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Les défis de l'agriculture mondiale - Vintage

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1<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


2 <strong>Les</strong> <strong>Les</strong> leçons <strong>défis</strong> inaugurales <strong>de</strong> l’agriculture du Groupe <strong>mondiale</strong> ESA<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


titre<br />

3<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong><br />

<strong>de</strong> l’agriculture<br />

<strong>mondiale</strong><br />

au XXI e siècle<br />

Bernard Chevassus-au Louis,<br />

Geneviève Ferone,<br />

Michel Griffon,<br />

Axel Kahn,<br />

Edgard Pisani.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


4<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Que faire ?<br />

5<br />

Préface<br />

Agriculture, <strong>de</strong> quoi<br />

s’agit-il ? et Que faire ?<br />

Pour délivrer la Leçon inaugurale du Groupe ESA (Ecole Supérieure d’Agriculture<br />

d’Angers), nous invitons chaque année une personnalité capable <strong>de</strong><br />

sensibiliser nos étudiants aux grands <strong>défis</strong> qu’ils auront à affronter au cours <strong>de</strong><br />

leur vie professionnelle. Nous choisissons cet invité à la fois pour la qualité <strong>de</strong><br />

son message intellectuel et pour la richesse <strong>de</strong> sa personnalité, qui peut constituer<br />

un exemple à suivre pour les étudiants. Parce qu’à l’ESA nous aimons ai<strong>de</strong>r à<br />

construire <strong>de</strong>s personnes qui ne pensent pas forcément comme tout le mon<strong>de</strong>,<br />

qui seront capables <strong>de</strong> défricher l’avenir, <strong>de</strong> créer et <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong>s responsabilités<br />

dans les entreprises et la vie sociale, au service du bien commun.<br />

Ce livre reprend cinq leçons 1 , qui se complètent et répon<strong>de</strong>nt parfaitement<br />

à cette exigence : <strong>de</strong>s avis d’hommes et <strong>de</strong> femme, <strong>de</strong> citoyens engagés, qui<br />

témoignent à la fois par leur pensée et par leur vie, avec <strong>de</strong>s mots simples et<br />

compréhensibles. Qui donnent envie d’aller plus loin.<br />

Edgard Pisani, un rebelle bâtisseur :<br />

De quoi s’agit-il ? et Quelle politique européenne ?<br />

Edgard Pisani est à lui tout seul un vrai livre d’histoire. Il en a acquis une<br />

sagesse et une hauteur <strong>de</strong> vue exceptionnelles : résistant, il a activement participé<br />

à la libération <strong>de</strong> Paris ; plus jeune préfet <strong>de</strong> France en 1947, il découvre la<br />

« conscience paysanne » ; ministre <strong>de</strong> l’agriculture, il a créé les bases <strong>de</strong> la<br />

mo<strong>de</strong>rnisation <strong>de</strong> l’agriculture française et <strong>de</strong> la politique agricole commune. <strong>Les</strong><br />

<strong>de</strong>ux principales salles <strong>de</strong> réunion du ministère rue <strong>de</strong> Grenelle portent le nom<br />

<strong>de</strong> Sully et Pisani, tout un symbole.<br />

Député, sénateur, maire, chargé <strong>de</strong> missions à la Prési<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> la République,<br />

il a vécu <strong>de</strong> l’intérieur les différentes strates <strong>de</strong> la vie démocratique française. Haut<br />

1 Ce recueil ne reprend pas la première leçon inaugurale, qui a été délivrée par le grand historien Emmanuel Leroy Ladurie sur « <strong>Les</strong><br />

racines historiques <strong>de</strong> la paysannerie française » à la fin <strong>de</strong> l’ancien régime. En cinq ans, (1789-1793) cette paysannerie a fait crouler la<br />

seigneurie, plus vite et plus complètement que dans les autres nations d’Europe. La révolution fut alors suivie d’une gran<strong>de</strong> mutation<br />

qui a fait passer le nombre <strong>de</strong> ruraux <strong>de</strong> 23 millions vers 1850 aux 600 000 actuels. Cette leçon se situe en effet sur un autre registre<br />

que le présent livre, tourné vers la prospective.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


6<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Commissaire puis ministre en Nouvelle Calédonie et médiateur au Mali dans le<br />

conflit avec les touaregs, il a connu les difficultés concrètes <strong>de</strong> l’élaboration <strong>de</strong> la<br />

paix. Prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’Institut du Mon<strong>de</strong> Arabe et du Centre international <strong>de</strong>s Hautes<br />

Etu<strong>de</strong>s Agronomiques Méditerranéennes, il a éprouvé les richesses <strong>de</strong> l’interculturel.<br />

Européen concret et <strong>de</strong> longue date, il a été un <strong>de</strong>s pères <strong>de</strong> la PAC, député<br />

européen et membre <strong>de</strong> la Commission européenne chargé du développement.<br />

Homme d’engagement, il n’a pas eu peur <strong>de</strong> poser <strong>de</strong>s actes forts : entrer en<br />

résistance pendant la guerre, démissionner du gouvernement en cas <strong>de</strong> désaccord,<br />

censurer le gouvernement. Il est enfin un « dérangeur d’idées » et on se sent<br />

intelligent à l’écouter ; les dirigeants agricoles le confient souvent : « il nous a<br />

appris à réfléchir ».<br />

Il démontre que la jeunesse est d’abord un état d’esprit et non un nombre<br />

d’années, et que l’on peut être encore un rebelle à quatre-vingt-dix ans. Cet<br />

état d’esprit, que l’on invite à acquérir à l’ESA, d’oser penser autrement, poser<br />

<strong>de</strong>s actes, imaginer comment le mon<strong>de</strong> pourrait être différent et comment<br />

pourrait être l’avenir, remettre en questions et se remettre en questions. C’est<br />

une attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> fond par rapport à la vie, pas une histoire d’âge mais d’attitu<strong>de</strong><br />

et <strong>de</strong> volonté.<br />

François-Henri <strong>de</strong> Virieu, ingénieur ESA et journaliste en vue, écrivait en<br />

1969 2 : « Faire le bilan <strong>de</strong> la politique agricole <strong>de</strong> la V e République, c’est avant tout peser ce qui<br />

reste <strong>de</strong>s idées lancées par Edgard Pisani, ministre entre 1961 et 1966 » ; c’est encore le<br />

cas aujourd’hui et rares sont les réunions <strong>de</strong> travail sur le sujet où on n’évoque<br />

pas son nom.<br />

Edgar Pisani démarre donc ce livre avec cette question : « <strong>de</strong> quoi s’agit-il ? » ;<br />

une question <strong>de</strong> base et qui résume un état d’esprit que les autres auteurs<br />

développeront par la suite. En l’occurrence cette question, qui peut apparaître<br />

saugrenue dans le mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne, se révèle finalement tout à fait angoissante :<br />

« pourra-t-on se nourrir, pourra-t-on nourrir tout le mon<strong>de</strong> au XXI e siècle ? ». Un texte<br />

court, mais si simple, si évi<strong>de</strong>nt, si fort lorsqu’il met en parallèle l’évolution<br />

énorme <strong>de</strong>s besoins et la limitation <strong>de</strong> plus en plus forte <strong>de</strong>s facteurs <strong>de</strong><br />

production, en particulier la terre et l’eau qu’on n’en sort pas in<strong>de</strong>mne, surtout<br />

lorsqu’on considère ce qui s’est passé <strong>de</strong>puis.<br />

En effet, la FAO, qui tient la sinistre comptabilité <strong>mondiale</strong> <strong>de</strong>s gens qui ont<br />

faim, déclare qu’à l’été 2009 l’humanité a franchit une étape particulièrement<br />

déshonorante : pour la première fois dans l’histoire, le nombre <strong>de</strong> gens qui ont<br />

faim a dépassé le chiffre symbolique du milliard ; ça n’était jamais arrivé ! Alors<br />

même qu’au tournant du siècle les gouvernements avaient fixé <strong>de</strong>s « objectifs<br />

du millénaire », dont celui <strong>de</strong> réduire <strong>de</strong> moitié la pauvreté d’ici à 2015, c’est<br />

2 Dans son livre « Bilan <strong>de</strong> la politique agricole <strong>de</strong> la V e République », chapitre « Au commencement, était Pisani ! »<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Que faire ?<br />

7<br />

exactement le contraire qu’on observe. La crise alimentaire <strong>de</strong> 2007-2008,<br />

suivie par la crise économique <strong>de</strong> 2008-2009, font que le nombre <strong>de</strong> pauvres<br />

et en particulier <strong>de</strong> gens qui ne mangent pas à leur faim, bien loin <strong>de</strong> décroître,<br />

augmente <strong>de</strong> 50 à 70 millions par an soit presque autant que l’augmentation <strong>de</strong><br />

la population <strong>mondiale</strong> (80 millions par an). Il est donc maintenant légitime <strong>de</strong><br />

se poser une question qui, il y a encore quelques années, aurait parue inutilement<br />

alarmiste : en 2050 combien <strong>de</strong> gens auront faim : 1 milliard ? 1,5 milliard ?<br />

2 milliards ? Et dans ce cas, pourrons-nous vivre en paix ? <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux plus vieux<br />

métiers (masculins) du mon<strong>de</strong>, paysans et militaires, sont <strong>de</strong> nouveau intimement<br />

liés : si les premiers échouent, les seconds reprendront la main.<br />

Nos contemporains d’Europe <strong>de</strong> l’Ouest sont persuadés que la qualité <strong>de</strong> la<br />

nourriture dans leurs assiettes pose problème et se focalisent sur cette question.<br />

Mais au niveau <strong>de</strong> l’humanité et <strong>de</strong> la planète, on a d’abord affaire à un problème<br />

<strong>de</strong> quantité impliquant <strong>de</strong> trouver <strong>de</strong> toute urgence <strong>de</strong>s nouveaux moyens pour<br />

produire plus (et mieux) avec moins, et <strong>de</strong> moins gâcher.<br />

L’ancien ministre <strong>de</strong> l’agriculture « <strong>de</strong> référence » ne nous laisse pas sur ce<br />

simple constat <strong>de</strong> l’immense difficulté qu’aura le mon<strong>de</strong> à nourrir le mon<strong>de</strong>,<br />

il esquisse <strong>de</strong> vraies pistes <strong>de</strong> solutions et en particulier celle d’une politique<br />

européenne agricole, alimentaire, rurale et environnementale. On ne peut que<br />

regretter que son tour soit passé et qu’il n’ait pas eu l’occasion d’être <strong>de</strong> nouveau<br />

aux affaires pour mettre en œuvre concrètement les gran<strong>de</strong>s lignes <strong>de</strong> cette<br />

politique radicalement nouvelle...<br />

Geneviève Ferone, une sentinelle <strong>de</strong> la planète :<br />

Réchauffement, nous n’avons plus le temps et <strong>de</strong>vons construire<br />

une nouvelle démocratie planétaire<br />

Docteur en droit international économique, Geneviève Ferone ne s’est pas<br />

contentée d’un parcours classique et lucratif dans <strong>de</strong> grands cabinets internationaux<br />

au service <strong>de</strong> la mondialisation. Elle a décidé <strong>de</strong> faire mieux, plus<br />

utile. Elle a débuté avec une première carrière dans l’éthique <strong>de</strong>s entreprises,<br />

en défrichant un terrain totalement nouveau : la notation sociale et environnementale<br />

<strong>de</strong>s entreprises cotées en bourse. L’idée était <strong>de</strong> donner <strong>de</strong>s outils aux<br />

citoyens et aux investisseurs pour qu’ils puissent réfléchir et mettre en avant dans<br />

leur choix, non seulement les perspectives <strong>de</strong> rentabilité financière à court terme,<br />

mais aussi la traduction concrète <strong>de</strong>s valeurs montantes <strong>de</strong> la société : le respect<br />

<strong>de</strong> l’environnement et <strong>de</strong>s citoyens (salariés, consommateurs, voisins, etc.).<br />

Elle a alors amorcé une <strong>de</strong>uxième carrière, constatant par expérience et<br />

observation directe l’urgence absolue <strong>de</strong> bouger avant qu’il ne soit « trop tard pour<br />

la planète », en <strong>de</strong>venant directrice du développement durable <strong>de</strong> la très gran<strong>de</strong><br />

entreprise multinationale Véolia. Elle ne s’occupe pas à proprement parler d’agri-<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


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<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

culture. Elle est venue à l’ESA parler tout simplement <strong>de</strong> l’avenir <strong>de</strong> l’humanité, et<br />

martèler avec une gran<strong>de</strong> force <strong>de</strong> conviction ce message angoissant : nous n’avons<br />

plus le temps d’attendre. D’après elle, la ressource la plus rare aujourd’hui n’est<br />

assurément plus le pétrole ou l’eau, ni même l’intelligence ou la sagesse, c’est tout<br />

simplement le temps. Le compte à rebours a commencé car pour la première fois<br />

dans l’histoire <strong>de</strong> l’humanité, géographie et civilisation vont entrer en collision<br />

frontale à cause d’un réchauffement climatique dont les conséquences pourraient<br />

être tout simplement… vitales. Et l’échéance qu’elle nous décrit se situe à peine à<br />

la moitié <strong>de</strong> la vie professionnelle <strong>de</strong>s étudiants actuels, autour <strong>de</strong> l’année 2030.<br />

Si la nouvelle génération ne réussit pas à faire bouger nos sociétés dès le début<br />

<strong>de</strong> sa vie professionnelle, cela pourrait aller très mal pour leurs enfants ! C’est<br />

aujourd’hui, tout <strong>de</strong> suite et vigoureusement qu’il faut agir, car sinon ce n’est plus<br />

<strong>de</strong> vie meilleure et <strong>de</strong> confort que l’on parlera, mais <strong>de</strong> simple survie dans une<br />

planète plus chau<strong>de</strong> et aux ressources dramatiquement finissantes.<br />

Elle parle aussi avec une « touche féminine » particulièrement importante<br />

et bienvenue dans une école où la moitié <strong>de</strong>s étudiants sont <strong>de</strong>s étudiantes, et<br />

son propos, pour angoissant qu’il soit, ne paralyse pas, il motive fortement pour<br />

l’action.<br />

Mais la réflexion doit aller encore au-<strong>de</strong>là : puisque nous sommes <strong>de</strong> plus en<br />

plus nombreux et que les ressources sont <strong>de</strong> plus en plus limitées, y a-t-il encore<br />

une place pour l’éthique et la démocratie ? Geneviève Ferone se lance donc dans<br />

cette réflexion : comment arriver librement à changer nos mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> vie tout en<br />

respectant le droit <strong>de</strong> ceux qui n’ont rien à améliorer leur sort ? La démocratie<br />

planétaire peut-elle progressivement constituer la plate-forme d’un projet <strong>de</strong><br />

civilisation commun ?<br />

Bernard Chevassus-au-Louis, une mo<strong>de</strong>stie rayonnante :<br />

Sauvegar<strong>de</strong>r la biodiversité et refon<strong>de</strong>r la recherche agronomique<br />

Bernard Chevassus-au-Louis est un exemple <strong>de</strong> « tête bien faite ». Question<br />

formation, difficile <strong>de</strong> faire mieux lorsqu’on a été reçu major <strong>de</strong> sa section <strong>de</strong><br />

biologie à l’École normale supérieure, et qu’on est sorti à nouveau major <strong>de</strong><br />

l’agrégation en sciences naturelles, avant d’obtenir tout aussi brillamment un<br />

doctorat. Il choisit d’être chercheur et en gravit tous les échelons, jusqu’au<br />

gra<strong>de</strong> <strong>de</strong> « directeur <strong>de</strong> recherche <strong>de</strong> classe exceptionnelle ». Sa spécialité est<br />

la domestication et l’amélioration génétique <strong>de</strong>s poissons, en particulier <strong>de</strong>s<br />

salmonidés (truites, saumons, ombles) mais aussi d’autres espèces <strong>de</strong> poissons<br />

tempérés ou tropicaux comme les carpes et les tilapias, ainsi que <strong>de</strong>s mollusques<br />

et crustacés.<br />

Ce touche-à-tout à passé sa vie à élargir sa vision, en s’occupant d’agronomie,<br />

<strong>de</strong> santé <strong>de</strong>s animaux, d’agroalimentaire, <strong>de</strong> sécurité sanitaire <strong>de</strong>s aliments, <strong>de</strong><br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Que faire ?<br />

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génie biomoléculaire, <strong>de</strong> concertation sur les OGM, <strong>de</strong> développement durable<br />

et <strong>de</strong> biodiversité. En France et en Europe, au Canada, au Maghreb, en Guinée,<br />

etc. Il a ainsi fait preuve d’une ouverture intellectuelle tout à fait exceptionnelle<br />

dans notre société souvent si cloisonnée.<br />

Il a également su conserver cet esprit <strong>de</strong> curiosité et entretenir sa vocation<br />

<strong>de</strong> chercheur dans toutes les situations professionnelles qu’il a rencontrées. Ce<br />

ne fut probablement pas simple <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r en toutes circonstances du temps <strong>de</strong><br />

travail au laboratoire, compte tenu <strong>de</strong> l’ampleur <strong>de</strong>s responsabilités qui lui ont<br />

été confiées, mais ce fut une sorte d’ascèse personnelle, une volonté <strong>de</strong> maintenir<br />

un lien avec toute la complexité du réel. Depuis le début <strong>de</strong>s années 1990 il n’a<br />

en effet cessé d’être directeur général, prési<strong>de</strong>nt ou vice-prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> très grands<br />

organismes ou comités <strong>de</strong> réflexion. Tout d’abord <strong>de</strong> sa maison mère, l’Institut<br />

national <strong>de</strong> recherche agronomique, ensuite du Centre national d’étu<strong>de</strong>s vétérinaires<br />

et agroalimentaires, <strong>de</strong> l’Agence française <strong>de</strong> sécurité sanitaire <strong>de</strong>s aliments,<br />

du Groupe <strong>de</strong> concertation du Commissariat général au plan sur les OGM,<br />

du Muséum national d’histoire naturelle, <strong>de</strong> plusieurs comités stratégiques<br />

<strong>de</strong> l’Agence nationale <strong>de</strong> la recherche, etc. Un sens du service et une capacité<br />

d’exercer <strong>de</strong>s responsabilités, y compris sur <strong>de</strong>s sujets très contestés, qui semblent<br />

en symbiose avec la charte <strong>de</strong> notre Groupe qui souhaite « former <strong>de</strong>s hommes et les<br />

femmes créateurs et responsables, compétents et tournés vers l’action ».<br />

A travers ces expériences, il a pu abor<strong>de</strong>r la question du vivant à partir <strong>de</strong><br />

multiples points <strong>de</strong> vue et avec <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> cultures très différentes, et acquérir<br />

une « tête bien pleine ». Cette longue pratique <strong>de</strong> direction d’équipes d’intellectuels<br />

très compétents, experts et chercheurs, aurait pu lui faire cultiver une<br />

certaine arrogance, vulgairement lui donner la « grosse tête ». C’est exactement le<br />

contraire qui s’est passé. Voilà un homme qui cultive opiniâtrement la mo<strong>de</strong>stie,<br />

montre avec un réel talent pédagogique l’immensité <strong>de</strong> ce qu’on ne connaît pas,<br />

et qui, chaque jour, nous remet <strong>de</strong>vant le défi si important pour l’avenir d’une<br />

meilleure connaissance et d’une meilleure maîtrise <strong>de</strong> la Nature.<br />

Il incite aussi à la pru<strong>de</strong>nce : nous savons si peu <strong>de</strong> choses, n’en faisons pas trop,<br />

ne provoquons pas, par notre irresponsabilité, <strong>de</strong>s réactions en chaîne que nous ne<br />

pouvons pas prévoir, avançons pas à pas, résolument, mais respectueusement.<br />

Car, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’épuisement <strong>de</strong>s ressources et du réchauffement, un autre<br />

danger menace notre mon<strong>de</strong>, celui <strong>de</strong> la baisse radicale <strong>de</strong> la biodiversité. Dans<br />

un premier temps, il peut paraître beaucoup moins préoccupant (on peut<br />

probablement survivre avec moins d’ours et <strong>de</strong> baleines). Bernard Chevassusau-Louis<br />

nous convainc cependant qu’il n’en est rien. D’abord il montre l’état<br />

<strong>de</strong> notre ignorance ; il peut y avoir un caractère présomptueux, voire comique,<br />

<strong>de</strong> se mettre à compter ce qu’on ne connaît pas, quand on a déjà tant <strong>de</strong> mal à<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


10<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

maîtriser ce qu’on croît connaître. Pourtant il nous explique que si on a i<strong>de</strong>ntifié<br />

tout ce qui est gros sur cette terre, les éléphants et les baobabs (et en définitive<br />

déjà près d’1,7 millions d’espèces vivantes), on ne connaît presque rien <strong>de</strong> ce<br />

qui est tout petit, et en particulier d’une taille inférieure au millimètre. Il reste<br />

probablement entre 10 et 50 millions d’espèces à découvrir, sans parler <strong>de</strong>s<br />

unicellulaires et les bactéries qui se comptent par milliards, et il serait bien<br />

impru<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> penser qu’elles ne servent à rien… Le plus probable est que cette<br />

immense diversité est essentielle aux équilibres fondamentaux <strong>de</strong> la planète.<br />

Prendre le risque <strong>de</strong> couper court à cette biodiversité, comme nous le faisons<br />

actuellement en détruisant les principaux gisements que sont les forêts tropicales<br />

et les coraux, et en réchauffant le climat, n’est-ce pas prendre le risque <strong>de</strong> la mise<br />

en place d’un nouveau système qui ne soit pas favorable au maintien <strong>de</strong> la vie<br />

humaine sur terre ?<br />

Mais Bernard Chevassus-au-Louis souligne également que les problèmes<br />

sont loin d’être seulement techniques, et que pour être à la hauteur il va falloir<br />

rapi<strong>de</strong>ment bouleverser toutes nos manières <strong>de</strong> voir et <strong>de</strong> s’organiser. À commencer<br />

par la recherche agronomique qui a mis au point un modèle d’innovation<br />

extrêmement efficace au XIX e et XX e siècle et permis <strong>de</strong> nourrir 4,5 milliards<br />

d’habitants <strong>de</strong> plus au XX e siècle, mais qui touche actuellement à ses limites. Lui<br />

qui a été amené à y exercer d’éminentes responsabilités, nous l’explique avec <strong>de</strong>s<br />

mots justes : les simplifications qui ont été efficaces jusqu’à aujourd’hui <strong>de</strong>viennent<br />

maintenant appauvrissantes, et le divorce qui s’est consommé entre écosystèmes<br />

et agrosystèmes ne peut tout simplement plus durer ; il faut reprendre les choses<br />

sur le fond, à partir d’une triple alliance entre les sciences agronomiques, sociales<br />

et écologiques. Si nous voulons mettre en œuvre une agriculture écologiquement<br />

intensive et « doublement verte », ça n’est pas simplement en laboratoire qu’on<br />

pourra le faire, et il faut transformer peu ou prou chaque agriculteur en chercheur,<br />

pour inventer non pas l’agriculture du futur mais les 35 000 agricultures du futur,<br />

chacune adaptée aux conditions micro locales.<br />

Axel Kahn, une exigence du savoir et un humanisme en action :<br />

Faut-il avoir peur <strong>de</strong> la biologie et du progrès ?<br />

Axel Kahn est un autre bûcheur ; aucun <strong>de</strong>s honneurs, aucune <strong>de</strong>s charges<br />

qui lui ont été confiées ne l’ont été par hasard. Digne fils <strong>de</strong> l’école républicaine,<br />

il a cumulé par son travail un nombre impressionnant <strong>de</strong> reconnaissances<br />

académiques : Concours général, <strong>de</strong>ux doctorats (sciences et mé<strong>de</strong>cine), lauréat<br />

<strong>de</strong> l’Académie Nationale <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cine, médaille d’argent du CNRS, doctorats<br />

honoris causa <strong>de</strong>s universités <strong>de</strong> Louvain, Montréal, et Québec, etc., il constitue<br />

un véritable exemple pour <strong>de</strong>s étudiants <strong>de</strong> Gran<strong>de</strong>s écoles, eux aussi engagés<br />

dans la voie exigeante <strong>de</strong> la conquête du savoir. Il sait gar<strong>de</strong>r l’esprit clair, signe<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Que faire ?<br />

11<br />

d’une vraie maîtrise <strong>de</strong> son sujet, et possè<strong>de</strong> ce talent rare d’expliquer par <strong>de</strong>s<br />

mots simples les choses apparemment les plus compliquées.<br />

C’est un professionnel ; mé<strong>de</strong>cin, chercheur, directeur du prestigieux Institut<br />

Cochin, puis <strong>de</strong> l’Université Paris V Descartes, il s’est affronté à la réalité dans<br />

tous ses aspects, scientifiques et techniques, humains, mais aussi économiques. Il<br />

a la charge <strong>de</strong> conduire <strong>de</strong>s équipes nombreuses, <strong>de</strong> les financer, <strong>de</strong> faire en sorte<br />

que le « navire gar<strong>de</strong> le cap » dans la concurrence internationale. Il exerce au jour<br />

le jour un métier assez proche <strong>de</strong> ceux auxquels nous préparons nos ingénieurs.<br />

C’est un homme curieux, soucieux du bien public, capable d’engagement et<br />

pétri d’humanisme. Il a toujours fait beaucoup plus que son simple travail <strong>de</strong><br />

recherche ou <strong>de</strong> directeur d’institut, pour rendre notre mon<strong>de</strong> plus vrai, bon, et<br />

beau, suivant en cela les préceptes <strong>de</strong>s philosophes grecs, et ceux <strong>de</strong> son père, qui<br />

lui a laissé pour tout viatique ce simple conseil : « sois raisonnable et humain ».<br />

Il a été membre du Conseil Scientifique <strong>de</strong> l’Office Parlementaire d’Evaluation<br />

<strong>de</strong>s Choix Scientifiques et Technologiques, administrateur du Mouvement<br />

Universel <strong>de</strong> la Responsabilité Scientifique, prési<strong>de</strong>nt du Groupe <strong>de</strong>s Experts <strong>de</strong><br />

Haut Niveau sur les Sciences <strong>de</strong> la Vie auprès <strong>de</strong> la Commission Européenne,<br />

membre du Comité Consultatif National d’Ethique. Il a su rendre d’insignes<br />

services à son pays, qui lui ont valu d’être élevé au gra<strong>de</strong> d’Officier <strong>de</strong> la Légion<br />

d’Honneur, du Mérite et du Mérite agricole et Chevalier <strong>de</strong>s Arts et lettres, mais<br />

sans perdre sa liberté d’homme qui l’a conduit à démissionner chaque fois qu’il<br />

l’a jugé nécessaire pour honorer ses idées.<br />

D’origine médicale, sa compétence et sa curiosité intellectuelle se sont<br />

étendues à l’agriculture, puisque, <strong>de</strong> 1988 à 1997, il a présidé la Commission <strong>de</strong><br />

génie biomoléculaire du ministère <strong>de</strong> l’Agriculture. Il a ainsi eu à connaître <strong>de</strong><br />

l’intérieur les débats vifs sur les OGM et les autres applications <strong>de</strong>s biotechnologies<br />

à l’agriculture et l’alimentation.<br />

« Est intelligent celui qui me rend intelligent, et est profondément humain celui qui m’ai<strong>de</strong> à<br />

assumer mes responsabilités d’homme ». Axel Kahn mérite pleinement cette phrase.<br />

Dans cette situation dramatique du début du XXI e siècle, la ressource dont<br />

nous disposons encore, c’est la biologie. Le siècle du pétrole et <strong>de</strong> la chimie se<br />

termine avec l’arrivée <strong>de</strong> problèmes apparemment insolubles, et on ne voit pas très<br />

bien comment ces <strong>de</strong>ux ressources vont pouvoir rebondir et nous sauver la mise<br />

via <strong>de</strong> nouvelles découvertes. Heureusement, les biotechnologies, elles, semblent<br />

avoir encore beaucoup <strong>de</strong> réserves, et nous n’aurons d’autre choix que <strong>de</strong> les<br />

exploiter au maximum. Mais elles font peur car elles touchent à la vie. Axel Kahn<br />

nous explique ce qu’il en est exactement ; après un retour historique sur l’arrivée<br />

<strong>de</strong> ces technologies au cours <strong>de</strong>s âges et singulièrement du XX e siècle, il analyse<br />

les raisons profon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> cette incroyable division <strong>de</strong> l’opinion, extrêmement<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


12<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

favorable à l’application <strong>de</strong> ces techniques en mé<strong>de</strong>cine mais tout à fait opposée<br />

à ces mêmes techniques en agriculture. Du coup, il nous fait faire le détour par la<br />

notion <strong>de</strong> progrès ; en effet une gran<strong>de</strong> question interroge l’humanité <strong>de</strong>puis les<br />

philosophes Grecs : le « vrai » mène-t-il au « bon » ?, la science peut-elle mener<br />

au bonheur et à la justice ? Il la revisite en montrant comment cette question<br />

se pose aujourd’hui avec une acuité nouvelle nécessitant une refondation <strong>de</strong>s<br />

rapports entre la science, l’économie et l’art <strong>de</strong> vivre ensemble.<br />

Michel Griffon,<br />

L’audace d’inventer une nouvelle agriculture « écologiquement intensive »<br />

Ingénieur agronome (Paris-Grignon) et économiste, Michel Griffon n’a eu <strong>de</strong><br />

cesse <strong>de</strong> chercher et <strong>de</strong> diffuser <strong>de</strong> nouvelles idées pour construire un mon<strong>de</strong> plus<br />

juste, via une agriculture à la hauteur <strong>de</strong>s enjeux du XXI e siècle et un développement<br />

durable.<br />

Après avoir été directeur d’Etu<strong>de</strong>s dans le domaine <strong>de</strong>s politiques agricoles<br />

et <strong>de</strong>s politiques <strong>de</strong> recherche en agronomie à la SEDES (Caisse <strong>de</strong>s Dépôts<br />

et Consignations), il intègre le Ministère <strong>de</strong> la Coopération <strong>de</strong> 1982 à 1986<br />

comme Sous Directeur à la Recherche et Secrétaire <strong>de</strong>s Programmes.<br />

Il rentre ensuite au CIRAD (Centre <strong>de</strong> coopération internationale en<br />

recherche agronomique pour le développement) comme chargé <strong>de</strong> l’économie à<br />

la Direction scientifique puis il y créé une Unité <strong>de</strong> Recherche en Prospective<br />

et Politique Agricole qu’il a dirigée <strong>de</strong> 1989 à 1999 avant <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir en 1999<br />

directeur scientifique, puis conseiller pour le développement durable.<br />

Il a créé le Campus Développement Durable du Jardin d’Agronomie Tropicale<br />

<strong>de</strong> Paris (où il prési<strong>de</strong> l’institut d’étu<strong>de</strong>s du développement économique et<br />

social). Il a été secrétaire scientifique <strong>de</strong> l’évaluation <strong>de</strong>s Centres Internationaux<br />

<strong>de</strong> Recherche Agronomique <strong>de</strong> la Banque Mondiale (sous la prési<strong>de</strong>nce du<br />

prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’Académie <strong>de</strong>s Sciences <strong>de</strong>s Etats-Unis) et prési<strong>de</strong>nt du Comité<br />

Scientifique et Technique du Fonds Français pour l’Environnement Mondial.<br />

Depuis 2005, il a intégré l’Agence Nationale <strong>de</strong> la Recherche (ANR) où il<br />

a été en charge <strong>de</strong>s programmes agronomiques et <strong>de</strong> la biodiversité puis dirigé<br />

le département Ecosystèmes et Développement Durable avant d’en <strong>de</strong>venir<br />

directeur général adjoint.<br />

Fin connaisseur <strong>de</strong>s politiques agricoles <strong>de</strong>s pays en développement, il a sillonné<br />

la planète, <strong>de</strong> l’Amérique Centrale à l’Asie en passant par l’Afrique, non pas pour<br />

le seul plaisir <strong>de</strong> voyager, mais parce que les avancées <strong>de</strong> la recherche ne sauraient<br />

s’entendre, selon lui, sans débouchés concrets en termes d’applications et parce<br />

que la recherche doit se nourrir du terrain. Il a mené <strong>de</strong> nombreux travaux, sur<br />

les réformes <strong>de</strong> politiques agricoles à mener et les politiques <strong>de</strong> recherche agricole<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Que faire ?<br />

13<br />

à mettre en place, toujours avec ce credo : un développement agricole durable,<br />

écologique, plus productif et équitable pour les producteurs peut voir le jour.<br />

Nous lui avons donc posé la question « Que faire maintenant ? », compte tenu<br />

<strong>de</strong> la philosophie <strong>de</strong> notre école qui s’efforce <strong>de</strong> « Regar<strong>de</strong>r le mon<strong>de</strong> avec confiance et<br />

mobiliser notre désir <strong>de</strong> le construire plus juste, équitable et fraternel ».<br />

Michel Griffon avance ici un véritable programme pour plusieurs générations,<br />

la première feuille <strong>de</strong> route <strong>de</strong> l’agriculture postmo<strong>de</strong>rne, celle d’après le Grenelle<br />

<strong>de</strong> l’environnement. Et il n’hésite pas à se lancer dans un oxymore en rapprochant<br />

<strong>de</strong>ux mots que le bon sens actuel semble trouver inconciliables. Pour lui la réponse<br />

est d’abord celle d’inventer une agriculture « écologiquement intensive ». Il faut<br />

maintenant dépasser les clivages <strong>de</strong> la fin du XX e siècle, entre ceux qui voulaient<br />

produire plus (et ils avaient raison : nous avons déjà un énorme problème <strong>de</strong><br />

quantité pour nourrir 9 milliards d’habitants) et ceux qui voulaient produire mieux<br />

(et ils avaient raison également, nous n’avons qu’une planète et nous arrivons au<br />

bout <strong>de</strong> ses ressources). Il faut trouver impérativement le moyen <strong>de</strong> produire à la<br />

fois plus et mieux en consommant moins. L’urgence <strong>de</strong> la quantité nous oblige<br />

à être intensifs, et l’urgence <strong>de</strong>s <strong>défis</strong> écologiques nous oblige à prendre la voie<br />

<strong>de</strong> l’écologie. Il faut donc trouver le moyen d’intensifier les processus naturels,<br />

équilibrés et écologiques ; toujours mieux comprendre comment fonctionne la<br />

nature pour l’utiliser à plein régime, chercher un ren<strong>de</strong>ment plus élevé par unité <strong>de</strong><br />

biosphère (et non plus par unité d’intrants artificiels), produire <strong>de</strong>s biens agricoles<br />

en même temps que <strong>de</strong>s services écologiques.<br />

Il prolonge cette réflexion sur l’ensemble <strong>de</strong>s politiques agricoles, particulièrement<br />

la politique agricole commune européenne, mais aussi celles à mettre en<br />

œuvre dans les pays en développement. Il faut impérativement investir à nouveau<br />

massivement dans l’activité agricole, respecter les paysanneries et renforcer leurs<br />

capacités à faire face elles-mêmes à leur propre avenir.<br />

Il montre ainsi la voie à nos étudiants et chercheurs, celle <strong>de</strong> l’invention d’une<br />

agriculture résolument nouvelle, adaptée aux immenses <strong>défis</strong> du XXI e siècle.<br />

Cette intuition commence à se traduire sur le terrain par <strong>de</strong> multiples<br />

initiatives qu’une nouvelle association va tenter <strong>de</strong> valoriser et <strong>de</strong> fédérer,<br />

« l’Association internationale pour une agriculture écologiquement intensive »,<br />

présidée par ce même Michel Griffon, et domiciliée au Groupe ESA, dont le<br />

manifeste « Vers une agriculture écologiquement intensive » est également proposé en<br />

annexe <strong>de</strong> ce livre.<br />

Bernard Chevassus au Louis et Michel Griffon cosignent ensemble une<br />

postface inédite à ce livre pour prendre davantage <strong>de</strong> recul, en réfléchissant sur les<br />

« capitaux du développement durable » et la compatibilité entre les nécessaires<br />

recapitalisations économiques, écologiques et humaines. Un texte résolument<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


14<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

optimiste : oui, nous pouvons, et donc nous <strong>de</strong>vons, trouver <strong>de</strong>s synergies qui<br />

nous permettent <strong>de</strong> faire les trois en même temps !<br />

La leçon inaugurale d’octobre 2009, prononcée par Patrick Viveret 3 ,<br />

complètera cette réflexion en donnant un vrai sens à la gran<strong>de</strong> crise économique<br />

<strong>de</strong>s années 2008-2010. Un bref avant-goût fait toutefois l’objet d’une troisième<br />

postface à ce livre, « Vive la sobriété heureuse ». Max Weber avait caractérisé<br />

l’émergence <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité comme celle du passage <strong>de</strong> « l’économie du salut »<br />

au « salut par l’économie ». La crise marque-t-elle la fin <strong>de</strong> ce cycle, qui avait<br />

finalement abouti à la démesure et au mal-être, et où <strong>de</strong>ux catégories d’êtres<br />

humains étaient à fond <strong>de</strong> cale : les pauvres, qu’on avait placé dans <strong>de</strong>s conditions<br />

<strong>de</strong> misère, d’exclusion, d’absence <strong>de</strong> soins, etc., qui leur rendaient problématique<br />

la dignité d’être humain, mais également les riches et les puissants qui, en<br />

s’enfermant dans une logique où les autres sont considérés comme <strong>de</strong>s rivaux,<br />

se condamnaient à vivre cette magnifique aventure <strong>de</strong> l’existence à la surface<br />

<strong>de</strong>s réalités, dans la solitu<strong>de</strong> et finalement à coté du bonheur. La <strong>de</strong>struction<br />

<strong>de</strong> la niche écologique où nous vivons (notamment du fait du dérèglement du<br />

climat), un mésusage <strong>de</strong> la révolution du vivant, voire une utilisation <strong>de</strong>s armes<br />

<strong>de</strong> dissuasion massive pouvait en plus conduire l’humanité à en finir prématurément<br />

avec sa propre histoire. Il est donc temps <strong>de</strong> marquer la pause et <strong>de</strong> se<br />

réapproprier collectivement cette histoire.<br />

A l’heure où la mo<strong>de</strong>rnité s’effondre, par quoi faut-il la remplacer pour<br />

reconstruire un mon<strong>de</strong> vivable ? Comment gar<strong>de</strong>r le meilleur <strong>de</strong> cette mo<strong>de</strong>rnité,<br />

en particulier les droits <strong>de</strong> l’homme, l’émancipation <strong>de</strong>s femmes ou la liberté<br />

<strong>de</strong> conscience, en abandonnant cette course éperdue à l’avoir qui nous a menés<br />

à l’impasse ? Quel dialogue mettre en place entre les civilisations pour inventer<br />

un avenir à la hauteur <strong>de</strong>s enjeux et redonner du sens à l’aventure humaine ?<br />

Comment intégrer en même temps le meilleur <strong>de</strong>s sociétés <strong>de</strong> tradition : le<br />

rapport à la nature, le lien social ou la recherche <strong>de</strong> sens sans revenir à l’obscurantisme<br />

(soumission à la nature, contrôle social, intolérance) ? Quel mieux-être<br />

pouvons-nous rechercher collectivement dans une sobriété heureuse qui nous<br />

permettre <strong>de</strong> vivre tous sur une planète aux ressources limitées ? Comment vivre<br />

ce défi concrètement dans les métiers <strong>de</strong> l’agriculture et l’alimentation ?<br />

L’ESA tente <strong>de</strong> relever ce beau défi <strong>de</strong> notre siècle, comme il l’a fait tout au<br />

long au siècle précé<strong>de</strong>nt. Nous souhaitons aux lecteurs <strong>de</strong> nous accompagner sur<br />

ce cheminement qui va d’une lucidité exigeante à une éthique <strong>de</strong> l’action. Car<br />

le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>main sera bien celui que nous construirons dans les années qui<br />

viennent.<br />

3 La leçon <strong>de</strong> Patrick Viveret (philosophe, magistrat, « conseiller en imaginaire ») ne peut donc malheureusement être incluse dans<br />

ce livre qui est paru à la même époque.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Le mon<strong>de</strong> pourra-t-il nourrir le mon<strong>de</strong> ?<br />

15<br />

Chapitre 1<br />

Le mon<strong>de</strong><br />

pourra-t-il nourrir<br />

le mon<strong>de</strong> ?<br />

Et l’Europe<br />

gar<strong>de</strong>r ses paysans ?<br />

Leçon inaugurale 2004<br />

prononcée par Edgard Pisani<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


16<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

LE MONDE POURRA-T-IL<br />

NOURRIR LE MONDE ?<br />

La métho<strong>de</strong><br />

Il y a quelques trois ans, <strong>de</strong>s professionnels agricoles sont venus me trouver en<br />

me disant : « Nous n’y comprenons plus rien. Pourriez-vous nous ai<strong>de</strong>r à reposer<br />

le problème <strong>de</strong> la position <strong>de</strong> l’agriculture dans la société et dans l’économie<br />

<strong>mondiale</strong> ? » J’ai hésité et finalement, j’ai eu envie <strong>de</strong> reprendre le dossier.<br />

Ce qui m’a le plus surpris, c’est que j’ai obtenu <strong>de</strong>s discours intarissables <strong>de</strong> la<br />

part <strong>de</strong>s personnalités compétentes que j’ai rencontrées sur la politique agricole<br />

mais très peu <strong>de</strong> propos sur l’agriculture elle-même.<br />

Nous sommes dans un mon<strong>de</strong> où la règle et l’administration finissent par<br />

prendre le pas sur la réalité dont elles sont pourtant responsables.<br />

J’ai alors joué l’ignorant et je me suis posé la même question que le maréchal<br />

Foch lorsqu’on venait lui dire que quelque chose n’allait pas : « De quoi<br />

s’agit-il ? ».<br />

Je ne partirai ni <strong>de</strong> ce qu’il conviendrait peut-être ou sûrement <strong>de</strong> faire ni<br />

d’une politique qui existe. Je partirai <strong>de</strong>s problèmes qui existent et que cette<br />

politique a parfois posés pour essayer, à partir <strong>de</strong> là, <strong>de</strong> développer une vision<br />

nouvelle <strong>de</strong>s choses.<br />

I<strong>de</strong>ntifier et mettre en perspective<br />

les besoins à satisfaire<br />

Je commencerai par i<strong>de</strong>ntifier les besoins auxquels l’agriculture a mission <strong>de</strong><br />

faire face.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Le mon<strong>de</strong> pourra-t-il nourrir le mon<strong>de</strong> ?<br />

17<br />

Il n’y a pas d’activité économique dont l’objectif n’est pas <strong>de</strong> répondre à<br />

<strong>de</strong>s besoins car l’activité économique consiste à rendre disponible <strong>de</strong>s biens ou<br />

services que quelqu’un achète. Personne n’achèterait s’il n’y avait pas un besoin.<br />

Quels sont donc les besoins ?<br />

<strong>Les</strong> besoins alimentaires<br />

Le <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> nourrir le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>meure incontestablement avec plus <strong>de</strong> force<br />

que jamais. Essayons d’i<strong>de</strong>ntifier quelques données quantitatives.<br />

Le mon<strong>de</strong> compte actuellement un peu plus <strong>de</strong> six milliards d’habitants dont<br />

800 millions environ ont faim. Il en comptera à peu près (on hésite, ce sera sans<br />

doute un peu moins compte tenu <strong>de</strong>s évolutions démographiques) 9 milliards<br />

dans les années 2030.<br />

Réfléchissons bien à cette donnée : il y a aujourd’hui un sixième <strong>de</strong>s habitants<br />

du mon<strong>de</strong> qui ne mange pas à sa faim. Il faut maintenant tenir compte, en plus,<br />

<strong>de</strong> cet accroissement : il y a une moitié <strong>de</strong> population en plus (<strong>de</strong> 6 à 9 milliards).<br />

Mais dès lors que l’économie se développe, le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> consommation humaine<br />

évolue : <strong>de</strong> l’alimentation purement végétale nous passons à l’alimentation<br />

carnée. Or, dans cette Ecole comme ailleurs, on vous aura appris que pour faire<br />

une calorie <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> <strong>de</strong> bœuf, il faut sept calories <strong>de</strong> végétaux et pour faire une<br />

calorie <strong>de</strong> volaille, il en faut cinq. Si l’on tient compte <strong>de</strong> tous ces éléments, il<br />

faut augmenter la production alimentaire en la multipliant par trois.<br />

C’est le premier besoin et il est essentiel. Il serait donc indigne <strong>de</strong> nous que<br />

nous ne nous fixions pas cela comme objectif, même si la satisfaction <strong>de</strong> la<br />

totalité <strong>de</strong>s besoins alimentaires <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong> la Terre est un phénomène qui<br />

ne s’est jamais historiquement produit. <strong>Les</strong> famines ont duré, en Europe et en<br />

France même, jusqu’au milieu du XIX e siècle.<br />

L’ambition <strong>de</strong> satisfaire le besoin alimentaire <strong>de</strong> tous les êtres humains est<br />

une invention folle, mais il serait indigne <strong>de</strong> notre part que nous ne l’ayons pas.<br />

Il serait irresponsable que nous ne nous y consacrions pas parce que l’alimentation<br />

raisonnable est un besoin humain et que l’on ne peut pas parler <strong>de</strong> droits<br />

humains, si l’on ne parle pas du premier droit, celui <strong>de</strong> vivre.<br />

Pour aller plus loin dans l’analyse, je ferai une distinction fondamentale entre la<br />

misère et la pauvreté. La misère est la situation dans laquelle se trouvent quelques<br />

centaines <strong>de</strong> millions d’hommes pour qui l’avenir s’arrête peut-être ce soir. La<br />

pauvreté, c’est une situation d’inconfort, <strong>de</strong> manque, mais où la vie ne menace pas<br />

<strong>de</strong> disparaître parce que l’on n’a pas trouvé un quignon dans un tas d’ordures.<br />

Nous n’avons pas le droit <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> liberté, nous n’avons pas le droit <strong>de</strong><br />

parler d’égalité, si quelque part en nous, profondément, soli<strong>de</strong>ment, n’est pas<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


18<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

inscrit le <strong>de</strong>voir et donc la volonté <strong>de</strong> répondre aux besoins alimentaires <strong>de</strong>s êtres<br />

humains qui seront, je le répète, neuf milliards dans quelques lustres.<br />

<strong>Les</strong> besoins non alimentaires<br />

Ce qui était le seul problème qui se posait à l’agriculture il y a quelques<br />

années, n’est plus le seul problème qui se pose à l’agriculture maintenant. En<br />

effet, les progrès <strong>de</strong> la science, les mo<strong>de</strong>s alimentaires, le commerce, sont tels que<br />

se pose à présent un problème <strong>de</strong> qualité alimentaire. Aujourd’hui, nous n’avons<br />

pas peur <strong>de</strong> manquer mais d’être empoisonné. Le problème est donc d’atteindre<br />

la quantité nécessaire tout en sachant ne pas lancer sur le marché, ou ne pas<br />

mettre à la disposition <strong>de</strong>s êtres humains, <strong>de</strong>s aliments qui ne leur conviennent<br />

pas. Partant <strong>de</strong> là, nous avons <strong>de</strong>ux pistes <strong>de</strong> réflexion.<br />

Premièrement, les aliments qui sont dangereux parce que contraires aux<br />

équilibres vitaux <strong>de</strong> l’être humain.<br />

• <strong>Les</strong> OGM posent problème. Je ne suis pas hostile aux OGM. Je suis hostile<br />

à leur utilisation immédiate car personne n’a encore apporté la preuve qu’ils<br />

sont complètement sans danger pour les êtres humains.<br />

• L’autre danger, c’est l’obésité. J’ai l’occasion <strong>de</strong> vivre quelques mois par an<br />

aux Etats-Unis et <strong>de</strong> constater que c’est un mal redoutable ! On nous vend<br />

du pain blanc et vous adorez sans doute en manger. Or, c’est un poison car<br />

le pain blanc ne comporte que <strong>de</strong> l’amidon. Il ne comporte pas <strong>de</strong> fibres. En<br />

mangeant du pain blanc, vous faites travailler vos glan<strong>de</strong>s qui dissolvent et<br />

assimilent l’amidon, mais vous ne faites pas travailler les muscles ni <strong>de</strong> votre<br />

estomac ni <strong>de</strong> vos intestins et, progressivement, votre capacité digestive se<br />

dégra<strong>de</strong> et le danger s’installe. Méfiez-vous <strong>de</strong> ce que vous mangez !<br />

Deuxièmement, les peurs alimentaires, issues <strong>de</strong> l’ESB et bien d’autres choses<br />

<strong>de</strong> ce genre, prennent une place importante dans la régulation économique du<br />

marché alimentaire.<br />

L’environnement<br />

Qu’il s’agisse <strong>de</strong> qualité ou <strong>de</strong> quantité, le problème ne vient pas seulement<br />

<strong>de</strong> l’alimentation mais aussi <strong>de</strong> l’environnement.<br />

Au lieu <strong>de</strong> contribuer à être les gardiennes ou les jardinières <strong>de</strong> la nature, les<br />

pratiques agricoles sont avant tout provoquées par la concurrence, la nécessité <strong>de</strong><br />

produire davantage... On utilise le terme « exploitation agricole » comme si les<br />

agriculteurs étaient <strong>de</strong>s mineurs qui puisent dans la mine puis s’en vont ailleurs,<br />

alors qu’ils n’ont pas le droit d’épuiser la nature parce que les générations futures<br />

en auront besoin. La nature mérite attention et respect.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Le mon<strong>de</strong> pourra-t-il nourrir le mon<strong>de</strong> ?<br />

19<br />

La nature doit être sauvegardée. Elle ne l’est pas assez et l’agriculture fait<br />

partie <strong>de</strong> ceux qui en sont responsables. Il suffit <strong>de</strong> parcourir la carte <strong>de</strong> France<br />

pour se rendre compte <strong>de</strong>s problèmes.<br />

• Faute d’organisation, en Bretagne, les porcheries ont fait s’écouler les lisiers<br />

dans les nappes phréatiques, rendant difficile l’alimentation en eau potable.<br />

• Il en est <strong>de</strong> même <strong>de</strong>s engrais. L’Authion est à <strong>de</strong>ux pas d’ici. De nombreux<br />

agriculteurs sous contrat avec <strong>de</strong>s entreprises (pépinières et autres) y<br />

surtraitent les végétaux en ajoutant <strong>de</strong>s engrais inutiles ou <strong>de</strong>s pestici<strong>de</strong>s<br />

dangereux. Comme si plus <strong>de</strong> pestici<strong>de</strong>s ou plus d’engrais résolvait le<br />

problème qu’ils ont à résoudre !<br />

L’environnement est aussi un problème dont la solution dépend d’autres<br />

activités dans le mon<strong>de</strong>. La menace qui pèse sur les équilibres climatiques est<br />

réelle.<br />

Vous les jeunes qui êtes là et qui chercherez un travail plus tard, vous serez<br />

plus rares à travailler la terre qu’à vous occuper <strong>de</strong> la terre par d’autres moyens.<br />

<strong>Les</strong> agriculteurs et les sociétés rurales<br />

<strong>Les</strong> migrations et les équilibres généraux<br />

Autre besoin fondamental qu’il serait dangereux d’ignorer, le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong>s<br />

sociétés rurales.<br />

Je dirai, avec quelque honte, que je considère n’avoir pas fait tout ce qu’il<br />

aurait fallu faire. Lorsque je suis arrivé aux Affaires il y a quelques années, il y<br />

avait <strong>de</strong>ux millions <strong>de</strong> fermes. Il en reste environ 500 000 aujourd’hui.<br />

Nous avons créé le Fonds d’action sociale pour l’aménagement <strong>de</strong>s structures<br />

agricoles, l’in<strong>de</strong>mnité viagère <strong>de</strong> départ, et beaucoup d’autres mesures qui <strong>de</strong>meurent,<br />

mais les déprises restent toujours plus nombreuses que les installations.<br />

La population rurale évolue <strong>de</strong> telle sorte que le territoire national français<br />

risque d’être marqué par <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s taches noires, les agglomérations, et <strong>de</strong> vastes<br />

terres blanches, les terres sans hommes.<br />

Ce problème qui est <strong>de</strong>rrière nous d’une certaine façon, ne l’est pas en Chine<br />

où 800 millions <strong>de</strong> personnes constituent la population rurale. L’année <strong>de</strong>rnière<br />

seulement, ce sont près <strong>de</strong> 25 millions <strong>de</strong> chinois qui ont été urbanisés ! Quel<br />

sera le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> la Chine et, par voie <strong>de</strong> conséquence, quelles seront les perturbations<br />

que l’urbanisation chinoise apportera à l’économie <strong>mondiale</strong> ?<br />

Je vais entrer dans le détail. 25 millions <strong>de</strong> paysans qui quittent la terre, ce sont 6<br />

à 8 millions <strong>de</strong> travailleurs qui vont s’installer en ville pour fabriquer <strong>de</strong>s machines,<br />

que ce soit <strong>de</strong>s ordinateurs, <strong>de</strong>s réfrigérateurs, <strong>de</strong>s voitures, ou <strong>de</strong>s textiles.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


20<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>Les</strong> choix qui seront faits en ce qui concerne l’évolution <strong>de</strong> l’agriculture<br />

<strong>mondiale</strong>, peuvent aboutir à la concentration dans certains pays à très haute<br />

population comme la Chine et l’In<strong>de</strong> d’une bonne part <strong>de</strong> la production<br />

industrielle ou <strong>de</strong> services <strong>mondiale</strong> et à la rupture <strong>de</strong> tous les équilibres<br />

économiques <strong>de</strong> la planète.<br />

Bien évi<strong>de</strong>mment, il ne s’agit pas <strong>de</strong> plai<strong>de</strong>r pour enfermer les ruraux à la<br />

campagne et qu’ils ne viennent pas en ville. Il s’agit <strong>de</strong> créer <strong>de</strong>s conditions qui<br />

leur permettent <strong>de</strong> vivre plutôt que d’envahir <strong>de</strong>s agglomérations où la vie est<br />

difficile.<br />

Je connais bien les capitales africaines. Il suffit <strong>de</strong> les survoler en hélicoptère<br />

comme j’ai eu l’occasion <strong>de</strong> le faire, pour se rendre compte <strong>de</strong> l’immensité <strong>de</strong>s<br />

banlieues à l’aspect touchant, presque souriant : à côté <strong>de</strong> chaque case en paille, il<br />

y a un palmier, quelques plantes légumineuses, une brebis... Ainsi, la ville s’étend<br />

et grandit <strong>de</strong> dizaines, sinon <strong>de</strong> centaines <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong> personnes par an.<br />

Lorsque nous nous préoccupons <strong>de</strong>s problèmes que posent l’agriculture et son<br />

<strong>de</strong>stin, nous posons en même temps le problème <strong>de</strong>s équilibres nouveaux qu’il<br />

faudra créer pour que l’évolution <strong>de</strong> l’agriculture n’aboutisse pas à un immense<br />

désordre social et économique mondial.<br />

Voilà le tableau <strong>de</strong>vant lequel nous nous trouvons et il est, à certains égards,<br />

inquiétant.<br />

Évolution <strong>de</strong>s facteurs <strong>de</strong> production<br />

Avant <strong>de</strong> tirer <strong>de</strong>s conclusions <strong>de</strong> ces approches, il faudrait sans doute s’interroger<br />

sur les facteurs <strong>de</strong> production.<br />

Devant la nécessité du triplement <strong>de</strong> la production agricole en vingt-cinq ans,<br />

<strong>de</strong>vant les <strong>de</strong>scriptions que je viens <strong>de</strong> donner <strong>de</strong> l’environnement et du mon<strong>de</strong><br />

rural, tout est-il noir ? N’y a-t-il pas d’éléments positifs ?<br />

La terre<br />

Lorsqu’on parle <strong>de</strong>s facteurs <strong>de</strong> production en matière agricole, on commence<br />

toujours par la terre.<br />

Je constate (vous le constaterez également le jour où vous vous préoccuperez<br />

<strong>de</strong> ce problème et il faut que vous vous en préoccupiez car il vous concerne) que<br />

l’urbanisation et la construction <strong>de</strong>s infrastructures en France détruisent chaque<br />

année un nombre significatif <strong>de</strong> milliers d’hectares. Ce sont <strong>de</strong> très bonnes<br />

terres parce que généralement, les villes se sont installées sur les terres les plus<br />

fertiles.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Le mon<strong>de</strong> pourra-t-il nourrir le mon<strong>de</strong> ?<br />

21<br />

La montée <strong>de</strong>s océans menace <strong>de</strong>s régions entières du globe, telles que la<br />

Hollan<strong>de</strong> ou le Bengla<strong>de</strong>sh dont plusieurs dizaines <strong>de</strong> millions <strong>de</strong> personnes<br />

habitent dans les <strong>de</strong>ltas.<br />

Le désert gagne. Il rend totalement infertiles près <strong>de</strong> 1,5 million d’hectares<br />

par an entre le Sahara et quelques autres déserts du mon<strong>de</strong>.<br />

La terre n’est pas indéfiniment disponible pour le travail productif <strong>de</strong><br />

l’homme. Elle l’est d’autant moins que d’autres activités la dégra<strong>de</strong>nt.<br />

L’eau<br />

Toutefois, le facteur le plus préoccupant n’est peut-être pas la terre. Celui qui<br />

me préoccupe le plus, c’est l’eau.<br />

Le temps est venu <strong>de</strong> se dire que l’eau nous manquera, si nous n’introduisons<br />

pas <strong>de</strong>s disciplines drastiques.<br />

Allez vous promener dans la vallée <strong>de</strong> l’Authion. Grâce à <strong>de</strong>s ouvrages dont je<br />

suis fier, nous sommes arrivés à rendre cultivables quelques trente mille hectares<br />

où se sont développées <strong>de</strong>s productions horticoles assez remarquables. Mais<br />

maintenant, on commence à se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r comment les choses vont évoluer.<br />

Pourtant, nous sommes dans une vallée où il y a beaucoup d’eau !<br />

Allez en Israël. La guerre entre Israël et Palestine est une guerre politique,<br />

religieuse certes, mais elle est née aussi <strong>de</strong> la terreur qu’inspirent aux <strong>de</strong>ux<br />

parties les ambitions démographiques <strong>de</strong> l’autre. Si tous les Palestiniens qui ont<br />

migré vers la Jordanie et ailleurs venaient s’installer sur leurs terres, celles qu’ils<br />

considèrent et que l’Organisation <strong>de</strong>s Nations Unies reconnaît comme telles,<br />

il n’y aurait plus assez d’eau à boire. Si les fermiers israéliens qui ne vivent que<br />

d’irrigation, prétendaient irriguer toutes les terres qu’ils gar<strong>de</strong>nt, l’eau manquerait<br />

pour la consommation elle-même.<br />

Allons plus loin, prenons un autre exemple. <strong>Les</strong> hasards <strong>de</strong> la vie m’ont<br />

permis <strong>de</strong> bien connaître la Californie. La plaine centrale <strong>de</strong> Californie est une<br />

<strong>de</strong>s plus belles régions agricoles du mon<strong>de</strong>. Los Angeles, avec ses 17 millions<br />

d’habitants et une perspective <strong>de</strong> croissance <strong>de</strong> 5 millions d’habitants dans<br />

les quinze à vingt ans qui viennent, est une ville archipel, c’est-à-dire qu’entre<br />

les agglomérations, se trouvent d’immenses jardins. Si l’on fait la somme <strong>de</strong>s<br />

besoins qui résultent <strong>de</strong> l’irrigation <strong>de</strong>s vignes, du maïs, <strong>de</strong>s légumes, <strong>de</strong> la<br />

plaine centrale <strong>de</strong> Californie, et <strong>de</strong>s besoins urbains que ce soient ceux <strong>de</strong>s<br />

gazons merveilleux <strong>de</strong> Los Angeles, <strong>de</strong> la consommation humaine ou <strong>de</strong><br />

l’industrie, le moment est proche où ces <strong>de</strong>ux besoins seront incompatibles. Il<br />

faudra faire <strong>de</strong>s sacrifices car, <strong>de</strong> surcroît, la Californie est située à l’ouest <strong>de</strong>s<br />

montagnes Rocheuses. Comme toute l’eau disponible sur le versant ouest <strong>de</strong>s<br />

Rocheuses est maintenant captée et canalisée, on ne voit pas où la Californie<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


22<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

pourra trouver <strong>de</strong> l’eau ! La désalinisation <strong>de</strong>s eaux <strong>de</strong> l’océan n’est probablement<br />

pas pour <strong>de</strong>main, son prix et la consommation d’énergie (autre manque !) étant<br />

extrêmement élevés.<br />

En Chine, 80 % <strong>de</strong> l’eau potable disponible est aujourd’hui utilisée pour<br />

l’irrigation en agriculture.<br />

Si l’on retient le fait qu’il faut multiplier par trois la production agricole et<br />

tous les chiffres que je viens <strong>de</strong> donner, le jour où l’on sera obligé <strong>de</strong> fermer<br />

quelques robinets menace d’advenir. Ce seront peut-être <strong>de</strong>s robinets agricoles<br />

ou la mise en place <strong>de</strong> disciplines beaucoup plus strictes dans l’utilisation <strong>de</strong><br />

l’eau domestique ou industrielle. Ce pourra être aussi la nécessité <strong>de</strong> traiter l’eau<br />

pour que les effluents soient utilisables pour l’irrigation et non pour la consommation<br />

elle-même, par exemple.<br />

Le progrès scientifique et technique et son évaluation<br />

Un troisième facteur manifeste que nous pouvons connaître également <strong>de</strong>s<br />

problèmes dans ce domaine : l’agriculture est <strong>de</strong>venue une industrie lour<strong>de</strong>, très<br />

lour<strong>de</strong>. La création d’un emploi en agriculture est presque aussi chère que celle<br />

d’un emploi en sidérurgie ou en automobile. Le besoin en capitaux est donc<br />

colossal.<br />

La Chine (j’y reviens souvent parce qu’elle me paraît dominer notre avenir)<br />

se trouve confrontée simultanément à <strong>de</strong>s problèmes d’irrigation, d’implantation<br />

dans les villes, <strong>de</strong> création d’usines, etc. L’argent risque <strong>de</strong> manquer pour<br />

faire face à l’ensemble <strong>de</strong>s développements jumelés <strong>de</strong> l’évolution d’une société<br />

<strong>mondiale</strong>.<br />

Cependant, tous les facteurs ne sont pas négatifs. Certains facteurs <strong>de</strong><br />

production ont une évolution positive.<br />

• Il y a d’abord la diffusion du progrès. Une partie du mon<strong>de</strong> cultive encore<br />

selon <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s anciens et elle ne tire pas <strong>de</strong> la terre sans la violenter, sans<br />

la blesser, ce qu’elle pourrait donner. J’abor<strong>de</strong>rai ultérieurement le problème<br />

du développement : comment permettre que par la diffusion du progrès,<br />

l’ensemble <strong>de</strong>s agricultures du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>viennent productives et contribuent<br />

à la satisfaction <strong>de</strong>s besoins alimentaires du mon<strong>de</strong> ?<br />

• Il y a aussi les nouveaux progrès. Je vais évoquer « la préhistoire ». Quand<br />

j’ai été nommé préfet en Haute-Loire, il y a cinquante-huit ans, la production<br />

moyenne par vache était <strong>de</strong> 600 litres. Aujourd’hui, dans les régions bien<br />

menées, elle est parfois au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> 6 000 litres, voire même 10 000 litres<br />

dans certaines exploitations. Et il est vrai que le lait est d’une qualité égale à<br />

celle d’autrefois.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Le mon<strong>de</strong> pourra-t-il nourrir le mon<strong>de</strong> ?<br />

23<br />

La diffusion <strong>de</strong>s progrès et <strong>de</strong>s évolutions techniques permettrait <strong>de</strong> résoudre<br />

sans tension et sans drame une partie <strong>de</strong>s problèmes <strong>de</strong> l’humanité.<br />

En revanche, certains progrès techniques posent problème. <strong>Les</strong> manipulations<br />

génétiques ne sont pas innocentes. Ce n’est pas parce quelques équipes très<br />

intelligentes, très douées, très compétentes, font <strong>de</strong>s miracles que nous pouvons<br />

fon<strong>de</strong>r nos espérances là-<strong>de</strong>ssus à la date d’aujourd’hui. Peut-être <strong>de</strong>main ? Je<br />

l’espère, encore que je me méfie <strong>de</strong> la génétique car elle change à ce point la<br />

nature qu’elle pose d’autres problèmes que <strong>de</strong>s problèmes économiques. Elle<br />

pose <strong>de</strong>s problèmes éthiques !<br />

Si les OGM pouvaient fonctionner comme le disent leurs ven<strong>de</strong>urs, ils<br />

contribueraient incontestablement à la satisfaction <strong>de</strong>s besoins humains. Mais à<br />

l’heure actuelle, nous ne pouvons pas le dire avec certitu<strong>de</strong> et nous n’avons pas<br />

le droit <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong>s risques. Je ne suis pas <strong>de</strong> ceux qui refusent à tout jamais<br />

les OGM ; cette position ne me paraît pas raisonnable. Je ne suis pas non plus<br />

<strong>de</strong> ceux qui souhaitent qu’il y ait <strong>de</strong>s OGM dans l’immédiat, cela me semble<br />

aventureux. Il faut se donner le temps d’expérimenter car chaque année qui passe<br />

révèle <strong>de</strong> nouveaux dangers, <strong>de</strong> nouveaux risques que représentent les OGM, soit<br />

pour la nature, soit pour l’alimentation elle-même.<br />

Au total, le bilan est partagé, contrasté, entre les chances qui existent <strong>de</strong><br />

voir le mon<strong>de</strong> contenter son ambition <strong>de</strong> nourrir tout le mon<strong>de</strong> et la crainte <strong>de</strong><br />

certains, que j’exprime, <strong>de</strong> voir le mon<strong>de</strong> incapable <strong>de</strong> nourrir tout le mon<strong>de</strong>.<br />

Et j’y reviens car cela me paraît important. Méfions-nous : ceux qui<br />

souffraient <strong>de</strong> la faim étaient <strong>de</strong>s résignés... aujourd’hui, ce sont <strong>de</strong>s révoltés !<br />

Le phénomène Al Qaïda est un phénomène politico-religieux mais la sympathie<br />

qui s’exprime à l’égard <strong>de</strong> ces terroristes dans l’Amérique latine où il n’y a pas <strong>de</strong><br />

musulmans, est l’expression <strong>de</strong> la révolte <strong>de</strong>s pauvres contre l’inégale répartition<br />

<strong>de</strong>s richesses. Le temps <strong>de</strong> la soumission est en train <strong>de</strong> changer. Nous allons<br />

nous trouver <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s problèmes très redoutables.<br />

Si je fais un bilan aussi raisonnable et rationnel que possible : le mon<strong>de</strong><br />

peut sans doute nourrir le mon<strong>de</strong>, mais il ne pourra le faire qu’au prix d’efforts<br />

tellement considérables que je doute qu’il le veuille !<br />

Le développement<br />

Pour être bien compris, je voudrais aller plus loin dans l’analyse. Il ne suffit pas<br />

qu’il y ait aux Etats-Unis, en Europe ou en Russie, <strong>de</strong>s montagnes <strong>de</strong> blé ou <strong>de</strong>s<br />

silos pleins <strong>de</strong> sucre (pour avoir distribué au nom <strong>de</strong> l’Europe <strong>de</strong>s milliards en ai<strong>de</strong><br />

alimentaire, je sais ce qu’est le transport du blé et du sucre ; finalement, le transport<br />

et la distribution coûtaient beaucoup plus chers que le produit lui-même !) pour<br />

que le mon<strong>de</strong> nourrisse le mon<strong>de</strong> avec moins <strong>de</strong> charges, en tenant compte <strong>de</strong> ce<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


24<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

que représentent les sociétés rurales et les menaces qu’elles connaissent et qu’elles<br />

nous font connaître. Il faut que toutes les agricultures du mon<strong>de</strong> survivent.<br />

Par exemple, il y a une trentaine d’années, la Côte-d’Ivoire était autosuffisante<br />

en matière <strong>de</strong> riz. Il se trouve que le prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la République, Houphouët-<br />

Boigny, a appris que le prix du riz sur le marché intérieur ivoirien était<br />

sensiblement plus cher que celui du marché mondial parce qu’il était protégé par<br />

un prix garanti. Il a donc décidé <strong>de</strong> supprimer cette protection et la Côte-d’Ivoire<br />

importe maintenant plus <strong>de</strong> 500 000 tonnes <strong>de</strong> riz par an. Elle avait la capacité<br />

<strong>de</strong> produire dans <strong>de</strong>s conditions économiques différentes <strong>de</strong> celles qui prévalent<br />

en Chine ou dans certaines parties <strong>de</strong>s Etats-Unis, mais aujourd’hui une partie<br />

significative <strong>de</strong> son agriculture <strong>de</strong> subsistance a disparu.<br />

Cela pose donc un problème <strong>de</strong> fond : nourrir le mon<strong>de</strong>, ce n’est pas faire<br />

que l’on produise suffisamment pour que tout le mon<strong>de</strong> soit nourri, c’est faire<br />

que toutes les populations aient accès à cette nourriture. Le problème le plus<br />

important n’est sans doute pas celui <strong>de</strong> produire, que j’ai traité jusqu’à présent,<br />

mais celui <strong>de</strong> distribuer.<br />

<strong>Les</strong> capitaux : l’agriculture est une « industrie lour<strong>de</strong> »<br />

J’en arrive à traiter autrement maintenant le problème <strong>de</strong> la faim et là même,<br />

celui <strong>de</strong> l’eau parce que la question se pose d’une façon i<strong>de</strong>ntique.<br />

Pouvons-nous priver <strong>de</strong> nourriture et d’eau ceux qui n’ont pas d’argent ?<br />

Pouvons-nous faire <strong>de</strong> la disponibilité monétaire, la condition <strong>de</strong> l’accès à la<br />

nourriture ? A l’inverse, pouvons-nous intervenir sans perturber le marché ?<br />

On ne peut pas appliquer aux individus ce qui est appliqué aux pays. De<br />

quoi le Burkina Faso ou le Mali vivront-ils, si, ayant détruit leur agriculture,<br />

on les oblige à importer leur nourriture ? Avec quelles <strong>de</strong>vises payeront-ils les<br />

importations d’aliments ?<br />

J’abor<strong>de</strong> là un problème majeur dont je suis sûr que vous entendrez parler<br />

longuement par <strong>de</strong>s économistes qui pourront être d’avis contraires : la globalisation<br />

a <strong>de</strong>s aspects positifs incontestables ; le mon<strong>de</strong> livré à la globalisation ne<br />

marcherait pas.<br />

Choix et médiations<br />

Je voudrais maintenant me dégager <strong>de</strong>s exemples et <strong>de</strong>s problèmes très précis que<br />

j’ai cités, pour essayer <strong>de</strong> m’interroger sur plusieurs alternatives <strong>de</strong>vant lesquelles<br />

nous nous trouvons placés et auxquelles il faudra répondre, peut-être pas nécessairement<br />

par un choix tranché (ce n’est pas tout l’un ou tout l’autre !) mais par<br />

une médiation calculée, adaptée aux circonstances et aux données <strong>de</strong> fait.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Le mon<strong>de</strong> pourra-t-il nourrir le mon<strong>de</strong> ?<br />

25<br />

Unité et diversité<br />

Me situant dans la perspective <strong>de</strong> la globalisation que je viens d’évoquer, la<br />

première alternative est un binôme : « unité et diversité ».<br />

La globalisation, c’est faire que le mon<strong>de</strong> soit UN marché. Or, il se trouve<br />

que la nature n’étant pas homogène mais très diverse, les agricultures le sont<br />

également. Mis à part le niveau <strong>de</strong> progrès réalisé ici ou là, on ne pourra pas faire<br />

la même chose partout. On produira plus dans les zones irriguées que dans celles<br />

qui ne le sont pas, même s’il y pleut.<br />

A-t-on le droit <strong>de</strong> mettre en place un système <strong>de</strong> développement global du<br />

mon<strong>de</strong> qui aurait tendance à détruire une partie <strong>de</strong>s agricultures du mon<strong>de</strong> qui<br />

sont prisonnières <strong>de</strong> la nature dont elles ont hérité ?<br />

Il y a là une réflexion politique, voire philosophique, à conduire. La recherche<br />

<strong>de</strong> l’unité, qui est raisonnable et prometteuse à bien <strong>de</strong>s égards, ne doit pas<br />

aboutir à la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> cette diversité que j’affirmais tout à l’heure par cette<br />

phrase : le mon<strong>de</strong> a besoin <strong>de</strong> toutes les agricultures. On ne peut pas les traiter <strong>de</strong><br />

la même façon. On ne m’a pas habillé comme mon frère qui mesure 1,70 mètre.<br />

Il ne faut donc pas forcément du sur-mesure, mais néanmoins une confection<br />

qui tienne compte <strong>de</strong> la réalité <strong>de</strong>s diversités extrêmes à travers le mon<strong>de</strong>, ce qui<br />

est un vrai problème.<br />

Besoins réels et besoins solvables<br />

Une autre alternative est une définition plus stricte que celle que j’ai donnée<br />

tout à l’heure sur le concept <strong>de</strong> besoin.<br />

Interrogé sur la nécessité <strong>de</strong> tenir compte <strong>de</strong> la situation dans certaines<br />

régions du mon<strong>de</strong> et sollicité <strong>de</strong> prendre une décision laissant plus <strong>de</strong> place à<br />

la diversité du mon<strong>de</strong>, le prési<strong>de</strong>nt George Bush père a répondu : « Jamais au<br />

détriment du niveau <strong>de</strong> vie américain ! ».<br />

Si les riches préten<strong>de</strong>nt continuer à accaparer la richesse du mon<strong>de</strong>, alors<br />

nous ne nourrirons pas le mon<strong>de</strong>, et eux-mêmes ne seront plus en sécurité car le<br />

temps <strong>de</strong> la soumission est terminé !<br />

Un autre problème qui n’est pas celui <strong>de</strong> l’eau (encore que l’irrigation <strong>de</strong>s<br />

gazons pose problème) : l’énergie. Il est frappant <strong>de</strong> voir que nous prenons<br />

l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> vivre à contre-température. Des climatiseurs sont installés<br />

pratiquement dans toutes les maisons <strong>de</strong>s villes <strong>de</strong>s Etats-Unis ! Nous avons<br />

peur <strong>de</strong> la chaleur, nous nous réfrigérons en été. Nous avons peur du froid, nous<br />

nous chauffons.<br />

Promenez-vous à New York, Paris, Londres ou Berlin, les immeubles restent<br />

éclairés toute la nuit ! Est-ce une nécessité esthétique ? Est-ce pour la sécurité ?<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


26<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Si dans la définition <strong>de</strong>s besoins, nous n’essayons pas <strong>de</strong> tenir compte<br />

<strong>de</strong>s besoins vrais en les différenciant <strong>de</strong> ceux qui sont du gaspillage, nous ne<br />

résoudrons pas le problème qui nous est posé.<br />

Instant et durée<br />

Une autre alternative qui met en cause nos comportements, m’obsè<strong>de</strong> toutefois<br />

presque davantage que celle dont je viens <strong>de</strong> parler. C’est « l’instant et la durée ».<br />

Je le dis à votre génération qui est beaucoup plus préoccupée d’instants,<br />

beaucoup plus captée par l’instant, beaucoup plus réactive à l’instant que réflective<br />

sur ce qui se passera après elle : nous n’avons pas le droit <strong>de</strong> faire ce qui<br />

compromet l’avenir. <strong>Les</strong> choix sont parfois difficiles ; il faut se priver <strong>de</strong> ceci ou<br />

cela aujourd’hui pour vivre <strong>de</strong>main.<br />

Je mets en cause les OGM parce qu’ils sont susceptibles <strong>de</strong> donner une<br />

satisfaction quantitative immédiate, tout en compromettant l’avenir <strong>de</strong> l’environnement<br />

ou peut-être <strong>de</strong> la santé. En effet, les <strong>de</strong>rnières découvertes qui ont été<br />

faites en matière d’organismes génétiquement modifiés montrent que progressivement,<br />

par contagion en quelque sorte, toute la végétation qui environne les<br />

champs d’OGM est compromise d’une façon ou d’une autre.<br />

Il n’y a pas que ce choix à faire. Il faut en faire dans d’autres domaines et ces<br />

choix seront absolument déterminants.<br />

Marché et régulation<br />

J’ai évoqué plusieurs fois une autre alternative qui ne se résout pas par un<br />

oui ou un non, mais par un arbitrage : livrerons-nous le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> la planète, <strong>de</strong><br />

l’humanité, au marché en pensant que cela résoudra tout, ou bien trouveronsnous<br />

un compromis entre le marché qui est une bonne mécanique, une bonne<br />

locomotive, et une régulation ?<br />

Le problème <strong>de</strong> l’eau est caractéristique. On ne peut pas refuser <strong>de</strong> l’eau à<br />

ceux qui n’ont pas d’argent pour la payer ! On ne le peut pas ! Dans nos sociétés,<br />

on n’a pas le droit <strong>de</strong> le faire.<br />

On n’a pas le droit <strong>de</strong> s’attaquer aux forêts comme on le fait en Amazonie<br />

en sachant que cela va perturber tous les équilibres <strong>de</strong> la région et peut-être du<br />

mon<strong>de</strong> !<br />

On n’a pas le droit <strong>de</strong> construire Tchernobyl parce qu’on a besoin d’électricité<br />

sans prendre les protections qui éviteront les catastrophes qui en sont la<br />

conséquence !<br />

On n’a pas le droit <strong>de</strong> privilégier la satisfaction <strong>de</strong>s besoins immédiats au<br />

détriment <strong>de</strong>s besoins d’avenir !<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Le mon<strong>de</strong> pourra-t-il nourrir le mon<strong>de</strong> ?<br />

27<br />

300 000 ou 1 milliard d’unités <strong>de</strong> production ?<br />

Je voudrais abor<strong>de</strong>r un problème qui va vous paraître surprenant mais qui<br />

théoriquement se pose et peut-être un peu plus que théoriquement.<br />

Dans la logique stricte du marché dont je viens <strong>de</strong> parler, on peut parfaitement<br />

imaginer que les quantités nécessaires à l’alimentation humaine pourraient être<br />

produites par 300 000 unités <strong>de</strong> production. L’existant <strong>de</strong> la population rurale<br />

du mon<strong>de</strong> suggère que l’on ait 1 milliard d’unités <strong>de</strong> production. Ces chiffres<br />

sont caricaturaux et à peine acceptables, mais ils donnent une image.<br />

Allons-nous laisser se développer <strong>de</strong>s dynamiques qui aboutiront à ce qu’il<br />

n’y ait plus que 300 000 exploitations (il faudra alors expliquer ce que l’on fait<br />

<strong>de</strong>s autres, c’est-à-dire <strong>de</strong>s 3 ou 4 milliards d’individus dont on ne saura plus<br />

quoi faire) ou va-t-on essayer d’inventer un paysannat mo<strong>de</strong>rne qui permet<br />

<strong>de</strong> vivre, comme cela existe en Bretagne ? Je vous suggère d’ailleurs d’aller<br />

voir toutes ces familles qui vivent fort bien sur <strong>de</strong>s unités <strong>de</strong> production <strong>de</strong><br />

40 hectares dans les Côtes-du-Nord.<br />

Ayez en tête que suivant les choix qui seront pris aujourd’hui, le mouvement<br />

tel que je l’ai décrit pour la France (on passe <strong>de</strong> 2 millions à 4 ou 500 000<br />

unités <strong>de</strong> production) va prendre <strong>de</strong>s proportions pharamineuses à l’échelle <strong>de</strong><br />

la planète.<br />

J’ai parlé <strong>de</strong> la Chine mais en Afrique noire, la population qui est aujourd’hui<br />

<strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> 400 millions d’habitants passera à 750 millions d’habitants dans<br />

vingt-cinq ou trente ans car c’est la région du mon<strong>de</strong> la plus prolifique. Que<br />

fera-t-on <strong>de</strong> cette population ? Va-t-elle aller en ville ? Pour faire quoi ? Ce n’est<br />

pas la Chine où il y aura <strong>de</strong>s emplois.<br />

A-t-on donc le droit <strong>de</strong> laisser se développer, sans y réfléchir et sans intervenir,<br />

une tendance qui aboutit à la réalisation d’une hypothèse dont on ignore comment<br />

elle va permettre <strong>de</strong> résoudre les problèmes redoutables qu’elle pose ?<br />

<strong>Les</strong> problèmes <strong>de</strong> l’agriculture tels que je les abor<strong>de</strong> sont <strong>de</strong>s problèmes<br />

importants et graves.<br />

<strong>Les</strong> enjeux<br />

Quels sont les enjeux <strong>de</strong>s choix ou <strong>de</strong>s alternatives que je viens <strong>de</strong> présenter ?<br />

Je n’en retiendrai que <strong>de</strong>ux.<br />

La paix et la sécurité du mon<strong>de</strong><br />

Historiquement, la guerre est née du besoin <strong>de</strong> nourriture. On a fait la guerre<br />

pour manger. <strong>Les</strong> tribus se sont fait la guerre à cause <strong>de</strong> la chasse.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


28<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

À une autre échelle mais avec la même approche, on peut dire que le défaut<br />

d’une alimentation satisfaisante peut créer <strong>de</strong>s conditions d’insécurité grave. Se<br />

pose alors un problème politique d’une importance très gran<strong>de</strong> : pourquoi à<br />

l’Organisation <strong>de</strong>s Nations Unies y a-t-il un Conseil <strong>de</strong> sécurité et pourquoi n’y<br />

a-t-il pas un Conseil du développement ? Si l’on y réfléchit bien, le sous-développement<br />

n’est-il pas l’une <strong>de</strong>s causes fondamentales <strong>de</strong> l’insécurité ? Ces masses<br />

humaines risquent <strong>de</strong> représenter les trois quarts <strong>de</strong> l’humanité mais d’une<br />

humanité qui a la télévision. Cela veut dire qu’ils ont sur leur table une assiette<br />

vi<strong>de</strong> et <strong>de</strong>vant eux, un écran où s’étalent les charmes et les gaspillages <strong>de</strong> la civilisation<br />

occi<strong>de</strong>ntale.<br />

On ne peut pas poser le problème <strong>de</strong> l’alimentation et celui <strong>de</strong> l’économie<br />

dans la seule perspective d’une société tranquille où les laissés-pour-compte<br />

sont pacifiques. Il faut s’interroger sur la manière <strong>de</strong> leur donner une chance<br />

raisonnable <strong>de</strong> vivre.<br />

La nature<br />

Le <strong>de</strong>uxième enjeu important (et Dieu sait si le premier l’est déjà !), c’est la<br />

nature. Peut-on adhérer d’une quelconque façon à la position <strong>de</strong>s Etats-Unis qui<br />

refusent <strong>de</strong> prendre en compte la définition d’une politique globale <strong>de</strong> protection<br />

<strong>de</strong> la nature ? Peut-on accepter que sous le prétexte <strong>de</strong> commodité, on détruise<br />

la forêt amazonienne comme on est en train <strong>de</strong> le faire ? Pouvons-nous laisser<br />

à nos enfants une nature à ce point abîmée qu’elle n’aura plus aucune chance<br />

<strong>de</strong> produire <strong>de</strong> la nourriture et <strong>de</strong> l’énergie, alors que les humains seront plus<br />

nombreux ?<br />

Conclusion :<br />

le mon<strong>de</strong> pourrait nourrir tout le mon<strong>de</strong><br />

Je conclurai en peu <strong>de</strong> phrases. Partant <strong>de</strong> certitu<strong>de</strong>s fondées sur <strong>de</strong>s analyses<br />

et <strong>de</strong>s prises <strong>de</strong> position fondées sur <strong>de</strong>s valeurs, le mon<strong>de</strong> peut sans doute<br />

nourrir le mon<strong>de</strong> à la condition d’en prendre les moyens. Mais en libérant<br />

tous les instincts <strong>de</strong> possession et <strong>de</strong> victoire, <strong>de</strong> domination et <strong>de</strong> triomphe<br />

que le marché réveille, on risque <strong>de</strong> prendre un chemin qui ren<strong>de</strong> impossible la<br />

satisfaction <strong>de</strong>s besoins humains <strong>de</strong> la moitié <strong>de</strong> l’humanité.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Le mon<strong>de</strong> pourra-t-il nourrir le mon<strong>de</strong> ?<br />

29<br />

PRODUIRE<br />

ET SAUVEGARDER<br />

L’EUROPE POURRA-T-ELLE<br />

GARDER SES PAYSANS ?<br />

Face à tout cela, comment, avec qui et que peut-on jouer ? J’esquisserai une<br />

politique dans le détail <strong>de</strong> laquelle je n’entrerai pas mais dont je retiendrai les<br />

éléments essentiels, une politique que je ne prétends pas nécessairement être la<br />

bonne mais que je présente comme une politique pouvant répondre aux problèmes<br />

qui se posent aujourd’hui et auxquels la politique actuelle ne répond pas. Je ne<br />

viens donc pas tel un doctrinaire, vous dire : « Voilà ce qu’il faut faire ! » Après<br />

avoir vu ce qu’il faudrait faire, voyons ce qu’il est possible <strong>de</strong> faire.<br />

Du mot « politique »<br />

Avant <strong>de</strong> définir une politique, commençons par l’analyse du mot<br />

« politique ».<br />

On peut dire : une politique, la politique et le politique. Dans les trois<br />

cas, ce mot n’a pas le même sens et c’est essentiel pour comprendre la suite du<br />

raisonnement.<br />

À temps perdu, je m’amuse à écrire un glossaire, c’est-à-dire un dictionnaire<br />

dans lequel je donne aux mots les définitions qui me paraissent convenir à mon<br />

système <strong>de</strong> pensée. Voici par exemple ma définition <strong>de</strong> ce que j’entends par la<br />

politique et le politique : « Il ne peut rien sans elle. Elle ne vaut rien sans lui ».<br />

• Le politique est ce qui <strong>de</strong>ssine les gran<strong>de</strong>s données qui sont à la fois stables<br />

et évolutives mais non pas versatiles. Ce sont les grands courants auxquels il<br />

faut s’adapter par souci du len<strong>de</strong>main. La vallée <strong>de</strong> l’Authion est l’exemple<br />

d’un acte <strong>de</strong> politique (au masculin). La planification mise en place en<br />

1944/1945, c’était aussi le politique, c’est-à-dire la programmation <strong>de</strong> la<br />

croissance, du développement social, <strong>de</strong> l’équipement du pays ; autrement<br />

dit : l’ensemble <strong>de</strong>s décisions sociales, humaines, politiques, institutionnelles<br />

qui allaient permettre <strong>de</strong> construire un avenir. Le politique est obligé <strong>de</strong><br />

passer par <strong>de</strong>s habiletés, peut-être parfois par <strong>de</strong>s tricheries. Mais il doit<br />

marcher droit, avancer dans l’ordre d’une vision, d’un projet.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


30<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

• La politique, c’est la gestion <strong>de</strong> l’opinion, <strong>de</strong>s contradictions, <strong>de</strong>s difficultés<br />

inattendues.<br />

• On dit aussi une politique. C’est-à-dire un ensemble <strong>de</strong> mesures cohérentes<br />

qui ont pour objectif, dans un domaine donné, d’atteindre un résultat donné.<br />

C’est par exemple la politique agricole, la politique éducative (qui a eu moins<br />

<strong>de</strong> succès que la politique agricole). Une politique répond à la question :<br />

comment mobilise-t-on <strong>de</strong>s forces, dans <strong>de</strong>s circonstances précises, pour<br />

obtenir un objectif que l’on a défini comme souhaitable dans le cadre du<br />

politique ?<br />

<strong>Les</strong> dynamiques<br />

<strong>Les</strong> politiques (au féminin) sont provoquées par <strong>de</strong>s données <strong>de</strong> fait qui<br />

changent et qui finissent par entraîner les positions, les opinions, les acteurs.<br />

<strong>Les</strong> divers besoins<br />

La première dynamique, ce sont incontestablement les divers besoins énoncés<br />

plus haut. Hélas, on constate que l’existence <strong>de</strong> la faim dans le mon<strong>de</strong> n’a pas<br />

constitué un besoin suffisant pour que le mon<strong>de</strong> s’organise pour la satisfaire.<br />

L’existence même d’un besoin important peut donc laisser l’ensemble du système<br />

indifférent et cruel d’une certaine façon. Il n’y aurait pas d’économie agricole s’il<br />

n’y avait pas <strong>de</strong> besoins alimentaires.<br />

Parmi les besoins, il y a aussi l’environnement. Il est intéressant <strong>de</strong> noter<br />

qu’il prend <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> place dans la préoccupation mais qu’il n’intéresse<br />

qu’une catégorie limitée <strong>de</strong> la population. Ceux qui savent sont plus sensibles que<br />

les autres aux problèmes <strong>de</strong> l’environnement, car ces <strong>de</strong>rniers exigent une vision<br />

globale alors que beaucoup d’entre nous sont trop accaparés pour s’en soucier.<br />

Pourtant, quand vous allez dans l’Authion, vous enten<strong>de</strong>z souvent les agriculteurs<br />

se plaindre <strong>de</strong> ce que l’eau n’est plus assez pure, que les lentilles prolifèrent...<br />

On voit ainsi progressivement les sombres prophéties qui ont été faites par les<br />

chercheurs ou par les écologistes, <strong>de</strong>venir perceptibles à l’échelle locale. Quand<br />

on boit <strong>de</strong> l’eau qui a un goût <strong>de</strong> produits chimiques, on finit par s’interroger sur<br />

le pourquoi introduire <strong>de</strong>s produits chimiques ! La menace articulée il y a une<br />

vingtaine ou une trentaine d’années quant aux besoins environnementaux, est en<br />

train <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir perceptible aux consommateurs et aux utilisateurs lambdas.<br />

Nous n’avons pas perçu en France le problème social posé par l’agriculture,<br />

et la chose est d’une importance absolument décisive dans la compréhension <strong>de</strong>s<br />

phénomènes, parce que l’exo<strong>de</strong> rural que la politique agricole et l’évolution <strong>de</strong><br />

l’agriculture ont provoqué, a déversé <strong>de</strong> la main-d’œuvre sur un marché industriel<br />

en expansion qui en avait besoin. Nous sommes maintenant dans une situation<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Le mon<strong>de</strong> pourra-t-il nourrir le mon<strong>de</strong> ?<br />

31<br />

inverse : les villes n’ont plus guère besoin <strong>de</strong> main-d’œuvre. La dynamique <strong>de</strong><br />

l’économie industrielle du XIX e et du XX e siècles qui a été le parallélisme entre<br />

l’exo<strong>de</strong> rural et le développement industriel n’existe plus guère en France, ni en<br />

