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Joseph Césarini et Jimmy Glasberg - Arald

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toire collective à travers une pratique de<br />

cinéma pour mieux se déplacer, se ré-envisager,<br />

rem<strong>et</strong>tre en mouvement ses mécanismes<br />

de pensée.<br />

renversement du regard<br />

Mais toute c<strong>et</strong>te force du cinéma ne réside<br />

pas seulement dans le processus de création.<br />

Ce sont l’activité interprétative des publics, la<br />

réception de ces œuvres au dehors <strong>et</strong> la<br />

“contemplation active”5 qu’elles exigent, qui<br />

contribuent au pouvoir de m<strong>et</strong>tre en mouvement<br />

l’inertie carcérale. Grâce à un véritable<br />

renversement du regard, ces films éveillent en<br />

nous une conscience collective d’appartenir à<br />

un même vivre ensemble. Les lents travellings<br />

d’ombres <strong>et</strong> de lumières de Julien Sallé, les<br />

images du quotidien dans Une Prison dans la<br />

ville dévoilées par Catherine Réchard, le rythme<br />

brutal avec lequel Anne Toussaint <strong>et</strong> Hélène<br />

Guillaume sans Sans elle(s) nous arrachent<br />

aux images du dehors pour nous faire plonger<br />

dans les entrailles de la prison de la Santé,<br />

tous ces choix formels ainsi que la parole affranchie<br />

des personnes détenues qui se saisissent<br />

de c<strong>et</strong>te possibilité d’expression, nous donnent<br />

la certitude que le geste cinématographique<br />

prend tout son sens ici. Le cinéma agit,<br />

cogne, lutte, il ne nous laisse pas confortablement<br />

du bon côté. Et c’est en ce sens qu’il<br />

prend tout son pouvoir, en déconstruisant la<br />

scission, la barrière, la frontière. En montrant<br />

sensiblement <strong>et</strong> intelligiblement la séparation,<br />

il réunit, <strong>et</strong> donne à voir toute la complexité<br />

du monde social <strong>et</strong> de ses parts d’ombre.<br />

Comme l’explique Philippe Combessie :<br />

“La prison est, plus profondément, insupportable<br />

en ce qu’elle cristallise une vision simpliste<br />

<strong>et</strong> dépassée du monde social. C<strong>et</strong>te<br />

vision selon laquelle il y aurait d’un côté, le<br />

bien, la majorité silencieuse, les bons bourgeois,<br />

les intellectuels révérencieux <strong>et</strong> les braves<br />

ouvriers parfois chômeurs, braves tant qu’ils<br />

restent docilement soumis à l’ordre dominant,<br />

<strong>et</strong>, de l’autre côté, une minorité de citoyens du<br />

monde plus ou moins désaffiliés des réseaux<br />

de sociabilité ordinaire, de marginaux, de mal<br />

pensants, qui font autant de boucs émissaires<br />

facilement sacrifiables à l’égoïsme collectif,<br />

pourrait-on dire, en adaptant quelque peu<br />

l’expression de Paul Fauconn<strong>et</strong>.”6<br />

Si ce cinéma est souvent non narratif, c’est<br />

pour mieux redonner à l’image <strong>et</strong> au son toute<br />

leur densité, leur poésie, appeler à une attention<br />

de leur existence pour elle-même <strong>et</strong> non<br />

comme un seul canal de communication, <strong>et</strong><br />

bien entendu démonter avec plus de force la<br />

linéarité du carcéral. A Cherbourg dans Une<br />

Prison dans la ville, les voisins de la prison,<br />

habitants <strong>et</strong> passants de la place Div<strong>et</strong>te, <strong>et</strong><br />

les personnes détenues, tous habitent sur ce<br />

même p<strong>et</strong>it territoire ; chacun d’un côté <strong>et</strong> de<br />

Une Prison dans la ville<br />

l’autre de l’enceinte carcérale se pense, s’imagine,<br />

s’invente. Le cinéma devient alors le lieu<br />

de rencontre, où enfin tous ces gens se croisent<br />

vraiment, appartiennent au même espac<strong>et</strong>emps<br />

; tout le monde ici raconte la prison, qui<br />

ne se regarde jamais comme un “truc ordinaire”.<br />

Le cinéma en prison ne doit pas gommer<br />

les réalités, les souffrances <strong>et</strong> les ruptures,<br />

mais il ne doit pas non plus agir comme<br />

un enfermement de plus. Dans ces films-là, il<br />

ne s’agit pas de montrer des personnes détenues<br />

sur-jouant le rôle du détenu. Il s’agit<br />

avant tout de redonner à ces hommes <strong>et</strong> ces<br />

femmes une place sociale, avec un espace de<br />

parole, une image, une humanité. Affronter le<br />

réel autrement, dire la frontière pour mieux<br />

construire son dépassement. Dire l’inertie<br />

pour mieux la m<strong>et</strong>tre en mouvement. Tels sont<br />

les enjeux de l’image en prison, un lieu doublement<br />

figé, de l’extérieur, par toutes les peurs<br />

sociales qui entourent la figure du détenu, <strong>et</strong><br />

bien sûr de l’intérieur par tous les mécanismes,<br />

visibles <strong>et</strong> invisibles qui immobilisent<br />

les trajectoires de vie. Ces films nous font sentir<br />

tout le poids de c<strong>et</strong>te fixité <strong>et</strong> nous m<strong>et</strong>tent<br />

en mouvement parce qu’ils nous font vivre<br />

l’expérience de l’inertie, celle de la prison mais<br />

aussi celle de notre regard, qu’ils nous amènent<br />

à sa déconstruction.<br />

Dans Or, les murs, l’une des personnes détenues<br />

réfléchit au pardon <strong>et</strong> tente de le définir<br />

ainsi : “Je te réintègre dans le monde, la vie<br />

redevient possible avec toi.” Le cinéma derrière<br />

les barreaux est peut-être cela, non pas<br />

un pardon mais un espace-temps qui, malgré<br />

tout l’enchevêtrement de frontières qui peu-<br />

vent s’exercer entre la prison <strong>et</strong> la société, perm<strong>et</strong><br />

de réintégrer le monde, envisager une<br />

autre vie possible avec l’autre. L. D.<br />

1 Paroles d’une personne détenue, extraites du film<br />

Or, les murs de Julien Sallé.<br />

2 Antoin<strong>et</strong>te Chauven<strong>et</strong>, Corinne Rostaing, Fran-<br />

çoise Orlic, La Violence carcérale en question, PUF,<br />

col. Le lien social, Paris, 2008.<br />

3 Jacques de Baroncelli, “Le cinéma au service<br />

d’une humanité meilleure”, Cahiers du mois-<br />

cinéma, Paris, 1925.<br />

4 Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle,<br />

Verdier, Paris, 2009.<br />

5 Dominique Noguez, Cinéma &, Paris Expérimental,<br />

col. Sine qua non, Paris, 2010.<br />

6 Philippe Combessie, “Durkheim, Fauconn<strong>et</strong> <strong>et</strong><br />

Foucault. Etayer une perspective abolitionniste à<br />

l’heure de la mondialisation des échanges”, article<br />

publié dans Les Sphères du pénal avec Michel Fou-<br />

cault. Histoire <strong>et</strong> sociologie du droit de punir,<br />

sous la direction de Marco Cicchini <strong>et</strong> Michel Porr<strong>et</strong>.<br />

Antipodes, Lausanne, 2007.<br />

contrechamp des barreaux 91

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