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Leçon n° 1 – A la recherche de la « Bible du capitalisme ».<br />

Les conservateurs face à l’hégémonie culturelle du keynésianisme (1940-<br />

1970).<br />

Introduction<br />

Pendant la Seconde Guerre mondiale, un cadre de l’entreprise Du Pont de Nemours,<br />

Jasper Crane, envoie une lettre à l’un de ses amis proches pour se plaindre du New Deal, le vaste<br />

programme de réformes mis en œuvre par Franklin Delano Roosevelt. Alors que l’heure est à<br />

l’union sacrée, il tient des propos très partisans à l’encontre des démocrates, accusés d’avoir mis<br />

en œuvre les préceptes du socialisme dans le pays 1 . Avec virulence, il plaide en faveur d’une<br />

mobilisation intellectuelle afin d’écrire le plus rapidement possible une « Bible du capitalisme »<br />

pour concurrencer la domination des idées keynésiennes au sein de l’opinion publique. Tout<br />

combat politique ou religieux prend appui sur un texte fondateur, se justifie-t-il de sa<br />

comparaison : à l’appui de cette hypothèse, il cite le christianisme et le Nouveau Testament, le<br />

nazisme et Mein Kampf, le marxisme et Le Capital. Dès la fin du conflit, le mot d’ordre de Crane<br />

trouve un écho parmi certains hommes d’affaires en France, Grande-Bretagne et aux Etats-Unis.<br />

Plus encore, des intellectuels, souvent marginalisés dans l’université d’après-guerre acquise aux<br />

idées keynésiennes, acceptent de réfléchir ensemble à la refonte de la pensée conservatrice du<br />

début du siècle. Souvent peu habitués à travailler ensemble, ces deux groupes sociaux se<br />

retrouvent sur ce terrain commun, les uns finançant le travail des autres. L’apport de ce capital<br />

économique est indispensable en raison de la faible intégration des intellectuels conservateurs<br />

dans les structures de pouvoir, à l’exception notable de l’université de Chicago aux Etats-Unis.<br />

1 Exemple tiré de Kim Phillips-Fein, Invisible Hands. The Making of the Conservative Movement from the New Deal to Reagan,<br />

New York, W. W. Norton, 2009.<br />

11


En conséquence, des lieux de pensée inédits sont inventés pour aider à la fermentation d’une<br />

alternative conservatrice. Appelés thinks-tanks, ces espaces de réflexion entament un travail de<br />

réévaluation de la pensée conservatrice 2 . L’objectif de ce chapitre est de vous présenter<br />

l’étonnante convergence des intérêts des hommes d’affaires et des intellectuels, la création d’une<br />

pensée théorique et pratique destinée à remplacer les modèles keynésiens et l’émergence de<br />

structures de pensée parallèle dont la forme la plus aboutie est la société du Mont-Pèlerin, créée<br />

en 1947.<br />

I)Hommes d’affaires et intellectuels à la recherche d’une alternative.<br />

Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les élites occidentales adhèrent majoritairement au<br />

keynésianisme et posent les bases du consensus d’après-guerre, selon la formule consacrée 3 .<br />

L’Etat-Providence et son corollaire, la sécurité du berceau à la tombe, s’imposent dans l’ensemble<br />

des partis politiques. Du gaullisme social en passant par le républicanisme modéré de Dwight<br />

Eisenhower et Richard Nixon, en passant par le conservatisme modéré de Winston Churchill, les<br />

sociétés sont régies par des règles communes. Dans ce contexte de domination symbolique du<br />

keynésianisme, les voix discordantes sont rares et émanent de deux groupes sociaux : les hommes<br />

d’affaires, dont l’hostilité à l’intervention de l’Etat est ancienne, et quelques intellectuels,<br />

profondément marginalisés dans le champ universitaire au lendemain de la guerre.<br />

A) Marginalisation des conservateurs, domination du keynésianisme.<br />

2 Sur les think-tanks, voir David Ricci, The Transformation of American Politics. The New Washington and the Rise of Think-<br />

Tanks, New Haven, Yale University Press, 1993.<br />

3 Pour l’idéologie du consensus en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, voir Peter Hennessy, Never Again: Britain<br />

1945-1951, London, 1992 et James T. Patterson, Great Expectations 1945-1972, New York, Oxford University Press,<br />

1997.<br />

12


Dans les années 1930, alors que l’économie acquiert une importance croissante dans l’espace<br />

public en raison de la crise de 1929, les écoles conservatrices, appelées alors néo-libérales sont<br />

présentes en Europe et aux Etats-Unis :<br />

-à Londres, au sein de la London School of Economics, avec Friedrich von Hayek et<br />

Lionel Robbins ;<br />

-en Suisse et en Allemagne autour de Walter Eucken et Wilhelm Röpke, qui posent les<br />

bases de de l’Economie sociale de marché ;<br />

-en Autriche où Friedrich von Hayek organise un séminaire autour de l’économie<br />

libérale ;<br />

-aux Etats-Unis enfin, à l’université de Chicago, dont le département de Chicago sous<br />

la conduite de Frank Knight défend l’orthodoxie libérale.<br />

Les tensions internationales de l’entre-deux guerres et le succès du keynésianisme marginalisent<br />

les représentants de ces écoles. Tout d’abord, la victoire du nazisme en Allemagne conduit<br />

nombre d’entre-deux à émigrer en Suisse, en Angleterre et aux Etats-Unis, interrompant ainsi<br />

leurs carrières professionnelles. Ensuite, en 1936, la publication de l’ouvrage de John Maynard<br />

Keynes, The General Theory of Employment, Interest and Money, offre un corpus théorique à une<br />

ensemble de mesures testées avec plus ou moins de succès par les gouvernements occidentaux au<br />

lendemain de la crise de 1929. En quelques années, le paradigme keynésien s’impose dans la<br />

majorité des pays occidentaux. Alors qu’une grande partie des pays européens cherchent des<br />

solutions durables pour convaincre la crise, la pensée structurée de Keynes offre une solution<br />

aisée à comprendre et une alternative aux solutions planistes et corporatistes érigées en modèle<br />

dans certains pays. Dans le contexte de la crise de 1929 et de l’intervention croissante de l’Etat<br />

dans le domaine économique, les théories de Keynes s’imposent comme une évidence.<br />

13


De manière décisive, la Seconde Guerre mondiale facilite leur diffusion au sein des élites.<br />