Europe, sauf en Europe <strong>de</strong> l’Est.<br />

Le besoin <strong>de</strong>s sociétés rurales n’est pas tellement perceptible ici. Il l’est en<br />

Chine. Il l’est en Afrique. Il l’est en Amérique latine.<br />

Prenons un exemple précis. La population <strong>de</strong> Los Angeles augmentera<br />

<strong>de</strong> cinq millions d’habitants dans les années qui viennent. Ces cinq millions<br />

d’habitants seront principalement <strong>de</strong>s Mexicains mais aussi <strong>de</strong>s Asiatiques qui<br />

vont quitter leur pays où le niveau <strong>de</strong> vie est faible pour aller à Los Angeles où le<br />

niveau <strong>de</strong> vie est fort. En termes concrets, pour un Californien, le revenu moyen<br />

<strong>de</strong>s cinq millions <strong>de</strong> Mexicains qui viendront s’installer à Los Angeles sera à peu<br />

près le quart du revenu moyen actuel <strong>de</strong>s habitants <strong>de</strong> cette ville. L’accroissement<br />

<strong>de</strong> la population <strong>de</strong> Los Angeles se fera donc par la diminution du revenu<br />

moyen <strong>de</strong> ses habitants. Systémiquement, on se rendra compte que l’ensemble<br />

<strong>de</strong> l’économie <strong>de</strong> Los Angeles sera à la fois engorgée par <strong>de</strong>s habitants nouveaux<br />

et atteinte par leur niveau <strong>de</strong> revenus.<br />

Le progrès<br />

Une autre dynamique est incontestablement constituée par le progrès.<br />

Revenons à sa source pour i<strong>de</strong>ntifier les problèmes qu’il pose.<br />

Lorsque j’étais à l’école ou à l’université, avant la guerre, le chercheur était,<br />

pour moi, en quête du savoir. Il était en général lié à une université ou à un centre<br />

officiel <strong>de</strong> recherche. Il cherchait à « savoir », car en vertu <strong>de</strong> la philosophie du<br />

progrès qui avait fait florès au XVIII e siècle, on croyait que le savoir ferait le<br />

bonheur <strong>de</strong> l’humanité. On ne peut pas contester qu’il améliore son sort mais<br />

on peut s’interroger si à la limite, il est toujours positif.<br />

Si on regar<strong>de</strong> la révolution qui s’est produite <strong>de</strong>puis la guerre dans la<br />

dynamique <strong>de</strong> l’Union soviétique, pour <strong>de</strong>s raisons militaires, et <strong>de</strong>s Etats-Unis,<br />

pour <strong>de</strong>s raisons économiques, on s’aperçoit que le progrès n’est pas fait pour<br />

faire avancer le savoir, mais pour augmenter la puissance ou la richesse. Le<br />

progrès, en tant qu’avancée intellectuelle, avancée <strong>de</strong> la connaissance, a été asservi<br />

à <strong>de</strong>s finalités concrètes et immédiates.<br />

Reprenons l’exemple <strong>de</strong>s OGM. Monsanto et les autres ont dépensé<br />

énormément d’argent pour mettre au point ces OGM et leurs chercheurs ont<br />

accompli <strong>de</strong>s prodiges. Dans le domaine du savoir, ce qu’ils ont découvert est<br />

important au regard <strong>de</strong>s possibilités qu’offre la manipulation génétique <strong>de</strong>s<br />

espèces végétales. Pour être remboursés <strong>de</strong> leurs frais, ils veulent que les OGM<br />

se répan<strong>de</strong>nt immédiatement, le plus vite possible. Pire encore, ils ne veulent pas<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


32<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

que les graines <strong>de</strong> ce qui a été produit par <strong>de</strong>s OGM qu’ils ont vendus, soient<br />

ressemées par les générations successives. Il veulent qu’à chaque génération, c’està-dire<br />

chaque année pour la plupart <strong>de</strong>s plantes, on achète <strong>de</strong> nouvelles semences.<br />

Cela veut dire que le financement <strong>de</strong> la recherche par l’industrie privée et la mise<br />

sur le marché <strong>de</strong>s progrès dans l’état où ils sont, aboutissent à un asservissement<br />

<strong>de</strong>s clients par rapport au savoir. Ils n’achètent pas un produit dont ils pourront<br />

disposer à l’envi : ils achètent un produit pour un an alors qu’ils pourraient le<br />

reproduire. Voilà ce qui est grave, car la hâte avec laquelle les entreprises capitalistes<br />

qui ont commandé ces recherches veulent mettre en culture les OGM ne<br />

permet pas <strong>de</strong> se donner le délai <strong>de</strong> l’expérimentation, ni <strong>de</strong> la vérification <strong>de</strong>s<br />

tests à moyen terme.<br />

Malgré cela, il n’en <strong>de</strong>meure pas moins que le progrès est considérable. Ce<br />

qui me choque, ce n’est pas le progrès, mais l’asservissement du progrès au seul<br />

profit, souvent sans précautions suffisantes, par rapport aux consommateurs ou<br />

à la Nature elle-même.<br />

Parmi les éléments liés au progrès, il y a le « progrès du progrès ». Certaines<br />

connaissances qui ont été mises en œuvre <strong>de</strong>puis vingt, trente, cinquante ans en<br />

Europe et aux Etats-Unis, n’ont pas encore pénétré les pays africains ou ceux<br />

<strong>de</strong> l’Amérique latine. Or, la diffusion du progrès sur ces territoires gigantesques<br />

dont les populations et les besoins sont immenses peut changer l’équilibre et<br />

provoquer une augmentation très sensible <strong>de</strong> la production et, par conséquent,<br />

<strong>de</strong> la consommation.<br />

La <strong>de</strong>uxième dynamique, est donc <strong>de</strong> savoir s’il est possible <strong>de</strong> gérer le<br />

progrès. C’est un problème redoutable !<br />

La condition pour gérer le progrès, qui est actuellement asservi par l’investissement<br />

capitaliste, et la nécessité <strong>de</strong> rentabiliser l’investissement qui a été<br />

fait, ne pourra pas être tempérée par <strong>de</strong> simples interdictions (on n’a pas le<br />

droit d’empêcher le progrès !), mais par la nécessité où nous nous trouvons<br />

<strong>de</strong> développer un système public non intéressé, capable d’évaluer le progrès<br />

autrement que dans le champ <strong>de</strong>s laboratoires.<br />

Nous ne résisterons pas aux impru<strong>de</strong>nces du progrès fondé sur une<br />

dynamique économique par <strong>de</strong>s interdits. Nous n’y arriverons pas, à moins que<br />

l’intervention ne soit fondée sur <strong>de</strong>s analyses objectives purement scientifiques<br />

et non intéressées, <strong>de</strong>s résultats possibles du progrès.<br />

Dans un livre précé<strong>de</strong>nt, j’ai élaboré une théorie qui, me semble-t-il, tient<br />

la route. Il y aurait un bureau ou une commission d’obtention, comme pour<br />

les végétaux, qui dirait non dans certains cas, oui dans d’autres et qui créerait<br />

une catégorie intermédiaire. Celui qui passerait outre l’interdiction serait<br />

pénalisé, comme un criminel, au pénal. Dans le cas intermédiaire, la position<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Le mon<strong>de</strong> pourra-t-il nourrir le mon<strong>de</strong> ?<br />

33<br />

<strong>de</strong> la commission consisterait à dire : il y a <strong>de</strong>s risques mais nous ne pouvons<br />

pas les interdire ; toutefois, l’entreprise qui mettra sur le marché <strong>de</strong>s produits<br />

qui n’offrent pas suffisamment <strong>de</strong> garantie, sera civilement responsable <strong>de</strong>s<br />

dommages qu’elle provoquera. L’entreprise prendrait ainsi la responsabilité du<br />

risque en passant outre l’hésitation <strong>de</strong> la commission.<br />

Il y a le risque du progrès dont j’ai peut-être tendance à augmenter l’importance,<br />

mais il y a aussi <strong>de</strong>s progrès nouveaux prometteurs. Je vais vous en citer<br />

un tout à fait extraordinaire. Etant allergique aux produits laitiers, j’y ai prêté<br />

beaucoup d’attention. Or, il se trouve que l’INRA prépare la sortie sur le marché<br />

d’une lignée bovine qui produira du lait sans lactose, c’est-à-dire sans le produit<br />

qui m’empoisonne. Le progrès est donc à la fois la source d’une avancée et une<br />

garantie contre les excès <strong>de</strong> cette avancée puisqu’elle permet, si l’on a l’équipement<br />

convenable, <strong>de</strong> contrôler les choses.<br />

L’agro-business<br />

Abordons la troisième dynamique, ce que j’appelle l’agro-business.<br />

L’analyse que j’ai faite récemment d’après <strong>de</strong>s documents non contestables,<br />

révèle que le grand bénéficiaire <strong>de</strong> la politique agricole et du progrès agricole<br />

n’est pas l’agriculture, mais l’agro-business avec ses trois branches : les fournisseurs<br />

<strong>de</strong> machines ou <strong>de</strong> produits chimiques, l’industrie agroalimentaire et<br />

le négoce agroalimentaire. Sans l’existence <strong>de</strong> cette agro-business, les progrès<br />

n’auraient pas été diffusés.<br />

Lorsque j’étais préfet <strong>de</strong> la Haute-Marne, j’ai fait, <strong>de</strong>vant le Congrès <strong>de</strong> la<br />

Fédération départementale <strong>de</strong>s syndicats d’exploitants agricoles, un discours qui<br />

avait beaucoup surpris et choqué, en disant que le tracteur allait tuer <strong>de</strong>s fermes.<br />

En effet, pour gar<strong>de</strong>r son fils à la maison plutôt que <strong>de</strong> le voir partir en ville,<br />

l’agriculteur achetait un tracteur dont on ne se servait que quelques dizaines ou<br />

quelques centaines d’heures par an et qui ruinait la ferme.<br />

L’agro-business a fait surconsommer <strong>de</strong>s produits chimiques qui ont<br />

provoqué <strong>de</strong>s désastres. Peu à peu les choses se sont atténuées et maintenant,<br />

nous tendons, au moins chez nous, à un équilibre presque satisfaisant.<br />

En ce qui concerne le commerce agroalimentaire, il est incontestable qu’il y a<br />

là une dynamique qui permet d’abaisser les prix. Vous aussi êtes sans doute très<br />

choqués <strong>de</strong> la marge qui existe entre le prix producteur et le prix consommateur.<br />

Mais il faut savoir que le consommateur exige <strong>de</strong>s services considérables et qui<br />

coûtent finalement cher.<br />

Prenez quatre bouteilles <strong>de</strong> contenu différent : une bouteille d’eau, une<br />

bouteille <strong>de</strong> vin, une bouteille d’huile, une bouteille <strong>de</strong> lait. Le contenu <strong>de</strong> la<br />

première, l’eau, vaut quelques centimes d’euro ; le vin vaut cent ou <strong>de</strong>ux cents fois<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


34<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

plus ; pour l’huile, c’est à peu près la même chose ; quant au lait, il vaut cinquante<br />

ou soixante fois plus (ne retenez pas les chiffres mais les proportions). Pourtant,<br />

les quatre bouteilles se ven<strong>de</strong>nt pratiquement au même prix.<br />

C’est que les charges intermédiaires (la mise en bouteille, le transport, les<br />

impôts, la gestion d’entreprise...) entre le pis <strong>de</strong> la vache, l’olive que l’on presse,<br />

la source où l’on pompe, la vendange que l’on presse, et la caisse du marché ou<br />

du supermarché finissent par être tellement lour<strong>de</strong>s que finalement, <strong>de</strong>s produits<br />

qui à l’origine ont <strong>de</strong>s valeurs extraordinairement différentes, finissent par être<br />

vendus sur le marché à <strong>de</strong>s prix comparables les uns aux autres.<br />

La dynamique commerciale a incontestablement joué un rôle positif dans<br />

le progrès et la consommation, mais nous sommes en droit <strong>de</strong> nous interroger<br />

pour savoir si toutes les différences entre le prix d’origine et le prix final qui en<br />

résultent, sont parfaitement fondées et légitimes. J’ai quelques doutes mais je<br />

n’arrive pas à obtenir <strong>de</strong> réponses suffisantes, sinon sur le prix <strong>de</strong>s bouteilles.<br />

Nous ne pouvons pas mettre en cause le fait que l’agro-business, avec ses trois<br />

familles que je viens d’indiquer, est un élément décisif du progrès <strong>de</strong> la consommation<br />

et donc, <strong>de</strong> la production. Toutefois, peut-être faudra-il un jour aller plus<br />

avant et nous interroger pour savoir si la comptabilité que l’on peut faire <strong>de</strong>s<br />

charges intermédiaires, justifie la non-différence entre le prix <strong>de</strong>s bouteilles ou<br />

la différence entre le prix <strong>de</strong> départ et celui à l’arrivée. C’est une vraie question<br />

et je ne suis pas sûr, pour faire un instant <strong>de</strong> la politique, que la décision prise<br />

par M. Sarkozy <strong>de</strong> faire baisser les prix à la consommation se répercutera sur le<br />

prix payé aux agriculteurs et non sur les profits <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s surfaces. C’est une<br />

autre question mais j’ai quelques raisons <strong>de</strong> craindre que les agriculteurs paient<br />

finalement les avantages <strong>de</strong> cette politique.<br />

Le mon<strong>de</strong> agricole<br />

J’ai rêvé que parmi les dynamiques, je le dis après ce que je viens <strong>de</strong> dire <strong>de</strong><br />

l’agro-business, les organisations professionnelles agricoles jouent un rôle. Je<br />

voudrais abor<strong>de</strong>r ce problème sous <strong>de</strong>ux angles tout à fait différents.<br />

Certaines organisations agricoles gèrent <strong>de</strong>s secteurs économiques, d’autres<br />

défen<strong>de</strong>nt les intérêts <strong>de</strong>s agriculteurs. Entre une coopérative et un syndicat<br />

d’exploitants agricoles, il y a une différence <strong>de</strong> fonction, voire même une<br />

différence <strong>de</strong> philosophie à certains égards.<br />

Lorsque j’étais à l’Agriculture, j’ai essayé <strong>de</strong> favoriser la naissance d’un<br />

nouveau concept qui a été appelé, dans la loi d’orientation, « les groupements<br />

d’agriculteurs » : la coopérative reçoit un produit, le traite, le vend et paie ses<br />

membres.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Le mon<strong>de</strong> pourra-t-il nourrir le mon<strong>de</strong> ?<br />

35<br />

Certains agriculteurs sont toutefois réticents. Ils ne veulent pas entrer dans<br />

une coopérative. Pourtant, n’ont-ils pas intérêt à participer à une organisation<br />

professionnelle du marché ? Ne peut-il pas y avoir dans la chaîne productive et<br />

<strong>de</strong> commercialisation, une filière où le mon<strong>de</strong> agricole continue <strong>de</strong> gérer jusqu’au<br />

produit final, une filière où le mon<strong>de</strong> agricole est organisé pour négocier non les<br />

conditions générales ni la politique générale, mais le prix ou le conditionnement<br />

du produit ?<br />

Pour privilégier cette orientation qui figure dans la loi, je me référerai aux<br />

Hollandais car ils ont beaucoup développé les groupements <strong>de</strong> producteurs,<br />

<strong>de</strong> négociation, <strong>de</strong> façonnage et <strong>de</strong> vente. Lors <strong>de</strong> ma <strong>de</strong>rnière visite dans la<br />

vallée <strong>de</strong> l’Authion, ce sont les floriculteurs qui ont évoqué la nécessité <strong>de</strong> créer<br />

et <strong>de</strong> consoli<strong>de</strong>r un groupement <strong>de</strong> producteurs dans l’Authion à l’image <strong>de</strong>s<br />

Hollandais.<br />

La coopérative commence cependant à poser un autre problème qui me<br />

préoccupe beaucoup. <strong>Les</strong> coopératives qui subsistent, sont presque toutes <strong>de</strong>s<br />

monstres et ce faisant, elles sont soumises à <strong>de</strong>ux lois : la puissance <strong>de</strong> la bureaucratie<br />

interne qui prend progressivement le pas sur les adhérents atomisés, et<br />

l’évolution <strong>de</strong> la coopérative vers une structure progressivement copiée sur le<br />

modèle capitaliste.<br />

J’ai vécu l’évolution <strong>de</strong>s assemblées générales <strong>de</strong>s coopératives. Lorsqu’il<br />

s’agissait <strong>de</strong> petites structures, les 150 ou 200 membres <strong>de</strong> l’assemblée pouvaient<br />

discuter avec le prési<strong>de</strong>nt. Aujourd’hui, ce n’est plus possible car les coopératives<br />

ont plus <strong>de</strong> 25 000 adhérents <strong>de</strong> natures différentes, les uns étant porteurs<br />

totaux et les autres non. Ce type <strong>de</strong> coopérative est désormais gouverné par son<br />

administration et le Conseil d’administration lui-même doit se battre contre sa<br />

structure professionnelle interne.<br />

En matière bancaire, nous avons un modèle très intéressant, le Crédit<br />

Agricole. Je connais bien cette banque puisque c’est moi qui ai lancé, par un<br />

décret que j’ai proposé au Conseil <strong>de</strong>s ministres, l’organisation <strong>de</strong> la caisse<br />

centrale du Crédit Agricole où j’ai installé un homme très remarquable, Jacques<br />

Mayoux, qui avait été mon assistant négociateur à Bruxelles. Le mon<strong>de</strong> agricole<br />

y représente maintenant seulement 10, 15, 20 % du mouvement <strong>de</strong> fonds et <strong>de</strong>s<br />

opérations.<br />

Le Crédit Agricole a pris le pouvoir au Crédit Lyonnais en rachetant la<br />

majorité <strong>de</strong>s parts et, aujourd’hui, en redéfinissant un mo<strong>de</strong> d’organisation <strong>de</strong> ses<br />

succursales <strong>de</strong> telle façon qu’il n’y aura plus le Crédit Lyonnais mais seulement<br />

le Crédit Agricole. Malgré cette expansion, sa structure doit <strong>de</strong>meurer la même<br />

et ce sera toujours un prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> caisse régionale du Crédit Agricole qui aura<br />

la prési<strong>de</strong>nce du Crédit Agricole national. Cet appareil représentera <strong>de</strong>s dizaines<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


36<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>de</strong> milliers d’agents et parfois <strong>de</strong> très haut niveau (inspecteurs <strong>de</strong>s finances<br />

et autres). Néanmoins, j’ai l’impression que d’une certaine façon, le mon<strong>de</strong><br />

agricole a plus à perdre qu’à gagner dans ce qui est en train <strong>de</strong> se produire. J’ai<br />

eu l’occasion d’analyser longuement, avec le prési<strong>de</strong>nt du Crédit Agricole actuel,<br />

M. Carron, les risques que représentaient l’urbanisation et la « citadinisation »<br />

du Crédit Agricole. C’est un vrai problème.<br />

<strong>Les</strong> coopératives sont donc <strong>de</strong>venues <strong>de</strong>s monstres où la voix d’un agriculteur<br />

n’a pas beaucoup <strong>de</strong> poids, et, dans le cas du Crédit Agricole, où la part <strong>de</strong><br />

l’agriculture est tellement faible que, finalement, ce ne sont plus les intérêts <strong>de</strong>s<br />

agriculteurs qui prévalent.<br />

À côté <strong>de</strong> cela, les Chambres d’agriculture se sont alourdies à cause <strong>de</strong><br />

services techniques que j’ai fait mettre en place considérant, à l’époque, qu’ils<br />

les renforceraient en faisant que les agriculteurs seraient maîtres <strong>de</strong> leurs propres<br />

services techniques <strong>de</strong> développement, d’organisation, etc. Malheureusement, ces<br />

services sont <strong>de</strong>venus très lourds et constituent une bureaucratie importante. <strong>Les</strong><br />

Chambres d’agriculture n’ont donc plus objectivement le rôle qu’elles avaient.<br />

Dans le paysage politico-administratif français, elles ne représentent plus une<br />

réalité <strong>de</strong> puissance suffisamment gran<strong>de</strong> du syndicalisme agricole.<br />

Vous ne pouvez pas savoir avec quel chagrin je suis obligé <strong>de</strong> poser la question<br />

suivante : comment se peut-il que tant <strong>de</strong> bouleversements soient intervenus et<br />

interviennent dans les relations du mon<strong>de</strong> agricole avec la politique agricole,<br />

sans qu’aucune manifestation significative n’ait eu lieu et, plus grave encore, sans<br />

qu’aucune contre-proposition professionnelle ne soit venue contester le système<br />

que les bureaucraties nationales, européennes et internationales sont en train<br />

<strong>de</strong> mettre en place, alors qu’il est clair que dans la logique <strong>de</strong> l’Organisation<br />

<strong>mondiale</strong> du commerce, le mon<strong>de</strong> agricole occi<strong>de</strong>ntal est très gravement menacé<br />

dans son niveau vie et d’une certaine façon, dans son existence ?<br />

Nous nous trouvons là <strong>de</strong>vant un problème : les organisations professionnelles<br />

ont-elles la capacité <strong>de</strong> reprendre l’emprise sur elles-mêmes et sur leurs domaines ?<br />

Ont-elles la capacité d’exprimer non plus seulement une protestation comme elles<br />

l’ont fait parfois, un peu moins maintenant, mais une proposition, une idée sur un<br />

mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> fonctionnement du marché à partir <strong>de</strong> laquelle on serait obligé <strong>de</strong> négocier<br />

avec elle ? J’appelle <strong>de</strong> mes vœux ce moment. J’ai même promis <strong>de</strong> consacrer une<br />

partie <strong>de</strong> mon temps à participer aux étu<strong>de</strong>s qui <strong>de</strong>vraient être lancées.<br />

<strong>Les</strong> stratégies économiques nationales<br />

Voilà donc l’essentiel <strong>de</strong>s dynamiques mais il en existe une autre qui est tout<br />

à fait extérieure au mon<strong>de</strong> agricole et à ses problèmes, il s’agit <strong>de</strong>s stratégies<br />

économiques nationales.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Le mon<strong>de</strong> pourra-t-il nourrir le mon<strong>de</strong> ?<br />

37<br />

Il est incontestable, et j’en fais l’aveu, que la politique agricole qui a été mise<br />

en place en 1961-1962, dont j’ai été l’un <strong>de</strong>s négociateurs les plus importants,<br />

avait pour premier objectif d’offrir à la France un marché européen déficitaire<br />

aux besoins duquel l’agriculture française pouvait répondre. Le premier résultat<br />

positif <strong>de</strong> la politique agricole commune, telle qu’elle a été définie le 14<br />

janvier 1962, a donc été <strong>de</strong> favoriser le rééquilibrage <strong>de</strong> la balance <strong>de</strong>s comptes<br />

française.<br />

L’agriculture en a tiré profit, je ne le nie pas. Mais aux environs <strong>de</strong>s années<br />

1970-72, le dommage a été égal au profit car les excé<strong>de</strong>nts étaient tels que le<br />

marché européen à prix garantis était saturé, il a fallu se tourner vers l’extérieur.<br />

La politique agricole commune coûtant <strong>de</strong> plus en plus cher à la Communauté,<br />

son budget a été coupé.<br />

À partir <strong>de</strong> 1972, le principe <strong>de</strong> la subvention au produit est mis en cause<br />

et contesté notamment à l’instigation <strong>de</strong>s Etats-Unis, ce qui pénalise <strong>de</strong> plus en<br />

plus l’agriculture.<br />

Une gouvernance <strong>mondiale</strong><br />

Nous avons besoin d’une Organisation <strong>mondiale</strong> du commerce, même si<br />

certains <strong>de</strong> mes propos peuvent faire croire le contraire, à tort. A partir du<br />

moment où les échanges se multiplient à l’échelle <strong>mondiale</strong>, <strong>de</strong>s règles du jeu<br />

doivent être édictées et respectées.<br />

L’Organisation <strong>mondiale</strong> du commerce a les instruments juridiques qui lui<br />

permettent <strong>de</strong> faire respecter ses décisions. Mais je trouve contestable qu’elle<br />

intervienne dans <strong>de</strong>s domaines qui ne sont pas les siens. Par exemple, elle<br />

s’intéresse à la qualité sanitaire <strong>de</strong>s produits mais ce n’est pas son travail. Son<br />

travail, c’est le commerce <strong>de</strong> produits définis et donnant <strong>de</strong>s garanties mais s’il y<br />

a faute en matière <strong>de</strong> qualité, il ne lui appartient pas d’intervenir en tant que telle.<br />

La qualité ne peut être vérifiée que par <strong>de</strong>s laboratoires. L’Organisation <strong>mondiale</strong><br />

du commerce n’a pas <strong>de</strong> laboratoires et ne saurait en avoir.<br />

Avant d’abor<strong>de</strong>r le problème <strong>de</strong> l’Organisation <strong>mondiale</strong> du commerce,<br />

je voudrais introduire un mot un peu barbare dans notre langue française et<br />

opposer, au point <strong>de</strong> vue vocabulaire, ce que je vais dire en matière d’organisation<br />

<strong>mondiale</strong> : je parlerai <strong>de</strong> « gouvernance » , d’« organisation européenne » et <strong>de</strong><br />

« politique ». Ces mots jouent un rôle important dont nous ne sommes pas<br />

toujours conscients.<br />

La gouvernance <strong>mondiale</strong> doit avoir pour objet <strong>de</strong> définir <strong>de</strong>s interdits,<br />

<strong>de</strong>s règles du jeu et non pas <strong>de</strong> gérer leur application, et <strong>de</strong> sanctionner les<br />

manquements aux règles du jeu. C’est donc un législateur et un juge et non pas<br />

un gestionnaire. Effectivement, il faut <strong>de</strong>s règles du jeu.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


38<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

J’ai dit plus haut qu’il me semblait dangereux que parmi les règles du jeu, il<br />

soit interdit <strong>de</strong> subventionner l’agriculture <strong>de</strong>s Etats-Unis et d’Europe, dans la<br />

mesure où les conditions <strong>de</strong> production ne sont pas les mêmes et où les facteurs<br />

<strong>de</strong> production n’ont pas le même prix dans toutes les régions du mon<strong>de</strong>. En<br />

Europe <strong>de</strong> l’Est, la main-d’œuvre est payée trois ou quatre fois moins cher qu’en<br />

Europe <strong>de</strong> l’Ouest et celle d’Europe <strong>de</strong> l’Ouest est payée trois ou quatre fois plus<br />

cher qu’en Argentine par exemple.<br />

La globalisation et l’OMC<br />

Au sein <strong>de</strong> l’Organisation <strong>mondiale</strong> du commerce, presque tous les pays<br />

du mon<strong>de</strong> sont représentés mais ils appartiennent à <strong>de</strong>s groupes d’intérêts<br />

différents. Il y a les pays « en retard » ; les pays en voie réelle <strong>de</strong> développement<br />

ou <strong>de</strong> développement réel ; le Groupe <strong>de</strong> CAIRNS composé essentiellement <strong>de</strong><br />

l’Argentine, <strong>de</strong> l’Australie, <strong>de</strong> la Nouvelle-Zélan<strong>de</strong> et du Canada, qui sont <strong>de</strong>s<br />

pays développés mais qui ne sont ni l’Europe, ni les Etats-Unis ; et il y a enfin,<br />

l’Europe et les Etats-Unis.<br />

Tous les débats actuels <strong>de</strong> l’Organisation <strong>mondiale</strong> du commerce tournent<br />

autour <strong>de</strong> la mise en cause <strong>de</strong>s politiques suivies par les Etats-Unis et l’Union<br />

européenne par l’ensemble <strong>de</strong>s autres pays membres.<br />

Alors que les positions et les niveaux d’intervention <strong>de</strong>s Etats-Unis et <strong>de</strong><br />

l’Europe sont sensiblement i<strong>de</strong>ntiques, l’Europe et les Etats-Unis se font la<br />

guerre. C’est à la fois dérisoire et incompréhensible ! Cela prouve bien que le<br />

problème posé n’est pas celui <strong>de</strong> la règle du jeu mais <strong>de</strong> la compétition entre<br />

acteurs. Si <strong>de</strong>main, les Etats-Unis et l’Europe se mettaient d’accord sur une<br />

certaine définition <strong>de</strong>s garanties dont le mon<strong>de</strong> a besoin mais dont ils ont eux<br />

aussi besoin, le problème du marché mondial serait aux trois quarts résolu.<br />

La récente conversation entre M. Chirac et M. Lula montre à quel point<br />

on peut faire <strong>de</strong>s concessions substantielles pour tenter <strong>de</strong> séduire un pays en<br />

développement aussi important que le Brésil. Ces pays en développement sont<br />

<strong>de</strong>s futurs grands acteurs sur le marché mondial. En matière agricole, la Russie<br />

fait partie <strong>de</strong> cette catégorie. Evi<strong>de</strong>mment, quand leur production progresse et<br />

que sur le marché mondial, elle est en compétition avec une production subventionnée<br />

par les Etats-Unis et par l’Europe, ils <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt la disparition <strong>de</strong>s<br />

subventions européennes et américaines.<br />

Supposons qu’ils réussissent. Supposons que finalement, l’Europe et les<br />

Etats-Unis soient condamnés à supprimer leurs subventions et acceptent<br />

vraiment <strong>de</strong> les supprimer (c’est une partie <strong>de</strong> Mistigri car en fait, si l’on accepte<br />

<strong>de</strong> supprimer les subventions au produit, on va les transférer à l’entreprise !).<br />

Mais supposons un instant que l’Europe et les Etats-Unis se mettent d’accord.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Le mon<strong>de</strong> pourra-t-il nourrir le mon<strong>de</strong> ?<br />

39<br />

<strong>Les</strong> agricultures européenne et américaine seraient dans un tel désarroi que leurs<br />

productions agricoles en seraient atteintes et certaines régions d’Europe et <strong>de</strong>s<br />

Etats-Unis ne continueraient plus à produire. Résultat : le Canada, l’Australie,<br />

l’Argentine et la Nouvelle-Zélan<strong>de</strong> domineraient un marché dont les nouveaux<br />

concurrents seraient la Russie, la Pologne, l’Ukraine, etc. En définitive, ayant<br />

éliminé les acteurs décisifs sur le marché mondial, ceux qui y resteraient verraient<br />

les prix augmenter et en tireraient profit jusqu’à ce qu’une autre révolution, dans<br />

d’autres pays, provoque le même phénomène.<br />

La politique suivie par l’Organisation <strong>mondiale</strong> du commerce apporte <strong>de</strong>s<br />

solutions <strong>de</strong> court terme, à la limite acceptables ou, dans tous les cas, explicables.<br />

Mais au regard <strong>de</strong> la question <strong>de</strong> savoir si le mon<strong>de</strong> pourra nourrir le mon<strong>de</strong>,<br />

cette politique peut provoquer <strong>de</strong>s déséquilibres en casca<strong>de</strong>s et <strong>de</strong>s situations qui<br />

ren<strong>de</strong>nt la satisfaction alimentaire du mon<strong>de</strong> plus difficile encore.<br />

Une gran<strong>de</strong> partie du jeu se joue donc à l’échelle <strong>de</strong> l’Organisation <strong>mondiale</strong><br />

du commerce. Quelle liberté, quelle marge nous laissera-t-elle ? Je regrette que<br />

l’Europe et les Etats-Unis ne se soient pas mis d’accord pour présenter une<br />

solution alternative dont je vais maintenant parler.<br />

Une politique européenne agricole, alimentaire,<br />

rurale et environnementale<br />

Avant d’entrer dans l’analyse <strong>de</strong> l’Europe, il me faut d’abord accomplir un<br />

acte politique en prenant position sur une série <strong>de</strong> problèmes décisifs.<br />

Faiblesse <strong>de</strong> l’Europe élargie<br />

Premièrement, l’une <strong>de</strong>s caractéristiques <strong>de</strong> l’Europe est d’être une entité<br />

politique faible parce qu’elle n’est pas un Etat. La négociation qui a lieu entre la<br />

France, l’Allemagne, l’Angleterre et autres, affaiblit l’Europe dans sa négociation<br />

avec les Etats-Unis et dans sa négociation avec l’OMC.<br />

Nous ne sommes pas arrivés à harmoniser les positions nationales à l’égard<br />

<strong>de</strong> la politique européenne et finalement, à mon grand regret je dois dire, j’ai<br />

vu la France se rallier aux <strong>de</strong>rnières propositions <strong>de</strong> l’Organisation <strong>mondiale</strong><br />

du commerce. Mais peut-être ne pouvait-elle pas faire autrement. L’Europe est<br />

faible parce qu’elle n’a pas cet instrument extraordinaire que représente un Etat<br />

avec toutes ses capacités politiques, économiques, financières, monétaires, etc.<br />

L’Europe est en train <strong>de</strong> s’affaiblir en s’élargissant. Plus on est divers et<br />

nombreux en même temps, plus il est quasiment impossible d’arriver à un accord.<br />

Aussi, je prends position contre l’admission <strong>de</strong> la Turquie qui politiquement<br />

viendra considérablement affaiblir l’Union européenne et ne la renforcera pas<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


40<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

économiquement tout en étant, en population, le pays le plus peuplé d’Europe.<br />

Et je n’abor<strong>de</strong>rai pas les questions religieuses ou ethniques que cela peut poser.<br />

Nous aurons du fil à retordre !<br />

L’autre ennemi en Europe, c’est l’Angleterre. Comment est-il possible qu’un<br />

pays comme l’Angleterre participe à la politique agricole commune sans avoir<br />

la même monnaie que l’Europe ? Il y a une certaine contradiction, voire une<br />

déchirure, entre le comportement anglais très américaniste et très autonome à<br />

cause <strong>de</strong> la livre sterling, et le comportement <strong>de</strong>s autres pays d’Europe.<br />

L’un <strong>de</strong>s problèmes qui se pose à nous tous, c’est la faiblesse <strong>de</strong> l’Europe avec<br />

un renforcement important <strong>de</strong> la bureaucratie et un effacement assez grand du<br />

facteur politique.<br />

Nécessité d’une nouvelle politique<br />

À partir <strong>de</strong> toutes ces remarques, je voudrais abor<strong>de</strong>r maintenant ce que je<br />

propose comme politique européenne agricole, alimentaire, rurale et environnementale.<br />

Je ne reviendrai pas sur les arguments que j’ai déjà articulés pour justifier la<br />

solidarité intellectuelle systémique que je crée entre l’alimentation, l’environnement<br />

et le problème rural.<br />

On ne peut pas d’un côté traiter les problèmes <strong>de</strong> production (et d’ailleurs<br />

traiter différemment les diverses productions), et <strong>de</strong> l’autre, abor<strong>de</strong>r le problème<br />

<strong>de</strong> l’environnement, etc. Pour être cohérente et efficace, une politique doit être<br />

complexe et systémique.<br />

Dans la politique agricole que je propose, la clause la plus importante que<br />

j’introduis est la suppression <strong>de</strong>s subventions, le paiement <strong>de</strong>s produits au prix<br />

<strong>de</strong> revient dans une exploitation <strong>de</strong> taille raisonnable avec un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> gestion<br />

rationnelle, l’établissement <strong>de</strong> quotas intérieurs garantissant ce mécanisme à<br />

l’intérieur <strong>de</strong> l’Europe et la totale autonomie <strong>de</strong>s producteurs sans subventions<br />

dans la vente sur le marché mondial.<br />

Pour ce faire, je me fon<strong>de</strong> sur toutes les analyses que j’ai faites et sur une<br />

analyse complémentaire que je n’ai pas faite mais que j’évoquerai d’un mot : c’est<br />

la seule manière d’assurer la sécurité alimentaire. Or, la sécurité alimentaire est<br />

une <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> la survie d’une entité politique comme l’Europe.<br />

Une question se pose donc tout <strong>de</strong> suite : l’augmentation <strong>de</strong>s prix jusqu’au<br />

niveau <strong>de</strong> rentabilité <strong>de</strong>s exploitations agricoles est-elle supportable par l’économie<br />

générale du pays ? J’ai fait faire et j’ai fait <strong>de</strong>s analyses très pointues sur ce sujet.<br />

Premièrement, l’alimentation représentait plus <strong>de</strong> 20 % du budget <strong>de</strong>s<br />

ménages, il y a trente ou quarante ans. Elle représente environ 15 % aujourd’hui.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Le mon<strong>de</strong> pourra-t-il nourrir le mon<strong>de</strong> ?<br />

41<br />

C’est-à-dire qu’une augmentation <strong>de</strong>s prix doit être pratiquement divisée par<br />

cinq puisque le prix du produit représente moins du cinquième. Deuxièmement,<br />

dans le prix payé par le consommateur, la somme qui revient aux agriculteurs ne<br />

représente qu’un pourcentage très faible. C’est un calcul très compliqué.<br />

Je m’explique. Prenons le budget <strong>de</strong>s ménages en faisant le décompte <strong>de</strong>s<br />

dépenses (le loyer, le transport, la santé, etc.). L’alimentation ne représente<br />

qu’environ 15 %. L’augmentation qui serait introduite sur le prix, ne porterait<br />

donc que sur 15 % du budget <strong>de</strong>s ménages. Mais le prix du produit alimentaire<br />

que vous achetez, correspond-il à la rémunération <strong>de</strong> l’agriculteur ? Seulement pour<br />

20 % étant donné qu’entre le prix départ ferme et le prix à l’arrivée consommateur<br />

(cf. l’exemple <strong>de</strong>s bouteilles), le rapport est <strong>de</strong> 1 à 4 ou <strong>de</strong> 1 à 5. En définitive,<br />

l’augmentation mathématique ne représente que quelques points pour cent.<br />

J’ajoute que parmi les produits qui sont consommés, les produits subventionnés ne<br />

représentent qu’un pourcentage, important sans doute, mais pas total. Autrement<br />

dit, l’augmentation <strong>de</strong>s prix pour arriver au niveau <strong>de</strong> rémunération <strong>de</strong>s agriculteurs<br />

au coût intérieur, ne représente qu’une inflation <strong>de</strong> 2,5 ou 3 %.<br />

Pour mettre <strong>de</strong> l’ordre dans le marché mondial et arriver à un accord mondial,<br />

serait-il possible <strong>de</strong> faire subir à l’économie interne <strong>de</strong> l’Europe, une augmentation<br />

<strong>de</strong> 3 ou 3,5 % ? De l’avis <strong>de</strong>s économistes les plus distingués, cela pourrait<br />

très bien se gérer.<br />

Le problème est donc celui-ci : vaut-il la peine d’imposer aux consommateurs<br />

une augmentation <strong>de</strong>s prix qui est, non pas insignifiante, mais faible, en échange<br />

d’une mise en ordre du système général qui comman<strong>de</strong> la rémunération <strong>de</strong>s<br />

agriculteurs et l’équilibre <strong>de</strong> nos marchés intérieurs ? Ma réponse est oui.<br />

Cela étant, je veux dire avec force que dans le livre que j’ai écrit, ma proposition<br />

n’est pas la partie la plus importante. <strong>Les</strong> analyses, que personne n’a contestées<br />

sur aucun point, entraînent et exigent la définition d’une autre politique et celle<br />

que je propose est l’une <strong>de</strong>s politiques possibles. Personnellement, je n’en vois<br />

aucune autre. Pour autant, je ne dis pas parce que j’ai écrit ce que j’ai écrit sur<br />

la consommation et sur bien d’autres choses, qu’il faut adopter ma politique. Je<br />

dis, parce que ce que j’ai constaté et mis en lumière est vrai, qu’il faut repenser<br />

la politique et peut-être, si nous acceptons <strong>de</strong> la repenser et d’en débattre, le<br />

problème trouvera une autre solution que celle que je propose.<br />

J’ai également introduit une clause complémentaire : le réexamen et la<br />

réévaluation <strong>de</strong> la politique agricole tous les dix ans.<br />

Ceci m’amène à revenir sur cette évi<strong>de</strong>nce : une politique qui a réussi doit être<br />

changée. Car une politique qui a réussi, a changé le mon<strong>de</strong>. Et si le mon<strong>de</strong> est<br />

différent, il faut lui appliquer une politique différente.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


42<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Prenons par exemple un garçon qui, après avoir fait <strong>de</strong>s bêtises, <strong>de</strong>vient sage.<br />

On ne continue pas à le punir comme lorsqu’il était encore un peu voyou. Au<br />

contraire, on va l’encourager dans la voie <strong>de</strong> la sagesse. De même une politique<br />

qui a réussi, a changé le mon<strong>de</strong>. Le mon<strong>de</strong> étant changé, la politique doit<br />

changer.<br />

L’avenir <strong>de</strong>s agronomes<br />

Y a-t-il une place pour les agronomes dans la société mo<strong>de</strong>rne ?<br />

Je vais souvent sur les marchés à Saumur où mon fils est viticulteur.<br />

Récemment encore, j’ai été abordé par un couple me <strong>de</strong>mandant s’ils pouvaient<br />

laisser leurs enfants travailler à la ferme. J’ai refusé <strong>de</strong> répondre parce que<br />

je ne peux pas répondre individuellement sans connaître un certain nombre<br />

d’éléments, la ferme, la situation <strong>de</strong> la famille, etc.<br />

À cette question que je pose à haute voix <strong>de</strong>vant vous, on peut répondre au<br />

cas par cas mais aussi collectivement.<br />

Première remarque : le fait que vous soyez agronomes ou spécialistes <strong>de</strong><br />

l’agriculture, vous donne vocation à l’agriculture mais elle ne vous enferme<br />

pas dans la profession agricole. Il existe <strong>de</strong> nombreux secteurs dans l’industrie<br />

agroalimentaire et ailleurs. J’ai vu l’autre jour <strong>de</strong>ux agronomes en charge <strong>de</strong> la<br />

gestion <strong>de</strong>s jardins d’une gran<strong>de</strong> ville.<br />

Je vais aller plus loin : la présence <strong>de</strong> personnes ayant une formation<br />

biologique est absolument essentielle dans les équipes ayant une formation <strong>de</strong><br />

sciences dures (physique, chimie ou mathématiques) car vous avez une approche<br />

différente <strong>de</strong> ceux qui n’ont fait que <strong>de</strong>s sciences exactes.<br />

En d’autres termes, je suis moins pessimiste pour l’avenir <strong>de</strong>s agronomes que<br />

pour celui <strong>de</strong> l’agriculture.<br />

Conclusion<br />

Quel est le sens <strong>de</strong> mon propos ?<br />

Si j’étais venu ici il y a six ou huit mois, ma conclusion aurait été différente<br />

<strong>de</strong> celle que je vais tirer maintenant car j’aurais plaidé le dossier <strong>de</strong> l’agriculture<br />

en disant : « Ils sont malheureux. Cela ne peut pas marcher ». D’une certaine<br />

façon, j’aurais plaidé en faveur <strong>de</strong> leurs revendications.<br />

Aujourd’hui, très honnêtement et du fond <strong>de</strong> moi-même, je m’adresse à la<br />

société globale et je lui dis : vous avez besoin <strong>de</strong> l’agriculture et vous ne mesurez<br />

pas le risque que vous courez en ne lui faisant pas la place qu’elle mérite et qui<br />

lui revient. Engageons-nous ensemble dans une réflexion où parce que vous<br />

aurez pris la mesure <strong>de</strong>s problèmes que pose votre alimentation en quantité et<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Le mon<strong>de</strong> pourra-t-il nourrir le mon<strong>de</strong> ?<br />

43<br />

en qualité, parce que vous aurez pris la mesure du problème que pose l’environnement,<br />

parce que vous aurez pris la mesure <strong>de</strong>s risques que font courir les<br />

déséquilibres <strong>de</strong>s sociétés rurales, vous, société globale, nationale, européenne et<br />

<strong>mondiale</strong>, avez intérêt à abor<strong>de</strong>r le problème agricole <strong>de</strong> façon à ce que l’agriculture<br />

subsiste pour vous satisfaire, et <strong>de</strong> façon que le mon<strong>de</strong> agricole trouve<br />

sa place, non plus une place <strong>de</strong> mendiant et <strong>de</strong> subventionné mais une place<br />

essentielle d’acteur dans le mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne !<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


44<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

45<br />

Chapitre 2<br />

Relever ensemble<br />

les <strong>défis</strong> écologiques<br />

<strong>de</strong> la planète<br />

Leçon inaugurale 2008<br />

prononcée par Geneviève Ferone<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


46<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

S’adapter au réchaufement climatique<br />

Introduction<br />

L’homme <strong>de</strong>vant un choix <strong>de</strong> civilisation<br />

Nous ne voulons pas croire ce que nous savons ! Nous savons que nous<br />

marchons vers une crise climatique et énergétique sans précé<strong>de</strong>nt et que nous<br />

entrons dans une ère <strong>de</strong> rareté <strong>de</strong>s ressources et <strong>de</strong> tension politique. Notre<br />

croissance économique est soutenue par un fort dynamisme démographique<br />

alors que les signes précurseurs d’une prochaine extinction <strong>de</strong> la biodiversité sont<br />

perceptibles. A l’image d’une dépression, plusieurs fronts d’une rare violence<br />

sont en train <strong>de</strong> converger à très gran<strong>de</strong> vitesse sur nous. Ces fronts, un par un,<br />

constituent <strong>de</strong>s événements majeurs d’instabilité et <strong>de</strong> rupture <strong>de</strong> nos modèles<br />

économiques, écologiques et culturels. Ensemble, ils constituent un défi quasi<br />

insurmontable.<br />

A vrai dire, pour la première fois dans l’histoire <strong>de</strong> l’humanité, géographie<br />

et civilisation vont entrer en collision frontale. Nous assistons à une révolution<br />

copernicienne, un renversement dans notre manière <strong>de</strong> voir les choses.<br />

L’environnement, par le truchement d’un principe <strong>de</strong> réalité implacable, fondé sur<br />

<strong>de</strong>s données physiques et sur l’entêtement <strong>de</strong>s chiffres, bouleverse en profon<strong>de</strong>ur<br />

notre économie et nos sociétés. Notre mon<strong>de</strong> est un mon<strong>de</strong> borné. Notre<br />

écosystème est un écosystème fini au sens où nous n’avons, à ce jour, et pour<br />

très longtemps, qu’une seule planète. Nous y sommes toujours plus nombreux à<br />

prélever toujours plus <strong>de</strong> richesses naturelles et à rejeter plus <strong>de</strong> déchets dans un<br />

système qui s’essouffle et s’appauvrit. Cette situation ne peut plus durer indéfiniment<br />

sans que quelqu’un ou quelque chose vienne siffler la fin <strong>de</strong> la partie<br />

ou, ce qui vaudrait mieux pour nous, transformer les règles du jeu. C’est aussi<br />

simple que cela : dans un mon<strong>de</strong> fini, la croissance ne peut pas être infinie. Il ne s’agit pas<br />

d’idéologie sectaire mais <strong>de</strong> mathématiques, dont les lois se soucient assez peu<br />

<strong>de</strong> notre scepticisme à leur égard. Le développement durable, à l’évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>stiné<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

47<br />

à structurer nos vies très longtemps, repose sur la nécessité absolue <strong>de</strong> rendre<br />

compatible notre économie avec les ressources naturelles disponibles.<br />

En règle générale, lorsque les scientifiques s’aventurent sur <strong>de</strong>s horizons<br />

<strong>de</strong> temps trop lointains, la tentation est forte, pour les acteurs politiques et<br />

économiques, <strong>de</strong> reporter les décisions aux calen<strong>de</strong>s grecques. Le changement<br />

climatique n’échappe pas à cette règle. Dans ces conditions, les scénarii qui<br />

prédisent une augmentation <strong>de</strong> la température pour 2100 ont très peu <strong>de</strong><br />

chances <strong>de</strong> mobiliser qui que ce soit. Comme le disait le grand économiste<br />

Keynes, à long terme nous sommes tous morts. <strong>Les</strong> scientifiques du GIEC,<br />

Groupe Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat 4 , travaillaient jusqu’à<br />

récemment dans l’indifférence générale, et ce, <strong>de</strong>puis vingt ans, échafaudant <strong>de</strong>s<br />

hypothèses lointaines et abstraites. Aujourd’hui, après la publication <strong>de</strong> leur<br />

<strong>de</strong>rnier rapport en février 2007, ils ont réussi à se faire légèrement entendre. Ils<br />

ont même reçu le Prix Nobel <strong>de</strong> la paix en 2007, avec l’ancien Vice-Prési<strong>de</strong>nt<br />

américain Al Gore. Depuis les mauvaises nouvelles se confirment au fil <strong>de</strong>s plus<br />

récentes étu<strong>de</strong>s académiques.<br />

Le réchauffement et le bouleversement <strong>de</strong>s écosystèmes sont en cours,<br />

l’humanité vivra sur une planète fondamentalement différente dans le siècle<br />

actuel. Mais, cette perspective <strong>de</strong>meure théorique, trop lointaine et beaucoup<br />

trop abstraite pour percuter le cours <strong>de</strong>s priorités quotidiennes.<br />

Sauf que la véritable frontière temporelle ne se situe à la fin du XXI e siècle<br />

mais bien plus tôt, autour <strong>de</strong> 2030 ! Cette date n’a rien d’arbitraire. Nous<br />

connaissons une situation totalement inédite dans laquelle il semble qu’une très<br />

gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> nos <strong>défis</strong> d’ordres économiques, environnementaux, scientifiques<br />

et sociaux se donnent précisément ren<strong>de</strong>z vous en 2030. En 2030, nous<br />

serons plus <strong>de</strong> 7 milliards <strong>de</strong> bouches à nourrir, dont les <strong>de</strong>ux tiers vivant en zone<br />

urbaine, sur une terre saturée <strong>de</strong> pollution et <strong>de</strong> déchets, déjà affectée par une<br />

hausse sensible <strong>de</strong>s températures. En 2030, nous serons entrés dans une phase <strong>de</strong><br />

rareté pour le pétrole et <strong>de</strong> forte tension sur les autres énergies fossiles, dans un<br />

contexte d’amenuisement <strong>de</strong>s ressources vivrières et d’appauvrissement <strong>de</strong>s terres<br />

cultivables. <strong>Les</strong> énergies propres <strong>de</strong> substitution <strong>de</strong>vraient être montées en force,<br />

à la condition d’avoir su engager les investissements colossaux dès aujourd’hui.<br />

En y regardant <strong>de</strong> plus près, 2030 ressemble fortement à un chas d’aiguille<br />

face auquel notre espèce a le choix suivant : passer à l’intérieur ou disparaître.<br />

Passer le chas <strong>de</strong> l’aiguille, c’est adopter la bonne trajectoire au <strong>de</strong>gré près, et se<br />

donner les moyens d’agir considérablement sur sa souplesse et sa corpulence.<br />

4 Le GIEC, Groupe d’experts Intergouvernementaux sur l’Evolution du Climat, a été créé sous l’égi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s Nations unies et <strong>de</strong> l’Organisation<br />

Météorologique Mondiale dès 1988 pour évaluer, sans parti pris et <strong>de</strong> manière méthodique, claire et objective, les informations<br />

scientifiques, techniques et socio-économiques disponibles en rapport avec la question du changement climatique. Ce Groupe publie<br />

tous les quatre ans un rapport très étayé assorti d’un résumé plus accessible pour les néophytes. http://www.ipcc.ch<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


48<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Après seulement, nous pourrons essayer d’imaginer ce que les miracles <strong>de</strong><br />

la technologie nous réserverons en 2100. Chaque année passée à ergoter sur<br />

les prétendues responsabilités <strong>de</strong>s uns et <strong>de</strong>s autres dans l’emballement <strong>de</strong> la<br />

machine climatique sera une année perdue. Et notre crédit temps est limité, le<br />

compte à rebours a commencé.<br />

Aujourd’hui la ressource la plus rare n’est assurément pas le pétrole ou l’eau,<br />

c’est tout simplement le temps.<br />

I. Le Changement climatique :<br />

davantage <strong>de</strong> chimie que d’idéologie<br />

Il est assez curieux <strong>de</strong> constater que sur le sujet du changement climatique<br />

et <strong>de</strong> sa cohorte <strong>de</strong> conséquences sur l’organisation économique et sociale <strong>de</strong><br />

nos sociétés, nous sommes passés du silence au tintamarre en l’espace <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

ans. Comble <strong>de</strong> l’ironie, certaines voix nous mettent encore en gar<strong>de</strong> contre un<br />

prétendu effet <strong>de</strong> mo<strong>de</strong> et fustigent ce ventre mou du consensus trop facilement<br />

consenti. Nous étions <strong>de</strong>s ignorants et nous nous serions transformés en<br />

ruminants prêts à absorber benoîtement une sorte <strong>de</strong> vulgate verte dispensée par<br />

<strong>de</strong>s gourous manipulateurs et incompétents.<br />

On associe les sujets environnementaux à un affrontement strictement<br />

idéologique. Rien n’est plus faux. Il existe aujourd’hui une plateforme scientifique<br />

travaillant sur plusieurs données factuelles, tout à fait étayées. Une théorie est<br />

validée quand elle fait l’unanimité auprès <strong>de</strong> cette même communauté <strong>de</strong> pairs,<br />

souvent après <strong>de</strong>s décennies <strong>de</strong> recherches conjuguées. Par comparaison, affirmer<br />

que la terre est ron<strong>de</strong> nous semble maintenant communément raisonnable, dire<br />

quelle tourne autour du soleil parait aller <strong>de</strong> soi. Cette affirmation a pourtant<br />

infligé à l’humanité sa première blessure narcissique, violente. Il y en a eu et il y<br />

en aura certainement beaucoup d’autres.<br />

Une mobilisation ancienne<br />

Pour ce qui concerne le changement climatique et l’effet <strong>de</strong> serre, il en va <strong>de</strong><br />

même. Ce sujet est tout sauf neuf, puisque dès le XIX e siècle ont été posés les<br />

premiers fon<strong>de</strong>ments d’un effet <strong>de</strong> serre.<br />

Bien sûr, il <strong>de</strong>meure <strong>de</strong> l’incertitu<strong>de</strong>, et les experts du GIEC, en véritables<br />

scientifiques, sont les premiers à le répéter à l’envi. Mais cette incertitu<strong>de</strong> porte<br />

sur l’amplitu<strong>de</strong> et la vitesse du phénomène du réchauffement en cours, et non<br />

pas sur la constatation irréfutable que la concentration <strong>de</strong> l’atmosphère en gaz<br />

carbonique croit régulièrement et contribue à son réchauffement. Parce que nous<br />

ne sommes pas sûrs à cent pour cent <strong>de</strong>s contours d’un phénomène dont nous<br />

subissons les effets préoccupants, cela nous condamne-t-il à l’inaction ? Certes,<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

49<br />

<strong>de</strong>s zones d’ombre <strong>de</strong>meurent ; ce qui ne doit pas nous distraire et nous empêcher<br />

<strong>de</strong> nous concentrer avec rigueur sur la tendance et la traiter avec courage.<br />

L’effet <strong>de</strong> serre, bénédiction ou catastrophe<br />

<strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux gaz à effet <strong>de</strong> serre les plus importants, car il y en a d’autres, sont<br />

la vapeur d’eau et le gaz carbonique. Ce sont <strong>de</strong>ux gaz parfaitement naturels<br />

et présents <strong>de</strong> longue date dans notre atmosphère. On peut donc considérer<br />

que l’effet <strong>de</strong> serre est un phénomène naturel plutôt sympathique et bénéfique<br />

pour l’espèce humaine et la vie sur Terre en général. Ce qui est préoccupant et<br />

dangereux n’est pas le phénomène <strong>de</strong> l’effet <strong>de</strong> serre, lui-même indispensable à<br />

notre existence, mais la perturbation entraînée par l’introduction dans le système<br />

<strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre additionnels. Cette perturbation ne se réduit malheureusement<br />

pas à une désagréable hausse <strong>de</strong> la température, loin s’en faut.<br />

D’une certaine façon, l’atmosphère fonctionne comme un gigantesque<br />

réservoir, un croisement entre l’énergie venue du soleil vers la Terre et l’énergie<br />

restituée par la Terre vers l’espace. Si l’effet <strong>de</strong> serre se dérègle et si les échanges<br />

moyens ne sont plus à l’équilibre, alors ce réservoir se remplit - et l’énergie<br />

emmagasinée par la surface terrestre augmente. Précisément, ce déséquilibre<br />

provoque alors un changement <strong>de</strong> température <strong>de</strong> l’atmosphère, à l’origine du<br />

changement climatique.<br />

Dans la famille <strong>de</strong>s gaz à effet serre, il existe les « naturels » et et les<br />

« industriels »; On comprend facilement que les premiers existaient dans la<br />

nature indépendamment <strong>de</strong> nous et que les seconds sont fabriqués par l’homo<br />

faber.<br />

Dans la famille « naturels », les <strong>de</strong>ux principaux gaz responsables <strong>de</strong> l’effet<br />

<strong>de</strong> serre <strong>de</strong> la Terre, cités précé<strong>de</strong>mment, sont la vapeur d’eau (H 2<br />

O) et le gaz<br />

carbonique (CO 2<br />

).On peut aussi ajouter le méthane (CH 4<br />

), qui est le gaz qui<br />

brûle sous nos casseroles et celui issu <strong>de</strong> la décomposition organique <strong>de</strong> la matière<br />

vivante. Nous trouvons également le protoxy<strong>de</strong> d’azote (N 2<br />

O), et l’ozone (O 3<br />

).<br />

Petit rappel au passage, sans lequel ce sujet serait beaucoup trop simple : ces gaz<br />

sont « naturels » mais bien évi<strong>de</strong>mment, l’homme peut contribuer à augmenter<br />

<strong>de</strong> façon substantielle leur concentration dans l’atmosphère.<br />

Dans la famille <strong>de</strong>s gaz « industriels », on trouve les « halocarbures » HFC,<br />

qui est une formule générique pour décrire les gaz entrant dans la composition<br />

<strong>de</strong>s flui<strong>de</strong>s frigorigènes utilisés dans les systèmes <strong>de</strong> climatisation. <strong>Les</strong>quels<br />

systèmes ont tendance à se multiplier sous le double effet du réchauffement<br />

climatique et <strong>de</strong> l’explosion urbaine.<br />

En quantité, le principal gaz à effet <strong>de</strong> serre est la vapeur d’eau. Mais comme<br />

elle reste peu <strong>de</strong> temps dans l’atmosphère et retombe rapi<strong>de</strong>ment sous forme <strong>de</strong><br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


50<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

pluie sans avoir « eu le temps » <strong>de</strong> réchauffer la planète, on n’en tient pas compte<br />

dans le calcul <strong>de</strong>s émissions liées à l’activité humaine.<br />

La palme du gaz à effet <strong>de</strong> serre le plus abondant revient donc au gaz<br />

carbonique. Ce gaz, en effet, engendre environ 55% <strong>de</strong> l’effet <strong>de</strong> serre dû à l’activité<br />

humaine. Il est à la fois d’origine naturelle et « industrialisé » par l’homme.<br />

A l’état naturel, les principales émissions <strong>de</strong> CO 2<br />

proviennent <strong>de</strong>s incendies<br />

spontanés, <strong>de</strong> la respiration <strong>de</strong>s animaux, ou encore du réchauffement <strong>de</strong> l’océan<br />

<strong>de</strong> surface. Cependant ces émissions sont compensées par <strong>de</strong>s « puits », c’està-dire<br />

<strong>de</strong>s mécanismes d’épuration tout aussi importants, ce qui aboutit à un<br />

sol<strong>de</strong> neutre.<br />

D’un autre côté, le gaz carbonique additionnel, dit anthropique, c’est-à-dire<br />

venant <strong>de</strong>s activités humaines, provient pour l’essentiel <strong>de</strong> la combustion <strong>de</strong>s<br />

énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz), pour partie <strong>de</strong> certaines industries<br />

(par exemple la production <strong>de</strong> ciment ou d’acier) et enfin <strong>de</strong> la déforestation,<br />

notamment en zone tropicale. Ces émissions saturent et perturbent les<br />

programmes d’épuration naturels.<br />

Le méthane est l’autre gaz préoccupant qui engendre environ 15% <strong>de</strong> l’effet<br />

<strong>de</strong> serre anthropique. Il se forme dès qu’un composé organique, une plante ou un<br />

animal, se décompose à l’abri <strong>de</strong> l’oxygène <strong>de</strong> l’air. <strong>Les</strong> réserves se sont formées<br />

par la décomposition, il y a très longtemps, <strong>de</strong> plantes et d’animaux, qui se sont<br />

d’abord transformés en hydrocarbures liqui<strong>de</strong>s, puis en gaz. Une partie du méthane<br />

présent dans l’atmosphère est donc d’origine parfaitement naturelle. Cela étant<br />

l’homme, y a aussi ajouté son grain <strong>de</strong> sel par la combustion, qui libère aussi<br />

du méthane, par l’élevage <strong>de</strong>s ruminants <strong>de</strong> toute sorte dont les aliments ingérés<br />

fermentent dans leur estomac en dégageant du méthane, et également par la culture<br />

du riz, car les zones humi<strong>de</strong>s en général émettent du méthane. Ajoutons aussi les<br />

décharges d’ordures ménagères et le tableau sera (presque) complet.<br />

Pour conclure cette énumération un peu fastidieuse, disons simplement que<br />

tant que ces gaz résultaient <strong>de</strong> causes naturelles, tout allait relativement bien.<br />

Depuis le début <strong>de</strong> l’ère industrielle (environ <strong>de</strong>ux siècles et <strong>de</strong>mi), l’homme a<br />

progressivement modifié la proportion <strong>de</strong>s gaz à effet <strong>de</strong> serre en les injectant<br />

dans l’atmosphère et a perturbé les mécanismes d’épuration naturels. Le gaz<br />

carbonique est <strong>de</strong>venu le premier gaz à effet <strong>de</strong> serre principalement en raison<br />

<strong>de</strong> la combustion <strong>de</strong>s énergies fossiles. C’est comme si durant cette pério<strong>de</strong> le<br />

soleil avait augmenté sa puissance d’environ 1% en direction <strong>de</strong> la Terre. Ce qui<br />

est loin d’être un petit ajustement indolore, compte tenu <strong>de</strong> l’extrême fragilité<br />

<strong>de</strong>s équilibres terrestres et atmosphériques.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

51<br />

II. La dérive climatique :<br />

une situation totalement inédite<br />

Ces gaz à effet <strong>de</strong> serre, naturels ou industriels, ou les <strong>de</strong>ux à la fois, régulent<br />

la température à la surface du globe et nous permettent à tous, habitants <strong>de</strong><br />

la Terre, <strong>de</strong> vaquer à nos multiples occupations. Grâce à eux, la température<br />

moyenne actuelle du globe se situe autour <strong>de</strong> 15° Celsius.<br />

Selon la pério<strong>de</strong> à laquelle on s’intéresse, il y a différents moyens pour mesurer<br />

ou reconstituer les températures dans les archives terrestres, bien avant l’invention<br />

<strong>de</strong>s différents thermomètres. Si l’on réalise la courbe <strong>de</strong>s concentrations dans<br />

l’air <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre « naturels » <strong>de</strong>puis le milieu du XVIII e siècle, qui<br />

correspond au début <strong>de</strong> l’industrialisation, on constate qu’elles suivent toutes une<br />

courbe en très forte croissance (à peu près exponentielle) <strong>de</strong>puis cette date.<br />

Nous connaissons, avec une marge d’erreur raisonnable, l’évolution <strong>de</strong>s<br />

températures sur Terre et celle <strong>de</strong> la concentration <strong>de</strong>s gaz à effet <strong>de</strong> serre <strong>de</strong>puis<br />

plusieurs dizaines <strong>de</strong> milliers d’années. Schématiquement, la concentration <strong>de</strong><br />

gaz carbonique dans l’atmosphère est passée <strong>de</strong> 280 ppm (partie par million) en<br />

volume au début <strong>de</strong> l’ère industrielle à 389 ppm en 2008. Cette augmentation<br />

est responsable à 70 % du réchauffement en cours. Elle provient directement <strong>de</strong><br />

la combustion du charbon, du pétrole et du gaz naturel, qui représentent 80 %<br />

<strong>de</strong>s sources d’énergie <strong>de</strong> nos sociétés.<br />

Un état <strong>de</strong>s lieux alarmant<br />

La croissance annuelle <strong>de</strong>s émissions était <strong>de</strong> 0,9 % entre 1990 et 1999, mais<br />

elle est passée à 3,5 % pour la pério<strong>de</strong> 2000 à 2007. <strong>Les</strong> émissions <strong>mondiale</strong>s sont<br />

maintenant 38 % plus élevées qu’elles ne l’étaient en 1990, l’année <strong>de</strong> référence<br />

du Protocole <strong>de</strong> Kyoto. Ce bond dépasse même les prévisions pessimistes du<br />

GIEC, qui prévoyaient une hausse <strong>de</strong> 2,7 % par année sur la même pério<strong>de</strong>.<br />

Cette augmentation est largement attribuée (65 %) à la croissance économique<br />

<strong>mondiale</strong>. Environ 17 % <strong>de</strong> la hausse <strong>de</strong>s émissions serait imputable au recul <strong>de</strong><br />

l’« efficacité-carbone » <strong>de</strong> l’économie, c’est-à-dire qu’aujourd’hui, il faut émettre<br />

plus <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre pour obtenir un dollar <strong>de</strong> produit intérieur brut<br />

qu’en 2000. Cette croissance risque <strong>de</strong> se poursuivre durant plusieurs décennies,<br />

en raison <strong>de</strong>s gigantesques réserves <strong>de</strong> charbon. Il faut y ajouter 1,5 milliard <strong>de</strong><br />

tonnes <strong>de</strong> carbone par an, dues à la déforestation tropicale. Ce phénomène est<br />

cumulatif car il faut plus d’un siècle pour résorber le CO 2<br />

une fois qu’il est dans<br />

l’atmosphère, et beaucoup plus pour les autres gaz.<br />

Pour résumer, disons que la production actuelle <strong>de</strong> gaz carbonique dépasse<br />

les capacités d’absorption et d’épuration <strong>de</strong> la nature. Une nouvelle augmentation<br />

<strong>de</strong> la teneur en CO ²<br />

atmosphérique est donc inéluctable. Elle <strong>de</strong>vrait<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


52<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

passer dans ce siècle à une valeur comprise entre 540 et 970 parties par millions<br />

(ppm), ce qui aura <strong>de</strong>s répercussions énormes sur le fonctionnement <strong>de</strong>s<br />

écosystèmes terrestres et du climat. Cette augmentation n’est pas une hypothèse<br />

d’école. Elle est certaine. Seule son ampleur reste à déterminer. Elle dépendra<br />

<strong>de</strong>s efforts faits pour réduire les émissions <strong>de</strong> CO ²<br />

provenant <strong>de</strong> la combustion<br />

du carbone fossile et <strong>de</strong> l’utilisation <strong>de</strong> sources alternatives d’énergie. Avec une<br />

concentration actuelle <strong>de</strong> 389 ppm <strong>de</strong> CO 2<br />

, nous sommes pour la première fois<br />

<strong>de</strong>puis 400 000 ans entrés dans l’inconnu, puisque cette situation est inédite.<br />

Nous atteindrons le seuil critique estimé entre 400 et 450 ppm d’ici 2030.<br />

Sur le front <strong>de</strong>s températures, nous constatons une augmentation <strong>de</strong> la<br />

température moyenne récente, déjà nettement marquée par rapport à une<br />

tendance générale qui était stable, voire en très léger refroidissement. Toutefois<br />

l’amplitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce réchauffement étant du même ordre <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur que l’incertitu<strong>de</strong><br />

liée aux métho<strong>de</strong>s d’estimation pour les années anciennes, certains s’autorisent<br />

à évoquer la possibilité d’une seule variabilité « naturelle ».<br />

Tout ce qui peut être affirmé avec certitu<strong>de</strong> est la constatation suivante :<br />

à aucun moment <strong>de</strong> l’histoire, nous n’avons relevé un accroissement <strong>de</strong> la<br />

température moyenne aussi rapi<strong>de</strong> dans le temps, et a fortiori avec 7 milliards <strong>de</strong><br />

personnes réclamant, en toute légitimité, le droit à une existence <strong>de</strong> confort.<br />

Une machine déréglée<br />

De fait, nous sommes donc déjà entrés dans une ère totalement nouvelle<br />

où nous assistons à une élévation jamais égalée <strong>de</strong> la concentration <strong>de</strong> gaz<br />

carbonique durant le règne humain, accompagnée d’un changement climatique<br />

caractérisé par une élévation rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s températures. Nous ignorons <strong>de</strong>s pans<br />

entiers du fonctionnement du moteur climatique et jouons aux apprentis sorciers,<br />

manipulant <strong>de</strong>s substances potentiellement explosives pour l’avenir <strong>de</strong> l’homme<br />

sur la planète, dans l’amateurisme et le désordre les plus complets.<br />

A ce jour, les experts du GIEC ont travaillé sur pas moins <strong>de</strong> quarante<br />

scénarios regroupés en quatre gran<strong>de</strong>s familles, extrêmement complexes à<br />

modéliser. Que nous disent les conclusions du <strong>de</strong>rnier rapport du GIEC, publié<br />

en février 2007 et accessible à tous sur Internet ?<br />

• Le réchauffement du système climatique est sans équivoque, comme en<br />

attestent, au plan mondial, l’augmentation observée <strong>de</strong>s températures<br />

moyennes <strong>de</strong> l’air et <strong>de</strong>s océans, la fonte généralisée <strong>de</strong> la neige et <strong>de</strong>s glaces<br />

et l’élévation du niveau <strong>de</strong>s mers.<br />

• Il est « fort probable » que l’augmentation <strong>de</strong>s émissions anthropiques <strong>de</strong><br />

gaz à effet <strong>de</strong> serre soit responsable, dans une large mesure, <strong>de</strong> la hausse <strong>de</strong>s<br />

températures moyennes <strong>mondiale</strong>s <strong>de</strong>puis le milieu du XX e siècle.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

53<br />

• Il est à l’inverse « fort peu probable » que ce réchauffement soit imputable à<br />

la seule variabilité naturelle du climat.<br />

e<br />

• Au cours du XX siècle, la Terre s’est réchauffée <strong>de</strong> 0,76 °C en moyenne, et<br />

le réchauffement s’est encore accéléré <strong>de</strong>puis. <strong>Les</strong> 11 années les plus chau<strong>de</strong>s<br />

ont été enregistrées au cours <strong>de</strong>s 12 <strong>de</strong>rnières années. La secon<strong>de</strong> moitié du<br />

XX e siècle a été la pério<strong>de</strong> la plus chau<strong>de</strong> dans l’hémisphère nord <strong>de</strong>puis 1<br />

300 ans au moins. La température en Europe a augmenté d’environ 1 °C<br />

en une centaine d’années, et ce phénomène a été plus rapi<strong>de</strong> que le réchauffement<br />

moyen <strong>de</strong> la planète.<br />

• Dans l’hypothèse où aucune nouvelle mesure ne serait prise pour limiter les<br />

émissions, les estimations les plus optimistes prévoient un nouvel accroissement<br />

<strong>de</strong> la température moyenne <strong>mondiale</strong> <strong>de</strong> 1,1 à 6,4 °C d’ici à 2100. Nous<br />

pouvons comprendre qu’avec une marge d’incertitu<strong>de</strong> d’une telle amplitu<strong>de</strong>, à<br />

un horizon <strong>de</strong> temps si lointain comme nous l’avons évoqué précé<strong>de</strong>mment, il<br />

y ait assez peu <strong>de</strong> chances <strong>de</strong> soulever les foules pour partir au combat et au<br />

contraire toutes les raisons pour justifier inerties et atermoiements. Petit rappel :<br />

moins 5 <strong>de</strong>grés et c’est « Holiday on Ice », 5 <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> plus, surprise ?<br />

• Le rythme auquel le niveau <strong>de</strong> la mer s’élève a pratiquement doublé, passant<br />

<strong>de</strong> 18 centimètres/siècle pour la pério<strong>de</strong> 1961-2003 à 31 centimètres/siècle<br />

pour la pério<strong>de</strong> 1993-2003.<br />

• <strong>Les</strong> concentrations <strong>de</strong> dioxy<strong>de</strong> <strong>de</strong> carbone (CO ) et <strong>de</strong>s autres gaz à effet <strong>de</strong><br />

2<br />

serre dans l’atmosphère ont continué <strong>de</strong> progresser en raison <strong>de</strong>s émissions<br />

anthropiques, et ce phénomène s’est encore accéléré. <strong>Les</strong> concentrations<br />

actuelles <strong>de</strong> CO 2<br />

et <strong>de</strong> méthane sont plus élevées aujourd’hui qu’elles l’ont<br />

jamais été au cours <strong>de</strong>s 650 000 <strong>de</strong>rnières années, au moins.<br />

• <strong>Les</strong> résultats <strong>de</strong> recherches récentes indiquent que les plantes et les<br />

sols absorbent moins <strong>de</strong> CO 2<br />

à mesure que la planète se réchauffe. Par<br />

conséquent, une plus forte proportion du CO 2<br />

émis restera dans l’atmosphère,<br />

et l’ampleur du changement climatique causé par un niveau donné<br />

d’émissions sera plus importante que prévu.<br />

• <strong>Les</strong> événements météorologiques extrêmes se sont multipliés et les schémas<br />

climatiques régionaux évoluent. <strong>Les</strong> vagues <strong>de</strong> chaleur et autres conditions<br />

météorologiques violentes, ainsi que les changements <strong>de</strong> la circulation atmosphérique,<br />

<strong>de</strong>s trajectoires <strong>de</strong>s tempêtes et <strong>de</strong>s précipitations peuvent désormais être<br />

clairement associés au changement climatique causé par les activités humaines.<br />

<strong>Les</strong> scientifiques ont amélioré leur capacité <strong>de</strong> prévision du futur changement<br />

climatique. La confiance dans les projections relatives au changement climatique<br />

régional a été renforcée, grâce à l’amélioration <strong>de</strong>s modèles et à l’utilisation<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


54<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

d’ordinateurs plus puissants. Par rapport au réchauffement moyen <strong>de</strong> la planète,<br />

l’élévation <strong>de</strong> température sera plus marquée sur les continents et aux latitu<strong>de</strong>s<br />

nord élevées. Dans l’Arctique, la température pourrait même, à la fin <strong>de</strong> ce siècle,<br />

dépasser <strong>de</strong> 6 °C – voire <strong>de</strong> 8 °C – celle enregistrée à la fin du XX e siècle.<br />

Le compte à rebours est engagé<br />

Effectivement, présentée en ces termes, l’heure est très grave. Nous aurons<br />

compris que nous <strong>de</strong>vons être tous vent <strong>de</strong>bout pour combattre notre ennemi<br />

le gaz carbonique, principal gaz incriminé dans le changement climatique.<br />

Le problème est que précisément cet ennemi est terriblement sournois, il est<br />

chevillé à notre corps, à notre voiture, notre maison, nos ordinateurs, nos<br />

légumes, nos vêtements. Bref par le truchement <strong>de</strong> l’énergie produite pour<br />

nous déplacer, nous chauffer ou nous refroidir, nous nourrir, nous vêtir, nous<br />

distraire, et ainsi <strong>de</strong> suite, il est absolument partout.<br />

Une idée simpliste pourrait jaillir <strong>de</strong> nos esprits : faisons un effort,<br />

diminuons les émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre et <strong>de</strong> gaz carbonique dans<br />

l’atmosphère et tout re<strong>de</strong>viendra comme avant. Ceci est incontestablement une<br />

idée séduisante sauf qu’elle est (malheureusement) complètement irréaliste. Ce<br />

changement climatique qui est en route est installé pour très très longtemps,<br />

il répond à une série <strong>de</strong> paramètres intimement imbriqués sur lesquels nous<br />

avons une marge <strong>de</strong> manœuvre extrêmement étroite. <strong>Les</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre,<br />

dont le gaz carbonique, ont en effet une durée <strong>de</strong> vie très longue et mettent<br />

beaucoup <strong>de</strong> temps à se dissoudre dans l’atmosphère.<br />

Le changement climatique est un problème systémique; c’est-à-dire qu’il ne<br />

peut être appréhendé uniquement sur son versant technique dans un laboratoire<br />

<strong>de</strong> recherche et solutionné par une poignée d’ingénieurs géniaux, qui auraient<br />

enfin trouvé une source d’énergie propre et abondante, mettant l’humanité<br />

entière sur les rails d’un nouvel âge d’or. Le changement climatique relève à la<br />

fois du domaine <strong>de</strong> la technique, <strong>de</strong>s politiques publiques, <strong>de</strong> la coopération<br />

internationale, <strong>de</strong> la croissance économique, <strong>de</strong>s instruments financiers, <strong>de</strong>s<br />

mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> production collectifs, du nombre d’individus sur terre et <strong>de</strong> leur<br />

mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> consommation individuels, du bouleversement <strong>de</strong>s écosystèmes et<br />

<strong>de</strong> leurs capacités <strong>de</strong> régulation, etc.<br />

Dans cette mission impossible qui nous est assignée, ce qui pourrait bien<br />

nous faire défaut est non pas l’intelligence humaine et notre capacité à inventer<br />

<strong>de</strong> nouvelles techniques. Il y aura immanquablement <strong>de</strong>s inventions extraordinaires,<br />

notamment sur le front <strong>de</strong>s nouvelles sources d’énergie. Non, assurément,<br />

ce n’est aucunement l’inventivité humaine qui est en cause. Ce qui va nous<br />

manquer, c’est tout simplement du temps pour y parvenir, tant notre prise <strong>de</strong><br />

conscience est tardive face à une conjonction <strong>de</strong> phénomènes convergents.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

55<br />

III. 6,5 milliards <strong>de</strong> terriens à l’heure<br />

<strong>de</strong> la sobriété environnementale<br />

Que faudrait-il faire pour ralentir la dérive climatique :<br />

• Diviser par quatre (au moins), dans les pays développés, les émissions <strong>de</strong><br />

gaz à effet <strong>de</strong> serre, afin <strong>de</strong> revenir à <strong>de</strong>s concentrations atmosphériques<br />

acceptables et connues jusqu’au début <strong>de</strong> l’ère industrielle.<br />

• Se désengager massivement <strong>de</strong>s énergies fossiles, pétrole, charbon et gaz,<br />

auxquelles nos économies sont dépendantes, dans un double souci <strong>de</strong><br />

limiter lesdites émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre et d’anticiper l’épuisement<br />

inéluctable et rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> ces ressources.<br />

• Investir massivement dans les énergies renouvelables <strong>de</strong> substitution.<br />

• Lutter contre l’appauvrissement <strong>de</strong> la biodiversité perturbée par le réchauffement<br />

climatique et l’accroissement <strong>de</strong>s sources <strong>de</strong> pollution.<br />

• Nourrir, désaltérer et traiter les déchets <strong>de</strong> 6 milliards et <strong>de</strong>mi <strong>de</strong> personnes,<br />

dont la moitié, <strong>de</strong>puis 2007, vit ou survit, en milieu urbain dans les<br />

mégapoles <strong>de</strong> pays émergents.<br />

• Le tout sur fond <strong>de</strong> croissance démographique, <strong>de</strong> croissance économique,<br />

<strong>de</strong> croissance <strong>de</strong> flux migratoires, <strong>de</strong> croissance <strong>de</strong> la mobilité et <strong>de</strong> la<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> en biens d’équipement <strong>de</strong> tous genres.<br />

Le gaz carbonique : une nouvelle métrique universelle<br />

Nous avons entendu très souvent <strong>de</strong>s références au Protocole <strong>de</strong> Kyoto. Ce<br />

protocole signé en 1997 est entré en application en février 2005 avec la ratification<br />

<strong>de</strong> la Russie. Il consiste à lutter contre les changements climatiques par<br />

une action internationale <strong>de</strong> réduction <strong>de</strong>s émissions <strong>de</strong> certains gaz à effet <strong>de</strong><br />

serre responsables du réchauffement planétaire. Le cadre <strong>de</strong> cette négociation<br />

est un sujet crucial qui sera approfondi ultérieurement. Rappelons pour le<br />

moment qu’il fixe un objectif <strong>de</strong> réduction <strong>de</strong> 5.2 % en moyenne, entre 2008<br />

et 2012. En Europe, cette réduction doit être <strong>de</strong> 8 %, car nos émissions sont<br />

plus importantes.<br />

Quand on s’assigne un objectif, il faut s’assurer que l’on dispose <strong>de</strong>s<br />

instruments <strong>de</strong> mesure fiables, sinon cela ne sert strictement à rien. Si nous<br />

ouvrons nos livres d’histoire, nous nous rappellerons que la révolution française<br />

ne nous pas laissé que la guillotine en matière d’innovation : l’héritage le plus<br />

universel et le plus structurant a été en fait le mètre étalon. Avant le mètre étalon,<br />

le mon<strong>de</strong> se débrouillait, et se brouillait aussi, avec plusieurs unités <strong>de</strong> mesure.<br />

<strong>Les</strong> longueurs étaient mesurées en pouce, en pied, cou<strong>de</strong>, etc. Un projet d’unifi-<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


56<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

cation <strong>de</strong>s poids et mesures du Royaume <strong>de</strong> France initié en 1790 déboucha<br />

sur la reconnaissance officielle du mètre comme unité <strong>de</strong> mesure unique qui<br />

s’imposa progressivement dans le reste du mon<strong>de</strong>.<br />

Puisqu’il faut absolument réduire nos émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre et que<br />

le gaz carbonique en est le principal, il est <strong>de</strong>venu, <strong>de</strong>puis l’entrée en vigueur<br />

du Protocole <strong>de</strong> Kyoto, l’unité <strong>de</strong> mesure du flux et du reflux du réchauffement<br />

climatique. Afin <strong>de</strong> mesurer l’efficacité <strong>de</strong>s plans d’action et <strong>de</strong>s politiques<br />

publiques, il a été affecté une valeur « équivalent carbone » à tous les gaz à effet<br />

<strong>de</strong> serre visés par le protocole <strong>de</strong> Kyoto. Le poids se mesure en kilos, le volume<br />

en litres, <strong>de</strong> la même manière les émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre se mesurent<br />

en équivalent carbone, le gaz carbonique étant en quelque sorte l’étalon pour les<br />

autres gaz à effet <strong>de</strong> serre. Nous pouvons pousser plus loin et dire qu’un kilo <strong>de</strong><br />

CO 2<br />

vaut 0,2727 kg d’« équivalent carbone », en comptant le poids du carbone<br />

seul (et non pas celui <strong>de</strong> l’oxygène) dans le composé « gaz carbonique ». Une<br />

valeur est ainsi attribuée à tous les autres gaz à effet <strong>de</strong> serre. Cette conversion<br />

permet <strong>de</strong> savoir combien d’équivalent carbone nous obtiendrons dans le CO 2<br />

résultant <strong>de</strong> la combustion d’un hydrocarbure donné. Il suffit <strong>de</strong> mesurer le poids<br />

<strong>de</strong> carbone par kilo d’hydrocarbure brûlé, et cela donnera l’équivalent carbone<br />

du CO 2<br />

émis. Cette nouvelle métrique nous accompagnera désormais dans tous<br />

les actes <strong>de</strong> notre vie quotidienne, <strong>de</strong> l’achat d’une maison, d’une voiture, à celui<br />

d’un billet d’avion ou même d’une simple barquette <strong>de</strong> fraises. C’est-à-dire que<br />

nous saurons combien nous avons envoyé <strong>de</strong> kilos ou <strong>de</strong> tonnes d’équivalent<br />

carbone dans l’atmosphère en chauffant notre maison ou en partant en vacances<br />

en avion. Peut être aussi aurons-nous un jour une taxe carbone logée dans toutes<br />

nos étiquettes, faisant apparaître le coût du changement climatique sur chacun <strong>de</strong><br />

nos actes <strong>de</strong> consommation. Le but étant <strong>de</strong> se reporter vers <strong>de</strong>s produits plus<br />

« verts » et d’affecter la recette au budget <strong>de</strong> recherche et <strong>de</strong> développement sur<br />

<strong>de</strong>s technologies plus propres.<br />

En 1990, nos émissions <strong>mondiale</strong>s <strong>de</strong> gaz carbonique représentaient 6 à<br />

7 milliards <strong>de</strong> tonnes équivalent carbone (encore notées 6 à 7 Gt). L’objectif<br />

mondial ultime qui a un sens sur le plan physique est d’arriver à 3 Gt par an tout<br />

au plus. Pourquoi faut-il re<strong>de</strong>scendre à ce niveau ? C’est que, actuellement, 3 Gt<br />

par an correspon<strong>de</strong>nt à ce que Mère Nature peut épurer ou absorber. En d’autres<br />

termes, la nature ne sait retirer toute seule <strong>de</strong> l’atmosphère, par la photosynthèse<br />

ou les océans, que 3 Gt. Tout ce que nous mettons en plus dans l’atmosphère y<br />

<strong>de</strong>meure et pour longtemps.<br />

La tentation du marchandage<br />

Assommé par cette mission, apparemment impossible, le premier réflexe <strong>de</strong><br />

l’élève paresseux est d’aller plai<strong>de</strong>r sa cause pour rendre sa copie un peu plus tard.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

57<br />

Vous avez dit 20 ans, mais cela n’est pas raisonnable, pourquoi pas cinquante<br />

ans, ou cent ans ? Dans cent ans, nous serons capables <strong>de</strong> solutionner cette<br />

équation sans difficulté grâce à la fée Technologie...<br />

Comme cela a déjà été dit, la meilleure façon <strong>de</strong> ne rien faire est surement <strong>de</strong><br />

viser une échéance <strong>de</strong> temps trop lointaine. C’est la démobilisation assurée.<br />

Cependant, qu’il soit clair qu’il ne s’agit pas au cas présent d’utiliser ce<br />

subterfuge pour combattre notre inertie naturelle. Non, le temps nous est<br />

vraiment compté. Il est tellement limité (et <strong>de</strong> ce fait, précieux) que nous<br />

allons <strong>de</strong>voir l’économiser, ne pas en gaspiller une minute, bref le considérer lui<br />

aussi comme une ressource rare et avoir pour souci principal <strong>de</strong> l’optimiser au<br />

maximum. Nous verrons dans le détail que chaque année va compter dans cette<br />

course inédite. In fine, si nous n’utilisons pas tout <strong>de</strong> suite intelligemment ce<br />

capital, il risque <strong>de</strong> nous manquer une petite poignée d’années pour passer, sans<br />

crise majeure, le chas <strong>de</strong> l’aiguille.<br />

A propos <strong>de</strong> crise majeure, soulignons que les premières manifestations<br />

dramatiques du réchauffement climatique ne seront pas d’ordre environnemental,<br />

mais bien social. A titre d’exemple, l’augmentation du baril <strong>de</strong> pétrole et la part<br />

croissante <strong>de</strong> l’énergie dans le budget <strong>de</strong>s ménages aura dans un premier temps<br />

<strong>de</strong>s conséquences plus dévastatrices que quelques <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> plus. La mobilité<br />

sera davantage contrainte tout en restant incompressible pour aller travailler, le<br />

parc immobilier sera réévalué à l’aune <strong>de</strong> sa performance énergétique avec <strong>de</strong>s<br />

mises aux normes coûteuses, sans compter l’augmentation <strong>de</strong>s matières premières<br />

répercutées dans le panier <strong>de</strong> la ménagère. Il y aura ceux qui pourront suivre et les<br />

autres. De cette crise énergétique et climatique, nous <strong>de</strong>vons donc plus que tout<br />

redouter le chaos social, l’instabilité politique et l’augmentation <strong>de</strong>s conflits.<br />

La convergence <strong>de</strong>s analyses scientifiques sur le réchauffement climatique et<br />

ses conséquences sur la planète ne permet plus <strong>de</strong> différer les efforts pour réduire<br />

substantiellement nos émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre. Par où commencer ?<br />

Même si <strong>de</strong>venions très rapi<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s citoyens exemplaires dotés <strong>de</strong>s meilleures<br />

technologies en matière d’optimisation énergétique, rien ne sera gagné si les<br />

efforts réalisés à un endroit <strong>de</strong> la planète sont effacés par l’insouciance, le laisseraller<br />

voire l’impéritie à un autre endroit. Une tonne <strong>de</strong> gaz carbonique expédiée<br />

dans l’atmosphère à Singapour compte également pour un habitant <strong>de</strong> la Suisse.<br />

C’est cruel, mais les gaz à effet <strong>de</strong> serre ne sont pas comme ce que l’on a dit du<br />

nuage <strong>de</strong> Tchernobyl pour nous endormir. Ils ne font <strong>de</strong>mi-tour aux frontières<br />

et ils accablent tout le mon<strong>de</strong>.<br />

Sous cet angle, cet objectif <strong>de</strong> réduction paraît un exercice complexe, car<br />

battu en brèche par l’effet volume généré par la croissance <strong>de</strong> pays tels que les<br />

Etats-Unis, la Chine et l’In<strong>de</strong>. Concernant ces <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rniers pays, il paraît pour<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


58<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

le moins délicat, à nous, nations occi<strong>de</strong>ntales et inventeurs <strong>de</strong> la révolution<br />

industrielle, <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>scendre les Chinois <strong>de</strong> leur voiture fraîchement acquise<br />

pour les remettre <strong>de</strong>rechef sur un vélo, au seul motif que l’éveil économique<br />

<strong>de</strong> leur pays met en danger une planète dont le sort nous importait peu quand<br />

nous étions au même sta<strong>de</strong> qu’eux. Ce constat largement débattu est intéressant<br />

pour souligner la nature même <strong>de</strong>s contradictions dans lesquelles nous sommes<br />

totalement enfermés; D’un côté nous <strong>de</strong>vons ravaler notre économie en vert<br />

pour réduire nos émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre mais <strong>de</strong> l’autre côté, la vente<br />

continue <strong>de</strong> plus belle pendant les travaux grâce aux moteurs <strong>de</strong> la croissance qui<br />

doivent absolument tourner à plein régime, faute <strong>de</strong> modèle alternatif.<br />

Impossible <strong>de</strong> marchan<strong>de</strong>r, <strong>de</strong> biaiser, <strong>de</strong> temporiser, il faut se mettre au<br />

travail dès à présent. Dans cette mission, la règle est <strong>de</strong> tout résoudre <strong>de</strong> front<br />

et vite. On ne peut se contenter <strong>de</strong> s’attaquer à un problème, laissant pendant ce<br />

temps les autres en suspens.<br />

L’inertie thermique <strong>de</strong>s gaz à effet <strong>de</strong> serre<br />

