Untitled - Le chasseur abstrait
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du clochard ; elle s’en sentait incapable. Elle se<br />
savait lâche et avait sa lâcheté en horreur. Elle<br />
se voyait déjà poser ses lèvres sur la bouteille<br />
et mêler sa salive à celle de cet individu qui<br />
la dégoûtait. Elle imaginait comme sous un<br />
microscope des milliers de germes grouillant<br />
sur le pourtour du goulot. Son regard allait de<br />
la bouteille aux lèvres de l’homme, soulignées<br />
d’un trait violacé, irrégulier comme une marque<br />
de café au lait. Quelques gouttes de vin<br />
étaient allées se nicher dans les poils de sa<br />
barbe où elles restaient suspendues comme de<br />
grosses lentes.<br />
Quand il lui posa la main sur l’épaule, elle sut<br />
que le sort en était jeté et qu’il lui faudrait boire<br />
au calice, la mort dans l’âme comme on marche<br />
vers son martyre. Elle resserra aussitôt machinalement<br />
en arrière ses cheveux qui s’étalaient<br />
sur le col de son manteau pour que le clochard<br />
ne fût pas tenté d’y plonger les doigts. Ce dernier<br />
lui planta la bouteille dans la main aussi<br />
vigoureusement que si elle avait été l’un de ses<br />
habituels compagnons de beuverie. Elle accusa<br />
un peu le coup mais parvint à faire bonne figure.<br />
Pendant tout ce temps, elle était restée<br />
muette et continuait de garder le silence de<br />
crainte de perdre soudain tout contrôle. Elle<br />
ne savait, du reste, pas quoi dire en pareille circonstance.<br />
Elle ne se voyait pas pousser l’hypocrisie<br />
jusqu’à remercier le clochard de sa<br />
sollicitude mais dès que des paroles haineuses<br />
affleuraient à sa conscience, elles se figeaient<br />
instantanément dans sa bouche. Elle finit par<br />
lever lentement la bouteille, fit en sorte qu’on<br />
ne lût pas sur ses lèvres la moue de dégoût<br />
qu’intérieurement elle voyait se dessiner sur<br />
son visage et elle but. Plusieurs gorgées. Il<br />
fallait que le sacrifice fût complet. Elle aurait<br />
pourtant pu dire sans mentir qu’elle ne buvait<br />
jamais de vin mais elle voulait éviter de faire<br />
naître tout soupçon de snobisme. <strong>Le</strong> vin lui<br />
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laissa un goût âcre dans la bouche. Elle était<br />
à la fois fière de son sacrifice et en proie à un<br />
profond dégoût d’elle-même. Quelle que soit<br />
l’incommodité qui devait résulter d’une situation,<br />
elle était foncièrement incapable de dire<br />
non, de blesser, d’offenser. Si dans un compartiment<br />
un vagabond nauséabond prenait place<br />
à ses côtés, elle préférait retenir sa respiration<br />
jusqu’à étouffer plutôt que changer de siège<br />
au risque d’humilier un voisin qui n’avait, lui,<br />
pas tant d’égards pour elle. Si un individu au<br />
visage répugnant ou défiguré s’asseyait devant<br />
elle, elle s’obligeait à croiser son regard à intervalles<br />
réguliers afin qu’il n’aille pas penser que<br />
sa vue l’emplissait de dégoût. Son incapacité à<br />
dire non tenait sans doute moins à son éducation<br />
qu’à la peur d’être elle-même un jour rejetée,<br />
humiliée, offensée. Ce partage de minuit<br />
était toutefois à ce jour le plus grand sacrifice<br />
auquel elle avait consenti et cela lui faisait peur.<br />
Jusqu’où serait-elle prête à aller pour ne pas<br />
déplaire ? Que serait-elle encore capable d’accepter<br />
d’un homme par lâcheté ?<br />
Afin de ne rien laisser paraître, la jeune fille<br />
rendit sa bouteille au clochard avec un sourire<br />
forcé. C’en était assez pour aujourd’hui. Elle<br />
avait accompli plus que son devoir. Ne tenant<br />
pas à prolonger inutilement l’épreuve, elle se<br />
mit à rassembler ostensiblement ses affaires.<br />
Egarée par ce tourbillon d’émotions, elle avait<br />
fini par perdre de vue le nom des stations. Elle<br />
jeta un regard anxieux en direction du plan de<br />
la ligne au-dessus des portes. Par chance, sa<br />
station approchait mais comme cela se produit<br />
souvent lorsqu’un geste conciliant est pris pour<br />
de la faiblesse, le clochard tenta d’abuser de la<br />
situation. Tanguant au rythme du wagon, il<br />
brandissait sa bouteille comme un trophée et,<br />
une goutte de salive au bord des lèvres, se répandait<br />
en remerciements insistants à l’adresse<br />
de la jeune femme. Emporté par un élan de re-