Signe révélateur, la doctrine keynésienne devient hégémonique dans les départements<br />

d’économie. En Grande-Bretagne, la London School of Economics (LSE) est le théâtre avant la guerre<br />

d’une bataille entre keynésiens et partisans de l’orthodoxie économique. Au cours de la guerre, le<br />

combat tourne en faveur des premiers. Dans l’Angleterre d’après-guerre, la LSE devient le lieu où<br />

s’élabore l’Etat Providence britannique, la réglementation de l’économie, le développement de la<br />

représentation syndicale et l’essor des lois protégeant les travailleurs sont concoctées par des<br />

chercheurs, étroitement liés au parti travailliste 4 . En France, le keynésianisme est adopté par les<br />

hauts fonctionnaires qui entrent alors dans la carrière. Destinés à créer une élite méritocratique,<br />

au service de l’intérêt public, l’Ecole nationale d’administration (ENA) et l’Institut d’études<br />

politiques de Paris établissent des séminaires destinées à familiariser les futures élites avec les<br />

rudiments du keynésianisme. A l’ENA, Roger Nathan et Paul Delouvrier présentent aux futurs<br />

dirigeants le libéralisme comme une politique « conservatrice » et la politique économique comme<br />

un instrument d’Etat. A Sciences Po, François Perroux propose une histoire des doctrines<br />

économiques aux jeunes élèves, qui démarre par une analyse du « sens de la révolution<br />

keynésienne » 5 . Aux Etats-Unis, à l’exception de Yale, toutes les universités de l’Ivy League<br />

deviennent des courroies de transmission de l’idéologie keynésienne. Longtemps considéré<br />

comme contraire aux idéaux fondateurs dans le pays, le concept d’Etat se banalise dans la société<br />

et sur les campus qui forment les futures élites économiques et politiques du pays 6 .<br />

La domination du keynésianisme dans les sociétés d’après-guerre a non seulement des effets<br />

politiques, mais également professionnels. Dans les départements d’économie, science très<br />

appréciée des décideurs politiques, les spécialistes du keynésianisme et des régulations étatiques<br />

sont très prisés et laissent peu de place à leurs collègues étudiant les théories libérales.<br />

4 Ralf Dahrendorf, The London School of Economics. A History of the London School of Economics and Political Science 1895-<br />

1995, New York, Oxford University Press, 1995.<br />

5 Exemple tiré de François Denord, Néo-libéralisme. Histoire d’une idéologie française, Paris, Démopolis, 2007, p. 192.<br />

6 Voir Alan Brinkley, “ The New Deal Idea of State “, dans The Rise and Fall of the New Deal Order 1930-1980, ed.<br />

Steve Fraser and Gary Gerstle, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1989, p. 85-121.<br />

14


B) L’offensive des hommes d’affaires en Europe et aux Etats-Unis.<br />

Dans les années 1930, les industriels de la National Association of Manufacturers (NAM)<br />

financent une émission radiophonique, narrant les mésaventures de la famille Robinson Habner<br />

face à la « tyrannie de l’Etat » 7 . Le héros de cette série radiophonique s’appelle Luke Robinson.<br />

Luke pense que les réels dirigeants de la nation américain sont les hommes d’affaires, qu’ils sont<br />

les seuls garants de la vertu démocratique américaine à l’inverse des bureaucrates et des politiciens<br />

de Washington. Le ton est volontairement pédagogique : l’hostilité à l’encontre des hommes<br />

d’affaires s’explique principalement par le manque d’information du public sur les mécanismes<br />

économiques. Le New Deal est une forme subtile de totalitarisme pour la famille Robinson. Pour<br />

prolonger ces efforts radiophoniques, la NAM finance une vaste campagne de publicité à travers<br />

l’ensemble du pays pour dénoncer les méfaits du New Deal. Roosevelt et le Brain Trust sont<br />

assimilés à de vils démagogues, manipulant l’opinion publique à des fins personnels. Des bandesdessinées<br />

sont aussi financées par la NAM et diffusées au cours des années 1930 dans les usines.<br />

Elles mettent en scène un personnage pittoresque et paternaliste intitulé « Oncle Abner (Uncle<br />

Abner) », qui parle sous forme de maximes pour expliquer les fonctions réciproques du<br />

gouvernement et de l’entreprise. Dans ces dessins hebdomadaires, intitulés Uncle Habner Says, il<br />

est frappant de constater la récurrence d’un discours antiétatique : l’Etat en intervenant dans le<br />

champ social perturbe l’ordre industriel. Cette intrusion n’est pas seulement néfaste pour l’activité<br />

économique ; elle met également en danger le bon fonctionnement de la démocratie américaine.<br />

A l’idée de « démocratie industrielle », souvent mise en avant par les réformateurs depuis les<br />

années 1900, la campagne publicitaire met l’accent sur l’idée « d’harmonie industrielle ». Le cas de<br />

la National Association of Manufacturers n’est pas isolé dans les sociétés occidentales d’après-guerre.<br />

7 Richard Tedlow, “The National Association of Manufacturers and Public Relations during the New Deal”, Business<br />

History Review, 50, 1976, p. 25-45.<br />

15


Face à l’offensive de l’Etat, les hommes d’affaires développent les structures de relations<br />

publiques (public relations) pour faire connaitre les règles de l’économie au grand public. Cette<br />

entreprise prend tout d’abord une forme assez bien connue : l’utilisation de la publicité.<br />

L’historien Roland Marchand a bien décrit l’émergence de la publicité pour vanter les mérites de<br />

la grande entreprise (Big Business) et l’esprit du capitalisme (corporate soul) 8 . Jusqu’à la Seconde<br />

Guerre mondiale, la publicité était liée à la commercialisation d’un produit. Au lendemain de la<br />

guerre, les publicités véhiculent un message plus idéologique, insistant sur les vertus de la<br />

dérégulation, notamment dans le domaine des transports. En décembre 1955, une publicité<br />

financée par une organisation d’hommes d’affaires à New York, favorable à la dérégulation du<br />

secteur des transports utilise la période des fêtes pour promouvoir ses conceptions économiques<br />

et la création d’une commission de réflexion sur la régulation du secteur des transports. Intitulée «<br />

Vous payez trop (You Paid Too Much) », la publicité met en scène un jeune couple aux bras chargé<br />

de cadeaux. Ces consommateurs dépensent trop pour leurs cadeaux en raison de la régulation<br />

existante. L’argument est classique chez les opposants à la régulation keynésienne.<br />

Dans chaque pays, les hommes d’affaires se mobilisent et cherchent à faire entendre leurs<br />

points de vue dans l’espace public. Dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le patronat<br />

américain accentue sa lutte contre le New Deal, accusé de pervertir les idéaux américains.<br />

L’historienne Elizabeth Fones-Wolf donne des chiffres éloquents sur les investissements en<br />

relations publiques : les milieux d’affaires distribuent vingt-quatre millions de dollars en 1948 puis<br />

136 millions en 1958, chiffre qui culmine en 1965 à 280 millions 9 . Dans les écoles, la NAM<br />

finance des journées consacrées à la libre-entreprise et aux vertus du capitalisme. D’autres<br />

hommes d’affaires essaient de créer des chaires dans des universités pour réorienter le contenu<br />

des enseignements, souvent considérés comme trop favorables au New Deal et au parti<br />

démocrate. Exemple le plus étonnant de cet investissement politique, l’entreprise General<br />