Arrêter d’émettre <strong>de</strong>s gaz à effet <strong>de</strong> serre signifie simplement que nous<br />

cessions d’en envoyer dans l’atmosphère. Cela ne veut absolument pas dire que<br />

l’emballement <strong>de</strong> la machine climatique va s’arrêter.<br />

En effet, une fois envoyés dans l’atmosphère, les gaz vont y rester longtemps,<br />

voire très longtemps, sur <strong>de</strong>s durées bien plus longues que celle du mandat d’un<br />

responsable politique, y compris celui d’un dictateur à vie.<br />

La durée <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s gaz à effet <strong>de</strong> serre est due à leur structure moléculaire. Ces<br />

gaz sont stables, voire très stables et donc cette structure est difficile à « casser ».<br />

Pour autant, les gaz à effet <strong>de</strong> serre ne sont pas non plus éternels. Comme nous<br />

l’avons vu, il existe <strong>de</strong>s systèmes d’épuration naturels comme la pluie pour la<br />

vapeur d’eau ou la photosynthèse <strong>de</strong>s plantes pour le gaz carbonique. Même<br />

si ce système d’épuration naturel est complexe, ce que l’on sait avec certitu<strong>de</strong>,<br />

c’est que plus le climat se réchauffe, plus la dissolution est (encore) ralentie.<br />

Quand nous partons travailler en voiture, ce qui est assez banal, les émissions<br />

<strong>de</strong> gaz carbonique produites par la combustion thermique du moteur, quelles<br />

que soient ses performances intrinsèques, vont s’installer pour 100 ans dans<br />

l’atmosphère. Cette durée peut paraître longue mais ce n’est rien en comparaison<br />

<strong>de</strong> la durée <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s gaz industriels <strong>de</strong> la famille <strong>de</strong>s halocarbures qui entrent<br />

dans la fabrication <strong>de</strong> la chaîne du froid. Un système <strong>de</strong> climatisation défaillant<br />

provoque <strong>de</strong>s fuites dans l’atmosphère <strong>de</strong> gaz qui vont y rester entre 12 000 et<br />

50 000 ans.<br />

Il parait dans ces conditions impossible d’espérer remettre le climat à l’endroit<br />

par un simple coup <strong>de</strong> frein, à supposer que nous soyons déjà capables <strong>de</strong> trouver<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

59<br />

la pédale et que nous souhaitions l’actionner. « Nous », faisant ici référence aux<br />

6,5 milliards <strong>de</strong> terriens.<br />

Pour continuer dans la morosité, non seulement ces gaz ont une longue durée<br />

<strong>de</strong> vie mais en plus, ils chauffent beaucoup !<br />

<strong>Les</strong> gaz ne sont pas égaux entre eux. Outre leur durée <strong>de</strong> vie, ils ont un<br />

pouvoir <strong>de</strong> réchauffement global (PRG) qui varie d’un à l’autre, c’est-à-dire que<br />

certains gaz contribuent à réchauffer la surface <strong>de</strong> la Terre plus que d’autres.<br />

Cette mesure permet <strong>de</strong> savoir <strong>de</strong> combien augmente l’effet <strong>de</strong> serre lorsque l’on<br />

émet un kilo <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre relativement au gaz étalon, le gaz carbonique;<br />

Ainsi le gaz carbonique reste 100 ans dans l’atmosphère avec un PRG équivalent<br />

à 1. Le méthane ne reste « que » 12 ans dans l’atmosphère mais son pouvoir <strong>de</strong><br />

réchauffement est 23 fois supérieur à celui du gaz carbonique. Nos halocarbures<br />

détiennent la palme toutes catégories, ils séjournent entre 12 000 et 50 000 ans<br />

en fonction <strong>de</strong> leur structure moléculaire et chauffent entre 140 et 11700 fois<br />

plus que le CO 2<br />

. Or, ils représentent plus <strong>de</strong> 15% <strong>de</strong>s gaz à effet <strong>de</strong> serre et leurs<br />

émissions continuent <strong>de</strong> croître (car plus il fait chaud, plus on climatise).<br />

Si nous revenons au premier défi, et si nous parvenons effectivement à<br />

réduire au niveau <strong>de</strong> 1990, sans bien savoir comment, le niveau <strong>de</strong>s émissions <strong>de</strong><br />

gaz à effet <strong>de</strong> serre, le climat continuera donc <strong>de</strong> se réchauffer pendant <strong>de</strong> très<br />

nombreuses années et atteindra donc immanquablement le fameux cap critique<br />

<strong>de</strong> 450 ppm en 2030 évoqué auparavant. Par analogie, un supertanker chargé<br />

à bloc à qui on intime l’ordre <strong>de</strong> freiner continue à avancer longtemps avant <strong>de</strong><br />

s’immobiliser. Plus nous retar<strong>de</strong>rons ou marchan<strong>de</strong>rons nos efforts, plus nous<br />

dégra<strong>de</strong>rons les conditions <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> notre planète, pour nous et nos enfants.<br />

Il est vrai que cette réalité est difficile à appréhen<strong>de</strong>r, comme tout ce qui nous<br />

renvoie à un futur où forcément nous escomptons que la technologie et l’extraordinaire<br />

capacité d’adaptation <strong>de</strong> nos <strong>de</strong>scendants feront <strong>de</strong>s miracles.<br />

Disons le clairement, les émissions <strong>mondiale</strong>s ne cessent <strong>de</strong> s’accroître, très<br />

loin <strong>de</strong>s engagements pris dans le cadre du Protocole <strong>de</strong> Kyoto (cette augmentation<br />

est due à la consommation accrue <strong>de</strong> charbon dans le mon<strong>de</strong>, à laquelle la<br />

Chine contribue pour plus <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux tiers). Et pour finir, la réduction <strong>de</strong>s gaz à<br />

effet <strong>de</strong> serre n’est pas encore une priorité ni pour la Chine ni pour l’In<strong>de</strong> ! Pour<br />

l’instant, les dirigeants <strong>de</strong> ces pays pensent qu’ils ont d’autres problèmes à régler,<br />

comme la lutte contre la pauvreté et l’accès aux soins. On estime que l’In<strong>de</strong> et la<br />

Chine seront les premiers émetteurs <strong>de</strong> CO 2<br />

à l’approche <strong>de</strong> 2020, date à laquelle<br />

ils représenteront plus <strong>de</strong> la moitié <strong>de</strong>s habitants <strong>de</strong> la planète.<br />

Autant dire qu’ils détiennent largement les leviers <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>. Qu’en<br />

feront-ils ?<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


60<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

IV. Une cure <strong>de</strong> désintoxication<br />

aux énergies fossiles<br />

L’énergie caractérise la capacité à fournir du travail, à donner du mouvement<br />

ou à élever la température. Elle est obtenue par la combustion <strong>de</strong> carburants ou<br />

<strong>de</strong> combustibles (pétrole, essence, gazole, fioul, gaz, charbon, bois, etc.), <strong>de</strong>s<br />

réactions nucléaires ou <strong>de</strong>s forces naturelles comme le vent ou l’énergie solaire.<br />

L’énergie se présente sous plusieurs formes qui peuvent se transformer ; par<br />

exemple, on produit <strong>de</strong> l’électricité à partir du gaz, du pétrole ou du charbon<br />

dans une centrale thermique ou on chauffe une maison à partir d’électricité ou<br />

<strong>de</strong> fioul domestique. Sans énergie, on ne se chauffe plus, on ne s’éclaire plus, on<br />

ne se transporte plus, on est privé <strong>de</strong> tout.<br />

Toute l’économie <strong>mondiale</strong> fonctionne sur trois principales sources d’énergie,<br />

les énergies fossiles. Ces énergies fossiles ont été produites à partir <strong>de</strong> gisements<br />

issues <strong>de</strong> la fossilisation <strong>de</strong>s êtres vivants il y a environ 60 millions d’année. Elles<br />

sont présentes en quantité limitée et non renouvelable. Le temps du pétrole, du<br />

gaz ou du charbon est un temps compté à l’échelle géologique et économique.<br />

Leur combustion entraîne <strong>de</strong>s gaz à effet <strong>de</strong> serre. La question du climat et celle<br />

<strong>de</strong>s énergies fossiles sont donc intimement liées.<br />

Le pétrole est la forme la plus utilisée, car c’est la plus pratique : très<br />

énergétique, assez facile à extraire une fois les infrastructures en place, et dotée<br />

<strong>de</strong> réseaux <strong>de</strong> distribution très développés. Le gaz naturel est la forme la plus<br />

« propre » <strong>de</strong> toutes les énergies fossiles et sa combustion est celle qui émet le<br />

moins <strong>de</strong> polluants (lorsqu’elle est bien maîtrisée). Ses réseaux <strong>de</strong> distribution<br />

sont aussi bien développés dans les pays industrialisés. Quant au charbon,<br />

c’est la forme qui est exploitée <strong>de</strong>puis le plus longtemps (<strong>de</strong>puis la Révolution<br />

industrielle). Contrairement à une idée assez répandue en France, il est encore<br />

très largement utilisé à travers le mon<strong>de</strong>. Si son utilisation est généralement très<br />

polluante, ses réserves sont les plus importantes <strong>de</strong> toutes les énergies fossiles.<br />

Au fil <strong>de</strong>s années, ces trois sources d’énergie ont progressivement cohabité<br />

sans jamais se substituer. Le charbon n’a pas été éclipsé par le pétrole qui n’a pas<br />

été lui-même éliminé par le gaz naturel. L’économie <strong>mondiale</strong> repose à 85% sur<br />

ce bouquet énergétique qui bénéficie donc d’un maillage d’infrastructures et <strong>de</strong><br />

réseaux <strong>de</strong> distribution bien établis.<br />

L’humanité qui chemine <strong>de</strong>puis trois millions d’années est aujourd’hui<br />

confrontée, exactement dans la même fenêtre <strong>de</strong> temps, à <strong>de</strong>ux <strong>défis</strong> majeurs qui<br />

se répon<strong>de</strong>nt. Premièrement la combustion <strong>de</strong> ces énergies émet <strong>de</strong>s gaz à effet<br />

<strong>de</strong> serre, contribuant directement à la perturbation climatique. Et <strong>de</strong>uxièmement,<br />

si nous ne préparons pas la relève, il existe un risque avéré d’aller rapi<strong>de</strong>ment<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

61<br />

vers la panne sèche. Cependant l’échéance <strong>de</strong> cette pénurie est variable selon<br />

le stock <strong>de</strong>s énergies fossiles considérées et le rythme <strong>de</strong> leur consommation.<br />

Comme l’élève dilettante qui cherche à gagner du temps avant <strong>de</strong> faire ses <strong>de</strong>voirs,<br />

nous essayons naturellement <strong>de</strong> gagner du temps en raclant toutes les ressources<br />

disponibles possibles. Aurions-nous à notre disposition <strong>de</strong>s énergies fossiles à<br />

profusion et pour l’éternité, il faudrait néanmoins songer à une alternative car le<br />

climat et donc, nos conditions <strong>de</strong> vie sur Terre, seront très fortement obérées à<br />

court terme. De même, à supposer que ces énergies fossiles n’impactent en rien<br />

le climat, il faudrait songer à les remplacer progressivement avant d’entrer dans<br />

une phase <strong>de</strong> rareté, fatale à nos économies et l’équilibre <strong>de</strong> nos sociétés. Nous<br />

avons toutes les raisons d’engager <strong>de</strong>s actions musclées et surtout rapi<strong>de</strong>s. Si<br />

nous attendons jusqu’à 2030 en ayant raclé le sous-sol <strong>de</strong> notre planète avant<br />

d’entamer notre reconversion énergétique, nous <strong>de</strong>vrons faire face à <strong>de</strong>s dérèglements<br />

économiques, environnementaux et sociaux majeurs.<br />

L’inertie thermique <strong>de</strong>s gaz à effet <strong>de</strong> serre s’impose tel un verdict impérieux.<br />

Autant l’homme est et sera en mesure <strong>de</strong> réinventer les futures sources d’énergies<br />

propres et abondantes, autant il est confronté à un défi colossal avec la dérive<br />

climatique: réduire une dépendance totale et croissante aux énergies fossiles dans<br />

une fenêtre <strong>de</strong> temps très courte.<br />

Le pétrole, la glaise <strong>de</strong> notre mon<strong>de</strong> matériel<br />

Ces énergies ont permis le développement <strong>de</strong> l’ère industrielle et ont remisé<br />

progressivement ce que l’on essaye <strong>de</strong> ressortir aujourd’hui dans une version<br />

mo<strong>de</strong>rne, les moulins à vent, les poêles à bois, les fours solaires. Durant six<br />

générations, le pétrole a servi <strong>de</strong> moteur à l’édification <strong>de</strong> la civilisation mo<strong>de</strong>rne,<br />

si bien que pratiquement tout objet acheté a nécessité la consommation <strong>de</strong><br />

pétrole. Il n’est donc pas si facile <strong>de</strong> l’éradiquer <strong>de</strong> notre économie en prévision <strong>de</strong><br />

sa rareté annoncée, sans compter que ceux qui le produisent n’ont pas forcement<br />

envie <strong>de</strong> se laisser faire. Le premier secteur consommateur <strong>de</strong> pétrole est <strong>de</strong> loin<br />

celui <strong>de</strong>s transports (41 %). Puis viennent les secteurs industriels, ceux <strong>de</strong> la<br />

production d’énergie électrique et le raffinage <strong>de</strong>s produits pétroliers. En fait,<br />

nous ne voyons le pétrole que dans les stations service mais il est absolument<br />

partout. Le pétrole fournit actuellement 98 % <strong>de</strong> l’énergie consommée pour les<br />

transports dans le mon<strong>de</strong>, ce qui en soit est largement préoccupant pour notre<br />

mobilité.<br />

Dans l’industrie chimique, l’écrasante majorité <strong>de</strong>s molécules proviennent<br />

également d’une seule source : les énergies fossiles et surtout le pétrole.<br />

L’ensemble <strong>de</strong> la profession commence une cure <strong>de</strong> désintoxication, moins<br />

pour sauver la planète que pour anticiper la hausse du cours <strong>de</strong> baril dans les<br />

années à venir. A titre indicatif, selon une information <strong>de</strong> l’entreprise chimique<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


62<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

BASF, la tonne <strong>de</strong> naphta, un dérivé du pétrole, coûtait 600 € en 2006 contre<br />

210 € en 2001. Comme toute désintoxication, celle-ci promet d’être particulièrement<br />

douloureuse. Voici une liste indicative <strong>de</strong> produits issus <strong>de</strong> molécules<br />

« carbonées » : fibres, plastiques, solvants, pigments, vitamines, lubrifiants,<br />

nutriments animaux, médicaments, etc. <strong>Les</strong> éléments <strong>de</strong> substitution seront<br />

délicats à trouver tant les molécules contenues dans le pétrole sont une glaise<br />

dans laquelle est sculptée tous ces produits qui font notre économie et notre<br />

quotidien.<br />

Le pic du pétrole : mythe ou réalité ?<br />

Ce débat passionné renvoie dos à dos <strong>de</strong>ux catégories d’experts dont l’indépendance<br />

peut sembler parfois douteuse. D’un côté se trouvent ceux qui nous<br />

recomman<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> ne pas nous en faire et pensent que nous trouverons toujours<br />

<strong>de</strong> nouvelles réserves provi<strong>de</strong>ntielles pour faire face à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>. Et <strong>de</strong> l’autre<br />

côté ceux qui soulignent l’incompatibilité actuelle <strong>de</strong> la consommation <strong>de</strong> pétrole<br />

avec les ressources disponibles et le climat. Certains préten<strong>de</strong>nt qu’il nous reste<br />

du pétrole encore pour une bonne centaine d’années, d’autres nous prédisent une<br />

rareté inéluctable à brève échéance. Une chose est sûre, les réserves <strong>de</strong> combustibles<br />

fossiles <strong>de</strong> la planète sont limitées et, au rythme <strong>de</strong> consommation actuel,<br />

leur épuisement est déjà inscrit dans le temps. A titre indicatif, on constate que<br />

l’humanité épuise les réserves <strong>de</strong> combustibles fossiles environ un million <strong>de</strong> fois<br />

plus vite que ce que la nature a mis pour les constituer. Ce fait est aujourd’hui<br />

reconnu par la communauté scientifique et industrielle.<br />

Mais la question du stock disponible <strong>de</strong>s énergies fossiles, qui alimente les<br />

plus vives polémiques, n’est la bonne façon d’abor<strong>de</strong>r le problème. A l’instar<br />

<strong>de</strong> la fourchette d’incertitu<strong>de</strong> sur l’élévation <strong>de</strong> température, il existe une<br />

marge d’incertitu<strong>de</strong> sur l’échéance du pic pétrolier. Cette idée du pic pétrolier<br />

(le moment où les quantités extraites et commercialisées auront atteint leur<br />

maximum et ne pourront plus que décroître) est en fait assez triviale: vous n’avez<br />

droit qu’à une seule tournée. Au début, le verre est plein et à la fin, il est vi<strong>de</strong>.<br />

Et plus vite vous le buvez, plus vite vous le vi<strong>de</strong>z. La question du pic pétrolier<br />

n’est donc pas tant liée à un volume donné <strong>de</strong> réserves mais au rythme avec lequel<br />

nous les siphonnons. Plus nous serons nombreux et plus nous aurons soif, et plus<br />

rapi<strong>de</strong>ment nous vi<strong>de</strong>rons le verre, quelque soit son volume.<br />

Ainsi, d’un point <strong>de</strong> vue strictement scientifique, l’ère du pétrole conventionnel,<br />

c’est-à-dire extrait par <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s simples, n’est pas terminée. Nous<br />

disposerons au minimum d’une bonne quarantaine d’années <strong>de</strong>vant nous, bien<br />

que les découvertes <strong>de</strong> gisements <strong>de</strong> taille significative soient <strong>de</strong> plus en plus rares<br />

et que la consommation <strong>mondiale</strong> d’énergie ne cesse d’augmenter dans le mon<strong>de</strong>.<br />

Cependant, d’un point <strong>de</strong> vue économique, le moment où la <strong>de</strong>rnière goutte <strong>de</strong><br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

63<br />

pétrole sera extraite du sous-sol importe peu. Ce qui compte, c’est le moment<br />

où la production <strong>de</strong> pétrole atteint son maximum, car passé ce pic, un déséquilibre<br />

croissant apparaît entre une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> qui augmente et une production qui<br />

diminue irrémédiablement.<br />

Aujourd’hui, pour un baril trouvé, nous en consommons quatre ! En outre,<br />

on estime que, <strong>de</strong> nos jours, à peu près la moitié <strong>de</strong>s réserves récupérables est<br />

entamée. Il est utile <strong>de</strong> rappeler que les estimations relatives aux réserves <strong>de</strong><br />

pétrole ne dépen<strong>de</strong>nt pas d’un organisme indépendant mais directement <strong>de</strong>s pays<br />

producteurs et <strong>de</strong>s compagnies pétrolières. <strong>Les</strong> chiffres <strong>de</strong>s réserves <strong>de</strong> pétrole<br />

<strong>de</strong> l’OPEP sont sujets à caution. Certains évoquent même <strong>de</strong>s surestimations<br />

frauduleuses.<br />

<strong>Les</strong> découvertes <strong>de</strong> champs géants <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 500 millions <strong>de</strong> barils sont sur<br />

le déclin. Pour la première fois en 2003, aucune découverte <strong>de</strong> ce type n’a eu lieu.<br />

Et bien que 500 millions <strong>de</strong> barils constituent un volume considérable, cela ne<br />

représente que 6 jours <strong>de</strong> consommation à l’échelle <strong>de</strong> la planète. En réalité, les<br />

découvertes <strong>de</strong> pétrole ne sont tout simplement plus au ren<strong>de</strong>z-vous. Elles ont<br />

atteint leur maximum dans les années 1960 et se font <strong>de</strong>puis <strong>de</strong> plus en plus rares.<br />

Depuis le milieu <strong>de</strong>s années 1980, on consomme chaque année plus <strong>de</strong> pétrole<br />

qu’on en découvre, et cet écart ne cesse <strong>de</strong> se creuser. Chaque année, <strong>de</strong> nouveaux<br />

gisements doivent donc être mis en production assez rapi<strong>de</strong>ment pour à la fois<br />

combler le déclin <strong>de</strong>s champs existants et satisfaire la hausse <strong>de</strong> la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>.<br />

La tâche est énorme, et bien que les compagnies pétrolières parlent <strong>de</strong><br />

l’abondance du pétrole et disent qu’elles peuvent produire davantage, les chiffres<br />

affirment le contraire. Entre 2001 et 2005, la production d’hydrocarbures<br />

liqui<strong>de</strong>s a baissé <strong>de</strong> 5,3% pour Shell, <strong>de</strong> 17,4% pour Repsol, et <strong>de</strong> 14,8%<br />

pour Chevron. Exxon ne parvint que difficilement à se maintenir, les nouveaux<br />

développements à l’étranger ne faisant que compenser la chute <strong>de</strong> la production<br />

aux Etats-Unis (-33 % en 5 ans).<br />

Et si on raclait <strong>de</strong> plus en plus profond ? <strong>Les</strong> réserves prouvées et ultimes<br />

<strong>de</strong> pétrole non conventionnel, c’est-à-dire extrait par <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> récupération<br />

élaborées, (huiles lour<strong>de</strong>s et sables bitumineux, pétroles exploités en<br />

régions polaires et en eaux profon<strong>de</strong>s), sont importantes et laissent entrevoir<br />

un allongement important <strong>de</strong> l’ère <strong>de</strong>s énergies fossiles. Cependant, l’utilisation<br />

<strong>de</strong> cette ressource crée <strong>de</strong>s problèmes écologiques désastreux, tels que le renforcement<br />

<strong>de</strong> l’effet <strong>de</strong> serre, la consommation d’eau, la pollution <strong>de</strong>s nappes<br />

souterraines ou <strong>de</strong>s mers.<br />

<strong>Les</strong> sources <strong>de</strong> pétroles non conventionnels sont donc vastes et peuvent<br />

potentiellement doubler les réserves <strong>de</strong> pétrole conventionnel mais requièrent<br />

aussi <strong>de</strong>s quantités très importantes d’énergie pour l’extraire. Des étu<strong>de</strong>s<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


64<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

montrent que leur exploitation est donc un jeu à somme nulle si on tient compte<br />

<strong>de</strong>s dégâts écologiques et <strong>de</strong> toute l’énergie consommée pour l’extraction.<br />

L’exploitation <strong>de</strong> ces sources non conventionnelles ne retar<strong>de</strong>ra pas l’arrivée du<br />

pic mondial, mais ne fera que freiner le déclin.<br />

Enfin, la date du pic est sensible à <strong>de</strong>s facteurs non géologiques. Si l’offre est<br />

insuffisante par rapport à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, le pic va avancer ; si la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> est trop<br />

faible il va reculer. Le rythme <strong>de</strong> consommation actuel est <strong>de</strong> 32 milliards <strong>de</strong> barils<br />

par an. <strong>Les</strong> compagnies pétrolières n’avancent généralement pas <strong>de</strong> prévisions car il<br />

est délicat pour elles d’évoquer les surévaluations <strong>de</strong>s réserves <strong>de</strong> l’OPEP, mais un<br />

nouveau consensus gagne progressivement du terrain. Il leur parait difficilement<br />

tenable <strong>de</strong> maintenir un cap <strong>de</strong> production à 100 millions <strong>de</strong> barils par jour à<br />

l’horizon 2030 en raison <strong>de</strong> l’épuisement progressif <strong>de</strong>s grands champs et du<br />

coût environnemental croissant. La compagnie Total annonce un pic vers 2025.<br />

L’estimation avancée par le centre indépendant, l’Association for the Study of Peak<br />

Oil, (ASPO), semble la plus robuste. Le pic se situerait entre 2010 et 2020. Un<br />

certain nombre d’experts, géologues, pensent que nous y sommes déjà.<br />

Quoiqu’il en soit, une hausse <strong>de</strong> la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> au rythme <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 1,5 %<br />

par an n’est absolument pas soutenable d’un point <strong>de</strong> vue environnemental.<br />

Nous serons, à l’horizon 2030, entrés dans une phase <strong>de</strong> rareté <strong>de</strong> l’offre. Ni<br />

<strong>de</strong>s prix élevés du pétrole, ni les avancées technologiques ne permettront jamais<br />

<strong>de</strong> stopper le déclin et <strong>de</strong> relancer la croissance <strong>de</strong> la production une fois le pic<br />

franchi. Ce pic sera largement franchi bien avant 2030.<br />

Le gaz naturel : une énergie ni propre ni abondante<br />

Quand le pétrole viendra à manquer, pourrions nous donc par un effet d’escalier,<br />

monter sur la marche du gaz naturel afin <strong>de</strong> nous mettre au sec et <strong>de</strong> gagner un peu<br />

<strong>de</strong> répit ? Le gaz naturel est une énergie familière, il est utilisé dans l’industrie afin <strong>de</strong><br />

produire <strong>de</strong> la chaleur (chauffage, fours, etc.) et <strong>de</strong> l’électricité. En 2006, au niveau<br />

mondial, plus <strong>de</strong> 20 % <strong>de</strong> l’électricité est produite à partir <strong>de</strong> gaz naturel, et cette<br />

part ne cesse d’augmenter. Chez les particuliers, le gaz naturel est utilisé pour le<br />

chauffage, l’eau chau<strong>de</strong> et la cuisson <strong>de</strong>s aliments. Le gaz naturel est aussi la matière<br />

première d’une bonne partie <strong>de</strong> l’industrie chimique et pétrochimique : il est présent<br />

dans la production d’hydrogène, <strong>de</strong> méthanol et d’ammoniac, trois produits <strong>de</strong> base,<br />

qui à leur tour servent dans diverses industries dont celle <strong>de</strong>s engrais. Cependant, les<br />

énergies ne se substituent aussi facilement pas les unes aux autres. Nous ne pouvons<br />

espérer nous replier sur le gaz naturel quand le pétrole entrera dans une phase <strong>de</strong><br />

rareté. Le gaz naturel est aussi un combustible fossile, il s’agit d’un mélange d’hydrocarbures<br />

trouvé naturellement sous forme gazeuse. Comme toute énergie fossile,<br />

son stock est par nature pré déterminé. Au passage, même si cette énergie est moins<br />

polluante, le gaz naturel émet aussi <strong>de</strong>s gaz à effet <strong>de</strong> serre.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

65<br />

La situation du gaz naturel est analogue à celle du pétrole, car <strong>de</strong>puis 2000,<br />

un nombre significatif <strong>de</strong> producteurs clés sont en déclin : les Etats-Unis, le<br />

Canada, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, et les principaux champs russes. Au total,<br />

plus <strong>de</strong> la moitié <strong>de</strong> la production <strong>mondiale</strong> <strong>de</strong> gaz naturel a décliné <strong>de</strong> façon<br />

inattendue au cours <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières années, et ce, aussi rapi<strong>de</strong>ment que le pétrole.<br />

Un grand nombre <strong>de</strong> consommateurs, d’hommes politiques, et d’industriels ne<br />

s’imaginent pas qu’un pic du gaz puisse arriver si tôt, car l’opinion générale est<br />

qu’il se produira bien après celui du pétrole. Or, le déclin du gaz britannique<br />

et nord-américain sont survenus respectivement avec au moins 10 ans et 28<br />

ans d’avance par rapport aux prévisions <strong>de</strong> l’Agence Internationale <strong>de</strong> l’Energie<br />

(AIE). Le gaz naturel est donc une ressource non renouvelable qui <strong>de</strong>vrait<br />

atteindre son pic <strong>de</strong> production vers 2030. Il n’émet « que » 30% <strong>de</strong> moins <strong>de</strong><br />

CO 2<br />

que le pétrole, est difficile à transporter et se stocke moins facilement. De<br />

ce fait, il n’est donc pas une alternative vali<strong>de</strong> et ne pourra pas se substituer au<br />

pétrole pour faire tourner la planète.<br />

Le charbon, retour vers le futur<br />

Dans notre mémoire collective, le charbon, substance dure, noire et pierreuse,<br />

est <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s milliers d’années une indispensable source d’énergie et <strong>de</strong> chaleur<br />

qui évoque l’énergie <strong>de</strong> la révolution industrielle, une énergie appartenant à<br />

l’histoire laborieuse et aux luttes ouvrières. Le charbon est pourtant toujours<br />

bien présent au XXI e siècle. Carburant <strong>de</strong> la révolution industrielle, il est<br />

toujours une source essentielle d’énergie.<br />

L’intérêt du charbon rési<strong>de</strong> dans son faible coût, son accessibilité et son<br />

abondance par rapport aux autres combustibles fossiles. Actuellement, le<br />

charbon sert à fabriquer <strong>de</strong> l’acier (environ 70 % <strong>de</strong> la production <strong>mondiale</strong>)<br />

et à générer <strong>de</strong> la chaleur dans <strong>de</strong>s installations comme les centrales thermiques<br />

(environ 35 % <strong>de</strong> la production <strong>mondiale</strong>). Le charbon est considéré comme<br />

le plus sale <strong>de</strong>s combustibles fossiles. Sa combustion émet 30 % <strong>de</strong> plus <strong>de</strong><br />

CO 2<br />

dans l’atmosphère que le pétrole à énergie égale. Il est à l’origine <strong>de</strong><br />

quantités considérables <strong>de</strong> polluants qui perturbent la santé et l’environnement.<br />

Aujourd’hui, les industries alimentées au charbon sont toujours une source<br />

importante <strong>de</strong> dioxy<strong>de</strong> <strong>de</strong> soufre (SO 2<br />

), d’oxy<strong>de</strong>s d’azote (NO 2<br />

) et surtout<br />

<strong>de</strong> dioxy<strong>de</strong> <strong>de</strong> carbone. Le pic du charbon est en outre beaucoup plus lointain<br />

que celui du pétrole ou du gaz naturel; on l’estime autour <strong>de</strong> 160 ans, (chiffre<br />

approximatif dépendant <strong>de</strong> la croissance <strong>de</strong> sa consommation), ce qui permet<br />

d’empoisonner longtemps notre atmosphère.<br />

Contrairement au pétrole et au gaz naturel, on constate que ces réserves<br />

sont équitablement réparties géographiquement à l’exception notable du Moyen<br />

Orient. Cette caractéristique, ainsi que son faible coût d’exploitation, ren<strong>de</strong>nt le<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


66<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

charbon <strong>de</strong> plus en plus attractif pour un nombre croissant <strong>de</strong> pays. En l’absence<br />

d’une énergie propre qui puisse remplacer rapi<strong>de</strong>ment le pétrole ou le gaz, le<br />

charbon apparaît comme une alternative facile et immédiate. Cette technologie<br />

est parfaitement maîtrisée, beaucoup plus performante aujourd’hui qu’au temps<br />

<strong>de</strong> Germinal. <strong>Les</strong> partisans du retour du charbon ont étudié le problème <strong>de</strong>s gaz<br />

à effet <strong>de</strong> serre et insistent sur la possible capture <strong>de</strong>s émissions <strong>de</strong> dioxy<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

carbone émis par la combustion. Précisons que cette capture reste pour l’instant<br />

tout à fait théorique. Ce grand retour du charbon est également motivé par <strong>de</strong>s<br />

questions <strong>de</strong> géopolitique. Ainsi, pour certains pays, notamment d’Europe <strong>de</strong><br />

l’Est, cette solution permet d’atténuer leur totale dépendance au gaz russe.<br />

Pour la Chine, comme nous l’approfondirons plus loin, le charbon est tout<br />

simplement la ressource énergétique fondamentale qui fait tourner à plein régime<br />

le moteur <strong>de</strong> l’économie. En moyenne, ce pays met en service une nouvelle<br />

centrale à charbon chaque semaine pour répondre à sa <strong>de</strong>man<strong>de</strong> croissance en<br />

énergie. Il représente en effet 68 % <strong>de</strong> son bilan énergétique primaire contre une<br />

moyenne <strong>mondiale</strong> <strong>de</strong> 26 % et il a fourni environ 80 % <strong>de</strong> l’électricité chinoise.<br />

Le pays est ainsi le 1 er producteur et consommateur <strong>de</strong> charbon au mon<strong>de</strong>. Pour<br />

satisfaire sa <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> charbon, il peut s’appuyer sur quasiment 12 % <strong>de</strong>s<br />

réserves <strong>mondiale</strong>s, les troisièmes <strong>de</strong>rrière les Etats-Unis et la Russie. Rien ne<br />

semble <strong>de</strong>voir endiguer cette situation même si la conscience environnementale<br />

<strong>de</strong>s chinois s’aiguise régulièrement. <strong>Les</strong> autorités s’intéressent donc <strong>de</strong> manière<br />

accrue aux technologies limitant les émissions nocives sans renoncer à leur<br />

priorité qui reste la production massive d’électricité et donc <strong>de</strong> charbon pour ne<br />

pas freiner l’économie chinoise à court terme.<br />

Aujourd’hui, 40 % <strong>de</strong>s émissions <strong>de</strong> CO 2<br />

d’origine humaine sont dues<br />

au charbon, autant que pour le pétrole (les 20 % restant reviennent au gaz).<br />

40 % <strong>de</strong> l’électricité planétaire provient <strong>de</strong>s centrales à charbon. Il ne s’agit<br />

absolument pas d’une énergie du passé ou réservée aux pays en développement.<br />

Ainsi, l’Allemagne, ayant renoncé au nucléaire, va probablement augmenter sa<br />

consommation <strong>de</strong> charbon tandis que les Etats-Unis investissent massivement<br />

dans trois usines <strong>de</strong> liquéfaction pour en faire du carburant <strong>de</strong> synthèse. Il est<br />

utile <strong>de</strong> souligner que, certes abondant, le charbon n’en est pas moins épuisable,<br />

surtout si la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> explose. Tous les scientifiques sont formels : pour éviter la<br />

catastrophe climatique, les émissions <strong>mondiale</strong>s <strong>de</strong> CO 2<br />

doivent avoir diminué<br />

<strong>de</strong> moitié d’ici 2050. A l’inverse, si nous consommons tout le charbon accessible,<br />

la température planétaire pourrait monter <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 10°C à moyen terme.<br />

Sur le plan du réchauffement climatique, le retour du charbon est d’ores et<br />

déjà une catastrophe. Pour d’autres, il existe une autre vision d’apocalypse : le<br />

retour en grâce <strong>de</strong> l’énergie nucléaire, et ce, comme nous le verrons plus loin,<br />

pour <strong>de</strong>s raisons tout à fait différentes.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

67<br />

Assurément, la plus gran<strong>de</strong> <strong>de</strong>s menaces à vingt ans n’est pas l’avènement du<br />

pic pétrolier qui est déjà amorcé, mais bien celle <strong>de</strong> la relance du charbon partout<br />

dans le mon<strong>de</strong>. Cette relance va accroître la teneur en gaz carbonique <strong>de</strong> l’air.<br />

Nous avons vu que nos émissions <strong>de</strong> gaz carbonique ont atteint 7,9 milliards <strong>de</strong><br />

tonnes <strong>de</strong> carbone en 2005, et ne cessent d’augmenter. Cette croissance risque<br />

<strong>de</strong> se poursuivre durant plusieurs décennies, en raison <strong>de</strong>s gigantesques réserves<br />

<strong>de</strong> charbon. Si rien n’est fait, le développement du système énergétique mondial<br />

conduira à une raréfaction progressive du pétrole et du gaz et donc à un grand<br />

retour du charbon, qui soutiendra le doublement <strong>de</strong>s émissions d’ici 2050. Seules<br />

<strong>de</strong>s politiques très vigoureuses <strong>de</strong> réduction <strong>de</strong>s émissions permettront donc au<br />

système énergétique mondial d’éviter <strong>de</strong> tomber <strong>de</strong> Charyb<strong>de</strong> en Scylla : du risque<br />

d’épuisement du pétrole dans le risque <strong>de</strong> dérèglement climatique massif.<br />

V. <strong>Les</strong> énergies renouvelables et l’énergie nucléaire :<br />

panacée ou mirage<br />

L’être humain est un prédateur. Son rapport à la nature est un rapport <strong>de</strong><br />

prédation ; lui serait-il possible <strong>de</strong> migrer progressivement vers un modèle<br />

collaboratif, tirant parti du formidable potentiel d’énergie présent à l’état<br />

naturel dans notre environnement ? Dans la nature tout est énergie. <strong>Les</strong> êtres<br />

vivants transforment l’énergie qui les anime. <strong>Les</strong> végétaux transforment l’énergie<br />

rayonnante du soleil en énergie chimique par la réduction du gaz carbonique et la<br />

formation <strong>de</strong>s sucres, amidon, fécule, cellulose, etc.. L’énergie chimique accumulée<br />

dans les molécules végétales est transformée et rendue au mon<strong>de</strong> extérieur par<br />

toutes les manifestations <strong>de</strong> la vie : travail mécanique, chaleur, lumière, électricité,<br />

etc. Le mon<strong>de</strong> pourrait-il tourner <strong>de</strong>main aux énergies renouvelables ? Cette<br />

perspective formidable nous ramènerait à une vision rousseauiste du mon<strong>de</strong><br />

où l’homme, définitivement en harmonie avec les éléments, coulerait <strong>de</strong>s jours<br />

paisibles partageant les ressources <strong>de</strong> la planète dans un jeu <strong>de</strong> régulations<br />

subtiles, faisant intervenir l’ensemble <strong>de</strong>s acteurs <strong>de</strong> la biosphère au sein <strong>de</strong><br />

réseaux invisibles. Hélas, nous sommes encore très loin <strong>de</strong> cet E<strong>de</strong>n.<br />

<strong>Les</strong> capacités <strong>de</strong> substitution limitées <strong>de</strong>s énergies renouvelables<br />

Aujourd’hui, le pétrole et le gaz sont encore relativement bon marché. C’est<br />

le principal obstacle au développement <strong>de</strong>s énergies renouvelables, qui sont plus<br />

chères. Avec le temps, le prix <strong>de</strong>s énergies fossiles <strong>de</strong>vrait augmenter et concomitamment<br />

celui <strong>de</strong>s énergies renouvelables <strong>de</strong>vrait diminuer, principalement grâce<br />

aux progrès techniques. Le plus tôt serait le mieux.<br />

Ces énergies représentent une vraie rupture qu’il convient d’encourager dans<br />

notre rapport à l’énergie et à la nature. Elles sont inépuisables et neutres en<br />

carbone, c’est-à-dire qu’elles n’émettent pas <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre. <strong>Les</strong> coûts<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


68<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

sont accessibles concernant certaines d’entre elles comme la biomasse et l’énergie<br />

éolienne ; et elles peuvent se développer partout dans le mon<strong>de</strong>, garantissant<br />

parfois <strong>de</strong>s formes réelles d’autonomie pour <strong>de</strong>s petits pays. La plus gran<strong>de</strong><br />

partie <strong>de</strong>s énergies renouvelables sert à la production d’électricité, à commencer<br />

par la principale : l’hydroélectricité (2,2 % <strong>de</strong> la production <strong>mondiale</strong>). Ces<br />

énergies peuvent-elles remplacer à terme les énergies fossiles ?<br />

La biomasse-bois, utilisée intensivement à la place du charbon, du pétrole et<br />

du gaz, conduirait à la déforestation certaine et rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’Europe. Le charbon<br />

a au moins un avantage, il a sauvé nos forêts européennes d’une exploitation<br />

intensive et non soutenable ! On pourrait envisager <strong>de</strong> produire en masse <strong>de</strong><br />

l’énergie solaire photovoltaïque ou éolienne connectée au réseau. Cependant,<br />

comme la production est intermittente, on ne peut pas envisager un système<br />

100% solaire photovoltaïque ou éolien sans stockage ou sans moyen complémentaire.<br />

Lorsque l’intermittence est très forte, c’est-à-dire quand il n’y a pas<br />

du tout <strong>de</strong> soleil ou <strong>de</strong> vent, les moyens complémentaires sont… les énergies<br />

fossiles, ce qui nous ramène directement à la case départ. Mais, pour l’heure, c’est<br />

le stockage qui constitue encore le point le plus faible <strong>de</strong> ces alternatives, surtout<br />

pour alimenter en continu un site industriel. L’hydroélectricité peut délivrer <strong>de</strong><br />

fortes puissances et permet d’alimenter une usine sans problème, mais les sites<br />

sont limités et soumis à <strong>de</strong>s problèmes <strong>de</strong> saisonnalité. Quant aux biocarburants<br />

comme le biodiesel et l’éthanol, issus <strong>de</strong> l’extraction <strong>de</strong> l’huile végétale et <strong>de</strong><br />

la fermentation <strong>de</strong>s sucres, leur production est <strong>de</strong> fait limitée mais aussi très<br />

contestée. En effet, toute culture intensive a recours à une utilisation massive<br />

d’engrais, <strong>de</strong> pestici<strong>de</strong>s, au renforcement <strong>de</strong> l’irrigation, etc. Résultat : une<br />

nuisance majeure sur la qualité <strong>de</strong>s sols, la biodiversité et les ressources en eau.<br />

<strong>Les</strong> biocarburants actuels ne sont donc certainement pas la solution miracle tout<br />

comme les biogaz qui sont issus <strong>de</strong> la décomposition <strong>de</strong> nos déchets organiques.<br />

Enfin, la matière première pour la chimie que constituent les énergies fossiles ne<br />

pourrait pas facilement être remplacée par <strong>de</strong>s matières naturelles. <strong>Les</strong> applications<br />

sont infiniment plus limitées.<br />

A moyen terme, aucune <strong>de</strong> ces énergies renouvelables, seule, ou en bouquet, ne<br />

peut se substituer aux multiples usages <strong>de</strong>s énergies fossiles pour éclairer, chauffer,<br />

propulser, transformer et faire tourner le mon<strong>de</strong>. Nous pouvons objecter que<br />

toutes ces limites techniques évoquées seront surmontables un jour.<br />

Mais en rêvant que tous les obstacles soient surmontés par la Fée Technologie<br />

aidée par la main brusquement <strong>de</strong>venue verte du marché, et que nous nous<br />

engagions massivement dans cette voie, toute la surface <strong>de</strong> la terre n’y suffirait<br />

pas. <strong>Les</strong> limites <strong>de</strong>s énergies renouvelables sont aussi tout simplement <strong>de</strong>s limites<br />

physiques. La construction <strong>de</strong> ces installations consomme beaucoup d’énergie et<br />

<strong>de</strong> matières premières. <strong>Les</strong> sols sont déjà mis en concurrence entre l’urbanisation,<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

69<br />

les cultures, les infrastructures <strong>de</strong> transport, la forêt. <strong>Les</strong> énergies renouvelables<br />

ont besoin d’espace pour se déployer à gran<strong>de</strong> échelle. Quelles seront dans ces<br />

conditions les surfaces disponibles consacrées aux éoliennes installées sur un site<br />

venté et aux panneaux d’une centrale solaire ? On peut aussi s’interroger sur la<br />

viabilité environnementale <strong>de</strong>s biocarburants actuels, dits <strong>de</strong> première génération.<br />

Au Brésil, en Malaisie, ainsi qu’en Indonésie, <strong>de</strong>s forêts entières ont été décimées<br />

pour laisser place à la canne à sucre, au soja ou à l’huile <strong>de</strong> palme. La montée en<br />

puissance <strong>de</strong>s biocarburants en Europe et en France mettra une forte pression<br />

sur les surfaces agricoles qui en souffriront. En quelque sorte, il faudrait choisir<br />

entre cultiver pour se nourrir et cultiver pour se déplacer. Mener les <strong>de</strong>ux <strong>de</strong><br />

front est juste impossible. Si tout le parc <strong>de</strong> véhicules français <strong>de</strong>vait rouler aux<br />

biocarburants, la surface agricole entière <strong>de</strong> la France n’y suffirait pas.<br />

A la question, « en quoi les énergies renouvelables sont-elles une solution<br />

à nos problèmes énergétiques? », les ordres <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur parlent malheureusement<br />

d’eux-mêmes. <strong>Les</strong> besoins en énergie <strong>de</strong> notre économie sont colossaux<br />

et nécessitent une puissance <strong>de</strong> feu considérable, au quotidien, pour chauffer<br />

les forges <strong>de</strong> notre économie. <strong>Les</strong> puissances cumulées <strong>de</strong> toutes les énergies<br />

renouvelables <strong>de</strong> la terre ne seraient en aucun cas représenter une alternative<br />

réellement crédible dans les vingt à trente prochaines années. La consommation<br />

d’énergie <strong>mondiale</strong> représente au début du XXI e siècle environ 12 milliards <strong>de</strong><br />

tep (Tonnes équivalent pétrole). Toutes les énergies renouvelables confondues<br />

représentent à peine 13 % <strong>de</strong> la consommation <strong>mondiale</strong> d’énergie, l’hydroélectricité<br />

représentant largement la part la plus importante.<br />

Ces énergies ne sont donc pas <strong>de</strong>s alternatives filières par filières aux énergies<br />

fossiles. Elles proposent seulement un apport complémentaire et s’inscrivent dans<br />

un bouquet d’énergies disponibles qui allégera la dépendance aux énergies fossiles<br />

ou à l’électricité nucléaire. En fonction <strong>de</strong> l’usage, <strong>de</strong>s conditions climatiques, <strong>de</strong><br />

la disponibilité <strong>de</strong> la ressource, <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> transport, ces énergies seules ou<br />

ensemble, seront utilisées. Toutes les combinaisons sont possibles. A l’heure <strong>de</strong><br />

la crise climatique, ce potentiel certes limité serait intéressant à utiliser pour <strong>de</strong>s<br />

usages bien déterminés, tels que la production autonome d’eau chau<strong>de</strong>, <strong>de</strong> chaleur<br />

et d’électricité dans le bâtiment. Il est une arme <strong>de</strong> plus dans la lutte contre le<br />

réchauffement. Mais nous nous réveillons trop tardivement pour en bénéficier<br />

pleinement dans les vingt prochaines années. Trop cher, pas assez rentable, voici<br />

en substance toujours ce que l’on a dit sur les énergies renouvelables. Avons-nous<br />

jamais entendu en retour les acteurs économiques vous dire que le pétrole et le<br />

charbon étaient trop polluants ? Si nous avions commencé plus tôt à investir<br />

dans ces énergies, nous serions en mesure d’affronter la transition énergétique et<br />

climatique. Nous avons privilégié au contraire un système énergétique très peu<br />

diversifié fondé sur le charbon et le pétrole et nous en payons lour<strong>de</strong>ment les<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


70<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

conséquences, à tous points <strong>de</strong> vue, y compris celui <strong>de</strong> sécurité internationale.<br />

Si nous avions connu cinquante ans plus tôt la corrélation entre effet <strong>de</strong> serre et<br />

combustion d’énergies fossiles, aurions nous changé <strong>de</strong> cap et investi massivement<br />

dans <strong>de</strong>s énergies propres ? En cas <strong>de</strong> réponse positive, les procédés <strong>de</strong> conversion<br />

auraient été techniquement au point et économiquement compétitifs. Nous<br />

pourrions aujourd’hui résoudre le problème d’efficacité, <strong>de</strong> stockage, d’intermittence<br />

et <strong>de</strong> distribution <strong>de</strong> l’énergie éolienne et solaire. Dans le même effort, nous<br />

aurions développé <strong>de</strong>s biocarburants dits <strong>de</strong> <strong>de</strong>uxième génération. Ces carburants<br />

correspon<strong>de</strong>nt à l’ensemble <strong>de</strong>s produits composés <strong>de</strong> cellulose, hémicellulose et<br />

lignine transformables en substitut au gazole et au kérosène. Plus prometteurs que<br />

les biocarburants <strong>de</strong> première génération, ils permettraient <strong>de</strong> valoriser les pailles et<br />

les produits issus du bois non utilisé aujourd’hui en abondance. Mais aujourd’hui,<br />

ils nécessitent encore une à <strong>de</strong>ux décennies <strong>de</strong> recherche avant une éventuelle<br />

déclinaison industrielle.<br />

En 2030, les énergies renouvelables feront assurément partie <strong>de</strong> la solution<br />

mais elles ne seront jamais LA solution <strong>de</strong> remplacement au pétrole et au<br />

charbon. Même si nous investissons massivement dans les énergies renouvelables,<br />

qui ne sont pas encore rentables pour les acteurs économiques aujourd’hui, nous<br />

partons <strong>de</strong> trop loin. Ces énergies ne pourront pas, à moyen terme, apporter les<br />

volumes d’énergie que la planète consomme en substitution <strong>de</strong>s énergies fossiles.<br />

Le rapport WETO 2030 (World Energy, Technology and Climate Policy<br />

Outlook) <strong>de</strong> la Commission européenne prévoit même que la part <strong>de</strong>s énergies<br />

renouvelables dans la consommation <strong>mondiale</strong> d’énergie va décroître progressivement<br />

<strong>de</strong> 13 % à 8 % entre 2000 et 2030, malgré leur développement attendu.<br />

Ce qui signifie simplement que notre consommation d’énergie va croître plus vite<br />

que la production d’énergie renouvelable potentiellement exploitable.<br />

L’énergie nucléaire fait-elle partie <strong>de</strong> la solution ou du problème ?<br />

Nous pouvons poursuivre notre jeu du Mistigri énergétique. Puisque le pétrole<br />

et le gaz vont progressivement s’épuiser, puisque le charbon n’est pas une bonne<br />

solution, bien que très largement répandu, puisque les énergies renouvelables ne<br />

pourront pas seules être une alternative aux énergies fossiles, l’énergie nucléaire<br />

pourrait-elle à son tour constituer l’énergie <strong>de</strong> transition dont nous avons tant<br />

besoin ? Ce sujet a toujours soulevé <strong>de</strong>s oppositions violentes au point que certaines<br />

personnes ont tout simplement consacré leur vie entière à combattre le recours à<br />

l’énergie nucléaire, associée au pire <strong>de</strong>s maux contemporains. Aujourd’hui, l’enjeu<br />

climatique vient éclairer cette question sous un angle nouveau et inattendu.<br />

L’électricité d’origine nucléaire ne représente « que » 7 % <strong>de</strong> l’électricité<br />

produite dans le mon<strong>de</strong>. La matière première <strong>de</strong>s centrales électronucléaires<br />

est un combustible contenant <strong>de</strong>s matières fissiles (uranium, plutonium, etc.),<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

71<br />

qui fournit l’énergie dans le cœur d’un réacteur en entretenant la réacion en<br />

chaîne <strong>de</strong> fission nucléaire. Huit pays regroupent près <strong>de</strong> 85 % <strong>de</strong>s réserves<br />

<strong>mondiale</strong>s d’uranium, qui ne sont pas infinies. Il est difficile d’évaluer les<br />

ressources ultimes en uranium, la prospection ne faisant pas l’objet aujourd’hui<br />

d’un effort important parce que les stocks disponibles sont suffisants. D’après<br />

les experts, ces réserves pourraient être d’une centaine d’années <strong>de</strong> réserves<br />

prouvées aujourd’hui. Le premier parc mondial <strong>de</strong> centrales nucléaires est celui<br />

<strong>de</strong>s Etats-Unis (104 réacteurs pour une puissance <strong>de</strong> 99 Giga Watts GW ,<br />

c’est-à-dire 99 milliards <strong>de</strong> Watts) mais il ne représente que 19 % <strong>de</strong> l’électricité<br />

produite qui reste largement d’origine thermique, c’est-à-dire fabriquée à<br />

partir <strong>de</strong>s énergies fossiles. Vient ensuite la France (59 réacteurs nucléaires pour<br />

une puissance <strong>de</strong> 63 GW) qui occupe la première position avec 78 % <strong>de</strong> son<br />

électricité produite à partir du nucléaire.<br />

La radioactivité <strong>de</strong> l’uranium, une fois enrichi, offre une <strong>de</strong>nsité énergétique<br />

stupéfiante. Sa dangerosité ne lui permet pas d’être utilisé autrement que dans<br />

une structure <strong>de</strong> production d’électricité centralisée. <strong>Les</strong> applications civiles <strong>de</strong><br />

cette l’énergie sont donc controversées en raison <strong>de</strong>s risques <strong>de</strong> prolifération et<br />

d’acci<strong>de</strong>nt grave. La fission nucléaire pose <strong>de</strong> gros problèmes <strong>de</strong> sécurité, sans<br />

évoquer le traitement <strong>de</strong>s déchets radioactifs (durée <strong>de</strong> vie plusieurs centaines<br />

<strong>de</strong> milliers d’années). L’électricité nucléaire est censée avoir un faible coût <strong>de</strong><br />

production mais c’est partiellement faux. Il faut tenir compte <strong>de</strong> la complexité<br />

d’une centrale et <strong>de</strong> son mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> fonctionnement, <strong>de</strong>s dépenses collatérales<br />

(sécurité, armée, police) et du coût lié à son démantèlement (15 % du coût<br />

initial pour une durée <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> 30 ans).<br />

Un avantage indéniable est porté à l’actif <strong>de</strong> cette énergie : la puissance<br />

délivrée (1 000 mégawatts pour un réacteur) est beaucoup plus importante que<br />

n’importe quelle installation d’énergie renouvelable et permet une couverture<br />

électrique très large. Mais le principal avantage <strong>de</strong> l’énergie nucléaire est ailleurs :<br />

la fission n’émet pas <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre. Cet élément à décharge vient relancer<br />

fort à propos le programme nucléaire dans le mon<strong>de</strong> entier.<br />

Pour améliorer la génération <strong>de</strong> réacteurs en service, <strong>de</strong> nouvelles centrales<br />

sont à l’étu<strong>de</strong>. Ainsi la construction <strong>de</strong> l’EPR, <strong>de</strong> l’anglais European Pressurized<br />

Reactor, troisième génération <strong>de</strong> réacteur nucléaire, permettrait <strong>de</strong> renouveler<br />

une gran<strong>de</strong> partie du parc mais seulement dans les 30 ans à venir au fur et<br />

à mesure du renouvellement du parc existant. <strong>Les</strong> objectifs affichés <strong>de</strong> l’EPR<br />

sont d’améliorer la sûreté et la rentabilité économique par rapport à celles<br />

<strong>de</strong>s réacteurs précé<strong>de</strong>nts. Par sa conception, l’EPR, toujours sans émettre un<br />

gramme <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre, permet une meilleure utilisation <strong>de</strong>s ressources<br />

en uranium, l’utilisation <strong>de</strong> combustible recyclé et une production <strong>de</strong> déchets<br />

en diminution <strong>de</strong> 15 %. L’EPR serait-il paré <strong>de</strong> toutes les vertus écologiques ?<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


72<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Certainement pas pour ses opposants irréductibles, qui n’ont pas bougé d’un<br />

iota et veulent toujours au plus tôt sortir du nucléaire, potentiellement arme<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>struction massive pour l’humanité, et investir abondamment dans les<br />

énergies renouvelables. En oubliant parfois que pour obtenir l’équivalent <strong>de</strong> la<br />

production électrique d’une centrale nucléaire moyenne il faudrait construire,<br />

aujourd’hui à technologie équivalente, <strong>de</strong>s champs d’éoliennes à perte <strong>de</strong> vue tout<br />

en maintenant la production d’électricité d’origine thermique pour faire tourner<br />

les usines et faire rouler les trains quand le vent s’arrête. Encore une fois, toutes<br />

les énergies ne peuvent se substituer les unes aux autres.<br />

Désormais, le débat plutôt dogmatique se déplace sur le front du réalisme<br />

écologique. <strong>Les</strong> pragmatiques pensent que le nucléaire est un moindre mal dans<br />

cette transition énergétique qui s’ouvre à nous, puisque cette énergie ne contribue<br />

pas à dérégler le climat contrairement au gaz naturel, au pétrole et surtout au<br />

charbon. De plus, renoncer à cette technologie maintenant ferme la porte à la<br />

recherche la plus ambitieuse qui soit : la fusion nucléaire et le projet ITER.<br />

ITER, International Thermonuclear Experimental Reactor (ITER), est en effet un<br />

projet beaucoup plus lointain <strong>de</strong> réacteur expérimental à fusion nucléaire (à ne<br />

pas confondre avec la fission nucléaire qui caractérise les générations actuelles<br />

<strong>de</strong> réacteurs, y compris l’EPR). On entre ici <strong>de</strong> plein pied dans la science<br />

fiction puisque la fusion nucléaire est l’énergie infinie du cosmos et constitue le<br />

mécanisme à l’origine du rayonnement <strong>de</strong>s étoiles et en particulier du Soleil.<br />

L’objectif <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> réacteur est d’obtenir un moyen <strong>de</strong> production<br />

énergétique massive, qui permettrait d’exploiter une source d’énergie quasi<br />

inépuisable et peu polluante. La fusion présente trois avantages majeurs.<br />

D’abord, elle utilise comme combustible le <strong>de</strong>utérium dont les réserves terrestres<br />

sont quasiment inépuisables et le tritium relativement facile à produire (ce sont<br />

<strong>de</strong>ux « variétés » d’hydrogène, lui-même constituant <strong>de</strong> l’eau) ; son exploitation<br />

industrielle permettrait donc <strong>de</strong> résoudre, pour <strong>de</strong>s millénaires, les problèmes<br />

liés à notre approvisionnement énergétique. Le <strong>de</strong>uxième avantage majeur <strong>de</strong><br />

la fusion est sans conteste la sécurité inhérente à la fusion qui nécessite une<br />

quantité infime <strong>de</strong> combustible nécessaire au fonctionnement du réacteur (à<br />

peine quelques grammes). Ainsi, si l’état du réacteur déviait trop <strong>de</strong>s conditions<br />

normales d’exploitation, il serait très simple <strong>de</strong> le mettre hors service rapi<strong>de</strong>ment.<br />

Enfin, le plus important peut-être est la propreté relative <strong>de</strong> ce procédé dont la<br />

réaction <strong>de</strong> fusion ne génère pas, directement ou indirectement, <strong>de</strong> sous-produits<br />

radioactifs à longs temps <strong>de</strong> vie.<br />

Allons-nous enfin trouver la solution miracle à notre impasse énergétique et<br />

climatique ? Si oui, fini le charbon polluant, plions les éoliennes et démontons<br />

les panneaux solaires, ne nous escrimons plus à recycler nos déchets en biogaz.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

73<br />

Mais évi<strong>de</strong>mment rien n’est simple. D’abord, la faisabilité <strong>de</strong> l’exploitation<br />

industrielle <strong>de</strong> la fusion nucléaire, bien que considérée comme acquise par<br />

<strong>de</strong> nombreux chercheurs, n’a pas encore été démontrée expérimentalement.<br />

D’où le lancement du fameux projet ITER qui constitue un préalable dans le<br />

développement <strong>de</strong> nos connaissances en fusion. Ce projet, issu d’une collaboration<br />

internationale entre les Etats-Unis, le Japon, la Russie et l’Europe, sera<br />

donc construit dans le sud <strong>de</strong> la France et <strong>de</strong>vrait permettre <strong>de</strong> mieux cerner<br />

les contraintes liées à l’exploitation à gran<strong>de</strong> échelle <strong>de</strong> l’énergie <strong>de</strong> fusion. Pas<br />

moins <strong>de</strong> dix milliards d’euros seront investis sur 30 ans, avant <strong>de</strong> savoir si une<br />

piste intéressante pourrait être envisagée à partir <strong>de</strong> 2040 (en fait probablement<br />

beaucoup plus tard, au siècle suivant). <strong>Les</strong> détracteurs hurlent au gaspillage,<br />

soulignant qu’ITER n’est qu’une chimère, un gouffre financier qui va cannibaliser<br />

tous les autres budgets disponibles pour d’autres formes <strong>de</strong> recherches. Mythe ou<br />

réalité, l’histoire nous le dira certainement, il suffit d’être très patient.<br />

La fausse bonne surprise, si je puis la qualifier ainsi, pour l’humanité,<br />

pourrait venir effectivement du succès <strong>de</strong>s longues recherches engagées pour<br />

maîtriser la fusion nucléaire à travers le projet ITER. La fusion nucléaire peut<br />

théoriquement permettre <strong>de</strong> réaliser le rêve <strong>de</strong> Prométhée d’une énergie propre<br />

en gran<strong>de</strong>s quantités et inépuisable. Mais nous n’aurons la réponse que dans<br />

une quarantaine d’années, voire une centaine. D’une façon ou d’une autre, les<br />

problèmes énergétique et climatique seront <strong>de</strong>rrière nous. Il importe peu à un<br />

mala<strong>de</strong> en phase terminale <strong>de</strong> savoir qu’un traitement formidable va peut être le<br />

sauver dans un quart <strong>de</strong> siècle.<br />

Oublions un moment ITER, beaucoup trop lointain, et revenons au nucléaire<br />

conventionnel exploité aujourd’hui et <strong>de</strong>main avec l’EPR. Quelque soient<br />

les vertus ou les horreurs que l’on prête à l’énergie nucléaire, sur la base <strong>de</strong>s<br />

prévisions actuelles, la puissance électronucléaire <strong>mondiale</strong> <strong>de</strong>vrait connaître une<br />

augmentation mo<strong>de</strong>ste <strong>de</strong> 6,6 % d’ici 2015. En évolution tendancielle, il y aura<br />

peu <strong>de</strong> nouvelles substitutions d’énergie vers l’énergie nucléaire dans le mon<strong>de</strong><br />

au cours <strong>de</strong>s vingt prochaines années, la montée en puissance rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’énergie<br />

nucléaire parait donc incertaine. Elle suppose <strong>de</strong>s investissements colossaux et<br />

une gran<strong>de</strong> stabilité politique ; à l’instar <strong>de</strong>s énergies renouvelables, elle ne peut<br />

pas se substituer à tous les usages <strong>de</strong>s énergies fossiles.<br />

Le véritable enjeu<br />

Ne nous trompons pas, le front <strong>de</strong>s émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre est l’enjeu<br />

majeur <strong>de</strong>s prochaines décennies. Dans cette pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> transition énergétique,<br />

il serait très dommageable <strong>de</strong> renoncer à l’acquis industriel, même mo<strong>de</strong>ste, <strong>de</strong><br />

l’énergie nucléaire, sous prétexte <strong>de</strong> l’imperfection <strong>de</strong> sa première génération <strong>de</strong><br />

réacteur. En clair, sans le nucléaire nous n’arrivons jamais à tenir nos objectifs<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


74<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>de</strong> réduction d’émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre et à revenir au niveau <strong>de</strong> 1990.<br />

Pour rendre cette filière plus acceptable, il est nécessaire d’amélioration la sûreté<br />

<strong>de</strong>s réacteurs nucléaires et <strong>de</strong>s stockages, et <strong>de</strong> développer <strong>de</strong> nouvelles filières <strong>de</strong><br />

réacteurs limitant la production <strong>de</strong> déchets radioactifs. Le tout dans un contexte<br />

politique très contrôlé, ce qui est probablement la plus gran<strong>de</strong> difficulté à<br />

l’origine <strong>de</strong> toutes les peurs.<br />

Mais entre <strong>de</strong>ux maux, il faut choisir le moindre. Renoncer à l’énergie<br />

nucléaire dans la guerre contre le climat revient à se tirer une balle dans le pied<br />

en dépit <strong>de</strong>s risques inhérents à cette technologie.<br />

Le diagnostic est posé. <strong>Les</strong> activités humaines contribuent à dérégler le climat<br />

et nous <strong>de</strong>vons immédiatement diminuer nos émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre<br />

issues principalement <strong>de</strong> la combustion <strong>de</strong>s énergies fossiles. Or non seulement<br />

nous sommes incapables <strong>de</strong> les diminuer, mais nous ne parvenons même pas à<br />

les stabiliser à l’échelle <strong>mondiale</strong>. Nous restons perfusés aux énergies fossiles<br />

et nous relançons massivement le charbon au prix d’un règlement climatique<br />

majeur. <strong>Les</strong> énergies renouvelables et l’énergie nucléaire doivent impérativement<br />

monter en puissance pour faciliter une décrue <strong>de</strong>s émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong><br />

serre. Cependant, elles ne répondront absolument pas à tous les besoins d’une<br />

population <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 7 milliards d’individus en 2030, théoriquement tous<br />

égaux en droit, dans la satisfaction <strong>de</strong> leurs besoins d’existence. La question<br />

démographique est-elle la clef du problème ?<br />

VI. La Terre et la mer nourricières<br />

L’espèce humaine est l’espèce <strong>de</strong> tous les records et <strong>de</strong> tous les superlatifs.<br />

Prédateur suprême, tout en haut <strong>de</strong> la chaîne alimentaire, nous nous sommes<br />

illustrés par une tendance immodérée à la structuration <strong>de</strong> nos territoires, mis<br />

en coupe réglée pour subvenir à nos besoins, <strong>de</strong>s plus simples aux plus sophistiqués,<br />

sinon superflus. Mais comme le disait Voltaire, le superflu est une chose<br />

nécessaire. A l’œil nu, nous ne remarquons rien <strong>de</strong> la saturation <strong>de</strong>s terres, <strong>de</strong><br />

la pollution, <strong>de</strong> la disparition <strong>de</strong>s espèces. Nous ne remarquons rien parce que<br />

l’horloge <strong>de</strong> la nature est plus lente que la nôtre. Mais aussi, <strong>de</strong> plus en plus<br />

urbains, nous avons progressivement perdu nos repères, modifier nos goûts<br />

et appris à vivre selon <strong>de</strong>s co<strong>de</strong>s tout à fait différents. Nous nous sommes<br />

adaptés remarquablement à un territoire artificiel, une agriculture intensive et<br />

un tourisme aseptisé. Pourtant, au plus profond <strong>de</strong> nous, nous savons que Mère<br />

Nature est un peu malmenée.<br />

La Terre essorée par l’homme<br />

Face à toutes les aberrations <strong>de</strong> notre modèle industriel et économique et,<br />

leurs conséquences parfois irréparables sur la biodiversité terrestre, nous glissons<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

75<br />

tranquillement dans une phase <strong>de</strong> déni plus ou moins consciente et chargeons la<br />

science, les technologies, l’éducation nationale, les générations futures et leurs<br />

gadgets technologiques, les Nations Unies, les gouvernements, etc. <strong>de</strong> mettre <strong>de</strong><br />

l’ordre et <strong>de</strong> remonter toute la mécanique dans le bon sens. Nous pensons même<br />

que ces désagréments inévitables sont le modique prix à payer <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité<br />

et du progrès, compte tenu <strong>de</strong> la croissance démographique et <strong>de</strong> la légitime<br />

ambition <strong>de</strong>s hommes à gagner en confort matériel. Si les poissons disparaissent<br />

nous les élèverons, si les eaux montent nous construirons <strong>de</strong>s maisons sur pilotis,<br />

si la température augmente, nous nous achèterons <strong>de</strong>s maillots <strong>de</strong> bain. Parfois,<br />

face à un documentaire qui nous apprend comment nous élevons <strong>de</strong>s poissons<br />

en Asie et les transformons en farine pour nourrir nos poulets en Europe, ou<br />

comment la crevette péchée à Osten<strong>de</strong> le matin part instantanément au Maroc<br />

se faire décortiquer pour revenir tout aussi prestement en Belgique pour y<br />

être dégustée le soir, on ne peut s’empêcher <strong>de</strong> s’interroger. Certes, cela crée<br />

<strong>de</strong> l’emploi au Maroc. Certains diront aussi que cela peut même nourrir <strong>de</strong>s<br />

dizaines <strong>de</strong> familles dont les fils et les maris n’iront pas mourir sur les eaux <strong>de</strong><br />

l’Atlantique pour gagner les îles Canaries à la recherche d’un mon<strong>de</strong> meilleur.<br />

Mais quand, par accès <strong>de</strong> faiblesse, nous réfléchissons à l’absurdité <strong>de</strong> nos<br />

mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> production et <strong>de</strong> consommation, nous sommes aussitôt rappelés à<br />

l’ordre par les gardiens <strong>de</strong> l’orthodoxie, qui nous exhortent à ne pas écouter les<br />

sirènes <strong>de</strong> l’écologie cléricale : « Ne cé<strong>de</strong>z pas à cette nostalgie improductive<br />

et à cette vision romantique <strong>de</strong> l’environnement complètement dépassée et<br />

trompeuse. Vive l’aquaculture. Sortons enfin la pêche du paléolithique. Vive<br />

l’agriculture intensive sans laquelle l’homme serait condamné à la famine ».<br />

Dans cet énoncé <strong>de</strong> problèmes et d’aberrations apparentes, qui ne le sont<br />

pas d’un point <strong>de</strong> vue économiques tant que le coût <strong>de</strong> l’atteinte à l’environnement<br />

est nul, le plus grave n’est peut-être pas d’aller faire décortiquer ses<br />

crevettes au Maroc où en Tunisie. Le problème n’est pas tant la production <strong>de</strong><br />

déchets biodégradables considérables <strong>de</strong> l’homme qui ne fait qu’augmenter. <strong>Les</strong><br />

déchets biodégradables sont <strong>de</strong>s déchets bio nourriciers. Le problème, ce sont<br />

précisément tous les autres déchets toxiques qui ne peuvent pas être épurés par<br />

la nature et qui empoisonnent notre sol et notre sang. L’homme est la seule<br />

espèce sur terre qui produit <strong>de</strong>s déchets qui ne sont pas recyclés naturellement.<br />

<strong>Les</strong> intestins <strong>de</strong> la société humaine industrielle sont remplis <strong>de</strong> substances non<br />

dégradables qui nous contaminent en retour.<br />

Des ouvrages entiers ont été consacrés à l’eau. Rappelons simplement quelques<br />

ordres <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur. L’eau salée constitue plus <strong>de</strong> 97 % <strong>de</strong> l’eau sur Terre et l’eau<br />

douce, environ 3 %. L’homme ne peut puiser que l’eau présente dans les lacs,<br />

les fleuves et les nappes souterraines ou sous forme <strong>de</strong> précipitations. En effet,<br />

on ne compte pas l’eau immobilisée dans les glaces <strong>de</strong>s pôles, du Groenland, <strong>de</strong><br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


76<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

la Sibérie et du Nord Canada, <strong>de</strong>s montagnes, etc., c’est à dire 70 % <strong>de</strong> l’eau<br />

douce présente sur Terre. L’humanité doit satisfaire tous ses besoins, avec cette<br />

petite proportion d’eau douce, pour la production d’eau potable, l’agriculture,<br />

la production industrielle, l’énergie. La disponibilité future <strong>de</strong> cette ressource<br />

dépendra principalement <strong>de</strong> variables climatiques et <strong>de</strong> l’utilisation <strong>de</strong> techniques<br />

nouvelles visant à dépolluer, traiter, réguler et protéger l’eau. C’est donc aussi une<br />

brulante question économique.<br />

L’agriculture est largement le premier secteur consommateur d’eau, suivi par<br />

l’industrie et seulement après la consommation d’eau potable. Produire un kilo<br />

<strong>de</strong> blé <strong>de</strong>man<strong>de</strong> 1 000 litres d’eau et un kilo <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> industrielle <strong>de</strong> 4 à 10 000<br />

litres. Dans le milieu urbain, l’eau rentre dans la ville, en ressort polluée par<br />

l’activité humaine et industrielle. <strong>Les</strong> fleuves, les rivières, les nappes phréatiques<br />

sont contaminées par les métaux lourds et les déchets toxiques ce qui rend leur<br />

eau impropre à la consommation. Poursuivons jusqu’à l’océan pour observer la<br />

pollution <strong>de</strong> tout l’écosystème marin. Le grand défi est donc d’assurer la préservation<br />

<strong>de</strong> la ressource en eau et l’assainissement <strong>de</strong>s eaux usées dans un contexte<br />

où la pression sur cette ressource est phénoménale : croissance démographique,<br />

urbanisation, agriculture intensive, usages industriels <strong>de</strong> l’eau. Au fur et à mesure<br />

<strong>de</strong> la croissance démographique et <strong>de</strong> l’accélération du processus d’urbanisation,<br />

les habitants auront un besoin croissant en eau.<br />

La pénurie frappera durement les grands pays en développement accéléré tels<br />

que la Chine et l’In<strong>de</strong> et leurs 3 milliards d’habitants. <strong>Les</strong> problèmes rencontrés<br />

dans la gestion <strong>de</strong> l’eau douce à travers le mon<strong>de</strong> sont d’ores et déjà prévisibles à<br />

l’horizon 2030 : sécheresses et inondations, surexploitation <strong>de</strong>s eaux souterraines<br />

et <strong>de</strong> surface, multiplication <strong>de</strong>s infrastructures lour<strong>de</strong>s (grands barrages et<br />

transferts massifs d’eau), absence <strong>de</strong> gouvernance <strong>de</strong> la ressource et abondantes<br />

pollutions d’origine agricole, industrielle et domestique. Indirectement, le<br />

manque d’eau <strong>de</strong> qualité influe également sur l’aridité et la désertification, sur<br />

la salinisation <strong>de</strong>s sols et leur érosion, la production agricole ou encore l’exo<strong>de</strong><br />

rural. Le réchauffement climatique modifiera aussi les caractéristiques hydrologiques<br />

<strong>de</strong>s cours d’eau. <strong>Les</strong> pratiques agricoles <strong>de</strong>vront tenir compte <strong>de</strong> ces<br />

conditions dégradées.<br />

La question <strong>de</strong> la maîtrise <strong>de</strong>s ressources énergétiques occulte souvent la<br />

question <strong>de</strong> la gestion <strong>de</strong> l’eau, qui sera un enjeu <strong>de</strong> pouvoir féroce entre les pays.<br />

Sans eau, le mon<strong>de</strong> s’arrête aussi et en 2030, cette ressource, certes renouvelable,<br />

sera <strong>de</strong>venue plus rare et donc plus chère.<br />

L’accélération du rythme <strong>de</strong>s extinctions<br />

Un tiers <strong>de</strong>s terres émergées ont été artificialisées par l’homme. Le seul<br />

luxe est <strong>de</strong>venu la recherche d’un espace vierge, celui qui est encore régi par<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

77<br />

les lois naturelles. L’urbanisation, la surexploitation <strong>de</strong>s sols, la déforestation,<br />

la pollution font disparaître <strong>de</strong>s espèces vivantes <strong>de</strong> leurs habitats, poissons,<br />

animaux, plantes, à un rythme proprement vertigineux analogue à celui <strong>de</strong>s<br />

cinq gran<strong>de</strong>s extinctions géologiques. Pourquoi nous ne le croyons pas ? Tout<br />

simplement parce que nous ne le voyons pas. Quel enfant élevé en ville peut<br />

aujourd’hui citer plusieurs noms d’arbres ou d’oiseaux ? Nous sommes à la<br />

fois trop éloignés <strong>de</strong> la nature et trop cloisonnés dans nos outils d’analyse. <strong>Les</strong><br />

atteintes à l’environnement restent encore largement invisibles, nos perceptions<br />

ne permettent pas à notre instinct <strong>de</strong> survie <strong>de</strong> s’alarmer sur la dégradation<br />

<strong>de</strong> notre milieu. Ce phénomène d’emballement est pourtant <strong>de</strong> plus en plus<br />

rapi<strong>de</strong>. La crise <strong>de</strong> la biodiversité est directement liée à l’artificialisation <strong>de</strong>s<br />

milieux naturels, à la diminution <strong>de</strong> l’espace, la fragmentation du paysage, le<br />

mitage <strong>de</strong>s forêts. Une course <strong>de</strong> vitesse est engagée entre le déplacement <strong>de</strong>s<br />

zones climatiques et les capacités <strong>de</strong> dispersion <strong>de</strong>s espèces, y compris l’espèce<br />

humaine, c’est-à-dire leur capacité <strong>de</strong> migrer pour s’adapter. La disparition <strong>de</strong><br />

la biodiversité animale et végétale va être encore accélérée par la compétition<br />

entre les espèces pour l’accès aux ressources. <strong>Les</strong> communautés seront moins<br />

nombreuses et plus désorganisées. Einstein ne disait-il pas que si les abeilles<br />

disparaissaient, l’humanité en avait pour quatre ans ?<br />

La Terre a déjà subi cinq extinctions majeures d’espèces vivantes et les<br />

signes précurseurs d’une sixième extinction sont détectés. Selon les experts <strong>de</strong><br />

la biodiversité, la dimension spatiale, la dimension temporelle et la vitesse <strong>de</strong><br />

cette dispersion <strong>de</strong>s espèces est tout à fait inédite <strong>de</strong>puis les 3 <strong>de</strong>rniers millions<br />

d’années <strong>de</strong> notre terre. Nous ne mesurons plus à quel point nous sommes tous<br />

interdépendants sur cette planète, et nous ne voyons ni ne comprenons tous les<br />

services invisibles que nous ren<strong>de</strong>nt les écosystèmes naturels au quotidien ; nous<br />

sommes pourtant embarqués dans la même aventure.<br />

Si l’espèce humaine est menacée, comme les autres dont elle dépend,<br />

l’apparition d’une nouvelle espèce mutante remettra-t-elle en quelque sorte<br />

les compteurs à zéro ? Cela peut paraître <strong>de</strong> la science fiction mais il existe un<br />

risque sérieux que l’hybridation à terme <strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong>s nanotechnologies<br />

nous menace en tant qu’espèce. La plus importante révolution technologique<br />

que l’humanité ait jamais inventée est en train d’émerger dans les laboratoires<br />

américains et asiatiques. Nous verrons plus tard que le développement <strong>de</strong> ces<br />

nanosciences, règne <strong>de</strong> l’infiniment petit, permettront <strong>de</strong>s applications extraordinaires<br />

sur la modification du vivant et du mon<strong>de</strong> matériel. Ces matériaux<br />

constitués d’atomes, <strong>de</strong> molécules douées d’intelligence peuvent transformer<br />

complètement les performances <strong>de</strong> l’homme et sa carte génétique. Nous serons<br />

arrivés à l’horizon 2030 à d’un double point <strong>de</strong> rupture. La sixième extinction<br />

<strong>de</strong>s espèces coïnci<strong>de</strong>ra au moment même au l’homme sera en mesure <strong>de</strong> muter.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


78<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Et au moment où la planète se dérobera sous nos pieds, certains d’entre nous<br />

serons tous justes capables <strong>de</strong> saisir l’échelle <strong>de</strong> la transgénèse que nous aurons<br />

construite.<br />

La biodiversité recule sous la pression et les ponctions répétitives <strong>de</strong> l’activité<br />

humaine. Le taux d’extinction <strong>de</strong>s espèces progresse à un rythme proprement<br />

vertigineux annonçant une sixième extinction en masse. Comment vivront plus 7<br />

milliards d’hommes dans un écosystème pollué et asséché ? A l’horizon 2030, la<br />

Terre nourricière, notre Mère Nature, sera <strong>de</strong>venue pour l’homme une véritable<br />

Marâtre.<br />

VII. En démographie, l’impossible équilibre<br />

Nous pouvons visualiser en temps réel le nombre d’individus sur Terre grâce<br />

à un compteur symbolique mis à disposition <strong>de</strong>s internautes sur le site <strong>de</strong>s<br />

Nations Unies. Le calcul est assez simple, 350 000 naissances moins 160 000<br />

décès nous donnent donc 190 000 <strong>de</strong> bouches à nourrir supplémentaires tous les<br />

jours. Nous sommes donc toujours plus nombreux sur la Terre, qui elle-même ne<br />

s’agrandit pas et qui nous offre un formidable terrain d’exercice pour déployer<br />

toute notre palette d’activités multiples et variées. L’avenir du climat passe donc<br />

aussi par la question <strong>de</strong> l’évolution démographique et <strong>de</strong>s choix politiques<br />

capables <strong>de</strong> promouvoir un développement durable, plus sobre et moins polluant<br />

pour un nombre croissant <strong>de</strong> personnes.<br />

Des réalités démographiques contrastées<br />

La question <strong>de</strong> la croissance et consubstantiellement celle <strong>de</strong> la consommation<br />

d’énergie et <strong>de</strong>s ressources naturelles, sont étroitement liées à celle <strong>de</strong><br />

la démographie et <strong>de</strong> son évolution. Il ne s’agit pas d’une évolution uniforme<br />

mais d’évolutions régionales contrastées : vieillissement en Europe et au Japon,<br />

explosion au Maghreb et en Afrique, ralentissement en Chine. In fine, combien<br />

serons-nous sur Terre quand la tension sur les ressources se fera clairement<br />

sentir et où seront situés le barycentre économique et le réservoir démographique<br />

du mon<strong>de</strong> ? Serons-nous entrés en « décroissance démographique » ?<br />

Plus clairement, serons nous moins nombreux à se partager moins <strong>de</strong> ressources,<br />

ce qui serait peut-être, en apparence, une bonne chose, ou au contraire un plus<br />

grand nombre contraint à la frugalité ?<br />

A l’instar <strong>de</strong>s mécanismes qui régulent notre environnement physiques,<br />

l’évolution et donc l’évaluation <strong>de</strong> la démographie reposent sur <strong>de</strong>s modèles<br />

perfectibles. Le terme « population » recouvre plusieurs réalités. On parle <strong>de</strong><br />

population <strong>de</strong> la Chine, 1,3 milliard d’habitants, <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> l’In<strong>de</strong>, 1,1 milliard,<br />

donc 2,4 milliards pour ces <strong>de</strong>ux pays. Il peut s’agir <strong>de</strong> <strong>de</strong>nsité : il y avait en<br />

In<strong>de</strong> 77 habitants au km 2 en 1901 et 343 en 2006. On peut aussi considérer<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

79<br />

la vitesse d’accroissement du nombre d’habitants : dans certains pays d’Afrique<br />

le rythme d’accroissement <strong>de</strong> la population est <strong>de</strong> 3,5% par an, conduisant à<br />

un doublement en 20 ans. Il peut s’agir encore <strong>de</strong> systèmes démographiques, ce<br />

qui <strong>de</strong>vient alors plus compliqué, car on se trouve confronté à <strong>de</strong>s interactions<br />

entre différentes variantes tels que la fécondité, la mortalité, la mobilité ou le<br />

niveau <strong>de</strong> vie.<br />

Il y a environ <strong>de</strong>ux mille ans, on estime que la population <strong>mondiale</strong> était<br />

<strong>de</strong> 250 millions d’individus ; Cette estimation est toutefois assez imprécise<br />

en raison <strong>de</strong> l’absence <strong>de</strong> données fiables. Le mon<strong>de</strong> a ensuite connu une<br />

évolution très lente, une quasi stagnation à un rythme <strong>de</strong> quelques pourcents<br />

par siècle, <strong>de</strong> telle sorte que le milliard d’êtres humains a été approché à la<br />

fin du XVIII ème siècle. La population s’est mise ensuite à augmenter très<br />

rapi<strong>de</strong>ment : elle a franchit le seuil <strong>de</strong> 2 milliards en 1927, 6 milliards en<br />

1999, pour dépasser 6,5 milliards le 19 décembre 2005 (d’après les Nations<br />

Unies). Et la croissance démographique continue toujours.<br />

L’homme n’aime rien tant que <strong>de</strong> consulter les oracles ; combien serons<br />

nous en 2030, 2050, 2300 ? De nombreux scenarii (comme pour simuler les<br />

élévations <strong>de</strong> températures), ont mis la démographie en statistiques et les âges<br />

en pyrami<strong>de</strong>s, selon différent paramètres.<br />

Ce qui est certain, c’est que, si nous connaissons <strong>de</strong>s taux <strong>de</strong> fécondité<br />

inférieurs au seuil <strong>de</strong> remplacement <strong>de</strong>s générations aujourd’hui autour<br />

<strong>de</strong> 1,8 enfant par femme, nous allons vers l’implosion, l’effondrement<br />

<strong>de</strong> la population. Et si nous avons <strong>de</strong>s taux supérieurs, nous serons dans<br />

un baby-boom permanent. Nous sommes donc, d’une certaine manière,<br />

condamnés à nous situer entre implosion et explosion. Nous n’avons pas<br />

d’autre modèle viable possible que celui <strong>de</strong> l’équilibre. De nombreux travaux<br />

fondés sur les algorithmes ont tenté <strong>de</strong> résoudre la question <strong>de</strong> l’optimum<br />

<strong>de</strong> population, mais ils se sont perdus dans les sables, tant les données du<br />

problème sont complexes.<br />

En <strong>de</strong>hors d’une bonne guerre <strong>mondiale</strong> et/ou d’une succession d’épidémies<br />

meurtrières type grippe aviaire, d’aucun pourrait considérer qu’il existe un<br />

moyen très simple <strong>de</strong> réduire structurellement la pression sur les ressources :<br />

c’est d’abaisser le niveau <strong>de</strong> fécondité en <strong>de</strong>ssous du taux <strong>de</strong> renouvellement.<br />

En Europe <strong>de</strong> nombreux pays se situent à 1,5 et sont donc <strong>de</strong> fait entrés dans<br />

une phase <strong>de</strong> déclin. Il existe une forme <strong>de</strong> tabou à évoquer la décroissance<br />

démographique et la possible intervention <strong>de</strong> l’homme dans l’évolution <strong>de</strong><br />

son espèce, qui se substituerait à la volonté divine. Nous sommes réticents à<br />

imaginer que l’humanité ait globalement un taux <strong>de</strong> fécondité <strong>de</strong> 1,5. Il est<br />

dit que ce serait une catastrophe car à ce taux, l’humanité s’éteindrait inéluc-<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


80<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

tablement. Certains, au contraire, considèrent que re<strong>de</strong>scendre à 2 milliards<br />

d’habitants sur la Terre serait une solution d’équilibre idéal entre l’empreinte<br />

écologique <strong>de</strong> l’homme et les ressources disponibles <strong>de</strong> la planète. Quoiqu’il<br />

en soit, même si cette perspective semble ravir certains Malthusiens, nous n’y<br />

arriverons certainement pas en claquant <strong>de</strong>s doigts en vingt ou trente ans.<br />

Surpopulation, vieillissement puis extinction, quels facteurs peuvent<br />

jouer sur le taux <strong>de</strong> fécondité : croissance économique, stabilité politique,<br />

paramètres environnementaux, progrès scientifiques ? Comment la population<br />

<strong>mondiale</strong> va-t-elle se distribuer et évoluer sur une Terre fatiguée et <strong>de</strong> plus en<br />

plus polluée?<br />

Aujourd’hui, 5,5 milliards d’humains vivent dans les pays pauvres et<br />

1 milliard dans les pays riches. 95% <strong>de</strong> l’accroissement démographique se<br />

fait dans les pays non occi<strong>de</strong>ntaux. En 2050, la population du globe sera<br />

probablement <strong>de</strong> 9 milliards d’hommes et <strong>de</strong> femmes, soit 2,5 milliards <strong>de</strong><br />

plus qu’aujourd’hui.<br />

C’est une progression que la planète n’a jamais connue : le nombre<br />

d’habitants va s’accroître <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 40% en 50 ans. Ce phénomène sera<br />

très net dans les pays en développement. La population <strong>de</strong>s 49 pays les<br />

plus pauvres triplera pour atteindre 1,7 milliard d’habitants en 2050. Cette<br />

augmentation aurait été plus significative s’il n’y avait les dégâts causés par<br />

les gran<strong>de</strong>s pandémies comme le SIDA. Ainsi, vers 2050, un enfant sur <strong>de</strong>ux<br />

naîtra en Afrique, qui sera le réservoir démographique du mon<strong>de</strong>. C’est donc<br />

le continent qui <strong>de</strong>vra absorber une augmentation <strong>de</strong> population vraiment<br />

très importante, et ce avec <strong>de</strong>s niveaux <strong>de</strong> développement qui figurent parmi<br />

les plus bas du mon<strong>de</strong>. <strong>Les</strong> flux migratoires en Afrique et en provenance <strong>de</strong><br />

l’Afrique ne feront que s’accentuer dans la durée vers les mégapoles africaines<br />

d’une part, et vers l’Europe pour ceux qui seront plus aventureux.<br />

Ces écarts <strong>de</strong> développement posent une série <strong>de</strong> problèmes environnementaux<br />

et politiques ultra sensibles. La planète sera-t-elle en mesure<br />

d’absorber ce déséquilibre sur le plan nutritionnel et énergétique et capable <strong>de</strong><br />

redistribuer équitablement les ressources ?<br />

Des terriens plus urbains, plus vieux et plus métissés<br />

A vrai dire, la question porte moins sur le nombre d’habitants <strong>de</strong> la planète<br />

que sur les contrastes économiques, générationnels et culturels.<br />

En 1940, il n’existait qu’une seule mégapole, New York. Le mon<strong>de</strong> en<br />

comptera 36 <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 10 millions d’habitants en 2015 contre 23 il y a<br />

seulement dix ans. En 2007, 14 <strong>de</strong>s 17 villes plus gran<strong>de</strong>s villes du mon<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> plus <strong>de</strong> huit millions d’habitants, sont situés dans <strong>de</strong>s pays émergents. Un<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

81<br />

phénomène qui s’explique notamment par l’exo<strong>de</strong> rural et par la transformation<br />

progressive <strong>de</strong>s villages en zones urbaines. Cette redistribution <strong>de</strong> la population<br />

n’est pas sans conséquences. L’urbanisation massive dans les pays en développement<br />

a pour corollaire une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> problèmes graves : conditions<br />

<strong>de</strong> vie dégradées, pauvreté, chômage, maladie, pollution atmosphérique, etc.<br />

Aujourd’hui, selon le Programme <strong>de</strong>s Nations unies pour le développement<br />

(PNUD), un citadin sur trois (soit un milliard <strong>de</strong> personnes à l’échelle <strong>de</strong> la<br />

planète) vit dans un bidonville, sans électricité, ni eau, ni accès aux services <strong>de</strong><br />

base. Si la tendance actuelle se poursuit, ce chiffre atteindra 1,4 milliard d’ici<br />

2020. Cet exo<strong>de</strong> rural massif va renforcer encore davantage la fracture entre pays<br />

riches et pauvres. Actuellement, dans les pays riches, 6 % <strong>de</strong>s citadins vivent<br />

dans le dénuement ; au Sud, le pourcentage grimpe à 80 %. De fait, la gestion<br />

<strong>de</strong> l’environnement urbain, thème qui se pose déjà avec acuité, <strong>de</strong>viendra une<br />

priorité dans le mon<strong>de</strong> entier.<br />

D’ici 2050, la part <strong>de</strong> la population africaine passera <strong>de</strong> 13 à 24%. L’âge<br />

médian <strong>de</strong> la population <strong>mondiale</strong> passera, lui, <strong>de</strong> 26 ans, son niveau actuel, à<br />

près <strong>de</strong> 50 ans, alors que la proportion <strong>de</strong>s personnes âgées <strong>de</strong> 60 ans et plus<br />

grimpera <strong>de</strong> 10 à 38%. Enfin, pour <strong>de</strong> nombreux pays, l’espérance <strong>de</strong> vie à la<br />

naissance sera supérieure à 100 ans. Le passage d’une population plutôt jeune à<br />

une population plutôt âgée aura <strong>de</strong>s répercussions considérables sur nos mo<strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong> vie, notre niveau <strong>de</strong> confort et nos choix <strong>de</strong> consommation. Nous <strong>de</strong>viendront<br />

