les relations entre parents et<br />

enfants, la paternité et la filiation. Le<br />

film tire ainsi sa force de cette opposition<br />

constante entre durée romanesque impliquée par la fiction<br />

et durée objective du réalisme cinématographique.<br />

> Montage : une coulée narrative<br />

La conception du montage chez Pialat découle directement<br />

de cette attitude. Dans son livre sur le film 1 , Alain<br />

Philippon rapproche avec une grande justesse les propos de<br />

Yann Dedet, principal monteur du film, de la conception du<br />

naturalisme dans le cinéma de Stroheim (comme de Renoir ou<br />

Buñuel) selon André Bazin. « Ce que Maurice aimerait vraiment,<br />

c’est quelque chose qui coule totalement, sans que ça fasse scénario,<br />

sans que ça fasse plan-séquence, sans que ça fasse raccord :<br />

quelque chose qui coule tout seul… » De même, Bazin imagine<br />

« à la limite, un film de Stroheim composé d’un seul plan aussi long<br />

et aussi gros que l’on voudra ». « Regarder le monde d’assez près et<br />

avec assez d’insistance pour qu’il finisse par révéler sa cruauté et sa<br />

laideur » (Stroheim selon Bazin) est bien l’équivalent de la<br />

volonté de Pialat de regarder en face et fixement ce dont le<br />

cinéma, d’habitude, se détourne. Contrairement à ce que l’on<br />

pourrait penser, A nos amours n’est en rien un film heurté ou<br />

chaotique. S’il comporte, comme tout film de Pialat, sa dose<br />

de faux raccords, ils importent peu tant le film fonctionne sur<br />

ces juxtapositions de blocs, de scènes, déjà signalées. Bien<br />

plus, les hiatus temporels, les ellipses, réelles, ne se perçoivent<br />

jamais. Le spectateur a le sentiment d’une coulée narrative et<br />

ne perçoit qu’à retardement l’ellipse, le saut dans le temps,<br />

comme il ne perçoit qu’après coup la gifle qui vient de jaillir.<br />

Ou comment rejoindre le romanesque par les moyens les plus<br />

opposés au romanesque.<br />

17

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!