8 Roland Marchand, Creating the Corporate Soul. The Rise of Public Relations and Corporate Imagery in American Big Business,<br />

Berkeley, University of California Press, 1998.<br />

9 Elisabeth Fones-Wolf, Selling Free Enterprise. The Business Assault on Labor and Liberalism 1945-1960, Urbana,<br />

University of Illinois Press, 1994<br />

16


Electric décide d’embaucher à partir de 1955 un acteur en perdition à Hollywood : Ronald<br />

Reagan 10 . A priori, l’épisode est anecdotique. Longtemps, le passage par l’entreprise d’électricité a<br />

été analysé comme un gagne-pain temporaire pour un acteur en perdition. Les biographes n’y ont<br />

pas prêté véritablement attention, estimant pendant longtemps que cela relève du folklore<br />

reaganien et de la construction mythique du personnage. Or, ce passage s’avère décisif. D’une<br />

part, il achève le basculement idéologique du futur président, désormais acquis aux thèses<br />

conservatrices ; d’autre part, elle permet de comprendre que la stratégie de ralliement des ouvriers<br />

aux antiennes conservatrices a été préparée en amont. Les Reagan-Démocrates (Reagan-Democrats)<br />

des années 1980, ces ouvriers qui abandonnent le parti démocrate pour le parti républicain, ont<br />

été la cible des campagnes de relations publiques aux Etats-Unis dès les années 1950.<br />

En France, une stratégie similaire est mise en œuvre. Dès la fin de la guerre, les hommes<br />

d’affaires s’organisent en ce sens. En France, le Centre national du patronat français (CNPF), créé à la<br />

Libération, comprend l’importance de financer la formation des futurs patrons et la réflexion sur<br />

l’entreprise 11 . A la tête de l’organisation, George Villiers, dirigeant d’une entreprise moyenne et<br />

ancien maire de Lyon, est particulièrement intéressé par le modèle américain. En 1946, il se rend<br />

aux Etats-Unis et découvre la forte capacité de mobilisation des industriels américains. A New<br />

York, des hommes d’affaires lui font découvrir la Foundation for Economic Education, un think-tank<br />

au service de la libre-entreprise et de la lutte contre le communisme. A ce titre, il convainc les<br />

dirigeants du CNPF de créer l’Association de la libre entreprise, dont l’objectif est principalement<br />

pédagogique. L’association publie chaque trimestre une brochure, Voici les faits, parfois tiré à plus<br />

de 300 000 exemplaires. Le ton est proche des diatribes de la NAM contre le New Deal et la<br />

confiscation de la démocratie par les élites de Washington. En France, les bureaucrates prennent<br />

les traits de fonctionnaires, inutiles et dépensiers ; Oncle Habner est remplacé par Durand, un<br />

Français moyen, qui paye des impôts pour des parasite et se tuent à la tâche sur son lieu de<br />

10 Thomas Evans, The Education of Ronald Reagan. The General Electric Years and the Untold Story of His Conversion to<br />

Conservatism, New York, Columbia University Press, 2006.<br />

11 Voir François Denord, op. cit., p. 156.<br />

17


travail. Un éditorial évoque de façon lapidaire l’objectif de Voici les faits : « Mettre en évidence les<br />

méfaits du dirigisme – celui de l’Etat notamment – et le dénoncer comme le cancer de la<br />

France » 12 . De grands industriels français comme Michelin soutiennent financièrement le projet.<br />

En Angleterre, la Confederation of Business Industry procède à une analyse similaire sur la nécessité de<br />

faire entendre la voix des hommes d’affaires. De manière révélatrice, le mensuel qu’elle finance<br />

s’appelle Business Voice 13 .<br />

Si dans chaque pays, les hommes d’affaires s’organisent selon des pratiques et des<br />

chronologies différentes, il ne faut pas oublier l’importance des circulations transatlantiques. En<br />

liaison avec la mondialisation de l’économie, le réseau patronal bénéficie de réseaux<br />

internationaux importants. Le patron des patrons français, George Villiers, participe de façon<br />

révélatrice aux activités du Comité France-Dollar, des associations « France Amérique », « France-<br />

Etats-Unis » ou encore « France-Amérique Latine ». Organisation privée fondée en 1920, la<br />

Chambre de commerce internationale constitue un espace important de sociabilité des hommes<br />

d’affaires. En 1938, elle compte des adhérents dans 51 pays. Au lendemain de la Seconde Guerre<br />

mondiale, elle facilite les échanges et les réflexions entre les hommes d’affaires dans l’ensemble<br />

du monde. A l’intérieur des pays occidentaux, leurs problématiques apparaissent communes : ils<br />

comprennent tous à quel point il est indispensable de proposer une alternative crédible à la<br />

domination des idées keynésiennes.<br />

C)Du colloque Lippman à l’alternative des think tanks et des digests.<br />

Au cours des années 1930, les idées conservatrices se marginalisent car elles apparaissent<br />

inutiles pour venir en aide aux difficultés provoquées par la crise de 1929 et la montée des<br />

tensions internationales. C’est donc à l’intérieur de structures de réflexion marginales à l’intérieur<br />

12 Cité dans François Denord, op. cit., p. 200.<br />

13 Wyn Grant, David Marsh, The Confederation of British Industry, London, 1977.<br />

18


du monde universitaire que les intellectuels européens et américains réfléchissent à l’avenir de la<br />

pensée conservatrice.<br />

Pour nombre d’entre eux, le colloque Walter Lippman est un moment fondateur 14 . Ce<br />

colloque se déroule du 26 août au 30 août 1938 dans les locaux de l’Institut international de<br />

coopération intellectuelle, organisme lié à la Société des Nations, basée à Genève. Il réunit des<br />

universitaires, des hommes d’affaires et des hauts fonctionnaires pour débattre des idées de<br />

Walter Lippman, auteur d’un ouvrage remarqué La Cité Libre 15 . Selon les propos de l’organisateur<br />

français, Louis Rougier, l’objectif est de conduire « une croisade internationale en faveur du<br />

libéralisme constructif » 16 . Raymond Aron, Friedrich von Hayek, Ludwig von Mises ou encore<br />

Wilhelm Röpke participent aux travaux. Les débats démontrent des désaccords importants sur le<br />

rôle de l’Etat, la place des corporations, l’efficacité du planisme et le sens à donner à la liberté<br />

économique. Le colloque Lippman de 1938 est donc moins un colloque fondateur de la pensée<br />

conservatrice que l’amorce des pratiques intellectuelles et des prolongements internationaux à<br />

donner à ce mouvement 17 . Au terme du colloque, il est prévu de créer des sections étrangères<br />

autour de correspondants (Walter Lippman aux Etats-Unis, Friedrich Hayek en Angleterre et<br />