<strong>de</strong> facto plus « énergivores ».<br />

La concentration autour <strong>de</strong>s mégapoles crée en outre <strong>de</strong>s difficultés inédites<br />

pour nourrir les populations car il va rester moins <strong>de</strong> paysans dans les campagnes<br />

pour nourrir davantage <strong>de</strong> citadins. Un vrai défi ! Il ne faut pas oublier que, dans<br />

le même temps, la croissance urbaine fera peser une pression supplémentaire sur<br />

l’environnement et les ressources. <strong>Les</strong> citadins, par leur mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> consommation,<br />

leurs déplacements et leurs activités économiques, consomment plus d’énergie<br />

que les ruraux, et produisent plus <strong>de</strong> déchets. A la croisée <strong>de</strong> tous les <strong>défis</strong><br />

économiques et écologiques, confrontés au quotidien à la quadrature du cercle,<br />

les maires <strong>de</strong> ces mégapoles <strong>de</strong>viendront <strong>de</strong>s acteurs politiques <strong>de</strong> premier rang, à<br />

la pointe d’un nouveau modèle <strong>de</strong> gouvernance <strong>mondiale</strong>. <strong>Les</strong> choix <strong>de</strong> fonctionnement<br />

et <strong>de</strong> développement <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s villes en matière d’infrastructure,<br />

d’urbanisme, <strong>de</strong> mobilité, d’industrialisation, pèseront lour<strong>de</strong>ment sur l’équilibre<br />

écologique <strong>de</strong> notre planète.<br />

L’empreinte <strong>de</strong> l’homme sur la terre<br />

Tout au long <strong>de</strong> sa vie, l’homme est relié à la matrice Terre par un cordon<br />

ombilical invisible où circulent les flui<strong>de</strong>s vitaux indispensables à sa survie. Il<br />

foule la Terre <strong>de</strong> son pas, prélève <strong>de</strong>s ressources et laisse une empreinte, plus<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


82<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

au moins profon<strong>de</strong> selon son poids. La métaphore <strong>de</strong> l’empreinte nous ai<strong>de</strong> à<br />

visualiser ce que la civilisation humaine prélève et rejette dans la nature. Nous<br />

pouvons y voir une représentation du développement durable, c’est-à-dire la<br />

compatibilité <strong>de</strong>s ressources <strong>de</strong> la planète avec les différents mo<strong>de</strong>s d’organisation<br />

économique et sociale <strong>de</strong> l’homme : tant que l’offre est supérieure à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>,<br />

la compatibilité est assurée. Quand la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> dépasse l’offre, le capital <strong>de</strong> la<br />

planète est entamé. Pour Darwin, l’humanité se comporte, pour ce qui concerne<br />

la reproduction et la consommation, comme toutes les espèces animales. Ainsi<br />

les effectifs et les prélèvements augmentent jusqu’à l’épuisement <strong>de</strong>s ressources<br />

disponibles. Le moment est-il arrivé ? Selon une métho<strong>de</strong> développée par l’organisation<br />

non gouvernementale WWF, World Wildlife Fund, notre empreinte<br />

écologique se mesure en hectares.Prenons un exemple concret : pour consommer<br />

un kilo <strong>de</strong> pain, on a besoin d’une certaine surface <strong>de</strong> sol pour faire pousser du<br />

blé (et construire la boulangerie), <strong>de</strong> l’énergie pour le cuire, et le transporter.<br />

La planète offre une certaine biocapacité, c’est-à-dire ce qu’elle peut produire<br />

biologiquement. Sont pris en compte dans le calcul <strong>de</strong> l’empreinte l’utilisation<br />

<strong>de</strong> l’espace pour les cultures, l’élevage, les forêts pour le bois d’œuvre ou le bois<br />

<strong>de</strong> chauffage, la pêche, le foncier, les routes et la production <strong>de</strong> l’énergie.<br />

La moyenne <strong>mondiale</strong> <strong>de</strong> l’empreinte écologique est <strong>de</strong> 2,2 hectares par<br />

terrien. Il faut tout d’abord remarquer une gran<strong>de</strong> diversité entre les pays :<br />

l’empreinte écologique varie <strong>de</strong> 0,8 hectares par habitant en In<strong>de</strong> à 9,6 h aux<br />

Etats Unis ; les Emirats Arabes Unis sont à plus <strong>de</strong> 10 hectares par habitant : en<br />

effet, ils <strong>de</strong>ssalent l’eau <strong>de</strong> mer en utilisant du pétrole. Dans les pays développés,<br />

l’énergie représente 60 % <strong>de</strong> cette empreinte écologique. Si on n’en tenait pas<br />

compte, une seule planète est suffisante. C’est bien la question <strong>de</strong> l’énergie et<br />

donc <strong>de</strong> nos mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> production et <strong>de</strong> consommation, toute notre mobilité,<br />

qui rend notre empreinte si forte. Si l’ensemble <strong>de</strong>s habitants <strong>de</strong> la planète vivait<br />

comme un américain en 2008, il faudrait à l’humanité cinq planètes <strong>de</strong> rechange<br />

pour garantir le même niveau <strong>de</strong> vie.<br />

Bien qu’imparfaite, la métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’empreinte écologique est une remarquable<br />

visualisation <strong>de</strong> notre « droit au sol » réparti entre tous les habitants <strong>de</strong> la Terre.<br />

Vers 1985, selon le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> calcul <strong>de</strong> l’empreinte écologique, la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> a<br />

dépassé l’offre, autrement dit nous vivons à crédit et accumulons une <strong>de</strong>tte<br />

écologique.<br />

La capacité <strong>de</strong> la Terre à entretenir notre espèce est largement entamée. Nos<br />

échappatoires sont réduites. Si dans un mouvement <strong>de</strong> folie, (ou <strong>de</strong> sagesse ?)<br />

le mon<strong>de</strong> entier acceptait <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir végétarien et <strong>de</strong> ne laisser que peu ou rien<br />

à l’élevage, l’actuel 1,4 milliard d’hectares <strong>de</strong> terre arable pourrait entretenir<br />

environ 10 milliards d’habitants. Si l’homme utilisait comme nourriture toute<br />

l’énergie captée par la photosynthèse réalisée par les végétaux, tant terrestres que<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

83<br />

marins - soit quelque 40 000 milliards <strong>de</strong> watts -, la planète pourrait entretenir<br />

environ 17 milliards d’habitants. Entre temps la Terre serait cependant <strong>de</strong>venue<br />

un enfer, telle que dépeinte dans ce film visionnaire « Soleil vert ». Dans les vingt<br />

prochaines années, il semble peu probable que nos goûts ou notre métabolisme<br />

nous conduisent à <strong>de</strong> tels comportements alimentaires. En outre, l’homme<br />

doit partager son espace, toujours plus réduit par la pression démographique,<br />

pour d’autres besoins que ses stricts besoins alimentaires. Le sol est <strong>de</strong> plus<br />

en plus occupé pour construire <strong>de</strong>s villes qui s’éten<strong>de</strong>nt toujours davantage,<br />

produire <strong>de</strong> l’énergie renouvelable (biocarburants, ferme éolienne, photovoltaïque)<br />

et développer les infrastructures <strong>de</strong> transports, notamment dans les pays<br />

émergents.<br />

Dans les vingt prochaines années, il n’y faut aucunement compter sur une<br />

baisse <strong>de</strong> la démographie pour relâcher la pression sur les ressources énergétiques<br />

et vivrières que nous nous partageons. Bien au contraire. Notre empreinte<br />

écologique va s’alourdir en raison <strong>de</strong> la croissance économique <strong>de</strong> l’In<strong>de</strong> et <strong>de</strong> la<br />

Chine conjuguées.<br />

VIII. La révolution verte<br />

Et si nous vivions la <strong>de</strong>rnière décennie d’un âge d’or qui aurait connu son<br />

apogée dans les années 1970 ? En dépit <strong>de</strong> tous les maux <strong>de</strong> notre société qu’il<br />

serait impossible à énumérer avec exhaustivité, ce qui convient d’appeler le mon<strong>de</strong><br />

occi<strong>de</strong>ntal a connu son apogée dans cette pério<strong>de</strong>-là, juste avant le premier choc<br />

pétrolier, et a vécu probablement un véritable âge d’or. Jamais un tel niveau <strong>de</strong><br />

confort, <strong>de</strong> sécurité et <strong>de</strong> mobilité n’avait été atteint auparavant dans l’histoire<br />

<strong>de</strong> l’humanité. <strong>Les</strong> Trente glorieuses furent, du point <strong>de</strong> vue économique, une<br />

pério<strong>de</strong> extrêmement brillante. En 26 ans, la production a été multipliée par 4,5,<br />

soit une croissance annuelle moyenne record <strong>de</strong> 5,9%. Jamais dans l’histoire <strong>de</strong><br />

l’humanité un tel bond n’a été observée globalement, accompagné un sentiment<br />

grisant <strong>de</strong> changer d’époque <strong>de</strong> façon irréversible.<br />

Cette page se tourne, les taux <strong>de</strong> croissance s’assagissent dans les économies<br />

matures et l’environnement vient réclamer la <strong>de</strong>tte que personne n’a jamais<br />

songé à provisionner. Peut-on transformer cette <strong>de</strong>tte en or et en faire la pierre<br />

angulaire d’une nouvelle révolution économique, la révolution verte ?<br />

Croître sans polluer : une feuille <strong>de</strong> route connue<br />

Imaginer que vous êtes en surpoids et que ce surpoids représente un risque<br />

très sérieux pour votre santé au point d’engager votre pronostic vital à courte<br />

échéance. Votre docteur va donc vous prescrire un traitement adapté à votre<br />

pathologie qui vous permettra <strong>de</strong> survivre tout en éradiquant <strong>de</strong> votre alimentation<br />

<strong>de</strong>s substances nocives. En premier lieu, il va vous peser et vous engager<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


84<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

à perdre rapi<strong>de</strong>ment du poids. C’est exactement la même chose pour notre<br />

économie, il faut l’alléger en carbone, c’est-à-dire limiter les émissions <strong>de</strong> gaz à<br />

effet <strong>de</strong> serre associées à notre modèle énergétique. Comme dans tous les régimes,<br />

les premiers kilos sont faciles à perdre en retrouvant une bonne hygiène <strong>de</strong> vie.<br />

Ensuite il s’agit <strong>de</strong> revoir <strong>de</strong> fond en comble ses habitu<strong>de</strong>s alimentaires. Dans le<br />

cas <strong>de</strong> la lutte contre le changement climatique, il s’agit même d’un changement<br />

complet <strong>de</strong> métabolisme avec une pharmacopée qui reste à inventer.<br />

Un préalable est incontournable : monter sur la balance et se peser. Le carbone<br />

est déjà <strong>de</strong>venu <strong>de</strong> facto une unité <strong>de</strong> mesure universelle, encore faudrait-il s’entendre<br />

rapi<strong>de</strong>ment sur son prix. Nous serons bien inspirés <strong>de</strong> le fixer enfin. Il est en<br />

effet urgent <strong>de</strong> s’entendre sur un prix pour donner aux entreprises, aux Etats, aux<br />

ménages <strong>de</strong>s incitations cohérentes afin que ces acteurs économiques réduisent<br />

leurs émissions. Nous pouvons imaginer <strong>de</strong>s taxes, <strong>de</strong>s permis d’émission ou toute<br />

autre combinaison d’instruments financiers qui concourront au même but : la<br />

prise en compte systématique d’un prix du carbone va accélérer la réalisation <strong>de</strong><br />

certains investissements dont la rentabilité n’apparaît pas suffisante aujourd’hui.<br />

Or, il est impératif que les techniques <strong>de</strong> « décarbonisation » <strong>de</strong> notre production<br />

énergétique soit rentables rapi<strong>de</strong>ment, notamment la capture <strong>de</strong> CO 2<br />

pour les<br />

centrales à charbon. Si a contrario ces techniques ne le sont pas, à moins <strong>de</strong> s’entendre<br />

sur une taxation universelle valable pour tous les opérateurs <strong>de</strong> la planète, les<br />

producteurs continueront à émettre massivement <strong>de</strong>s gaz à effet <strong>de</strong> serre, ! En fait<br />

tout doit être mis en œuvre très rapi<strong>de</strong>ment pour que la dépollution <strong>de</strong>vienne un<br />

business très rentable pour le plus grand nombre.<br />

Un rapport a fait grand bruit en octobre 2006, le rapport <strong>de</strong> Nicholas<br />

Stern, alors vice prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la Banque <strong>mondiale</strong> ; il a marqué une étape très<br />

importante dans la prise <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong>s enjeux du changement climatique.<br />

C’est la première tentative réelle <strong>de</strong> modéliser et <strong>de</strong> chiffrer les coûts économiques<br />

du changement climatique. Dans ce rapport, il insiste sur le coût <strong>de</strong> l’inaction<br />

si aucune mesure n’est prise très rapi<strong>de</strong>ment pour limiter les émissions <strong>de</strong> gaz à<br />

effet <strong>de</strong> serre. Il l’évalue à une perte d’au moins 5 % du PIB mondial d’ici 2050.<br />

En revanche il évalue le coût <strong>de</strong> l’action à, seulement, 1 % du PIB mondial.<br />

Ce rapport démontre que ce n’est pas le coût <strong>de</strong> l’action qui doit nous effrayer<br />

mais bien celui, sans commune mesure, <strong>de</strong> l’inaction, qui plongerait nos économies<br />

dans une profon<strong>de</strong> récession. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la très gran<strong>de</strong> difficulté d’évaluer correctement<br />

les biens environnementaux (climat, biodiversité, eau, ressources non<br />

renouvelables) et le taux d’actualisation retenu pour les projections à long terme,<br />

le principal résultat <strong>de</strong> ce rapport est d’intégrer les conséquences du réchauffement<br />

climatique afin <strong>de</strong> rendre le marché plus attentif à ce sujet. Il est vrai que le scénario<br />

<strong>de</strong> rupture vers l’action ne dégage pas <strong>de</strong> résultats visibles à court terme. Si le<br />

marché est myope, il faudra donc que le politique se charge <strong>de</strong> le gui<strong>de</strong>r.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

85<br />

Nous avons une feuille <strong>de</strong> route <strong>mondiale</strong> sur la gestion globale <strong>de</strong> l’effet<br />

<strong>de</strong> serre. Ce qui est en soi est une prouesse. Il faut impérativement limiter le<br />

réchauffement <strong>de</strong> la planète à 2°C. Pour cela il faut limiter la concentration<br />

<strong>de</strong> CO 2<br />

à 450 ppm. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce seuil on risque un possible emballement <strong>de</strong><br />

notre machine climatique. Pour tenir cette limite, nous <strong>de</strong>vons émettre environ<br />

30 milliards <strong>de</strong> tonnes d’équivalent carbone <strong>de</strong> moins d’ici une vingtaine<br />

d’années par <strong>de</strong>s moyens ou <strong>de</strong>s comportements nouveaux.<br />

La ruée vers l’or vert<br />

Dans cette ruée vers l’or vert, les premiers sont incontestablement les<br />

Américains, suivis <strong>de</strong> près par les Européens et les Indiens. Ne nous laissons<br />

pas endormir par l’apparente indifférence <strong>de</strong> l’Amérique sur le sujet du réchauffement<br />

climatique ; à aucun autre endroit du mon<strong>de</strong> n’ont jamais été autant<br />

concentrés <strong>de</strong> cerveaux et d’argent sur ces technologies vertes. C’est moins par<br />

pure conscience écologique que par la perspective d’être à la tête du futur ordre<br />

économique vert, « carbon free » qui se prépare. Si les prétendument « méchants<br />

et riches pollueurs » se mettent à trouver <strong>de</strong>s solutions pour continuer à être<br />

riches tout en polluant moins, on ne va pas s’en plaindre. Pragmatisme oblige.<br />

Aux Etats-Unis, les projections montrent que le marché <strong>de</strong>s principales énergies<br />

propres, éolien, solaire, pile à combustible, biocarburants, capture <strong>de</strong> CO 2<br />

,<br />

hydrogène, etc. va passer <strong>de</strong> 55 milliards <strong>de</strong> dollars en 2006 à plus <strong>de</strong> 220<br />

milliards en 2016. Avec cette feuille <strong>de</strong> route allégée en carbone, une nouvelle<br />

économie est en train <strong>de</strong> naître.<br />

Dans les secteurs qui émettent le plus d’émissions diffuses <strong>de</strong> CO 2<br />

, la<br />

construction et les transports, il est déjà facile <strong>de</strong> se mettre au régime. <strong>Les</strong> recettes<br />

existent, sont connues, efficaces et abordables. <strong>Les</strong> économies escomptées sont<br />

<strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> 5 milliards <strong>de</strong> tonnes équivalent carbone par an, à <strong>de</strong>s surcoûts <strong>de</strong><br />

recherche quasiment nuls car les technologies sont matures.<br />

La construction : <strong>de</strong>s solutions fiables et existantes<br />

Le domaine <strong>de</strong> la construction et du bâtiment est précisément un <strong>de</strong>s secteurs<br />

les plus énergivores en phase d’utilisation. Nos immeubles <strong>de</strong> bureaux, centres<br />

commerciaux, habitats rési<strong>de</strong>ntiels, bâtiments publics, etc. sont <strong>de</strong> véritables<br />

gouffres car bâtis sans considération <strong>de</strong> performance énergétique pour la<br />

production <strong>de</strong> chauffage, <strong>de</strong> froid et d’eau chau<strong>de</strong>. Le recours à la climatisation<br />

s’est partout généralisé sur <strong>de</strong>s constructions <strong>de</strong> qualité médiocre sur le plan<br />

thermique. Notre parc immobilier est donc une véritable passoire à énergie. La<br />

construction d’un nouveau parc avec une réglementation thermique beaucoup<br />

plus exigeante ne pose pour autant aucun problème. <strong>Les</strong> technologies sont<br />

connues, au point et concernent aussi bien les énergies renouvelables que les<br />

matériaux <strong>de</strong> construction. La réglementation thermique qui existe en France<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


86<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> en 2020 d’atteindre le niveau <strong>de</strong> performance que certains pays<br />

d’Europe du Nord ont atteint <strong>de</strong>puis fort longtemps. Le Grenelle <strong>de</strong> l’Environnement<br />

aura juste accéléré un rattrapage sur nos voisins plus économes. Il s’agit<br />

davantage <strong>de</strong> faire changer les mentalités, les comportements et <strong>de</strong> mettre en<br />

place <strong>de</strong>s incitations fiscales incitatives.<br />

Le secteur du bâtiment est à l’aube d’une révolution verte. Architecture, procédés<br />

constructifs, systèmes d’information, tout va désormais changer en profon<strong>de</strong>ur.<br />

Adieu les gran<strong>de</strong>s baies vitrées plein sud qui nous obligeaient à pousser la climatisation<br />

à <strong>de</strong>s températures polaires en plein été pour compenser l’effet <strong>de</strong> serre.<br />

L’architecture bio-climatique est <strong>de</strong> retour. Ceci va à l’encontre d’une architecture<br />

standardisée aux quatre coins <strong>de</strong> la planète. C’est-à-dire que l’on ne construit pas à<br />

Dubaï comme on construit à Helsinki.. En orientant intelligemment un bâtiment<br />

en fonction du climat local, <strong>de</strong>s apports lumineux, <strong>de</strong> la végétation présente, on fait<br />

déjà 30 % d’économies d’énergie. Le bon sens et la collaboration avec les éléments<br />

naturels priment sur la technologie qui assure les autres gisements d’économies.<br />

A terme, nous gagnerons vraisemblablement en performance thermique, mais<br />

aussi en esthétisme et en modularité. Le développement futur <strong>de</strong>s nanotechnologies<br />

miniaturise les systèmes et les chercheurs ont déjà dans leurs éprouvettes <strong>de</strong><br />

nouveaux matériaux, <strong>de</strong> nouveaux revêtements. La toiture, les murs et les fenêtres<br />

<strong>de</strong>viendront <strong>de</strong>s enveloppes intelligentes activés par <strong>de</strong>s matériaux qui auront <strong>de</strong><br />

multiples fonctions : isolation, production d’énergie, gestion <strong>de</strong>s apports lumineux,<br />

ventilation naturelle. La maison <strong>de</strong> <strong>de</strong>main sera autonome, elle produira aussi sa<br />

propre énergie <strong>de</strong> façon décentralisée et sera capable <strong>de</strong> déterminer avec précision<br />

les besoins en électricité en fonction <strong>de</strong> son équipement.<br />

Si l’amélioration <strong>de</strong>s performances thermiques <strong>de</strong> la construction neuve ne pose<br />

pas <strong>de</strong> problèmes, encore faut-il prendre conscience que le taux <strong>de</strong> renouvèlement<br />

du parc immobilier est faible. En France il est <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> 1%. Dès lors, le plus<br />

gros gisement <strong>de</strong> la construction « verte » se trouve dans le gigantesque marché<br />

<strong>de</strong> la réhabilitation. Tout ne pourra pourtant pas être réhabilité. Il se <strong>de</strong>ssine déjà<br />

<strong>de</strong>s drames pour certains foyers parmi les plus fragiles. En raison <strong>de</strong>s prix astronomiques<br />

<strong>de</strong> l’immobilier, les plus démunis sont allés acheter une petite maison<br />

dans une <strong>de</strong> ces zones pavillonnaires qui désenchantent nos banlieues. L’étalement<br />

urbain est une véritable gangrène foncière. Ces pavillons sont construits loin <strong>de</strong><br />

tout, nécessitant le recours obligatoire à la voiture pour aller travailler, faire ses<br />

courses, accompagner les enfants à l’école. Comment ces personnes pourront-elles<br />

faire face à une hausse <strong>de</strong>s factures <strong>de</strong> chauffage, d’électricité tout en gardant <strong>de</strong>ux<br />

voitures pour assurer leur mobilité incompressible ? Rajoutons au tableau la décote<br />

vertigineuse <strong>de</strong> leur bien immobilier en raison <strong>de</strong> la très faible qualité thermique<br />

<strong>de</strong> leur construction. Ceci nécessitera <strong>de</strong>s investissements trop couteux et les<br />

incitations fiscales ne pourront jamais les compenser totalement.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

87<br />

Puisqu’il faut freiner l’étalement urbain et proposer <strong>de</strong> nouvelles solutions<br />

dans l’occupation <strong>de</strong>s territoires et l’aménagement urbain, les éco quartiers<br />

peuvent représenter une alternative intéressante. Ces quartiers feront à terme<br />

partie du projet <strong>de</strong> renouvellement urbain. <strong>Les</strong> techniques <strong>de</strong> construction<br />

sont dites passives, c’est-à-dire assurant une isolation maximale. La priorité est<br />

donnée aux matériaux naturels, les eaux grises sont épurées par <strong>de</strong>s végétaux, les<br />

habitations couvrent les besoins <strong>de</strong> chauffage, d’eau chau<strong>de</strong> sanitaire et d’électricité<br />

grâce aux énergies renouvelables, les déchets organiques sont recyclés<br />

pour produire du biogaz. De tels quartiers existent déjà en Europe du Nord,<br />

construits à proximité <strong>de</strong>s transports publics. Ce sont <strong>de</strong>s prototypes expérimentaux<br />

où la qualité <strong>de</strong> vie est une préoccupation centrale, les constructions<br />

sont sobres mais esthétiques et surtout ceux qui y vivent ont développé <strong>de</strong>s liens<br />

d’interdépendance et <strong>de</strong> respect mutuels.<br />

La construction et la rénovation « verte » est en marche, c’est un marché<br />

immense, foisonnant, passionnant et très prometteur. A tel point que le nouvel<br />

eldorado est aujourd’hui celui <strong>de</strong>s technologies propres, en référence à l’impérieuse<br />

nécessité d’alléger l’empreinte carbone <strong>de</strong> toutes les constructions du<br />

mon<strong>de</strong>, conforment à la feuille <strong>de</strong> route fixée. <strong>Les</strong> économies <strong>de</strong> CO 2<br />

sont ici<br />

faciles à trouver mais elles seront longues à faire effet, compte tenu <strong>de</strong> la taille et<br />

<strong>de</strong> la vétusté du parc immobilier mondial, sans évoquer notre difficulté à penser<br />

différemment nos habitu<strong>de</strong>s et à modifier nos comportements.<br />

Mais, ne rêvons pas, si la construction verte est une très bonne nouvelle en soi<br />

elle ne sauvera pas seule et rapi<strong>de</strong>ment la Terre du réchauffement climatique.<br />

La mobilité est le propre <strong>de</strong> l’homme<br />

Nous aurons toujours besoin <strong>de</strong> nous loger et nous aurons toujours besoin <strong>de</strong><br />

nous déplacer. La mobilité caractérise l’homme et il existera toujours une mobilité<br />

<strong>de</strong> proximité sur laquelle il ne parait pas souhaitable <strong>de</strong> revenir, au risque <strong>de</strong> faire<br />

végéter l’homme dans ses clivages culturels sans possibilité d’échanges et <strong>de</strong><br />

confrontations. Si <strong>de</strong>s doutes sont permis sur l’avenir <strong>de</strong> l’aviation dans sa forme<br />

actuelle, comme nous le verrons plus tard, on peut imaginer que les voitures<br />

ne disparaitront pas. <strong>Les</strong> avancées technologiques permettront <strong>de</strong> mettre sur le<br />

marché <strong>de</strong>s voitures moins polluantes. L’efficacité énergétique <strong>de</strong>s transports<br />

terrestres représentent un autre gisement d’économies <strong>de</strong> CO 2<br />

à notre portée.<br />

Notre pays compte 31 millions <strong>de</strong> voitures, soit une pour <strong>de</strong>ux habitants,<br />

enfants compris. Voitures et véhicules utilitaires sillonnent notre territoire grâce<br />

à un réseau autoroutier crée il y a quelques décennies dans <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong><br />

sécurité et <strong>de</strong> confort jamais égalées auparavant. Un Français aujourd’hui a<br />

parcouru en moyenne 14 000 kilomètres par an, soit 40 par jour, alors que son<br />

ancêtre n’était que rarement sorti <strong>de</strong> son village. Chaque année en France sont<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


88<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

parcourus quelques 880 milliards <strong>de</strong> kilomètres répartis entre le transport aérien<br />

pour 2 %, le train 10 % et la route 88 % (dont 83 % en voiture) ; c’est dire à<br />

quelque point la voiture est chevillée à notre corps.<br />

« II faut adapter la ville à l’automobile » déclarait Georges Pompidou, ancien<br />

prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la République Française, en 1971. L’usage <strong>de</strong> la voiture en milieu<br />

urbain, encouragé dans les années 1970, est <strong>de</strong>venu en moins <strong>de</strong> trente ans un<br />

véritable casse tête pour les pouvoirs publics qui ne trouvent pas <strong>de</strong> solution<br />

pour la remplacer et la bouter hors <strong>de</strong>s murs <strong>de</strong> nos cités. La multiplication <strong>de</strong>s<br />

contraintes sur la circulation automobile en ville ne se sol<strong>de</strong> pas forcément par<br />

un effet positif sur les émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre et un renforcement <strong>de</strong> la<br />

fréquentation <strong>de</strong>s transports en commun. Vue l’importance du parc automobile,<br />

il parait tout autant judicieux d’améliorer les performances environnementales<br />

<strong>de</strong>s véhicules.<br />

Une première observation <strong>de</strong> la politique <strong>de</strong> transport montre en effet que<br />

le fameux report « modal », qui consiste à migrer d’un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> transport à un<br />

autre, surtout <strong>de</strong> la voiture vers les transports en commun, a un gain limité en<br />

matière <strong>de</strong> lutte contre l’effet <strong>de</strong> serre. Le financement <strong>de</strong>s projets d’infrastructures<br />

alternatifs qui permettent la construction <strong>de</strong> voies fluviales ou le ferroutage,<br />

représentent <strong>de</strong>s sommes astronomiques par rapport au volume d’émissions<br />

évitées. Ainsi, pour économiser 1 million <strong>de</strong> tonnes <strong>de</strong> CO 2<br />

sur les 140 millions<br />

émises par l’ensemble <strong>de</strong>s transports par an en France, il faudrait augmenter le<br />

fret ferroviaire <strong>de</strong> 40 % par rapport à son niveau <strong>de</strong> 2005. La mise en place <strong>de</strong><br />

trois autoroutes ferroviaires <strong>de</strong> 600 km ne ferait qu’économiser 0.5 millions <strong>de</strong><br />

tonnes <strong>de</strong> CO 2<br />

par an pour chacune d’entre elles. A titre <strong>de</strong> comparaison, la mise<br />

aux normes du parc <strong>de</strong> véhicules automobiles à 120 grammes <strong>de</strong> CO 2<br />

par km/<br />

an ferait économiser 35 millions <strong>de</strong> tonnes ! Il semble évi<strong>de</strong>nt que les véritables<br />

gisements se trouvent dans l’amélioration <strong>de</strong> la motorisation <strong>de</strong> l’ensemble du<br />

parc automobile, les poids lourds étant compris dans cet effort.<br />

Le levier semble beaucoup plus efficace sur la motorisation <strong>de</strong>s véhicules<br />

que sur le financement <strong>de</strong>s projets d’infrastructures très lourds et produisant <strong>de</strong>s<br />

effets faibles sur l’effet <strong>de</strong> serre, et en outre différé dans le temps (le temps <strong>de</strong><br />

la construction est un temps long). Pour autant, cela ne doit pas nous dispenser<br />

d’une réflexion en profon<strong>de</strong>ur sur l’usage <strong>de</strong> la voiture en milieu urbain. La<br />

voiture existera toujours, au grand regret <strong>de</strong> certains qui souhaitaient la reléguer<br />

au magasin <strong>de</strong>s accessoires du XX e siècle. <strong>Les</strong> sommes engagées en faveur <strong>de</strong>s<br />

transports collectifs n’ont pas fondamentalement changé la donne en ville même<br />

si l’on peut observer une amélioration du confort, <strong>de</strong> l’accessibilité et <strong>de</strong> la<br />

qualité <strong>de</strong> vie urbaine. Pourquoi <strong>de</strong>s résultats si faibles ? L’urbanisation croissante<br />

gomme tous les bénéfices <strong>de</strong> la mise en service <strong>de</strong> transports collectifs. Il est très<br />

rare <strong>de</strong> trouver un travailleur suffisamment audacieux pour se lancer en transport<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

89<br />

en commun ou en vélo dans un trajet <strong>de</strong> banlieue à banlieue, alors que ce sont<br />

précisément ces trajets qui augmentent. Il y a et il y aura <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong><br />

déplacement en gran<strong>de</strong> périphérie où la voiture règne en toute puissance, sans<br />

compétition réelle.<br />

Notons que si la France et l’Europe occi<strong>de</strong>ntale sont entrées dans une<br />

phase <strong>de</strong> maturité concernant la circulation automobile, il en va complètement<br />

différemment <strong>de</strong>s pays émergents qui vivent une croissance exponentielle <strong>de</strong><br />

leur parc <strong>de</strong> véhicules et <strong>de</strong> leurs projets d’infrastructures. <strong>Les</strong> projections <strong>de</strong> la<br />

circulation en 2030 donne le vertige. Encore une fois, l’enjeu est bien davantage<br />

dans la motorisation et dans les performances environnementales <strong>de</strong>s véhicules<br />

qui inon<strong>de</strong>ront <strong>de</strong>main les marchés chinois et indiens.<br />

Peut-on attendre tranquillement la hausse du cours du baril ? Allons-nous y<br />

ajouter une taxe afin d’accélérer la désintoxication et financer le développement<br />

<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> transports « doux » partout dans le mon<strong>de</strong> ? Ce débat fait rage<br />

en ce moment mais semble se heurter à <strong>de</strong>s décennies d’organisation <strong>de</strong> la ville<br />

complètement dédiée à l’automobile. Comment détricoter cet écheveau sans<br />

mettre à mal la compétitivité <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> transports qui sont au cœur <strong>de</strong> la<br />

croissance ?<br />

L’usage <strong>de</strong> la voiture va aussi changer. C’est davantage le service attaché à<br />

la voiture que sa propriété elle-même qui va compter dans une société engagée<br />

toute entière dans un plan massif <strong>de</strong> réduction <strong>de</strong>s émissions <strong>de</strong> CO 2<br />

. Pourquoi<br />

avoir en ville une voiture qui monte jusqu’à 130 km/h alors que la vitesse est<br />

limitée à 50km/h ? A terme, la ville appartiendra à <strong>de</strong>s véhicules plus légers et<br />

moins rapi<strong>de</strong>s, aux véhicules partagés. L’usage <strong>de</strong> la voiture, notamment dans<br />

les pays occi<strong>de</strong>ntaux, sera plus raisonné. Pendant toute la phase <strong>de</strong> transition <strong>de</strong><br />

vingt ans, le coût <strong>de</strong>s carburants y ai<strong>de</strong>ra aussi.<br />

Demain, notre voiture aura une motorisation hybri<strong>de</strong>, elle roulera à la pile<br />

à combustible, aux biocarburants <strong>de</strong> <strong>de</strong>uxième génération, elle se raccor<strong>de</strong>ra au<br />

réseau électrique. La technologie verte au sein <strong>de</strong> la voiture représente un gisement<br />

d’économie <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre accessible, à <strong>de</strong>s coûts raisonnables. A l’instar<br />

<strong>de</strong> ce qui est observé dans le bâtiment, les voitures <strong>de</strong> <strong>de</strong>main seront beaucoup<br />

plus propres à l’horizon 2030. Mais elles seront aussi beaucoup plus nombreuses<br />

et le taux <strong>de</strong> renouvellement du parc ne permettra pas <strong>de</strong> faire bénéficier <strong>de</strong>s<br />

technologies les plus avancées à ceux qui accè<strong>de</strong>ront à l’automobile.<br />

Si les avancées technologiques sont acquises pour la construction et les<br />

véhicules terrestres, il reste le secteur du transport aérien et celui <strong>de</strong> la production<br />

énergétique où les autres gains <strong>de</strong> CO 2<br />

sont beaucoup plus aléatoires à l’horizon<br />

2030.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


90<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Le transport aérien, un produit <strong>de</strong> luxe<br />

Le transport aérien est face à un casse tête géant, sans aucune commune mesure<br />

avec les autres mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> transports. La situation est tellement complexe que l’on<br />

peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si ceux qui annoncent le taux <strong>de</strong> croissance pharamineux du<br />

transport aérien vivent bien sur la même planète que nous ou dans un mon<strong>de</strong><br />

imaginaire sans contraintes. <strong>Les</strong> estimations <strong>de</strong>s organismes institutionnels parient<br />

sur un doublement du transport aérien entre 2005 et 2020. La croissance du<br />

trafic sur les 10 <strong>de</strong>rnières années a profité à l’Amérique du Nord et à l’Europe.<br />

Aujourd’hui, le taux d’accroissement du trafic dans la zone Asie-Pacifique est<br />

toutefois supérieur à celui <strong>de</strong> l’Europe et cette région pourrait <strong>de</strong>venir la <strong>de</strong>uxième<br />

du classement. Le trafic chinois, relativement faible aujourd’hui, a un taux <strong>de</strong><br />

croissance tel qu’il pourrait à lui seul modifier certaines prévisions. Une synthèse<br />

<strong>de</strong>s prévisions <strong>de</strong> croissance <strong>de</strong> l’Organisation <strong>de</strong> l’aviation civile internationale<br />

(OACI) et <strong>de</strong> l’Airports Council International (ACI) à l’horizon <strong>de</strong> 2020 constate<br />

que ces prévisions s’établissent en moyenne à 4,5 % d’augmentation par an pour le<br />

trafic mondial. Donc, en 2007, plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux milliards <strong>de</strong> personnes sont montés<br />

dans un avion et on envisage d’atteindre 8 milliards en 2020. Mais ce qui pourrait<br />

passer pour une nouvelle enthousiasmante pour les constructeurs d’avions et les<br />

compagnies aériennes peut tourner rapi<strong>de</strong>ment au cauchemar.<br />

Toujours plus <strong>de</strong> croissance aérienne<br />

Voici un secteur confronté à une triple augmentation, celle du trafic, du coût<br />

du kérosène et <strong>de</strong>s émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre. Comment dans ces conditions<br />

assurer la croissance d’un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> transport au cœur <strong>de</strong> notre mobilité ? L’avion<br />

est un produit <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> consommation, <strong>de</strong>viendra-t-il <strong>de</strong>main un produit <strong>de</strong><br />

luxe pour nantis ?<br />

Exclu à l’origine, grâce à un lobbying efficace, du champ du protocole <strong>de</strong><br />

Kyoto, le transport aérien doit à présent y négocier son entrée et ses futurs quotas<br />

<strong>de</strong> CO 2<br />

. Ce secteur est un gros contributeur <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre. Un long<br />

courrier actuel transportant 400 passagers sur 15 000 kilomètres consomme<br />

près <strong>de</strong> 500 litres par passager et rejette 330 kilos d’équivalent carbone, et le<br />

double si on ajoute les autres gaz à effet <strong>de</strong> serre hors CO 2<br />

tels que le monoxy<strong>de</strong><br />

ou le dioxy<strong>de</strong> d’azote. Au bout <strong>de</strong> compte on peut considérer que la quantité <strong>de</strong><br />

gaz à effet <strong>de</strong> serre par passager est i<strong>de</strong>ntique à celle rejetée au cours d’un trajet<br />

en grosse cylindrée. Cependant les avions ont rarement un taux <strong>de</strong> remplissage <strong>de</strong><br />

100 % et étant <strong>de</strong> plus en plus nombreux, ils parcourent un nombre plus élevé<br />

<strong>de</strong> kilomètres. L’avion est donc le mo<strong>de</strong> transport le plus émetteur <strong>de</strong> gaz à effet<br />

<strong>de</strong> serre au mon<strong>de</strong>. L’empreinte carbone du transport aérien, selon le rapport<br />

du GIEC, serait <strong>de</strong> l’ordre du 3,5 % <strong>de</strong>s émissions générales produites par les<br />

activités humaines. En tenant compte <strong>de</strong> l’augmentation du trafic et <strong>de</strong> l’amélio-<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

91<br />

ration <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> combustion, le GIEC a également calculé que l’empreinte<br />

carbone du transport aérien en 2050 serait <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> 1,5 milliards <strong>de</strong> tonnes<br />

soit l’équivalent <strong>de</strong>s émissions totales d’un pays comme la Russie en 2002.<br />

A l’instar <strong>de</strong> tous les secteurs économiques totalement dépendants du<br />

pétrole, les réserves s’épuisent… et la consommation augmente. Sur la pério<strong>de</strong><br />

1992-2002, la consommation du fuel s’est accrue <strong>de</strong> 21 %, quand le trafic<br />

aérien passager augmentait <strong>de</strong> 53 %. <strong>Les</strong> prévisions tablent sur une augmentation<br />

régulière <strong>de</strong> 3,8 % <strong>de</strong> fuel par an jusqu’en 2030. Et si la consommation<br />

<strong>de</strong>s avions a été réduite <strong>de</strong> près <strong>de</strong> 70 % <strong>de</strong>puis les années 1960, le contexte<br />

plai<strong>de</strong> plus que jamais pour la naissance d’un carburant susceptible <strong>de</strong> remplacer<br />

celui issu du pétrole. Beaucoup plus que tous les autres mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> transport,<br />

l’avion est pris en tenaille entre la rareté annoncé <strong>de</strong>s carburants fossiles et<br />

la réduction <strong>de</strong>s gaz à effet <strong>de</strong> serre. Une voiture peut compter sur un mix<br />

énergétique « propre », l’avion a une marge <strong>de</strong> manœuvre bien plus réduite en<br />

matière <strong>de</strong> carburant <strong>de</strong> substitution. Une course <strong>de</strong> vitesse est donc engagée. <strong>Les</strong><br />

carburants <strong>de</strong> substitution permettraient <strong>de</strong> produire du kérosène <strong>de</strong> synthèse à<br />

partir <strong>de</strong> gaz naturel, <strong>de</strong> la biomasse ou du charbon. <strong>Les</strong> réserves <strong>de</strong> charbon sont<br />

estimées à plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux siècles mais nous avons vu que cette filière va <strong>de</strong> pair<br />

avec <strong>de</strong>s émissions importantes <strong>de</strong> dioxy<strong>de</strong> <strong>de</strong> carbone (CO 2<br />

). En conséquence,<br />

la production industrielle <strong>de</strong> tels carburants <strong>de</strong> synthèse à partir du charbon doit<br />

être associée à la mise en place <strong>de</strong> systèmes <strong>de</strong> récupération <strong>de</strong> CO 2<br />

sur le site<br />

<strong>de</strong> production. Par contre, si la matière première utilisée est la biomasse, le bilan<br />

CO 2<br />

global est alors très favorable. Mais leur coût reste très élevé. Alors à quand<br />

un bio kérosène ? Pas si simple. Il faut s’assurer, lors du passage à la production<br />

industrielle, du caractère reproductible <strong>de</strong>s propriétés et performances mesurées<br />

dans le cadre <strong>de</strong>s programmes <strong>de</strong> recherche. Reste que la production <strong>de</strong> biomasse<br />

est aussi limitée et ne permettra pas <strong>de</strong> satisfaire tous les besoins sur la terre<br />

comme au ciel.<br />

Sur le papier, les avions pourraient donc voler avec <strong>de</strong>s carburants synthétiques<br />

issus du charbon, du gaz, même <strong>de</strong> la biomasse et <strong>de</strong> l’hydrogène. En pratique<br />

les contraintes et les coûts sont immenses. La formulation du carburant pour<br />

les avions est une équation éminemment complexe. Dans l’aviation, le carburant<br />

sert à produire <strong>de</strong> l’énergie, mais pas seulement. Il refroidit l’huile moteur et<br />

sert d’hydraulique pour certains systèmes. D’une manière générale, il doit être<br />

compatible avec les matériaux utilisés dans l’aviation. L’aviation civile est une<br />

industrie internationale où l’obligation <strong>de</strong> trouver n’importe où le même produit<br />

laisse peu <strong>de</strong> place aux carburants spéciaux. Si carburant <strong>de</strong> substitution il y a,<br />

il faut donc que ce nouveau carburant ait <strong>de</strong>s caractéristiques voisines <strong>de</strong> celles<br />

du kérosène. Dernier argument et non <strong>de</strong>s moindres : la sécurité. Certification<br />

oblige, il faut beaucoup <strong>de</strong> temps – quinze à vingt ans au bas mot – pour mettre<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


92<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

au point un nouveau carburant et le faire accepter par les instances internationales<br />

<strong>de</strong> l’aviation.<br />

En outre, la durée <strong>de</strong> vie actuelle <strong>de</strong>s avions fait que le kérosène sera forcément<br />

le carburéacteur <strong>de</strong> prédilection pour les trente prochaines années.<br />

« Vol » forcé vers <strong>de</strong> nouvelles technologies<br />

Le branle bas <strong>de</strong> combat a sonné pour tous les acteurs du transport aérien qui<br />

doivent, à l’instar <strong>de</strong>s autres secteurs industriels, régler leur <strong>de</strong>tte écologique. Si<br />

les avions sont assurément beaucoup moins gourmands que leurs ancêtres, leur<br />

conception n’a pas beaucoup évolué <strong>de</strong>puis les années 1950 et l’apparition <strong>de</strong><br />

l’avion <strong>de</strong> ligne à turboréacteur. Le transport aérien est soumis à <strong>de</strong>s réglementations<br />

extrêmement strictes qui ren<strong>de</strong>nt toutes les innovations, dans tous les<br />

domaines, très lentes. Tout ce qui serait trop original dans le <strong>de</strong>sign <strong>de</strong> l’avion ne<br />

serait pas reproductible à une échelle industrielle.<br />

En Europe, le Conseil consultatif pour la recherche en aéronautique fixe<br />

un objectif <strong>de</strong> réduction <strong>de</strong> 50 % <strong>de</strong> la consommation d’ici 2020 par rapport<br />

aux avions mis en service en 2000. A côté <strong>de</strong> l’effort technologique <strong>de</strong>mandés<br />

aux constructeurs et aux motoristes, la navigation aérienne est appelée aussi à<br />

contribution. Celles et ceux qui ont pris l’avion ont pu parfois se <strong>de</strong>mandés si<br />

la <strong>de</strong>stination finale allait être atteinte par la route. <strong>Les</strong> temps <strong>de</strong> roulage dans<br />

certains aéroports rivalisent <strong>de</strong> longueur avec <strong>de</strong>s paliers d’approche interminables.<br />

Ceci est du à a congestion du trafic aérien. Il existe un gisement <strong>de</strong> 13 %<br />

d’économies dans la rationalisation <strong>de</strong> ces procédures.<br />

Au <strong>de</strong>rnier salon du Bourget, on ne parlait soudainement plus qu’efficacité<br />

énergétique, qualité environnementale du <strong>de</strong>sign industriel, abandon<br />

<strong>de</strong> l’aluminium au profit <strong>de</strong> la fibre <strong>de</strong> carbone plus légère. Le mot d’ordre :<br />

lâcher du lest, alléger la structure, réduire la masse. Mais le réveil n’est-il pas<br />

trop tardif ? On a 20 ans au mieux avant d’imaginer un nouveau carburant à<br />

l’échelle industrielle capable <strong>de</strong> faire voler tous les avions du mon<strong>de</strong>. En 2030 le<br />

transport aérien sera dans une situation étonnante où il faudra peut-être ressortir<br />

les dirigeables ou recourir à <strong>de</strong>s technologies moins gourman<strong>de</strong>s en carburant<br />

comme les hélices, en attendant l’avion supersonique volant à l’hydrogène ou à<br />

l’énergie solaire.<br />

Un examen approfondi <strong>de</strong> ces contraintes montrent qu’une croissance<br />

annuelle du trafic aérien <strong>de</strong> 5 % par an est une hypothèse qui ne parait pas<br />

résister à l’augmentation <strong>de</strong>s carburants et à la taxation plus que probable du<br />

carbone. Notre mobilité en prendra un sérieux coup. L’avion re<strong>de</strong>viendra un<br />

produit <strong>de</strong> luxe, comme au temps <strong>de</strong> ses débuts. Inutile <strong>de</strong> préciser que les<br />

compagnies low cost ont un avenir limité.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

93<br />

Pour revenir à notre feuille <strong>de</strong> route, en attendant un nouveau carburant<br />

écologiquement acceptable, il semblerait que les économies <strong>de</strong> CO 2<br />

les plus faciles<br />

à gagner pour le transport aérien soient en priorité le poids et la motorisation<br />

<strong>de</strong>s avions et la rationalisation du trafic. Ce qui reste mimine en comparaison <strong>de</strong><br />

l’empreinte croissante du transport aérien sur le réchauffement climatique.<br />

<strong>Les</strong> réductions <strong>de</strong> CO 2<br />

sont à notre portée pour la construction et les<br />

transports terrestres, à condition d’être accompagnées <strong>de</strong> sobriété dans nos<br />

comportements. <strong>Les</strong> économies sont beaucoup plus lointaines, sinon incertaines<br />

pour les autres secteurs. Il s’agit, outre <strong>de</strong> l’efficacité énergétique <strong>de</strong>s avions,<br />

<strong>de</strong> la réduction <strong>de</strong>s gaz à effet <strong>de</strong> serre industriels autres que le CO 2<br />

, <strong>de</strong> la<br />

production énergétique d’origine nucléaire et renouvelable, du reboisement, <strong>de</strong>s<br />

émissions liées au bétail, et <strong>de</strong> la substitution <strong>de</strong> matières premières consommatrices<br />

d’énergie fossiles, <strong>de</strong> la capture du carbone. La révolution verte passera<br />

nécessairement par ces secteurs mais au prix d’investissements colossaux et à<br />

<strong>de</strong>s horizons lointains. Quand nous additionnons tous ces efforts, pourtant<br />

vertigineux, le compte n’est toujours pas bon. Nous sommes encore loin <strong>de</strong><br />

notre total d’économies souhaité à 30 milliards <strong>de</strong> tonnes d’équivalent carbone.<br />

La rupture technologique reste à inventer.<br />

IX. La technologie nous sauvera-t-elle ?<br />

Le marché <strong>de</strong> l’énergie propre représente à la fois un enjeu économique majeur<br />

et le plus grand défi technologique jamais adressé à l’homme. Il existe une pensée<br />

magique très répandue et très vivante « La technologie inventera quelque chose ».<br />

Au risque <strong>de</strong> surprendre, la réponse est sans hésitation : oui. Oui, il y a aura <strong>de</strong>s<br />

solutions techniques, théoriquement oui. Dépassons le sta<strong>de</strong> du vœu pieu et<br />

essayons d’aller aussi loin que possible dans l’exploration <strong>de</strong> cette voie sous un<br />

angle technique, financier et climatique. Laissons aussi à chacun dans cet exercice<br />

ses convictions en matière d’énergie nucléaire, <strong>de</strong> charbon propre, d’énergies<br />

renouvelables, etc. Restons le plus objectif et le plus pragmatique possible sans<br />

ajouter <strong>de</strong> préjugés d’ordre moral, éthique, écologique ou politique. Supposons que<br />

nous n’ayons aucunement besoin <strong>de</strong> donner du sens à notre désir <strong>de</strong> croissance, que<br />

le partage équitable <strong>de</strong>s ressources nous importe peu et que les risques potentiels <strong>de</strong><br />

conflits ne nous concernent pas. En bons petits soldats, prenons donc notre feuille<br />

<strong>de</strong> route « carbone » en mains, et jetons-nous dans la bataille.<br />

L’impasse du scénario vertueux<br />

Imaginons donc un scénario vertueux. Nous sommes dans les meilleures<br />

dispositions possibles et décidons, à l’échelle <strong>de</strong> l’humanité, d’entreprendre<br />

un effort généralisé en matière d’efficacité énergétique, par exemple sur la<br />

construction et la motorisation <strong>de</strong>s véhicules. Imaginons aussi qu’en parallèle<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


94<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

nous décidions d’investir massivement dans les énergies non carbonées, c’est à<br />

dire les énergies renouvelables, le nucléaire et le charbon avec capture et stockage<br />

<strong>de</strong> CO 2<br />

. Dans notre gran<strong>de</strong> sagesse, nous avons aussi anticiper les premières<br />

tensions sur la ressource pétrolière et les biocarburants ont donc déjà réalisé une<br />

percée non négligeable dans le mix énergétique, ainsi que l’électrification <strong>de</strong>s<br />

transports. <strong>Les</strong> consommations croissantes <strong>de</strong>s pays émergents sont aussi prises<br />

en compte conformément aux données <strong>de</strong> l’Agence Internationale <strong>de</strong> l’Energie.<br />

Si ces conditions se vérifiaient, donc, les émissions liées à l’exploitation du parc<br />

électrique, en jouant sur toutes les complémentarités <strong>de</strong>s énergies non carbonées,<br />

diminueraient effectivement, malgré une augmentation <strong>de</strong> la production<br />

<strong>mondiale</strong> électrique. <strong>Les</strong> émissions <strong>mondiale</strong>s <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre passeraient<br />

par un pic dès 2020 pour ensuite décroitre en 2050. La bonne nouvelle <strong>de</strong> ce<br />

scénario est que les émissions semblent stabilisées autour <strong>de</strong> 400 ppm <strong>de</strong> CO 2<br />

,<br />

trajectoire qui est exactement dans la fourchette correspondant à une élévation<br />

<strong>de</strong> température <strong>de</strong> + 2°C.<br />

Dans ce scénario, nous ne souffrons pas <strong>de</strong> la rareté <strong>de</strong>s énergies fossiles car<br />

nous nous serons désintoxiqués progressivement. Des procédés formidables nous<br />

permettront <strong>de</strong> rentrer dans un cycle d’exploitation « décarboné » et <strong>de</strong> fabriquer<br />

<strong>de</strong>s carburants liqui<strong>de</strong>s à base <strong>de</strong> charbon propre.<br />

Nous avons tous envie <strong>de</strong> croire à cette petite mélodie du bonheur. Mais, à y<br />

regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> plus près nous pouvons comprendre qu’il est déjà tout à fait irréaliste.<br />

Il faudrait que soyons déjà engagés dans une politique énergétique concertée et<br />

pacifique à l’échelle du mon<strong>de</strong>, y compris <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s pays producteurs <strong>de</strong><br />

pétrole et <strong>de</strong> gaz. Imaginer <strong>de</strong> passer cette transition énergétique sans risque <strong>de</strong><br />

conflit majeur est en soi une parfaite prouesse. Poursuivons et imaginons que<br />

les difficultés ne viendront pas d’une crise politique. Aucune <strong>de</strong> ces solutions, à<br />

l’exception <strong>de</strong> l’amélioration énergétique <strong>de</strong>s bâtiments et <strong>de</strong>s véhicules, ne sont<br />

pour le moment économiquement compétitives (et encore). Par conséquent nous<br />

voyons mal comment le marché pourrait les développer spontanément. <strong>Les</strong> marchés<br />

restent imparfaits pour promouvoir les éco solutions et n’ont pas la main verte.<br />

Supposons cependant que les marchés s’adaptent très vite et travaillent main<br />

dans la main avec le politique. Dans ce cas, il reste peu probable que les solutions<br />

garantes d’une meilleure gestion <strong>de</strong>s ressources se diffusent rapi<strong>de</strong>ment alors que<br />

le temps presse.<br />

La ressource la plus rare, le temps<br />

Premièrement, la technologie la plus propre du mon<strong>de</strong> ne peut s’affranchir<br />

<strong>de</strong>s coûts <strong>de</strong> fabrication et <strong>de</strong> consommation <strong>de</strong> matières premières. Ainsi, s’il<br />

faut consommer trois litres <strong>de</strong> pétrole pour produire l’équivalent <strong>de</strong> la moitié<br />

en énergie propre, l’équation est-elle si rentable ? <strong>Les</strong> mâts d’éolienne et les<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques<br />

95<br />

cœurs <strong>de</strong> réacteurs nucléaires se construisent avec <strong>de</strong> l’acier, qui est un matériau<br />

<strong>de</strong> plus en plus cher et énergivore dans le cycle <strong>de</strong> sa construction actuelle. <strong>Les</strong><br />

coûts <strong>de</strong>s panneaux solaires augmentent avec le coût <strong>de</strong> la silice. <strong>Les</strong> marges<br />

sur l’éthanol sont en baisse en raison du doublement <strong>de</strong>s cours du maïs. La<br />

révolution verte est entrée dans un passage délicat où les coûts augmentent,<br />

ce qui freine son déploiement. Cette nouvelle économie, à son démarrage, ne<br />

peut s’affranchir <strong>de</strong> l’or noir pour s’imposer et c’est bien là que rési<strong>de</strong> toute la<br />

difficulté ! Combien <strong>de</strong> temps encore cette dépendance va-t-elle durer ?<br />

Deuxièmement, les progrès engrangés grâce aux énergies propres seront<br />

assurément substantiels mais resteront marginaux en comparaison du besoin<br />

en énergie qui va croissant. La montée en puissance <strong>de</strong> la production à faible<br />

émission <strong>de</strong> carbone sera annulée par l’effet volume <strong>de</strong> la croissance démographique<br />

et économique, sachant, comme nous l’avons vu précé<strong>de</strong>mment, que<br />

toute la croissance ne peut reposer sur les énergies renouvelables et sur l’énergie<br />

nucléaire. Quant au charbon propre, il n’existe que notre imagination.<br />

Au final, toutes ces solutions <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt un temps <strong>de</strong> développement<br />

incompressible <strong>de</strong> 20 à 30 ans pour atteindre un sta<strong>de</strong> industriel et donc<br />

un potentiel significatif sur le volume <strong>de</strong>s émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre<br />

évitées. <strong>Les</strong> gran<strong>de</strong>s infrastructures ont une durée <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> quarante ans et leur<br />

remplacement est progressif. <strong>Les</strong> solutions mises en place n’auront pas d’effet<br />

avant une bonne vingtaine d’années. Pour rénover l’ensemble <strong>de</strong>s 30 millions<br />

<strong>de</strong> logements en France il ne nous faudrait pas moins <strong>de</strong> vingt cinq ans ! Que<br />

dire alors <strong>de</strong> tous les pays qui se construisent avec <strong>de</strong>s technologies dont on<br />

sait qu’elles sont déjà préhistoriques. A force d’évoluer dans un espace <strong>de</strong> plus<br />

en plus virtuel, <strong>de</strong> plus en plus miniaturisé, à l’aube <strong>de</strong>s nanotechnologies,<br />

nous avons tendance à oublier que nous vivons avant tout dans un mon<strong>de</strong><br />

matériel, dont l’empreinte est lour<strong>de</strong> et longue à s’estomper. Nous avons<br />

construit un univers bien réel et ancré dans la terre. <strong>Les</strong> tonnes <strong>de</strong> déchets<br />

générées par l’activité humaine sont physiques et non imaginaires. Cette réalité<br />

là est incontournable. Nous sommes <strong>de</strong>s êtres <strong>de</strong> chair et <strong>de</strong> sang vivant dans<br />

un mon<strong>de</strong> forgé pièce, après pièce, à une époque où l’énergie était abondante<br />

et l’environnement une simple carte postale. Combien <strong>de</strong> temps pour épurer,<br />

réparer, évacuer, remettre en état, retrouver le sens ?<br />

Même au prix d’un effort massif, les nouvelles infrastructures énergétiques<br />

ne seront pas financées et construites avant <strong>de</strong> subir les premiers<br />

effets <strong>de</strong> la rareté et les solutions <strong>de</strong> remplacement ne seront pas prêtes au<br />

mieux avant 2040, quelque soient les solutions retenues. Ce que nous avons<br />

sur les paillasses <strong>de</strong> nos laboratoires aujourd’hui ne changera rien à la dérive<br />

climatique et semble déjà obsolète. La rupture en vue est telle que le futur est<br />

d’ores et déjà dépassé.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


96<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Notre belle pensée magique bute donc contre ce délai dont nous avons besoin<br />

pour nous affranchir <strong>de</strong> l’ère fossile. Avant que l’homme, à supposer que cela<br />

soit son rêve le plus cher, déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> s’élever au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s lois <strong>de</strong> la nature et <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>venir un surhomme doué d’une forme d’immortalité, il nous faudra du temps,<br />

et ce temps nous ne pouvons ni l’inventer ni le fabriquer ; il est un élément<br />

incontournable <strong>de</strong> notre équation technologique. Nous pouvons juste essayer <strong>de</strong><br />

l’économiser en modérant notre appétit <strong>de</strong> consommation.<br />

Le scénario vertueux <strong>de</strong> l’anticipation ne se réalisera pas. Il est trop tard.<br />

Nous allons vivre le scénario <strong>de</strong> l’urgence. Au moment où certaines économies<br />

seront confrontées <strong>de</strong> plein fouet à la pénurie <strong>de</strong> pétrole à l’horizon 2015/2020,<br />

le risque est très grand <strong>de</strong> vouloir sauver les meubles et <strong>de</strong> s’engouffrer dans<br />

une production massive <strong>de</strong> charbon sans même se soucier <strong>de</strong> la capture et du<br />

stockage du CO 2<br />

qui apparaitra comme un luxe inabordable et une échéance<br />

trop lointaine. Si cela <strong>de</strong>vait se réaliser, alors les émissions <strong>de</strong> CO 2<br />

issues <strong>de</strong> la<br />

combustion <strong>de</strong> quelque 1 milliard <strong>de</strong> tonnes supplémentaires <strong>de</strong> charbon par an<br />

viendront anéantir tous les efforts <strong>de</strong> limitation faits par ailleurs. <strong>Les</strong> solutions<br />

<strong>de</strong> court terme sont les plus polluantes et les moins chères à mettre en œuvre.<br />

Nos avancées technologiques sont déjà obsolètes et n’inventerons pas la rupture<br />

dans l’étroite fenêtre <strong>de</strong> temps que nous <strong>de</strong>vons au préalable traverser.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biodiversité, un nouveau regard<br />

97<br />

Chapitre 3<br />

Biodiversité,<br />

un nouveau regard<br />

Leçon inaugurale 2006<br />

prononcée par Bernard Chevassus-au Louis<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


98<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Biodiversité, un nouveau regard<br />

sur la diversité du vivant<br />

Le terme « biodiversité », aujourd’hui si courant, n’a pourtant été introduit qu’en 1986 par l’entomologiste<br />

américain Edward O. Wilson 5 , en substitution <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> « diversité biologique »<br />

utilisée jusqu’alors. Le succès <strong>de</strong> ce néologisme tient à notre avis au fait qu’il a symbolisé l’émergence et<br />

la convergence <strong>de</strong> nouvelles visions <strong>de</strong> cette diversité du vivant, aboutissant globalement à proposer un<br />

« nouveau regard » sur cette diversité. Ce nouveau regard met en lumière cinq aspects<br />

principaux :<br />

• son immensité, insoupçonnée jusqu’alors ;<br />

• sa complexité, liée à ses différents niveaux d’organisation et à leurs interactions ;<br />

• sa stabilité, qui ne doit pas être conçue comme un équilibre statique mais s’inscrit dans une<br />

dynamique permanente ;<br />

• son utilité, à travers l’ensemble <strong>de</strong>s « services écologiques » qu’elle apporte ;<br />

• sa fragilité enfin, avec la prise <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong>s impacts humains, souvent irréversibles, sur <strong>de</strong>s<br />

ressources que l’on croyait, parce que vivantes, inépuisables.<br />

C’est autour <strong>de</strong> ces cinq notions que nous allons organiser cet exposé.<br />

I. L’immensité : la nouvelle frontière<br />

Le recensement systématique <strong>de</strong>s espèces animales commence pour l’essentiel<br />

au XVIII e siècle. La date <strong>de</strong> 1758, publication par Linné <strong>de</strong> la dixième édition <strong>de</strong><br />

Systema Naturae 6 , est souvent considérée comme le point <strong>de</strong> départ <strong>de</strong>s inventaires<br />

d’aujourd’hui, basés sur <strong>de</strong>s principes <strong>de</strong> nomenclature universellement acceptés :<br />

Linné y décrit 6 000 espèces végétales et 4 400 espèces animales, dont près du<br />

tiers (1 335) sont <strong>de</strong>s vertébrés. Cependant, à l’aube du XIX e siècle, l’inven-<br />

5 Selon Wilson, ce terme lui aurait en fait été suggéré par l’éditeur <strong>de</strong> son ouvrage (Postel-Vinay, 2000).<br />

6 Le Suédois Carl Linnæus (1707–1778), ennobli en 1792 sous le nom <strong>de</strong> Carl von Linné, a consacré sa vie <strong>de</strong> naturaliste à<br />

recenser et dénommer précisément toutes les espèces animales et végétales, <strong>de</strong>venant ainsi la père <strong>de</strong> la systématique mo<strong>de</strong>rne ;<br />

son œuvre majeure, Systema Naturae, connaît <strong>de</strong> nombreuses éditions successives à partir <strong>de</strong> 1735, et ce n’est qu’à la 10e édition<br />

<strong>de</strong> 1758 qu’il y généralise le système <strong>de</strong> nomenclature à <strong>de</strong>ux noms (en général d’origine latine) définissant <strong>de</strong> façon universelle<br />

successivement le genre et l’espèce ; il a en particulier écrit : « Si tu ignores le nom <strong>de</strong>s choses, même leur connaissance disparaît ».<br />

Nb : cette note, ainsi que la plupart <strong>de</strong>s notes <strong>de</strong> bas <strong>de</strong> page explicatives qui suivent, sont largement inspirées <strong>de</strong> l’encyclopédie<br />

Wikipedia : www.fr.wikipedia.org<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biodiversité, un nouveau regard<br />

99<br />

taire est encore restreint. La seule expédition <strong>de</strong> Nicolas Baudin vers l’Australie<br />

(1800–1804) 7 rapporte plusieurs milliers d’espèces animales nouvelles, en<br />

particulier <strong>de</strong> nombreux invertébrés marins 8 . <strong>Les</strong> multiples explorations qui<br />

suivirent, liées en gran<strong>de</strong> partie à l’expansion coloniale <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s puissances<br />

européennes, ont conduit au chiffre actuel d’environ 350 000 espèces végétales<br />

et 1,3 millions d’espèces animales recensées, au sein <strong>de</strong>squelles les vertébrés ne<br />

représentent plus que 4 %. S’y ajoutent quelques dizaines <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong> microorganismes<br />

pour aboutir à l’estimation d’environ 1,7 million d’espèces vivantes<br />

connues.<br />

Cependant, en dépit <strong>de</strong> ces efforts <strong>de</strong> générations <strong>de</strong> naturalistes, cet<br />

inventaire est aujourd’hui considéré comme extrêmement partiel et, en outre,<br />

biaisé par rapport à la réalité.<br />

Un inventaire très partiel<br />

Au milieu <strong>de</strong>s années soixante-dix, l’opinion majoritaire chez les biologistes<br />

était que cet inventaire <strong>de</strong> la biodiversité animale était, pour l’essentiel, réalisé.<br />

Cette opinion a sans doute conduit à considérer que la taxonomie et la systématique<br />

9 n’étaient plus <strong>de</strong>s disciplines d’avenir et que les chercheurs encore actifs<br />

dans ce domaine suffiraient à achever ce recensement.<br />

Le développement <strong>de</strong> nouveaux outils d’exploration, plus ou moins sophistiqués,<br />

est venu bouleverser cette vision. Parmi ces outils, on peut citer <strong>de</strong>s<br />

métho<strong>de</strong>s d’inventaire exhaustif comme le « fogging » (projection d’insectici<strong>de</strong>s<br />

sur l’ensemble du feuillage d’un arbre, permettant <strong>de</strong> récolter la quasi-totalité <strong>de</strong><br />

la faune présente) ou les outils <strong>de</strong> plongée profon<strong>de</strong> qui ont permis d’explorer le<br />

plancher océanique, et en particulier ce qui vit autour <strong>de</strong> ses sources hydrothermales.<br />

De ce fait, si la découverte <strong>de</strong> nouveaux mammifères ou oiseaux est<br />

maintenant limitée à quelques espèces par an, les autres groupes animaux, et en<br />

particulier les invertébrés, continuent à fournir une moisson annuelle <strong>de</strong> plus<br />

<strong>de</strong> 10 000 espèces nouvelles, soit un taux d’enrichissement -variable selon les<br />

groupes- <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> 0,9 % par an. <strong>Les</strong> estimations du nombre d’espèces restant<br />

à décrire sont, pour la plupart <strong>de</strong>s groupes d’invertébrés, <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> cinq à dix<br />

fois supérieures à celle du nombre <strong>de</strong>s espèces découvertes.<br />

7 Nicolas Thomas Baudin (1754-1803), marin français, a commandé à partir <strong>de</strong> 1800 ce qui fut l’un <strong>de</strong>s plus grands voyages<br />

scientifiques <strong>de</strong> tous les temps avec les <strong>de</strong>ux bateaux Le Géographe et Le Naturaliste qui embarquaient vers l’Australie neuf zoologistes<br />

et botanistes ; il mourut <strong>de</strong> tuberculose pendant le voyage, mais les survivants rapportèrent <strong>de</strong>s dizaines <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong> spécimens<br />

<strong>de</strong> plantes inconnues, 2 500 échantillons <strong>de</strong> minéraux, 12 cartons <strong>de</strong> notes, observations et carnets <strong>de</strong> voyages, 1 500 esquisses<br />

et peintures.<br />

8 Nous utiliserons ce terme « invertébrés » par commodité, même si cet ensemble n’est plus considéré comme un regroupement<br />

pertinent en termes évolutifs.<br />

9 Ces <strong>de</strong>ux notions sont très proches : la taxinomie décrit les organismes vivants et les regroupe en entités appelées taxons (famille,<br />

genre, espèces, etc.) ; la systématique a pour objet <strong>de</strong> dénombrer et <strong>de</strong> classer ces taxons dans un certain ordre ; elle est à la fois<br />

une métho<strong>de</strong> et un résultat.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


100<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Il en est <strong>de</strong> même chez les végétaux, pour lesquelles les végétaux supérieurs<br />

sont considérés comme connus dans leur gran<strong>de</strong> majorité, alors que d’autres<br />

groupes comme les algues restent pour l’essentiel à inventorier.<br />

L’estimation du nombre d’espèces encore à découvrir ne peut par définition<br />

se faire que par <strong>de</strong>s approches indirectes et ne fournit que <strong>de</strong>s ordres <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur.<br />

Ainsi, en extrapolant la relation qui relie, pour <strong>de</strong>s espèces visibles à l’œil nu, la<br />

taille <strong>de</strong>s individus et le nombre d’espèces connues correspondant à cette taille,<br />

on estime actuellement entre 10 et 50 millions le nombre total d’espèces, dont<br />

l’essentiel serait constitué d’espèces <strong>de</strong> taille inférieure ou égale au millimètre.<br />

Le terme « nouvelle frontière » a donc été proposé pour rendre compte <strong>de</strong> ce<br />

constat d’une vision encore extrêmement partielle et biaisée <strong>de</strong> la biodiversité.<br />

Sur ces bases, si l’on retient une estimation relativement pru<strong>de</strong>nte d’environ<br />

10 millions d’espèces, on est conduit à considérer, au rythme actuel <strong>de</strong>s inventaires,<br />

qu’il faudra encore plusieurs siècles pour s’approcher d’une vision exhaustive <strong>de</strong><br />

cette biodiversité. D’où un premier enjeu : comment définir et mettre en œuvre,<br />

sur <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s suffisamment longues, <strong>de</strong>s stratégies pertinentes d’inventaire ?<br />

Le défi <strong>de</strong> la classification « naturelle »<br />

De manière sans doute plus discrète mais tout aussi importante s’est<br />

produite, à la fin du XX e siècle, une autre révolution conceptuelle : celle<br />

relative à la classification du vivant. En proposant <strong>de</strong> sélectionner, parmi tous<br />

les caractères permettant <strong>de</strong> juger <strong>de</strong> la ressemblance entre les espèces, ceux qui<br />

ont une véritable signification évolutive, Willy Hennig 10 a introduit à la fin <strong>de</strong>s<br />

années soixante une nouvelle métho<strong>de</strong> qui remet en cause une bonne part <strong>de</strong>s<br />

classements précé<strong>de</strong>nts. Cette approche a conduit notamment à démanteler<br />

certains groupes <strong>de</strong> vertébrés « classiques », comme les poissons ou les reptiles,<br />

qui apparaissent dorénavant comme membres <strong>de</strong> plusieurs lignées distinctes.<br />

On pourrait considérer que cette ambition <strong>de</strong> développer <strong>de</strong>s classifications<br />

rendant compte aussi précisément que possible <strong>de</strong> l’histoire évolutive <strong>de</strong>s espèces<br />

n’est qu’un exercice purement académique et n’a guère d’inci<strong>de</strong>nces pratiques.<br />

C’est pourtant une vision opposée qu’il convient d’avoir <strong>de</strong> ces enjeux : repérer<br />

<strong>de</strong>s espèces évolutivement proches, c’est par exemple préciser dans un complexe<br />

d’espèces d’insectes celles qui peuvent transmettre ou non un parasite donné ; c’est<br />

également permettre la recherche <strong>de</strong> molécules bioactives chez <strong>de</strong>s espèces proches,<br />

lorsqu’une propriété a été i<strong>de</strong>ntifiée chez une espèce difficilement exploitable ;<br />

c’est aussi gérer <strong>de</strong> manière plus durable <strong>de</strong>s stratégies <strong>de</strong> lutte contre les insectes<br />

ravageurs, en définissant précisément l’aire d’extension <strong>de</strong>s espèces.<br />

10 Willy Hennig (1913-1976), biologiste allemand, a proposé une nouvelle classification dite « phylogénétique » fondée sur ce que les<br />

êtres vivants ont (au niveau morphologique comme au niveau moléculaire), et non pas, en première instance, sur ce qu’ils n’ont pas<br />

(on évitera alors « invertébrés ») ou sur ce qu’ils font (on évitera alors « vivipares », « fouisseurs »). Elle regroupe les êtres vivants<br />

sur les ressemblances qui sont évolutivement innovantes.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biodiversité, un nouveau regard<br />

101<br />

La « matière noire » <strong>de</strong> la biodiversité : les micro-organismes<br />

A cette diversité, déjà considérable, <strong>de</strong>s « êtres organisés » 11 s’ajoute en outre<br />

une « matière noire » infiniment moins connue, à savoir celle <strong>de</strong>s unicellulaires<br />

et surtout <strong>de</strong>s bactéries 12 . Sur la base <strong>de</strong> leur contenu en azote et phosphore, on<br />

estime que ces bactéries représenteraient 90 % <strong>de</strong> la matière vivante. Leur rôle<br />

dans le fonctionnement <strong>de</strong>s grands cycles bio-géo-chimiques serait donc considérable.<br />

Pour ne prendre qu’un exemple, on a découvert en 1988 dans le plancton<br />

océanique une bactérie <strong>de</strong> moins d’un millième <strong>de</strong> millimètre (micron), prochlorococcus,<br />

qui serait responsable à elle seule <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> la moitié <strong>de</strong> la production <strong>de</strong><br />

plancton <strong>de</strong> l’océan et serait donc l’espèce utilisant la photosynthèse à la fois la<br />

plus petite et la plus abondante <strong>de</strong> la planète.<br />

Il est vraisemblable que le nombre <strong>de</strong> ces espèces 13 est très supérieur à celui<br />

<strong>de</strong>s êtres organisés : on avance actuellement le chiffre <strong>de</strong> 1 à 10 milliards, à<br />

comparer aux 6 000 espèces aujourd’hui i<strong>de</strong>ntifiées.<br />

Enfin, si l’on regar<strong>de</strong> la diversité entre ces espèces, en se basant par exemple<br />

sur le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> ressemblance <strong>de</strong>s séquences <strong>de</strong> certains ARN 14 , il apparaît que<br />

l’ensemble <strong>de</strong>s organismes pluricellulaires, <strong>de</strong>s champignons à l’homme, est<br />

étonnamment homogène au regard <strong>de</strong> la diversité microbienne. Cette gran<strong>de</strong><br />

diversité <strong>de</strong>s microorganismes résulte sans doute à la fois <strong>de</strong> leur très gran<strong>de</strong><br />

ancienneté évolutive et <strong>de</strong> leur très rapi<strong>de</strong> multiplication.<br />

On observe en revanche une très gran<strong>de</strong> diversité fonctionnelle, par exemple<br />

dans <strong>de</strong>s aptitu<strong>de</strong>s originales à dégra<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s produits variés dans <strong>de</strong>s conditions<br />

physico-chimiques parfois extrêmes (température, salinité, teneur en oxygène du<br />

milieu). D’où un intérêt extrêmement fort <strong>de</strong>s entreprises <strong>de</strong> biotechnologie pour<br />

l’exploration <strong>de</strong> cette diversité microbienne 15 . En effet, on dispose aujourd’hui <strong>de</strong><br />

métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> biologie moléculaire qui permettent <strong>de</strong> s’affranchir <strong>de</strong> la nécessité<br />

<strong>de</strong> cultiver les bactéries pour pouvoir les étudier. Cette fraction cultivable ne<br />

représentait qu’une faible proportion <strong>de</strong>s espèces présentes dans un écosystème<br />

–moins <strong>de</strong> 1 % sans doute– et n’était sans doute pas représentative, les espèces<br />

tolérantes à l’oxygène étant par exemple surreprésentées. Ces nouvelles possibilités<br />

expliquent le lancement récent <strong>de</strong> nombreux programmes <strong>de</strong> séquençage<br />

<strong>de</strong> « métagénomes » bactériens (ensemble <strong>de</strong>s génomes <strong>de</strong>s différentes espèces<br />

présentes dans un écosystème), comme ceux <strong>de</strong> la flore digestive humaine ou <strong>de</strong><br />

la station d’épuration d’Evry.<br />

11 Organisés : constitués d’ensemble <strong>de</strong> cellules « eucaryotes », c’est-à-dire possédant un vrai noyau.<br />

12 Unicellulaires et bactéries, dites « procaryotes » car sans noyau véritable.<br />

13 Nous ne discuterons pas ici la question difficile <strong>de</strong> la définition d’une espèce bactérienne…<br />

14 L’ARN, aci<strong>de</strong> ribonucléique, comme l’ADN, est utilisé par la cellule pour transmettre l’information à l’extérieur du noyau, et pour<br />

synthétiser <strong>de</strong>s protéines à partir <strong>de</strong> ces informations.<br />

15 La fondation <strong>de</strong> Craig Venter, l’un <strong>de</strong>s pionniers du séquençage du génome humain, explore ainsi les fonds océaniques pour<br />

constituer une collection originale <strong>de</strong> peuplements bactériens et caractériser leurs propriétés.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


102<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

En conclusion <strong>de</strong> ce premier volet, on perçoit donc le caractère extrêmement<br />

partiel et biaisé <strong>de</strong> notre perception actuelle <strong>de</strong> la biodiversité, basée essentiellement<br />

sur <strong>de</strong>s espèces observables à l’œil nu, elles-mêmes connues <strong>de</strong> manière<br />

très limitée, et donc la nécessité d’intégrer ce changement <strong>de</strong> vision dans les<br />

stratégies <strong>de</strong> conservation.<br />

II. La complexité : les multiples niveaux d’organisation<br />

A ce défi <strong>de</strong> l’inventaire <strong>de</strong>s espèces est venue se surajouter une conviction<br />

<strong>de</strong> plus en plus forte <strong>de</strong>s biologistes : la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> la diversité spécifique ne<br />

constituait qu’une <strong>de</strong>s dimensions <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scription et <strong>de</strong> la compréhension <strong>de</strong> la<br />

biodiversité et d’autres niveaux d’organisation <strong>de</strong>vaient être pris en compte.<br />

Cette idée n’est apparue que progressivement ; ce n’est qu’en 1992 qu’Eugène<br />

Odum 16 proposait l’idée que « la biodiversité <strong>de</strong>vait inclure la diversité génétique et la<br />

diversité paysagère ». En outre, cette présentation –désormais classique– en trois<br />

niveaux mérite, comme nous allons le voir, d’être discutée et affinée.<br />

La diversité intra-spécifique<br />

A ce niveau, on évoque le plus souvent la question <strong>de</strong> la diversité génétique<br />

mais il convient <strong>de</strong> considérer également un concept plus large, celui <strong>de</strong> diversité<br />

phénotypique 17 . En effet, les traits acquis par un individu au cours <strong>de</strong> son<br />

développement et <strong>de</strong> sa vie, qu’ils résultent d’influences génétiques ou environnementales,<br />

gouvernent <strong>de</strong> fait sa valeur sélective -et donc les capacités <strong>de</strong> survie<br />

et d’adaptation <strong>de</strong> l’espèce- ainsi que son rôle dans l’écosystème : un jeune chêne,<br />

un arbre adulte et un tronc mort sont <strong>de</strong>s entités écologiquement différentes,<br />

et l’on reconnaît aujourd’hui l’intérêt <strong>de</strong> prendre en compte cette diversité dans<br />

la gestion d’un massif forestier. Un même génotype, par exemple un clone <strong>de</strong><br />

peuplier ou <strong>de</strong> souris, pourra donc exprimer une diversité non négligeable, au<br />

niveau du phénotype.<br />

En outre, on sait maintenant que, chez les vertébrés supérieurs, <strong>de</strong>s comportements<br />

acquis peuvent se transmettre « culturellement » <strong>de</strong> manière verticale<br />

(<strong>de</strong> la mère à l’enfant, par apprentissage) ou horizontale (par imitation par les<br />

congénères) et permettre une adaptation beaucoup plus rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> la population<br />

que les mécanismes <strong>de</strong> sélection darwinienne. Ainsi, les oiseaux possè<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s<br />

« dialectes » locaux transmis par imitation mais souvent très stables, qui peuvent<br />

jouer un rôle dans les interactions entre populations différentes, même génétiquement<br />

proches. C’est pourquoi la prise en compte <strong>de</strong> ces différentes facettes<br />

<strong>de</strong> la diversité entre individus apparaît indispensable.<br />

16 Eugène Odum, scientifique américain (1913-2002), est un <strong>de</strong>s pionniers <strong>de</strong> l’écologie <strong>de</strong> l’écosystème.<br />

17 Si le génotype est le caractère héréditaire d’un individu, lié à ses gènes, qui le relie à ses semblables, le phénotype est l’ensemble <strong>de</strong>s<br />

caractères anatomiques, morphologiques, physiologiques, etc. qui le différencient personnellement (par exemple couleur <strong>de</strong>s yeux<br />

ou <strong>de</strong>s cheveux). Il est étroitement dépendant <strong>de</strong>s protéines qu’il est capable <strong>de</strong> produire.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biodiversité, un nouveau regard<br />

103<br />

Cette diversité intra-spécifique a longtemps, à notre avis, été sous-estimée et<br />

ceci pour au moins <strong>de</strong>ux raisons :<br />

• La première est conceptuelle : dans la conception <strong>de</strong> l’espèce développée<br />

par Linné, l’important est <strong>de</strong> décrire les « types », supposés refléter l’œuvre<br />

du Créateur. La célèbre maxime <strong>de</strong> Linné « Deus creavit, Linnaeus disposuit »<br />

exprime explicitement ce point <strong>de</strong> vue. <strong>Les</strong> variations autour <strong>de</strong> ce type<br />

permettent éventuellement <strong>de</strong> définir la part d’aléa dans la réalisation <strong>de</strong> ce<br />

type (on parle souvent « d’erreur standard » pour désigner ce qui est en fait<br />

un écart-type), mais ne recèlent pas d’informations pertinentes.<br />

• La secon<strong>de</strong> est pratique : à la différence <strong>de</strong>s espèces domestiques pour<br />

lesquelles existent <strong>de</strong> nombreuses races et variétés ayant <strong>de</strong>s caractères <strong>de</strong><br />

coloration ou <strong>de</strong> morphologie très variés, les espèces sauvages apparaissent,<br />

à l’examen visuel, constituées d’individus très similaires. D’où l’idée qu’en<br />

l’absence d’intervention humaine, les « mutants » étaient rares dans les<br />

populations naturelles. <strong>Les</strong> ouvrages <strong>de</strong> biologie <strong>de</strong>s populations <strong>de</strong>s<br />

années soixante témoignent <strong>de</strong> ces débats et les premiers généticiens durent<br />

longtemps s’appuyer sur un nombre restreint <strong>de</strong> modèles (la mouche du<br />

vinaigre dite drosophile, les escargots du genre cepea, etc.).<br />

Citons à nouveau Linné, qui résume ces <strong>de</strong>ux notions dans « Systema Naturae »<br />

(1737) : « Toutes les espèces tiennent leur origine <strong>de</strong> leur souche, en première instance, <strong>de</strong> la<br />

main même du Créateur Tout-Puissant, car l’Auteur <strong>de</strong> la Nature, en créant les espèces, imposa<br />

à ses créatures une loi éternelle <strong>de</strong> reproduction et <strong>de</strong> multiplication dans les limites <strong>de</strong> leur propre<br />

type. En fait, et dans bien <strong>de</strong>s cas, il leur accor<strong>de</strong> le pouvoir <strong>de</strong> jouer avec leur aspect extérieur,<br />

mais jamais celui <strong>de</strong> passer d’une espèce dans l’autre ; d’où les <strong>de</strong>ux sortes <strong>de</strong> différences existant<br />

entre les plantes : l’une étant la différence vraie, la diversité née <strong>de</strong> la main sage du Tout-Puissant,<br />

mais l’autre la variation <strong>de</strong> la coquille extérieure due au caprice <strong>de</strong> la Nature. Qu’un jardin soit<br />

ensemencé <strong>de</strong> mille graines différentes, que le jardinier mette un soin constant à y cultiver <strong>de</strong>s<br />

formes anormales et, en quelques années, le jardin comprendra 6 000 variétés que le commun <strong>de</strong>s<br />

botanistes nomme espèces. Et ainsi, je distingue les variétés du Créateur Tout-Puissant, qui sont les<br />

vraies, <strong>de</strong>s variétés anormales du jardinier. Je considère les premières <strong>de</strong> la plus gran<strong>de</strong> importance<br />

à cause <strong>de</strong> leur Auteur, je rejette les autres à cause <strong>de</strong> leurs auteurs. <strong>Les</strong> premières persistent et<br />

ont persisté <strong>de</strong>puis le début du mon<strong>de</strong>, les autres, étant <strong>de</strong>s monstruosités, ne peuvent revendiquer<br />

qu’une vie brève ».<br />

Il a fallu attendre la fin <strong>de</strong>s années soixante, et surtout quatre-vingts 18 , pour<br />

constater que la variation intra-spécifique était générale et concernait au moins<br />

autant les espèces sauvages que les espèces domestiques.<br />

18 14 Années soixante, avec l’introduction <strong>de</strong> métho<strong>de</strong>s simples d’étu<strong>de</strong> du polymorphisme enzymatique par électrophorèse ; années<br />

quatre-vingts, avec l’accès direct à la variation <strong>de</strong> l’ADN nucléaire ou mitochondrial.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


104<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Il apparaît donc désormais nécessaire <strong>de</strong> décrire et <strong>de</strong> prendre en compte<br />

l’organisation <strong>de</strong> cette diversité génétique intra-spécifique. Trois niveaux<br />

principaux sont à distinguer :<br />

• La variation entre les populations, cette notion <strong>de</strong> population étant plus ou moins<br />

aisée à établir. En effet, certaines espèces, comme les espèces aquatiques lacustres,<br />

sont réparties en groupes géographiquement disjoints ; d’autres, comme la<br />

plupart <strong>de</strong>s oiseaux ou les poissons marins, présentent une répartition sans<br />

discontinuité biogéographique évi<strong>de</strong>nte. L’analyse génétique va donc révéler<br />

<strong>de</strong>s situations variées, allant <strong>de</strong> populations très différenciées –et n’ayant donc<br />

que très peu d’échanges avec les populations voisines– à <strong>de</strong>s ensembles dans<br />

lesquels la probabilité d’accouplement est la même entre tous les individus <strong>de</strong><br />

l’espèce. Entre ces <strong>de</strong>ux extrêmes, la notion <strong>de</strong> « métapopulation » désigne<br />

un ensemble <strong>de</strong> populations présentant une certaine différenciation –due à<br />

une reproduction préférentielle à l’intérieur <strong>de</strong> la population– mais ayant un<br />

taux d’échanges génétiques non négligeable entre les populations. Si l’on prend<br />

l’exemple du saumon atlantique, on distingue <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s métapopulations<br />

représentant respectivement les populations européennes et nord-américaines,<br />

au sein <strong>de</strong>squelles la variation entre les populations sera plus limitée.<br />

• La variation entre les individus à l’intérieur <strong>de</strong> chaque population, qui pourra<br />

varier d’une population à l’autre en fonction <strong>de</strong> divers paramètres, en<br />

particulier le <strong>de</strong>gré d’isolement et l’effectif <strong>de</strong> la population.<br />

• La variation à l’intérieur <strong>de</strong> chaque individu, c’est-à-dire la diversité <strong>de</strong>s allèles <strong>de</strong><br />

chaque gène <strong>de</strong> l’individu 19 .<br />

Au sein d’une population, la répartition <strong>de</strong> la diversité entre et à l’intérieur <strong>de</strong><br />

chaque individu dépendra en particulier du mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> reproduction. Ainsi, chez<br />

les plantes se reproduisant préférentiellement par autofécondation (comme le<br />

blé, les haricots), la variation intra-individuelle sera faible et celle entre individus<br />

forte. Ce sera l’inverse pour <strong>de</strong>s espèces ou les individus échangent largement leur<br />

pollen (comme le maïs ou le colza). L’homme a pu jouer sur ce phénomène pour<br />

créer, par exemple dans le cas <strong>de</strong>s maïs hybri<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>s populations constituées<br />

d’individus possédant une forte diversité intra-individuelle –et donc une bonne<br />

capacité d’adaptation– mais tous génétiquement i<strong>de</strong>ntiques, d’où parfois une<br />

gran<strong>de</strong> vulnérabilité à certains ravageurs.<br />

Une telle <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> l’organisation <strong>de</strong> la diversité intra-spécifique sera<br />

nécessaire à la gestion rationnelle <strong>de</strong> l’espèce, qu’il s’agisse d’interventions directes<br />

19 On nomme allèle une variante donnée d’un gène au sein d’une espèce (exemple : dans le cas d’un gène codant pour la couleur<br />

d’une fleur, l’un <strong>de</strong>s allèles peut co<strong>de</strong>r pour la couleur jaune, un autre pour le blanc, etc.). Nous nous bornons ici à évoquer la<br />

variation génétique mais, comme indiqué précé<strong>de</strong>mment pour la variation entre les individus, il existe un autre aspect <strong>de</strong> la variation<br />

intra-individuelle, constitué par la diversité <strong>de</strong>s cellules et la capacité, à partir d’un même génome, <strong>de</strong> générer <strong>de</strong>s adaptations<br />

spécifiques, comme dans le cas <strong>de</strong> la différenciation cellulaire ou <strong>de</strong> la réponse immunitaire. Ce rôle <strong>de</strong> la biodiversité au sein <strong>de</strong><br />

chaque organisme est rarement mis en avant alors qu’il est constitutif <strong>de</strong> tous les organismes pluricellulaires.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biodiversité, un nouveau regard<br />

105<br />

(réintroduction d’individus, définition <strong>de</strong> prélèvements autorisés) ou indirectes<br />

(modification <strong>de</strong>s habitats, fractionnement par un équipement infranchissable).<br />

Divers exemples plus ou moins médiatisés (origine <strong>de</strong>s ours introduits dans les<br />

Pyrénées, repeuplement <strong>de</strong> la Loire en saumons…), ont montré la pénétration<br />

progressive <strong>de</strong> ces concepts chez les gestionnaires, mais aussi les besoins <strong>de</strong><br />

recherches complémentaires pour mieux fon<strong>de</strong>r les décisions <strong>de</strong> gestion. Pour<br />

ne prendre qu’un exemple, à partir <strong>de</strong> quel <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> différenciation génétique<br />

entre <strong>de</strong>ux populations convient-il <strong>de</strong> déconseiller d’introduire <strong>de</strong>s individus <strong>de</strong><br />

l’une dans l’autre (cas <strong>de</strong>s ours « slovènes » ou <strong>de</strong>s saumons « canadiens ») ? La<br />

réponse est loin d’être consensuelle entre les experts.<br />

Dans le cas <strong>de</strong>s espèces domestiques, la prise <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong> l’intérêt <strong>de</strong><br />

préserver à long terme la diversité génétique a conduit également à <strong>de</strong>s recherches<br />

actives pour définir <strong>de</strong>s pratiques <strong>de</strong> sélection efficaces mais prenant mieux en<br />

compte cet objectif. Cette intégration <strong>de</strong>s objectifs d’amélioration génétique et <strong>de</strong><br />

conservation <strong>de</strong> la biodiversité peut en effet se révéler plus durable que <strong>de</strong>s stratégies<br />

« dissociées » visant à mettre en place <strong>de</strong>s opérations spécifiques <strong>de</strong> conservation<br />

<strong>de</strong>s ressources génétiques, ou au moins complémentaire <strong>de</strong> ces opérations.<br />

S’y ajoute en outre, comme indiqué au début <strong>de</strong> cette partie, la nécessité<br />

d’intégrer dans cette <strong>de</strong>scription les traits acquis par <strong>de</strong>s individus au cours<br />

<strong>de</strong> leur développement, qui pourront également influer gran<strong>de</strong>ment sur leur<br />

capacité d’adaptation à un nouveau milieu et d’intégration à une nouvelle<br />

population. Indiquons enfin que, même chez les espèces ne faisant pas l’objet<br />

d’interventions humaines intentionnelles, le suivi temporel <strong>de</strong> la diversité intraspécifique<br />

peut se révéler un outil précieux pour suivre <strong>de</strong>s évolutions que la<br />

simple analyse démographique ne détecte pas (par exemple, une réduction du<br />

nombre <strong>de</strong> reproducteurs « efficaces », c’est-à-dire contribuant effectivement à<br />

la génération suivante). Cette approche est d’autant plus précieuse lorsque les<br />

données démographiques ne sont pas disponibles. On a pu ainsi montrer que les<br />

populations <strong>de</strong> bison américain avaient subi une réduction forte <strong>de</strong> leurs effectifs<br />

il y a plus <strong>de</strong> 20 000 ans, bien avant la pério<strong>de</strong> d’exploitation intensive du XIX e<br />

siècle, cette réduction résultant sans doute <strong>de</strong>s changements climatiques.<br />

La diversité supra-spécifique<br />

C’est un lieu commun <strong>de</strong> constater que toutes les espèces ne sont pas<br />

présentes partout. Elles forment donc localement <strong>de</strong>s associations originales,<br />

les biocénoses 20 , contribuant, en interaction avec les caractéristiques du milieu<br />

physique, à <strong>de</strong>s écosystèmes ayant <strong>de</strong>s propriétés spécifiques 21 .<br />

20 Une biocénose est un ensemble d’êtres vivants <strong>de</strong> toutes espèces, végétales et animales, coexistant dans un espace défini (le<br />

biotope), et qui offre les conditions extérieures nécessaires à leur vie. Un biotope et une biocénose constituent un écosystème.<br />

En agriculture, le champ cultivé et son environnement immédiat sont définis comme une agrobiocénose.<br />

21 Par propriétés spécifiques, on entendra la manière dont se déroulent <strong>de</strong> grands cycles bio-géo-chimiques (eau, carbone, azote…), mais<br />

aussi <strong>de</strong>s propriétés fonctionnelles comme la productivité, la résistance (capacité <strong>de</strong> rester stable vis-à-vis d’une perturbation) ou la<br />

résilience (capacité <strong>de</strong> revenir à l’état actuel après une perturbation…).<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


106<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Cette diversité écosystémique est répartie <strong>de</strong> manière extrêmement inégale<br />

sur la planète, avec une concentration d’écosystèmes riches en biodiversité dans<br />

un nombre restreint <strong>de</strong> lieux, les fameux « points chauds », pour la plupart en<br />

zone intertropicale.<br />

Du fait <strong>de</strong> notre connaissance limitée <strong>de</strong>s espèces évoquées dans la première<br />

partie, on peut s’interroger sur la véritable nature <strong>de</strong> ces « points chauds » : une<br />

connaissance plus exhaustive ne révèlerait-elle pas d’autres points chauds ou, au<br />

contraire, une distribution plus homogène <strong>de</strong> la biodiversité ?<br />

Plusieurs arguments militent cependant en faveur <strong>de</strong> la réalité <strong>de</strong> ce<br />

phénomène. Tout d’abord, il apparaît que, pour <strong>de</strong>s groupes relativement<br />

bien connus (plantes, vertébrés), on observe <strong>de</strong> bonnes corrélations entre leur<br />

richesse spécifique dans différents milieux. Une forte biodiversité d’un groupe<br />

serait donc prédictive d’une biodiversité plus générale. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ces relations<br />

statistiques, l’analyse écologique montre souvent que « la biodiversité appelle la<br />

biodiversité », autrement dit que la richesse en espèce d’un groupe donné induit<br />

une richesse corrélative d’un groupe ayant <strong>de</strong>s interactions écologiques avec lui.<br />

On peut citer l’exemple du mont Nimba (Guinée) : la gran<strong>de</strong> richesse en figuiers<br />

(31 espèces recensées) s’accompagne d’une gran<strong>de</strong> diversité d’insectes inféodés<br />

au fruit du figuier pour leur reproduction (113 espèces recensées), alors qu’il n’y<br />

a que quelques espèces dans ces <strong>de</strong>ux groupes sur le pourtour méditerranéen. De<br />

même, la gran<strong>de</strong> richesse spécifique <strong>de</strong>s poissons <strong>de</strong> Nouvelle Calédonie va <strong>de</strong><br />

pair avec une très gran<strong>de</strong> diversité <strong>de</strong>s parasites branchiaux <strong>de</strong> ces espèces.<br />

Le second argument est que ces zones ont souvent une histoire qui explique<br />

la richesse et l’originalité <strong>de</strong> leur biodiversité. On peut citer le pourtour méditerranéen,<br />

qui a servi <strong>de</strong> refuge à <strong>de</strong> nombreuses espèces animales et végétales lors<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières glaciations et qui a conservé une biodiversité beaucoup plus riche<br />

que les zones plus nordiques <strong>de</strong> l’Europe, recolonisées plus récemment à partir<br />

<strong>de</strong> ces refuges. On peut citer également les gran<strong>de</strong>s îles isolées du continent,<br />

comme Madagascar ou la Nouvelle Calédonie, qui ont permis le développement<br />

d’une biodiversité originale, détectable dans <strong>de</strong>s groupes aussi divers que les<br />

primates, les poissons, les mollusques ou les végétaux 22 .<br />

Si elle est réelle, cette diversité <strong>de</strong>s écosystèmes mérite-t-elle pour autant<br />

protection ? Cette question peut apparaître surprenante, voire choquante pour<br />

les défenseurs <strong>de</strong> la biodiversité. Elle mérite cependant d’être examinée, ne<br />

serait-ce que parce qu’elle est, <strong>de</strong> fait, posée à chaque fois que <strong>de</strong>s activités<br />

humaines conduisent à modifier, voire à faire disparaître <strong>de</strong>s écosystèmes. Nous<br />

n’évoquerons ici que <strong>de</strong>ux aspects <strong>de</strong> ce débat.<br />

22 Nous renvoyons le lecteur aux nombreuses monographies publiées par le Muséum d’histoire naturelle dans ce domaine. Voir en<br />

particulier le site www.mnhn.fr/publication/memoire/memoire.html<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biodiversité, un nouveau regard<br />

107<br />

Le premier est celui du caractère irréversible <strong>de</strong> la perte d’un écosystème. On<br />

pourrait en effet considérer que, dès lors que <strong>de</strong>s espèces sont présentes dans<br />

une vaste zone bio-géographique, il serait, au moins théoriquement, possible <strong>de</strong><br />

reconstituer un écosystème en regroupant <strong>de</strong>s individus <strong>de</strong>s différentes espèces<br />

constitutives, prélevés en un autre lieu. On peut faire l’analogie avec la diversité<br />

<strong>de</strong>s couleurs, infinie mais pouvant toujours être obtenue à partir <strong>de</strong> trois couleurs<br />

fondamentales. Outre son caractère peu réaliste (il faudrait connaître <strong>de</strong> manière<br />

exhaustive la composition <strong>de</strong> la biocénose et nous avons vu dans la première<br />

partie combien nous en sommes loin), cette hypothèse néglige le fait que, dans<br />

un écosystème, les individus d’une espèce donnée peuvent avoir évolué sous<br />

la pression du milieu ou <strong>de</strong>s autres espèces et peuvent présenter <strong>de</strong> ce fait <strong>de</strong>s<br />

caractéristiques originales, propres à cet écosystème.<br />

Cette co-adaptation <strong>de</strong>s espèces oblige donc à considérer un écosystème<br />

comme une entité « émergente », dont les propriétés ne peuvent être entièrement<br />

déduites <strong>de</strong> celles <strong>de</strong>s espèces qui le composent. Ce phénomène est particulièrement<br />

net dans le cas <strong>de</strong>s agents pathogènes et <strong>de</strong> leurs hôtes : transférée dans un<br />

autre écosystème, une même espèce animale ou végétale peut se révéler sensible à<br />

un agent pathogène qu’elle tolérait dans son écosystème d’origine. Inversement,<br />

la virulence d’une pathologie vis-à-vis d’un même hôte peut se révéler plus forte<br />

lorsqu’il est transféré dans un autre écosystème. Cette dimension « émergente »<br />

<strong>de</strong>s propriétés d’un écosystème constitue donc un argument fort en faveur <strong>de</strong><br />

leur préservation.<br />

Le second aspect du débat est relatif au caractère « indispensable » <strong>de</strong> toutes<br />

les espèces présentes au sein d’un écosystème. Autrement dit, existe-t-il dans<br />

un écosystème une hiérarchie <strong>de</strong>s espèces, certaines apparaissant nécessaires et<br />

d’autres « facultatives ». Cette interrogation est alimentée en particulier par les<br />

étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s distributions d’abondance <strong>de</strong>s espèces au sein d’un écosystème, qui<br />

soulignent souvent le grand nombre d’espèces « rares », c’est-à-dire représentées<br />

par un petit nombre d’individus. Cette surabondance <strong>de</strong>s espèces rares est<br />

estimée par l’écart à <strong>de</strong>s distributions simples 23 et donne lieu à <strong>de</strong>ux types<br />

d’interprétation :<br />

• La première considère qu’il existe <strong>de</strong>ux catégories d’espèces, les unes<br />

abondantes et rési<strong>de</strong>ntes, constitutives <strong>de</strong> l’écosystème, et les autres, rares<br />

et « facultatives », c’est-à-dire pouvant disparaître sans affecter le fonctionnement<br />

<strong>de</strong> l’écosystème.<br />

• La secon<strong>de</strong> cherche à expliquer ces distributions par une théorie globale,<br />

valable pour toutes les espèces. Cependant, même si elle ne distingue pas<br />

<strong>de</strong>ux catégories d’espèces, cette théorie <strong>de</strong>meure « neutraliste » et considère<br />

les espèces comme <strong>de</strong>s entités indépendantes dont la présence ou l’absence<br />

23 Distribution <strong>de</strong> type normale ou lognormale.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


108<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

sera régie par <strong>de</strong>s paramètres propres à chacune et non influencés par<br />

les autres espèces <strong>de</strong> la biocénose. Elle ne recourt pas aux hypothèses du<br />

caractère nécessaire <strong>de</strong> la présence <strong>de</strong>s espèces dans l’écosystème et <strong>de</strong> leur<br />

interdépendance éventuelle, qui <strong>de</strong>meurent <strong>de</strong>s questions ouvertes.<br />

Pour comprendre la portée <strong>de</strong> cette interrogation, il faut rappeler que<br />

l’intérêt d’une biodiversité élevée -à ses différents niveaux d’organisation- ne peut<br />

être considéré comme une évi<strong>de</strong>nce et constitue au contraire une problématique<br />

ancienne mais encore très active <strong>de</strong>s recherches en écologie, tant sur le plan<br />

théorique qu’expérimental. On peut résumer les principaux éléments <strong>de</strong> ce débat<br />

autour <strong>de</strong>s points suivants :<br />

• Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’inventaire systématique <strong>de</strong>s espèces, l’écologie fonctionnelle<br />

propose <strong>de</strong> regrouper les espèces en « groupes fonctionnels », ensembles d’espèces<br />

qui jouent un rôle similaire dans les processus écologiques (détritivores,<br />

herbivores, prédateurs, etc.). Ainsi, chez les plantes, la caractérisation<br />

<strong>de</strong>s espèces par un ensemble <strong>de</strong> « traits » (hauteur, taille et longévité <strong>de</strong>s<br />

feuilles, mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> dispersion <strong>de</strong>s graines, mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> reproduction, etc.)<br />

permet <strong>de</strong> caractériser un peuplement végétal sans recourir à un inventaire<br />

systématique exhaustif et <strong>de</strong> prédire dans une certaine mesure sa vulnérabilité<br />

à <strong>de</strong>s changements <strong>de</strong> l’environnement. Ces groupes fonctionnels<br />

peuvent comprendre <strong>de</strong>s espèces très éloignées sur le plan systématique,<br />

d’où l’intérêt déjà souligné <strong>de</strong> bien connaître la biologie <strong>de</strong>s organismes<br />

pour opérer ces regroupements. Or, au sein d’un groupe fonctionnel, il<br />

pourrait exister <strong>de</strong>s phénomènes <strong>de</strong> redondance, autrement dit l’augmentation<br />

du nombre d’espèces, au-<strong>de</strong>là d’un seuil minimum, ne jouerait plus<br />

<strong>de</strong> rôle dans les performances <strong>de</strong> l’écosystème.<br />

• La manière dont les espèces sont reliées entre elles par rapport à une fonction donnée,<br />

c’est-à-dire la géométrie du réseau, joue un rôle sans doute plus important<br />

que le nombre d’espèces qu’il englobe. On montre par exemple que si la<br />

distribution <strong>de</strong>s connexions est aléatoire, l’augmentation du nombre <strong>de</strong><br />

connexions entre espèces peut conduire à une transition vers un état instable<br />

en cas <strong>de</strong> perturbations. Par contre, lorsque seules certaines espèces « clé<br />

<strong>de</strong> voûte » sont fortement connectées à un grand nombre d’autres espèces,<br />

cette géométrie favoriserait la résistance <strong>de</strong> ce réseau aux perturbations.<br />

Pour terminer cette présentation <strong>de</strong>s différents niveaux d’organisation <strong>de</strong> la<br />

biodiversité, il faut mentionner que l’écologie s’est intéressée, <strong>de</strong>puis une vingtaine<br />

d’années, à <strong>de</strong>s niveaux d’organisation plus large, regroupant divers écosystèmes<br />

-forêts, prairies, champs cultivés, rivières et lacs- dans <strong>de</strong>s ensembles géographiques<br />

plus vastes. Cette « écologie du paysage » se donne comme objectif <strong>de</strong><br />

comprendre comment la répartition spatiale <strong>de</strong> cette mosaïque d’écosystèmes -en<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biodiversité, un nouveau regard<br />

109<br />

termes <strong>de</strong> tailles, <strong>de</strong> formes, <strong>de</strong> connexions entre eux- détermine certains aspects<br />

<strong>de</strong> la structure et <strong>de</strong> la dynamique <strong>de</strong> la biodiversité. Elle s’intéresse en particulier<br />

aux espèces animales susceptibles <strong>de</strong> fréquenter différents écosystèmes au cours<br />

<strong>de</strong> leur cycle biologique, mais aussi à d’autres propriétés fonctionnelles <strong>de</strong> ces<br />

paysages, comme la conservation <strong>de</strong> l’eau, <strong>de</strong>s sols ou le <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s polluants.<br />

A partir <strong>de</strong> la combinaison <strong>de</strong>s mêmes écosystèmes, on peut donc aboutir<br />

à une très gran<strong>de</strong> variété <strong>de</strong> paysages aux propriétés spécifiques, d’où l’intérêt<br />

d’intégrer ce niveau <strong>de</strong> <strong>de</strong>scription comme un <strong>de</strong>s niveaux pertinents <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>scription et <strong>de</strong> préservation <strong>de</strong> la biodiversité.<br />

Le défi d’une vision intégrée<br />

De la diversité individuelle, voire intra-individuelle, à celle <strong>de</strong>s paysages, la<br />

biodiversité se décline donc en <strong>de</strong> multiples niveaux d’organisation interconnectés,<br />

mais dont les propriétés ne se déduisent pas <strong>de</strong> la seule connaissance <strong>de</strong><br />

leurs entités constitutives. Chaque niveau possè<strong>de</strong> donc <strong>de</strong>s propriétés originales,<br />

émergentes, qui vont à leur tour influer sur les propriétés <strong>de</strong>s autres niveaux.<br />

En outre, l’interaction entre ces différents niveaux d’organisation ne se fait<br />

pas sur un mo<strong>de</strong> strictement hiérarchique et « emboîté » : sur un plan génétique,<br />

un individu contribuera à la dynamique <strong>de</strong> sa population mais en même temps<br />

il interagira directement -et non via sa population- avec <strong>de</strong>s individus d’autres<br />

espèces et pourra donc influer sur la diversité spécifique ; <strong>de</strong> même, une<br />

population d’une seule espèce pourra parfois jouer un rôle décisif vis-à-vis <strong>de</strong>s<br />

propriétés d’un écosystème 24 , voire contribuer fortement à la structure d’un<br />

paysage, comme les colonies <strong>de</strong> termites dans la savane africaine.<br />

Cette question <strong>de</strong>s interdépendances, <strong>de</strong>s rétroactions positives ou négatives<br />

entre ces différents niveaux d’organisation est à notre avis fondamentale pour<br />

élaborer une vision globale et intégrée <strong>de</strong> la biodiversité. Par exemple, une<br />

variation <strong>de</strong> la diversité spécifique induit-elle une variation <strong>de</strong> la diversité<br />

génétique au sein <strong>de</strong>s espèces ? Dans ce cas, ces <strong>de</strong>ux variations se compensentelles<br />

ou, au contraire, se cumulent-elles ? De même, nous nous sommes<br />

interrogés sur le lien éventuel entre la diversité spécifique et les propriétés<br />

fonctionnelles d’un écosystème ; nous avons vu également comment le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

reproduction pouvait moduler la répartition <strong>de</strong> la diversité génétique inter- et<br />

intra-individuelle et nous venons d’évoquer le rôle que pouvait jouer la structure<br />

<strong>de</strong>s paysages dans le maintien <strong>de</strong> la diversité spécifique.<br />

Nous sommes cependant très loin d’avoir intégré l’ensemble <strong>de</strong> ces connaissances<br />

dans un modèle global, d’autant plus qu’un certain cloisonnement<br />

<strong>de</strong>meure encore aujourd’hui entre les recherches à ces différents niveaux d’orga-<br />

24 Nous avons évoqué le cas <strong>de</strong> la bactérie prochloroccus, responsable à elle seule <strong>de</strong> la majorité <strong>de</strong> la production océanique.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


110<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

nisation : la diversité intra-spécifique est le fief <strong>de</strong>s biologistes <strong>de</strong>s populations,<br />

les systématiciens se concentrent sur la diversité spécifique, les niveaux supraspécifiques<br />

étant surtout investis par <strong>de</strong>s écologues.<br />

Apporter <strong>de</strong>s réponses à <strong>de</strong> telles questions, réponses qui pourraient d’ailleurs<br />

ne pas être univoques, constitue un enjeu majeur pour la recherche. Ces réponses<br />

<strong>de</strong>vront être élaborées dans un cadre pluridisciplinaire, impliquant généticiens<br />

et biologistes <strong>de</strong>s populations, démographes, géographes, systématiciens,<br />

écologistes, etc. et permettront <strong>de</strong> mieux fon<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s stratégies <strong>de</strong> préservation<br />

<strong>de</strong> la biodiversité.<br />

Indiquons enfin que ces réponses, quelles qu’elles soient, ne sauraient dicter<br />

les décisions. Le fait <strong>de</strong> protéger ou non une espèce, une population ou un<br />

écosystème peut faire intervenir bien d’autres considérations légitimes que<br />

l’analyse <strong>de</strong> leur rôle écologique : éthiques, politiques, socio-économiques, etc.,<br />

mais il importe dans ce cas que ces considérations soient explicitées, si l’on veut<br />

éviter une instrumentalisation <strong>de</strong> l’écologie scientifique.<br />

III. L’utilité : <strong>de</strong>s fonctions méconnues<br />

Face au défi d’inventorier et <strong>de</strong> préserver un ensemble aussi vaste et complexe,<br />

la question <strong>de</strong> l’utilité <strong>de</strong> la biodiversité est souvent posée. Nous présenterons<br />

tout d’abord les arguments les plus fréquemment échangés, pour nous attacher<br />

ensuite à montrer que les aspects les plus importants ne sont peut-être pas ceux<br />

qui retiennent immédiatement l’attention.<br />

<strong>Les</strong> arguments « classiques »<br />

Confrontés à cette question <strong>de</strong> l’utilité, les défenseurs <strong>de</strong> la biodiversité<br />

développent le plus souvent <strong>de</strong>ux types d’argumentaires.<br />

Le premier est <strong>de</strong> dénoncer cette vision « utilitariste » et <strong>de</strong> souligner<br />

que d’autres raisons, éthiques, esthétiques, culturelles, suffisent à justifier leur<br />

attitu<strong>de</strong>. Ainsi, l’introduction du concept <strong>de</strong> « patrimoine naturel » permet <strong>de</strong><br />

relier explicitement la protection <strong>de</strong> la nature à celle <strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong> l’homme<br />

-tableaux, musiques, monuments- qui, on en conviendra, n’est pas fondée sur une<br />

vision strictement utilitariste. De même, la référence à d’autres cadres éthiques 25<br />

qu’un simple anthropocentrisme permet <strong>de</strong> s’interroger sur les fon<strong>de</strong>ments<br />

du droit que l’homme s’attribue <strong>de</strong> perturber la nature et <strong>de</strong> faire disparaître,<br />

volontairement ou involontairement, <strong>de</strong>s espèces.<br />

Le second registre consiste, à l’inverse, à rentrer dans cette logique d’utilitarisme<br />

immédiat et à montrer tout ce que la connaissance et l’utilisation <strong>de</strong><br />

la biodiversité a permis à l’homme <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>puis ses origines. Le fait que<br />

25 Nous renvoyons à notre article sur la biodiversité (2005) pour une présentation <strong>de</strong> ces différentes éthiques <strong>de</strong> la protection <strong>de</strong> la<br />

nature.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biodiversité, un nouveau regard<br />

111<br />

l’agriculture et l’alimentation européennes soient en gran<strong>de</strong> partie fondées sur<br />

<strong>de</strong>s espèces collectées dans l’ensemble <strong>de</strong> la planète est connu mais constitue<br />

dans ce contexte un argument fort : les trois symboles <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité française,<br />

le pain, le vin et le fromage 26 , sont issus d’espèces qui n’étaient pas présentes<br />

sur notre territoire au néolithique ; <strong>de</strong> même, plusieurs emblèmes <strong>de</strong> l’alimentation<br />

méditerranéenne -tomates, poivrons, aubergines- n’ont rejoint qu’assez<br />

récemment cette région. On peut aussi faire remarquer que les bateaux qui ont<br />

permis d’explorer le mon<strong>de</strong> et d’en rapporter toutes ces espèces sont eux-mêmes<br />

issus d’une utilisation pertinente <strong>de</strong> la biodiversité : diversité <strong>de</strong>s essences<br />

d’arbres pour la coque (en chêne), les mâts (en sapin), les poulies (en buis), les<br />

avirons (en hêtre), les affûts <strong>de</strong> canon (en orme) ; diversité <strong>de</strong>s fibres textiles<br />

pour les cordages, les voiles, le calfatage, etc.<br />

Enfin, l’utilisation par l’homme <strong>de</strong>s propriétés pharmacologiques <strong>de</strong>s plantes<br />

a sans doute été souvent cruciale pour sa survie et cet inventaire est aujourd’hui<br />

loin d’être terminé : <strong>de</strong> l’aspirine issue du saule blanc à <strong>de</strong>s anti-tumoraux récents<br />

comme la vinblastine (issue <strong>de</strong> la pervenche <strong>de</strong> Madagascar) ou le taxotère (issu<br />

<strong>de</strong> l’if américain). Cette quête s’élargit aujourd’hui aux invertébrés marins : c’est<br />

par exemple à partir <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong> d’une éponge qu’a été élaborée une molécule<br />

antivirale comme l’AZT.<br />

Cependant, il nous semble important d’insister ici sur trois autres aspects<br />

<strong>de</strong> la biodiversité, moins connus mais à notre avis encore plus essentiels pour<br />

l’avenir : son rôle comme source d’innovation, sa contribution à <strong>de</strong>s fonctions «<br />

non-marchan<strong>de</strong>s » et, enfin, son rôle <strong>de</strong> sentinelle face aux pollutions.<br />

Biodiversité et innovation : la biomimétique<br />

Observer la nature pour en tirer <strong>de</strong>s innovations utiles n’est pas une idée<br />

nouvelle. Léonard <strong>de</strong> Vinci par exemple était un zélateur emblématique <strong>de</strong> ce<br />

principe, qui a sans doute permis à l’homme certaines <strong>de</strong> ses avancées majeures :<br />

aurions-nous rêvé <strong>de</strong> conquérir les airs sans la contemplation, <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s<br />

millénaires, du merveilleux ballet <strong>de</strong>s oiseaux ? Aurions-nous muni nos pieds <strong>de</strong><br />

palmes pour explorer les océans sans l’observation <strong>de</strong>s oiseaux aquatiques ?<br />

Quelques exemples récents vont nous permettre <strong>de</strong> montrer combien ce<br />

principe peut se révéler également fécond pour l’avenir.<br />

Le premier est relatif aux nouveaux matériaux : on connaît l’histoire et le succès<br />

du Velcro, dont les crochets sont imités <strong>de</strong> ceux <strong>de</strong> plantes comme la badiane<br />

et fournissent un système d’accrochage à la fois rapi<strong>de</strong>, soli<strong>de</strong> et réversible. Un<br />

exemple plus récent est celui d’un scarabée du désert <strong>de</strong> Namibie, Onymacris<br />

unguicularis. Dans ce milieu extrême, cet insecte réussit, grâce à la structure très<br />

26 Dans le cas <strong>de</strong>s bovins, l’aurochs était présent en Europe occi<strong>de</strong>ntale mais ne semble pas avoir été domestiqué. <strong>Les</strong> bovins<br />

domestiques auraient été introduits du Proche-Orient (Vigne, 2004).<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


112<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

particulière <strong>de</strong> la surface <strong>de</strong> ces élytres 27 , à con<strong>de</strong>nser la faible humidité matinale<br />

pour en tirer l’eau nécessaire à sa subsistance. La constitution <strong>de</strong> tissus reproduisant<br />

ces structures est envisagée pour améliorer l’efficacité <strong>de</strong>s filets à brouillard, actuellement<br />

utilisés dans <strong>de</strong>s zones <strong>de</strong> faible pluviométrie, comme la côte pacifique <strong>de</strong><br />

l’Amérique du Sud, pour fournir <strong>de</strong> l’eau potable aux villages isolés.<br />

Le second aspect est celui <strong>de</strong> la locomotion dans divers milieux : ainsi, une<br />

analyse hydrodynamique <strong>de</strong> l’immense nageoire <strong>de</strong> la baleine à bosse, bordée <strong>de</strong><br />

gros tubercules irréguliers, a montré que cette morphologie a priori surprenante<br />

était beaucoup plus efficace que <strong>de</strong>s structures lisses dans certains types d’écoulements,<br />

observation ouvrant <strong>de</strong>s perspectives intéressantes pour <strong>de</strong>s engins comme<br />

les voiliers <strong>de</strong> compétition. Autre exemple dans le domaine <strong>de</strong> la robotique, la<br />

création <strong>de</strong> machines reproduisant la marche sur six pattes <strong>de</strong>s insectes a montré<br />

que ce mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> locomotion pouvait dans certains milieux être plus intéressant<br />

que les roues ou la marche bipè<strong>de</strong> ou quadrupè<strong>de</strong> <strong>de</strong>s mammifères. Enfin, la<br />

fabrication <strong>de</strong> « nanodrones », avions sans pilote <strong>de</strong> la taille d’un gros insecte,<br />

amène à tenter <strong>de</strong> comprendre et reproduire le vol <strong>de</strong> la libellule, qui peut<br />

alternativement être en vol stationnaire ou se déplacer rapi<strong>de</strong>ment (on y parvient<br />

aujourd’hui à condition que le nanodrone <strong>de</strong>meure relié à un fil, ce qui montre<br />

le chemin restant à parcourir).<br />

Nous terminerons 28 par un aspect qui nous est cher, celui <strong>de</strong>s sociétés <strong>de</strong> robots<br />

et <strong>de</strong> l’intelligence répartie. En effet, les premiers robots étaient conçus <strong>de</strong> manière<br />

anthropocentrique, c’est-à-dire comme <strong>de</strong>s individualités autonomes qui <strong>de</strong>vaient<br />

pouvoir capter, traiter et explorer les informations à partir <strong>de</strong> leurs ressources<br />

propres. C’est d’ailleurs l’image que les films <strong>de</strong> science-fiction ont contribué à<br />

populariser 29 . Cette conception s’est heurtée à un certain nombre <strong>de</strong> limites, dès<br />

lors que l’on cherchait à augmenter les capacités <strong>de</strong> ces robots : en particulier,<br />

lorsqu’il s’agissait d’évoluer dans un environnement mal connu et hostile<br />

(exploration spatiale, installations nucléaires, villes après un séisme, etc.), la taille<br />

et le coût <strong>de</strong> ces robots constituaient souvent un facteur limitant. Or, il existe un<br />

autre type d’intelligence -définie ici comme la capacité d’analyser une situation<br />

et d’en déduire un comportement approprié- que ce modèle « concentré » et<br />

individuel qui est le nôtre : c’est celui <strong>de</strong>s insectes sociaux, fourmis, abeilles,<br />

termites, etc. Dans ce cas, l’intelligence <strong>de</strong> chaque individu est relativement<br />

restreinte : il ne capte que <strong>de</strong>s signaux locaux et ne peut réaliser qu’un traitement<br />

sommaire <strong>de</strong> ces informations. Par contre, il échange en permanence, à travers<br />

<strong>de</strong>s messages chimiques, tactiles ou visuels, les informations qu’il capte avec<br />

divers congénères et contribue ainsi à une « intelligence répartie », qui permet à<br />

27 <strong>Les</strong> élytres sont les ailes antérieures, durcies et cornées, qui recouvrent au repos les ailes postérieures <strong>de</strong> certains insectes à la<br />

façon d’un étui. Le nom <strong>de</strong>s coléoptères vient d’ailleurs du latin coleus, étui.<br />

28 Nous invitons le lecteur intéressé par cet immense domaine à interroger un moteur <strong>de</strong> recherche autour <strong>de</strong>s termes « biomimetics »<br />

ou « bionics ».<br />

29 Voir par exemple R2D2 et Z6PO dans le film « La guerre <strong>de</strong>s étoiles ».<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biodiversité, un nouveau regard<br />

113<br />

une colonie <strong>de</strong> localiser et d’exploiter rapi<strong>de</strong>ment une ressource alimentaire, <strong>de</strong><br />

déplacer son couvain en cas <strong>de</strong> danger ou <strong>de</strong> neutraliser un agresseur. C’est sur<br />

ce principe que se sont développées les « sociétés <strong>de</strong> robots », constituées d’un<br />

grand nombre <strong>de</strong> petits robots, peu coûteux et n’ayant que <strong>de</strong> faibles capacités,<br />

mais interconnectés. Une telle configuration présente en particulier l’intérêt<br />

d’être robuste par rapport aux perturbations, la disparition <strong>de</strong> quelques unités<br />

dans <strong>de</strong>s environnements hostiles ne diminuant pas l’intelligence collective <strong>de</strong><br />

l’ensemble.<br />

Biodiversité et services écologiques<br />

<strong>Les</strong> arguments relatifs à la fourniture d’aliments, <strong>de</strong> matériaux ou <strong>de</strong><br />

médicaments ont en commun le fait qu’il s’agit <strong>de</strong> biens pouvant être mis sur<br />

le marché et dont la « valeur » peut donc être estimée par un prix. Or, il existe<br />

d’autres fonctions liées à la biodiversité qui ne font pas l’objet d’échanges<br />

marchands mais qui n’en sont pas moins importantes : régulation du climat<br />

et <strong>de</strong> la composition <strong>de</strong> l’atmosphère, fixation <strong>de</strong>s sols permettant <strong>de</strong> limiter<br />

l’érosion, épuration <strong>de</strong> l’eau, pollinisation <strong>de</strong>s cultures 30 , recyclage <strong>de</strong> la matière<br />

organique 31 , fourniture d’espèces pouvant réguler les ravageurs, etc.<br />

On regroupe sous le terme <strong>de</strong> « services écologiques » ces différentes<br />

fonctions et, <strong>de</strong>puis une dizaine d’années, <strong>de</strong>s économistes essayent d’estimer<br />

par diverses métho<strong>de</strong>s la valeur <strong>de</strong> ces différents services : on peut par exemple<br />

calculer la perte <strong>de</strong> productivité <strong>de</strong>s cultures si la pollinisation par les insectes<br />

venait à diminuer, ou le coût du traitement <strong>de</strong>s eaux si l’épuration naturelle<br />

cessait <strong>de</strong> fonctionner. Une première estimation globale <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong> ces<br />

services a fourni le chiffre impressionnant <strong>de</strong> 33 000 milliards <strong>de</strong> dollars par an,<br />

soit presque le double du PNB mondial. La nature produirait en fait trois fois<br />

plus que l’ensemble <strong>de</strong>s activités humaines !<br />

Mais ce travail a surtout souligné que la part <strong>de</strong>s biens marchands (essentiellement<br />

nourriture et matériaux) dans cet ensemble n’était que d’environ 7 %,<br />

autrement dit que ces services écologiques gratuits, dont nous n’avons souvent<br />

pas conscience, était en fait la partie majeure <strong>de</strong> l’utilité <strong>de</strong> la biodiversité.<br />

Parmi ces services qui apportent plus <strong>de</strong> « valeur » que la production d’aliments<br />

et <strong>de</strong> matériaux, la régénération <strong>de</strong> l’oxygène <strong>de</strong> l’air, la fourniture et la régulation<br />

<strong>de</strong> l’eau, l’épuration, etc. ! Sans oublier d’autres services, moins « chers » que<br />

les premiers, mais tout aussi indispensables : régulation du climat, pollinisation,<br />

formation <strong>de</strong>s sols, etc. Et que dire du « service » récréatif et culturel ? S’il fallait<br />

un jour tout produire nous-mêmes, quel niveau <strong>de</strong> vie aurions-nous ?<br />

30 Cette seule fonction <strong>de</strong> pollinisation par les insectes a été estimée aux USA à 15 milliards <strong>de</strong> dollars en l’an 2000.<br />

31 Par exemple, l’introduction <strong>de</strong>s bovins en Australie a buté sur l’absence <strong>de</strong> bousiers capables <strong>de</strong> traiter les bouses <strong>de</strong> vache, les espèces<br />

locales étant spécialisées dans le traitement <strong>de</strong>s excréments <strong>de</strong>s kangourous. Il a donc fallu importer <strong>de</strong>s bousiers européens pour<br />

éviter la stérilisation <strong>de</strong>s pâturages. La valeur du travail <strong>de</strong> ces bousiers est estimée à 2 milliards <strong>de</strong> dollars par an.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


114<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

C’est dire ce que les perturbations accélérées d’une biodiversité qui nous est<br />

encore largement inconnue peuvent représenter <strong>de</strong> dangers tout aussi inconnus.<br />

En la matière une plus gran<strong>de</strong> pru<strong>de</strong>nce s’impose.<br />

Biodiversité et vigilance : les bio-indicateurs<br />

<strong>Les</strong> activités humaines conduisent à libérer dans l’environnement un nombre<br />

sans cesse croissant <strong>de</strong> substances chimiques. Certaines, comme les nitrates et<br />

les phosphates, sont, hélas, en concentration importante dans <strong>de</strong> nombreux<br />

milieux aquatiques et peuvent être facilement suivies par <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s physicochimiques<br />

simples et peu coûteuses. Même si <strong>de</strong>s efforts importants sont encore<br />

à accomplir, on peut espérer que ces « macropolluants » seront à l’avenir <strong>de</strong><br />

mieux en mieux contrôlés.<br />

La situation est très différente dans le cas <strong>de</strong>s « micropolluants », substances<br />

présentes à faible concentration mais <strong>de</strong> plus en plus nombreuses et, en outre,<br />

chimiquement très diverses. On cite souvent le chiffre <strong>de</strong> 100 000 molécules<br />

différentes produites par l’homme et susceptibles <strong>de</strong> se retrouver dans l’environnement<br />

et 350 molécules nouvelles seraient produites chaque année. Outre cette<br />

diversité, leur dosage est souvent coûteux et leurs effets biologiques mal connus.<br />

En effet, seules certaines molécules sont soumises à une obligation d’évaluation<br />

a priori <strong>de</strong> leurs effets toxicologiques 32 et, même dans ce cas, les tests sont réalisés<br />

sur un nombre restreint d’espèces et pendant <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s relativement courtes.<br />

En outre, alors que pour <strong>de</strong>s molécules « classiques » on observe une relation<br />

assez simple entre les doses et les effets biologiques -augmentation régulière<br />

<strong>de</strong> l’effet en fonction <strong>de</strong> la dose-, qui permet donc <strong>de</strong> fixer simplement <strong>de</strong>s<br />

limites admissibles <strong>de</strong> concentration, les courbes <strong>de</strong> réponse <strong>de</strong>s micropolluants<br />

sont souvent plus complexes, avec par exemple <strong>de</strong>s relations en « U inversé »,<br />

c’est-à-dire <strong>de</strong>s effets biologiques maximaux pour <strong>de</strong>s concentrations faibles ou<br />

moyennes. De ce fait, la définition <strong>de</strong> doses admissibles à partir <strong>de</strong> l’extrapolation<br />

<strong>de</strong>s effets observés à <strong>de</strong>s doses élevées <strong>de</strong>vient délicate. Enfin, la question<br />

complexe <strong>de</strong>s interactions éventuelles entre toutes ces molécules (ou leurs<br />

produits <strong>de</strong> dégradation) et <strong>de</strong>s effets à long terme <strong>de</strong> ces mélanges ne peut à<br />

l’évi<strong>de</strong>nce être abordée par ces tests a priori.<br />

C’est pourquoi le suivi <strong>de</strong> certaines composantes <strong>de</strong> la biodiversité peut<br />

jouer un rôle utile, car il permet une double intégration : l’intégration <strong>de</strong>s effets<br />

conjoints <strong>de</strong>s différentes substances et l’intégration dans le temps <strong>de</strong> ces effets,<br />

ce que <strong>de</strong>s dosages chimiques ponctuels ne permettent pas. On peut citer comme<br />

exemples récents la réduction <strong>de</strong>s populations <strong>de</strong> bulots <strong>de</strong> la mer du Nord, du<br />

fait d’anomalies <strong>de</strong> leurs organes génitaux, attribuées finalement aux peintures<br />

32 C’est tout le débat actuel autour du programme REACH (Registration, Evaluation, Authorisation and Restriction of Chemicals<br />

- enregistrement, évaluation, autorisation et restriction relatifs aux substances chimiques) <strong>de</strong> l’Union européenne, qui vise à<br />

mettre en place un système global d’évaluation et <strong>de</strong> suivi pour toutes les molécules dont la production serait supérieure à un<br />

certain seuil.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biodiversité, un nouveau regard<br />

115<br />

antisalissures <strong>de</strong>s bateaux, le déclin <strong>de</strong> la population <strong>de</strong>s alligators <strong>de</strong> Flori<strong>de</strong>, du<br />

fait d’une pollution au DDT causant une réduction <strong>de</strong> la taille du pénis ou enfin<br />

le développement <strong>de</strong> poissons intersexués en Gran<strong>de</strong>-Bretagne et en France, sous<br />

l’effet <strong>de</strong> polluants mimant les hormones stéroï<strong>de</strong>s.<br />

Même si la perturbation d’une fonction physiologique chez une espèce<br />

donnée ne constitue pas forcément une indication d’un risque pour l’homme,<br />

ce rôle <strong>de</strong> « sentinelle » que peut jouer la biodiversité peut à l’avenir se révéler<br />

précieux, en fournissant <strong>de</strong>s signaux d’alerte globaux qu’il conviendra ensuite<br />

d’analyser plus finement.<br />

IV. La stabilité : une dynamique permanente<br />

Le contexte <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la biodiversité a profondément changé <strong>de</strong>puis<br />

le début du XVIII e siècle. Il s’agissait alors d’étudier une situation supposée<br />

stable, <strong>de</strong> visiter l’œuvre du Créateur, et d’en récolter les bienfaits. Ainsi,<br />

lorsque Louis XIV envoie en 1700 le botaniste Joseph Pitton <strong>de</strong> Tournefort en<br />

expédition au Levant, ce <strong>de</strong>rnier ne manque pas <strong>de</strong> gravir le mont Ararat, à la<br />

recherche d’éventuels restes <strong>de</strong> l’Arche <strong>de</strong> Noé.<br />

La découverte <strong>de</strong>s faunes disparues, puis les hypothèses transformistes du<br />

XIX e siècle, n’ont finalement que peu modifié ce point <strong>de</strong> vue, dès lors que les<br />

espèces apparaissaient, à l’échelle humaine, <strong>de</strong>s entités stables 33 . En outre, le fait<br />

d’attribuer la disparition <strong>de</strong>s faunes passées à <strong>de</strong>s événements cataclysmiques<br />

(déluges, météorites géantes…) pouvait conforter l’idée qu’entre ces événements<br />

rarissimes, les écosystèmes étaient <strong>de</strong>s états d’équilibre stable au sens dynamique<br />

du terme, c’est-à-dire pouvant revenir à cet état d’équilibre après <strong>de</strong>s perturbations<br />

éventuelles.<br />

L’un <strong>de</strong>s grands changements conceptuels <strong>de</strong> la fin du XX e siècle a été,<br />

à notre avis, l’abandon -ou du moins la relativisation- <strong>de</strong> cette notion d’état<br />

d’équilibre en biologie et en écologie. Cette évolution résulte à la fois d’observations<br />

empiriques et <strong>de</strong> progrès conceptuels.<br />

Sur le plan empirique, l’observation fine <strong>de</strong>s écosystèmes et <strong>de</strong> leur histoire<br />

a conduit à mettre en évi<strong>de</strong>nce le caractère souvent contingent <strong>de</strong> leur état à un<br />

instant donné, résultant <strong>de</strong> phénomènes historiques (arrivées ou disparitions<br />

d’espèces, « catastrophes » plus ou moins périodiques, impacts durables <strong>de</strong>s<br />

environnements passés, etc.). Ainsi, le faible nombre d’espèces <strong>de</strong> poissons dans<br />

les eaux douces <strong>de</strong>s pays d’Europe du Nord (une quarantaine en moyenne),<br />

qui contraste avec la gran<strong>de</strong> diversité <strong>de</strong>s pays méditerranéens (par exemple<br />

près <strong>de</strong> 100 espèces en Grèce et plus <strong>de</strong> 150 espèces en Turquie), s’explique<br />

essentiellement par le rôle <strong>de</strong> refuge qu’a joué le sud <strong>de</strong> l’Europe lors <strong>de</strong>s<br />

33 La fameuse étu<strong>de</strong> par Cuvier <strong>de</strong>s momies d’ibis <strong>de</strong>s tombes <strong>de</strong> Thèbes, en tous points semblables aux ibis actuels, même si elle<br />

ne constitue pas, comme le souhaitait Cuvier, un argument contre le transformisme, illustre cette vision.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


116<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>de</strong>rnières glaciations et reflète donc une dynamique <strong>de</strong> recolonisation qui est<br />

peut-être encore en cours. De même, la structuration complexe actuelle <strong>de</strong>s<br />

peuplements <strong>de</strong> chênes blancs européens, ensemble comprenant huit espèces,<br />

ne peut se comprendre qu’en retraçant les routes <strong>de</strong> migration <strong>de</strong>puis la fin <strong>de</strong><br />

la <strong>de</strong>rnière glaciation, mais aussi les importantes interventions humaines sur<br />

ces peuplements. De ce fait, un état observé d’un écosystème, même considéré<br />

comme « naturel », ne peut être considéré sans pru<strong>de</strong>nce comme un « état <strong>de</strong><br />

référence » qu’il convient <strong>de</strong> préserver ou, en cas <strong>de</strong> perturbations humaines ou<br />

naturelles, <strong>de</strong> « restaurer ».<br />

Toujours sur un plan empirique, <strong>de</strong> nombreuses opérations <strong>de</strong> protection ou<br />

<strong>de</strong> restauration visant en particulier à diminuer l’impact anthropique ont montré<br />

leurs limites, avec notamment la disparition d’espèces inféodées, souvent <strong>de</strong><br />

manière complexe, aux activités humaines. Le narcisse <strong>de</strong>s Glénans est un exemple<br />

emblématique <strong>de</strong> cette difficulté. Cette espèce endémique était menacée par la<br />

surexploitation (arrachage <strong>de</strong>s bulbes) et a été classée parmi les espèces protégées<br />

par la Convention <strong>de</strong> Berne <strong>de</strong> 1979. Mais il est apparu que sa persistance n’était<br />

possible que si la fauche ou le pâturage <strong>de</strong>s moutons maintenaient une prairie<br />

rase, d’où la nécessité d’encourager ces pratiques. En outre, le développement<br />

excessif <strong>de</strong>s goélands, eux-mêmes protégés, conduit à un enrichissement du sol<br />

en azote qui semble préjudiciable à cette plante. On peut d’ailleurs étendre cette<br />

observation à <strong>de</strong> nombreuses plantes <strong>de</strong> prairies (orchidées, flore alpine), qui<br />

dépen<strong>de</strong>nt fortement du maintien d’une pelouse pâturée.<br />

Sur un plan conceptuel, les progrès <strong>de</strong> la modélisation et la possibilité <strong>de</strong><br />

suivre le comportement pas à pas d’un système -au lieu d’être seulement à<br />

même <strong>de</strong> décrire et <strong>de</strong> calculer son éventuel état final- ont montré combien <strong>de</strong>s<br />

équilibres stables ne constituaient que <strong>de</strong>s cas très particuliers d’évolution <strong>de</strong><br />

systèmes. Des modèles <strong>de</strong> comportements fluctuants plus ou moins périodiques,<br />

voire chaotiques, ont été développés par la dynamique <strong>de</strong>s populations et<br />

<strong>de</strong>s peuplements. Ils ont montré en particulier qu’il n’était pas nécessaire<br />

<strong>de</strong> rechercher systématiquement l’influence d’un facteur environnemental<br />

majeur pour expliquer une évolution importante d’un écosystème. En effet,<br />

<strong>de</strong>s phénomènes non-linéaires (effets <strong>de</strong> seuils, points critiques, etc.) peuvent<br />

conduire à <strong>de</strong>ux évolutions très différentes pour <strong>de</strong>ux systèmes initialement<br />

similaires. Popularisée par René Thom 34 avec la notion mathématique <strong>de</strong><br />

« catastrophe », cette nouvelle vision s’est peu à peu étendue à <strong>de</strong> nombreux<br />

domaines <strong>de</strong>s sciences, en particulier <strong>de</strong> la biologie.<br />

De manière moins radicale, ces approches ont permis également <strong>de</strong> montrer<br />

que le temps nécessaire pour atteindre un nouvel équilibre stable était souvent<br />

34 René Thom (1923-2002), mathématicien français, fondateur <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong>s catastrophes à partir <strong>de</strong> 1968, avait reçu<br />

auparavant la médaille Fields dès 1958 pour <strong>de</strong>s travaux antérieurs sur la topologie.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biodiversité, un nouveau regard<br />

117<br />

très supérieur à la durée <strong>de</strong> stabilité <strong>de</strong>s paramètres biologiques ou écologiques<br />

déterminants. De ce fait, l’état d’équilibre, même s’il existe, apparaît comme une<br />

abstraction sans gran<strong>de</strong> pertinence concrète.<br />

En outre, la manière <strong>de</strong> considérer les perturbations a elle-même changé, dès<br />

lors qu’il est apparu que <strong>de</strong>s évènements comme les incendies, les inondations, les<br />

torna<strong>de</strong>s, étaient nécessaires à la régénération ou à la dissémination <strong>de</strong> certaines<br />

espèces, qui disparaissaient donc dans <strong>de</strong>s milieux trop « protégés ». La décision<br />

<strong>de</strong> ne plus lutter contre les incendies dans les parcs nationaux américains, sauf en<br />

cas <strong>de</strong> danger pour les populations, illustre bien cette nouvelle perception du rôle<br />

parfois bénéfique <strong>de</strong>s perturbations 35 . Certains ont même proposé <strong>de</strong> s’inspirer<br />

du mo<strong>de</strong> d’action <strong>de</strong>s incendies pour développer <strong>de</strong>s pratiques durables d’exploitation<br />

<strong>de</strong>s forêts : c’est le concept <strong>de</strong> « sylviculture simulée », qui constitue donc<br />

un autre exemple <strong>de</strong> biomimétisme !<br />

Cet intérêt pour les perturbations temporelles s’est accompagné d’une prise<br />

en compte croissante <strong>de</strong> l’hétérogénéité spatiale. Comme nous l’avons vu, le<br />

passage du concept d’écosystème, considéré comme homogène en tout point, à<br />

celui <strong>de</strong> paysage, constitué <strong>de</strong> multiples discontinuités susceptibles <strong>de</strong> moduler la<br />

structure <strong>de</strong> la biodiversité, est une évolution forte et assez récente <strong>de</strong> la pensée<br />

écologique. Se dégage donc peu à peu une vision selon laquelle l’hétérogénéité<br />

spatio-temporelle d’un milieu serait le moteur d’une dynamique permanente,<br />

elle-même nécessaire au maintien et à l’évolution <strong>de</strong> la biodiversité.<br />

Cette nouvelle vision rompt avec une longue tradition <strong>de</strong> l’écologie : la notion<br />

<strong>de</strong> « climax », terme désignant la structure d’équilibre -en termes <strong>de</strong> composition<br />

et d’abondance relative <strong>de</strong>s espèces- d’une communauté végétale a été un concept<br />

majeur tout au long du XX e siècle. Confronté à l’observation <strong>de</strong> perturbations<br />

naturelles récurrentes <strong>de</strong>s communautés au niveau local empêchant d’atteindre<br />

cet état d’équilibre, certains théoriciens ont réintroduit la notion d’équilibre au<br />

niveau du « paysage » (ensemble <strong>de</strong>s unités écologiques interconnectées d’une<br />

région) en dénommant « métaclimax » l’équilibre dynamique entre ce paysage et<br />

un régime <strong>de</strong> perturbation supposé stable à cette échelle.<br />

Cette nouvelle perspective amène donc à considérer la situation instantanée<br />

d’une population, d’une espèce ou d’un écosystème non pas comme un état<br />

stable et optimum mais comme un point sur une trajectoire, qui peut n’être<br />

elle-même que l’une <strong>de</strong>s trajectoires possibles. De ce fait, la notion <strong>de</strong> gestion<br />

durable prend une connotation très différente <strong>de</strong> celle relative aux ressources non<br />

renouvelables (pétrole, minerais, etc.), pour lesquelles elle implique essentiellement<br />

une gestion économe permettant aux générations futures d’accé<strong>de</strong>r à ces<br />

ressources. Dans le cas <strong>de</strong> la biodiversité, la question <strong>de</strong>vient celle <strong>de</strong> « l’adapta-<br />

35 On se gar<strong>de</strong>ra bien sûr <strong>de</strong> généraliser cette observation à l’ensemble <strong>de</strong>s perturbations, en particulier celles dues aux activités<br />

humaines.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


118<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

bilité durable », à savoir l’i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong>s composantes ou <strong>de</strong>s processus d’un<br />

système écologique qu’il convient <strong>de</strong> préserver, renforcer, modifier pour que son<br />

évolution ne handicape pas, voire bénéficie aux générations futures. Conserver la<br />

nature, c’est donc d’abord lui conserver ses potentialités évolutives.<br />

Un tel énoncé permet <strong>de</strong> mesurer l’ampleur du défi posé à la science : abandonner<br />

le concept <strong>de</strong> « l’équilibre harmonieux <strong>de</strong>s écosystèmes », c’est accepter <strong>de</strong><br />

soumettre à un examen critique l’état d’un écosystème, c’est-à-dire reconnaître la<br />

possible légitimité d’un certain nombre <strong>de</strong> pratiques (introduction ou éradication<br />

d’espèces, modification <strong>de</strong>s habitats, etc.) jugées jusqu’alors regrettables, car<br />

« modifiant l’équilibre » ou ne visant pas à revenir à un état <strong>de</strong> référence antérieur.<br />

Mais en même temps, il importe <strong>de</strong> reconnaître que ce nouveau paradigme « tout<br />

est perturbation » n’est pas non plus exempt <strong>de</strong> connotation idéologique et peut<br />

conduire, à l’extrême, à une déconstruction <strong>de</strong> la nature nous dédouanant <strong>de</strong><br />

toute éthique environnementale.<br />

De manière plus fondamentale, cette prise en compte <strong>de</strong> la dimension<br />

historique et contingente <strong>de</strong>s écosystèmes est parfois refusée par certains<br />

chercheurs travaillant sur la biodiversité, car susceptible d’affaiblir le statut<br />

scientifique <strong>de</strong> leurs étu<strong>de</strong>s : la <strong>de</strong>scription, même détaillée, d’évènements<br />

uniques, non reproductibles, est souvent considérée comme ne permettant guère<br />

la découverte <strong>de</strong> lois <strong>de</strong> portée générale.<br />

V. La fragilité : la « crise <strong>de</strong> la biodiversité ».<br />

Même si, comme nous venons <strong>de</strong> le voir, les écosystèmes sont <strong>de</strong>s ensembles<br />

en évolution permanente, l’idée d’un certain équilibre global entre les entrées<br />

et les sorties, entre les apparitions et les disparitions d’espèces, était admise<br />

implicitement jusqu’au milieu du XX e siècle. En conséquence, les mouvements<br />

<strong>de</strong> « protection <strong>de</strong> la nature » se concentraient essentiellement sur <strong>de</strong>s sites<br />

remarquables, choisis souvent sur <strong>de</strong>s critères plus esthétiques que naturalistes,<br />

comme le mouvement <strong>de</strong>s peintres <strong>de</strong> Barbizon, à l’origine <strong>de</strong> la création, en<br />

1853, <strong>de</strong> la première aire protégée.<br />

Le fait que la biodiversité pouvait être menacée, que <strong>de</strong>s espèces disparaissaient<br />

à une vitesse très supérieure à celle présidant à l’évolution « naturelle »,<br />

est donc pour l’essentiel un constat <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> moitié du XX e siècle. Nous<br />

évoquerons donc successivement les données disponibles sur cette vitesse actuelle<br />

d’extinction <strong>de</strong>s espèces et d’érosion <strong>de</strong> la biodiversité, les principales causes <strong>de</strong><br />

cette érosion et, enfin, les conséquences possibles <strong>de</strong>s changements climatiques<br />

prévus dans le siècle qui commence.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biodiversité, un nouveau regard<br />

119<br />

<strong>Les</strong> extinctions passées et actuelles<br />

On attribue à Buffon 36 la première reconnaissance d’une espèce disparue,<br />

lorsqu’il écrivit, en 1778 dans « <strong>Les</strong> époques <strong>de</strong> la Nature », à propos <strong>de</strong>s ossements<br />

<strong>de</strong> mammouths : « Je dois donc pouvoir prononcer avec fon<strong>de</strong>ment que cette très gran<strong>de</strong><br />

espèce animale est perdue ». Ce qui était à l’époque une révolution conceptuelle est<br />

aujourd’hui une évi<strong>de</strong>nce : la quasi-totalité <strong>de</strong>s espèces ayant peuplé notre planète<br />

a aujourd’hui disparu et les espèces considérées comme <strong>de</strong>s « fossiles vivants »<br />

-le nautile, la lingule, la limule ou le cœlacanthe ne peuvent être considérées sans<br />

réserves, malgré leur ressemblance morphologique, comme appartenant effectivement<br />

à la même espèce que leurs homologues fossiles <strong>de</strong> l’ère primaire.<br />

Cette disparition <strong>de</strong>s espèces n’est cependant pas régulière. Elle est en<br />

effet marquée par <strong>de</strong>s « crises d’extinction », que l’on cherche à relier à <strong>de</strong>s<br />

événements géologiques ou astronomiques majeurs. Cinq crises principales ont<br />

été aujourd’hui recensées au cours <strong>de</strong>s 500 <strong>de</strong>rniers millions d’années, dont la<br />

<strong>de</strong>rnière, la plus médiatisée mais peut-être pas la plus forte, est celle <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong><br />

l’ère secondaire, avec en particulier la fin <strong>de</strong>s dinosaures.<br />

Outre cette fluctuation temporelle, il semble exister une variation <strong>de</strong> la<br />

« durée <strong>de</strong> vie » <strong>de</strong>s espèces, que certains auteurs cherchent à relier à <strong>de</strong>s traits<br />

<strong>de</strong> vie particuliers <strong>de</strong> ces espèces : les espèces <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> taille, prédatrices ou<br />

symbiotiques, seraient ainsi plus vulnérables que <strong>de</strong>s espèces <strong>de</strong> bas niveau dans<br />

la chaîne alimentaire ou <strong>de</strong> petite taille.<br />

Ces estimations <strong>de</strong> durée <strong>de</strong> vie moyenne <strong>de</strong>s espèces au cours <strong>de</strong>s temps<br />

géologiques sont entachées d’une très forte incertitu<strong>de</strong>, liée notamment à l’imprécision<br />

<strong>de</strong> la notion d’espèce pour <strong>de</strong>s groupes fossiles et à la sur-représentation <strong>de</strong>s<br />

espèces ayant eu une longue durée <strong>de</strong> vie. Certains 37 estiment que 18 % seulement<br />

<strong>de</strong>s genres ont été observés et que leur durée <strong>de</strong> vie moyenne n’est pas <strong>de</strong> 4 millions<br />

d’années -valeur calculée pour les seuls genres observés- mais d’environ 220 000<br />

ans. Ces travaux permettent cependant d’avancer un ordre <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> quelques<br />

millions d’années (on cite souvent le chiffre <strong>de</strong> 5) pour les espèces animales, avec<br />

<strong>de</strong>s valeurs plus fortes pour les invertébrés que pour les vertébrés et les plantes.<br />

L’estimation actuelle du taux <strong>de</strong> disparition <strong>de</strong>s espèces est plus aisée à obtenir,<br />

même si elle ne concerne qu’un petit nombre <strong>de</strong> groupes. L’homme a en effet pu<br />

observer <strong>de</strong>s disparitions d’espèces, souvent concomitantes <strong>de</strong> sa colonisation <strong>de</strong>s<br />

milieux, comme la disparition <strong>de</strong>s oiseaux non-volants <strong>de</strong>s îles du Pacifique et <strong>de</strong><br />

l’Océan Indien, dont le dodo, oiseau coureur <strong>de</strong> l’île Maurice, disparu au milieu<br />

36 Georges-Louis Leclerc, comte <strong>de</strong> Buffon (1707-1788), naturaliste, mathématicien, biologiste, cosmologiste et écrivain français est<br />

surtout célèbre pour son œuvre majeure, « L’Histoire naturelle, générale et particulière », en 36 volumes parus <strong>de</strong> 1749 à 1789, dont huit<br />

après sa mort, grâce à Bernard Lacepè<strong>de</strong>. Il y rassemble tout le savoir <strong>de</strong> l’époque dans le domaine <strong>de</strong>s sciences naturelles. C’est<br />

dans cet ouvrage qu’il relève les ressemblances entre l’homme et le singe et la possibilité d’une généalogie commune. Ses théories<br />

ont influencé <strong>de</strong>s générations <strong>de</strong> naturalistes, parmi lesquels notamment Lamarck et Darwin.<br />

37 Comme Hubbell (2001), qui réinterprète les données <strong>de</strong> Raup (1991) sur les invertébrés marins fossiles du primaire.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


120<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

du XVIII e siècle 38 , constitue l’exemple emblématique. Si elle a commencé il y a<br />

plusieurs siècles, cette disparition <strong>de</strong>s espèces est difficile à chiffrer précisément<br />

avant le XX e siècle, du fait du caractère lacunaire <strong>de</strong>s informations antérieures.<br />

Par contre, on dispose d’informations précises pour le XX e siècle, en particulier<br />

pour les plantes et les vertébrés. En étudiant la répartition entre les différents<br />

groupes <strong>de</strong>s quelques 500 espèces dont la disparition a été enregistrée et en<br />

comparant ces effectifs à ceux attendus pour une durée <strong>de</strong> vie « naturelle » <strong>de</strong>s<br />

espèces <strong>de</strong> 1 à 10 millions d’années, il apparaît que l’érosion actuelle, <strong>de</strong> l’ordre<br />

<strong>de</strong> 0,1 à 1 % par siècle, est plusieurs dizaines, voire centaines <strong>de</strong> fois supérieure<br />

à l’érosion « naturelle » <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s géologiques.<br />

Une autre métho<strong>de</strong>, indirecte, est fondée sur la relation empirique entre la<br />

taille d’un habitat et le nombre d’espèces qu’il est susceptible d’abriter. Elle<br />

permet, connaissant le taux annuel <strong>de</strong> réduction d’un écosystème donné (par<br />

exemple les forêts tropicales d’Amazonie ou d’Asie du Sud-Est), d’en déduire<br />

le taux <strong>de</strong> disparition d’espèces associées à cet écosystème. Cette métho<strong>de</strong><br />

fournit <strong>de</strong>s estimations encore plus préoccupantes <strong>de</strong> la vitesse d’érosion <strong>de</strong> la<br />

biodiversité, <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> 0,1 à 0,3 % par an, c’est-à-dire 1 000 à 10 000 fois<br />

supérieure aux taux d’extinction naturelle.<br />

En outre, cette disparition <strong>de</strong>s espèces n’est que le signe le plus visible <strong>de</strong>s<br />

menaces pesant actuellement sur la biodiversité. Pour préciser l’analyse, l’Union<br />

Mondiale pour la Nature 39 a proposé plusieurs catégories, allant <strong>de</strong> « non<br />

menacée » à « critique » 40 . Cette classification, appliquée aux vertébrés, montre<br />

que l’ensemble <strong>de</strong>s espèces considérées comme « menacées » ou « critiques »<br />

-et donc susceptibles <strong>de</strong> disparaître à court terme- est très supérieur à celui<br />

<strong>de</strong>s espèces aujourd’hui éteintes, en particulier pour les amphibiens, les reptiles<br />

et les poissons. En outre, pour <strong>de</strong>s groupes comme les oiseaux, suivis <strong>de</strong>puis<br />

1988, la situation semble se dégra<strong>de</strong>r, le nombre d’espèces dans les catégories «<br />

menacées » à divers titres étant en augmentation. Cette évolution est globalement<br />

estimée au niveau mondial par le « Red List Indice », qui a diminué <strong>de</strong> 16 %<br />

entre 1988 et 2004.<br />

Une autre approche, basée sur les indicateurs d’abondance, a été développée<br />

sur les oiseaux nicheurs européens, en Gran<strong>de</strong> Bretagne <strong>de</strong>puis 1970 41 , puis<br />

en France en 1988. Elle montre, sur une centaine d’espèces, la raréfaction <strong>de</strong>s<br />

populations dans la plupart <strong>de</strong>s milieux, en particulier les milieux agricoles :<br />

les 20 espèces britanniques inféodées à ces milieux ont vu, en trente ans, leurs<br />

effectifs baisser <strong>de</strong> 40 %. En France, la baisse est <strong>de</strong> 25 % <strong>de</strong>puis 1985.<br />

38 Le <strong>de</strong>rnier exemplaire serait mort sur un navire français entre 1735 et 1746. D’autres sources indiquent une disparition <strong>de</strong> l’Île<br />

vers 1690.<br />

39 Ex-Union Internationale pour la Conservation <strong>de</strong> la Nature, U.I.C.N.<br />

40 Voir le site www.redlist.org<br />

41 Voir le site <strong>de</strong> la Royal Society for the Protection of Birds : www.rspb.org.uk<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biodiversité, un nouveau regard<br />

121<br />

Une approche similaire est celle du « Living Planet In<strong>de</strong>x ». Cet in<strong>de</strong>x 42 , basé sur<br />

l’abondance numérique estimée <strong>de</strong> 3 000 populations représentant 1 100 espèces<br />

<strong>de</strong> vertébrés, est calculé <strong>de</strong>puis 1970. Il aurait, <strong>de</strong>puis cette date, baissé <strong>de</strong> 30 %<br />

pour les espèces terrestres et marines et <strong>de</strong> 50 % pour les espèces d’eau douce.<br />

Soulignons enfin que l’essentiel <strong>de</strong>s données porte sur la diversité <strong>de</strong>s espèces.<br />

<strong>Les</strong> autres niveaux d’organisation évoqués dans la secon<strong>de</strong> partie, en particulier la<br />

diversité <strong>de</strong>s populations et <strong>de</strong>s individus au sein <strong>de</strong>s espèces, ne fait l’objet que<br />

d’étu<strong>de</strong>s ponctuelles, nombreuses, mais difficiles à relier dans la durée.<br />

Quant à l’évolution <strong>de</strong> la diversité écosystémique, elle n’est observée qu’indirectement,<br />

à travers le suivi <strong>de</strong> l’extension <strong>de</strong> certains habitats, comme les<br />

zones humi<strong>de</strong>s ou les forêts. Un préalable à une étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s évolutions à l’échelle<br />

<strong>mondiale</strong> est sans doute la définition d’une typologie <strong>de</strong>s écosystèmes, à l’image<br />

<strong>de</strong> la base CORINE <strong>de</strong> l’Union Européenne 43 qui propose une classification<br />

basée sur les espèces végétales représentatives <strong>de</strong>s différents habitats. Ces habitats<br />

sont décrits <strong>de</strong> manière détaillée dans les « Cahiers d’habitats », élaborés par le<br />

Muséum national d’Histoire naturelle 44 .<br />

<strong>Les</strong> causes <strong>de</strong> l’érosion <strong>de</strong> la biodiversité<br />

L’importance <strong>de</strong> l’érosion actuelle <strong>de</strong> la biodiversité conduit à l’évi<strong>de</strong>nce à<br />

incriminer les activités humaines, au sens large, dans cette évolution.<br />

Le premier type d’activités que l’on peut légitimement interroger est l’exploitation<br />

directe <strong>de</strong> certaines espèces, en particulier <strong>de</strong>s mammifères et <strong>de</strong>s oiseaux,<br />

dont les caractéristiques biologiques (longue durée <strong>de</strong> vie, faible fécondité)<br />

limitent le surplus exploitable durablement. <strong>Les</strong> exemples <strong>de</strong>s baleines, <strong>de</strong>s<br />

éléphants, <strong>de</strong>s bisons d’Amérique du Nord, <strong>de</strong>s grands oiseaux non-volants 45<br />

attestent <strong>de</strong> la capacité <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> réduire considérablement, voire <strong>de</strong> faire<br />

disparaître certaines espèces.<br />

Plus récemment, cette question <strong>de</strong> la surexploitation s’est étendue aux autres<br />

vertébrés, en particulier aux poissons, alors que leur forte fécondité constituait<br />

a priori une caractéristique autorisant <strong>de</strong>s taux <strong>de</strong> prélèvement élevés. <strong>Les</strong> pêches<br />

<strong>mondiale</strong>s ont en effet progressé <strong>de</strong> manière considérable <strong>de</strong>puis les années<br />

cinquante : selon les statistiques <strong>de</strong> la FAO 46 , elles sont passées <strong>de</strong> moins <strong>de</strong><br />

20 millions <strong>de</strong> tonnes dans les années cinquante à plus <strong>de</strong> 90 millions <strong>de</strong> tonnes<br />

dans les années quatre-vingt dix.<br />

42 In<strong>de</strong>x développé conjointement par l’UNEP, Programme <strong>de</strong>s Nations Unies pour l’Environnement et le WWF, World Wildlife<br />

Fund. Voir le site www.worldwildlife.org/about/lpr2004.pdf<br />

43 Voir le site www.natura2000.espaces-naturels.fr<br />

44 Disponibles sur http//natura2000.environnement.gouv.fr/habitats/cahiers.html<br />

45 Comme par exemple les Dodos <strong>de</strong> l’île Maurice, Genyornis australiens, Dinornis <strong>de</strong> Nouvelle Zélan<strong>de</strong>, Silviornis <strong>de</strong> Nouvelle<br />

Calédonie, etc.<br />

46 Voir www.fao.org<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


122<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Au cours <strong>de</strong>s dix <strong>de</strong>rnières années, la progression s’est poursuivie à un rythme<br />

plus lent, mais il est apparu que l’essentiel <strong>de</strong> cette croissance était due à une<br />

augmentation <strong>de</strong>s captures chinoises, que certains biologistes ont été appelés à<br />

dénoncer comme peu vraisemblable. Ainsi corrigées, les statistiques montrent un<br />

lent déclin <strong>de</strong>puis le milieu <strong>de</strong>s années quatre-vingts et l’on estime aujourd’hui<br />

que plus <strong>de</strong>s trois-quarts <strong>de</strong>s stocks <strong>de</strong> poissons pêchés sont pleinement exploités<br />

ou surexploités. C’est en particulier le cas <strong>de</strong>s stocks <strong>de</strong> poissons d’aux profon<strong>de</strong>s<br />

froi<strong>de</strong>s, comme le grenadier, mis en exploitation assez récemment grâce à <strong>de</strong><br />

nouveaux engins <strong>de</strong> pêche. Abondants mais à renouvellement très lent, ces stocks<br />

se sont souvent effondrés en moins <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux décennies.<br />

En outre ces données quantitatives ont longtemps masqué <strong>de</strong>s évolutions<br />

qualitatives préoccupantes, comme la réduction <strong>de</strong> la taille <strong>de</strong>s individus, la<br />

modification progressive <strong>de</strong> la composition spécifique <strong>de</strong>s communautés et<br />

une dérive <strong>de</strong>s écosystèmes vers une majorité d’espèces <strong>de</strong> bas niveau dans la<br />

chaîne alimentaire. Ces phénomènes ren<strong>de</strong>nt problématique la restauration <strong>de</strong>s<br />

stocks, même en cas d’arrêt <strong>de</strong> leur exploitation. On estime que cette faible<br />

perception <strong>de</strong> la dérive <strong>de</strong>s écosystèmes est liée au fait que les biologistes <strong>de</strong>s<br />

pêches ont souvent pris comme seule référence -considérée comme un état initial<br />

satisfaisant- la situation observée au début <strong>de</strong> leur carrière 47 .<br />

Sans nier l’impact <strong>de</strong> la surexploitation sur la raréfaction, voire la disparition<br />

<strong>de</strong> certaines espèces, l’attention <strong>de</strong>s scientifiques s’est peu à peu déplacée<br />

sur d’autres causes, indirectes mais tout aussi -voire plus- déterminantes <strong>de</strong><br />

réduction <strong>de</strong> la biodiversité : la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s habitats, d’une part, les introductions<br />

d’espèces d’autre part.<br />

La <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s habitats n’est souvent perçue que dans sa forme la plus<br />

radicale : déforestation, mise en place <strong>de</strong> barrages, assèchement <strong>de</strong> zones humi<strong>de</strong>s,<br />

etc. En fait, son effet se fait sentir dès que la taille d’un habitat commence à se<br />

restreindre. Ce phénomène a été modélisé dans le cadre <strong>de</strong> la théorie insulaire 48 :<br />

les gran<strong>de</strong>s surfaces sont plus riches en espèces que les petites. C’est par exemple<br />

le cas <strong>de</strong>s oiseaux nicheurs <strong>de</strong>s îles méditerranéennes, dont le nombre d’espèces<br />

passe d’une vingtaine dans les petites îles à plus d’une centaine en Sicile ou en<br />

Sardaigne.<br />

Le corollaire <strong>de</strong> cette approche est que la réduction <strong>de</strong>s habitats conduit<br />

inéluctablement à une réduction <strong>de</strong> la biodiversité globale au sein <strong>de</strong> ces habitats,<br />

selon une loi exponentielle dite « Loi d’Arrhenius » 49 . On estime en l’appliquant<br />

47 C’est ce qu’il appelle le « syndrome <strong>de</strong> la dérive <strong>de</strong> la ligne <strong>de</strong> base », en anglais : « Shifting baseline syndrome ».Voir une<br />

présentation plus détaillée sur www.oceanconservancy.org<br />

48 De Mc Arthur et Wilson (1967), dont Alexan<strong>de</strong>r von Humbolt avait formulé dès 1807 l’un <strong>de</strong>s principes.<br />

49 Du type N = CSz (S est la surface <strong>de</strong> l’habitat, N le nombre d’espèces, C et Z <strong>de</strong>s constantes à ajuster selon le groupe d’espèces<br />

et les milieux). Svante August Arrhenius (1859-1927), chimiste suédois prix Nobel <strong>de</strong> chimie en 1903, a été l’un <strong>de</strong>s plus ar<strong>de</strong>nts<br />

promoteurs <strong>de</strong> cette relation, même si l’on attribue la première publication dans ce domaine à une étu<strong>de</strong> remontant à 1859 du<br />

botaniste anglais Hewett Cottrell Watson (1804-1881) sur les plantes <strong>de</strong> Gran<strong>de</strong>-Bretagne ; il estima alors Z à 0,11.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biodiversité, un nouveau regard<br />

123<br />

qu’une réduction <strong>de</strong> la taille d’un habitat d’environ 10 % aboutit à une perte<br />

globale <strong>de</strong> biodiversité d’environ 3 %. Une réduction d’un habitat <strong>de</strong> 50 %<br />

n’induit une perte que <strong>de</strong> 20 %. C’est sur <strong>de</strong> tels modèles, qui fournissent <strong>de</strong>s<br />

estimations <strong>de</strong> perte <strong>de</strong> la biodiversité beaucoup plus élevées que les recensements<br />

directs, que sont basées les analyses précé<strong>de</strong>mment évoquées annonçant<br />

<strong>de</strong>s valeurs d’érosion 1 000 à 10 000 fois supérieures à celles <strong>de</strong>s rythmes<br />

naturels.<br />

Indiquons cependant que ces modèles ne sont pas extrêmes, car ils supposent<br />

une possibilité <strong>de</strong> recolonisation <strong>de</strong> ces habitats réduits à partir <strong>de</strong> « refuges »<br />

continuant à abriter <strong>de</strong>s différentes espèces. Si ces refuges disparaissent,<br />

autrement dit si les « îles » sont définitivement isolées, on doit considérer une<br />

relation <strong>de</strong> stricte proportionnalité entre la taille résiduelle <strong>de</strong>s habitats et le<br />

nombre d’espèces abritées, ce qui augmente encore les estimations <strong>de</strong> la vitesse<br />

actuelle d’érosion <strong>de</strong> la biodiversité.<br />

Une conséquence <strong>de</strong> cette relation <strong>de</strong> stricte proportionnalité est <strong>de</strong><br />

remettre en question les stratégies <strong>de</strong> protection <strong>de</strong> la biodiversité basées sur<br />

<strong>de</strong>s « réserves » (Parcs nationaux, réserves <strong>de</strong> biosphère, etc.). En effet, dans<br />

le modèle insulaire classique, un taux <strong>de</strong> mise en réserve limité, <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong><br />

20 %, permettrait <strong>de</strong> conserver une fraction importante (plus <strong>de</strong> 60 %) <strong>de</strong><br />

la biodiversité. Dans ce modèle proportionnel, cette fraction n’est plus que <strong>de</strong><br />

20 %. D’où la nécessité d’une autre stratégie, intégrant la conservation <strong>de</strong> la<br />

biodiversité au sein <strong>de</strong> la nature « ordinaire », et donc une interaction avec les<br />

autres activités humaines.<br />

Indiquons enfin que cette réduction <strong>de</strong>s habitats peut prendre <strong>de</strong>s formes<br />

beaucoup plus sournoises que leur disparition pure et simple. Ainsi, dans les<br />

milieux aquatiques, les obstacles physiques à la migration ou le comblement <strong>de</strong>s<br />

substrats pierreux <strong>de</strong>s zones amont <strong>de</strong>s rivières par les sédiments argileux issus<br />

<strong>de</strong> l’érosion <strong>de</strong>s sols agricoles ren<strong>de</strong>nt ces zones impropres à la reproduction <strong>de</strong><br />

certains poissons comme les truites ou les saumons, alors que la qualité physicochimique<br />

<strong>de</strong> l’eau ne semble pas affectée. Il en est <strong>de</strong> même <strong>de</strong>s pollutions<br />

diverses, qui peuvent exclure <strong>de</strong> fait <strong>de</strong> nombreuses espèces <strong>de</strong> leurs habitats<br />

naturels. Ainsi, la moule perlière <strong>de</strong>s rivières d’Europe Margaritifera margaritifera, qui<br />

représentait parfois <strong>de</strong>s peuplements considérables et avait fourni au Moyen-ge<br />

les perles <strong>de</strong> nombreux joyaux, a quasiment disparu au début du XX e siècle, dès<br />

que les teneurs en nitrates <strong>de</strong>s eaux ont dépassé 1 mg/l, concentration néfaste<br />

à la reproduction <strong>de</strong> cette espèce 50 . Autre exemple : l’évolution précé<strong>de</strong>mment<br />

évoquée <strong>de</strong>s écosystèmes côtiers sous le double effet <strong>de</strong> la surexploitation <strong>de</strong>s<br />

stocks et <strong>de</strong> l’impact <strong>de</strong>s engins <strong>de</strong> pêche industrielle, en particulier les chaluts,<br />

50 Rappelons que le niveau accepté pour la consommation humaine, et désormais atteint ou dépassé dans <strong>de</strong> nombreuses rivières et<br />

nappes souterraines, est <strong>de</strong> 50 mg/l.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


124<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

sur les communautés aquatiques et leurs habitats ; la modification <strong>de</strong> l’écosystème<br />

est telle que <strong>de</strong>s mesures <strong>de</strong> réduction, voire <strong>de</strong> cessation <strong>de</strong> l’exploitation <strong>de</strong><br />

certains stocks, comme la morue, ne se traduisent pas par une restauration <strong>de</strong>s<br />

populations <strong>de</strong> ces espèces.<br />

La secon<strong>de</strong> cause indirecte <strong>de</strong> l’érosion <strong>de</strong> la biodiversité est celle, qui peut<br />

sembler a priori paradoxale, <strong>de</strong> l’introduction d’espèces. Ce phénomène n’est,<br />

certes, pas nouveau : les grands mouvements <strong>de</strong>s plaques océaniques -rencontre<br />

<strong>de</strong> l’In<strong>de</strong> et <strong>de</strong> l’Eurasie, il y a 80 millions d’années, <strong>de</strong> l’Afrique et <strong>de</strong> l’Eurasie,<br />

il y a 17 millions d’années- ont certainement conduit à la mise en présence<br />

<strong>de</strong>s faunes et flores <strong>de</strong> ces différents ensembles. Il a pris cependant <strong>de</strong>puis le<br />

néolithique, a fortiori au cours <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rniers siècles, une ampleur inédite. Le<br />

taux d’invasions biologiques en France au cours <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> 1945-2002 serait<br />

200 fois supérieur à celui estimé avant le XVII e siècle !<br />

La manière <strong>de</strong> considérer ces introductions d’espèces s’est en effet beaucoup<br />

modifiée au cours du temps, le XVIII e et, surtout, le XIX e siècle étant marqués<br />

par une volonté délibérée « d’enrichissement » <strong>de</strong> notre flore et <strong>de</strong> notre faune :<br />

la Société Nationale d’Acclimatation 51 , dont est issue en droite ligne l’actuelle<br />

Société Nationale pour la Protection <strong>de</strong> la Nature 52 , attribuait chaque année un<br />

prix à une acclimatation réussie ! Ainsi, en 1874, cette société offrait un prix<br />

<strong>de</strong> 500 FF à la personne qui acclimaterait en France le saumon <strong>de</strong> Californie<br />

Oncorhynchus tshawytscha (Mazeaud, 1981). Ce n’est donc qu’assez récemment<br />

qu’une attitu<strong>de</strong> plus critique s’est développée vis-à-vis <strong>de</strong> ces introductions.<br />

En effet, si certaines <strong>de</strong> ces introductions s’intègrent dans les faunes et les<br />

flores locales sans avoir <strong>de</strong> conséquences négatives évi<strong>de</strong>ntes, comme l’extension<br />

du lapin en Europe du Nord et ont même contribué à augmenter la biodiversité<br />

locale, d’autres ont <strong>de</strong>s conséquences clairement néfastes, en particulier dans<br />

les milieux insulaires. Ainsi, l’introduction <strong>de</strong> gastéropo<strong>de</strong>s comme l’achatine<br />

(Achatina fulcata) dans les îles polynésiennes semble à l’origine <strong>de</strong> la disparition<br />

<strong>de</strong> nombreuses espèces autochtones et spécifiques <strong>de</strong> chacune <strong>de</strong> ces îles, comme<br />

les gastéropo<strong>de</strong>s du genre Partula. De même, l’introduction en Europe <strong>de</strong> la<br />

moule zébrée (Dreissena polymorpha), ou <strong>de</strong> la crépidule (Crepidula fornicata) venant<br />

d’Amérique du Nord, conduit à <strong>de</strong>s phénomènes <strong>de</strong> compétition trophique ou<br />

spatiale au détriment <strong>de</strong>s espèces indigènes <strong>de</strong> mollusques bivalves, comme la<br />

coquille Saint-Jacques.<br />

Un autre exemple, très controversé, est l’introduction dans les grands lacs<br />

africains comme le lac Victoria d’un poisson prédateur, la perche du Nil (Lates<br />

niloticus). Cette introduction aura en effet permis le développement d’une pêche<br />

51 Fondée en 1854 par Geoffroy Saint-Hilaire, du Muséum, sous le nom <strong>de</strong> « Société Impériale Zoologique d’Acclimatation ».<br />

52 Elle n’a pris ce nom qu’en 1960, après s’être appelée un temps « Société Nationale d’Acclimatation et <strong>de</strong> Protection <strong>de</strong> la<br />

Nature ».<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biodiversité, un nouveau regard<br />

125<br />

industrielle prospère (pour certains…), mais aurait eu également <strong>de</strong>s impacts<br />

très négatifs sur la faune piscicole endémique, particulièrement riche, <strong>de</strong> ces<br />

milieux.<br />

En outre, les introductions d’espèces peuvent conduire à favoriser la<br />

dispersion d’autres espèces, déjà présentes mais qui peuvent <strong>de</strong>venir invasives.<br />

Ainsi, l’invasion <strong>de</strong> nombreuses îles méditerranéennes par les « griffes-<strong>de</strong>sorcière<br />

» (plante crassulante du genre Carpobrotus, originaire d’Afrique du Sud)<br />

serait liée à une dissémination <strong>de</strong>s graines par les rats, lapins et chats, consommateurs<br />

<strong>de</strong>s fruits. De même, les gran<strong>de</strong>s épidémies <strong>de</strong> peste en Europe occi<strong>de</strong>ntale<br />

auraient été rendues possibles par l’extension <strong>de</strong> l’aire <strong>de</strong> répartition du rat noir<br />

à partir du Moyen-Orient dès l’époque romaine, avec adaptation du bacille <strong>de</strong> la<br />

peste à <strong>de</strong>s puces endémiques européennes.<br />

Enfin, même lorsque les introductions d’espèces conduisent dans un premier<br />

temps à augmenter la biodiversité locale ou régionale, c’est souvent à travers<br />

une « banalisation » <strong>de</strong>s biocénoses (extension d’espèces cosmopolites) dont les<br />

conséquences à long terme sont difficiles à prédire.<br />

Ces introductions d’espèces ne résultent en outre que rarement <strong>de</strong> politiques<br />

délibérées. Des aménagements comme le canal <strong>de</strong> Suez, auquel on doit l’implantation<br />

en Méditerranée orientale <strong>de</strong> près <strong>de</strong> 300 espèces issues <strong>de</strong> la Mer Rouge.<br />

De leur coté, les pétroliers, qui ne peuvent pas naviguer à vi<strong>de</strong>, remplissent<br />

leurs ballasts d’eau <strong>de</strong> mer pour le voyage <strong>de</strong> retour -12 milliards <strong>de</strong> tonnes<br />

sont ainsi transférées chaque année- et transfèrent en même temps d’un océan à<br />

l’autre <strong>de</strong>s centaines d’espèces marines. Ce transport intempestif est sans doute<br />

à l’origine <strong>de</strong> l’introduction <strong>de</strong> très nombreuses espèces dans les zones côtières.<br />

C’est pourquoi les politiques ne visant qu’à limiter les introductions volontaires<br />

d’espèces sont sans doute insuffisantes pour faire face à cette « mondialisation »<br />

<strong>de</strong> la biodiversité.<br />

<strong>Les</strong> perspectives du changement climatique<br />

Quels sont les enjeux que représente le changement climatique annoncé au<br />

cours du XXI e siècle et dont les prémisses se manifestent déjà, en particulier à<br />

travers l’avancement <strong>de</strong>s dates <strong>de</strong> ponte ou <strong>de</strong>s modifications <strong>de</strong>s comportements<br />

migratoires <strong>de</strong>s oiseaux ? On peut démarrer une réflexion par quatre constats :<br />

• <strong>Les</strong> valeurs <strong>de</strong> réchauffement annoncées 53 , <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> 2 à 6 <strong>de</strong>grés en un<br />

siècle, sont sans commune mesure avec celles observées <strong>de</strong>puis 2000 ans et<br />

la rapidité <strong>de</strong> ces évolutions semble très supérieure aux vitesses <strong>de</strong> réchauffement<br />

qui peuvent avoir été calculées lors <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière pério<strong>de</strong><br />

glaciaire.<br />

53 Par exemple dans les rapports du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) www.ipcc.ch/<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


126<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

• Quelles que soient la responsabilité <strong>de</strong> l’homme dans cette évolution et les<br />

mesures qui pourront être prises, le réchauffement va, du fait <strong>de</strong> la longue<br />

durée <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s molécules <strong>de</strong> gaz carbonique dans l’atmosphère -environ<br />

un siècle-, se poursuivre au-<strong>de</strong>là du XXI e siècle avant, éventuellement, <strong>de</strong><br />

se stabiliser.<br />

• <strong>Les</strong> évolutions <strong>de</strong> la température et <strong>de</strong> la pluviométrie ne seront pas<br />

homogènes sur la planète et se traduiront par une mosaïque <strong>de</strong> situations,<br />

en particulier dans la zone intertropicale, qui verra à la fois le développement<br />

<strong>de</strong>s zones plus sèches (une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> l’Amazonie, l’Afrique<br />

<strong>de</strong> l’Ouest) et <strong>de</strong> zones plus humi<strong>de</strong>s (la majorité <strong>de</strong> l’Asie du Sud-est).<br />

En outre, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ces évolutions moyennes <strong>de</strong>s paramètres, l’augmentation<br />

<strong>de</strong> la fréquence et <strong>de</strong> l’ampleur <strong>de</strong>s phénomènes extrêmes (tempêtes,<br />

sécheresses…) pourraient également caractériser ces changements globaux.<br />

• Cette évolution <strong>de</strong>s paramètres climatiques majeurs (température, pluviométrie)<br />

s’accompagnera d’autres modifications, elles aussi rapi<strong>de</strong>s, pouvant<br />

avoir <strong>de</strong>s conséquences sur les écosystèmes : diminution du taux <strong>de</strong> calcification<br />

<strong>de</strong>s organismes marins, montée -<strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> 3 à 5 mm par an- du<br />

niveau <strong>de</strong>s mers.<br />

Par rapport à ces évolutions, que peut-on dire <strong>de</strong>s capacités d’adaptation <strong>de</strong><br />

la biodiversité ? Pour examiner cette question, il convient <strong>de</strong> distinguer différents<br />

niveaux <strong>de</strong> réponse, qui se différencient à la fois par la rapidité et par l’ampleur<br />

possible <strong>de</strong> l’adaptation qu’ils permettent.<br />

Le premier niveau est celui <strong>de</strong>s capacités d’adaptation individuelles, qui<br />

peuvent elles-mêmes se décomposer en <strong>de</strong>ux processus distincts : l’adaptation<br />

physiologique, qui permet à une espèce animale <strong>de</strong> vivre dans une certaine plage<br />

<strong>de</strong> variation <strong>de</strong>s paramètres environnementaux, et l’adaptation éco-éthologique 54 ,<br />

qui verra l’animal rechercher un milieu plus favorable, soit en changeant <strong>de</strong><br />

mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie (par exemple en passant d’une vie diurne à une vie nocturne), soit<br />

en migrant. Ce niveau permet a priori une adaptation relativement rapi<strong>de</strong>. En ce<br />

qui concerne son ampleur, nous sommes amenés à souligner la faiblesse <strong>de</strong> nos<br />

connaissances et <strong>de</strong> nos capacités prédictives.<br />

En effet, pour <strong>de</strong>s raisons techniques et méthodologiques, les étu<strong>de</strong>s ont<br />

souvent été réalisées dans <strong>de</strong>s conditions simplifiées (individus isolés, variation<br />

d’un seul facteur <strong>de</strong> l’environnement) et sur un nombre restreint d’espèces,<br />

modèles <strong>de</strong> laboratoire ou souches animales domestiquées. En outre, pour affiner<br />

l’analyse, ces processus ont souvent été étudiés à <strong>de</strong>s niveaux d’organisation plus<br />

simples -organe, cellules en culture, voire gènes isolés- sans que les questions<br />

d’intégration au niveau <strong>de</strong> « l’organisme entier » ne soient élucidées. A titre<br />

54 L’éthologie (du grec : ethos, mœurs et logos, étu<strong>de</strong>/science) étudie le comportement animal.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biodiversité, un nouveau regard<br />

127<br />

d’exemple, les cellules en culture d’une espèce animale donnée sont souvent<br />

sensibles à <strong>de</strong> nombreux virus auxquels l’espèce est totalement résistante. Il en<br />

résulte que, plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux siècles après la création du terme « biologie » par<br />

Lamarck 55 , les modalités <strong>de</strong> réponse <strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong>s espèces à <strong>de</strong>s variations <strong>de</strong><br />

leur environnement, et notamment les limites <strong>de</strong> cette capacité adaptative, sont<br />

relativement mal connues.<br />

Autre difficulté, la nature souvent complexe <strong>de</strong>s relations entre la variation<br />

d’un facteur <strong>de</strong> l’environnement et les perturbations ressenties par un individu<br />

rend souvent peu pertinentes <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s expérimentales ne faisant varier<br />

qu’un seul paramètre « toutes choses égales par ailleurs ». Ainsi, on suspecte<br />

maintenant que le dépérissement <strong>de</strong>s coraux sous l’effet du réchauffement<br />

climatique ne serait pas dû à une action directe <strong>de</strong> la température, mais à l’apport<br />