Wilhelm Röpke en Suisse). Si la guerre met fin au projet, celui-ci est en germe dès les années 1930<br />

et vise à doter les conservateurs d’espaces de rencontre et de réflexion afin de créer une<br />

sociabilité militante.<br />

Au lendemain de la guerre, en raison de la domination du keynésianisme dans les<br />

universités européennes, les conservateurs créent souvent des structures en marge de l’université.<br />

En Grande-Bretagne, l’Institute of Economic Affairs est fondé en ce sens en 1955. Sous la conduite<br />

14 Walter Lippman est un intellectuel progressiste au départ. La Première Guerre mondiale et la montée des<br />

totalitarismes changent son regard sur l’avenir des sociétés.<br />

15 Le livre The Good Society (La Cité Libre) porte la marque du désenchantement de Lippman. Des chapitres sont<br />

disponibles sur Internet à l’adresse suivante :<br />

http://www.librairal.org/wiki/Walter_Lippmann:La_Cit%C3%A9_libre_-_Chapitre_8_-<br />

_les_guerres_d%27un_monde_collectiviste<br />

16 Pour le colloque Lippman, voir les excellentes pages de François Denord, op. cit., p. 116-125.<br />

17 Pour une interprétation erronée et simpliste du colloque Lippman, Serge Audier, Aux origines du néo-libéralisme : le<br />

colloque Walter Lippmann, Editions du Bord de l'eau, 2008.<br />

19


de Ralph Harris et Arthur Seldon, l’institut devient à la fois un espace de sociabilité et un lieu de<br />

production d’un savoir conservateur sur la société 18 . Très rapidement, journalistes, universitaires<br />

et hommes politiques sont invités pour réfléchir aux problèmes du monde contemporain en<br />

compagnie des principaux hommes d’affaires du pays. Très prisés, les Hobart Lunches, repas<br />

organisés à l’occasion du lancement d’une nouvelle publication, permettent de diffuser la pensée<br />

conservatrice auprès d’un public plus large. Aux Etats-Unis, la Foundation for Economic Foundation<br />

est créée après la guerre pour embaucher des universitaires susceptibles de rédiger des pamphlets<br />

pour promouvoir l’idéologie du laissez faire et dénoncer les errements du New Deal.<br />

De manière complémentaire, les intellectuels conservateurs, souvent auteurs boulimiques,<br />

utilisent tous les supports éditoriaux pour faire entendre leurs voix. En Suisse, Wilhelm Röpke<br />

n’hésite pas à publier des textes dans les quotidiens locaux. Aux Etats-Unis, le magazine<br />

populaire Reader’s Digest devient une vecteur de transmission important de la pensée<br />

conservatrice. Le mensuel compilant des articles présente de manière, souvent simpliste, les<br />

préceptes de la pensé d’Hayek, Friedman ou encore de militants conservateurs. Un homme<br />

d’affaires à la retraite, Arthur W. Page, finance la création d’un magazine populaire d’histoire pour<br />

contrebalancer les biais idéologiques des historiens à l’université. Très populaire dès la sortie des<br />

premiers numéros, le magazine American Heritage encense les chefs d’entreprise, les généraux et les<br />

grands hommes qui ont façonné la liberté américaine 19 . En France, les éditions SEDIF publient<br />

des textes à destination du grand public, vulgarisant la pensée souvent complexe des économistes<br />

et des intellectuels conservateurs. Enfin, il ne faut pas oublier également que la pensée<br />

conservatrice se diffuse par le biais d’ouvrages de vulgarisation comme celui d’Henry Hazlitt.<br />

Publié par la Foundation for Economic Education, son ouvrage, Economics on One Lesson (1946), se<br />

compose de maximes élémentaires simples sur l’économie de marché et le rôle de l’Etat 20 .<br />

18 Muller, Christopher, “The Institute of Economic Affairs: Undermining the post-war consensus”, Contemporary<br />

British History, vol. 10, n° 1, Spring 1996, p. 88 - 110.<br />

19 Je vous invite à consulter les couvertures des premiers numéros de la revue sur son site :<br />

http://www.americanheritage.com/.<br />

Les couvertures sont éloquentes.<br />

20 Le livre est disponible ici : http://www.fee.org/<strong>pdf</strong>/books/Economics_in_one_lesson.<strong>pdf</strong><br />

20


Conseiller en relations publiques pour l’entreprise General Electric, l’ancien acteur hollywoodien,<br />

Ronald Reagan, découvre l’économie par le biais de ce livre 21 . Au cours de ses rencontres avec les<br />

ouvriers, il résume tel un étudiant les formules d’Hazlitt sur des fiches de papier. Les formules<br />

lapidaires (Le gouvernement n’est pas la solution, le gouvernement est le problème) du futur<br />

président des Etats-Unis trouvent leur origine dans cette littérature grise sur l’économie de<br />

marché, plutôt que dans les grands écrits des économistes.<br />

Dans les années d’après-guerre, les conservateurs s’organisent de façon artisanale. Si les<br />

hommes d’affaires utilisent leur savoir-faire et leur finance pour créer des organisations pérennes,<br />

les intellectuels publient leurs travaux en marge des grandes revues et des prestigieuses maisons<br />

d’édition. Le capital symbolique offert par l’appartenance aux rangs conservateurs est alors faible.<br />

En dépit de ces difficultés, l’apport intellectuel est réel.<br />

II)L’alternative conservatrice : de la théorie à la pratique.<br />

Pour les intellectuels conservateurs, l’enjeu est alors double : mettre au point une<br />

alternative théorique au keynésianisme, réfléchir aux conditions pratiques de son application à la<br />

gouvernance des sociétés. Beaucoup comprennent parfaitement que l’échec des thèses<br />

conservatrices du passé est lié à leur inefficacité dans l’espace public. La reconstruction de la<br />

pensée conservatrice est indissociable du nouveau rôle social des intellectuels dans les sociétés<br />

occidentales d’après-guerre 22 .<br />

La lecture est vivement conseillée pour comprendre les modes d’exposition de la pensée conservatrice et la tonalité<br />

victimaire adoptée par Hazlitt et nombre de conservateurs, qui estiment que la prise de parole dans l’espace public<br />

leur est interdite.<br />

21 Thomas Evans, The Education of Ronald Reagan. The General Electric Years and the Untold Story of His Conversion to<br />

Conservatism, New York, Columbia University Press, 2006.<br />

22 Philip Mirowski, Dieter Plehwe, The Making of the Neoliberal Thought, New York, Cambridge University Press, 2008.<br />