<strong>de</strong> micro-organismes pathogènes sous l’effet <strong>de</strong> l’augmentation <strong>de</strong> la turbulence<br />

atmosphérique. On conçoit qu’un tel phénomène ne saurait être détecté dans<br />

une approche expérimentale <strong>de</strong> l’effet <strong>de</strong> la température sur la physiologie <strong>de</strong>s<br />

algues symbiotiques <strong>de</strong>s coraux ! De même, l’effet du réchauffement <strong>de</strong> l’eau<br />

sur la dynamique <strong>de</strong>s peuplements piscicoles lacustres s’exprime à travers <strong>de</strong>s<br />

modifications complexes <strong>de</strong> la chaîne <strong>de</strong> la nutrition pouvant favoriser, au moins<br />

temporairement, les espèces d’eaux froi<strong>de</strong>s. Autre exemple, l’augmentation <strong>de</strong><br />

la vitesse <strong>de</strong> croissance <strong>de</strong>s arbres avec l’augmentation <strong>de</strong> la teneur <strong>de</strong> l’atmosphère<br />

en gaz carbonique est attestée par <strong>de</strong> nombreuses étu<strong>de</strong>s expérimentales<br />

en milieu contrôlé et <strong>de</strong>vrait donc conduire à augmenter la capacité <strong>de</strong>s forêts<br />

à capter une partie <strong>de</strong> ces émissions. Cependant, dans les forêts tropicales, le<br />

développement concomitant <strong>de</strong>s lianes et autres plantes qui croissent sur les<br />

arbres pourrait paradoxalement réduire l’importance <strong>de</strong> la biomasse aérienne en<br />

déclenchant plus précocement la chute <strong>de</strong>s arbres.<br />

En outre, l’apparition d’événements brefs mais extrêmes peut avoir <strong>de</strong>s<br />

conséquences majeures : le réchauffement pendant quelques semaines <strong>de</strong>s eaux<br />

profon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> Méditerranée au cours <strong>de</strong> l’été 1999 a entraîné <strong>de</strong>s mortalités<br />

massives d’invertébrés fixés, comme les gorgones, même si la température<br />

moyenne annuelle n’avait pas été exceptionnelle.<br />

Il est aujourd’hui possible, grâce aux progrès <strong>de</strong>s capteurs, <strong>de</strong> la télédétection,<br />

<strong>de</strong> la micro-électronique et <strong>de</strong> la micro-informatique, <strong>de</strong> dépasser ces limites<br />

techniques ou méthodologiques et <strong>de</strong> recueillir <strong>de</strong>s informations précises sur un<br />

animal sauvage évoluant dans son milieu naturel, parmi ses congénères et les autres<br />

espèces, ou d’étudier la physiologie d’un arbre au sein d’un peuplement forestier.<br />

Ces techniques permettent également <strong>de</strong> suivre un individu donné pendant une<br />

55 Jean-Baptiste Pierre Antoine <strong>de</strong> Monet, chevalier <strong>de</strong> Lamarck, biologiste français (1744-1829), participe à la transformation<br />

du Jardin du Roi en Muséum d’histoire naturelle et y <strong>de</strong>vient professeur <strong>de</strong> zoologie et <strong>de</strong> paléontologie. Il a passé plusieurs<br />

années à établir une classification raisonnée <strong>de</strong>s animaux invertébrés. Il invente en 1802 le mot « biologie » pour désigner la<br />

science <strong>de</strong>s êtres vivants. Ses principaux ouvrages : Philosophie zoologique (1809) et Histoire naturelle <strong>de</strong>s animaux sans vertèbres (1815).<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


128<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

pério<strong>de</strong> longue et donc <strong>de</strong> disposer « d’histoires <strong>de</strong> vie » individuelles, plutôt que<br />

d’avoir <strong>de</strong>s valeurs moyennes et discontinues sur un groupe. Elles donnent accès<br />

à la variabilité interindividuelle et temporelle <strong>de</strong>s phénotypes, variabilité qui,<br />

pour évaluer le « potentiel adaptatif » d’une espèce, peut se révéler une donnée<br />

beaucoup plus pertinente que <strong>de</strong>s valeurs moyennes, en particulier lorsque la<br />

distribution d’un caractère n’est pas statistiquement normale. Ainsi, on a pu<br />

montrer que la fraction migrante d’une population <strong>de</strong> rongeurs, potentiellement<br />

disséminatrice d’agents pathogènes, se distinguait <strong>de</strong>s sé<strong>de</strong>ntaires par plusieurs<br />

paramètres démographiques et morphologiques. Il apparaît donc aujourd’hui<br />

techniquement possible -et scientifiquement souhaitable- <strong>de</strong> donner un nouvel<br />

élan à <strong>de</strong> telles recherches.<br />

Le second niveau, qui pourra intervenir pour <strong>de</strong>s perturbations plus<br />

importantes et suppléer aux limites <strong>de</strong>s capacités d’adaptation individuelles, est<br />

celui <strong>de</strong> l’adaptation génétique, par les mécanismes <strong>de</strong> la sélection darwinienne.<br />

Sans nier l’importance <strong>de</strong> ce potentiel, qui s’est exprimé tout au long <strong>de</strong> l’histoire<br />

du vivant, nous soulignerons plusieurs points qui incitent à ne pas le surestimer<br />

pour les décennies à venir.<br />

Le premier est l’inégalité <strong>de</strong>s potentiels d’adaptation entre les espèces.<br />

<strong>Les</strong> espèces à forte fécondité et à faible durée <strong>de</strong> vie, comme la plupart <strong>de</strong>s<br />

invertébrés ou les espèces végétales à cycle annuel, pourront réaliser en un siècle<br />

un grand nombre <strong>de</strong> générations et soumettre à la sélection naturelle un nombre<br />

considérable <strong>de</strong> génotypes inédits, issus <strong>de</strong> la recombinaison sexuée. Par contre,<br />

les espèces qui vivent longtemps, comme les grands mammifères ou les arbres,<br />

ne produiront en un siècle que quelques dizaines d’individus, dont une fraction<br />

importante ne pourra être éliminée sans compromettre l’avenir <strong>de</strong> l’espèce.<br />

La secon<strong>de</strong> limite est liée à l’interaction entre les espèces soumises à la<br />

sélection naturelle. Une modification <strong>de</strong>s traits <strong>de</strong> vie, croissance, régime<br />

alimentaire, précocité sexuelle, etc. d’une espèce peut en effet modifier sa<br />

« niche » <strong>de</strong> manière défavorable et limiter <strong>de</strong> ce fait ses capacités d’adaptation.<br />

Ainsi, la réduction <strong>de</strong> la taille et <strong>de</strong> l’âge à la maturation sexuelle <strong>de</strong>s poissons<br />

marins soumis à une pêche sélective intensive peut modifier leur place dans la<br />

chaîne alimentaire et augmenter leur vulnérabilité à la prédation. Un autre aspect<br />

<strong>de</strong> ces interactions entre espèces est celui <strong>de</strong>s multiples relations <strong>de</strong> dépendance<br />

pouvant associer <strong>de</strong>s espèces et conditionner leur survie. On peut citer les flores<br />

digestives originales <strong>de</strong> très nombreux animaux, les algues symbiotiques <strong>de</strong>s<br />

coraux, les champignons et bactéries associées aux racines <strong>de</strong>s plantes et qui<br />

leur permettent <strong>de</strong> puiser les éléments minéraux du sol ou <strong>de</strong> l’atmosphère,<br />

les insectes pollinisateurs parfois indispensables à la reproduction <strong>de</strong> certaines<br />

plantes, etc. De ce fait, il faudra que puisse se produire une co-évolution <strong>de</strong> ces<br />

associations pour que les espèces concernées puissent se maintenir.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biodiversité, un nouveau regard<br />

129<br />

Le troisième niveau d’adaptation est celui <strong>de</strong>s successions écologiques, à<br />

savoir le remplacement plus ou moins brutal d’une biocénose par une autre,<br />

plus adaptée, à travers la disparition <strong>de</strong> certaines espèces et le développement<br />

d’autres, déjà présentes ou colonisant le milieu. Il ne fait aucun doute que ces<br />

successions écologiques confèrent à la biodiversité une capacité d’adaptation<br />

quasi illimitée et peut-être plus rapi<strong>de</strong> que celle liée à l’adaptation génétique<br />

<strong>de</strong>s espèces. L’observation <strong>de</strong> formes vivantes dans les milieux les plus extrêmes<br />

-fond <strong>de</strong>s océans, milieux hyper-salins, glaces polaires, sources chau<strong>de</strong>s- est là<br />

pour nous en convaincre.<br />

La question n’est donc pas « la biodiversité pourra-t-elle s’adapter ? », mais « les<br />

systèmes qui se mettront en place seront-ils favorables à la vie humaine ? ». Le basculement<br />

rapi<strong>de</strong> du Sahara, il y a environ 6 000 ans, d’un écosystème <strong>de</strong> type savane<br />

abritant <strong>de</strong>s activités pastorales -comme en témoignent les fresques du<br />

Tassili- à un écosystème désertique riche en espèces présentant <strong>de</strong>s adaptations<br />

remarquables à ce nouvel environnement mais peu propice à la vie humaine, est<br />

un exemple <strong>de</strong> ces successions écologiques défavorables qui pourront advenir. Un<br />

autre exemple est l’évolution que nous avons évoquée <strong>de</strong>s écosystèmes océaniques<br />

surexploités vers <strong>de</strong>s réseaux simplifiés, avec développement <strong>de</strong>s populations <strong>de</strong><br />

méduses et réduction <strong>de</strong> la taille et <strong>de</strong> l’abondance <strong>de</strong>s poissons.<br />

En résumé, on est amené à constater les nombreuses lacunes <strong>de</strong> notre<br />

compréhension <strong>de</strong>s capacités et <strong>de</strong>s modalités d’adaptation <strong>de</strong> la biodiversité,<br />

face à <strong>de</strong>s perturbations qui s’annoncent majeures. Cela peut conduire à <strong>de</strong>s<br />

visions très contrastées, allant d’une croyance forte dans la résilience <strong>de</strong> la<br />

biodiversité à <strong>de</strong>s visions beaucoup plus sombres. Ainsi, une étu<strong>de</strong> récente<br />

prenant en compte la réduction <strong>de</strong>s habitats et les capacités d’adaptation <strong>de</strong>s<br />

espèces a estimé que le taux d’extinction pourrait atteindre, en 2050 et selon<br />

les scénarios climatiques, entre 15 à 37 % <strong>de</strong>s espèces pour <strong>de</strong>s groupes comme<br />

les papillons, les vertébrés et les plantes terrestres. Certains considèrent d’autre<br />

part, en se basant sur <strong>de</strong>s données collectées en Gran<strong>de</strong>-Bretagne au cours <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>rnières décennies, que l’hypothèse d’une plus gran<strong>de</strong> résistance <strong>de</strong>s insectes<br />

à ces phénomènes, comparativement aux plantes et aux oiseaux, ne peut être<br />

retenue.<br />

Conclusion<br />

Le « nouveau regard » sur la diversité du vivant que nous avons présenté<br />

intègre en fait <strong>de</strong>ux prises <strong>de</strong> conscience, à la fois distinctes et complémentaires,<br />

vis-à-vis <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong> la nature.<br />

La première est celle d’une méconnaissance profon<strong>de</strong> d’une nature qui nous<br />

semblait familière mais dont la structure et le fonctionnement ne sont perçus <strong>de</strong><br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


130<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

fait que d’une manière très partielle et, sans doute, biaisée, comme nous l’avons<br />

montré dans le cas <strong>de</strong>s micro-organismes.<br />

La secon<strong>de</strong> est celle du rôle désormais prédominant <strong>de</strong> l’homme, à travers<br />

l’ensemble <strong>de</strong> ces actions, dans l’évolution <strong>de</strong> cette diversité du vivant en tous<br />

points <strong>de</strong> notre planète. L’homme, <strong>de</strong> fait, agit et agit dans l’inconnu.<br />

Ce double constat rend donc caduque une vision linéaire conditionnant<br />

l’action à l’élaboration préalable <strong>de</strong> connaissances objectives et nous mène à<br />

promouvoir la notion <strong>de</strong> « spirale d’apprentissage », dans laquelle les trois<br />

aspects <strong>de</strong> <strong>de</strong>scription, <strong>de</strong> compréhension et <strong>de</strong> gestion se développent simultanément<br />

et progressent <strong>de</strong> manière interactive.<br />

Dans cette conception, les questions « que savons-nous ? » et « que voulonsnous<br />

? » sont donc fortement imbriquées, d’où la nécessité impérative d’impliquer<br />

l’ensemble <strong>de</strong>s acteurs dans cette démarche. « Socialiser » la biodiversité plutôt que<br />

<strong>de</strong> la sacraliser, c’est le pari -par certains aspects pascalien- <strong>de</strong> ce nouveau regard.<br />

Puisqu’on m’a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> vous faire une « leçon », je me permets <strong>de</strong> vous<br />

recomman<strong>de</strong>r <strong>de</strong> consacrer votre intelligence et votre énergie <strong>de</strong> professionnels à<br />

affronter <strong>de</strong> façon responsable trois <strong>défis</strong> qui me semblent fondamentaux pour<br />

la planète :<br />

• Le premier : tentez <strong>de</strong> concevoir <strong>de</strong>s « agro-écosytèmes » plus durables,<br />

combinant les savoir-faire <strong>de</strong>s agronomes et <strong>de</strong>s écologues. Des systèmes<br />

qui exploitent certes les ressources <strong>de</strong>s diversités intra et interspécifiques,<br />

mais mieux, en prenant en compte <strong>de</strong> façon raisonnée et respectueuse les<br />

immenses et très divers « services écologiques » que nous offre la nature.<br />

• Le <strong>de</strong>uxième : efforcez-vous <strong>de</strong> gérer la biodiversité <strong>de</strong> façon intégrée dans<br />

les activités les plus diverses dans lesquelles vous vous intégrerez (agriculture,<br />

transports, urbanisme, santé, etc.). Respectez en les limites biologiques :<br />

utilisation <strong>de</strong>s surfaces nécessaires mais pas plus, gestion <strong>de</strong>s espèces et <strong>de</strong>s<br />

populations pour permettre la poursuite <strong>de</strong> l’évolution, intégration utile <strong>de</strong>s<br />

« catastrophes », etc. Respectez en également les limites socio-économiques :<br />

la durabilité budgétaire, les interactions entre les diversités culturelles et<br />

biologiques, etc.<br />

• Et enfin le troisième, plus général : ne vous laissez pas tenter par l’arrogance<br />

et respectez au mieux l’inconnu. N’oubliez pas que ce que nous ne<br />

connaissons pas est beaucoup plus important que ce que nous maîtrisons ;<br />

il nous faudra <strong>de</strong>s siècles pour simplement décrire ce qui existe, et dans<br />

le même temps nous détruisons ce que nous ne connaissons pas à vitesse<br />

accélérée. Pensez aux besoins <strong>de</strong>s générations futures !<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biotechnologies, progrès<br />

131<br />

Chapitre 4<br />

Biotechnologies, Progrès<br />

Leçon inaugurale 2005<br />

prononcée par Axel Kahn<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


132<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>Les</strong> biotechnologies, leur développement et<br />

les problèmes qu’elles posent<br />

Qu’est-ce que les biotechnologies ? L’ensemble <strong>de</strong>s techniques utilisant la vie au<br />

service <strong>de</strong> l’homme. Elles sont, sous cette définition, extrêmement anciennes. Il<br />

n’est en effet pas <strong>de</strong> biotechnologie plus évi<strong>de</strong>nte que l’agriculture, laquelle date<br />

d’un peu plus <strong>de</strong> 10 000 ans. Aujourd’hui on les retrouve partout, dans notre<br />

activité, dans notre vie quotidienne et l’on pourrait leur assigner plusieurs rôles :<br />

nourrir les hommes, les soigner, les vêtir et aussi les abriter. <strong>Les</strong> biotechnologies<br />

ont évolué en plusieurs phases qui les unes et les autres marquent le souci <strong>de</strong><br />

l’homme « <strong>de</strong> se rendre maître et possesseur <strong>de</strong> la nature » 56 .<br />

1.a - Biotechnologies, les principales étapes historiques<br />

La naissance <strong>de</strong> l’agriculture et la transformation <strong>de</strong> la planète qu’elles<br />

ont provoquées ont été largement déconnectées <strong>de</strong> la pensée scientifique.<br />

L’agriculture apparaît probablement simultanément dans <strong>de</strong>ux régions du mon<strong>de</strong><br />

il y a entre 12 et 10 000 ans. Ce sont la Chine et ce malheureux pays dévasté<br />

par la guerre aujourd’hui, ce croissant fertile entre le Tigre et l’Euphrate appelé<br />

Mésopotamie. On ne passe pas comme cela d’un coup <strong>de</strong> baguette magique <strong>de</strong> la<br />

civilisation <strong>de</strong>s chasseurs/cueilleurs à celle <strong>de</strong>s agriculteurs. Il y a une transition<br />

qui s’est faite sur à peu près 1 000 à 2 000 ans. Dans un premier temps, on le<br />

voit très bien en Chine d’après certains fossiles étudiés, il semble que les hommes<br />

et les femmes, tout en cueillant <strong>de</strong>s plantes sauvages, se mettent en même temps<br />

à les cultiver, avant que la culture ne <strong>de</strong>vienne dominante, notamment pour le<br />

riz, le seigle et l’épeautre (ancêtre du blé actuel).<br />

L’agriculture va jouer un rôle fondamental dans nos civilisations. Tout d’abord,<br />

c’est le début d’une séparation du travail car au début, presque tout le mon<strong>de</strong><br />

fait presque tout. Chacun chasse, cueille, s’active à son propre bricolage. Quand<br />

56 « Au lieu <strong>de</strong> cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle,<br />

connaissant la force et les actions du feu, <strong>de</strong> l’eau, <strong>de</strong> l’air, <strong>de</strong>s astres, <strong>de</strong>s cieux et <strong>de</strong> tous les corps qui nous environnent…,<br />

nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et<br />

possesseurs <strong>de</strong> la nature ». René Descartes. Discours <strong>de</strong> la Métho<strong>de</strong> VI. 1637<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biotechnologies, progrès<br />

133<br />

l’agriculture commence à se développer, la tâche <strong>de</strong> production <strong>de</strong> nourriture est<br />

dévolue à certaines classes <strong>de</strong> la population, <strong>de</strong> façon à ce que d’autres puissent se<br />

consacrer à <strong>de</strong>s activités telles que l’artisanat ou l’art. La production alimentaire<br />

<strong>de</strong>vient suffisante pour pouvoir approvisionner <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s concentrations<br />

humaines. Il y a une véritable coïnci<strong>de</strong>nce, et probablement dépendance, entre<br />

le développement <strong>de</strong> l’agriculture et celui <strong>de</strong>s villages puis <strong>de</strong>s villes. C’est un<br />

élément tout à fait essentiel dans l’histoire <strong>de</strong> l’humanité.<br />

L’agriculture concerne la culture <strong>de</strong>s végétaux pour l’alimentation puis ensuite<br />

<strong>de</strong> ceux qui seront utilisés pour l’habillement (le lin et le coton). Elle inclut<br />

également l’utilisation <strong>de</strong>s animaux, et donc leur domestication. Celle-ci survient<br />

très rapi<strong>de</strong>ment après le développement <strong>de</strong>s premières cultures. <strong>Les</strong> premiers<br />

animaux à être domestiqués semblent être <strong>de</strong>s ovins et <strong>de</strong>s chèvres (il y a 8 à<br />

9 000 ans), probablement dans l’actuelle Turquie. Viennent ensuite, très<br />

rapi<strong>de</strong>ment, les bovins, les porcs (6 à 7 000 ans), la domestication <strong>de</strong>s chevaux<br />

(environ 5 000 ans) d’abord pour le travail aux champs avant qu’ils soient véritablement<br />

montés. La domestication <strong>de</strong>s chiens est à peu près contemporaine.<br />

Cette première phase <strong>de</strong>s biotechnologies va commencer à profondément<br />

transformer la surface <strong>de</strong> la planète. On a tendance parfois à opposer le mon<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> tradition, qui serait celui <strong>de</strong> l’agriculteur d’antan, au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité<br />

dont la légitimité même peut être contestée. En réalité, avant que l’homme ne<br />

soit un éleveur ou un cultivateur, son environnement était bien différent <strong>de</strong> ce<br />

que nous connaissons ; beaucoup <strong>de</strong>s plantes qui nous entourent étaient absentes.<br />

Le blé tel qu’il nous est familier n’existait pas car il a seulement été inventé il y a<br />

7 000 ans, lorsque <strong>de</strong>s Egyptiens ont trouvé le moyen <strong>de</strong> mélanger les génomes<br />

<strong>de</strong> 2 puis <strong>de</strong> 3 graminées, dont l’épeautre. En Amérique latine, l’agriculture<br />

commence à se développer il y a 8 000 ans, surtout par la culture <strong>de</strong>s courges<br />

en Amérique Centrale. Le maïs suivra ultérieurement, mais <strong>de</strong> la même manière,<br />

entre la téosinte, l’ancêtre du maïs sauvage, et le maïs mo<strong>de</strong>rne, il n’y a « pas<br />

photo ». On sait bien sûr, quand on est botaniste, que ce sont <strong>de</strong>s plantes <strong>de</strong><br />

la même famille, du même genre, mais il a fallu une intervention importante<br />

<strong>de</strong> l’homme pour que se développe ce qui est <strong>de</strong> nos jours la culture agricole<br />

dominante <strong>de</strong> ces pays. Des transformations radicales et similaires aboutissent<br />

à la civilisation du riz dans les bassins fertiles d’Asie du Sud. Sans parler <strong>de</strong>s<br />

importantes transformations <strong>de</strong>s animaux par l’homme : au fil <strong>de</strong>s millénaires,<br />

elles vont accompagner les différentes étapes <strong>de</strong> la domestication.<br />

En bref, l’homme commence à transformer le paysage par l’agriculture la<br />

plus traditionnelle, inventant même <strong>de</strong>s végétaux qui jamais n’auraient existé sans<br />

lui, du moins sous cette forme. On pourrait être surpris que l’on attribue ainsi<br />

le développement <strong>de</strong> l’agriculture aux biotechnologies. En tout cas, en matière<br />

d’alimentation, tous les champs <strong>de</strong> la fermentation, <strong>de</strong> la salaison, <strong>de</strong> la panifi-<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


134<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

cation, <strong>de</strong> la fabrication <strong>de</strong>s fromages, mettant en œuvre – on le sait <strong>de</strong>puis Louis<br />

Pasteur – <strong>de</strong>s micro-organismes qui modifient <strong>de</strong> façon plus ou moins radicale<br />

le produit d’origine, sont sans conteste <strong>de</strong>s biotechnologies. Et, selon cette<br />

définition plus limitée du terme, je pourrais imaginer la scène qui s’est déroulée,<br />

peut-être, du temps <strong>de</strong> l’Egypte ancienne, sur les bords du Nil.<br />

Un fellah bien fatigué, agriculteur, a préparé le mélange <strong>de</strong> farine et d’eau<br />

grâce auquel il doit préparer ses galettes <strong>de</strong> pain azyme qui lui servent <strong>de</strong> base<br />

alimentaire. Mais le soleil a tapé bien fort, la fatigue se fait sentir et le paysan<br />

s’endort du sommeil du juste. Le Nil est contaminé d’organismes multiples, et<br />

notamment <strong>de</strong> levures, si bien que, laissé à la température ambiante, le pain se<br />

gâte et monte. A son réveil, le fellah n’a pas le courage <strong>de</strong> jeter cette préparation<br />

et <strong>de</strong> tout recommencer à zéro. Il déci<strong>de</strong> quand même <strong>de</strong> faire cuire la pâte<br />

fermentée. Et c’est ainsi sans doute que fut inventé le pain, il y a environ<br />

7 000 ans. C’est vers la même pério<strong>de</strong>, il y a 5 à 6 000 ans, que l’on trouve la<br />

technique <strong>de</strong> fabrication <strong>de</strong> la bière, puis ultérieurement du vin et beaucoup<br />

d’autres formes <strong>de</strong> transformations alimentaires par <strong>de</strong>s micro-organismes, sans<br />

que l’on sache naturellement les nommer comme nous le faisons aujourd’hui. Il<br />

faudra en effet encore attendre plusieurs millénaires et la révolution pasteurienne<br />

pour que ces phénomènes soient expliqués, ce qui n’a nullement empêché les<br />

hommes <strong>de</strong> les utiliser.<br />

Durant toute cette longue pério<strong>de</strong>, la gran<strong>de</strong> caractéristique du développement<br />

<strong>de</strong>s biotechnologies, comme celle <strong>de</strong>s autres techniques, c’est leur déconnexion<br />

totale <strong>de</strong> la pensée scientifique. A l’époque, l’agriculture, la fermentation du vin,<br />

la levée du pain ne procè<strong>de</strong>nt d’aucun mouvement intellectuel que l’on pourrait<br />

considérer comme une démarche scientifique. Cette <strong>de</strong>rnière apparaîtra un peu<br />

plus tard et se développera surtout avec l’invention <strong>de</strong> la logique par la Grèce<br />

antique.<br />

Le développement technique précè<strong>de</strong> <strong>de</strong> plusieurs millions d’années le<br />

développement <strong>de</strong> la science. La rencontre entre la technique et la science,<br />

l’utilisation <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> pour développer la première, est une idée qui nous<br />

est maintenant très familière, mais qui est relativement récente dans l’histoire<br />

<strong>de</strong> l’humanité. La technique se construisait à l’origine à partir d’observations<br />

empiriques et <strong>de</strong> savoir-faire transmis <strong>de</strong> générations en générations, sans que le<br />

souci <strong>de</strong> comprendre ce qui se passait n’existât d’aucune manière.<br />

La nouvelle révolution <strong>de</strong>s biotechnologies apparaît à une époque plus<br />

mo<strong>de</strong>rne. Non pas qu’il n’y ait pas eu <strong>de</strong> progrès durant <strong>de</strong>s millénaires. La<br />

sélection variétale est vieille <strong>de</strong> dix mille ans, <strong>de</strong> nouvelles plantes ont été adaptées<br />

à <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> kilomètres <strong>de</strong> leur origine, telle la pomme <strong>de</strong> terre en France<br />

par Parmentier. Mais il ne s’agit pas là d’une remise en cause <strong>de</strong> la façon <strong>de</strong><br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biotechnologies, progrès<br />

135<br />

faire. On prend une plante, on la cultive, on choisit les meilleurs <strong>de</strong>scendants, et<br />

ainsi <strong>de</strong> suite. Sans connaître la génétique, on sait <strong>de</strong>puis longtemps que lorsque<br />

l’on part <strong>de</strong>s espèces parentales mâles et femelles, chez les végétaux comme<br />

chez les animaux, on obtient par croisement une diversité <strong>de</strong> produits possibles.<br />

Parmi ceux-ci, on choisit les meilleurs spécimens, en fonction <strong>de</strong> ce que l’on<br />

veut en faire, bien sûr. On s’en sert comme parents <strong>de</strong> la génération ultérieure<br />

et, <strong>de</strong> fil en aiguille, <strong>de</strong> générations en générations, on assure une amélioration<br />

progressive <strong>de</strong>s races animales et <strong>de</strong>s espèces végétales. Le bon sens populaire se<br />

limite à l’observation évi<strong>de</strong>nte que bon sang ne saurait mentir et que <strong>de</strong>s chiens<br />

ne donnent pas <strong>de</strong>s chats, ce qui n’empêche pas les agriculteurs et les éleveurs<br />

d’accroître peu à peu la qualité et la quantité <strong>de</strong> leur production.<br />

Le Darwinisme, une clé <strong>de</strong> voûte du développement<br />

<strong>de</strong>s recherches du 19 e siècle<br />

Au 19 ème siècle, tout commence à se transformer en profon<strong>de</strong>ur. En 1800, le<br />

grand naturaliste Jean-Baptiste Lamarck invente l’idée <strong>de</strong> la transformation. Un<br />

principe « transformiste » selon lequel toutes les espèces végétales et animales ne<br />

sont pas telles que Dieu les a créées, mâle ou femelle, mais semblent dériver les<br />

unes <strong>de</strong>s autres par un processus <strong>de</strong> transformation. Quelque 37 ans plus tard,<br />

Charles Darwin, qui revient d’un long voyage autour du mon<strong>de</strong> sur un navire<br />

du roi d’Angleterre, The Beagle, rapporte <strong>de</strong>s séries d’observations d’une diversité<br />

et d’un intérêt considérables. Il s’essaie à une théorie expliquant le mécanisme<br />

engendrant les diversités <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> vie. Ce qu’il a observé, c’est que lorsque<br />

l’on s’intéresse à une famille <strong>de</strong> végétaux ou d’animaux, si l’on prend en compte<br />

aussi bien les espèces vivantes que les espèces mortes, on a l’impression d’un<br />

buissonnement, d’une efflorescence d’espèces. Et puis tout se passe comme si,<br />

dans cette efflorescence, certains rameaux, certains bourgeons étaient à l’origine<br />

<strong>de</strong> lignages qui avaient remporté la victoire dans la lutte pour la vie. Darwin ne<br />

comprend pas bien ce mécanisme et se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> ce qu’il peut être. Il puisera<br />

son inspiration à trois sources qui joueront un grand rôle dans l’élaboration <strong>de</strong><br />

l’hypothèse <strong>de</strong> la sélection naturelle, base du Darwinisme.<br />

La première d’entre elles, sans doute la plus importante, est la pratique<br />

multimillénaire d’amélioration <strong>de</strong>s espèces végétales et <strong>de</strong>s races animales par<br />

les agriculteurs. Comment fonctionne ce processus ? Selon sa volonté et ses<br />

buts, l’agriculteur exerce une pression <strong>de</strong> sélection qui revient à ne reproduire<br />

que les individus les plus aptes à donner les <strong>de</strong>scendants dotés <strong>de</strong>s qualités<br />

agronomiques désirées. Après être passé par une pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> découragement car<br />

il craignait <strong>de</strong> retomber sur les hypothèses <strong>de</strong> Lamarck, Darwin se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si la<br />

Nature n’agirait pas <strong>de</strong> la même manière que le sélectionneur, faisant peser elle<br />

aussi une pression <strong>de</strong> sélection sur les êtres, mais <strong>de</strong> nature différente <strong>de</strong> celle<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


136<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

imposée par le cultivateur. Le sélectionneur facilite la reproduction <strong>de</strong>s espèces et<br />

variétés élites, c’est-à-dire celles qui vont engendrer les meilleurs <strong>de</strong>scendants en<br />

fonction <strong>de</strong> ce qu’il en attend. Bien entendu, la Nature n’agit pas <strong>de</strong> la sorte. En<br />

fait, elle va simplement sélectionner les êtres les mieux dotés pour se reproduire<br />

dans les conditions où ils se trouvent.<br />

La secon<strong>de</strong> source d’inspiration est Thomas Malthus, un fils <strong>de</strong> pasteur<br />

anglais fort pessimiste. Observant l’évolution du mon<strong>de</strong>, Malthus en tire <strong>de</strong>s<br />

conclusions désabusées. En effet, note-t-il, la croissance <strong>de</strong> la production <strong>de</strong>s<br />

ressources alimentaires se fait sur un mo<strong>de</strong> algébrique alors que la population<br />

croit <strong>de</strong> manière géométrique. L’accroissement beaucoup plus rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />

population que <strong>de</strong>s ressources, va <strong>de</strong> ce fait engendrer une compétition toujours<br />

plus vive, pour l’accès à <strong>de</strong>s vivres <strong>de</strong> plus en plus insuffisantes. S’ensuivront <strong>de</strong>s<br />

meurtres, <strong>de</strong>s conflits, <strong>de</strong>s guerres, toujours plus <strong>de</strong> violence. L’avenir est par<br />

conséquent sombre. La seule solution pour éviter un tel scénario est <strong>de</strong> réduire<br />

la croissance <strong>de</strong> la population. De cette idée est né le Malthusianisme.<br />

La troisième source d’inspiration <strong>de</strong> Darwin repose probablement sur<br />

la théorie économique du libéralisme, apparue environ quatre-vingts ans<br />

auparavant en Ecosse. On la doit à Adam Smith, le père du capitalisme, dans<br />

une forme proche <strong>de</strong> celle qui perdure <strong>de</strong> nos jours. Pour Adam Smith, la<br />

compétition entre les entreprises <strong>de</strong>s hommes aboutit à l’élimination <strong>de</strong>s moins<br />

performantes, permettant aux plus performantes d’entre elles <strong>de</strong> perdurer et<br />

d’en engendrer d’autres. Là rési<strong>de</strong>, par conséquent, le mécanisme principal du<br />

progrès <strong>de</strong>s sociétés. Dans ce système reflétant la Nature, il faut que l’homme<br />

intervienne le moins possible pour éviter <strong>de</strong> perturber l’efficacité <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong><br />

sélection ; c’est le laisser-faire capitaliste par excellence. Adam Smith postule que<br />

c’est là le moyen pour l’homme <strong>de</strong> parvenir à une plus gran<strong>de</strong> prospérité et à<br />

une plus gran<strong>de</strong> vertu. Non pas que la vertu soit l’élément moteur, mais selon la<br />

thèse d’Adam Smith, les vices privés sont les vraies causes <strong>de</strong>s vertus publiques.<br />

En effet, nous dit Adam Smith, il y a <strong>de</strong>ux manières d’avoir du bon pain. La<br />

première solution consiste à <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r au boulanger <strong>de</strong> s’appliquer parce qu’il lui<br />

est agréable d’offrir à ses concitoyens un produit <strong>de</strong> qualité. Cela ne marche pas.<br />

En revanche, l’autre possibilité est <strong>de</strong> mettre en concurrence tous les boulangers.<br />

Alors, s’ils ven<strong>de</strong>nt du bon pain, ce n’est pas pour faire plaisir aux clients mais<br />

pour en écouler plus que les compétiteurs. Il n’empêche que c’est là la garantie<br />

pour la population <strong>de</strong> pouvoir consommer du pain <strong>de</strong> qualité. On reconnaît, là<br />

encore, les standards <strong>de</strong> la théorie du libéralisme mo<strong>de</strong>rne.<br />

Darwin puise donc à toutes ces sources pour interpréter ses données et élaborer<br />

sa théorie. Dans son livre fameux sur « L’origine <strong>de</strong>s espèces » 57 par le moyen <strong>de</strong><br />

la lutte pour la vie, paru en 1869, il observe que, dans la Nature, les êtres sont<br />

57 Editions Flammarion<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biotechnologies, progrès<br />

137<br />

différents les uns <strong>de</strong>s autres. Il ne connaît pas encore le mécanisme qui engendre<br />

cette différence (il sera élucidé quelques années après grâce à la génétique), et<br />

imagine, comme Lamarck, qu’elle pourrait être engendrée par <strong>de</strong>s phénomènes<br />

d’adaptation. Le biologiste anglais croit lui aussi que les caractères acquis sont<br />

transmissibles. On ne peut pas opposer Darwin et Lamarck sur ce point. Quoi<br />

qu’il en soit, les êtres sont différents, si bien que dans un environnement particulier,<br />

une niche écologique, un écosystème défini, certains ont la capacité <strong>de</strong> proliférer<br />

plus vite que les autres. Ceux-là perdurent alors que les autres disparaissent<br />

progressivement. Ce mécanisme <strong>de</strong> la lutte pour la vie va entraîner l’efflorescence<br />

<strong>de</strong>s organismes vivants, et en réalité l’apparition <strong>de</strong> tous les êtres que l’on connaît, y<br />

compris <strong>de</strong> l’homme. C’est ce qu’il mentionnera dans son troisième grand ouvrage<br />

intitulé « La filiation <strong>de</strong> l’homme » 58 : l’homme est lui aussi produit <strong>de</strong> l’évolution.<br />

Le Darwinisme est le fondateur réel <strong>de</strong> la révolution biologique.<br />

On peut juste rappeler que les données récentes <strong>de</strong> la<br />

génétique illustrent et confirment les données darwiniennes. Le<br />

séquençage <strong>de</strong>s gènes du chimpanzé et <strong>de</strong> l’homme a montré 98,6 %<br />

<strong>de</strong> similitu<strong>de</strong>. Il est donc plus que probable qu’hier, il y a environ<br />

7 millions d’années, nous avions un ancêtre commun avec les chimpanzés.<br />

Tout comme on a déterminé 80 % d’homologie avec les souris avec qui nous<br />

partageons un ancêtre qui a vécu il y a 90 à 120 millions d’années, 55 % avec la<br />

salamandre et même encore 40 % avec la levure !<br />

<strong>Les</strong> débats autour du Darwinisme et ses conséquences<br />

Le Darwinisme est tout d’abord contesté en bloc par la pensée religieuse. Pas<br />

très longtemps, il est vrai, parce qu’en y pensant bien, l’essentiel <strong>de</strong>s thèses <strong>de</strong><br />

Darwin n’est pas incompatible avec le message <strong>de</strong> la Bible. En effet, on apprend<br />

dans la Genèse que dans le jardin d’E<strong>de</strong>n, après que l’homme et la femme ont été<br />

chassés du Paradis terrestre, Dieu leur a dit : « tu es né poussière et tu retourneras<br />

poussière » 59 . La matérialité <strong>de</strong> l’homme est ainsi inscrite dans cette malédiction.<br />

Par ailleurs, dans une phrase antérieure <strong>de</strong> la Genèse, lorsque Dieu crée<br />

l’homme, au 6 e jour, il lui donne en quelque sorte l’usufruit <strong>de</strong> tout ce qui existe<br />

en lui enjoignant : « Soumettez la Terre » 60 . C’est en quelque sorte une injonction<br />

divine à se lancer dans les biotechnologies et à utiliser la vie à son profit.<br />

Autre exemple : après l’épiso<strong>de</strong> du Déluge, lorsque l’eau se retire et que l’arche<br />

<strong>de</strong> Noé atterrit, un couple <strong>de</strong> chaque espèce d’êtres vivants sort <strong>de</strong> l’arche. Après<br />

que Dieu ait manifesté son courroux et se soit vengé <strong>de</strong> cette humanité qui l’avait<br />

oublié, il repasse une alliance avec l’ensemble <strong>de</strong>s êtres vivants, et pas simplement<br />

58 Œuvres complètes <strong>de</strong> Charles Darwin, tome 22, Syllepse éditions.<br />

59 Genèse, 3, 19.<br />

60 « Soyez féconds, multipliez, emplissez la Terre et soumettez-là ; dominez sur tous les poissons <strong>de</strong> la mer, les oiseaux du ciel et<br />

tous les animaux qui rampent sur la terre… Je vous donne toutes les herbes portant semence… et tous les arbres qui ont <strong>de</strong>s<br />

fruits » Genèse 2, 28-29 (Bible <strong>de</strong> Jérusalem, éditions du Cerf).<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


138<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

avec l’homme. La continuité <strong>de</strong> l’homme et du reste <strong>de</strong>s créatures divines semble<br />

par là établie par la Bible elle-même.<br />

Il est cependant un point inconciliable entre la pensée religieuse et le<br />

Darwinisme. C’est celui qui découle <strong>de</strong> l’ouvrage <strong>de</strong> Darwin sur la filiation<br />

<strong>de</strong> l’homme. Dans ce livre, le grand Darwin avance que les qualités morales et<br />

les particularités comportementales <strong>de</strong> l’homme sont également le produit <strong>de</strong><br />

l’évolution ; pas simplement ses capacités physiques, ce que l’Eglise accepte sans<br />

trop <strong>de</strong> difficultés, mais également ses capacités mentales. Là rési<strong>de</strong> le fon<strong>de</strong>ment<br />

du monisme, idée selon laquelle la conscience et l’esprit sont <strong>de</strong> même nature<br />

que le corps. Il s’ensuit, pour les monistes, que la conscience, produit du corps<br />

<strong>de</strong> l’homme, est, elle aussi, forgée par l’évolution naturelle. Bien sûr, une telle<br />

conception, s’oppose <strong>de</strong> façon radicale au dualisme religieux <strong>de</strong> l’âme et du<br />

corps. Selon la religion, le corps peut être matériel 61 mais, en revanche, l’âme<br />

est d’origine divine. Cette différence <strong>de</strong> fond entre les pensées évolutionniste<br />

et religieuse perdure <strong>de</strong> nos jours, mais c’est là le seul élément <strong>de</strong> rupture vraie<br />

entre elles. <strong>Les</strong> créationnistes américains ont une vision littérale <strong>de</strong> la lecture<br />

<strong>de</strong> la Bible, mais sont heureusement non représentatifs <strong>de</strong>s églises. Aucun<br />

dogme n’impose <strong>de</strong> croire que l’univers, la Terre, les êtres vivants et l’homme<br />

ont été créés en six jours, il y a une douzaine <strong>de</strong> milliers d’années. Presque<br />

toutes les églises aujourd’hui reconnaissent que la vie est apparue sur Terre il y<br />

a 3,6 milliards d’années et a engendré les microbes, les plantes et les animaux<br />

par ce mécanisme <strong>de</strong> l’évolution. <strong>Les</strong> religions admettent même, parfois, que<br />

l’homme est lui aussi un produit <strong>de</strong> l’évolution. Après tout, les résultats <strong>de</strong> la<br />

sélection naturelle pourraient refléter les <strong>de</strong>sseins <strong>de</strong> Dieu. Le problème est <strong>de</strong><br />

savoir quelle est l’origine <strong>de</strong> la conscience humaine. Cette origine est-elle interne<br />

ou bien transcendante ? Voilà où se séparent la pensée moniste et la pensée<br />

religieuse.<br />

Si Darwin, à son corps défendant, a bouleversé la religion, il a également<br />

exercé une influence considérable sur l’économie, même si c’est <strong>de</strong> façon indirecte.<br />

En effet, <strong>de</strong> même que le Darwinisme a en partie puisé son inspiration dans la<br />

théorie du capitalisme, les théoriciens du capitalisme vont immédiatement se<br />

saisir du Darwinisme pour justifier leurs <strong>de</strong>sseins et leurs discours. C’est ce que<br />

l’on appelle le Darwinisme social. L’idée forte, voire encore prédominante <strong>de</strong> nos<br />

jours, fondant l’idéologie <strong>de</strong> ce que l’on appelle la sociobiologie, est la suivante :<br />

le progrès biologique dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nature est liée à la compétition, à la<br />

lutte pour la vie entre les êtres ; la transposition <strong>de</strong> ce mécanisme naturel dans<br />

la société humaine est le libéralisme, qu’elle justifie. La compétition entre les<br />

61 « Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine… Ces fonctions suivent toutes naturellement, en cette<br />

machine, <strong>de</strong> la seule disposition <strong>de</strong> ses organes, ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge, ou autre automate…<br />

en sorte qu’il ne faut point à leur occasion concevoir en elle aucune autre âme végétative, ni sensitive, ni aucun autre principe <strong>de</strong><br />

mouvements et <strong>de</strong> vie, que son sang et ses esprits, agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son cœur, et qui<br />

n’est point d’autre nature que tous les feux qui sont dans les corps inanimés ». René Descartes, Traité <strong>de</strong> l’homme.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biotechnologies, progrès<br />

139<br />

individus et les entreprises est le pendant <strong>de</strong> la lutte pour la vie dans la nature<br />

sauvage. A ce titre, le capitalisme et le libéralisme sont la forme naturelle,<br />

normale, <strong>de</strong> l’organisation <strong>de</strong> la société. C’est un peu ce qu’avait en tête Francis<br />

Fukuyama lorsqu’il y a 13 ans <strong>de</strong> cela, à la chute du mur <strong>de</strong> Berlin, il publia ce<br />

livre célèbre : « La fin <strong>de</strong> l’histoire et le <strong>de</strong>rnier homme » 62 . Dans cet ouvrage, il écrit<br />

qu’enfin le mon<strong>de</strong> entier en est à sa forme naturelle d’organisation et, en ce sens,<br />

que l’histoire a atteint son terme, son but, qu’elle est terminée. C’est une thèse<br />

assez ridicule, qui valut pourtant à son auteur une belle notoriété. Ridicule,<br />

puisque, même si on accepte l’assimilation <strong>de</strong> la société libérale au phénomène<br />

naturel <strong>de</strong> survivance du plus apte, l’évolution qui en est la conséquence n’a,<br />

quant à elle, pas <strong>de</strong> fin.<br />

La révolution biologique<br />

et l’invention <strong>de</strong>s lois universelles <strong>de</strong> Men<strong>de</strong>l<br />

Darwin n’a aucune idée du mécanisme qui engendre la diversité <strong>de</strong>s êtres.<br />

Celui qui acquerra les premiers éléments nécessaires à la compréhension <strong>de</strong><br />

ce phénomène est un moine, Gregor Johann Men<strong>de</strong>l. Il a été accepté dans<br />

un couvent <strong>de</strong> Moravie dont le père supérieur est lui-même scientifique. Ce<br />

couvent accueille <strong>de</strong>s moines ayant la foi, bien sûr, mais aussi capables <strong>de</strong><br />

mener <strong>de</strong>s recherches <strong>de</strong> qualité. Et c’est ce que fera Men<strong>de</strong>l pendant plus <strong>de</strong><br />

10 ans en travaillant sur l’hybridation végétale, c’est-à-dire la manière dont<br />

évoluent, au fil <strong>de</strong>s générations, les caractères <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux plantes parentales qui<br />

ont été croisées. Men<strong>de</strong>l observe que lorsque l’on croise <strong>de</strong>s pois lisses et <strong>de</strong>s<br />

pois ridés, à la première génération, tous les <strong>de</strong>scendants sont lisses. Quand<br />

on prend <strong>de</strong>s mâles et <strong>de</strong>s femelles <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>scendants lisses <strong>de</strong> première<br />

génération et qu’on les croise, à la génération d’après, 1/2 <strong>de</strong>s pois sont lisses et<br />

1/2 sont ridés. Le moine biologiste fait <strong>de</strong>s observations similaires concernant<br />

la couleur <strong>de</strong>s fleurs <strong>de</strong> cette plante. Il en conclut que les caractères héréditaires<br />

sont transmis <strong>de</strong> manière discontinue à partir d’éléments héréditaires<br />

qui viennent du mâle et <strong>de</strong> la femelle. Par exemple, il explique l’expérience<br />

sur les caractères ridés et lisses <strong>de</strong> la manière suivante : le caractère lisse et le<br />

caractère ridé, quand ils sont conjoints, n’expriment qu’un phénotype lisse (le<br />

grain est lisse) car l’élément lisse domine l’élément ridé. <strong>Les</strong> espèces parentales<br />

diploï<strong>de</strong>s (possédant <strong>de</strong>ux copies <strong>de</strong> chaque gène) sont <strong>de</strong> génotypes lisse/lisse<br />

et ridé/ridé ; les <strong>de</strong>scendants (F1) sont lisse/ridé, avec un phénotype lisse. Le<br />

croisement entre eux <strong>de</strong> ces hybri<strong>de</strong>s <strong>de</strong> première génération doit donner 1/3<br />

<strong>de</strong> grains lisse/lisse ; 1/3 lisse/ridé, qui seront lisses ; et 1/3 <strong>de</strong> ridé/ridé, qui<br />

seront ridés. Telles sont les lois <strong>de</strong> la génétique.<br />

On a dit que les lois <strong>de</strong> la génétique, publiées la première fois en 1865, n’ont<br />

pas beaucoup ému la communauté scientifique. C’est vrai et faux à la fois. <strong>Les</strong><br />

62 Flammarion, 1992.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


140<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

botanistes, habitués à lire les publications alleman<strong>de</strong>s, ont bien pris connaissance<br />

<strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> Men<strong>de</strong>l, mais ils n’en ont pas tiré les conséquences ultimes. Ils en<br />

font l’explication d’un phénomène botanique d’hybridation et ils n’imaginent pas<br />

qu’il s’agit là d’un phénomène fondamental <strong>de</strong> la génétique et <strong>de</strong> l’hérédité.<br />

<strong>Les</strong> lois <strong>de</strong> Men<strong>de</strong>l sont ensuite redécouvertes par 3 équipes <strong>de</strong> botanistes<br />

en Europe en 1900 : <strong>de</strong>s hollandais, Hugo Marie <strong>de</strong> Vries et ses collaborateurs,<br />

<strong>de</strong>s allemands et <strong>de</strong>s autrichiens 63 . Avec beaucoup d’honnêteté, ces scientifiques<br />

gar<strong>de</strong>nt le nom initial <strong>de</strong> Men<strong>de</strong>l pour nommer ces lois. Mais on considère<br />

encore à l’époque qu’il s’agit d’un phénomène valant surtout pour les végétaux.<br />

Moins <strong>de</strong> 10 ans plus tard, en 1909, un suédois, Wilhelm Ludvig Johannsen,<br />

propose, pour la première fois, <strong>de</strong> baptiser « gènes » les éléments héréditaires <strong>de</strong><br />

Men<strong>de</strong>l. Le mot gène date donc du début du 20 ème siècle. Cela dit, ni Men<strong>de</strong>l<br />

avec ses éléments héréditaires, ni Johannsen avec ses gènes, n’ont la moindre idée<br />

<strong>de</strong> ce qu’est le support matériel <strong>de</strong> l’hérédité.<br />

<strong>Les</strong> travaux <strong>de</strong> Thomas Hunt Morgan vont apporter <strong>de</strong> nouveaux éléments.<br />

Le savant américain montre que les éléments héréditaires sont portés par les<br />

chromosomes. <strong>Les</strong> « mouches du vinaigre » (drosophiles) ont <strong>de</strong>s chromosomes<br />

<strong>de</strong> très gran<strong>de</strong> taille. Morgan et son équipe établissent qu’il y a coïnci<strong>de</strong>nce chez<br />

ces insectes entre les caractéristiques <strong>de</strong>s chromosomes géants et la transmission<br />

<strong>de</strong>s caractères héréditaires. Il montre aussi que les lois <strong>de</strong> Men<strong>de</strong>l valent aussi bien<br />

pour la drosophile que pour les végétaux. On en tirera la conclusion que les lois <strong>de</strong><br />

la génétique sont universelles. Elles s’appliquent à la totalité du mon<strong>de</strong> vivant.<br />

Cela étant dit, on n’a toujours aucune idée, au début du 20 ème siècle, <strong>de</strong> la<br />

molécule qui, dans les chromosomes nucléaires, est le support <strong>de</strong> l’hérédité. Un<br />

constituant <strong>de</strong>s chromosomes a été découvert à la fin du 19 ème siècle, en 1869,<br />

mais apparaît abondant et banal. A Bâle, en Suisse alleman<strong>de</strong>, un chimiste,<br />

Johann Friedrich Miescher, a étudié du pus souillant les pansements <strong>de</strong> blessés.<br />

De ce pus, constitué <strong>de</strong> globules blancs nécrosés, il a isolé une substance riche en<br />

phosphore et fort abondante qu’il a appelé la nucléine 64 . Lorsqu’on la connaît<br />

mieux chimiquement, on voit qu’elle est monotone, qu’elle ne comprend que<br />

quatre constituants répétés indéfiniment. Personne n’imagine que ce produit<br />

grossier puisse être élevé à l’honneur <strong>de</strong> constituer le support <strong>de</strong> l’hérédité.<br />

On imagine plutôt que ce rôle noble est joué par les protéines, molécules<br />

aux fonctions multiples, d’une extraordinaire diversité, que l’on commence à<br />

connaître. Ce sont elles qui forment les membranes, qui constituent ce que, à<br />

l’époque, on nomme « diastases », enzymes aujourd’hui. Elles ont tellement <strong>de</strong><br />

propriétés biologiques remarquables qu’elles pourraient peut-être tout aussi bien<br />

porter l’hérédité. Tout le mon<strong>de</strong> en est persuadé jusqu’en 1944.<br />

63 Carl Correns et Erich von Tschermak-Seysenegg.<br />

64 C’est ce que l’on appellera ensuite les aci<strong>de</strong>s nucléiques (aci<strong>de</strong>s désoxyribonucléique et ribonucléique).<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biotechnologies, progrès<br />

141<br />

La plus belle expérience <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> la biologie<br />

mène droit à la génétique<br />

En 1944, aux Etats-Unis, Oswald Avery reprend <strong>de</strong>s observations anciennes<br />

qui étaient faites sur la transmission du caractère virulent chez le pneumocoque,<br />

l’agent <strong>de</strong> la pneumonie. Lorsqu’on injecte <strong>de</strong>s pneumocoques virulents à <strong>de</strong>s<br />

souris, elles développent une septicémie bien vite mortelle. Il existe cependant<br />

<strong>de</strong>s mutants avirulents <strong>de</strong> cet agent. Depuis la fin <strong>de</strong>s années 30, on a observé<br />

que si on injecte <strong>de</strong>s pneumocoques virulents tués par la chaleur à un animal,<br />

rien ne se passe. La souris <strong>de</strong>meure en bonne santé. En revanche, si on mélange<br />

la préparation <strong>de</strong> microbes virulents tués à <strong>de</strong>s pneumocoques avirulents qui,<br />

seuls, sont également sans danger, puis qu’on injecte le tout à l’animal, ce <strong>de</strong>rnier<br />

meurt <strong>de</strong> pneumonie. Par conséquent, une molécule porteuse <strong>de</strong> l’information<br />

<strong>de</strong> virulence est passée <strong>de</strong>s microorganismes morts aux microorganismes vivants.<br />

Qu’en est-il ? Oswald Avery, très soigneusement, sépare les protéines et l’ADN<br />

<strong>de</strong>s pneumocoques virulents morts. Il observe alors que le caractère <strong>de</strong> virulence<br />

est transmis aux microbes initialement inoffensifs par l’ADN, et non par les<br />

protéines.<br />

S’il est un cri du cœur partagé par beaucoup <strong>de</strong> scientifiques impliqués dans<br />

les jurys Nobel d’aujourd’hui, c’est le regret <strong>de</strong> n’avoir pas remis le prix Nobel à<br />

Oswald Avery pour sa découverte si importante : l’ADN est la molécule support<br />

<strong>de</strong> l’hérédité. Pourquoi ne l’ont-il pas fait ? Tout simplement parce les scientifiques<br />

<strong>de</strong> l’époque ne l’ont pas cru. Ils ont trouvé que c’était invraisemblable,<br />

tant ils étaient persuadés que les protéines étaient le support le plus probable <strong>de</strong><br />

l’hérédité. Lorsque les travaux ultérieurs, ceux <strong>de</strong> Watson et Crick en particulier,<br />

confirmeront la découverte d’Avery, il sera trop tard : le biologiste mourra avant<br />

d’être pleinement reconnu.<br />

Quelques américains ont cependant voulu en savoir davantage. Et c’est alors<br />

qu’un gamin d’une vingtaine d’années arrive en Europe, envoyé par son patron<br />

pour en apprendre plus sur l’ADN, cette molécule qui, contre toute attente,<br />

semblait jouer un rôle clé dans l’hérédité. Son nom est James Watson. Il va d’abord<br />

à Copenhague, puis débarque à Cambridge où il rencontre et travaille sur l’ADN<br />

avec un personnage original, Francis Crick. Le jeune Watson a enrôlé l’anglais,<br />

<strong>de</strong> dix ans son aîné, dans sa quête <strong>de</strong> la structure <strong>de</strong> l’ADN. Grâce à leur génie à<br />

tous <strong>de</strong>ux, et aussi parce qu’ils pillent sans vergogne, à son insu, les résultats <strong>de</strong>s<br />

travaux cristallographiques d’une femme chercheur <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> qualité, Rosalind<br />

Franklin, ils imaginent et proposent la structure en double hélice <strong>de</strong> l’ADN. A<br />

l’article <strong>de</strong> la revue Nature datée <strong>de</strong> 1953, dans lequel les duettistes présentent<br />

leur modèle, Francis Crick rajoute une phrase <strong>de</strong>venue célèbre « Il ne nous a pas<br />

échappé que l’agencement spécifique par paires (<strong>de</strong> bases) …/… fait penser à un mécanisme <strong>de</strong><br />

réplication pour le matériel génétique ». L’article <strong>de</strong> Watson et Crick décrit une structure<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


142<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

en double brin dont les <strong>de</strong>ux chaînes sont complémentaires, d’après la règle <strong>de</strong><br />

la complémentarité <strong>de</strong>s bases. Cela explique que lorsque les <strong>de</strong>ux brins se sont<br />

séparés, chacun d’entre eux peut servir <strong>de</strong> matrice pour la synthèse du brin<br />

complémentaire. C’est, là aussi, le secret d’une propriété fondamentale pour une<br />

molécule support <strong>de</strong> l’hérédité : la permanence <strong>de</strong>s caractères héréditaires lorsque<br />

les cellules se divisent. Aujourd’hui, on a tendance à proposer que la biologie<br />

moléculaire débute avec Francis Crick et James Watson. En fait, l’accoucheur<br />

véritable <strong>de</strong> cette discipline est Oswald Avery.<br />

On sait en 1953 que les lois <strong>de</strong> l’hérédité valent pour la totalité <strong>de</strong>s êtres<br />

vivants. <strong>Les</strong> théories du darwinisme et les lois <strong>de</strong> la génétique aboutissent à ce<br />

que l’on appelle aujourd’hui « la théorie synthétique <strong>de</strong> l’évolution ». Selon<br />

cette synthèse « néodarwinienne », <strong>de</strong>s phénomènes aléatoires <strong>de</strong> remaniement<br />

<strong>de</strong>s chromosomes, <strong>de</strong>s mutations <strong>de</strong> gènes surviennent <strong>de</strong> façon aléatoire et<br />

engendrent la diversité biologique, qui est le substrat sur lequel opère l’évolution<br />

naturelle. <strong>Les</strong> modifications génétiques qui confèrent une aptitu<strong>de</strong> à se reproduire<br />

dans un environnement particulier perdurent alors que les autres sont éliminées.<br />

C’est ce mécanisme qui explique l’apparition <strong>de</strong> tous les êtres vivants sur la Terre<br />

à partir d’une forme <strong>de</strong> vie ancestrale vieille d’environ trois milliards six cent<br />

millions d’années. On vient d’établir que la molécule support <strong>de</strong> l’hérédité est<br />

l’ADN, caractérisée par sa structure en double hélice.<br />

Pouvait-on aller plus loin et faire <strong>de</strong>s hypothèses ? On ne doutait pas que tous<br />

les êtres vivants dérivent par transformations successives d’un ancêtre commun.<br />

On pouvait donc s’attendre à ce que les mécanismes, y compris génétiques,<br />

soient conservés chez tous les êtres vivants. C’était là une déduction logique <strong>de</strong><br />

la théorie <strong>de</strong> l’évolution. Dans les années 60, on confirme la pertinence <strong>de</strong> cette<br />

hypothèse. Entre 1961 et 1966, on dévoile le co<strong>de</strong> génétique, qui permet <strong>de</strong><br />

passer <strong>de</strong> l’enchaînement <strong>de</strong>s quatre lettres constitutrices <strong>de</strong> l’ADN, A, C, G et T,<br />

à la structure <strong>de</strong>s protéines, c’est-à-dire <strong>de</strong>s molécules responsables <strong>de</strong> l’essentiel<br />

<strong>de</strong>s propriétés <strong>de</strong>s cellules.<br />

Comme la théorie <strong>de</strong> l’évolution le prévoyait, les mécanismes génétiques<br />

sont conservés, du brin d’herbe au lapin, <strong>de</strong> la fraise <strong>de</strong>s bois au colibacille et<br />

à l’homme. Le co<strong>de</strong> génétique est universel. Par conséquent, si on était capable<br />

<strong>de</strong> prendre un gène <strong>de</strong> la fraise <strong>de</strong>s bois, porté par un fragment d’ADN, et <strong>de</strong><br />

le transférer dans un lapin, on <strong>de</strong>vrait comman<strong>de</strong>r à ce <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong> fabriquer une<br />

protéine <strong>de</strong> fraise <strong>de</strong>s bois. Et inversement. Cette prédiction est logique compte<br />

tenu <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong>s connaissances en 1966. Elle est une conséquence directe <strong>de</strong> la<br />

théorie <strong>de</strong> l’évolution, tout comme l’est aussi l’universalité du co<strong>de</strong> génétique.<br />

Cependant, on ne possè<strong>de</strong> pas alors les outils et les techniques nécessaires pour<br />

confirmer <strong>de</strong> telles supputations.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biotechnologies, progrès<br />

143<br />

<strong>Les</strong> progrès <strong>de</strong> la science<br />

La science progresse en général par 3 mécanismes fondamentaux. Ce fut bien<br />

le cas en matière <strong>de</strong> biotechnologies.<br />

Le premier est l’invention d’un concept nouveau. D’un seul coup, le paysage<br />

scientifique s’éclaire différemment. La théorie <strong>de</strong> l’évolution est un bel exemple<br />

<strong>de</strong> révolution conceptuelle, <strong>de</strong> « saut épistémologique », comme disent les<br />

philosophes.<br />

La mesure est une <strong>de</strong>uxième source du progrès <strong>de</strong>s sciences. On se met à compter.<br />

La génétique et le Mendélisme sont fondés sur le décompte précis et obstiné <strong>de</strong>s<br />

phénotypes d’hybri<strong>de</strong>s végétaux <strong>de</strong> première et <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> générations.<br />

Enfin le troisième mécanisme, ce sont les outils. Un moment vient où sont<br />

mises au point les techniques qui permettent d’avoir accès à <strong>de</strong>s données qui<br />

étaient auparavant inaccessibles : c’est le cas du génie génétique. Il naît entre 1972<br />

et 1973 et va transformer les biotechnologies. On trouve dans <strong>de</strong>s bactéries <strong>de</strong>s<br />

enzymes, dites <strong>de</strong> restriction, qui sont capables <strong>de</strong> couper l’ADN. Grâce à elles,<br />

il est désormais possible d’exciser soigneusement un fragment d’ADN portant un<br />

caractère héréditaire, c’est-à-dire un gène. D’autres enzymes permettent <strong>de</strong> ligaturer<br />

entre eux <strong>de</strong>s fragments d’ADN, <strong>de</strong> les réintroduire dans un autre génome que<br />

celui d’où ils ont été isolés ; ce sont les ligases. A peu près à la même pério<strong>de</strong>, on<br />

trouve le moyen <strong>de</strong> connaître l’enchaînement <strong>de</strong>s nucléoti<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’ADN, c’est-à-dire<br />

<strong>de</strong> le séquencer. <strong>Les</strong> prédictions théoriques dérivées du principe d’évolution et <strong>de</strong><br />

l’universalité du co<strong>de</strong> génétique peuvent dès lors être vérifiées : il est possible par<br />

transfert <strong>de</strong> gènes d’asservir n’importe quel être vivant à l’expression d’une partie<br />

du patrimoine génétique d’un autre être vivant.<br />

Le génie génétique ne constitue pas du tout une révolution conceptuelle. Il<br />

s’agit d’une conséquence attendue et logique <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong> l’évolution et <strong>de</strong> la<br />

génétique. Il provoque cependant une révolution technique pour les biotechnologies.<br />

En effet, comment s’y prenait-on auparavant pour améliorer les formes<br />

<strong>de</strong> vie mises au travail au service <strong>de</strong> l’homme ? Par croisement/sélection. Avec<br />

le génie génétique, en théorie, il sera possible <strong>de</strong> transférer à <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> vie<br />

<strong>de</strong>s éléments héréditaires, <strong>de</strong>s gènes, conférant le caractère désiré, provenant<br />

non seulement <strong>de</strong>s individus <strong>de</strong> la même espèce, mais également <strong>de</strong> n’importe<br />

quel être vivant appartenant à n’importe quel règne. Aujourd’hui, on soigne les<br />

diabétiques du mon<strong>de</strong> entier en prenant le gène codant l’insuline humaine et en<br />

le mettant dans un colibacille que l’on asservit à fabriquer <strong>de</strong> l’insuline humaine.<br />

C’est la métho<strong>de</strong> très connue <strong>de</strong>s protéines recombinantes.<br />

Mais avant d’en arriver aux temps mo<strong>de</strong>rnes et à l’agriculture, il n’est pas inutile<br />

<strong>de</strong> faire un tout petit retour en arrière sur un <strong>de</strong>rnier épiso<strong>de</strong> révolutionnaire qui<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


144<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

fon<strong>de</strong> les biotechnologies du 19 ème siècle : les découvertes <strong>de</strong> Louis Pasteur. Ses<br />

travaux constituent un bouleversement <strong>de</strong>s connaissances et <strong>de</strong>s techniques dans<br />

<strong>de</strong> nombreux domaines touchant à la chimie biologique, aux fermentations, aux<br />

maladies animales et humaines. Pasteur démontre que la transformation du sucre<br />

en alcool, la fabrication du vinaigre, la biosynthèse <strong>de</strong> l’aci<strong>de</strong> tartrique, <strong>de</strong> l’aci<strong>de</strong><br />

malique, résultent <strong>de</strong> l’action <strong>de</strong> divers types <strong>de</strong> micro-organismes, qui sont<br />

également en cause dans nombre <strong>de</strong> maladies. Que ce soit en mé<strong>de</strong>cine ou en<br />

biotechnologie, le « Pasteurisme » va avoir <strong>de</strong>s conséquences immenses.<br />

A partir <strong>de</strong> 1972, grâce aux outils du génie génétique, les biologistes ont en<br />

main un corpus <strong>de</strong> connaissances et <strong>de</strong> savoir-faire d’une redoutable efficacité. On<br />

connaît les molécules qui co<strong>de</strong>nt les caractères héréditaires. On sait qu’un jeu <strong>de</strong><br />

gènes peut contrôler, programmer <strong>de</strong> nombreux phénomènes, qu’il s’agisse <strong>de</strong> la<br />

fermentation ou <strong>de</strong> la fabrication <strong>de</strong>s médicaments, <strong>de</strong> l’amélioration <strong>de</strong>s espèces<br />

végétales ou <strong>de</strong>s races animales ; on a enfin appris que l’on pouvait non seulement<br />

créer <strong>de</strong> nouvelles variétés par croisement sexués, ce qui revient à échantillonner les<br />

gènes <strong>de</strong> l’espèce, mais également enrichir le génome <strong>de</strong> n’importe quel organisme<br />

par transfert <strong>de</strong> gènes provenant <strong>de</strong> n’importe quel autre être vivant.<br />

<strong>Les</strong> immenses bienfaits <strong>de</strong>s biotechnologies<br />

en mé<strong>de</strong>cine et pharmacie aujourd’hui<br />

Dans le domaine <strong>de</strong> la mé<strong>de</strong>cine, les biotechnologies vont aboutir à <strong>de</strong>s<br />

résultats considérables. Grâce au génie génétique, on fabrique toute une série<br />

<strong>de</strong> protéines médicaments, qui peuvent être obtenues plus facilement, plus<br />

rapi<strong>de</strong>ment qu’autrefois et <strong>de</strong> manière moins risquée qu’avec les métho<strong>de</strong>s<br />

d’antan. Un exemple : l’hormone <strong>de</strong> croissance qui était utilisée <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s<br />

décennies pour stimuler la croissance <strong>de</strong> personnes <strong>de</strong> petites tailles en palliant<br />

leur insuffisance <strong>de</strong> sécrétion <strong>de</strong> cette hormone hypophysaire. Pour soigner ces<br />

enfants, on prélevait, jusqu’en 1985, la glan<strong>de</strong> <strong>de</strong>s morts, car seule l’hormone<br />

humaine est active chez l’homme. On faisait un mélange <strong>de</strong> 10 000 ou 20 000<br />

hypophyses <strong>de</strong> cadavres à partir duquel on extrayait l’hormone <strong>de</strong> croissance. Il<br />

s’est produit plusieurs fois que sur le nombre important <strong>de</strong> cadavres, l’un d’entre<br />

eux était celui d’une personne qui, sans que personne le sache, était en incubation<br />

<strong>de</strong> la redoutable maladie <strong>de</strong> Creutzfeldt Jakob. Dans ce cas-là, l’agent <strong>de</strong> cette<br />

maladie, qui est le même que celui <strong>de</strong> l’ESB (encéphalopathie spongiforme<br />

bovine), contaminait la totalité du lot et tous les enfants soignés à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

ce produit étaient infectés et mourraient à 100 %. Des centaines d’enfants<br />

ont été victimes <strong>de</strong> cette infection iatrogène 65 et sont morts. Ce risque-là a<br />

totalement disparu puisque l’hormone <strong>de</strong> croissance est maintenant produite par<br />

génie génétique : on introduit le gène humain dans une bactérie qui synthétise<br />

l’hormone, sans risque <strong>de</strong> contamination.<br />

65 Iatrogène : maladie provoquée par le mé<strong>de</strong>cin (du grec iatros, mé<strong>de</strong>cin, et gène, qui a pour origine).<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biotechnologies, progrès<br />

145<br />

De la même manière, on ne risquera plus <strong>de</strong>main d’inoculer le virus du SIDA<br />

ou celui <strong>de</strong>s hépatites aux hémophiles recevant <strong>de</strong>s fractions anti-hémophiliques,<br />

car ces produits cesseront d’être purifiés à partir du sang. Ils seront fabriqués,<br />

eux aussi, par génie génétique.<br />

Aujourd’hui, la recherche médicale s’efforce systématiquement, lorsqu’elle<br />

entreprend l’étu<strong>de</strong> d’une maladie, d’en connaître tous les mécanismes. Cela n’a<br />

pas toujours été le cas et beaucoup <strong>de</strong> médicaments classiques ont, dans le passé,<br />

été i<strong>de</strong>ntifiés <strong>de</strong> façon totalement empirique. Une maladie peut toujours être<br />

vue comme un désordre du fonctionnement cellulaire, d’origine endogène ou<br />

exogène. Or l’économie <strong>de</strong>s cellules est réglée par <strong>de</strong>s protéines, codées par <strong>de</strong>s<br />

gènes. Connaître les cibles <strong>de</strong>s médicaments qui vont rétablir l’ordre dans cette<br />

économie perturbée requiert <strong>de</strong> ce fait, le plus souvent, d’i<strong>de</strong>ntifier les protéines<br />

impliquées et les gènes qui les co<strong>de</strong>nt. Si bien qu’aujourd’hui, lorsque l’on veut<br />

étudier une cible médicamenteuse, on commence par en cloner le gène et, par<br />

génie génétique, on fabrique la protéine correspondante en quantité suffisante<br />

pour servir <strong>de</strong> matrice sur laquelle se fixent les candidats médicaments.<br />

On imagine enfin, mais c’est plus difficile que ce que l’on pouvait penser,<br />

être capable <strong>de</strong> réparer in situ ou <strong>de</strong> remplacer <strong>de</strong>s gènes altérés. C’est ce que l’on<br />

appelle la thérapie génique.<br />

Ce qu’il faut relever, c’est que les données du génome humain ont une<br />

importance essentielle dans tous les domaines <strong>de</strong> la mé<strong>de</strong>cine et non simplement<br />

dans les maladies génétiques. <strong>Les</strong> progrès et les espoirs sont ici tels qu’il n’y a<br />

pratiquement plus aucune recherche biomédicale et médicamenteuse qui puisse<br />

se passer <strong>de</strong>s outils <strong>de</strong> la génétique et du génie génétique.<br />

1.b - Biotechnologies et agriculture<br />

D’immenses espoirs pour l’agriculture<br />

En agriculture, la gran<strong>de</strong> révolution <strong>de</strong> la fin du 20 ème siècle a été l’utilisation<br />

du génie génétique pour transformer les végétaux et obtenir par ce moyen <strong>de</strong><br />

nouvelles variétés. En 1983, pour la première fois, on a trouvé le moyen d’utiliser<br />

un virus contaminant une bactérie <strong>de</strong> plante (Agrobacterium tumefaciens) pour<br />

transférer <strong>de</strong>s gènes à <strong>de</strong>s plantes. <strong>Les</strong> premières plantes transgéniques datent<br />

donc <strong>de</strong> cette année 1983. Très rapi<strong>de</strong>ment, les biotechniciens ont vu l’intérêt <strong>de</strong><br />

cette métho<strong>de</strong> et, dès 1985, les premiers essais en pleins champs ont été réalisés.<br />

Ils se sont ensuite multipliés, principalement aux Etats-Unis et en France. La<br />

France avait à elle seule, en 1995, réalisé plus d’essais <strong>de</strong> plantes transgéniques<br />

en plein champ que le reste <strong>de</strong> l’Europe réuni… mais cependant bien moins que<br />

les Etats-Unis (environ 250 essais chez nous, 1000 Outre-Atlantique).<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


146<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>Les</strong> modifications qui ont intéressé les biotechniciens sont <strong>de</strong> plusieurs types :<br />

• <strong>Les</strong> agrochimistes ont cherché à vendre <strong>de</strong>s « packages » d’un herbici<strong>de</strong><br />

avec la plante résistante à cet herbici<strong>de</strong>. L’idée est <strong>de</strong> désherber <strong>de</strong>s champs<br />

<strong>de</strong> plantes transgéniques avec le produit auquel elles sont génétiquement<br />

résistantes. Une autre application est le semis sans labour. Un champ<br />

récemment récolté est désherbé avec un herbici<strong>de</strong> total, hersé, puis ressemé<br />

avec <strong>de</strong>s graines résistantes. Ces stratégies sont en particulier mises en avant<br />

pour les plantes résistantes au Round up ou glyphosate, l’un <strong>de</strong>s herbici<strong>de</strong>s<br />

les plus utilisés dans le mon<strong>de</strong>. Aujourd’hui, plus <strong>de</strong> 50 % du soja cultivé<br />

dans le mon<strong>de</strong> est du soja transgénique résistant au glyphosate.<br />

• Un autre type <strong>de</strong> plantes transgéniques sont celles résistantes à <strong>de</strong>s pestes.<br />

L’exemple le mieux connu en est la résistance à la pyrale et à d’autres insectes,<br />

conférée par un transgène codant la toxine <strong>de</strong> la bactérie tellurique (Bacillus<br />

thuringiensis). Cela fait très longtemps que l’on mène une lutte biologique<br />

contre certaines maladies <strong>de</strong>s plantes <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s cultures comme le maïs, le<br />

coton ou le soja. On utilise en particulier pour ce faire, <strong>de</strong>s préparations <strong>de</strong><br />

toxine Bt ou <strong>de</strong> la bactérie la produisant. La technique <strong>de</strong> génie génétique a<br />

consisté ici à intégrer le gène bactérien codant la toxine Bt dans le génome<br />

<strong>de</strong>s plantes à protéger. C’est le cas du végétal transformé sans doute le plus<br />

célèbre : le maïs transgénique « Bt » résistant à la pyrale.<br />

• D’autres modifications génétiques <strong>de</strong> plantes ont pour but <strong>de</strong> modifier telle<br />

et telle caractéristiques alimentaires. Par exemple, on a réussi à augmenter<br />

la synthèse <strong>de</strong> précurseurs <strong>de</strong> la vitamine B1 dans le riz. L’idée est <strong>de</strong> faire<br />

en sorte que les régimes alimentaires à base presque exclusive <strong>de</strong> riz blanc<br />

décortiqué, dépourvu <strong>de</strong> cette vitamine, entraînent moins <strong>de</strong> béribéri,<br />

maladie carentielle liée à une avitaminose B1.<br />

• On a également commencé à modifier dans les végétaux l’équilibre entre <strong>de</strong>s<br />

aci<strong>de</strong>s gras saturés et insaturés <strong>de</strong> manière à augmenter leur qualité sanitaire.<br />

<strong>Les</strong> aci<strong>de</strong>s gras insaturés, en particulier les « Omega 3 », sont réputés<br />

prévenir le développement <strong>de</strong> maladies dégénératives et d’athérosclérose.<br />

Concrètement, il y a aujourd’hui 90 millions d’hectares cultivés en plantes<br />

transgéniques dans le mon<strong>de</strong>, c’est-à-dire 5 à 6 % <strong>de</strong> la surface totale cultivée sur<br />

le globe terrestre, ou encore l’équivalent <strong>de</strong> la totalité <strong>de</strong>s surfaces cultivées dans<br />

l’Europe <strong>de</strong>s 15 ! Pour le soja, cela représente plus <strong>de</strong> 50 % <strong>de</strong> la production.<br />

Pour le maïs, on doit être entre 20 et 25 % <strong>de</strong> plants transgéniques.<br />

Un fort mouvement d’opposition en Europe<br />

Dès 1996, en France et en Europe, un violent mouvement d’opposition s’est<br />

déclenché contre l’introduction <strong>de</strong>s plantes transgéniques en agriculture. Il a<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biotechnologies, progrès<br />

147<br />

été concomitant <strong>de</strong> l’arrivée sur le sol européen <strong>de</strong>s premiers tourteaux <strong>de</strong> soja<br />

résistant au glyphosate. Le journal Libération titrait à cette époque « Le soja fou<br />

débarque sur l’Europe ». On était en plein dans la crise <strong>de</strong> la vache folle et l’évocation<br />

était limpi<strong>de</strong>.<br />

Le mouvement <strong>de</strong> contestation et d’opposition a si bien persisté qu’aujourd’hui<br />

il y a peu <strong>de</strong> cultures transgéniques en France (pas plus <strong>de</strong> 1 000 à 2 000 hectares<br />

d’essais) ; c’est l’Espagne qui possè<strong>de</strong> le plus <strong>de</strong> surface cultivée <strong>de</strong> plantes<br />

transgéniques en Europe (entre 20 et 30 000 hectares).<br />

<strong>Les</strong> ressorts <strong>de</strong> l’hostilité à la transgenèse végétale sont <strong>de</strong> plusieurs<br />

ordres. Tout d’abord, c’est un terrain <strong>de</strong> combat idéologique et d’opinion<br />

qui a été choisi par toute une série <strong>de</strong> citoyens et d’ONG qui contestent<br />

la légitimité même <strong>de</strong>s biotechnologies mo<strong>de</strong>rnes. Ils considèrent le génie<br />

génétique comme inquiétant parce que contre nature, portant atteinte à<br />

ce qui est création divine. C’est une pensée relevant <strong>de</strong> l’écologie profon<strong>de</strong><br />

d’origine germanique et nordique. Certains prônent même la décroissance <strong>de</strong> la<br />

production <strong>mondiale</strong>, soit parce qu’ils souhaitent enrayer cette course folle vers le<br />

« toujours plus », soit parce qu’ils considèrent que ce n’est pas l’homme dans<br />

la nature qu’il faut préserver, mais la nature en elle-même, même si c’est au<br />

détriment <strong>de</strong> l’homme. Selon cette vision, la famine qui aboutirait à une<br />

réduction <strong>de</strong> la population <strong>mondiale</strong>, et ainsi <strong>de</strong> la pression écologique qu’elle<br />

impose à la nature, serait presque un moindre mal.<br />

D’autres se focalisent sur une réalité socio-économique : ceux qui ont le<br />

plus fortement soutenu ces techniques <strong>de</strong> transgenèse végétale, sont <strong>de</strong>s grands<br />

groupes agrochimiques qui, ainsi, se sont assurés un pouvoir accru sur la totalité<br />

<strong>de</strong> la filière. On a vu, et on voit encore, <strong>de</strong>s grands agrochimistes racheter <strong>de</strong>s<br />

variétés élites, sélectionnées notamment dans le sud-ouest <strong>de</strong> la France, et même<br />

les compagnies semencières les possédant, afin d’y introduire un transgène,<br />

<strong>de</strong> telle sorte qu’ils puissent protéger par brevet ces variétés végétales transgéniques<br />

66 . C’est là un moyen d’appropriation temporaire <strong>de</strong>s produits <strong>de</strong> la<br />

sélection variétale classique, un accroissement du pouvoir <strong>de</strong> l’agrochimie sur les<br />

agriculteurs.<br />

Pour ce qui est du gène Terminator -souvent cité en exemple- il est<br />

nécessaire <strong>de</strong> rétablir les choses dans leur contexte. Le gène Terminator rend<br />

les semences stériles. Dans les années 90, on insistait surtout sur le nécessaire<br />

confinement biologique <strong>de</strong>s plantes transgéniques ; c’est-à-dire sur l’impossibilité<br />

pour un transgène d’être transmis à <strong>de</strong>s végétaux naturels, par exemple<br />

à <strong>de</strong>s mauvaises herbes. Pour éviter une telle « fuite génétique », il était alors<br />

pratiquement exigé d’avoir <strong>de</strong>s espèces « mâles-stériles ». Comme ces espèces<br />

66 Ce qui, soit dit en passant, est interdit par la convention UPOV sur la sélection variétale, mais <strong>de</strong>vient possible avec la directive<br />

européenne 98-44 CE.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


148<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

n’émettent pas <strong>de</strong> pollen, elles ne risquent pas <strong>de</strong> transmettre leur transgène.<br />

Mais il y a une autre modalité <strong>de</strong> dissémination du matériel transgénique, c’est<br />

l’égrainage. Pour le colza, c’est un problème crucial puisque les siliques sont<br />

déhiscentes 67 . Lors <strong>de</strong> la moisson et <strong>de</strong>s transports, <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> graines <strong>de</strong><br />

colza tombent. Si vous vous bala<strong>de</strong>z dans nos campagnes, les bords <strong>de</strong>s chemins<br />

sont pleins <strong>de</strong> colza issus <strong>de</strong> cet égrainage ; leurs fleurs jaunes sont d’ailleurs<br />

fort plaisantes en saison. Pour éviter cette dissémination, un scientifique <strong>de</strong> la<br />

FDA (Food and Drug Administration) aux Etats-Unis a inventé une métho<strong>de</strong><br />

permettant <strong>de</strong> rendre également stériles les graines <strong>de</strong>s plantes transgéniques.<br />

Au départ, cette stratégie a été conçue comme un moyen <strong>de</strong> biosécurité<br />

<strong>de</strong>stiné à répondre aux inquiétu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s groupements écologiques. Puis<br />

la société Monsanto a acheté la licence <strong>de</strong> cette invention. Il est bien<br />

vraisemblable que cet achat ait été motivé non seulement par le souci<br />

d’assurer le confinement biologique mais également dans celui d’éviter que<br />

les agriculteurs récoltant <strong>de</strong>s variétés transgéniques n’utilisent leur privilège<br />

d’agriculteur, c’est-à-dire qu’ils ne sèment une partie <strong>de</strong> leur récolte.<br />

Une autre critique faite aux plantes transgéniques est qu’elles pourraient<br />

ruiner certains producteurs du Sud. En effet, par génie génétique, il est possible<br />

aujourd’hui <strong>de</strong> transférer à la betterave la capacité <strong>de</strong> fabriquer les précurseurs<br />

<strong>de</strong> la vanille. Mais alors, quid <strong>de</strong>s producteurs <strong>de</strong> vanille dans les quelques pays<br />

du mon<strong>de</strong> dont c’est l’une <strong>de</strong>s seules richesses, par exemple Madagascar ou les<br />

Comores ?<br />

<strong>Les</strong> causes <strong>de</strong> l’opposition aux OGM, aux plantes transgéniques, sont donc<br />

multiples. Très souvent, la contestation s’appuie sur l’argument émotionnel <strong>de</strong><br />

la sécurité. C’est à l’évi<strong>de</strong>nce la raison pour laquelle cette campagne a pris une<br />

telle ampleur, car l’alimentation a, pour les consommateurs, une valeur particulière.<br />

<strong>Les</strong> citoyens en atten<strong>de</strong>nt bien autre chose que <strong>de</strong> ne pas mourir <strong>de</strong> faim<br />

ou qu’un apport en calories. L’alimentation représente un lien avec la nature,<br />

avec la tradition, elle est un <strong>de</strong>s éléments principaux <strong>de</strong> différenciation sociale et<br />

culturelle d’une civilisation. Le repas partagé est au centre <strong>de</strong>s rites et <strong>de</strong>s fêtes<br />

particuliers à chaque région, chaque pays ou chaque minorité. <strong>Les</strong> épiso<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

la vache folle et du poulet à la dioxine ont énormément accru la méfiance <strong>de</strong>s<br />

consommateurs quant aux techniques dont le but est d’augmenter la production<br />

végétale. Lorsque les industriels <strong>de</strong> l’agrochimie et <strong>de</strong> l’agroalimentaire ont<br />

avancé que ces nouvelles techniques avaient pour but d’augmenter la productivité,<br />

les consommateurs se sont laissés convaincre qu’elles étaient alors sans<br />

doute dangereuses. La sensibilité particulière du public à tout ce qui concerne<br />

l’alimentation a fait le reste.<br />

67 La silique est un fruit sec caractéristique du colza, mais aussi du chou, du radis, <strong>de</strong> la moutar<strong>de</strong>, etc. Sa déhiscence consiste en<br />

son ouverture spontanée pour livrer passage à son contenu, la graine.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biotechnologies, progrès<br />

149<br />

Un débat multiple :<br />

risque acceptable, place <strong>de</strong> l’homme dans la nature, etc.<br />

On pourrait s’étonner <strong>de</strong> ce que cette contestation du génie génétique dans<br />

l’agriculture et l’alimentation n’ait point son pendant dans la mé<strong>de</strong>cine, qui<br />

pourtant utilise massivement cette technique. C’est tout simplement parce que<br />

la mé<strong>de</strong>cine perdrait aujourd’hui énormément si elle ne pouvait utiliser le génie<br />

génétique. La population le sait ou le sent, et donc l’accepte.<br />

Faisons un détour par la notion <strong>de</strong> « risque acceptable » pour le public. Le<br />

risque est un paramètre qui procè<strong>de</strong> à la fois <strong>de</strong> la réalité et du niveau <strong>de</strong> gravité<br />

<strong>de</strong>s dangers. C’est le produit <strong>de</strong> l’indice <strong>de</strong> sévérité <strong>de</strong>s conséquences néfastes<br />

redoutées d’un phénomène et <strong>de</strong> la fréquence avec laquelle il est susceptible <strong>de</strong><br />

se produire, c’est-à-dire <strong>de</strong> sa probabilité. Il s’agit d’un paramètre mathématique.<br />

Mais pour les gens, le risque acceptable dépend essentiellement <strong>de</strong> l’attente<br />

<strong>de</strong> chacun. En mé<strong>de</strong>cine, lorsque l’on sait que l’on est menacé par le Sida, le<br />

diabète ou la grippe aviaire, on est prêt à accepter <strong>de</strong>s risques médicamenteux,<br />

car on sait très bien que l’abstention thérapeutique est encore bien plus risquée.<br />

En Europe, en revanche, rien <strong>de</strong> tel en ce qui concerne l’alimentation. Nous<br />

ne souffrons pas <strong>de</strong> la sous-nutrition et, à l’inverse, on fait régulièrement état<br />

<strong>de</strong> crises <strong>de</strong> surproduction. L’idée qui domine est que plus les aliments sont<br />

naturels, meilleur c’est. La population française n’est donc <strong>de</strong> ce fait pas prête à<br />

intégrer un risque acceptable en cette matière, vu que, pour ce qui la concerne,<br />

elle n’a rien <strong>de</strong>mandé.<br />

D’un point <strong>de</strong> vue plus philosophique, <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s traditions peuvent<br />

être opposées en ce qui concerne les rapports <strong>de</strong> l’être humain et du reste<br />

<strong>de</strong> la nature. La tradition dominante repose sur l’injonction faite à l’homme<br />

d’utiliser la nature à son profit. Pour <strong>de</strong> très nombreuses religions, l’homme en<br />

a le droit, voire le <strong>de</strong>voir, parce qu’il est homme. Cette croyance valait pour les<br />

Grecs mais aussi, pour l’essentiel, pour les Mésopotamiens et, bien sûr, pour les<br />

religions bibliques. L’homme peut jouir <strong>de</strong> ce privilège parce que, selon la genèse<br />

biblique, il a été créé à l’image <strong>de</strong> Dieu, et est donc dépositaire d’une étincelle<br />

<strong>de</strong> co-divinité.<br />

En face, on trouve <strong>de</strong>s peuples <strong>de</strong> chasseurs/cueilleurs, par exemple en<br />

Amazonie ou chez les Inuits, dont la conception est différente : l’homme ne<br />

jouit d’aucun privilège particulier. Il se doit <strong>de</strong> rester en équilibre avec la Nature<br />

à laquelle il appartient, peuplée d’êtres aussi dignes que lui. Chez les Inuits,<br />

lorsqu’on est amené à tuer son « frère ours », on doit s’en excuser en suivant<br />

tout un rituel dont le but est <strong>de</strong> se faire pardonner ce sacrifice consenti pour<br />

se nourrir et s’habiller. Mais cette conception <strong>de</strong> l’homme en équilibre au sein<br />

<strong>de</strong> la nature, et non pas « maître et possesseur <strong>de</strong> celle-ci » était étrangère à<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


150<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

nos sociétés gréco-latino-judéo-chrétiennes jusqu’à l’irruption du sentiment<br />

écologique et <strong>de</strong> sa montée en puissance. Cela a d’ailleurs amené à ce que<br />

l’homme occi<strong>de</strong>ntal pollue la Terre sans vergogne. Au tournant du 19 ème et du<br />

20 ème siècle, la France était beaucoup plus déforestée qu’elle ne l’est <strong>de</strong> nos jours<br />

et déjà bien polluée. Personne n’avait <strong>de</strong> souci écologique tant il semblait évi<strong>de</strong>nt<br />

que l’homme pouvait user selon son désir <strong>de</strong>s choses et <strong>de</strong>s êtres.<br />

Aujourd’hui, on s’est aperçu du danger <strong>de</strong> cette attitu<strong>de</strong>, <strong>de</strong> ses conséquences<br />

dramatiques sur l’état du Globe. C’est là un indéniable progrès. La conscience<br />

<strong>de</strong> ce que l’action humaine non maîtrisée risque <strong>de</strong> transformer la Terre en un<br />

lieu inhospitalier pour les générations futures, s’est ancrée puis développée.<br />

L’écologie est sans conteste l’une <strong>de</strong>s rares idées neuves en politique à s’être<br />

imposée au cours <strong>de</strong>s décennies passées. Cette pensée selon laquelle notre<br />

responsabilité est engagée non seulement envers tous les hommes qui vivent<br />

aujourd’hui mais aussi tous ceux qui naîtront dans le futur à qui il nous revient<br />

<strong>de</strong> léguer une Terre compatible avec l’épanouissement d’une vie authentiquement<br />

humaine, représente un enrichissement <strong>de</strong> la conscience humaine.<br />

La sensibilité écologique et le poids <strong>de</strong> l’histoire ont beaucoup contribué à la<br />

méfiance envers la « menace génétique ». Le gène semble parfois perçu comme<br />

un moyen <strong>de</strong> modifier ce que l’on peut considérer comme l’intimité programmatique<br />

<strong>de</strong>s êtres. Dans une pensée spiritualiste, elle procè<strong>de</strong> d’un équilibre<br />

qu’a voulu Dieu lui-même. Y porter le désordre est <strong>de</strong> ce fait illégitime, voire<br />

sacrilège.<br />

En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> toute référence à une pensée religieuse fondamentaliste, il<br />

existe une confusion entre la génétique et son utilisation idéologique <strong>de</strong>puis<br />

la fin du 19 ème siècle jusqu’à nos jours, et surtout au cours <strong>de</strong> la 1 ère moitié du<br />

20 ème siècle. La génétique est souvent apparue comme la caution scientifique <strong>de</strong>s<br />

idéologies du racisme et <strong>de</strong> l’eugénisme. Le nazisme est une forme <strong>de</strong> fascisme<br />

fondé sur <strong>de</strong>s bases biologiques. Cette histoire lour<strong>de</strong> donne à la génétique fort<br />

mauvaise presse. Elle ne peut pas être si bonne, puisqu’elle a été utilisée comme<br />

un argument scientifique en faveur <strong>de</strong>s idéologies les plus mortifères, niant le<br />

respect <strong>de</strong> l’humanité et discriminant les hommes les uns <strong>de</strong>s autres.<br />

La génétique est ainsi considérée par beaucoup comme un moyen <strong>de</strong> changer<br />

l’intimité <strong>de</strong> l’être, comme un outil <strong>de</strong> puissance aux mains <strong>de</strong> forces menaçantes.<br />

Des siècles d’adhésions aux <strong>de</strong>sseins <strong>de</strong> la science, <strong>de</strong> foi dans les perspectives<br />

<strong>de</strong> progrès, ont laissé place à un sentiment plus ambivalent, voire à une franche<br />

hostilité, bien illustrée par les réactions publiques vis-à-vis du nucléaire et <strong>de</strong>s<br />

biotechnologies mo<strong>de</strong>rnes.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biotechnologies, progrès<br />

151<br />

Mon point <strong>de</strong> vue :<br />

ne négliger aucun moyen <strong>de</strong> nourrir le mon<strong>de</strong><br />

Dans l’utilisation <strong>de</strong>s biotechnologies en agriculture, il faudrait arriver à<br />

réintroduire un débat argumenté, sérieux, afin <strong>de</strong> sortir du manichéisme actuel<br />

où <strong>de</strong>ux camps irréductiblement hostiles l’un à l’autre s’opposent.<br />

• <strong>Les</strong> agrochimistes, la main sur le cœur, affirment que la transgenèse<br />

végétale représente le moyen <strong>de</strong> nourrir le mon<strong>de</strong> et déclarent que toute contestation<br />

<strong>de</strong> légitimité <strong>de</strong> cette métho<strong>de</strong> marque une hostilité envers le progrès.<br />

• En face, les écologistes dénoncent les biotechniciens et les agrochimistes<br />

comme <strong>de</strong>s accapareurs et <strong>de</strong>s empoisonneurs du mon<strong>de</strong>, agissant par<br />

pur souci du gain sans aucune considération pour l’environnement et la santé <strong>de</strong>s<br />

personnes.<br />

Il convient, en réalité, <strong>de</strong> traiter les problèmes au cas par cas.<br />

Le défi alimentaire, le défi agricole que les étudiants <strong>de</strong>s écoles d’agronomie<br />

ou d’agriculture se doivent <strong>de</strong> relever reste considérable. Si l’on se remémore<br />

l’évolution en ce domaine au cours du siècle passé, que constate-t-on ?<br />

A la surface <strong>de</strong> la terre, environ 15 millions <strong>de</strong> kilomètres carrés <strong>de</strong> terres sont<br />

cultivés. Cette surface ne peut plus progresser qu’au détriment <strong>de</strong>s forêts existantes.<br />

De plus, existe une compétition entre l’habitat, l’industrie, les loisirs et l’agriculture<br />

pour l’utilisation <strong>de</strong>s terrains. Au début du siècle nous étions 1,5 milliard<br />

d’habitants, c’est-à-dire qu’un hectare nourrissait une personne. Aujourd’hui, nous<br />

sommes un peu plus <strong>de</strong> 6,4 milliards d’habitants et ce même hectare doit donc<br />

nourrir 4,5 personnes. En 2020, ce chiffre sera porté à 6 personnes. Quelle que<br />

soit la méfiance <strong>de</strong>s citoyens <strong>de</strong> nos pays vis-à-vis <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> productivité<br />

agricole, la seule manière <strong>de</strong> répondre au défi alimentaire posé par la démographie<br />

<strong>de</strong> notre planète est d’accroître la quantité <strong>de</strong> nourriture produite par hectare <strong>de</strong><br />

terre cultivée, c’est-à-dire augmenter encore la productivité.<br />

La production agricole a déjà augmenté au cours <strong>de</strong> ce siècle grâce à l’irrigation,<br />

aux engrais, aux pestici<strong>de</strong>s et au machinisme. Il n’est plus question d’attendre <strong>de</strong><br />

miracles supplémentaires <strong>de</strong> l’utilisation <strong>de</strong>s pestici<strong>de</strong>s. Il y a même danger à les<br />

répandre trop largement et la question est d’en limiter l’utilisation. On n’attend<br />

pas non plus <strong>de</strong> gains considérables <strong>de</strong> productivité du développement <strong>de</strong>s engrais<br />

dont l’emploi inconsidéré entraîne <strong>de</strong>s perturbations <strong>de</strong> la qualité <strong>de</strong> la terre et<br />

<strong>de</strong> l’eau. L’eau manque partout et il n’est guère envisageable <strong>de</strong> développer encore<br />

l’irrigation. On se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> même si sous certains climats, il est bien raisonnable<br />

<strong>de</strong> continuer à cultiver du maïs que l’on doit arroser tous les jours <strong>de</strong> la mi-juin à la<br />

fin du mois d’août. Si bien que pour faire face à ce défi, une <strong>de</strong>s armes qui <strong>de</strong>meure<br />

est sans conteste l’augmentation <strong>de</strong> la qualité génétique <strong>de</strong>s végétaux. Cela peut<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


152<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

certes résulter <strong>de</strong> l’amélioration du procédé <strong>de</strong> sélection variétale par <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s<br />

classiques. Cependant, le défi est tel qu’il est sans doute déraisonnable <strong>de</strong> se priver<br />

<strong>de</strong>s perspectives originales <strong>de</strong> création variétale offerte par la transgenèse végétale<br />

et d’autres biotechnologies mo<strong>de</strong>rnes.<br />

Il me semble important que dans notre mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong>s femmes<br />

<strong>de</strong>s pays riches, les ingénieurs agronomes en particulier, considèrent que si une<br />

partie <strong>de</strong> leur mission consiste effectivement à participer à l’économie et à la<br />

prospérité <strong>de</strong> leur pays, une autre se fixe pour objectif <strong>de</strong> nourrir le mon<strong>de</strong>.<br />

Dans un mon<strong>de</strong> idéal, où les sciences et les techniques seraient utilisées comme<br />

<strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> venir en ai<strong>de</strong> aux autres, il m’apparaît important <strong>de</strong> ne pas mettre<br />

« tous ses œufs dans le même panier ». A ce titre, l’utilisation <strong>de</strong>s techniques<br />

mo<strong>de</strong>rnes <strong>de</strong> biotechnologies végétales dans une perspective <strong>de</strong> coopération<br />

solidaire semble légitime, nécessaire et prometteuse. Afin <strong>de</strong> désarmer les critiques<br />

selon lesquelles il ne s’agit là que d’un outil <strong>de</strong> pouvoir supplémentaire <strong>de</strong>s plus<br />

riches sur les plus pauvres, il importe <strong>de</strong> démontrer qu’un tel outil peut aussi servir<br />

à venir en ai<strong>de</strong> à ceux qui en ont réellement besoin, à leur tendre la main.<br />

L’apparition et la remise en cause<br />

<strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> Progrès dans notre société mo<strong>de</strong>rne<br />

Le Progrès, une utopie d’aujourd’hui<br />

Vivre dans la pério<strong>de</strong> actuelle représente une chance véritable pour les<br />

étudiants d’aujourd’hui car elle est magnifique et enthousiasmante. On vient <strong>de</strong><br />

séquencer le génome humain ainsi que celui du riz. Grâce à cela, on augmente<br />

considérablement la compréhension et les perspectives <strong>de</strong> guérison <strong>de</strong>s maladies,<br />

qu’elles soient humaines ou végétales. L’agriculture a fait <strong>de</strong>s progrès. Dans<br />

d’autres domaines, on apprend que <strong>de</strong> gigantesques fusées décollent pour la<br />

planète Mars et y déposent <strong>de</strong>s véhicules téléguidés qui vont échantillonner <strong>de</strong>s<br />

roches et les étudier. Grâce à Internet et aux téléphones cellulaires, il est possible<br />

<strong>de</strong> communiquer en temps réel <strong>de</strong> n’importe quel point du globe. Tel est notre<br />

mon<strong>de</strong>, tels sont nos outils remarquables que nous perfectionnerons encore.<br />

Mais ces futurs professionnels sont aussi à plaindre car ils auront une bien lour<strong>de</strong><br />

responsabilité dans leurs engagements futurs, complexes et incertains. Alors qu’il<br />

est puissant et riche, ne voit-on pas le pays qui domine actuellement le mon<strong>de</strong><br />

annoncer à une gran<strong>de</strong> ville <strong>de</strong> plusieurs millions d’habitants qu’elle est menacée<br />

par un cyclone, puis laisser à la merci <strong>de</strong>s éléments déchaînés nombre <strong>de</strong> ses<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biotechnologies, progrès<br />

153<br />

habitants qui n’ont pas pu fuir leur zone d’habitation par manque <strong>de</strong> moyens <strong>de</strong><br />

transport (autocars ou trains) ou pénurie d’approvisionnement en essence (pour ceux<br />

qui avaient la chance <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r un véhicule).<br />

N’apprend-on pas que dans une gran<strong>de</strong> capitale d’une île occi<strong>de</strong>ntalisée<br />

<strong>de</strong>puis très longtemps, à Manille aux Philippines, <strong>de</strong>s milliers et <strong>de</strong>s milliers<br />

<strong>de</strong> personnes ne peuvent survivre qu’en établissant leur campement sur <strong>de</strong>s tas<br />

d’ordures à ciel ouvert, déchets accumulés par les classes les plus aisées <strong>de</strong> cette<br />

immense cité tentaculaire. <strong>Les</strong> pluies <strong>de</strong> mousson déstabilisent ces ordures et<br />

régulièrement <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> ces miséreux sont ensevelis par ces éboulements.<br />

Ne bénéficie-t-on pas en France d’une espérance <strong>de</strong> vie qui dépasse<br />

maintenant les 80 ans (un peu plus chez les femmes que chez les hommes), alors que, si<br />

l’on naît à Bobo-Dioulasso ou Ouagadougou au Burkina-Faso, elle ne dépasse<br />

guère les 40 ans, et a à peine augmenté par rapport à ce qu’elle était au début<br />

du 20 ème siècle.<br />

Alors, peut-on qualifier le 20 ème siècle qui vient <strong>de</strong> s’achever <strong>de</strong> siècle du<br />

progrès ? Probablement oui, mais il a aussi vu l’augmentation <strong>de</strong>s inégalités,<br />

notamment <strong>de</strong>vant la maladie et la mort. Il a accouché d’un mon<strong>de</strong> incertain,<br />

inquiétant, dangereux. Dans <strong>de</strong> nombreux pays, par exemple d’Amérique<br />

Centrale ou du Sud, on a le spectacle <strong>de</strong> communautés prospères qui vivent dans<br />

<strong>de</strong>s camps retranchés, se protégeant <strong>de</strong>rrière <strong>de</strong>s grilles et <strong>de</strong>s miradors afin <strong>de</strong> se<br />

défendre contre <strong>de</strong>s attaques incessantes qu’alimentent la frustration et la misère<br />

<strong>de</strong>s populations environnantes. C’est sur ce mon<strong>de</strong> qu’il faudra agir, que nous<br />

<strong>de</strong>vrons agir, et ce ne sera pas une partie <strong>de</strong> plaisir.<br />

Faisons un détour par l’année 1871. Il est toujours émouvant <strong>de</strong> relire les déclarations<br />

<strong>de</strong> la révolutionnaire Louise Michel face au tribunal qui va la condamner à la<br />

déportation en Nouvelle-Calédonie pour sa participation active à la Commune <strong>de</strong><br />

Paris. Institutrice, elle s’est donnée corps et âme à l’éducation <strong>de</strong>s défavorisés dans<br />

les quartiers populaires. Son combat s’est poursuivi sur les barrica<strong>de</strong>s parisiennes.<br />

Louise Michel lance à ses juges le défi <strong>de</strong> son espoir en un mon<strong>de</strong> où le peuple, ayant<br />

eu accès au savoir, brisera ses chaînes et bâtira un mon<strong>de</strong> nouveau et solidaire 68 .<br />

Tous ceux qui sont engagés dans le combat social et républicain partagent cette<br />

conviction ; ils se définissent eux-mêmes comme formant le camp <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong><br />

Progrès. Qu’est-il advenu du rêve <strong>de</strong> Louise Michel ?<br />

Le terme progressiste <strong>de</strong>viendra d’ailleurs synonyme <strong>de</strong> partisan <strong>de</strong> ces luttes ;<br />

les progressistes seront <strong>de</strong>s femmes et <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> gauche. J’ai été frappé lors<br />

d’un voyage en Ukraine par une statue monumentale : le couple <strong>de</strong> Kiev, pur<br />

produit du réalisme socialiste. Je me rappelle ma rencontre avec ces jeunes ouvriers<br />

68 Louise Michel : La Commune, histoire et souvenirs, Editions La Découverte ; Je vous écris <strong>de</strong> ma nuit, Editions <strong>de</strong> Paris ; Mémoires, Editions<br />

La Découverte ; A travers la vie et la mort, Editions La Découverte.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


154<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>de</strong> pierre, l’homme au visage énergique et décidé, la femme belle et altière, le regard<br />

fixé sur un avenir radieux. C’étaient aux <strong>de</strong>rniers jours <strong>de</strong> l’URSS, Gorbatchev<br />

était encore en poste, honni <strong>de</strong> tous ses concitoyens. <strong>Les</strong> magasins et les assiettes<br />

étaient vi<strong>de</strong>s, et je crois bien n’avoir mangé pendant une bonne semaine que du<br />

lard et <strong>de</strong>s oignons. Quel « progrès » pouvait bien contempler ce couple, sur son<br />

promontoire dominant le Dniepr ? Au premier plan, la mer d’Aral asséchée et le<br />

désastre écologique d’une agriculture et d’une industrie idéologisées et <strong>de</strong>venues<br />

irresponsables ; autour, l’accroissement dramatique d’un alcoolisme jamais endigué<br />

par le communisme ; les mafias, la violence, les inégalités, la diminution du niveau<br />

<strong>de</strong> vie ; le vertigineux accroissement <strong>de</strong>s inégalités qui rend la misère encore plus<br />

insupportable. Un progrès bien relatif !<br />

<strong>Les</strong> premières années du 21 ème siècle ne sont guère rassurantes, elles non<br />

plus. Tout ce qui était inquiétant et révoltant durant le siècle précédant perdure.<br />

Une énergie scientifique et technique considérable continue d’être consacrée à la<br />

mise au point d’armes <strong>de</strong> plus en plus efficaces. Pourtant, c’est avec <strong>de</strong>s armes<br />

blanches rudimentaires qu’une poignée <strong>de</strong> jeunes hommes détournèrent, le 11<br />

septembre 2001, les avions qui <strong>de</strong>vaient détruire les <strong>de</strong>ux tours orgueilleuses du<br />

sud <strong>de</strong> Manhattan. Ces hommes appartenaient aux couches les plus riches et<br />

les mieux éduquées <strong>de</strong> leurs pays respectifs. Ils avaient suivi <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s dans les<br />

meilleures universités du mon<strong>de</strong>. Pourtant, malgré le progrès <strong>de</strong> l’éducation, le<br />

progrès scientifique et technique, c’est au nom <strong>de</strong> la plus aliénante <strong>de</strong>s passions<br />

qu’ils donnèrent la mort à ces femmes et à ces hommes <strong>de</strong> partout travaillant au<br />

World Tra<strong>de</strong> Center. L’accès au savoir n’a pas, à l’évi<strong>de</strong>nce, suffit à faire naître en<br />

eux l’amour <strong>de</strong> l’Autre et <strong>de</strong> la liberté.<br />

D’où l’interrogation <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>uxième « leçon » : qu’est-ce qui a cloché dans<br />

le lumineux idéal <strong>de</strong> progrès au nom duquel nos pays se sont construits, au nom<br />

duquel nos ancêtres ont bâti notre société ?<br />

D’où vient l’idée <strong>de</strong> Progrès ?<br />

On peut décrire le progrès avec un petit « p » et un grand « P ». Le progrès<br />

fait simplement référence à une amélioration, à un accroissement. Lorsqu’une<br />

ignorance se transforme en savoir, il y a un progrès <strong>de</strong>s connaissances. Lorsque<br />

les difficultés économiques et la misère se transforment en état <strong>de</strong> bien-être et <strong>de</strong><br />

prospérité, il y a un progrès économique. Lorsqu’un état d’impuissance technique<br />

se transforme grâce à la mise au point d’outils permettant <strong>de</strong> surmonter les<br />

difficultés, il y a progrès technique.<br />

Mais il y a aussi le Progrès : c’est l’idéal du progrès. C’est celui qui est à la<br />

base <strong>de</strong> la construction <strong>de</strong> nos sociétés et à propos duquel, çà et là, <strong>de</strong>s doutes<br />

se sont élevés. Pour Victor Hugo, ce Progrès est défini comme « le pas collectif du<br />

genre humain », pour Sartre, c’est la notion « d’une croissance indéfinie vers un terme<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biotechnologies, progrès<br />

155<br />

idéal ». Condorcet voit le Progrès comme « la marche <strong>de</strong> l’humanité, d’un pas ferme et<br />

sûr, sur la route <strong>de</strong> la vérité, du bonheur et <strong>de</strong> la vertu ». C’est sans doute lui qui chante<br />

le progrès en utilisant les termes les plus lyriques ; il est l’homme <strong>de</strong>s lumières<br />

par excellence. Le Progrès, c’est la conviction que la raison humaine, qui assure<br />

le progrès <strong>de</strong>s connaissances, sera par là le moyen du progrès technique et<br />

économique et que, nécessairement, tout cela est promesse d’un accroissement<br />

<strong>de</strong>s possibilités <strong>de</strong> l’épanouissement humain et <strong>de</strong> perfectionnement <strong>de</strong>s sociétés.<br />

Le progressisme est la foi en la nécessité, en l’inéluctabilité d’une évolution<br />

concertée <strong>de</strong> tous ces progrès <strong>de</strong>s connaissances, <strong>de</strong>s techniques et <strong>de</strong> l’économie,<br />

vers un plus grand bonheur.<br />

Historiquement, cette idée <strong>de</strong> Progrès inclut plusieurs composants.<br />

Premièrement la science. Il est tout d’abord important <strong>de</strong> repréciser que la<br />

technique a précédé la science <strong>de</strong> plusieurs millions d’années. Cela fait au moins<br />

2 millions d’années que l’homme sait utiliser les outils, principalement <strong>de</strong>s outils<br />

<strong>de</strong> pierre. Il n’y a d’ailleurs pas que l’homme puisque le singe se sert, lui aussi,<br />

d’outils rudimentaires. Il existe même <strong>de</strong>s oiseaux, <strong>de</strong> la famille <strong>de</strong>s corneilles,<br />

qui possè<strong>de</strong>nt une gran<strong>de</strong> capacité mentale et sont capables <strong>de</strong> se fabriquer <strong>de</strong>s<br />

outils pour attraper leur proie. Bien entendu, ni les animaux, ni même l’homme<br />

jusqu’il y a peu <strong>de</strong> temps, n’ont jamais mis la science au service <strong>de</strong> la technique.<br />

La technique est en quelque sorte donnée. Elle est l’irruption d’une évi<strong>de</strong>nce<br />

acquise par la confrontation <strong>de</strong> l’homme à l’expérience. Après <strong>de</strong> multiples<br />

essais servis par une intuition, on parvient à une maîtrise qui est ensuite léguée<br />

aux générations futures sans qu’aucun processus mental logique ne soit mobilisé<br />

pour comprendre les phénomènes en cause. La science peut être définie comme<br />

un exercice <strong>de</strong> l’esprit dont le but est <strong>de</strong> connaître les lois <strong>de</strong> la nature à l’ai<strong>de</strong><br />

d’une démarche intellectuelle, rationnelle, utilisant les métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la logique,<br />

fondée sur l’observation, l’hypothèse, l’expérience et le dépouillement <strong>de</strong> ses<br />

résultats, la déduction, l’induction <strong>de</strong> nouvelles hypothèses et ainsi <strong>de</strong> suite.<br />

Le tout aboutissant à <strong>de</strong>s énoncés scientifiques dont la caractéristique est<br />

d’être vérifiable ou réfutable par une métho<strong>de</strong> elle aussi rationnelle et logique. La<br />

science selon cette définition est relativement neuve dans l’histoire <strong>de</strong> l’humanité.<br />

La première fois que l’on trouve la preuve d’une démarche scientifique, c’est<br />

là encore dans une région du mon<strong>de</strong> où presque tout commence, l’agriculture<br />

bien sûr, mais aussi la science, dans l’actuel Irak (anciennement Mésopotamie).<br />

Datant d’il y a 5 500 ans, on a découvert <strong>de</strong>s tablettes d’argile sur lesquelles<br />

on retrouve en pictogrammes, écriture précédant la cunéiformes, <strong>de</strong>s problèmes<br />

dont la solution requiert la maîtrise <strong>de</strong>s équations du second <strong>de</strong>gré à <strong>de</strong>ux<br />

inconnues, probablement <strong>de</strong>s exercices préparés pour les écoliers mésopotamiens<br />

<strong>de</strong> l’époque. Cela ne saurait procé<strong>de</strong>r d’une autre démarche que scientifique.<br />

Mais on n’a pas trouvé <strong>de</strong> texte évoquant cette métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> pensée. Ce sont les<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


156<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Grecs qui pour la première fois inventent la logique. « Tous les hommes sont mortels,<br />

Socrate est un homme, donc Socrate est mortel ». Expérience typique <strong>de</strong> ce que l’on appelle<br />

le syllogisme.<br />

<strong>Les</strong> Grecs inventent également un <strong>de</strong>uxième constituant <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> progrès<br />

qui reste au cœur <strong>de</strong>s interrogations mo<strong>de</strong>rnes : il s’agit <strong>de</strong>s relations existantes<br />

entre les différentes catégories d’actions et <strong>de</strong> pensées : le vrai, le bien et le beau.<br />

On peut dire d’une proposition qu’elle est vraie ou fausse. Qu’elle apparaît<br />

techniquement correcte ou non. On peut apprécier une action, un projet,<br />

une intention en la jugeant bonne ou mauvaise. Sans parler <strong>de</strong> la dimension<br />

esthétique, c’est-à-dire <strong>de</strong> la qualité du beau. <strong>Les</strong> Grecs s’interrogent <strong>de</strong>puis<br />

25 siècles sur les relations existant entre le vrai et le bien. Du temps <strong>de</strong> Socrate,<br />

4 e siècle avant Jésus-Christ, <strong>de</strong>ux thèses s’affrontaient déjà.<br />

Pour Socrate, et son élève Platon, il n’y a pas <strong>de</strong> différence entre la science<br />

et la morale, entre la recherche du vrai et la recherche du bien. Seul celui qui est<br />

dans l’erreur peut faire le mal. Celui qui voit la route ne peut que l’emprunter<br />

dans la bonne direction pour faire le bien. Le bien, est pour l’essentiel, ce à<br />

quoi on arrive lorsque l’on discerne le vrai. Bien sûr, la connaissance dont parle<br />

Socrate est surtout <strong>de</strong> soi : « Connais-toi toi-même ». Mais pas seulement.<br />

En face, une autre école <strong>de</strong> pensée ne peut pas se résoudre à accepter la<br />

confusion entre le vrai et le bien. Il s’agit <strong>de</strong>s sophistes qui sont en quelque sorte<br />

les précepteurs <strong>de</strong>s jeunes praticiens <strong>de</strong>s futurs édiles <strong>de</strong>s cités grecques, ce qu’on<br />

appellerait maintenant <strong>de</strong>s professeurs d’éducation civique. Ils enseignent les<br />

vertus civiques et se font payer très cher pour cela. Or les sophistes n’ont aucun<br />

titre à rechercher le vrai alors même qu’ils gagnent leur vie en enseignant ce qui<br />

est bien. Ils ne peuvent par conséquent accepter l’idée que c’est par la recherche<br />

du vrai que l’on y parvient.<br />

Un jour, nous raconte Platon dans l’un <strong>de</strong> ses dialogues philosophiques,<br />

le prince <strong>de</strong>s sophistes (professeur d’éducation civique), <strong>de</strong>scend à Athènes 69 . Dans<br />

le haut <strong>de</strong> la ville se trouve Socrate. Des gamins viennent le chercher. « Socrate,<br />

Socrate, viens vite. Protagoras est arrivé en ville. Il faut que vous discutiez, tous <strong>de</strong>ux ».<br />

Socrate s’habille et <strong>de</strong>scend à la rencontre <strong>de</strong> Protagoras. La « dispute »<br />

commence alors. Socrate précise sa position. Afin d’illustrer la sienne,<br />

Protagoras, propose une révision du mythe <strong>de</strong> Prométhée, fils du Titan Japet,<br />

<strong>de</strong>mi-Dieu et ami <strong>de</strong> l’homme. Protagoras raconte que jadis toutes les formes<br />

<strong>de</strong> vie étaient encore au centre <strong>de</strong> la terre. La surface du globe était nue mais<br />

il était dans le <strong>de</strong>ssein <strong>de</strong> Dieu <strong>de</strong> la peupler. Il fallait donc que les êtres, au<br />

cœur <strong>de</strong> la terre, soient dotés <strong>de</strong>s qualités leur permettant <strong>de</strong> survivre afin<br />

<strong>de</strong> se répandre sur la surface <strong>de</strong> notre planète. <strong>Les</strong> dieux, un rien fainéants,<br />

chargent les <strong>de</strong>ux fils <strong>de</strong> Japet, Prométhée (celui qui voit loin) et Epiméthée<br />

69 Platon, Protagoras (nombreuses éditions, en particulier Flammarion, Belles-Lettres, Nathan, Livre <strong>de</strong> poche, Gallimard).<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biotechnologies, progrès<br />

157<br />

(celui qui ne voit pas plus loin que le bout <strong>de</strong> son nez), <strong>de</strong> doter ces êtres afin qu’ils<br />

puissent survivre. Epiméthée, qui est le moins intelligent, se met donc le<br />

premier au travail – les plus malins savent toujours se dérober, c’est bien<br />

connu –. Il est besogneux mais sérieux. Pour doter les bêtes du septentrion,<br />

Epiméthée leur confère une fourrure épaisse afin <strong>de</strong> les protéger <strong>de</strong>s morsures<br />

du froid. Pour qu’un équilibre persiste entre les proies et les prédateurs, il fait en<br />

sorte que les premières soient un peu plus rapi<strong>de</strong>s à la course et se reproduisent<br />

un peu plus vite que les seconds. Sinon, il n’y aurait point <strong>de</strong> durabilité, les<br />

antilopes étant bien vite éliminées par les lions. Il fait si bien que lorsqu’il en<br />

arrive à l’homme, il a tout épuisé ce qu’il avait dans sa hotte. Et l’homme est là<br />

tout nu qu’il va falloir expulser du cœur <strong>de</strong> la terre pour l’exposer à sa surface.<br />

Ses chances <strong>de</strong> survie sont nulles face à <strong>de</strong>s quantités <strong>de</strong> bêtes sauvages bien<br />

mieux armées que lui. C’est un désastre. Prométhée arrive, voit ça et son sang<br />

ne fait qu’un tour. Il se promet <strong>de</strong> sauver l’homme. La nuit suivante, il monte<br />

au sommet <strong>de</strong> l’Olympe où il a repéré la grotte profon<strong>de</strong> où Zeus entrepose<br />

les éclairs et la foudre. Il y dérobe une étincelle. Afin <strong>de</strong> ne pas se faire repérer<br />

en re<strong>de</strong>scendant <strong>de</strong> la montagne, il l’utilise pour amorcer la combustion lente<br />

<strong>de</strong> la moelle <strong>de</strong> sureau, sans aucune incan<strong>de</strong>scence détectable. <strong>Les</strong> Dieux ne le<br />

repèrent pas et il fait don du feu aux hommes. Ceux-ci possè<strong>de</strong>nt désormais<br />

la technique, la science. Ils savent forger les outils. Vont-ils survivre ? Et bien<br />

non, car malgré leurs armes, leurs techniques, ils sont incapables <strong>de</strong> s’accor<strong>de</strong>r.<br />

Quand trois <strong>de</strong> ces hommes se retrouvent ensembles, <strong>de</strong>ux se liguent entre eux<br />

pour tuer le troisième. Ensuite, les <strong>de</strong>ux qui restent finissent par se chamailler<br />

et s’entretuer. Jamais ils ne se mettent d’accord pour se défendre contre les<br />

tigres ou les rhinocéros mieux dotés qu’eux pour le combat. Or les projets <strong>de</strong><br />

Zeus incluent la présence <strong>de</strong> l’homme à la surface du globe, et il ne souhaite<br />

ainsi pas voir l’homme disparaître si rapi<strong>de</strong>ment. Alors le Dieu <strong>de</strong>s dieux<br />

charge son messager Hermès d’aller leur porter ce qui leur manque pour<br />

vivre. Que peut-il bien leur manquer, eux qui ont déjà la science ? Deux mots<br />

grecs : diké et aïdos que l’on va traduire par la pru<strong>de</strong>nce et la sagesse, la justice<br />

et l’esprit <strong>de</strong> solidarité. « Dieu <strong>de</strong>s Dieux », dit Hermès, « à qui dois-je les apporter ?<br />

Quand tu m’as <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> transmettre les sciences agricoles, c’est aux agriculteurs que je les<br />

ai apportées, et la science <strong>de</strong> construire <strong>de</strong>s maisons, je l’ai donnée aux architectes, la science<br />

<strong>de</strong> guérir aux mé<strong>de</strong>cins ». Zeus répond à son messager ailé : « A tous les hommes<br />

naturellement. Car si tous les citoyens n’ont pas accès à l’esprit <strong>de</strong> justice et à la sagesse, il n’y<br />

a pas <strong>de</strong> cité possible sur terre ». Ce que veut signifier Protagoras, c’est que pour<br />

survivre l’homme a besoin <strong>de</strong> la science, <strong>de</strong> la technique, bien sûr, mais que<br />

cela ne saurait suffire. Il lui faut <strong>de</strong> plus s’engager dans une autre démarche <strong>de</strong><br />

l’esprit qui reste irréductible à la recherche du vrai : la quête du bien, le sens<br />

<strong>de</strong> la justice. Cette discussion perdure encore dix-neuf siècles après Platon, et<br />

même <strong>de</strong> nos jours.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


158<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Lorsque Rabelais proclamera « Science sans conscience n’est que ruine <strong>de</strong> l’âme » 70 , il<br />

se rangera clairement du côté <strong>de</strong>s sophistes. La science, si elle n’est pas associée<br />

à la conscience du bien que l’on peut et doit faire grâce à la maîtrise <strong>de</strong>s savoirs<br />

et <strong>de</strong>s techniques, ne peut être que ruine <strong>de</strong> l’âme.<br />

Après avoir passé douze ans au Comité Consultatif National d’Ethique, je<br />

puis vous assurer que la ligne <strong>de</strong> partage principale en son sein, ce qui structure<br />

les discussions, c’est cette question, objet du dialogue entre Socrate et Protagoras.<br />

Lorsque l’on s’interroge, comme c’est le rôle <strong>de</strong> ce comité d’éthique, sur le<br />

caractère moralement acceptable <strong>de</strong> l’application d’une innovation technique<br />

(par exemple du clonage, <strong>de</strong> la recherche sur l’embryon, les plantes transgéniques,<br />

etc.), en regard <strong>de</strong> l’idée que l’on se fait du respect <strong>de</strong> la dignité <strong>de</strong> la personne,<br />

il y a très souvent <strong>de</strong>ux camps :<br />

• Pour le premier d’entre eux, la beauté <strong>de</strong> la science qui progresse constitue un<br />

préjugé favorable « on n’arrête pas le Progrès », « le Progrès est bon en soi, c’est la vérité,<br />

la lumière ». La qualité scientifique du projet le rend non seulement acceptable,<br />

mais aussi désirable.<br />

• L’autre camp considère qu’il est certes souhaitable <strong>de</strong> soutenir le progrès <strong>de</strong>s<br />

sciences et <strong>de</strong>s techniques mais que, pour autant, la question <strong>de</strong> la légitimité<br />

morale <strong>de</strong> l’application <strong>de</strong> cette innovation à l’homme, se pose et reste entière,<br />

même si la science sur laquelle elle se base apparaît brillante. La beauté<br />

scientifique ne dit rien <strong>de</strong> l’acceptabilité morale <strong>de</strong> la technique à l’homme.<br />

En d’autres termes, le débat éthique contemporain reste articulé, dans le<br />

domaine <strong>de</strong>s sciences, par l’opposition entre les partisans (qui s’ignorent souvent)<br />

<strong>de</strong> Socrate et ceux <strong>de</strong> Protagoras.<br />

Une arrivée récente dans l’histoire <strong>de</strong> l’humanité<br />

<strong>Les</strong> Grecs ont donc inventé le discours sur la science en l’adossant à la<br />

logique, au logos. Ils ont jeté les bases du questionnement sur les relations entre<br />

la science et la morale, mais ne sauraient être vus comme les concepteurs <strong>de</strong><br />

la notion <strong>de</strong> Progrès. L’idée que la société grecque pourrait progresser grâce<br />

à la science leur est, en effet, totalement étrangère parce qu’ils sont totalement<br />

persuadés que leur superbe civilisation est indépassable. Tous ceux qui ne parlent<br />

pas grec sont <strong>de</strong>s barbares. La Grèce est ce qui peut se faire <strong>de</strong> mieux, la notion<br />

<strong>de</strong> Progrès est, <strong>de</strong> ce fait, incompatible avec leur culture. <strong>Les</strong> Romains n’auront<br />

<strong>de</strong> cesse <strong>de</strong> retrouver l’harmonie grecque. Le Moyen Age scolastique obéira à la<br />

parole <strong>de</strong>s grands anciens : Aristote, Saint-Augustin, Saint-Thomas d’Aquin. La<br />

Renaissance, comme son nom l’indique, recherchera à retrouver les secrets <strong>de</strong> la<br />

flamboyance <strong>de</strong> l’antiquité. Il y a bien <strong>de</strong>s progrès tout au long <strong>de</strong> cette pério<strong>de</strong><br />

mais ils ne sont pas pensés comme tels.<br />

70 Rabelais, Pantagruel, chapitre VIII (nombreuses éditions, dont Nathan, Hatier, Bordas, Hachette, etc.).<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biotechnologies, progrès<br />

159<br />

L’idée <strong>de</strong> Progrès va être énoncée pour la première fois, au début du 17 ème<br />

siècle. Un homme, chercheur et philosophe anglais, dira ce qui est pour nous<br />

une totale évi<strong>de</strong>nce « Le savoir est pouvoir ». C’est Francis Bacon. La recherche par<br />

l’homme du savoir, l’accès à la connaissance lui donnent le pouvoir d’améliorer<br />

l’usage qu’il fait <strong>de</strong> la Nature. Or se servir <strong>de</strong> la Nature est un droit reconnu<br />

à l’homme par Dieu, dans la Genèse. La science ne peut-elle donc pas être vue<br />

comme le moyen d’y parvenir ? Quelques années plus tard, le philosophe René<br />

Descartes enrichira la phrase <strong>de</strong> Bacon en précisant que le savoir est pouvoir<br />

pour l’homme <strong>de</strong> « se rendre comme maître et possesseur <strong>de</strong> la Nature ». Or, comme<br />

le philosophe moraliste et mathématicien français, Blaise Pascal, le dira encore<br />

quelques années après : « Toute la suite <strong>de</strong>s hommes pendant le cours <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> siècles doit être<br />

considérée comme un seul homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement » 71 . Selon<br />

cette observation, une <strong>de</strong>s caractéristiques <strong>de</strong> l’humanité, est que tout ce qui a<br />

été appris par une génération est transmis à la génération suivante. Il s’ensuit que<br />

l’homme est, collectivement, <strong>de</strong> plus en plus savant. Puisque le savoir est pouvoir,<br />

on peut en déduire que cet être accumulant les connaissances sera aussi <strong>de</strong> plus<br />

en plus puissant, ayant par là <strong>de</strong>s moyens sans cesse croissants <strong>de</strong> se servir <strong>de</strong> la<br />

Nature dans le sens qu’il désire.<br />

La naissance <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> Progrès avec un grand « P » au 18 ème siècle a une<br />

importance essentielle dans l’histoire <strong>de</strong>s sociétés. Auparavant, la connaissance, la<br />

science et la technique n’avaient jamais été pensées comme un moyen d’améliorer<br />

la puissance humaine. Même du temps <strong>de</strong> la Renaissance islamo-andalouse entre<br />

le 7 ème et 12 ème siècle, dont l’éclat dépassait <strong>de</strong> loin ce qui existait en Europe du<br />

Nord, il s’agissait pour les savants musulmans d’un moyen <strong>de</strong> se rapprocher <strong>de</strong><br />

la magnificence du <strong>de</strong>ssein d’Allah. En Chine aussi s’est développée une civilisation<br />

magnifique, riche en innovations techniques, mais, là encore, déconnectée<br />

<strong>de</strong> toute idée <strong>de</strong> Progrès.<br />

Et voilà que l’on assigne maintenant, pour la première fois, à la connaissance<br />

le rôle <strong>de</strong> développer la puissance. C’est là le début <strong>de</strong> nos sociétés mo<strong>de</strong>rnes,<br />

<strong>de</strong> leur modèle qu’est la société libérale <strong>de</strong> progrès occi<strong>de</strong>ntale. Elles naissent<br />

<strong>de</strong> l’efficacité extraordinaire du mécanisme initié par le rôle dévolu à la science.<br />

La connaissance aboutit à enrichir les possibilités techniques qui permettent<br />

<strong>de</strong> développer <strong>de</strong>s outils utilisés à leur tour pour améliorer les connaissances<br />

et développer l’économie, le tout aboutissant à l’accroissement <strong>de</strong> la puissance<br />

(dont la puissance militaire). Ces pouvoirs et ces richesses sont en partie réinvesties<br />

dans la science et les connaissances, et le processus « vertueux », l’effet boule<br />

<strong>de</strong> neige, s’accélère sans fin. On ne peut comprendre le mon<strong>de</strong> actuel sans<br />

référence à la gran<strong>de</strong> séparation entre les pays occi<strong>de</strong>ntalisés régis par la logique<br />

du Progrès et le reste du mon<strong>de</strong>, entre les nations qui voient dans la science le<br />

71 Blaise Pascal, préface au Traité du vi<strong>de</strong>.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


160<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

moyen d’augmenter leur pouvoir, et les autres. C’est là l’origine <strong>de</strong> la rupture<br />

entre les sociétés libérales occi<strong>de</strong>ntales <strong>de</strong> progrès, l’Europe, et l’ensemble <strong>de</strong>s<br />

autres civilisations, les premières conquérant, dominant, colonisant les secon<strong>de</strong>s,<br />

même celles dont la splen<strong>de</strong>ur passée dépassa jadis la leur, le mon<strong>de</strong> musulman<br />

et la Chine, par exemple. On verra, au 19 ème siècle, <strong>de</strong> nouveaux pays se convertir<br />

au Progrès. Le Japon avec le début <strong>de</strong> l’impérialisme japonais. Plus près <strong>de</strong><br />

nous, ce seront les jeunes dragons d’Asie (Singapour, la Corée, Taïwan), puis la<br />

Chine et l’In<strong>de</strong>. En revanche les pays <strong>de</strong> tradition islamique restent en retrait par<br />

rapport à cette logique. Là rési<strong>de</strong> sans doute une partie <strong>de</strong>s problèmes que l’on<br />

vit aujourd’hui, renforcés par la frustration d’une civilisation qui fut si brillante<br />

et dominatrice par le passé et qui est aujourd’hui à ce point techniquement et<br />

politiquement dominée.<br />

Au 17 ème siècle, l’idéologie progressiste (optimisme du progrès) n’est pas encore<br />

complète. Bacon lui-même a su rester très pru<strong>de</strong>nt. On pourrait dire, que non<br />

seulement il a été l’inventeur <strong>de</strong> l’énoncé fondateur <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> Progrès mais<br />

également du principe <strong>de</strong> précaution. Il écrit en effet « Que toute innovation, sans être<br />

repoussée, soit tenue néanmoins en suspecte » et comme dit l’Ecriture : « Qu’on fasse une<br />

pause sur la vieille route et qu’on regar<strong>de</strong> autour <strong>de</strong> soi pour discerner quelle est la bonne et juste<br />

voie, pour s’y engager ». Puis dans une phase ultérieure, cette pru<strong>de</strong>nce baconienne<br />

est abandonnée lors du siècle <strong>de</strong>s lumières (18 ème siècle). On en arrive à cette<br />

notion du progrès <strong>de</strong> la raison, <strong>de</strong>s connaissances et <strong>de</strong>s techniques qui, <strong>de</strong><br />

façon nécessaire, doit être un progrès <strong>de</strong> l’homme pour l’homme. <strong>Les</strong> peuples<br />

d’Europe et d’Amérique sont massivement mobilisés par cet espoir résumé par<br />

Saint Simon « L’imagination <strong>de</strong>s poètes a placé l’âge d’or au berceau <strong>de</strong> l’espèce humaine, parmi<br />

l’ignorance et la grossièreté <strong>de</strong>s premiers temps. C’était bien plutôt l’âge <strong>de</strong> fer qu’il fallait y reléguer.<br />

L’âge d’or du genre humain n’est point <strong>de</strong>rrière nous, il est au <strong>de</strong>vant, il est dans la perfection <strong>de</strong><br />

l’ordre social. Nos pères ne l’ont point vu, nos enfants y arriveront un jour. C’est à nous <strong>de</strong> leur<br />

en frayer la route » 72 .<br />

C’est ainsi que l’on parvient au 20 ème siècle, si prometteur.<br />

Le déchaînement <strong>de</strong> l’efficacité du Progrès au 20 e siècle<br />

Le 20 ème siècle est en quelque sorte le siècle qui voit se déchaîner l’efficacité<br />

<strong>de</strong> cette logique. Il n’y a pas <strong>de</strong> doutes, c’est grâce à la science et aux techniques<br />

que nos pays ont remporté tant <strong>de</strong> victoires éclatantes. Celles <strong>de</strong> Pasteur contre<br />

les maladies infectieuses, les découvertes <strong>de</strong> la mé<strong>de</strong>cine, la progression <strong>de</strong><br />

l’hygiène, l’augmentation <strong>de</strong> la durée <strong>de</strong> vie, les extraordinaires bouleversements<br />

dans les transports ou dans la communication, l’apparition <strong>de</strong>s engins<br />

intersidéraux, le séquençage <strong>de</strong>s génomes. De fabuleuses conquêtes qui offrent<br />

aux enfants qui naissent une espérance <strong>de</strong> vie accrue <strong>de</strong> 35 ans en un siècle, en<br />

72 Saint-Simon De la réorganisation <strong>de</strong> la société européenne, 1841.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biotechnologies, progrès<br />

161<br />

Europe, aux femmes la maîtrise <strong>de</strong> leur fécondité, qui diminuent la pénibilité<br />

du travail. Par maints aspects, le 20 ème siècle n’indique-t-il pas que les espoirs du<br />

progrès ont été exaucés ?<br />

D’un autre côté, c’est aussi le siècle <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux guerres <strong>mondiale</strong>s cruelles,<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux génoci<strong>de</strong>s (au moins), <strong>de</strong> la pollution, <strong>de</strong> la bombe atomique,<br />

d’Hiroshima et <strong>de</strong> Bhopal… On s’est rendu compte que le bonheur humain<br />

restait toujours une quête inaboutie et il est bien difficile d’affirmer qu’au<br />

len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> ce brillant 20 ème siècle, il soit plus à portée <strong>de</strong> la main qu’à la fin<br />

<strong>de</strong>s siècles précé<strong>de</strong>nts. Une contradiction absolue semble exister entre l’imposition<br />

<strong>mondiale</strong> d’un modèle unique américano-européen <strong>de</strong> développement,<br />

moteur et conséquence <strong>de</strong> la mondialisation culturelle et économique qui<br />

marque le tournant du siècle, et l’impossibilité totale <strong>de</strong> réaliser un tel objectif.<br />

Tous les peuples du mon<strong>de</strong>, ceux qui sont plutôt hostiles aux Etats-Unis<br />

aussi bien que leurs alliés les plus sûrs, veulent atteindre les standards <strong>de</strong> vie<br />

américains. <strong>Les</strong> puissants moyens <strong>de</strong> communication mo<strong>de</strong>rne s’emploient,<br />

pour d’évi<strong>de</strong>ntes raisons <strong>de</strong> compétition économique, à propager ce mirage.<br />

Le Progrès constitue véritablement l’utopie d’aujourd’hui. Cependant, ce<br />

« way of life » américain n’est bien entendu pas généralisable ; s’il l’était, ce<br />

serait la fin rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> la planète. Chaque citoyen américain consomme, en<br />

moyenne, 5 000 m 3 d’eau renouvelable par an. Or, si les réserves <strong>de</strong> ce précieux<br />

liqui<strong>de</strong> étaient également réparties, elles ne fourniraient au maximum que<br />

2 000 m 3 par terrien. De plus, les réserves <strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong>s pays du Sud<br />

sont inférieures à 500, parfois à 200 m 3 /habitant. <strong>Les</strong> quelques 300 millions<br />

d’Américains, soit un vingtième <strong>de</strong> la population du globe, consomment un<br />

quart <strong>de</strong> l’énergie <strong>mondiale</strong>. En d’autres termes, le processus dit <strong>de</strong> « globalisation<br />

» aboutit en fait à la création d’un désir aussi vif qu’impossible à assouvir.<br />

<strong>Les</strong> conséquences d’une telle contradiction sont connues : frustration, révolte,<br />

violence, terrorisme... Si bien qu’a été remis en question l’idéal du progrès <strong>de</strong>s<br />

connaissances et <strong>de</strong>s techniques, qui, finalement, ne constitue pas obligatoirement<br />

un progrès pour l’homme.<br />

L’homme est libre et naïf à la fois<br />

L’analyse <strong>de</strong>s ressorts <strong>de</strong> cet optimiste progressiste, qui a mené à une relative<br />

impasse, nous laisse interrogatifs. Qu’est ce qui a cloché ? Qu’est ce qui n’était<br />

pas crédible dans cette foi <strong>de</strong> charbonnier en les perspectives du Progrès.<br />

Premièrement, il existe une ambivalence évi<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> la science, magnifiquement<br />

illustrée par un <strong>de</strong>s épiso<strong>de</strong>s les plus glorieux <strong>de</strong> la recherche au profit <strong>de</strong> l’agriculture.<br />

En 1918, Fritz Haber reçoit le prix Nobel <strong>de</strong> chimie, pour <strong>de</strong>s travaux<br />

qui vont sauver <strong>de</strong>s millions, voire <strong>de</strong>s milliards <strong>de</strong> personnes. Ce grand chimiste<br />

allemand est un bienfaiteur <strong>de</strong> l’humanité. On lui doit la synthèse industrielle <strong>de</strong><br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


162<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

l’ammoniac réalisée avant le déclenchement <strong>de</strong> la Gran<strong>de</strong> Guerre. <strong>Les</strong> engrais azotés<br />

qui en découleront permettront une augmentation considérable <strong>de</strong>s ren<strong>de</strong>ments<br />

agricoles alors même que s’épuisaient les engrais organiques traditionnels et que la<br />

population ne cessait <strong>de</strong> s’accroître. Au début du siècle <strong>de</strong>rnier, la productivité du<br />

blé restait inférieure à 10 quintaux l’hectare. Aujourd’hui, on dépasse régulièrement<br />

les 90 voire les 100 quintaux/hectare et la progression due à l’introduction <strong>de</strong>s<br />

engrais azotés avant la guerre <strong>mondiale</strong> avait déjà porté les ren<strong>de</strong>ments autour <strong>de</strong> 40<br />

quintaux/hectare. Grâce à lui, <strong>de</strong>s dizaines <strong>de</strong> millions <strong>de</strong> personnes ont échappé à<br />

la famine. Haber est bien un grand savant, méritant la reconnaissance <strong>de</strong> l’humanité.<br />

Son prix Nobel est, <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue, amplement justifié. Mais c’est aussi un<br />

patriote entièrement dévoué au succès <strong>de</strong>s armées du Reich, car l’Allemagne est en<br />

guerre à cette pério<strong>de</strong>. Mis à la disposition du ministère <strong>de</strong> la Guerre dès le début<br />

<strong>de</strong>s hostilités, il <strong>de</strong>vient, en 1916, directeur <strong>de</strong>s services chimiques <strong>de</strong> l’armée,<br />

responsable <strong>de</strong>s gaz <strong>de</strong> combat. Il supervise, en 1915, les premières attaques au<br />

chlore dont, près <strong>de</strong> la ville belge d’Ypres, sont victimes <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> tirailleurs<br />

sénégalais <strong>de</strong> l’armée française. A partir <strong>de</strong> 1916, la responsabilité <strong>de</strong> Haber dans la<br />

préparation <strong>de</strong> gaz encore plus redoutables, le phosgène, puis l’ypérite, est totale. A<br />

la toute fin du conflit, Haber et son équipe mettent au point le Zyklon B, qui sera<br />

utilisé dans les chambres à gaz du Reich nazi. Pour se conformer aux conditions<br />

<strong>de</strong> l’armistice et du traité <strong>de</strong> Versailles, ce produit sera fabriqué en tant qu’insectici<strong>de</strong>.<br />

Fritz Haber est juif et démissionnera <strong>de</strong> son poste à l’Université en 1933,<br />

après la promulgation <strong>de</strong>s premières lois raciales du chancelier Hitler. Il mourra<br />

peu après en exil, et ne sera pas témoin <strong>de</strong> l’élimination <strong>de</strong> ses correlégionnaires à<br />

l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>rnière invention. Fritz Haber, bienfaiteur <strong>de</strong> l’humanité et criminel <strong>de</strong><br />

guerre : <strong>de</strong>ux visions <strong>de</strong> la science. Mais aussi une ambivalence quasi permanente.<br />

En 1915, après que les troupes alleman<strong>de</strong>s, conseillées par Fritz, ont fait usage<br />

du chlore, sa femme Clara, elle-même chimiste <strong>de</strong> talent, lui fait <strong>de</strong> vifs reproches.<br />

Pour elle, la science offre <strong>de</strong> nouveaux moyens pour ai<strong>de</strong>r et pour servir l’homme.<br />

Il est inconcevable qu’elle soit utilisée dans le but <strong>de</strong> tuer. Fritz Haber ne veut<br />

rien entendre. Clara, désespérée, le soir venu, se saisit <strong>de</strong> l’arme <strong>de</strong> service <strong>de</strong> son<br />

époux et se donne la mort. Fritz, agent <strong>de</strong> la fertilisation <strong>de</strong>s sols et promoteur <strong>de</strong>s<br />

gaz <strong>de</strong> combat. Fritz et Clara : <strong>de</strong>ux visages irréductibles <strong>de</strong> la science, <strong>de</strong>ux types<br />

d’expression <strong>de</strong> la responsabilité du scientifique.<br />

Le drame <strong>de</strong> Fritz Haber, l’ambiguïté <strong>de</strong> son personnage, n’est pas sans<br />

relation avec un <strong>de</strong>uxième exemple, illustrant ici la dissociation radicale entre la<br />

valeur scientifique d’une découverte et ses conséquences sociales et morales. <strong>Les</strong><br />

pseudo-théories scientifiques fondant la politique d’hygiène raciale du Reich ont<br />

été plus ou moins approuvées, ou au moins tolérées, par une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s<br />

biologistes allemands, y compris les plus remarquables. Dans presque tous les<br />

pays du mon<strong>de</strong>, les sociétés <strong>de</strong> génétique s’appellent sociétés eugéniques avant la<br />

Secon<strong>de</strong> Guerre Mondiale, par référence à la théorie eugéniste qui conclut à la<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biotechnologies, progrès<br />

163<br />

nécessité <strong>de</strong> l’amélioration <strong>de</strong>s lignages humains. La mise en œuvre <strong>de</strong> politiques<br />

eugéniques aboutira à la stérilisation <strong>de</strong> centaine <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong> personnes dans<br />

le mon<strong>de</strong>. Cette effervescence idéologique est l’une <strong>de</strong>s conséquences du progrès<br />

<strong>de</strong>s sciences biologiques aux 19 ème et 20 ème siècles, la théorie <strong>de</strong> l’évolution<br />

<strong>de</strong> Jean-Baptiste Lamarck et Charles Darwin, et la découverte <strong>de</strong>s lois <strong>de</strong> la<br />

génétique par Gregor Men<strong>de</strong>l en 1865, et surtout leur redécouverte, dès 1900.<br />

L’ambivalence <strong>de</strong>s pouvoirs dont l’homme se dote apparaît irréductible dès<br />

lors que cet être étrange se revendique comme libre. Qu’implique la liberté ?<br />

D’abord <strong>de</strong> pouvoir se poser la question <strong>de</strong> l’usage que l’on veut faire <strong>de</strong>s<br />

pouvoirs que l’on acquiert, en particulier, grâce à la maîtrise <strong>de</strong> la science.<br />

Imaginons une humanité, développant ses savoirs et ses pouvoirs mais, pour<br />

quelle que raison que ce soit, n’ayant la possibilité <strong>de</strong> les utiliser qu’au bénéfice<br />

<strong>de</strong>s autres, du reste <strong>de</strong> l’humanité, un homme préprogrammé pour faire le bien,<br />

en quelque sorte. Ce serait rassurant et magnifique. Mais incompatible avec la<br />

revendication <strong>de</strong> la liberté. D’ailleurs, si faire le bien n’est pas le résultat d’une<br />

décision mais un phénomène <strong>de</strong> nature, cela cesse d’être le bien. Car pour qu’il<br />

existe, il faut que l’on puisse faire le mal. L’un ne va pas sans l’autre. <strong>Les</strong> tourterelles<br />

qui roucoulent d’amour l’une pour l’autre à longueur <strong>de</strong> journée ne sont<br />

pas <strong>de</strong>s animaux foncièrement bons, c’est leur nature. Pas plus que n’est mauvais<br />

et méchant le féroce crocodile qui déchiquette une antilope dans le marigot. Là<br />

encore, il y est contraint par sa nature.<br />

C’est parce que l’homme se veut libre et qu’il peut agir au bénéfice ou au<br />

détriment <strong>de</strong>s autres, qu’il peut faire le bien ou le mal, que ceux-ci existent,<br />

fondant l’ambivalence essentielle <strong>de</strong> la technique et <strong>de</strong> la science. Sans doute le<br />

premier outil en pierre taillée à avoir été fabriqué a-t-il permis d’améliorer les<br />

conditions <strong>de</strong> subsistance <strong>de</strong> son concepteur et <strong>de</strong> sa famille mais a aussi servi à<br />

fracasser le crâne du voisin.<br />

La Science peut-elle amener le bonheur ?<br />

Il y a quelque chose d’étrange dans l’optimisme selon lequel la science et<br />

la technique portent obligatoirement en germe le bonheur <strong>de</strong> l’humanité. A la<br />

limite, pour que cette vision soit plausible, il faudrait un mécanisme qui explique<br />

pourquoi. L’homme ne peut utiliser son pouvoir qu’au profit <strong>de</strong>s autres.<br />

<strong>Les</strong> hommes <strong>de</strong>s lumières du 18 ème siècle, notamment presque tous les révolutionnaires<br />

français, croyaient sous une forme ou sous une autre, au grand <strong>de</strong>ssein<br />

<strong>de</strong> « l’architecte <strong>de</strong> l’univers ». <strong>Les</strong> francs-maçons en parlent encore. Voltaire l’appelait<br />

« le grand horloger ». Robespierre <strong>de</strong> son côté consacrait <strong>de</strong>s fêtes pompeuses au<br />

Champs <strong>de</strong> Mars, à « L’être suprême ». On peut imaginer par conséquent qu’existe<br />

une divinité, quel que soit le nom qu’on lui donne, dans les <strong>de</strong>sseins <strong>de</strong> laquelle<br />

se trouve l’utilisation par l’homme <strong>de</strong> ses pouvoirs à son bénéfice et au bénéfice<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


164<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>de</strong>s siens. Cette vision requiert cependant <strong>de</strong> croire à l’existence d’une transcendance<br />

bienveillante guidant l’usage par l’homme <strong>de</strong> tous les outils, toutes les<br />

armes et tous les procédés dont il se dote.<br />

Condorcet, grand progressiste s’il en est, pas vraiment croyant, propose un<br />

autre mécanisme. Depuis plusieurs siècles, toute la suite <strong>de</strong>s hommes édifie un<br />

corpus <strong>de</strong> connaissances et <strong>de</strong> valeurs <strong>de</strong> nature à marquer <strong>de</strong> son empreinte<br />

l’esprit <strong>de</strong>s individus, et à augmenter ainsi peu à peu, leurs valeurs morales. La<br />

conscience éthique <strong>de</strong> l’homme progressant en parallèle à l’accroissement <strong>de</strong><br />

ses connaissances et <strong>de</strong>s techniques qu’il maîtrise, il serait <strong>de</strong> la sorte doté <strong>de</strong>s<br />

qualités nécessaires pour faire un usage <strong>de</strong> ses pouvoirs au profit <strong>de</strong>s autres et<br />

non pas à leur détriment. Un tel optimisme est-il crédible ?<br />

Prenons l’exemple <strong>de</strong>s progrès dans le domaine <strong>de</strong>s biotechnologies<br />

végétales. On peut parler <strong>de</strong>s plantes transgéniques, <strong>de</strong>s polymorphismes<br />

génétiques, du clonage <strong>de</strong>s embryons, <strong>de</strong> la pollinisation forcée, <strong>de</strong> la stérilité<br />

mâle, <strong>de</strong>s hybri<strong>de</strong>s… toutes innovations dont les références datent au plus<br />

<strong>de</strong> 20 à 30 ans. Si l’on est amené à se référer à <strong>de</strong>s progrès vieux d’il y a<br />

100 ans, ce ne sera que pour <strong>de</strong>s raisons historiques et sans doute pas par<br />

nécessité scientifique. Il y a 140 ans, la génétique n’existait pas. En revanche,<br />

si l’on abor<strong>de</strong> aussi les questions <strong>de</strong> la justice, <strong>de</strong> la sagesse, <strong>de</strong> la bonté, <strong>de</strong> la<br />

colère, <strong>de</strong> la beauté, les pensées consacrées à ces notions par Platon, Aristote,<br />

Descartes, Spinoza, Kant, Nietzsche, Hei<strong>de</strong>gger, Habermas –c’est-à-dire toute<br />

une série <strong>de</strong> philosophes ayant vécu entre le 5 ème siècle avant Jésus-Christ<br />

et aujourd’hui– seront également pertinentes, Habermas n’étant pas plus<br />

incontournable que Platon. On doit conclure <strong>de</strong> cette observation que la<br />

réalité <strong>de</strong> l’humanité est celle d’un homme <strong>de</strong> plus en plus savant et <strong>de</strong> plus<br />

en plus puissant, mais qui n’a pas tant évolué que cela quant aux références<br />

fondant la valeur <strong>de</strong> ses actions. Notre réflexion se nourrit <strong>de</strong>s mêmes sources<br />

<strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s millénaires. Cela suffit à contredire l’idée selon laquelle nos valeurs<br />

morales progresseraient au rythme <strong>de</strong> notre pouvoir technique. Il y a là, à<br />

l’évi<strong>de</strong>nce, <strong>de</strong> quoi contester l’optimisme progressiste. Est-ce à dire qu’il faut<br />

se résoudre à ce que le gigantesque espoir du Progrès véhiculé par les Lumières<br />

n’ait été qu’une incompréhensible illusion ?<br />

Une nécessaire refondation<br />

La science est sans conteste légitime. L’accès à la connaissance est un droit<br />

imprescriptible <strong>de</strong> l’homme car l’une <strong>de</strong> ses caractéristiques est <strong>de</strong> se comporter<br />

comme un animal, un primate singulier qui a la curiosité <strong>de</strong> connaître les lois <strong>de</strong><br />

la nature, la capacité <strong>de</strong> les éluci<strong>de</strong>r et l’aptitu<strong>de</strong> à en transmettre la connaissance.<br />

Par conséquent, notre curiosité et les moyens que nous mettons en œuvre pour<br />

la satisfaire sont <strong>de</strong>s pulsions irréductibles, indissociables <strong>de</strong> notre humanité.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biotechnologies, progrès<br />

165<br />

L’homme est un animal savant et rien ne peut légitimer qu’on lui interdise <strong>de</strong><br />

s’aventurer dans tel ou tel champ du savoir.<br />

Par ailleurs, la plupart <strong>de</strong>s débats dont dépend l’avenir <strong>de</strong> nos sociétés, celui<br />

<strong>de</strong> nos enfants, ont <strong>de</strong>s implications scientifiques et techniques : les plantes<br />

transgéniques, le clonage, l’énergie, le nucléaire, l’évolution <strong>de</strong> la circulation<br />

automobile en apportent quelques exemples. C’est vraiment là que rési<strong>de</strong>nt les<br />

clés du futur. En tant que citoyen d’une démocratie mo<strong>de</strong>rne, chacun d’entre<br />

nous espère pouvoir dire ce qu’il ressent, ce qu’il considère être souhaitable. Mais<br />

pour se prononcer démocratiquement sur ces questions, il faut préalablement<br />

avoir été informé. Pour l’être, il est nécessaire d’avoir accès à la connaissance <strong>de</strong>s<br />

enjeux <strong>de</strong>s questions posées. Le savoir et sa diffusion constituent non seulement<br />

une liberté mais sont aussi le moyen indispensable d’expression d’une liberté<br />

démocratique. Il n’existe pas <strong>de</strong> démocratie dans un pays mo<strong>de</strong>rne, dans une<br />

société mo<strong>de</strong>rne, sans circulation flui<strong>de</strong> <strong>de</strong>s savoirs au sein <strong>de</strong>s populations. Si<br />

on renonce à un tel accès à l’information nécessaire, à l’exercice d’un libre arbitre,<br />

on se résout à ce que les décisions soient prises non par les citoyens mais par les<br />

techniciens (la technocratie) ou par les puissances économiques (l’oligarchie).<br />

Si nous plaçons nos espoirs en une démocratie vivante accompagnant le<br />

développement <strong>de</strong>s nations mo<strong>de</strong>rnes, il faut préserver la capacité <strong>de</strong>s citoyens <strong>de</strong><br />

s’informer, y compris sur les questions à dimension scientifique et technique.<br />

<strong>Les</strong> savoirs peuvent certes aboutir au développement <strong>de</strong> nouveaux savoirfaire<br />

; cela n’en constitue cependant pas le seul but. Contrairement à ce qui est<br />

souvent avancé <strong>de</strong> nos jours, l’objectif <strong>de</strong> la science est d’abord <strong>de</strong> comprendre et<br />

<strong>de</strong> connaître. Il n’empêche que la connaissance est aussi la condition du développement<br />

technique et d’une maîtrise accrue dans tous les domaines (agricoles,<br />

biologiques, techniques <strong>de</strong> la communication, etc.).<br />

Bien entendu, ces outils-là sont très précieux pour venir en ai<strong>de</strong> à ceux qui en<br />

ont besoin : pensons aux perspectives <strong>de</strong> solidarité qu’offrent l’amélioration <strong>de</strong><br />

la production agricole, <strong>de</strong> la thérapeutique, <strong>de</strong> la vaccination, etc.<br />

Au total, je ne renie pas les espoirs investis dans le développement <strong>de</strong>s sciences<br />

et <strong>de</strong>s techniques. A une condition, cependant : qu’on les replace, ainsi que les<br />

richesses qu’elles ont permis aux pays développés d’accumuler, dans leur position<br />

réelle. Elles doivent <strong>de</strong>meurer <strong>de</strong>s moyens comme elles l’étaient dans l’esprit <strong>de</strong>s pères<br />

du Progrès. Pour le libéralisme du 18e siècle, le système <strong>de</strong> la libre compétition <strong>de</strong>s<br />

entreprises est le moyen pour l’homme <strong>de</strong> parvenir à une prospérité, qui constitue<br />

un outil essentiel à la quête du bonheur. Pour les progressistes originels, les sciences<br />

et les techniques sont les moyens d’œuvrer pour le bonheur <strong>de</strong> l’homme.<br />

Dans les <strong>de</strong>rnières décennies, et cela s’aggrave peu à peu, on a vu s’installer<br />

une inversion radicale <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong>s fins et <strong>de</strong>s moyens. Tout se passe dans<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


166<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

notre mon<strong>de</strong>, dans les discours que l’on entend, dans la présentation <strong>de</strong> la<br />

science que l’on fait, comme si le but <strong>de</strong> l’éducation que l’on donne aux futurs<br />

ingénieurs était la seule maîtrise technique, facteur d’accumulation <strong>de</strong>s richesses<br />

présentées comme l’objectif ultime. On a, semble-t-il, totalement oublié <strong>de</strong> se<br />

poser la question : <strong>de</strong> quoi ces techniques et ces richesses sont-elles les moyens ?<br />

En d’autres termes, qu’est-il juste <strong>de</strong> se fixer pour but que l’on pourra mieux<br />

atteindre grâce aux outils qu’elles constituent. Nous vivons dans une société,<br />

nous sommes une société, qui a perdu la notion <strong>de</strong>s finalités. La fin d’aujourd’hui<br />

<strong>de</strong>vient le moyen d’hier. Sans que l’on puisse même s’interroger sur la légitimité<br />

<strong>de</strong> l’agitation frénétique d’une civilisation du toujours plus : toujours plus savant,<br />

toujours plus technique, toujours plus riche. Pourquoi ?<br />

A titre d’illustration, je reprends une question qui m’a été posée récemment<br />

sur les recherches concernant les médicaments contre le Sida et l’attitu<strong>de</strong><br />

ambiguë <strong>de</strong> certains laboratoires pharmaceutiques. D’abord, je pense que d’en<br />

parler est une très bonne chose car cette situation est bien sûr inadmissible. Plus<br />

il y aura <strong>de</strong> personnes à évoquer ces sujets « épineux », plus cela mobilisera les<br />

volontés et les énergies pour chercher <strong>de</strong>s solutions. Dans le domaine <strong>de</strong> la santé<br />

et <strong>de</strong> la pharmacie, notre société est quelque peu schizophrène. D’un côté, je le<br />

vois dans mon métier qui est <strong>de</strong> diriger un grand laboratoire <strong>de</strong> recherche, on<br />

nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> -je comprends pourquoi et n’en récuse pas a priori le principed’avoir<br />

<strong>de</strong>s connexions industrielles et <strong>de</strong> contribuer ainsi au développement<br />

économique <strong>de</strong> notre pays, en particulier en aidant l’industrie pharmaceutique.<br />

Lorsque nous n’allons pas dans ce sens, on nous le reproche, voire même nous<br />

n’avons pas accès aux crédits nécessaires pour mener notre recherche <strong>de</strong> manière<br />

compétitive. Une gran<strong>de</strong> société <strong>de</strong> médicaments est une entreprise capitaliste<br />

comme les autres, elle a <strong>de</strong>s produits à vendre, au même titre que <strong>de</strong>s fabricants <strong>de</strong><br />

fromages, <strong>de</strong> vélos ou <strong>de</strong> voitures. Un constructeur automobile qui proposerait<br />

en Roumanie son modèle premier prix à 20 000 euros n’en vendrait guère.<br />

<strong>Les</strong> règles marchan<strong>de</strong>s sont que l’on fabrique <strong>de</strong>s marchandises pour <strong>de</strong>s gens<br />

capables <strong>de</strong> les acheter. Cette règle s’applique aussi à l’industrie pharmaceutique.<br />

La conséquence terrible <strong>de</strong> ces principes élémentaires du marché est que ceux qui<br />

sont mala<strong>de</strong>s mais n’ont pas l’argent suffisant pour acheter les médicaments, ne<br />

pourront pas se soigner <strong>de</strong> façon efficace. C’est aussi valable pour l’alimentation.<br />

C’est la situation actuelle. Elle est inacceptable. Comment y remédier ? J’envisage<br />

<strong>de</strong>ux possibilités et formule un vœu.<br />

• Sous l’impulsion <strong>de</strong>s peuples, qui osent le vouloir et l’imposer, les richesses<br />

accumulées, notamment par l’industrie pharmaceutique, sont en partie<br />

utilisées pour créer un marché tel que cette industrie ait un intérêt à fabriquer<br />

<strong>de</strong>s médicaments contre le paludisme, la filariose, ou d’autres affections<br />

touchant les pays les plus pauvres.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Biotechnologies, progrès<br />

167<br />

• Dans un contexte non concurrentiel et non marchand, comme l’In<strong>de</strong> et le<br />

Brésil le pratiquent déjà, on crée une industrie pharmaceutique solidaire dont<br />

le but est <strong>de</strong> développer <strong>de</strong>s produits, y compris pour ceux qui ne peuvent pas<br />

les acheter. La santé <strong>de</strong>venant un objectif collectif <strong>de</strong> la population, celle-ci<br />

mobilise ses richesses collectives pour l’améliorer chez chacun.<br />

• Le vœu, l’objectif à plus long terme, est bien sûr d’ai<strong>de</strong>r au développement<br />

<strong>de</strong> tous les pays, <strong>de</strong> telle sorte que soigner leurs ressortissants <strong>de</strong>vienne un<br />

marché incitatif pour les entreprises pharmaceutiques classiques.<br />

Toutes ces voies sont en théorie ouvertes. Encore faut-il que l’on arrive à les<br />

présenter clairement. Or ce que l’on vit à l’heure actuelle, c’est une communication<br />

incohérente ou d’un côté on nous assène, « hors du marché il n’y a point <strong>de</strong><br />

salut », « rien ne peut inciter une entreprise à fabriquer <strong>de</strong>s produits si personne ne peut les<br />

payer » et, par ailleurs, où l’on proteste quand les chercheurs « ven<strong>de</strong>nt leur<br />

âme » au privé, où l’on proclame que la santé ne saurait être un marché. Il y a<br />

véritablement une faille dans ce raisonnement. Parler vrai et agir n’est pas facile,<br />

il y faut vraiment <strong>de</strong> la lucidité et <strong>de</strong> la volonté. Je ne désespère pourtant pas, je<br />

sais que si nous le désirions vraiment, bâtir un mon<strong>de</strong> efficace et juste, solidaire,<br />

serait à notre portée. Mais, le voulons-nous, l’oserons-nous ?<br />

Je terminerai par une évocation. Il y a quelques années, on m’avait<br />

<strong>de</strong>mandé d’être le parrain d’une promotion <strong>de</strong> jeunes ingénieurs agronomes <strong>de</strong><br />

Paris-Grignon. J’étais appelé à commenter, à l’occasion <strong>de</strong> cette cérémonie <strong>de</strong><br />

fin d’année, les carrières brillantes <strong>de</strong> jeunes sortis <strong>de</strong>s promotions précé<strong>de</strong>ntes<br />

et dont la situation était fort enviable : l’un travaillait dans le service qualité<br />

d’une grosse entreprise agro-alimentaire, un autre avait inventé un jeu <strong>de</strong><br />

type Monopoly parlant sur le partage <strong>de</strong>s richesses agricoles dans le mon<strong>de</strong>,<br />

un troisième s’était lancé avec succès dans le commerce en ligne <strong>de</strong> produits<br />

agricoles. Je leur ai posé cette question, que je souhaite vous poser, à vous<br />

aussi : votre réussite est admirable, vous en avez eu les moyens intellectuels et<br />

familiaux, vous y avez consacré l’énergie nécessaire ; vous êtes parmi les jeunes<br />

les mieux éduqués du pays ; vous aurez la faculté non seulement <strong>de</strong> diriger votre<br />

propre vie mais aussi, <strong>de</strong> par votre position hiérarchique, d’influer sur l’avenir<br />

du mon<strong>de</strong>. Que voulez-vous faire <strong>de</strong> vos pouvoirs et <strong>de</strong> votre vie ? En d’autres<br />

termes, quel est votre but dans l’existence ? J’ajoutais, pour ces jeunes agronomes<br />

que je croyais encore à une notion ancienne selon laquelle l’une <strong>de</strong>s beautés du<br />

métier qu’ils embrassaient, l’agronomie, était <strong>de</strong> nourrir le mon<strong>de</strong>. Or aucune<br />

<strong>de</strong>s réussites qui m’avaient été présentées ce jour-là n’impliquait un engagement<br />

dans cette voie-là.<br />

Au final, je considère que les métiers scientifiques et techniques valent la<br />

peine que <strong>de</strong>s jeunes s’y engagent avec enthousiasme.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


168<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Pour ceux qui se consacreront aux sciences fondamentales, à la recherche<br />

<strong>de</strong>s connaissances, c’est un choix <strong>de</strong> créer du concept dans la liberté. Pour les<br />

scientifiques engagés dans <strong>de</strong>s recherches finalisées et pour les techniciens, c’est<br />

la possibilité <strong>de</strong> se donner les outils pour agir, moyens techniques et financiers.<br />

Encore faut-il être capable <strong>de</strong> se fixer l’objectif, le but, que l’on veut atteindre<br />

grâce à ces outils. C’est ce dont <strong>de</strong>main dépend, votre avenir, celui <strong>de</strong> vos enfants<br />

et le mon<strong>de</strong> dans lequel vous et eux vivrez.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Des agricultures écologiquement intensives<br />

169<br />

Chapitre 5<br />

Pour <strong>de</strong>s agricultures<br />

écologiquement intensives<br />

Leçon inaugurale 2007<br />

prononcée par Michel Griffon<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


170<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Introduction<br />

Depuis le début <strong>de</strong>s années 2000, on a pu observer dans les évolutions<br />

agricoles françaises quelques faits significatifs <strong>de</strong> changements annonciateurs<br />

d’avenir, par exemple : la percée du non labour et <strong>de</strong>s techniques simplifiées <strong>de</strong><br />

travail du sol, une montée en puissance progressive <strong>de</strong> l’agriculture biologique et<br />

la publicité faite autour <strong>de</strong>s AMAP (Associations <strong>de</strong> Promotion <strong>de</strong> l’Agriculture<br />

Paysanne), l’émergence bien que lente <strong>de</strong> l’agriculture raisonnée, les débats à<br />

propos <strong>de</strong>s OGM et, à l’été 2007, <strong>de</strong>s discussions dans le « Grenelle <strong>de</strong> l’environnement<br />

» sur ces différents sujets. Par ailleurs, <strong>de</strong>s discussions ont lieu sur<br />

la future politique agricole commune qui <strong>de</strong>vrait s’implanter en 2013. Elles se<br />

situent dans un cadre plus général qui est celui <strong>de</strong> la négociation à l’OMC qui<br />

concerne toutes les agricultures du mon<strong>de</strong>. Tous ces éléments sont liés entre<br />

eux. De même, dans beaucoup d’autres pays du mon<strong>de</strong>, en particulier dans les<br />

pays en développement, <strong>de</strong> grands changements se <strong>de</strong>ssinent pour le futur : on<br />

s’interroge sur les plafonnements <strong>de</strong>s ren<strong>de</strong>ments qui ont été observés dans<br />

les régions d’agriculture intensive et sur la possibilité d’alimenter dans l’avenir<br />

une population qui connaît une gran<strong>de</strong> vague démographique. Nous avons,<br />

en effet, vécu pendant les <strong>de</strong>rnières décennies, avec l’idée que la technologie<br />

agricole actuelle suffirait à répondre aux besoins <strong>de</strong>s populations du futur, à<br />

telle enseigne que l’agriculture était <strong>de</strong> moins en moins considérée dans certains<br />

cercles dirigeants internationaux et dans les <strong>de</strong>rnières années comme un domaine<br />

<strong>de</strong> recherche vitale pour les sociétés ; comme s’il aurait été suffisant <strong>de</strong> diffuser<br />

les techniques existantes partout où un « retard » serait observé. C’était une<br />

erreur.<br />

Cette conférence vise au contraire à montrer que l’agriculture doit effectuer<br />

une nouvelle et véritable révolution technologique, et que celle-ci doit être<br />

inévitablement accompagnée <strong>de</strong> politiques agricoles nouvelles. On s’intéressera<br />

surtout aux agricultures mo<strong>de</strong>rnes à haute intensité d’utilisation d’intrants <strong>de</strong><br />

capital et d’énergie, en France en particulier (car ces agricultures contribuent<br />

majoritairement à nourrir les populations), mais aussi aux agricultures <strong>de</strong>s pays<br />

en développement notamment celles <strong>de</strong>s pays les plus pauvres. Pourquoi s’intéresser<br />

à ces différentes agricultures ? Simplement parce que nous sommes dans<br />

un espace <strong>de</strong>s échanges et <strong>de</strong>s politiques agricoles qui est désormais mondialisé,<br />

et que ce qui intéresse le Nord intéresse le Sud – et vice versa –. Par ailleurs,<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Des agricultures écologiquement intensives<br />

171<br />

parce que les changements techniques qui interviendront en France – où nous<br />

disposons <strong>de</strong> capacités <strong>de</strong> recherche exceptionnelles – pourraient inspirer la mise<br />

au point <strong>de</strong> techniques ailleurs dans le mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong> même que ce qui se passe<br />

ailleurs dans le mon<strong>de</strong> pourrait inspirer <strong>de</strong>s changements en France.<br />

Le mon<strong>de</strong> va en effet connaître une évolution profon<strong>de</strong> et inéluctable <strong>de</strong><br />

l’agriculture et <strong>de</strong>s écosystèmes. La population <strong>mondiale</strong> continue <strong>de</strong> s’accroître,<br />

ce qui entraîne une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> importante <strong>de</strong> terre, alors que l’on se dirige inexorablement<br />

vers les limites physiques <strong>de</strong> la planète. La production d’agrocarburants<br />

vient accroître cette <strong>de</strong>man<strong>de</strong> en terre et la compétition pour l’espace. Or la<br />

planète doit aussi conserver <strong>de</strong>s espaces <strong>de</strong> biodiversité, en particulier dans les<br />

zones tropicales, ce qui réduit l’espace disponible pour l’expansion agricole. Il<br />

faudra donc accroître les ren<strong>de</strong>ments. Or les ren<strong>de</strong>ments plafonnent dans les<br />

principales régions productives, et en même temps ces hauts ren<strong>de</strong>ments ne sont<br />

obtenus aujourd’hui qu’avec une utilisation intensive <strong>de</strong> techniques chimiques et<br />

<strong>de</strong>s risques notables pour l’environnement. Pour toutes ces raisons, il faut donc<br />

une technologie nouvelle pour sortir <strong>de</strong> ce risque d’impasse.<br />

Partout dans le mon<strong>de</strong> s’installe une nouvelle équation en termes <strong>de</strong> besoins<br />

alimentaires, <strong>de</strong> besoins en terre, <strong>de</strong> rareté économique et <strong>de</strong> nouvelles technologies,<br />

qui débouche sur une nécessaire mutation. Ce livre tentera <strong>de</strong> démontrer<br />

que cette nouvelle technologie <strong>de</strong>vra être fondée sur l’écologie scientifique, et que<br />

cette technologie nécessitera une politique agricole qui fera <strong>de</strong>s agriculteurs les<br />

gestionnaires à la fois <strong>de</strong> la production et <strong>de</strong>s écosystèmes 73 .<br />

1. La problématique du présent et du passé<br />

Pour comprendre le présent il faut le remettre en perspective avec les lignes<br />

d’évolution du passé. Ce n’est pas la première fois que se pose la question <strong>de</strong><br />

savoir si une société pourra faire face à ses besoins alimentaires. C’est même<br />

une constante <strong>de</strong> l’histoire <strong>mondiale</strong> 74 . Cette histoire <strong>mondiale</strong> <strong>de</strong> l’agriculture<br />

est avant tout l’histoire <strong>de</strong> la colonisation <strong>de</strong>s écosystèmes par les sociétés<br />

humaines. Ainsi, dans tous les lieux où se sont déployées les sociétés humaines,<br />

la croissance <strong>de</strong> la population et la croissance <strong>de</strong>s besoins qui en a résulté ont<br />

conduit à défricher <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> terres. Lorsque l’espace était limité (par<br />

le relief, les limites naturelles, la coexistence ou la guerre avec d’autres sociétés),<br />

les sociétés ont été confrontées à la pénurie alimentaire, et au pire à la famine et<br />

à d’effondrement social. La principale solution, qui reste toujours actuelle, a été<br />

la migration à longue distance lorsqu’elle était possible. En cas d’impossibilité<br />

<strong>de</strong> migration, la seule issue pour éviter la mort a toujours été d’accroître les<br />

73 L’auteur a eu l’occasion <strong>de</strong> développer ces idées antérieurement dans Nourrir la Planète, 2006, Odile Jacob, Paris. On pourra aussi se<br />

référer à Nourrir l’Humanité <strong>de</strong> Bruno Parmentier, paru aussi en 2006 aux éditions La Découverte, à La Fracture Agricole et Alimentaire<br />

Mondiale <strong>de</strong> Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, paru en 2005 aux Editions Universalis, et à L’Epopée inachevée <strong>de</strong>s Paysans du Mon<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> Louis Malassis, paru en 2004 chez Fayard.<br />

74 Voir Louis Malassis, <strong>Les</strong> Trois Ages <strong>de</strong> l’Alimentaire, l’Age Préagricole et Agricole (tome 1,) et L’Age Agroindustriel (tome2), 1997 chez Fayard.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


172<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

ren<strong>de</strong>ments ; mais pour cela il fallait disposer d’une technologie nouvelle. Ce<br />

grand processus - la pénurie, la migration ou l’innovation - est toujours présent<br />

aujourd’hui. Il se joue maintenant à l’échelle <strong>de</strong> la planète toute entière.<br />

En effet, <strong>de</strong>puis le début du XX e siècle, le mon<strong>de</strong> connaît une croissance<br />

très rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> la population qui est passée d’environ 2 milliards d’habitants à<br />

6,5 milliards en 2000 ; elle <strong>de</strong>vrait atteindre 9 milliards et plafonner vers 2050.<br />

Pendant plusieurs milliers d’années la population humaine a colonisé lentement<br />

l’espace <strong>de</strong>s différents continents au rythme lent <strong>de</strong> sa progression, mais l’extraordinaire<br />

ascension démographique qui va <strong>de</strong> 1950 à 2050 pourrait amener à<br />

coloniser les territoires <strong>de</strong> la planète qui ne le sont pas encore. <strong>Les</strong> ressources<br />

seront-elles suffisantes ? Le parcours qui reste à effectuer d’ici à 2050 va-t-il encore<br />

se traduire par <strong>de</strong>s disettes, <strong>de</strong>s famines locales, <strong>de</strong>s migrations importantes, ou par<br />

<strong>de</strong>s accroissements <strong>de</strong> ren<strong>de</strong>ment significatifs ? Certains pensent que les échanges<br />

commerciaux constituent la solution principale à ces problèmes, les régions<br />

excé<strong>de</strong>ntaires alimentant les régions déficitaires, ceci dans un cadre unifié du<br />

marché mondial où chacun trouverait une place. Dès le XVIII e siècle, les échanges<br />

marchands entre zones produisant <strong>de</strong>s excé<strong>de</strong>nts et zones déficitaires ont en effet<br />

permis d’ajuster la production et les besoins à l’échelle <strong>de</strong> vastes régions géographiques<br />

en particulier en Europe, mais pour <strong>de</strong>s volumes restreints, l’essentiel <strong>de</strong> la<br />

consommation résultant <strong>de</strong> la production locale.<br />

Pour pouvoir alimenter les populations européennes et nord américaines qui<br />

ont connu un fort accroissement démographique au XIX e et XX e siècle, une<br />

gran<strong>de</strong> révolution technologique agricole a commencé <strong>de</strong>puis les années 30.<br />

Cette révolution technique était fondée sur l’utilisation <strong>de</strong> variétés améliorées<br />

<strong>de</strong> céréales (puis <strong>de</strong> toutes les gran<strong>de</strong>s cultures), sur l’utilisation d’engrais et<br />

sur la motorisation. Cette révolution a été accompagnée en Europe et au Japon<br />

après la <strong>de</strong>uxième guerre <strong>mondiale</strong> par les plans <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnisation financés par<br />

les États-Unis. De la même manière, vingt années après, alors que se profilaient<br />

<strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s menaces <strong>de</strong> famine en In<strong>de</strong>, les États-Unis ont imaginé pour elle et<br />

d’autres ce que l’on a appelé la Révolution Verte, qui a été l’équivalent pour les<br />

pays tropicaux <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnisation technologique <strong>de</strong>s agricultures <strong>de</strong><br />

l’Europe et <strong>de</strong>s États-Unis. Cette Révolution Verte a assuré la promotion <strong>de</strong><br />

variétés <strong>de</strong> céréales à haut ren<strong>de</strong>ment et <strong>de</strong> l’utilisation d’engrais, mais ne faisait<br />

pas appel à la motorisation, car il fallait conserver pour les immenses populations<br />

<strong>de</strong> l’Asie le bénéfice d’une gran<strong>de</strong> quantité d’emplois manuels. Cette Révolution<br />

Verte a été accompagnée d’une politique agricole très volontariste fondée sur <strong>de</strong>s<br />

subventions à l’agriculture. Le succès a été considérable. On lui doit l’évitement<br />

d’un grand nombre <strong>de</strong> famines en Asie et dans d’autres régions du mon<strong>de</strong>.<br />

De même, l’augmentation rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s ren<strong>de</strong>ments a permis d’épargner jusqu’à<br />

aujourd’hui le défrichage <strong>de</strong> la majeure partie <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s forêts tropicales.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Des agricultures écologiquement intensives<br />

173<br />

La plupart <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s agricultures du mon<strong>de</strong> ont connu cette Révolution<br />

Verte : l’Asie <strong>de</strong>s rizières, l’Afrique <strong>de</strong>s grands périmètres irrigués et <strong>de</strong>s zones<br />

cotonnières, les périmètres irrigués <strong>de</strong> l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient,<br />

et aussi les défrichages <strong>de</strong> l’Amérique tropicale.<br />

Mais <strong>de</strong>s signes <strong>de</strong> crise inédits sont apparus. Dans les pays en développement,<br />

pendant cette pério<strong>de</strong> post-indépendance, les Etats se sont lour<strong>de</strong>ment<br />

en<strong>de</strong>ttés. À partir <strong>de</strong> 1980, ils ont commencé à rencontrer <strong>de</strong>s difficultés <strong>de</strong><br />

remboursement <strong>de</strong> leur <strong>de</strong>tte internationale. <strong>Les</strong> plans <strong>de</strong> stabilisation du FMI,<br />

puis les plans d’ajustement structurel <strong>de</strong> la Banque <strong>mondiale</strong> ont vite abouti à la<br />

réduction <strong>de</strong>s dépenses budgétaires <strong>de</strong>s Etats. <strong>Les</strong> subventions à l’agriculture sur<br />

lesquelles étaient fondées les politiques agricoles ont très vite disparu, bloquant<br />

ainsi un <strong>de</strong>s mécanismes les plus puissants <strong>de</strong> généralisation <strong>de</strong>s techniques <strong>de</strong><br />

Révolution Verte.<br />

En Europe, le succès <strong>de</strong> la politique agricole commune s’est traduit par<br />

<strong>de</strong>s accroissements <strong>de</strong> ren<strong>de</strong>ment spectaculaires, mais aussi par <strong>de</strong>s surproductions<br />

<strong>de</strong> plus en plus structurelles menant à <strong>de</strong>s exportations d’excé<strong>de</strong>nts. Ces<br />

exportations entraient en concurrence avec la stratégie d’exportation agricole<br />

<strong>de</strong>s États-Unis (qui a toujours fait partie <strong>de</strong> la stratégie géopolitique générale),<br />

ainsi qu’avec celle <strong>de</strong>s grands pays exportateurs « naturels » tels que le Canada,<br />

l’Australie, ou l’Argentine. L’agriculture est ainsi <strong>de</strong>venue un élément important<br />

du débat commercial au GATT 75 .<br />

Outre ce problème <strong>de</strong> nature économique, l’agriculture intensive allait aussi<br />

connaître un problème technique inédit, celui <strong>de</strong> la production d’effets environnementaux<br />

négatifs : en Europe l’excès d’engrais et les pollutions <strong>de</strong>s eaux <strong>de</strong>s lacs<br />

et <strong>de</strong>s rivières, les pollutions aux pestici<strong>de</strong>s et leurs conséquences potentielles pour<br />

la santé humaine, l’usage <strong>de</strong> médicaments et d’adjuvants pour les animaux avec<br />

<strong>de</strong>s risques <strong>de</strong> santé pour les consommateurs, <strong>de</strong> nouvelles maladies comme l’ESB<br />

(Encéphalopathie spongiforme bovine) liées à certaines techniques. Dans les pays<br />

en développement, d’autres externalités négatives se manifestaient : la déforestation<br />

et la désertification <strong>de</strong> régions entières, le développement d’une érosion éolienne<br />

<strong>de</strong> gran<strong>de</strong> ampleur (par exemple en Chine du Nord), la <strong>de</strong>struction d’une partie<br />

importante <strong>de</strong> la biodiversité, la surexploitation quelquefois dramatique <strong>de</strong>s nappes<br />

phréatiques, où la salinisation <strong>de</strong>s sols (In<strong>de</strong> du Nord).<br />

Le brusque changement du contexte économique (nécessité <strong>de</strong> réduire les<br />

excé<strong>de</strong>nts européens et l’ajustement structurel dans les pays en développement),<br />

et la montée très rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s problèmes environnementaux, ont abouti à un<br />

plafonnement progressif <strong>de</strong>s ren<strong>de</strong>ments dans les régions <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> culture,<br />

particulièrement dans les régions <strong>de</strong> Révolution Verte. Ce plafonnement a<br />

été très net en In<strong>de</strong> du Nord dès 1990, là où précisément cette <strong>de</strong>rnière avait<br />

75 General Agreement on Tariffs and Tra<strong>de</strong>, fondé en 1947, <strong>de</strong>venu <strong>de</strong>puis en 1995 Organisation Mondiale du Commerce, OMC<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