21


A)Friedrich von Hayek, figure tutélaire 23 .<br />

Invité lors de la première réunion de la Société du Mont-Pèlerin en 1947 à prendre la<br />

parole, Friedrich von Hayek dénonce avec virulence le rationalisme des Lumières, qui a conduit<br />

au renforcement des pouvoirs de l’Etat et aux dérives totalitaires. Selon lui, les racines anciennes<br />

du combat sont anciennes et visent à briser la dérive totalitaire à l’œuvre dans le projet des<br />

révolutionnaires français. Sa critique du totalitarisme de l’Etat s’inspire donc aussi bien de la<br />

création de l’Etat-Providence en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis pendant la Seconde Guerre<br />

mondiale, que de la Terreur révolutionnaire.<br />

Economiste, Friedrich von Hayek est l’un des fondateurs de l’école néo-classique<br />

autrichienne. Né en 1899 à Vienne, alors capitale culturelle de l’Europe, appartient à la<br />

bourgeoisie provinciale. Sa carrière prend un cours inattendu au début des années 1930. En 1931,<br />

il est invité à la London School of Economics (LSE) pour une série de conférences. Acceptant un<br />

poste de professeur en ce même lieu, il ne cache pas son malaise par rapport à la domination<br />

croissante des thèses keynésiennes et finit par quitter la prestigieuse université. En 1944, il publie<br />

En route vers la servitude (The Road to Serfdom), critique radicale de la croissance de l’Etat dans les<br />

pays occidentaux. Avec virulence, Hayek s’attaque au culte de l’Etat dans les démocraties<br />

occidentales, qu’il considère comme une forme subtile de totalitarisme. Selon lui, au nom des<br />

principes démocratiques, l’Etat s’arroge le droit de limiter les libertés individuelles. Observant les<br />

liens entre les universitaires de la LSE et le parti travailliste, Hayek souhaite que les conservateurs<br />

utilisent une stratégie similaire : « Notre but n’est pas de diffuser une doctrine particulière, mais<br />

d’élaborer au moyen d’un effort continu une philosophie de la liberté qui puisse fournir une<br />

alternative aux opinions publiques actuellement dominantes. Notre but, en d’autres termes, n’est<br />

pas de trouver une solution applicable à une tâche pratique ou permettant de gagner un soutien<br />

de masse en faveur d’un programme politique donné, mais au contraire d’assurer le soutien des<br />

23 Pour un exposé plus complet des thèses d’Hayek, voir Gilles Dostaler, Le libéralisme de Hayek, Éditions La<br />

Découverte, Paris 2001.<br />

22


meilleurs esprits pour formuler un programme qui ait une chance d’être accepté de manière plus<br />

générale. Notre effort diffère donc d’une tâche politique en cela qu’il doit essentiellement se<br />

concentrer sur le long terme et non pas tant sur des objectifs qui pourraient être immédiatement<br />

praticables, mais […] sur des convictions qui doivent retrouver un ascendant » 24 .<br />

Dans cette optique de mettre au point une philosophie de la liberté, Friedrich von Hayek<br />

publie deux ouvrages majeurs : La constitution de la liberté (1960) et Droit, législation et liberté (1973-<br />

1979). Dans La constitution de la liberté, Hayek présente une société idéale où la liberté et le progrès<br />

se conjuguent pour assurer prospérité économique et dynamisme social. La société idéale est<br />

inégalitaire et ouverte. Les classes sociales ne sont pas hermétiques, mais perméables, la liberté et<br />

le progrès offrent des possibilités importantes d’ascension sociale à tous ceux qui savent saisir<br />

leurs chances. A l’instar de Milton Friedman, Hayek propose également de réformer l’Etat<br />

Providence afin de « déréglementer, privatiser, réduire et simplifier les programmes de sécurité<br />

sociale, diminuer la protection contre le chômage, supprimer les programmes de subvention au<br />

logement et les contrôles de loyer, abolir les programmes de contrôle des prix et de la production<br />

dans l’agriculture, réduire le pouvoir syndical auquel les pouvoirs publics ont cédé beaucoup de<br />

terrain ». Dans son opus suivant, Droit, législation et liberté, Hayek élabore une constitution idéale<br />

qui garantirait le fonctionnement optimal du marché en limitant la capacité d’intervention dans<br />

l’économie, par la conjugaison d’un dispositif légal, la séparation étanche des pouvoirs entre une<br />

assemblée législative et une assemblée exécutive rigoureusement indépendantes l’une de l’autre, et<br />

d’un ensemble de mesures de décentralisation et de privatisation des services publics.<br />

Brillant théoricien, Hayek devient l’une des figures les plus écoutées au sein du monde<br />

conservateur. Parfois trop aride, et difficile à mettre en œuvre, sa pensée ne connaît pas le succès<br />

de celle de Milton Friedman, dont les écrits iconoclastes et le sens de la formule transforment en<br />

intellectuel médiatique dans l’Amérique des années 1960.<br />

24 Cité dans François Denord, op. cit., p. 119-120. Nous soulignons.<br />

23


B)Milton et Rose Friedman, apôtres de la liberté 25 .<br />

Volontiers ironique dans ses Mémoires, Milton Friedman rappelle que le New Deal a sauvé<br />

sa vie. Au lendemain de la crise de 1929, le gouvernement fédéral offre un emploi à ce brillant<br />

diplômé de l’université de Columbia dans le cadre de la Commission sur les ressources nationales,<br />

chargée d’analyser les conséquences économiques de la crise. Sa collaboration avec le National<br />

Bureau of Economic Research, organisme qui regroupe les meilleurs économistes du temps, aboutit à<br />

la mise au point pendant la Seconde Guerre mondiale d’une base de données statistiques sur<br />

l’économie américaine et à l’élaboration des premières tables de comptabilité nationale.<br />

Cependant, au sein d’une profession majoritairement acquise aux idées keynésiennes, Friedman<br />

ne cesse de prendre ses distances et rejoint, dans cet esprit, l’université de Chicago, au lendemain<br />

de la guerre. En 1962, il publie un ouvrage d’économie politique, Le capitalisme et la liberté, qui<br />

connait un immense succès dans le monde entier. Plus de 500 000 exemplaires sont vendus entre<br />

1962 et la fin des années 1980. Avec force, l’auteur dénonce le gaspillage fédéral dans le domaine<br />

social. Selon lui, l’appareil bureaucratique développe des programmes qui n’ont d’autres fins que<br />

de légitimer son existence. Cette croissance bureaucratique est d’autant plus dommageable que les<br />

programmes sociaux démotivent les individus et créent une classe d’assistés incapables de se<br />

réinsérer sur le marché du travail. Selon lui, l’Etat Providence est vicié car il pervertit les règles<br />

vertueuses du marché.<br />

En compagnie de son épouse Rose, économiste et statisticienne, Milton Friedman<br />

dénonce l’ingénierie sociale des démocrates. Comme lui, Rose Friedman a appartenu à<br />

l’administration fédérale dans les années 1930 (elle travaillait au ministère de l’Agriculture) avant<br />

d’en dénoncer les méfaits. Lorsqu’en janvier 1964, le président Lyndon Johnson lance une «<br />

guerre » inconditionnelle contre la pauvreté, il finance par le biais de l’American Enterprise<br />

Institute un rapport à Rose pour démontrer l’aberration statistique d’une guerre contre la<br />

25 Sur Milton Friedman, nous renvoyons à notre article, « Guerre aux pauvres ! » L’histoire, n° 284, février 2004, p. 52-<br />

55<br />

24


pauvreté dans le pays le plus riche de la planète. Pour évaluer le seuil de pauvreté, la célèbre loi du<br />

statisticien prussien Ernest Engel a été utilisée : plus une famille est pauvre, plus elle consacre une<br />

part importante de son budget à la nourriture. Au terme de calculs complexes, le gouvernement<br />

fédéral fixe le seuil de pauvreté à 3 000 dollars et considère que 32 millions d’Américains vivent<br />

en dessous de ce seuil en 1964. Pour sa part, Rose Friedman obtient des résultats très différents<br />

autour de 2 200 dollars. Sur cette base, l’Amérique compterait 4,8 millions de pauvres en 1962,<br />

soit 10% de l’ensemble des familles. Réduit à un combat de chiffres, le débat est sans fin, et<br />

renvoie à la difficulté de définir une pauvreté relative dans les pays riches. Pour les époux<br />

Friedman, les présupposés scientifiques et idéologiques débouchent sur une croissance infinie des<br />

agences de l’Etat : les pauvres ainsi définis seront éligibles pour des programmes d’assistance et<br />

éducatifs financés par les contribuables. A la place, Friedman propose une mesure radicale :<br />

remplacer toutes les aides par un crédit d’impôt pour les plus pauvres. Dès 1956, il avoue sa<br />

préférence pour le crédit d’impôt (negative income tax), une idée qui avait évoquée pour la première<br />

fois pendant la Seconde Guerre mondiale. En fonction de la déclaration des revenus, chaque<br />

foyer fiscal non imposable peut bénéficier d’un crédit d’impôt. La méthode est d’une simplicité<br />

exemplaire : un ménage non imposable touchera une somme d’argent fixe correspondant à la<br />

moitié du seuil de pauvreté en vigueur. Friedman prône une suppression totale de tous les<br />

programmes d’assistance, remplacés par cette ingénieuse mesure fiscale.<br />

Si Friedrich von Hayek fournit une armature théorique au mouvement conservateur,<br />

Milton Friedman propose une réflexion pratique aux hommes politiques. Son refus de l’Etat le<br />

conduit à revendiquer une disparition totale des formes de régulation jusqu’à prôner la vente libre<br />

de drogues, définitivement dépénalisés, ou la disparition de la conscription militaire. Envisageant<br />

la croisade des conservateurs à l’échelle internationale, Friedman participe activement à<br />

l’exportation de ses thèses monétaristes en envoyant ses étudiants conseiller les dirigeants. Au<br />

Chili, après l’assassinat de Salvator Allende, les « Chicago Boys » comme la presse les surnomment<br />

25


conseillent le dictateur Augusto Pinochet dans sa réforme libérale de l’économie chilienne 26 . Aux<br />

Etats-Unis, les mesures radicales prônées par Friedman ne convainquent pas toujours les<br />

hommes politiques. Ainsi, la disparition de toutes les allocations sociales en échange d’un crédit<br />

d’impôt est accueillie avec scepticisme par l’administration du président républicain Richard<br />

Nixon (1969-1974).<br />

C)L’université de Chicago, épicentre du monde conservateur.<br />

En octobre 1948, l’université de Chicago trouve les financements nécessaires pour<br />

recruter Friedrich von Hayek grâce aux dons d’une fondation, le Volker Fund. La chaire créée<br />

permet ainsi à l’économiste, rendu célèbre par son ouvrage En route vers la servitude (1944) de<br />

s’installer à Chicago. L’université est alors célèbre pour son département d’économie, acquis de<br />

longue à la pensée libérale classique. A plus d’un titre, l’université devient l’épicentre de la pensée<br />

conservatrice en cours de refondation. Dans un monde universitaire acquis au keynésianisme, les<br />

Chicago Boys apparaissent comme une exception, mais n’en produisent pas moins de nombreux<br />

ouvrages dont les concepts sont appelés à se banaliser dans la société contemporaine.<br />

Dans l’entre-deux guerres, alors que les économistes américains se tournent de plus en<br />

plus vers la pensée keynésienne, Frank Knight continue à défendre des thèses libérales. Brillant<br />

chercheur, directeur du département pendant plus<br />

de vingt ans, Knight façonne l’école de<br />

Chicago, et pose les bases de réflexion théorique et pratique sur l’avenir du libéralisme 27 . Sous la<br />

conduite de Frank Knight, Henry Simons et Jacob Viner, la pensée néoclassique demeure<br />

toujours dominante à l’intérieur de l’université, même si ses préceptes sont en cours de<br />

reformulation. Pour remplacer l’Etat, les vertus du marché sont réhabilitées. Spécialiste du monde<br />

26 Juan Gabriel Valdès, Pinochet's Economists: The Chicago School of Economics in Chile, Cambridge, Cambridge University<br />

Press, 1995.<br />

27 Concernant Knight, nous renvoyons à http://homepage.newschool.edu/het//profiles/knight.htm<br />

26


du travail, George Stigler remet au goût du jour la théorie classique du chômage volontaire en<br />

attribuant la responsabilité du sous-emploi au coût trop élevé du travail. Pourfendeur des<br />

gaspillages en matière d’éducation, Gary Becker forge une théorie du « capital humain » qui prône<br />

la privatisation du système éducatif pour offrir une réelle égalité des chances aux citoyens. Bien<br />

évidemment, Milton Friedman formule ses hypothèses monétaristes, propose des alternatives à<br />

l’ensemble des programmes sociaux et au mode de financement de l’Etat. Mélangeant analyses<br />

théoriques très ardues et propositions d’application en langage plus prosaïque, les écrits des<br />

Chicago Boys se diffusent dans la société. De façon révélatrice, le Wall Street Journal devient dans les<br />

années 1970 l’un des principaux lieux de diffusion de leur pensée 28 . Chaque matin au réveil, des<br />

millions d’Américains lisent d’éditoriaux en points de vue des analyses condensées et reformulées<br />

dans une langue journalistiques la pensée des intellectuels du département d’économie de<br />

Chicago.<br />

Ainsi, en trente ans, la pensée conservatrice se renouvelle profondément grâce au<br />

magistère intellectuel de Hayek, Friedman et bien d’autres. Si les universités sont acquises à la<br />

cause keynésienne, l’une d’entre elles fait exception : l’université de Chicago. Assimilant les leçons<br />

des économistes keynésiens, les Chicago Boys acceptent pleinement de jouer leur rôle d’expert dans<br />

l’espace public pour améliorer l’éducation, l’Etat-Providence ou encore l’économie mondiale.<br />

III)La Société du Mont-Pèlerin, un espace de rencontre transatlantique.<br />

Si l’université de Chicago exerce un rôle croissant à l’intérieur du monde conservateur, la<br />

Société du Mont-Pèlerin sert également à structurer le mouvement à l’échelle internationale 29 . Son<br />

rôle dépasse celui d’un think-tank traditionnel car l’ambition de ses membres est internationale.<br />

28 Voir sur la conversion du Wall Street Journal, Kim Phillips-Fein, Invisible Hands. The Making of the Conservative<br />

Movement from the New Deal to Reagan, New York, W. W. Norton, 2009, p. 198-201.<br />

29 Philip Mirowski, Dieter Plehwe, The Making of the Neoliberal Thought, New York, Cambridge University Press, 2008;<br />

François Denord, op. cit., p. 219-238.<br />

27


Plus encore, elle ne souhaite pas infléchir directement les prises de décision des hommes<br />

politiques, mais reconfigurer les alliances et les réseaux au sein des mondes sociaux dans les<br />

entreprises, les universités et les associations. Dès sa création, la Société du Mont-Pèlerin<br />

revendique une influence discrète.<br />

A)Premières rencontres.<br />

La première réunion de la Société du Mont-Pèlerin se tient du 1 er avril au 10 avril en<br />

Suisse près de Vevey. Comme Milton Friedman l’écrit à l’un de ses proches, « l’importance de<br />

cette réunion est de nous avoir montré que nous n’étions pas seuls » 30 . Depuis longtemps,<br />

Friedrich von Hayek réfléchit à un lieu de rencontre entre hommes d’affaires et intellectuels<br />

conservateurs. La Société du Mont-Pèlerin devient la structure informelle, conçue comme un<br />

laboratoire d’idées susceptible de réfléchir à une alternative durable aux solutions keynésiennes.<br />

Un homme d’affaire suisse, Albert Hunold, trouve les financements nécessaires pour mettre en<br />

place un « forum libéral international », selon les souhaits de von Hayek. Localement,<br />

l’universitaire allemand exilé en Suisse, Wilhem Röpke, joue les intercesseurs. Pour payer le<br />

voyage d’universitaires américains, Friedrich von Hayek a demandé de l’argent à des hommes<br />

d’affaires américains très engagés dans la lutte contre la pensée<br />

keynésienne. Grâce à ce<br />

financement, 30 participants, en majorité universitaires, se réunissent et mettent sur pied une<br />

société de pensée qui se développe rapidement. En 1951, elle compte 173 membres répartis dans<br />

21 pays.<br />

Dès sa création, la société réclame une grande discrétion aux membres. Les statuts<br />

officiels interdisent toute forme de propagande en son nom. Aucun texte officiel ne lie les<br />

adhérents, si ce n’est la résolution intitulée « Statement of Aims », adoptée à l’issue de la première<br />

30 Cité dans Kim Philipps-Fein, op. cit., p. 46.<br />

28


éunion. La société pratique également une politique malthusienne en matière de recrutement qui<br />

fonctionne sur le principe de la cooptation, pratiquée avec parcimonie. Chaque candidat doit être<br />

parrainé par un membre. Il est demandé aux sociétaires d’étendre leurs réseaux professionnels et<br />

intellectuels à l’intérieur de leur pays d’origine. Beaucoup alors sont marginalisés à l’image de<br />

Milton Friedman aux Etats-Unis (licencié de l’université du Wisconsin en 1943), de Raymond<br />

Aron en France (dénigré systématiquement par la gauche française) ou de Karl Popper. Tout en<br />

étant un projet intellectuel, l’intégration à la société permet d’accumuler du capital symbolique et<br />

social, qui doit permettre aux sociétaires d’élargir leur audience.<br />

B)Méfiances américaines.<br />

Dans une lettre envoyée à l’un des dirigeants de l’entreprise pétrolière, Sun Oil, Jasper<br />

Crane ne cache pas ses doutes sur la capacité des Européens à aider le mouvement conservateur<br />

aux Etats-Unis : « nous allons apprendre des choses de ces étrangers même s’ils ne peuvent pas<br />

comprendre l’idée américaine de la liberté » 31 . La domination des universitaires au sein de la<br />

société fait craindre le caractère trop théorique des débats. Les hommes d’affaires américains<br />

redoutent également que la grande hétérogénéité des participants ne nuise aux débats de la<br />

société. Certains conservateurs européens ne cachent pas leur aversion de la modernité<br />

américaine à l’image de Wilhelm Röpke. Participant au colloque Lippman, Röpke critique très tôt<br />

la croissance du rôle de l’Etat, déjà apparent dans des pensées comme le planisme et le<br />

corporatisme. Bien évidemment, la Seconde Guerre mondiale renforce son diagnostic. En 1942, il<br />

publie à Zurich un ouvrage, fort pessimiste, et au titre révélateur, La crise de notre temps (1942);<br />

deux ans plus tard, il plaide en faveur d’une réforme économique et sociale dans un monde<br />

31 Cité dans Kim Phillips-fein, op. cit., p. 46<br />

29


profondément déstructuré par la guerre 32 . Toutefois, son attachement aux communautés rurales<br />

et aux modèles d’organisation locaux cadre mal avec le modèle américain de développement.<br />

Voyageant à plusieurs reprises aux Etats-Unis, il ne cache pas son hostilité à l’encontre de la<br />

consommation de masse et de l’urbanisation. A l’instar d’autres membres de la société,<br />

l’impérialisme culturel des Américains suscite un malaise. Dans le monde universitaire, les Etats-<br />

Unis jouent un rôle de plus en plus central et supplantent les universités européennes. Composée<br />

majoritairement d’universitaires, la société est traversée par des clivages professionnels, ayant peu<br />

à voir avec les ambitions idéologiques qui ont présidé à sa fondation.<br />

Au début des années 1950, les hommes d’affaires américains hésitent donc à soutenir<br />

l’organisation, et préfèrent réfléchir à des stratégies nationales. C’est Jasper Crane qui va<br />

convaincre ses collègues de la nécessité de venir en aide à la société et d’organiser une vaste<br />

rencontre sur le sol américain en 1958. Dans le contexte de la guerre froide, Crane estime que le<br />

conflit ne peut se limiter à un seul pays. S’ils souhaitent défendre le monde libre, les Américains<br />

doivent venir en aide à toutes les organisations qui combattent contre les idéologies socialistes<br />

et/ou keynésiennes. Au cours du mois de septembre 1958, la société se réunit à l’invitation des<br />

Etats-Unis. Ludwig von Mises a la charge de l’allocation d’ouverture et concentre son propos<br />

autour de la liberté et de la propriété dans les sociétés contemporaines. L’homme d’affaires<br />

d’Indianapolis, Pierre Goodrich, prononce également un discours sur la signification du mot<br />

liberté, comme fondement de l’expérience américaine 33 . Pour beaucoup de participants, la<br />

rencontre est un succès. Si les points de désaccord sont nombreux, notamment sur l’aide à<br />

apporter aux nouvelles nations nées de la décolonisation, il existe un accord commun sur la<br />

nécessité de mettre un terme aux expérimentations keynésiennes qui grèvent l’avenir des<br />

générations futures.<br />

32 Nous remercions Jean Solchany pour ces informations concernant Wilhelm Röpke.<br />

33 Kim Philipps-Fein, op. cit. , p. 48-52.<br />

30


C)Vers un syncrétisme ?<br />

Ce ralliement américain, et son corollaire, une croissance des financements, facilite le<br />

développement de la Société du Mont Pèlerin et la diffusion de ses thèses. A la fin des années<br />

1950, un syncrétisme intellectuel s’opère entre une critique conservatrice des Lumières, très<br />

prégnante en Europe, et une dénonciation américaine des dérives socialisantes. Comme<br />

l’historien Zeev Sternhell dans son ouvrage sur les Anti-Lumières l’a justement rappelé, la<br />

redécouverte de Tocqueville au lendemain de la Seconde Guerre mondiale est l’apanage des<br />

conservateurs en Europe et aux Etats-Unis 34 . Le penseur français devient le chantre d’une critique<br />

des rationalités révolutionnaires, qui ont conduit à la tyrannie de l’Etat. Son regard devient alors<br />

prophétique, et invite les citoyens à réfléchir sur le caractère inéluctable de la « machine »<br />

révolutionnaire.<br />

Toutefois, cette condamnation de l’hubris révolutionnaire et des Anti-Lumières ne dépasse<br />

pas le stade de la modernité politique. A la demande de nombreux intellectuels Américains, la<br />

modernité économique est revendiquée comme un élément central du dispositif conservateur,<br />

alors que des intellectuels européens comme Wilhelm Röpke réclament un retour à un mode de<br />

développement mieux maitrisé, ancré dans les communautés rurales. La domination financière et<br />

politique des Etats-Unis oriente la reconstruction idéologique du conservatisme dans un<br />

syncrétisme inédit : la modernité politique de l’Etat est jugé comme dangereuse, alors que la<br />

modernité économique apparaît comme tout à fait légitime. A plus d’un titre, les débats, souvent<br />

houleux, de la Société du Mont-Pèlerin auront aidé à cette reconfiguration, totalement ancrée<br />

dans les logiques économique de l’après-guerre comme le déplorent les intellectuels européens,<br />

vivant souvent mal l’hégémonie américaine.<br />

34 Zeev Sternhell, Les Anti-Lumières : Une tradition du XVIIIe siècle à la Guerre froide, Paris, Fayard, 2006.<br />

31


Conclusion<br />

Dans un propos conclusif, je souhaite réfléchir avec vous à la signification de cette<br />

reconstruction intellectuelle du conservatisme. Comment les sciences sociales l’ont-elles<br />

interprétée ?<br />

-la première hypothèse postule l’aberration de la pensée conservatrice. C’est la thèse de la<br />

paranoïa des conservateurs, que l’on retrouve dominante dans les sciences sociales en Europe et<br />

aux Etats-Unis dans les années 1950 et 1960. Les interprétations de la John Birch Society aux<br />

Etats-Unis ou du mouvement Poujade en France réduisent les acteurs à de dangereux militants, et<br />

leurs thèses à un fatras idéologique.<br />

-la seconde souligne la volonté de contrôle social de la part des élites économiques et<br />

intellectuelles. Dans ce cas, les détenteurs du capital intellectuel et financier s’allient pour<br />

manipuler le peuple et notamment les plus défavorisés. La leçon, soulignant le rôle décisif du<br />

patronat européen et américain, dans le financement des think-tanks, apporte du grain à moudre<br />

aux porteurs de cette hypothèse. En Grande-Bretagne, Maurice Green et William Rees-Mogg,<br />

respectivement rédacteurs en chefs du Daily Telegraph et du Times, sont convaincus par les travaux<br />

de l’Institute of Economic Affairs. Aux Etats-Unis, le quotidien Wall Street Journal est de plus en plus<br />

séduit par les thèses conservatrices. Les faiseurs d’opinion jouent un rôle décisif dans la victoire<br />

de la pensée conservatrice à partir des années 1970.<br />

-la dernière hypothèse, et sans doute la plus riche d’un point de vue intellectuel, met<br />

l’accent sur l’agency, la capacité d’autonomie de tous les acteurs. Dans ce cas, il n’y a pas de<br />

complot des élites, pas d’instrumentalisation des plus pauvres, pas de jugement de valeur sur la<br />

bêtise présupposée des acteurs. Chaque individu possède un registre de valeurs et une marge<br />

d’action rationnelle pour s’adapter à son environnement. Dès lors, il est aisé de comprendre<br />

pourquoi les ouvriers de General Electric ne cèdent pas au charme et à la faconde de Ronald<br />

Reagan dans les années 1950. Les évènements décrits dans la leçon demeurent, et ne l’oubliez<br />

32


pas, minoritaires au cours de la période. En France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, les<br />

citoyens privilégient majoritairement les solutions keynésiennes et le modèle consensuel des<br />

années d’après-guerre. Une lecture en terme d’agency permet de recontextualiser et de compliquer<br />

le schéma d’analyse. Les solutions proposées par les conservateurs dans les années 1950 et 1960<br />

ne conviennent pas aux citoyens. Leur défection, au sens qu’Albert Hirschman donne à ce terme<br />

dans son ouvrage de 1970, Exit, Voice, Loyalty, mérite donc toute notre attention.<br />

L’ambition de ce cours n’est pas de vous donner une idée toute faite, mais de solliciter<br />

une réflexion. Contrôle social ? Délire paranoïaque ? Système de pensée suscitant ou pas<br />

l’adhésion des acteurs ? Ces modèles d’interprétation seront régulièrement évoqués dans ce cours.<br />

Pour l’heure, je vous laisse choisir celui qui vous semble le plus pertinent. Quelle que soit votre<br />

décision, dans les années 1970, il est indéniable que les Bibles du capitalisme sont désormais<br />

présentes sur les étagères des Américains et des Européens dans des versions savantes ou<br />

populaires. Les vœux de Jasper Crane ont été exaucés.<br />

33

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