174<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

commencé. Or la question se pose toujours <strong>de</strong> <strong>de</strong>voir faire face à l’apparition <strong>de</strong>s<br />

besoins alimentaires nouveaux <strong>de</strong>s 3 milliards <strong>de</strong> personnes additionnelles que la<br />

planète va <strong>de</strong>voir accueillir entre 2000 et 2050. Il faut donc, avant toute chose,<br />

faire une analyse rigoureuse et prospective <strong>de</strong> cette situation future.<br />

Tout d’abord, chaque continent connaît une situation spécifique quant à ses<br />

besoins alimentaires. Ainsi, si l’on fait l’hypothèse que chaque pays en situation<br />

<strong>de</strong> sous-alimentation <strong>de</strong>vrait rejoindre et égaler le régime alimentaire qui était<br />

celui du Mexique vers 1990 (en situation <strong>de</strong> médiane <strong>mondiale</strong>), l’Amérique<br />

latine et l’Asie <strong>de</strong>vront alors encore doubler leur production <strong>de</strong> calories végétales<br />

pendant les cinq décennies qui vont <strong>de</strong> 2000 à 2050, mais l’Afrique <strong>de</strong>vra la<br />

multiplier par cinq. Ce chiffre élevé tient au fait que l’augmentation <strong>de</strong> la part<br />

<strong>de</strong> la vian<strong>de</strong> dans les régimes alimentaires se traduit par un accroissement très<br />

important <strong>de</strong>s besoins en calories végétales pour nourrir les animaux d’élevage<br />

(il faut <strong>de</strong> 3 à 10 calories végétales pour produire une calorie animale) et donc<br />

par un fort accroissement <strong>de</strong>s besoins totaux en calories végétales. Certaines<br />

régions comme l’Asie ne disposent désormais plus assez <strong>de</strong> terre pour faire<br />

face à ce doublement <strong>de</strong>s besoins. L’Asie <strong>de</strong>vra donc importer massivement. À<br />

l’inverse, l’Amérique du Sud dispose <strong>de</strong> réserves <strong>de</strong> terre immenses pour produire<br />

et exporter tout aussi massivement. L’Afrique du Nord et le Moyen-Orient sont<br />

déjà en situation <strong>de</strong> déficit car ce sont les régions peuplées du mon<strong>de</strong> où l’on<br />

trouve le plus <strong>de</strong> déserts et où l’eau fait le plus défaut.<br />

Que se passerait-il si l’agriculture était appelée, en plus, à produire <strong>de</strong>s<br />

agrocarburants en gran<strong>de</strong> quantité ? <strong>Les</strong> surfaces manqueraient car il faudrait, à<br />

grands traits, l’équivalent d’une autre planète pour pouvoir, en l’état actuel <strong>de</strong>s<br />

techniques, substituer <strong>de</strong>s carburants liqui<strong>de</strong>s issus <strong>de</strong> l’agriculture à la totalité<br />

<strong>de</strong> ceux issus du pétrole. On peut donc penser que l’agriculture n’aura guère la<br />

possibilité <strong>de</strong> produire plus que 10 à 15 % <strong>de</strong>s besoins totaux en carburants<br />

liqui<strong>de</strong>s, sans <strong>de</strong> forts risques pour l’avenir <strong>de</strong>s forêts tropicales.<br />

Que se passera-t-il si le changement climatique réel correspond dans l’avenir<br />

à ce qui est actuellement annoncé ? On peut penser que vont se créer dans<br />

les zones septentrionales <strong>de</strong> la planète d’immenses espaces nouveaux pour la<br />

production céréalière : au Canada, en Sibérie et en Chine du Nord. À l’inverse, le<br />

Brésil pourrait connaître un assèchement rapi<strong>de</strong>. Cette perspective bouleverserait<br />

les échanges alimentaires <strong>de</strong> la planète. Elle est désormais vraisemblable.<br />

En résumé <strong>de</strong> cette première partie <strong>de</strong>stinée à définir le contexte : partout<br />

dans le mon<strong>de</strong>, les agricultures sont confrontées à une mutation <strong>de</strong> leur contexte<br />

mais avec <strong>de</strong>s équations différentes en termes <strong>de</strong> contraintes et d’opportunités.<br />

Partout il faut aller vers une agriculture plus efficace en termes <strong>de</strong> ressources<br />

naturelles renouvelables (eau, sol), et dans l’utilisation d’énergie, et aussi moins<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Des agricultures écologiquement intensives<br />

175<br />

productrice d’externalités négatives vis-à-vis <strong>de</strong> l’environnement. <strong>Les</strong> politiques<br />

agricoles aujourd’hui ne sont pas clairement orientées dans ce sens. Elles <strong>de</strong>vront<br />

donc s’adapter.<br />

On va maintenant détailler ce que pourrait être cette nouvelle technologie,<br />

puis dans une autre partie explorer ce que pourraient être les politiques agricoles<br />

d’accompagnement.<br />

II. Une nouvelle technologie écologiquement intensive<br />

pour une agriculture et <strong>de</strong>s territoires<br />

à haute valeur environnementale.<br />

L’équation : quatre variables à prendre en compte simultanément<br />

Pour définir cette nouvelle technologie, il faut d’abord essayer d’en définir<br />

l’équation et ses éléments.<br />

Le premier élément est l’effort quantitatif à réaliser. Chaque gran<strong>de</strong> région du<br />

mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>vra en effet accroître ses surfaces cultivées mais sous la contrainte <strong>de</strong> ne<br />

pas entamer irréversiblement la biodiversité par <strong>de</strong>s défrichages trop importants.<br />

Chacune <strong>de</strong>vra aussi accroître les surfaces irriguées car l’irrigation reste le<br />

principal moyen d’accroissement <strong>de</strong>s ren<strong>de</strong>ments, et <strong>de</strong>vra enfin accroître les<br />

ren<strong>de</strong>ments en agriculture pluviale en limitant l’utilisation d’intrants chimiques,<br />

d’énergie, et en réduisant les risques <strong>de</strong> pollution. On l’a vu, les efforts principaux<br />

sont à réaliser en Asie et en Afrique. L’Asie doit inventer une agriculture irriguée<br />

économisant l’eau, résolvant le problème <strong>de</strong> la salinification <strong>de</strong>s sols ainsi que<br />

réduisant la consommation en engrais et en produits phytosanitaires. L’Afrique<br />

<strong>de</strong>vra inventer une agriculture durable partant <strong>de</strong>s ren<strong>de</strong>ments actuels, qui sont<br />

relativement bas, et <strong>de</strong> technologies peu productives. <strong>Les</strong> régions ari<strong>de</strong>s vont<br />

<strong>de</strong>voir inventer une agriculture irriguée économisant l’eau et une agriculture<br />

pluviale adaptée à la faiblesse <strong>de</strong>s ressources en eau. L’Amérique latine tropicale<br />

va <strong>de</strong>voir inventer une agriculture non <strong>de</strong>structrice <strong>de</strong> la biodiversité. <strong>Les</strong> régions<br />

septentrionales du globe vont <strong>de</strong>voir inventer une agriculture extensive à faible<br />

durée du cycle végétatif. L’Europe et les États-Unis vont <strong>de</strong>voir maintenir leurs<br />

ren<strong>de</strong>ments, réduire leur consommation en engrais, en produits phytosanitaires<br />

et en énergie, tout en réduisant les atteintes à l’environnement. On pourrait<br />

évi<strong>de</strong>mment faire <strong>de</strong>s développements plus importants sur ces perspectives, qui<br />

ne sont présentées ici que sous forme d’un résumé rapi<strong>de</strong>.<br />

Le <strong>de</strong>uxième élément est l’effort qualitatif. Partout dans le mon<strong>de</strong>, la <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

en matière <strong>de</strong> qualité sanitaire <strong>de</strong>s aliments se fait jour et se développe. Dans<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


176<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

les pays industriels, elle est <strong>de</strong>venue une exigence active <strong>de</strong>s consommateurs qui<br />

souhaitent pouvoir avoir confiance dans la nourriture qu’ils achètent. Elle porte<br />

aussi sur les qualités gustatives. L’agriculture <strong>de</strong> l’union européenne dispose dans<br />

ce domaine d’un certain nombre d’avantages grâce à son expérience acquise :<br />

ses nombreux AOC, labels, processus <strong>de</strong> certification, normes, dispositifs <strong>de</strong><br />

traçabilité… Le sens <strong>de</strong> l’évolution est celui <strong>de</strong> l’abandon progressif <strong>de</strong>s qualités<br />

standard pour aller vers une diversification <strong>de</strong>s produits et <strong>de</strong> leurs qualités.<br />

Le troisième élément est la production <strong>de</strong> services écologiques. Tout acte<br />

<strong>de</strong> production agricole modifie l’écosystème ; produire <strong>de</strong>s biens agricoles et<br />

produire <strong>de</strong>s services écologiques relèvent donc d’une « production jointe ».<br />

L’impact <strong>de</strong> la production agricole peut être positif (aménité 76 ) ou négatif<br />

(externalité négative 77 , pollution). La recherche <strong>de</strong>s hauts ren<strong>de</strong>ments a entraîné<br />

surtout <strong>de</strong>s externalités négatives. La société <strong>de</strong>man<strong>de</strong> aujourd’hui à l’agriculture<br />

<strong>de</strong> les réduire et, symétriquement, <strong>de</strong> produire <strong>de</strong>s aménités. <strong>Les</strong> nouveaux<br />

services écologiques <strong>de</strong>mandés à l’agriculture sont nombreux : entretenir les<br />

grands cycles naturels comme celui <strong>de</strong> l’eau du carbone par la séquestration <strong>de</strong><br />

la matière organique dans les sols ou la bonne gestion <strong>de</strong> la forêt, assurer une<br />

bonne qualité <strong>de</strong>s eaux <strong>de</strong> source et plus généralement <strong>de</strong>s masses d’eau, réguler<br />

les inondations et contribuer à limiter les incendies, contribuer à l’esthétique du<br />

paysage et à l’accueil <strong>de</strong>s urbains, etc.<br />

Le quatrième élément est la nécessaire adaptation au changement climatique.<br />

L’Europe <strong>de</strong>vrait connaître une évolution vers un climat <strong>de</strong> type méditerranéen :<br />

moins <strong>de</strong> pluie, pluie plus violente, plus <strong>de</strong> ruissellement, plus <strong>de</strong> pério<strong>de</strong>s sèches<br />

et plus intenses, migration <strong>de</strong>s espèces, <strong>de</strong>s maladies et ravageurs vers le nord et<br />

les zones d’altitu<strong>de</strong>. L’adaptation <strong>de</strong> ce changement suppose un effort tout à fait<br />

considérable.<br />

Dès lors, surgit une question : quels choix techniques faut il faire ? Faut-il<br />

aller plus loin dans la Révolution Verte ou l’agriculture intensive en inventant<br />

une sorte <strong>de</strong> « super Révolution Verte » fondée sur <strong>de</strong>s variétés à très haut<br />

ren<strong>de</strong>ment obtenues par transgénèse 78 , fondée sur l’agriculture <strong>de</strong> précision et<br />

sur une mécanisation plus lour<strong>de</strong> ? Une telle solution semble difficile dans les<br />

gran<strong>de</strong>s cultures pour <strong>de</strong>s raisons <strong>de</strong> coût, mais pourrait avoir un avenir dans<br />

le maraîchage et l’arboriculture familiale. Faut-il tout au contraire aller vers une<br />

agriculture « tout biologique » ? Bien que ce point fasse toujours débat, il est<br />

76 La notion d’aménité évoque les aspects agréables <strong>de</strong> l’environnement ou <strong>de</strong> l’entourage social, qui ne sont ni appropriables,<br />

ni quantifiables en termes <strong>de</strong> valeur monétaire ; est « amène », ce qui est aimable, agréable, qui procure ou suscite du plaisir.<br />

(Wikipédia)<br />

77 L’externalité désigne une situation économique dans laquelle l’acte <strong>de</strong> consommation ou <strong>de</strong> production influe positivement<br />

ou négativement sur d’autres agents. Exemple d’externalité négative : la détérioration du bien-être ressenti par l’agent B, non<br />

in<strong>de</strong>mnisée, suite à une production <strong>de</strong> l’agent A. (Wikipédia)<br />

78 La transgenèse est une technique consistant à introduire un ou plusieurs gènes dans <strong>de</strong>s cellules (par exemple végétales ou animales)<br />

menant à la transmission du gène introduit aux générations successives. L’organisme transformé est appelé organisme génétiquement<br />

modifié (OGM), ou organisme transgénique. (Wikipédia)<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Des agricultures écologiquement intensives<br />

177<br />

fortement probable que l’agriculture biologique ne suffirait vraisemblablement<br />

pas à faire face à l’ensemble <strong>de</strong>s besoins quantitatifs alimentaires planétaires.<br />

Que reste-t-il donc comme solution ? La seule voie technique aujourd’hui<br />

disponible est celle <strong>de</strong> l’utilisation intensive <strong>de</strong>s mécanismes écologiques naturels<br />

<strong>de</strong>s écosystèmes, à laquelle on pourrait ajouter subsidiairement l’usage <strong>de</strong>s<br />

techniques conventionnelles à la condition qu’elles n’interfèrent pas négativement<br />

avec les premières.<br />

Cela n’est pas nouveau. L’agriculture d’avant la gran<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnisation et<br />

d’avant le Révolution Verte avait fait <strong>de</strong>s progrès <strong>de</strong> productivité sans intervention<br />

d’intrants chimiques. L’agriculture biologique offre par ailleurs <strong>de</strong>s possibilités<br />

techniques tout à fait utilisables dans un cadre qui ne serait pas strictement<br />

celui <strong>de</strong> l’agriculture « bio ». Il y a aussi <strong>de</strong>s voies pas très anciennes qui restent<br />

encore insuffisamment explorées, par exemple le non labour et les techniques<br />

culturales simplifiées qui ouvrent <strong>de</strong>s perspectives innovantes 79 . Beaucoup <strong>de</strong><br />

systèmes <strong>de</strong> production traditionnels ayant eu dans le passé à produire plus sans<br />

avoir <strong>de</strong> possibilité <strong>de</strong> recours aux engrais chimiques et aux produits phytosanitaires<br />

ont bien dû inventer <strong>de</strong>s techniques « écologiquement intensives » dans<br />

lesquelles on peut aujourd’hui chercher <strong>de</strong>s lignes d’inspiration. L’agroforesterie<br />

sous toutes ses formes constitue une ligne <strong>de</strong> recherche fécon<strong>de</strong> issue là encore<br />

<strong>de</strong> systèmes traditionnels. Enfin, les biotechnologies apportent <strong>de</strong>s possibilités<br />

inédites d’amélioration <strong>de</strong> la productivité <strong>de</strong>s systèmes naturels. Il y a donc <strong>de</strong><br />

nombreux courants d’expériences et <strong>de</strong> recherche qui sont à mettre à profit et<br />

qui doivent aujourd’hui mettre les connaissances en commun afin <strong>de</strong> définir une<br />

alternative technologique qui permette à la fois d’obtenir <strong>de</strong> hauts ren<strong>de</strong>ments<br />

et <strong>de</strong> gérer positivement les écosystèmes en produisant <strong>de</strong>s services écologiques.<br />

Dispose-t-on d’éléments <strong>de</strong> théorie permettant <strong>de</strong> donner une base scientifique<br />

à cette alternative ?<br />

Eléments <strong>de</strong> théorie : la viabilité<br />

Cette alternative technologique a déjà reçu plusieurs noms, ce qui témoigne<br />

à la fois du foisonnement <strong>de</strong>s idées, et <strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong> rechercher les concepts<br />

fondateurs ; citons les termes suivants : agroécologie (utilisé au CIRAD, Centre<br />

<strong>de</strong> coopération internationale en recherche agronomique pour le développement),<br />

écoagriculture (utilisé à l’UICN, Union internationale pour la conservation<br />

<strong>de</strong> la nature), Révolution Doublement Verte (utilisé par le CGIAR, Groupe<br />

consultatif pour la recherche agricole internationale), Evergreen Revolution (utilisé<br />

par MS Swaminathan en In<strong>de</strong>, un <strong>de</strong>s pères <strong>de</strong> la Révolution Verte), Agriculture<br />

<strong>de</strong> Conservation (terme qui est très utilisé dans les gran<strong>de</strong>s cultures), Agriculture<br />

Ecologiquement Intensive ou à Haute Valeur Environnementale (utilisés lors du<br />

79 On peut se reporter aux Comptes Rendus <strong>de</strong> l’Académie d’Agriculture <strong>de</strong> France <strong>de</strong> l’année 1977, N°14, séances <strong>de</strong>s 19 et 26<br />

Octobre 1977 avec notamment les exposés <strong>de</strong> M.E. Dalleine et M.A. Récamier.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


178<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

« Grenelle <strong>de</strong> l’environnement » <strong>de</strong> 2007). Derrière tous ces termes, le terme<br />

générique qui s’impose est celui <strong>de</strong> viabilité.<br />

La théorie <strong>de</strong> la viabilité 80 , nous indique qu’un système productif viable<br />

est un système qui évolue dans les limites définies <strong>de</strong> viabilité <strong>de</strong> ce système.<br />

Dans le domaine écologique, un écosystème est viable quand on peut, par sa<br />

gestion, garantir le renouvellement <strong>de</strong>s ressources naturelles renouvelables qui<br />

le composent, comme par exemple l’eau, la diversité biologique, la fertilité<br />

organique ou la structure <strong>de</strong>s sols ; il ne doit pas polluer ou très peu et il doit<br />

contribuer à dépolluer. Sinon il n’est pas écologiquement viable.<br />

D’un point <strong>de</strong> vue économique, un tel écosystème cultivé doit aussi pouvoir<br />

équilibrer les recettes et les dépenses; sinon il n’est pas économiquement viable.<br />

Il doit aussi être compatible avec le calendrier <strong>de</strong> travail <strong>de</strong> ceux qui produisent<br />

ainsi qu’avec leurs contraintes <strong>de</strong> vie ; sinon il n’est pas socialement viable ni<br />

même vivable 81 . L’intensification écologique est donc un processus <strong>de</strong> transformation<br />

<strong>de</strong>s écosystèmes productifs qui doit se réaliser dans le cadre <strong>de</strong> toutes les<br />

limites <strong>de</strong> viabilité d’un écosystème donné 82 .<br />

L’intensivité écologique<br />

L’intensité écologique ou l’intensification écologique se définissent par<br />

opposition au « forçage ». Par forçage on entend le fait d’augmenter les<br />

ren<strong>de</strong>ments par <strong>de</strong>s apports artificiels et importants <strong>de</strong> produits extérieurs au<br />

système local, appelés « intrants ». On augmente ainsi une ou plusieurs variables<br />

<strong>de</strong> l’écosystème sans se préoccuper <strong>de</strong>s conséquences collatérales sur d’autres<br />

variables (déformation <strong>de</strong>s flux dans le système, apparitions <strong>de</strong> toxicités environnementales,<br />

amputation <strong>de</strong> certaines fonctionnalités, etc.). Par exemple l’utilisation<br />

importante d’engrais chimiques (engrais azotés, phosphates, etc.), ou dite utilisation<br />

«intensive», contribue à un forçage <strong>de</strong> la fonction fertilité minérale mais avec le<br />

risque d’amputer une partie <strong>de</strong> la fertilité naturelle c’est-à-dire <strong>de</strong>s mécanismes<br />

écologiques fondamentaux <strong>de</strong> la fertilité (rôle <strong>de</strong> la biologie <strong>de</strong>s sols).<br />

<strong>Les</strong> techniques d’intensification écologique s’inscrivent au contraire dans<br />

ce que l’on peut appeler un fonctionnement sans forçage <strong>de</strong> l’écosystème, mais<br />

amènent à augmenter l’apport <strong>de</strong> certaines variables internes au système pour<br />

le faire fonctionner à un régime d’activité supérieur. Ces techniques s’inscrivent<br />

donc dans le cadre <strong>de</strong>s fonctionnalités naturelles <strong>de</strong>s écosystèmes et se substituent<br />

en gran<strong>de</strong> partie aux techniques <strong>de</strong> forçage chimique et énergétique conventionnelles.<br />

L’intensification écologique, c’est donc l’obtention d’un ren<strong>de</strong>ment plus<br />

élevé par unité <strong>de</strong> biosphère pour un ensemble d’objectifs <strong>de</strong> viabilité recherchés.<br />

80 Voir ViabiliyTheory , Jean Pierre Aubin, 1991, Birkhäuser, Boston.<br />

81 Pour plus <strong>de</strong> précision, se reporter à Nourrir la planète (op. cité) p. 292.<br />

82 Rappelons que le développement durable est supposé s’appuyer sur trois piliers : écologique, social et économique, et non pas<br />

seulement sur le premier. Un système écologique et social est réputé « vivable », un système écologique et économique « viable »<br />

et un système social et économique « équitable » ; les systèmes qui ont ces trois qualités sont réellement « durables ».<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Des agricultures écologiquement intensives<br />

179<br />

Mais pour satisfaire les besoins <strong>de</strong>s sociétés, ces ren<strong>de</strong>ments doivent être élevés,<br />

tout en maintenant fonctionnelles et viables les différentes fonctionnalités<br />

<strong>de</strong> l’écosystème, sans recourir au forçage par <strong>de</strong>s intrants artificiels, mais en<br />

ne s’interdisant pas leur usage subsidiaire lorsque celui-ci est compatible. Par<br />

exemple, en ne renonçant pas aux insectici<strong>de</strong>s dans les situations où le contrôle<br />

biologique a échoué.<br />

Qu’appelle-t-on fonctionnalités ?<br />

Une fonctionnalité d’un écosystème est un processus écologique i<strong>de</strong>ntifié par<br />

l’usage qu’on en perçoit. Par exemple la fertilité du sol, ou la capacité d’autorégulation<br />

du parasitisme. Ces fonctionnalités peuvent fonctionner <strong>de</strong> manière<br />

dégradée (par exemple lors <strong>de</strong> la disparition d’insectes auxiliaires utiles à la<br />

défense <strong>de</strong>s cultures), ou <strong>de</strong> manière « aggradée » 83 (par exemple en mettant en<br />

place les habitats pour les mêmes auxiliaires). Parmi ces fonctionnalité, certaines<br />

sont <strong>de</strong>s macro fonctionnalités. Par exemple, la fertilité naturelle : tout dans la<br />

production <strong>de</strong> biomasse vient <strong>de</strong> l’énergie solaire ; intensifier écologiquement<br />

la fertilité, c’est donc utiliser le plus possible l’énergie solaire et maximiser la<br />

photosynthèse, en faisant en sorte qu’à tout moment <strong>de</strong> la durée potentielle d’un<br />

cycle végétatif le sol soit recouvert par <strong>de</strong> la végétation, laquelle, par décomposition,<br />

humification et minéralisation va contribuer à la fertilité naturelle du<br />

sol. Autre exemple <strong>de</strong> macro fonctionnalité, celui <strong>de</strong> la biodiversité : Dans les<br />

écosystèmes, l’innovation biologique explore par mutation permanente et <strong>de</strong><br />

manière foisonnante l’espace <strong>de</strong> liberté qui lui est limité par les contraintes<br />

locales propres au système. Chaque écosystème local génère donc sa propre<br />

biodiversité qui s’exprime dans les gènes <strong>de</strong> chaque espèce présente et même <strong>de</strong><br />

chaque individu. Une « innovation » locale dans le génome peut donc être utile<br />

pour <strong>de</strong>venir une innovation durable si on la transpose dans d’autres lieux. Cette<br />

diversité constitue une garantie <strong>de</strong> survie à long terme <strong>de</strong>s écosystèmes. Elle est<br />

par ailleurs une garantie <strong>de</strong> productivité naturelle.<br />

Toute technique productive, et par extension tout itinéraire technique, peut<br />

donc modifier une fonctionnalité <strong>de</strong> manière négative ou positive. Elle peut<br />

donc dégra<strong>de</strong>r ou « aggra<strong>de</strong>r » le système. Dès lors que l’on veut une agriculture<br />

hautement productive et à haute valeur environnementale, il faut donc que tout<br />

acte <strong>de</strong> production puisse être référencé à la fois par rapport à <strong>de</strong>s objectifs <strong>de</strong><br />

production classique, et par rapport aux aménités (aggradations) qu’il peut amener.<br />

Sachant que le nombre <strong>de</strong> techniques <strong>de</strong> production possibles est très élevé, et<br />

qu’il y a une quinzaine d’objectifs <strong>de</strong> qualité environnementale à poursuivre, on<br />

imagine facilement qu’une agriculture à haute valeur environnementale va induire<br />

<strong>de</strong>s raisonnements complexes en matière <strong>de</strong> choix techniques.<br />

83 J’emprunte ce terme « aggradation » au professeur Lemieux (Université Laval au Québec) qui définit ce processus comme un<br />

processus inverse à celui <strong>de</strong> la dégradation d’un système.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


180<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Dans les <strong>de</strong>ux chapitres suivants, on explorera cette complexité <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

manières : d’une part en présentant une gamme – inévitablement assez simplifiée<br />

dans le cadre <strong>de</strong> cette conférence – <strong>de</strong> techniques <strong>de</strong> production agricole choisies<br />

pour leur productivité et leurs conséquences positives en termes <strong>de</strong> haute valeur<br />

environnementale, et d’autre part, par un raisonnement inverse ou dual, en<br />

rappelant l’ensemble <strong>de</strong>s objectifs caractéristiques d’une agriculture à haute<br />

valeur environnementale et en i<strong>de</strong>ntifiant – là aussi <strong>de</strong> manière simplifiée – les<br />

techniques dont elle a besoin.<br />

Une gamme <strong>de</strong>s techniques productives produisant aussi<br />

<strong>de</strong> la haute valeur environnementale 84<br />

Le peuplement végétal<br />

Un objectif important est celui d’utiliser le maximum d’énergie solaire pour<br />

les capteurs d’énergie que sont les plantes, afin d’accumuler <strong>de</strong> la fertilité dans les<br />

sols sous forme <strong>de</strong> matière organique. Il faut donc que le peuplement végétal soit<br />

géré <strong>de</strong> manière à occuper tout l’espace pendant toute la durée végétative permise<br />

par le climat. Gérer ce peuplement, c’est assurer la compatibilité (concurrence,<br />

coopération) dans l’espace et dans le temps entre différentes espèces associées 85 .<br />

Le «<strong>de</strong>sign» ou le calcul d’un peuplement peut donc être plus ou moins complexe<br />

selon le nombre d’espèces qui interviennent, <strong>de</strong>puis le cas <strong>de</strong> cultures annuelles<br />

diverses que l’on associe, en passant par <strong>de</strong>s cultures annuelles que l’on peut<br />

associer avec arbustes ou <strong>de</strong>s arbres, en allant jusqu’à <strong>de</strong>s systèmes agroforestiers<br />

permanents associant certaines espèces d’arbres entre elles avec peu <strong>de</strong> cultures<br />

annuelles. Le nombre <strong>de</strong>s combinaisons dans l’espace et dans le temps dans les<br />

différents milieux et climats qui existent est immense. L’idée directrice est <strong>de</strong><br />

chercher à combiner <strong>de</strong> manière optimale les fonctions spécifiques <strong>de</strong> différentes<br />

plantes, par exemple : fonction <strong>de</strong> pompage <strong>de</strong>s éléments nutritifs grâce à un enracinement<br />

profond, capacité <strong>de</strong> fixation symbiotique <strong>de</strong> l’azote, effet répulsif contre<br />

certains insectes, résistances à certaines maladies, rôle d’habitat pour <strong>de</strong>s auxiliaires<br />

<strong>de</strong>s cultures, résistance au vent, conservation <strong>de</strong> l’humidité du sol, adaptation à<br />

certaines caractéristiques du sol, fourniture d’ombrage pour <strong>de</strong>s animaux, etc. <strong>Les</strong><br />

fonctions sont multiples. <strong>Les</strong> combinaisons possibles par association aussi.<br />

<strong>Les</strong> techniques relatives à l’eau<br />

<strong>Les</strong> techniques relatives à la gestion <strong>de</strong> l’eau sont <strong>de</strong>stinées soit à la conservation<br />

pour faire face à <strong>de</strong>s situations <strong>de</strong> sécheresse, ou au contraire au drainage<br />

pour faire face à <strong>de</strong>s situations d’excès (risques <strong>de</strong> glissement <strong>de</strong> terrain,<br />

84 On trouvera quelques références à ces techniques dans les ouvrages suivants : Introduction to Agroecology <strong>de</strong> Paul A. Wojtkowski, 2006,<br />

FPP New York ; Agriculture as a Mimic of Natural Ecosystems <strong>de</strong> E.C. Lefroy et alii, 1999, Kluwer Aca<strong>de</strong>mic Publishers ; Agroecology in<br />

action <strong>de</strong> K.D. Warner, 2007, MIT press ; et Une Troisième Voie en Gran<strong>de</strong> Culture, P. Viaux, 1999, Editions France Agricole ; Agriculture<br />

Durable : faut-il repenser les systèmes <strong>de</strong> culture ?, A. Capillon Ed, DEMETER 2006.<br />

85 Voir L’Agronomie Aujourd’hui, B. Ney, M. le Bail, P. Martin, B. Ney, J. Roger Estra<strong>de</strong>, Ed, 2006. Ed QUAE, Paris.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Des agricultures écologiquement intensives<br />

181<br />

engorgement <strong>de</strong>s sols, crues). Elles sont aussi très nombreuses, par exemple : la<br />

généralisation <strong>de</strong>s couvertures végétales en particulier dans les zones <strong>de</strong> ruissellement,<br />

l’utilisation d’arbres et <strong>de</strong> végétation appropriée au bord <strong>de</strong>s rivières, la<br />

confection <strong>de</strong> systèmes <strong>de</strong> captage et <strong>de</strong> stockage <strong>de</strong>s eaux <strong>de</strong> pluie (impluviums),<br />

<strong>de</strong> cordons pierreux, <strong>de</strong> terrasses, <strong>de</strong> réservoirs, etc.<br />

Chacune <strong>de</strong> ces techniques est multifonctionnelle : outre leur rôle dans le<br />

ruissellement, l’infiltration ou l’alimentation <strong>de</strong>s nappes phréatiques, etc., elles<br />

peuvent aussi contribuer à lutter contre l’érosion, à renforcer la biodiversité,<br />

à recycler <strong>de</strong>s nutriments lessivés. Par exemple, les couvertures végétales<br />

permanentes dans les pentes collinaires <strong>de</strong>s zones tropicales humi<strong>de</strong>s permettent<br />

<strong>de</strong> retenir l’eau, <strong>de</strong> limiter l’érosion, <strong>de</strong> stocker du carbone dans les sols,<br />

mais aussi d’obtenir <strong>de</strong> bons ren<strong>de</strong>ments. Dans les régions tropicales sèches,<br />

l’imitation <strong>de</strong>s mécanismes écologiques naturels <strong>de</strong> la « brousse tigrée » par la<br />

réalisation <strong>de</strong> cordons pierreux et d’impluviums permet <strong>de</strong> mettre en culture<br />

<strong>de</strong>s sols nouveaux. Dans le Haut Atlas marocain, les réseaux <strong>de</strong>nses <strong>de</strong> haies<br />

en courbes <strong>de</strong> niveau assurent <strong>de</strong>s ressources fourragères tout en permettant<br />

<strong>de</strong>s cultures céréalières. En France, le retour en prairie <strong>de</strong> sols antérieurement<br />

consacrés aux maïs, permet en quelques années, par la prolifération <strong>de</strong>s vers<br />

<strong>de</strong> terre, <strong>de</strong> constituer <strong>de</strong>s réseaux <strong>de</strong> canalisations <strong>de</strong>nses facilitant une gran<strong>de</strong><br />

porosité et l’infiltration <strong>de</strong>s eaux qui est particulièrement utile dans les « champs<br />

captants » (zones <strong>de</strong> captation) <strong>de</strong>s nappes phréatiques. Ces quelques exemples<br />

montrent la très forte interaction entre l’agriculture et les circuits hydriques.<br />

<strong>Les</strong> perspectives <strong>de</strong> changement climatique vont sans doute leur donner plus<br />

d’importance dans le futur.<br />

<strong>Les</strong> techniques <strong>de</strong> fertilité<br />

La question <strong>de</strong> la fertilité, dans un contexte futur où le prix <strong>de</strong>s engrais <strong>de</strong>vrait<br />

augmenter en fonction du prix <strong>de</strong> l’énergie et <strong>de</strong>s transports, est sans conteste<br />

une question clé. Le recours aux engrais chimiques <strong>de</strong>puis <strong>de</strong> nombreuses<br />

années a fait perdre <strong>de</strong> vue une bonne partie <strong>de</strong>s techniques permettant d’assurer<br />

et d’entretenir la fertilité que l’on peut qualifier <strong>de</strong> « naturelle » : utilisation<br />

<strong>de</strong> légumineuses 86 , <strong>de</strong> rotations, usage <strong>de</strong> fumier… D’autres techniques sont<br />

possibles notamment le recours systématique aux plantes assurant une couverture<br />

vivante ou <strong>de</strong>s couvertures mortes, la stimulation <strong>de</strong> l’activité biologique du sol<br />

en particulier celle <strong>de</strong>s champignons, <strong>de</strong>s termites en milieu tropical, <strong>de</strong>s vers <strong>de</strong><br />

terre, <strong>de</strong>s bactéries, et par l’accumulation d’humus.<br />

La stimulation <strong>de</strong>s processus physiques, chimiques et biologiques qui, en<br />

interaction les uns avec les autres, aboutissent à la différenciation et l’enrichis-<br />

86 <strong>Les</strong> légumineuses (haricots, fèves, pois, lentilles, soja, lupins, trèfle, luzerne, etc.) possè<strong>de</strong>nt la double qualité <strong>de</strong> fournir <strong>de</strong>s protéines<br />

et aci<strong>de</strong>s aminés, mais aussi <strong>de</strong> fixer l’azote <strong>de</strong> l’air, et d’en laisser dans le sol, ce que ne peuvent pas faire les céréales, d’où leur rôle<br />

essentiel dans les rotations <strong>de</strong> cultures.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


182<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

sement <strong>de</strong>s sols (pédogenèse) est une solution à étudier <strong>de</strong> manière à ce que la<br />

roche mère assure <strong>de</strong> manière beaucoup plus rapi<strong>de</strong> la fourniture d’éléments<br />

minéraux dans les couches superficielles où s’enfoncent les racines (rhizosphère).<br />

On peut aussi envisager la création <strong>de</strong> « plantes <strong>de</strong> services » à enracinement<br />

profond pour remonter <strong>de</strong>s éléments minéraux nutritifs.<br />

<strong>Les</strong> techniques assurant une structure favorable <strong>de</strong>s sols<br />

Le labour constitue, <strong>de</strong>puis un grand nombre <strong>de</strong> siècles, la technique <strong>de</strong><br />

base qui permet <strong>de</strong> conférer au sol une structure favorable à l’enracinement <strong>de</strong>s<br />

plantes, notamment avec le retournement complet <strong>de</strong>s couches supérieures. Mais<br />

son coût énergétique est important. Il le sera encore beaucoup plus avec la montée<br />

inexorable <strong>de</strong>s prix <strong>de</strong>s carburants. Il apparaît donc inéluctable <strong>de</strong> renoncer<br />

progressivement au labour et <strong>de</strong> rechercher d’autres métho<strong>de</strong>s permettant au sol<br />

<strong>de</strong> conserver une structure favorable à l’enracinement <strong>de</strong>s plantes.<br />

<strong>Les</strong> techniques à privilégier sont celles qui permettent d’accumuler <strong>de</strong> la<br />

matière organique et <strong>de</strong> favoriser son association aux feuillets d’argile du sol. Ce<br />

sont aussi celles qui favorisent le rétablissement du réseau biologique complexe<br />

<strong>de</strong>s sols en particulier les vers <strong>de</strong> terre qui assurent une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> la<br />

structure favorable et constituent une espèce clé dans les chaînes alimentaires.<br />

On peut là aussi imaginer qu’il sera possible <strong>de</strong> créer <strong>de</strong>s « plantes <strong>de</strong> service »<br />

capables <strong>de</strong> restructurer <strong>de</strong>s sols indurés et <strong>de</strong> contribuer à épaissir l’horizon le<br />

plus fertile <strong>de</strong>s sols <strong>de</strong> manière à accroître l’espace potentiel pour les racines.<br />

<strong>Les</strong> techniques <strong>de</strong> contrôle <strong>de</strong>s adventices (mauvaises herbes)<br />

Là encore, l’utilisation <strong>de</strong>s herbici<strong>de</strong>s chimiques, par la facilité qu’elle<br />

procure, a occulté différentes possibilités alternatives. Certes, l’action mécanique<br />

par le sarclage, l’action thermique, l’utilisation <strong>de</strong>s rotations, le broutage par <strong>de</strong>s<br />

animaux sont les techniques bien connues, mais pas nécessairement simples à<br />

utiliser. Une agriculture à haute valeur environnementale <strong>de</strong>vrait surtout mieux<br />

utiliser les couverts végétaux permanents. On peut aussi espérer que la connaissance<br />

<strong>de</strong>s mécanismes d’allépopathie (incompatibilité <strong>de</strong> coexistence <strong>de</strong> certaines<br />

plantes entre elles) pourra être mise à profit.<br />

Il faut pourtant dans ce domaine, et à ce sta<strong>de</strong> <strong>de</strong>s connaissances, rester sans<br />

illusions. Si <strong>de</strong>puis très longtemps, bien avant le Moyen Âge, le labour a été<br />

inventé malgré son coût important en force <strong>de</strong> travail animale et en énergie issue<br />

du pétrole, c’est essentiellement en raison <strong>de</strong>s difficultés à maîtriser les mauvaises<br />

herbes. <strong>Les</strong> techniques <strong>de</strong> couverture végétale peuvent bien évi<strong>de</strong>mment limiter<br />

leurs proliférations, mais il est vraisemblable que l’usage d’herbici<strong>de</strong>s, en moindre<br />

quantité et <strong>de</strong> manière plus raisonnée et subsidiaire, reste une technologie<br />

indispensable pour l’heure. Le recours aux actuelles variétés OGM tolérantes à<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Des agricultures écologiquement intensives<br />

183<br />

<strong>de</strong>s herbici<strong>de</strong>s ne peut constituer une solution durable : outre que cette solution<br />

tend à généraliser l’emploi d’herbici<strong>de</strong>s pouvant avoir <strong>de</strong>s effets négatifs sur<br />

la biologie <strong>de</strong>s sols, elle favorise la mutation génétique <strong>de</strong>s adventices rendant<br />

ensuite encore plus difficile leur éradication par un procédé chimique.<br />

<strong>Les</strong> techniques <strong>de</strong> contrôle <strong>de</strong>s maladies et ravageurs<br />

Parlons tout d’abord <strong>de</strong>s maladies <strong>de</strong>s plantes occasionnées par <strong>de</strong>s<br />

champignons microscopiques, maladies dites « cryptogamiques ». <strong>Les</strong> techniques<br />

agroécologiques <strong>de</strong> contrôle <strong>de</strong> ces maladies ne sont pas encore très nombreuses.<br />

On peut citer : les mélanges <strong>de</strong> variétés résistant à une gamme <strong>de</strong> maladies,<br />

l’utilisation <strong>de</strong> couvertures mortes ou <strong>de</strong> couvertures vivantes limitant « l’effet<br />

splasch » en cas <strong>de</strong> pluie qui favorise la contamination <strong>de</strong>s parties basses <strong>de</strong>s<br />

plantes cultivées, ou la constitution d’obstacles naturels à la dispersion <strong>de</strong>s spores<br />

<strong>de</strong> champignons (haies, paysage en mosaïque). Là aussi, il faut considérer qu’il ne<br />

sera pas facile d’éliminer rapi<strong>de</strong>ment le recours aux moyens <strong>de</strong> lutte chimiques,<br />

les fongici<strong>de</strong>s. En revanche, on peut espérer une réduction <strong>de</strong>s quantités utilisées<br />

par l’application <strong>de</strong>s techniques agroécologiques et <strong>de</strong> traitement dans un esprit<br />

<strong>de</strong> précision à la fois dans l’espace et dans le temps. Dans cette perspective,<br />

l’utilisation <strong>de</strong> fongici<strong>de</strong>s classiques en quantités réduites constitue une solution<br />

<strong>de</strong> transition. Pourtant, l’utilisation <strong>de</strong> molécules fongici<strong>de</strong>s à très gran<strong>de</strong> échelle<br />

conduit inéluctablement à sélectionner <strong>de</strong>s souches résistantes <strong>de</strong>s maladies,<br />

souvent même <strong>de</strong>s souches multi résistantes, ce qui condamne l’efficacité <strong>de</strong><br />

chaque génération <strong>de</strong> nouvelles molécules.<br />

Le contrôle <strong>de</strong>s insectes présente moins <strong>de</strong> contraintes pour définir <strong>de</strong>s<br />

techniques alternatives. On peut principalement utiliser les techniques <strong>de</strong><br />

lutte biologique : introductions, lâchers massifs ou sélectifs (« inondatifs »<br />

ou « inoculatifs ») <strong>de</strong> prédateurs ou <strong>de</strong> parasites <strong>de</strong>s ravageurs, constitution<br />

d’habitats pour les auxiliaires, en particulier dans les ban<strong>de</strong>s enherbées qui<br />

abritent <strong>de</strong> nombreuses espèces utiles, obstacles physiques à la diffusion <strong>de</strong>s<br />

épidémies, diversification <strong>de</strong>s cultures et <strong>de</strong>s variétés, etc.<br />

Il faut remarquer que si l’on parle <strong>de</strong> lutte biologique <strong>de</strong>puis près <strong>de</strong> trois<br />

décennies, les progrès dans ce domaine restent rares faute d’investissements<br />

suffisants <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> la recherche agronomique, et surtout en raison <strong>de</strong> l’extraordinaire<br />

facilité qu’offre l’usage d’insectici<strong>de</strong>s chimiques. Pourtant, là aussi, se<br />

manifestent <strong>de</strong>s résistances génétiques <strong>de</strong>s insectes aux molécules proposées.<br />

Par ailleurs beaucoup <strong>de</strong> ces molécules font l’objet <strong>de</strong> controverses quant à<br />

leur éventuelle toxicité environnementale ou pour la santé humaine. Ces <strong>de</strong>ux<br />

raisons font que leur utilisation ne pourra être considérée à l’avenir que dans<br />

une optique, là encore, <strong>de</strong> subsidiarité et d’exception, ainsi que <strong>de</strong> précision dans<br />

l’espace et dans le temps.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


184<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

D’autres technologies pourraient cependant émerger se substituant aux<br />

insectici<strong>de</strong>s chimiques : les insectici<strong>de</strong>s naturels, déjà largement utilisés dans<br />

certains pays en développement comme l’In<strong>de</strong>, et <strong>de</strong>s insectici<strong>de</strong>s <strong>de</strong> nouvelle<br />

génération issus du biomimétisme. Le biomimétisme est une pratique scientifique<br />

qui s’inspire <strong>de</strong>s phénomènes naturels et <strong>de</strong> molécules existantes pour les<br />

imiter afin <strong>de</strong> maîtriser leur processus productif et <strong>de</strong> les utiliser en situation<br />

adéquate. C’est le cas par exemple <strong>de</strong> molécules favorisant la stimulation <strong>de</strong><br />

réaction <strong>de</strong> défense naturelle chez les plantes en cas d’attaque <strong>de</strong> champignons <strong>de</strong><br />

virus ou <strong>de</strong>s bactéries (priming). C’est le cas aussi pour <strong>de</strong>s hormones sexuelles<br />

permettant d’attirer les ravageurs dans <strong>de</strong>s lieux donnés où l’on peut pratiquer<br />

leur extermination massive (killing zones). Mais ce n’est pas parce que l’on<br />

imiterait <strong>de</strong>s molécules existantes que cela garantirait l’absence <strong>de</strong> problème<br />

environnemental. Tout principe actif toxique, quand il est utilisé en gran<strong>de</strong>s<br />

quantités peut <strong>de</strong>venir « environnementalement gênant ». Il faut chercher dans<br />

la réduction <strong>de</strong>s doses et dans la diversification <strong>de</strong>s produits <strong>de</strong>s solutions <strong>de</strong><br />

complémentarité avec la lutte biologique et les résistances génétiques.<br />

Le contrôle <strong>de</strong> la méso faune et <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> faune n’est pas non plus à<br />

négliger. De la même façon les techniques pouvaient être l’introduction ou<br />

l’installation <strong>de</strong> prédateurs dans <strong>de</strong>s habitats qui conviennent, le recours à la<br />

chasse contrôlée (pratique habituelle), ou l’utilisation <strong>de</strong> plantes répulsives ou <strong>de</strong><br />

nouvelles molécules létales par biomimétisme.<br />

L’adaptation génétique <strong>de</strong>s variétés cultivées<br />

<strong>Les</strong> plantes cultivées résultent d’une évolution historique qui n’était bien<br />

évi<strong>de</strong>mment pas <strong>de</strong>stinée à fournir une alimentation adéquate aux humains et<br />

aux animaux, mais procè<strong>de</strong>nt d’un processus <strong>de</strong> survie darwinien. <strong>Les</strong> besoins<br />

alimentaires « idéaux » pour les humains et <strong>de</strong>s animaux d’élevage ne nous sont<br />

d’ailleurs pas bien connus, mais ils le seront <strong>de</strong> mieux en mieux, ouvrant <strong>de</strong><br />

nouvelles possibilités d’adaptation <strong>de</strong>s plantes alimentaires. De même que seront<br />

mieux connues les raisons qui font que certaines plantes sont consommées<br />

préférentiellement par certains animaux et certains ravageurs. Cette connaissance<br />

fine résulte <strong>de</strong>s progrès <strong>de</strong> la génomique qui permettent d’associer un à plusieurs<br />

gènes à <strong>de</strong>s fonctionnalités <strong>de</strong>s plantes et <strong>de</strong>s animaux.<br />

On peut donc espérer une amélioration sensible <strong>de</strong> l’adaptation <strong>de</strong>s espèces<br />

aux besoins <strong>de</strong>s sociétés, pas seulement pour les besoins alimentaires, ou même<br />

énergétiques, mais aussi pour une meilleure gestion <strong>de</strong>s écosystèmes. On peut<br />

penser dans le domaine alimentaire par exemple à <strong>de</strong>s oléagineux renforcés<br />

en Oméga 3 permettant d’améliorer l’alimentation humaine ou la production<br />

d’animaux présentant <strong>de</strong>s graisses animales <strong>de</strong> meilleure qualité nutritionnelle,<br />

ou à <strong>de</strong>s céréales sans gluten pour certains régimes. On peut aussi penser, dans<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Des agricultures écologiquement intensives<br />

185<br />

le domaine écologique, à <strong>de</strong>s plantes résistantes à la sécheresse, résistant aux<br />

hautes températures, plus efficientes dans l’utilisation <strong>de</strong> l’eau, ou plus tolérantes<br />

au sel.<br />

Il n’y a pas <strong>de</strong> raison <strong>de</strong> se priver <strong>de</strong> faire évoluer génétiquement le vivant.<br />

<strong>Les</strong> techniques d’évolution sont nombreuses et plus rapi<strong>de</strong>s que les anciennes<br />

procédures <strong>de</strong> sélection. Parmi ces techniques, le recours à la transgénèse ne doit<br />

pas être exclu, mais dans <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> contrôle social telles que soient pris<br />

en compte tous les critères nécessaires, comme les risques environnementaux, les<br />

risques pour la santé humaine et animale, l’intérêt réel <strong>de</strong>s différentes acteurs<br />

économiques, en particulier les producteurs et les consommateurs, l’intérêt<br />

social, l’intérêt environnemental, et l’existence <strong>de</strong> solutions alternatives, etc.<br />

Il ne faut pas non plus oublier qu’une <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s voies <strong>de</strong> solutions rési<strong>de</strong><br />

dans l’exploitation systématique <strong>de</strong> la biodiversité <strong>de</strong>s espèces cultivées et <strong>de</strong>s<br />

races qui sont élevées, <strong>de</strong> manière à tempérer tous les risques d’agression.<br />

<strong>Les</strong> techniques d’élevage<br />

Il est difficile en peu <strong>de</strong> place <strong>de</strong> brosser un tableau <strong>de</strong> ce que pourrait être<br />

un élevage à haute intensité écologique et à haute valeur environnementale. Il<br />

faudrait d’abord pour cela s’intéresser aux différents types d’élevage. On se<br />

contentera ici d’évoquer simplement l’élevage bovin.<br />

En vérité, dans ce domaine, l’expérience <strong>de</strong> l’élevage biologique constitue une<br />

base <strong>de</strong> références <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> qualité. En matière d’alimentation, une solution<br />

écologiquement intensive conduirait à privilégier l’alimentation produite sur<br />

l’exploitation (par rapport au « hors sol », où on nourrit <strong>de</strong>s animaux sé<strong>de</strong>ntaires<br />

avec <strong>de</strong> la nourriture importée d’ailleurs), donc à maximiser l’alimentation par<br />

<strong>de</strong>s prairies et par <strong>de</strong>s fourrages en frais ou sous forme <strong>de</strong> foin ou d’ensilage. Cela<br />

conduirait aussi à diversifier l’alimentation en protéagineux, céréales, betteraves,<br />

tourteaux, etc. En matière <strong>de</strong> santé, cela conduirait à privilégier les techniques<br />

préventives plutôt que curatives et à promouvoir la recherche multifactorielle <strong>de</strong>s<br />

causes <strong>de</strong>s maladies (écopathologie).<br />

<strong>Les</strong> bases <strong>de</strong> la santé restent le bien-être animal, notamment la limitation du<br />

stress et <strong>de</strong> l’anémie, l’utilisation <strong>de</strong> races rustiques, l’alimentation équilibrée,<br />

la qualité du logement, le plein air et l’exercice régulier, et la non utilisation<br />

d’adjuvants comme par exemple les hormones <strong>de</strong> croissance. Là encore on<br />

éviterait le forçage <strong>de</strong> la physiologie <strong>de</strong>s animaux et on valoriserait les fonctionnalités<br />

naturelles en les portant autant que possible à <strong>de</strong>s niveaux <strong>de</strong> productivité<br />

plus élevés.<br />

Cette énumération <strong>de</strong> techniques est <strong>de</strong>stinée à faire mieux percevoir leur<br />

double caractère : <strong>de</strong> rupture, au sens où l’on ne se prive pas d’utiliser <strong>de</strong>s<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


186<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

technologies très nouvelles et où l’écologie scientifique constitue l’inspiration<br />

technique principale, et <strong>de</strong> continuité au sens où <strong>de</strong>s technologies conventionnelles<br />

peuvent conserver une certaine validité mais avec un autre statut et dans un<br />

autre esprit. On comprend aussi que chacune <strong>de</strong> ces techniques ait un caractère<br />

multifonctionnel car ses effets sont systémiques. Intéressons-nous maintenant au<br />

problème dual, celui <strong>de</strong> rechercher <strong>de</strong>s techniques correspondant aux nouveaux<br />

grands objectifs (notamment environnementaux) d’une agriculture à haute valeur<br />

environnementale.<br />

<strong>Les</strong> grands objectifs d’une agriculture<br />

à haute valeur environnementale 87<br />

Rappelons les grands objectifs <strong>de</strong> cette agriculture. Outre l’objectif<br />

fondamental <strong>de</strong> produire <strong>de</strong>s biens agricoles, il s’agit à la fois – dit d’une manière<br />

simplifiée – <strong>de</strong> gérer l’eau en quantité et en qualité, <strong>de</strong> gérer le capital sol, <strong>de</strong><br />

ménager le climat (contribuer à la lutte contre l’effet <strong>de</strong> serre et à la gestion<br />

du climat local), <strong>de</strong> prévenir les incendies, <strong>de</strong> gérer la biodiversité, et <strong>de</strong> ne pas<br />

oublier la beauté du paysage.<br />

Produire <strong>de</strong>s biens agricoles en même temps<br />

que <strong>de</strong>s services écologiques<br />

Il est en théorie impossible <strong>de</strong> poursuivre plusieurs objectifs en même temps.<br />

En effet, la satisfaction simultanée <strong>de</strong> plusieurs objectifs peut se révéler très<br />

facilement contradictoire. Par exemple, consacrer <strong>de</strong>s surfaces à la préservation<br />

<strong>de</strong> la biodiversité peut être contradictoire avec le fait <strong>de</strong> consacrer <strong>de</strong>s surfaces<br />

pour obtenir un maximum <strong>de</strong> production agricole. Pour sortir <strong>de</strong> cette difficulté,<br />

on peut essayer <strong>de</strong> fixer plusieurs objectifs à <strong>de</strong>s niveaux compatibles en les<br />

hiérarchisant. On peut aussi définir <strong>de</strong>s niveaux minimaux <strong>de</strong> satisfaction pour<br />

chacun <strong>de</strong>s objectifs tout en conservant pour l’objectif principal le fait d’être<br />

maximisé. Par exemple, on choisira comme objectif principal <strong>de</strong> produire un<br />

maximum <strong>de</strong> biens agricoles <strong>de</strong> manière à obtenir un maximum <strong>de</strong> revenus,<br />

mais sous la condition d’obtenir un niveau <strong>de</strong> résultat satisfaisant en matière<br />

<strong>de</strong> gestion <strong>de</strong> l’eau, <strong>de</strong> gestion du sol, <strong>de</strong> stockage du carbone, <strong>de</strong> gestion <strong>de</strong> la<br />

biodiversité ou pour d’autres critères encore. L’objectif principal reste en effet bel<br />

et bien à l’échelle du mon<strong>de</strong> entier d’accroître la production agricole à vocation<br />

alimentaire. À <strong>de</strong>s échelles locales, on pourrait admettre que d’autres objectifs<br />

soient privilégiés, par exemple, le fait <strong>de</strong> consacrer certains espaces particuliers<br />

principalement à la préservation <strong>de</strong> la biodiversité (zones humi<strong>de</strong>s accueillants<br />

<strong>de</strong>s oiseaux migrateurs), ou à la recharge <strong>de</strong> nappes phréatiques en garantissant<br />

87 On trouvera <strong>de</strong>s références dans les ouvrages suivants : Ecologie du Paysage <strong>de</strong> F. Burel et J. Baudry, 1999, Ed Tec & Doc ; Au Printemps<br />

<strong>de</strong>s Paysages <strong>de</strong> H et O Décamps , 2004, Ed Michel Chastel; Developing and Extending SustainableAgriculture – A new social Contract, C.A.<br />

Francis, R.P. Poincelot, G.W. Bird Ed, 2006, Haworth Food & Agricultural Products Press, New York ; Une agriculture pour <strong>de</strong>main,<br />

C. Reintjes et alii, 1995, CTA-Karthala,Paris<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Des agricultures écologiquement intensives<br />

187<br />

une bonne qualité <strong>de</strong>s eaux d’infiltration... Dans ces cas, l’objectif <strong>de</strong> production<br />

agricole <strong>de</strong>vient secondaire par rapport à <strong>de</strong>s objectifs environnementaux. Ce<br />

raisonnement conduit naturellement à penser que la société <strong>de</strong>vrait rémunérer<br />

<strong>de</strong> façon correcte les travaux réalisés et les sacrifices consentis par l’agriculture<br />

au <strong>de</strong>là <strong>de</strong> son strict effort <strong>de</strong> production.<br />

Gérer l’eau<br />

Il s’agit là d’assurer la disponibilité en eau qui est souhaitable pour les<br />

différents usages (irrigation, approvisionnement <strong>de</strong>s ménages et <strong>de</strong>s industries,<br />

besoins pour le maintien <strong>de</strong> l’écosystème, etc.), et ce dans les nappes phréatiques,<br />

les sources, les rivières et les réservoirs. <strong>Les</strong> techniques correspondantes sont très<br />

nombreuses : peuplement végétal, en particulier dans les pentes et présence <strong>de</strong><br />

haies <strong>de</strong>stinées à favoriser l’infiltration, travaux pour la conservation <strong>de</strong>s eaux du<br />

sol, peuplement végétal <strong>de</strong>s bordures <strong>de</strong> rivière, aménagement du peuplement<br />

<strong>de</strong>s surfaces <strong>de</strong> captation, etc. Comme pour le niveau <strong>de</strong>s parcelles agricoles, si<br />

l’objectif principal au niveau d’un territoire est <strong>de</strong> limiter les pénuries d’eau, il<br />

peut être aussi <strong>de</strong> limiter les excès. Exemples : la régulation <strong>de</strong>s flux en vue <strong>de</strong><br />

limiter les inondations avec <strong>de</strong>s techniques telles que le reboisement <strong>de</strong>s zones<br />

d’inertie <strong>de</strong>s eaux <strong>de</strong> ruissellement, le peuplement <strong>de</strong>s pentes, l’aménagement<br />

<strong>de</strong>s rives <strong>de</strong>s cours d’eau, la plantation <strong>de</strong> haies <strong>de</strong> bas <strong>de</strong> côtes, l’alimentation<br />

privilégiée <strong>de</strong>s zones humi<strong>de</strong>s, la construction <strong>de</strong> digues et réservoirs, etc.<br />

Un autre objectif est <strong>de</strong> garantir la qualité <strong>de</strong>s eaux en éliminant ou limitant<br />

les pollutions <strong>de</strong> toutes origines : excès d’engrais, pestici<strong>de</strong>s, boue provenant<br />

<strong>de</strong> l’érosion, effluents d’élevage. <strong>Les</strong> techniques à utiliser concernent tant la<br />

production agricole que l’élevage ; par exemple les ban<strong>de</strong>s enherbées le long <strong>de</strong>s<br />

cours d’eau 88 , l’utilisation <strong>de</strong> plantes à enracinement profond et d’arbres dans<br />

les zones <strong>de</strong> lessivage <strong>de</strong>s engrais, la réintroduction <strong>de</strong> prairies dans les zones<br />

<strong>de</strong> champ captant, le respect <strong>de</strong>s zones non traitées (ZNT, prévues par les<br />

règlements), le recours à la lutte biologique, l’utilisation <strong>de</strong> plantes <strong>de</strong> couverture<br />

pour limiter l’érosion, etc.<br />

Gérer le capital sol et lutter contre son érosion.<br />

Gérer le capital sol signifie assurer une structure stable au bénéfice <strong>de</strong>s<br />

cultures et limitant l’érosion pluviale et éolienne, ainsi qu’accumuler une fertilité<br />

naturelle jusqu’au niveau souhaité.<br />

La lutte contre l’érosion constitue sans nul doute un objectif important<br />

pour l’avenir dans <strong>de</strong> nombreuses régions du mon<strong>de</strong> où la déforestation va<br />

s’intensifier. Elle peut mobiliser avant tout <strong>de</strong>s techniques <strong>de</strong> couvert végétal :<br />

88 Il s’agit d’empêcher les produits <strong>de</strong> traitement (engrais, pestici<strong>de</strong>s) appliqués dans les champs <strong>de</strong> se répandre dans les rivières<br />

moyennant <strong>de</strong>s zones tampon couvertes d’herbes <strong>de</strong> plusieurs mètres <strong>de</strong> part et d’autre. Cette mesure fait partie <strong>de</strong> l’éco conditionnalité<br />

<strong>de</strong> la Politique agricole commune européenne.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


188<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

boisement <strong>de</strong>s pentes, prairies et cultures sans labour dans les pentes, contrôle<br />

du piétinement et du broutage par les animaux, aménagement <strong>de</strong>s pentes pour<br />

limiter les ruissellements (conservation <strong>de</strong>s eaux du sol), plantation <strong>de</strong> haies<br />

en courbes <strong>de</strong> niveau, etc. Pour lutter contre l’érosion éolienne, qui est assez<br />

fréquente dans les régions <strong>de</strong> plateaux cultivés, l’agriculture doit favoriser le<br />

couvert permanent du sol, par exemple avec <strong>de</strong>s légumineuses. Ce fut le cas dans<br />

les années 70 en Australie avec l’invention <strong>de</strong> systèmes <strong>de</strong> production associant<br />

les Medicago annuels et la production <strong>de</strong> blé <strong>de</strong> façon à empêcher les gran<strong>de</strong>s<br />

tempêtes <strong>de</strong> poussière (dust bowls).<br />

Ces techniques ainsi que d’autres, comme par exemple le recours à <strong>de</strong>s<br />

couvertures végétales vivantes ou mortes (mulchs), peuvent contribuer à améliorer<br />

la structure physique <strong>de</strong>s sols notamment en les rechargeant en matière<br />

organique. La fertilité naturelle <strong>de</strong>s sols est en effet assurée principalement par<br />

une fonctionnalité essentielle à la vie sur terre, qui fait que, <strong>de</strong>puis plusieurs<br />

centaines <strong>de</strong> millions d’années, la biosphère existe grâce à la mince couche <strong>de</strong><br />

vie qui caractérise les sols. Cette fonctionnalité est un <strong>de</strong>s grands cycles du<br />

vivant : constitution <strong>de</strong> biomasse par la photosynthèse <strong>de</strong>s plantes grâce au gaz<br />

carbonique et l’oxygène <strong>de</strong> l’atmosphère, grâce à l’eau et aux nutriments du sol,<br />

puis décomposition <strong>de</strong> cette biomasse par un cortège très complexe <strong>de</strong> végétaux<br />

(champignons), d’animaux, et <strong>de</strong> bactéries, aboutissant à la constitution d’humus,<br />

puis à sa minéralisation permettant une mise à la disposition <strong>de</strong>s éléments<br />

nutritifs pour les végétaux du cycle végétatif suivant. L’intensification écologique<br />

<strong>de</strong> cette fonctionnalité naturelle contribue à mieux structurer les agrégats du<br />

sol et à accroître la capacité <strong>de</strong> conservation dans les sols <strong>de</strong>s éléments nutritifs<br />

assurant un bon ren<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s plantes. L’agriculture, il convient <strong>de</strong> ne jamais<br />

l’oublier, a pour rôle essentiel <strong>de</strong> maintenir viable ce mécanisme fondamental<br />

d’existence <strong>de</strong> la biosphère.<br />

Contribuer à améliorer le climat.<br />

L’agriculture peut limiter ses émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre 89 essentiellement<br />

en éliminant le labour qui est fortement émetteur <strong>de</strong> gaz carbonique, et en limitant<br />

l’emploi d’engrais azotés dont une part importante produit <strong>de</strong> l’oxy<strong>de</strong> d’azote,<br />

gaz ayant un pouvoir radiatif beaucoup plus important que le gaz carbonique.<br />

L’agriculture peut aussi séquestrer durablement du carbone en intensifiant le<br />

mécanisme naturel décrit ci-<strong>de</strong>ssus qui conduit à faire en sorte qu’une gran<strong>de</strong><br />

partie <strong>de</strong> la biomasse soit stockée dans les sols après dégradation, sous forme <strong>de</strong><br />

matière organique. On contribue ainsi à la fois à améliorer la fertilité <strong>de</strong>s sols, et à<br />

réduire la quantité <strong>de</strong> dioxy<strong>de</strong> <strong>de</strong> carbone présente dans l’atmosphère. Ce service<br />

<strong>de</strong>vrait légitimement être reconnu par le marché <strong>de</strong>s droits d’émission du protocole<br />

<strong>de</strong> Kyoto, ainsi que par le mécanisme <strong>de</strong> développement propre que prévoit ce<br />

89 Voir « Capturing Carbon and Conserving Biodiversit » ; I.R. Swingland, 2002, Earthscan, London<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Des agricultures écologiquement intensives<br />

189<br />

même protocole spécifiquement pour les pays en développement. D’autres contributions<br />

sont possibles par exemple par la plantation <strong>de</strong> forêt, par la généralisation<br />

<strong>de</strong> plantes cultivées en C4 90 , ou peut-être par l’apport d’amen<strong>de</strong>ments dans les sols<br />

sous forme <strong>de</strong> carbone minéral.<br />

L’élevage est lui aussi producteur <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre (ruminants 91 ). La<br />

recherche fait dans ce domaine quelques progrès concernant la réduction <strong>de</strong> ces<br />

émissions. La limitation <strong>de</strong> l’élevage <strong>de</strong> ruminants hors-sol constituerait aussi <strong>de</strong><br />

ce point <strong>de</strong> vue, une amélioration, le bilan <strong>de</strong> l’élevage <strong>de</strong>s ruminants sur prairie<br />

étant neutre du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l’effet <strong>de</strong> serre.<br />

À l’échelle locale, l’agriculture peut aussi jouer un rôle non négligeable<br />

sur le climat. <strong>Les</strong> régions <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> culture sont souvent caractérisées par <strong>de</strong><br />

vastes étendues ayant un effet d’albédo susceptible <strong>de</strong> modifier le régime local<br />

<strong>de</strong>s pluies et <strong>de</strong>s orages. Bien que ce domaine d’investigation soit encore assez<br />

peu exploré par la recherche, on peut estimer qu’un aménagement du paysage<br />

limitant les effets d’albédo 92 pourrait avoir <strong>de</strong>s conséquences bénéfiques sur<br />

le climat local. La présence <strong>de</strong> forêt, <strong>de</strong> zones humi<strong>de</strong>s, la fragmentation<br />

du paysage en mosaïque, l’existence <strong>de</strong> haies et <strong>de</strong> coupe-vent sont en effet<br />

susceptibles d’influencer les températures locales notamment au niveau du<br />

sol, ainsi que d’influencer l’humidité locale et les flux atmosphériques locaux.<br />

Contribuer à lutter contre les incendies<br />

Beaucoup d’incendies sont <strong>de</strong>s mécanismes naturels dus aux orages. A faible<br />

fréquence, ils peuvent contribuer à régénérer et faire évoluer positivement <strong>de</strong>s<br />

écosystèmes. Mais l’accélération <strong>de</strong> leur fréquence et leur multiplication locale<br />

dues généralement à l’augmentation <strong>de</strong> la présence humaine, risquent <strong>de</strong> créer<br />

<strong>de</strong>s irréversibilités (désertification, perte <strong>de</strong> biodiversité, érosion).<br />

L’agriculture et l’élevage jouent un rôle très important pour lutter contre<br />

les incendies. Ils contribuent à maîtriser la végétation au sol pour éviter la<br />

propagation du feu. Des zones humi<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>s coupe-feu, la fragmentation du<br />

paysage, la couverture permanente <strong>de</strong>s sols par <strong>de</strong>s cultures, le choix <strong>de</strong>s espèces<br />

d’arbres et d’arbustes et leur diversité sont <strong>de</strong>s éléments qui permettent <strong>de</strong> lutter<br />

contre l’assèchement du paysage, <strong>de</strong> mieux conserver l’eau et <strong>de</strong> limiter les risques<br />

d’incendie. <strong>Les</strong> régions du mon<strong>de</strong> qui <strong>de</strong>vraient connaître un assèchement<br />

consécutif au changement climatique notamment les régions méditerranéennes<br />

ou l’Europe dans sa totalité, <strong>de</strong>vront consacrer <strong>de</strong>s efforts importants à la<br />

90 Plante C4 : plante dont la photosynthèse débute avec une molécule à 4 atomes <strong>de</strong> carbone au lieu <strong>de</strong> 3 ordinairement, et qui est <strong>de</strong><br />

ce fait mieux adaptée aux milieux secs car elle transpire moins. (Wikipedia)<br />

91 Le méthane est un produit <strong>de</strong> la digestion incomplète lors <strong>de</strong> la fermentation gastro-entérique <strong>de</strong>s ruminants. Une seule vache peut<br />

émettre 100 à 500 litres <strong>de</strong> méthane par jour. (Wikipedia)<br />

92 L’albédo est un système <strong>de</strong> mesure <strong>de</strong> la quantité <strong>de</strong> lumière réfléchie par une surface, allant <strong>de</strong> 0 (noir absolu, aucune réflexion) à 1<br />

(miroir parfait). L’effet d’albédo provoque <strong>de</strong>s perturbations atmosphériques locales lorsque <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s surfaces ont rigoureusement<br />

la même couleur et donc la même puissance <strong>de</strong> réflexion <strong>de</strong>s rayons du soleil.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


190<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

constitution d’infrastructures écologiques <strong>de</strong> lutte contre les incendies, fondées<br />

notamment sur <strong>de</strong>s techniques d’agriculture et d’élevage.<br />

Gérer la biodiversité.<br />

L’agriculture, ainsi que l’élevage, contribuent partout dans le mon<strong>de</strong> à<br />

fragmenter <strong>de</strong>s écosystèmes initiaux. Cette fragmentation réduit les habitats <strong>de</strong>s<br />

différents types <strong>de</strong> faune existante (mammifères, oiseaux, insectes, faune du sol,<br />

faune aquatique) et fait peu à peu disparaître <strong>de</strong>s populations, celles-ci passant<br />

en <strong>de</strong>ssous du seuil d’extinction. En même temps, l’agriculture et l’élevage<br />

créent une biodiversité nouvelle en développant <strong>de</strong>s variétés et races. Pourtant, à<br />

l’échelle locale les variétés utilisées sont souvent très peu nombreuses réduisant<br />

très fortement la biodiversité réelle.<br />

L’agriculture et l’élevage peuvent tout au contraire contribuer <strong>de</strong> manière<br />

importante à la recomposition d’une certaine biodiversité. En fonction <strong>de</strong><br />

l’état <strong>de</strong> la matrice initiale, il est possible <strong>de</strong> reconstituer <strong>de</strong>s zones d’habitat<br />

<strong>de</strong> taille et <strong>de</strong> dimensions suffisantes pour permettre le retour d’un certain<br />

nombre d’espèces dont certaines peuvent être utiles à l’agriculture elle-même.<br />

<strong>Les</strong> habitats utiles à la biodiversité sont souvent <strong>de</strong>s forêts, <strong>de</strong>s bosquets, <strong>de</strong>s<br />

prairies (ban<strong>de</strong>s enherbées) et <strong>de</strong>s zones humi<strong>de</strong>s. Mais gérer cette biodiversité<br />

impliquera généralement <strong>de</strong> relier entre eux les milieux utiles par <strong>de</strong>s couloirs<br />

biologiques via <strong>de</strong>s haies et <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>s enherbées, et par la connexion entre les<br />

cours d’eau. Il s’agit donc <strong>de</strong> véritables opérations <strong>de</strong> réaménagement.<br />

Dans les zones d’agriculture <strong>de</strong> fronts pionniers, la déforestation aboutit<br />

à une éradication souvent quasi totale du paysage antérieur se traduisant par<br />

une catastrophe absolue en termes <strong>de</strong> biodiversité. Dans ces situations il est<br />

indispensable, avant le déboisement, <strong>de</strong> planifier l’usage <strong>de</strong> l’espace en fonction<br />

<strong>de</strong>s caractéristiques écologiques : ménager <strong>de</strong>s zones <strong>de</strong> forêt, <strong>de</strong>s bosquets entre<br />

les différents versants, gérer la circulation <strong>de</strong>s eaux en surface et dans les nappes<br />

<strong>de</strong> façon à alimenter <strong>de</strong>s zones humi<strong>de</strong>s, aménager les circulations humaines et<br />

animales en respectant le fonctionnement <strong>de</strong> l’écosystème, aménager les contours<br />

<strong>de</strong>s parcelles à la fois en fonction <strong>de</strong> critères <strong>de</strong> productivité et d’efficacité<br />

environnementale, etc.<br />

Un <strong>de</strong>s problèmes urgents <strong>de</strong> la perte <strong>de</strong> biodiversité est celui <strong>de</strong> la disparition<br />

rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> populations d’abeilles. On l’observe particulièrement aux Etats-Unis<br />

et en Europe où les causes sont nombreuses : fragmentation <strong>de</strong>s habitats,<br />

raréfaction <strong>de</strong>s plantes pollinifères 93 , disparition <strong>de</strong>s zones <strong>de</strong> nidification,<br />

maladies et parasites, et vraisemblablement utilisation <strong>de</strong> certains pestici<strong>de</strong>s dans<br />

les champs et les jardins. Pour préserver et favoriser les pollinisateurs dont le<br />

rôle est vital pour garantir l’alimentation en fruits et légumes, l’agriculture doit<br />

93 Pollinifères : qui fournissent particulièrement du pollen.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Des agricultures écologiquement intensives<br />

191<br />

principalement reconstituer <strong>de</strong>s habitats, en particulier les jachères apicoles avec<br />

un étalement <strong>de</strong>s floraisons, réduire sensiblement l’usage <strong>de</strong> pestici<strong>de</strong>s, conserver<br />

<strong>de</strong>s espaces <strong>de</strong> forêt et <strong>de</strong>s haies, et relancer l’apiculture.<br />

Le même raisonnement peut s’appliquer à la gestion <strong>de</strong> la faune qui intéresse<br />

ces utilisateurs privilégiés que sont les chasseurs. Le réaménagement <strong>de</strong>s paysages<br />

doit se faire pour assurer <strong>de</strong>s abris (habitat), assurer la nourriture et <strong>de</strong>s lieux<br />

<strong>de</strong> reproduction. Cela intéresse les gibiers tels que chevreuils, lièvres, perdrix,<br />

faisans, mais aussi l’ensemble <strong>de</strong> la faune utile à l’agriculture comme les oiseaux<br />

qui contrôlent les insectes ravageurs, ou les orvets, ou encore les carabidés 94 qui<br />

contrôlent les pullulations <strong>de</strong> gastéropo<strong>de</strong>s.<br />

Assurer la beauté du paysage<br />

La <strong>de</strong>rnière fonctionnalité importante et qui n’est pas <strong>de</strong>s moindres, consiste<br />

à assurer la beauté du paysage. L’agriculture peut en effet aussi bien dégra<strong>de</strong>r<br />

la beauté d’un paysage que lui conférer une exceptionnelle valeur culturelle.<br />

Cette valeur, dans les pays industriels mais aussi <strong>de</strong> plus en plus dans les pays<br />

en développement, trouve son expression en termes <strong>de</strong> marché par l’écotourisme<br />

: visites <strong>de</strong> parcs, promena<strong>de</strong>s et randonnées, gîtes ruraux, chambres<br />

d’hôte, hôtellerie locale. La beauté d’un paysage est certes subjective. Elle<br />

évoque l’histoire <strong>de</strong>s sociétés et celle-ci n’est certes pas terminée, pas plus qu’un<br />

paysage ne <strong>de</strong>vrait être terminé et figé pour l’éternité. Aussi, la fixation <strong>de</strong>s<br />

critères esthétiques doit-elle être une affaire négociée entre les différentes parties<br />

prenantes. Techniquement, le maintien ou la reconstitution d’une esthétique<br />

d’un paysage conduit généralement à assurer sa variété, à contrôler la localisation<br />

et le style <strong>de</strong>s bâtiments, et à prêter attention au positionnement <strong>de</strong>s voies<br />

<strong>de</strong> circulation. La beauté s’apprécie aussi dans la mesure où <strong>de</strong>s informations<br />

sont disponibles pour ai<strong>de</strong>r à la compréhension <strong>de</strong> la culture inscrite dans ces<br />

paysages, et où l’écotourisme est organisé <strong>de</strong> manière à gui<strong>de</strong>r les visiteurs sur<br />

<strong>de</strong>s trajectoires permettant d’apprécier <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue particuliers et d’accé<strong>de</strong>r<br />

à la connaissance du milieu.<br />

En conclusion sur cette partie<br />

Il y a donc un très grand nombre <strong>de</strong> techniques disponibles pour une<br />

gran<strong>de</strong> variété d’objectifs. Une agriculture écologiquement intensive et <strong>de</strong>s<br />

paysages à haute valeur environnementale supposent donc une gestion <strong>de</strong>s<br />

techniques agricoles et <strong>de</strong>s aménagements du paysage beaucoup plus complexes<br />

que la gestion <strong>de</strong> l’agriculture conventionnelle. Cette gestion ne concerne pas<br />

simplement le niveau <strong>de</strong> la parcelle et <strong>de</strong> l’exploitation agricole. Elle concerne<br />

aussi les différentes échelles <strong>de</strong> gestion <strong>de</strong>s écosystèmes : les micro bassins<br />

94 Orvets : « lézards sans pattes » ; carabidés : insectes coléoptères carnivores (28 000 espèces dans le mon<strong>de</strong> dont 2 000 en<br />

Europe) ; gastéropo<strong>de</strong>s : mollusques au pied aplati (escargots, limaces, etc).<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


192<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

versants et les bassins versants <strong>de</strong> plus gran<strong>de</strong> échelle, les espaces communaux,<br />

et d’une manière générale tous les espaces où existe une interaction écologique<br />

se traduisant par <strong>de</strong>s effets locaux (gran<strong>de</strong> vallée dans les zones <strong>de</strong> montagne,<br />

gran<strong>de</strong>s plaines et couloirs <strong>de</strong> diffusion rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s maladies et ravageurs, gran<strong>de</strong>s<br />

unité <strong>de</strong> paysage...). On comprendra donc aisément que cette agriculture et cet<br />

élevage ne sont pas simplement intensifs en termes <strong>de</strong> fonctionnalité écologique,<br />

mais qu’ils seront aussi très intensifs en connaissances techniques et en gestion<br />

<strong>de</strong>s interactions entre les différents utilisateurs <strong>de</strong>s écosystèmes. C’est sans doute<br />

là une évolution inéluctable. Tout cela fait, entre autres, que ce nouveau type<br />

d’agriculture ne pourra s’instaurer qu’avec <strong>de</strong>s politiques publiques d’appui,<br />

lesquelles vont être étudiées dans le chapitre suivant.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Refon<strong>de</strong>r la recherche agronomique<br />

193<br />

Chapitre 6<br />

Refon<strong>de</strong>r la recherche<br />

agronomique<br />

Suite <strong>de</strong> la leçon inaugurale 2006<br />

prononcée par Bernard Chevassus-au Louis<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


194<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Leçons du passé, enjeux du siècle<br />

Annoncé et préparé par la création <strong>de</strong>s écoles supérieures agronomiques au cours du XIX e<br />

siècle 95 , le développement d’un « système <strong>de</strong> recherche et développement » spécifique à l’agriculture<br />

s’est opéré essentiellement au cours <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> moitié du XX e siècle. Auparavant, les disciplines<br />

liées à l’agriculture étaient cultivées et enseignées dans <strong>de</strong>s institutions généralistes liées aux sciences<br />

naturelles, comme le Muséum d’Histoire naturelle <strong>de</strong> Paris où se mêlaient recherche <strong>de</strong> base et<br />

préoccupations médicales ou agronomiques. Ainsi, avant la mise en place <strong>de</strong> l’ORSTOM (actuellement<br />

IRD) en 1943, cet établissement avait-il créé plusieurs chaires visant à la mise en valeur<br />

<strong>de</strong>s colonies françaises : Pêches et Productions coloniales d’origine animale (1920), Productions<br />

coloniales d’origine végétale (1929), Entomologie agricole coloniale (1942).<br />

Cette différenciation et autonomisation progressive <strong>de</strong>s sciences agronomiques s’est faite en<br />

s’appuyant sur <strong>de</strong>s principes explicites ou implicites que nous nous proposons d’i<strong>de</strong>ntifier et<br />

d’analyser. Nous souhaitons en effet montrer, dans un premier temps, que ces principes ont<br />

représenté <strong>de</strong>s ruptures plus ou moins brutales avec ce qu’étaient les pratiques antérieures du<br />

mon<strong>de</strong> agricole et qu’ils ont effectivement permis l’adaptation rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’agriculture aux enjeux<br />

<strong>de</strong> cette pério<strong>de</strong>. Dans un second temps, nous examinerons les limites qui sont apparues progressivement<br />

dans la mise en œuvre <strong>de</strong> ces principes. Nous développerons l’idée qu’ils ne sont plus<br />

adaptés aux enjeux <strong>de</strong> l’agriculture du XX e siècle, que ce soit dans les pays développés ou dans le<br />

contexte plus général <strong>de</strong> l’alimentation <strong>mondiale</strong>. Nous conclurons sur la nécessité <strong>de</strong> refon<strong>de</strong>r le<br />

système <strong>de</strong> recherche agronomique sur <strong>de</strong> nouveaux principes, constituant globalement un nouveau<br />

« paradigme », tout en étant d’ores et déjà conscient <strong>de</strong>s limites et <strong>de</strong>s inévitables a priori idéologiques<br />

<strong>de</strong> cette nouvelle approche.<br />

I. Des hommes expérimentés à la démarche<br />

expérimentale : l’irrésistible professionnalisation<br />

<strong>de</strong> la recherche agronomique<br />

Depuis le début <strong>de</strong>s agricultures dans diverses régions du mon<strong>de</strong> il y a environ<br />

10 000 ans, il est évi<strong>de</strong>nt que d’innombrables « innovations » –nous sommes<br />

conscients du caractère anachronique du terme– ont eu lieu pour développer<br />

<strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> culture et d’élevage et les adapter aux multiples contraintes <strong>de</strong> la<br />

95 Grignon en 1826, Paris (initialement à Versailles) et Montpellier en 1848, Rennes en 1896. La création <strong>de</strong>s écoles vétérinaires<br />

est plus ancienne (1763 pour Lyon, 1766 pour Paris) mais obéissait à d’autres préoccupations que le seul développement <strong>de</strong><br />

l’agriculture.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Refon<strong>de</strong>r la recherche agronomique<br />

195<br />

sé<strong>de</strong>ntarité. Ces évolutions ont notamment permis, si ce n’est induit, le développement<br />

d’une population <strong>mondiale</strong> qui serait passée <strong>de</strong> moins <strong>de</strong> 10 millions<br />

d’individus au début du néolithique à plus <strong>de</strong> 200 millions aux alentours <strong>de</strong> l’an<br />

1000 96 . Au cours <strong>de</strong> cette centaine <strong>de</strong> siècles, ces innovations se sont appuyées<br />

sur les pratiques <strong>de</strong>s agriculteurs eux-mêmes, sur leurs observations minutieuses<br />

–notamment pour domestiquer progressivement les espèces en exploitant la<br />

diversité spontanée 97 – et sur <strong>de</strong>s échanges sans doute importants d’informations,<br />

mais aussi <strong>de</strong> produits, entre l’ensemble <strong>de</strong> ces agriculteurs. Ainsi le mouton<br />

domestique, présent au Moyen-Orient dès 7000 av. J.-C., avait-il atteint le<br />

nord <strong>de</strong>s Iles britanniques dès 4300 av. J.-C., redonnant au passage <strong>de</strong>s formes<br />

sauvages aujourd’hui considérées comme faisant partie du patrimoine naturelle,<br />

comme le mouflon corse 98 .<br />

Un élément crucial dans ce système d’innovation était la transmission <strong>de</strong> ces<br />

connaissances entre les générations, qui ne pouvait se faire que par un apprentissage<br />

au quotidien auprès d’hommes et femmes expérimentés. <strong>Les</strong> multiples<br />

dictons énonçant <strong>de</strong>s relations empiriques entre phénomènes et guidant les<br />

pratiques quotidiennes expriment remarquablement ces savoirs profanes peu à<br />

peu acquis par <strong>de</strong>s générations d’agriculteurs.<br />

L’émergence d’un nouveau modèle d’innovation<br />

L’importance et, surtout, la reconnaissance <strong>de</strong> ce système d’innovation profane<br />

se sont cependant peu à peu affaiblies lors du développement <strong>de</strong> la recherche<br />

agronomique « mo<strong>de</strong>rne ». L’impression d’un immobilisme du mon<strong>de</strong> agricole<br />

–liée sans doute à une observation beaucoup trop hâtive– a fait considérer que ces<br />

savoirs empiriques constituaient en fait <strong>de</strong>s facteurs d’immobilisme. Pire, le caractère<br />

souvent local <strong>de</strong> ces savoirs, le fait que les relations observées –par exemple la prise<br />

en compte <strong>de</strong>s cycles lunaires dans les semis– n’étaient pas basées sur <strong>de</strong>s relations<br />

causales établies, voire reflétaient une vision « magique » du mon<strong>de</strong> 99 , ont conduit<br />

à les présenter comme « non-scientifiques » et donc incompatibles avec l’ambition<br />

<strong>de</strong> développer <strong>de</strong>s connaissances rationnelles et <strong>de</strong> portée universelle.<br />

A l’extrême, admettre l’intérêt heuristique 100 <strong>de</strong> ces savoirs, c’est-à-dire les<br />

considérer non comme <strong>de</strong>s acquis mais comme <strong>de</strong>s hypothèses <strong>de</strong> travail méritant<br />

d’être validées ou infirmées par une démarche expérimentale apparaissait déjà<br />

comme suspect. A titre d’exemple, l’intérêt du physicien Yves Rocard, professeur<br />

à l’Ecole Normale Supérieure, pour les pratiques <strong>de</strong>s sourciers était considéré par<br />

ses collègues au mieux comme un violon d’Ingres !<br />

96 Voir J.N. Biraben, 2003. « L’évolution du nombre <strong>de</strong>s hommes ». Population et Sociétés, n° 394.<br />

97 Voir par exemple l’histoire du figuier domestique, à partir <strong>de</strong> la sélection dans la nature <strong>de</strong> mutants spontanés stériles (« La figue<br />

avant le blé », La Recherche, n° 400, p. 18).<br />

98 Voir J.D. Vigne, 2004. « <strong>Les</strong> débuts <strong>de</strong> l’élevage ». Collection « Le collège <strong>de</strong> la Cité », Ed. Le Pommier-La cité, Paris.<br />

99 Nous reviendrons sur cette notion dans la quatrième partie.<br />

100 C’est-à-dire qui sert à la découverte, qui stimule la recherche.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


196<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

A l’expérience d’hommes expérimentés <strong>de</strong>vaient donc se substituer les<br />

expériences <strong>de</strong>s expérimentateurs, l’experientia faire place à l’experimentum 101 .<br />

En outre, ces expériences <strong>de</strong>vaient désormais se réaliser dans <strong>de</strong>s lieux dédiés<br />

–fermes expérimentales, serres, voire laboratoires– dans <strong>de</strong>s conditions contrôlées<br />

permettant <strong>de</strong> faire varier séparément les différents facteurs. C’est l’avènement<br />

<strong>de</strong> la « planification expérimentale », appuyé sur <strong>de</strong>s dispositifs statistiques<br />

élaborés. La consultation <strong>de</strong>s ouvrages <strong>de</strong> statistiques <strong>de</strong>s années cinquante<br />

montre à quel point les besoins <strong>de</strong> la recherche agronomique ont stimulé l’essor<br />

<strong>de</strong> cette discipline. Dernière étape <strong>de</strong> cette prise <strong>de</strong> distance, les expérimentations<br />

peuvent parfois s’appuyer sur <strong>de</strong>s espèces « modèles » (drosophile, souris,<br />

arabette <strong>de</strong>s dames) souvent considérées par les agriculteurs plutôt comme <strong>de</strong>s<br />

nuisances que comme <strong>de</strong>s espèces d’intérêt !<br />

Par rapport à cette recherche « professionnelle », les agriculteurs <strong>de</strong>viennent<br />

peu à peu <strong>de</strong>s « applicateurs », parfois associés à la phase terminale <strong>de</strong> développement<br />

d’innovations (tests multilocaux d’une variété ou d’un produit phytosanitaire),<br />

parfois fournisseurs d’informations <strong>de</strong> base alimentant <strong>de</strong>s calculs<br />

informatiques complexes (valeur génétique d’un taureau à partir <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong><br />

données <strong>de</strong> lactation), parfois simples consommateurs d’une information qui<br />

leur est délivrée en même temps que les nouveaux produits <strong>de</strong> cette recherche<br />

(pério<strong>de</strong> et mo<strong>de</strong> d’utilisation d’engrais ou <strong>de</strong> pestici<strong>de</strong>s).<br />

Pour accompagner la diffusion <strong>de</strong> ce nouveau modèle <strong>de</strong> connaissance, les<br />

fermes « modèles », cultures <strong>de</strong> démonstration, clubs élitistes d’applicateurs<br />

particulièrement performants (le « club <strong>de</strong>s 100 quintaux » en blé) constituent<br />

<strong>de</strong>s vitrines permettant aux agriculteurs <strong>de</strong> percevoir la « marge <strong>de</strong> progrès » qui<br />

leur est offerte, l’écart entre leurs performances et ces optimums étant qualifié<br />

par les économistes du terme péjoratif « d’inefficacité technique ».<br />

L’efficience <strong>de</strong> ce modèle, par rapport aux objectifs explicites d’augmentation<br />

<strong>de</strong> la production agricole, tant dans les pays développés que dans les pays en<br />

développement, est indéniable. Rappelons seulement les craintes <strong>de</strong>s années<br />

cinquante sur la croissance démographique et l’alimentation <strong>de</strong> l’Asie, que la<br />

« révolution verte » semble avoir, au moins jusqu’à maintenant, écartées. Pour<br />

ne donner qu’un chiffre, la ration calorique quotidienne <strong>de</strong>s 6,3 milliards<br />

d’habitants <strong>de</strong> la planète en l’an 2003 était <strong>de</strong> 25 % supérieure à celle <strong>de</strong>s<br />

3 milliards d’habitants <strong>de</strong> 1961, ce qui représente une progression annuelle <strong>de</strong><br />

la production alimentaire totale <strong>de</strong> près <strong>de</strong> 5 % 59 .<br />

Indiquons enfin que cette « professionnalisation » <strong>de</strong> la recherche n’est pas<br />

spécifique du domaine agricole et a caractérisé l’ensemble <strong>de</strong>s disciplines à partir<br />

du XVIII e siècle. La démarche expérimentale s’est en effet souvent affirmée, et a<br />

acquis sa légitimité, en contestant <strong>de</strong>s aphorismes traditionnels –le soleil tourne<br />

101 M. Callon, P. Lascoumes, Y. Barthe, 2001. « Agir dans un mon<strong>de</strong> incertain ». Ed. du Seuil, Paris, p.70.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Refon<strong>de</strong>r la recherche agronomique<br />

197<br />

autour <strong>de</strong> la Terre, la nature a horreur du vi<strong>de</strong>, la lumière blanche est « pure »,<br />

le sang ne retourne pas au cœur, l’eau et l’air sont <strong>de</strong>s éléments simples– et<br />

il est donc compréhensible que cette attitu<strong>de</strong> critique ait été partagée par les<br />

fondateurs <strong>de</strong>s sciences agronomiques, et même érigée en principe idéologique<br />

<strong>de</strong> contestation systématique d’une tradition jugée obscurantiste. Comme le<br />

fait dire Molière, défenseur <strong>de</strong>s « Mo<strong>de</strong>rnes », au docteur Diafoirus, symbole<br />

<strong>de</strong> la tradition, à propos <strong>de</strong> son fils Thomas, présenté préalablement comme<br />

passablement <strong>de</strong>meuré : « Ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c’est qu’il<br />

s’attache aveuglément aux opinions <strong>de</strong> nos anciens, et que jamais il n’a voulu comprendre ni écouter<br />

les raisons et les expériences <strong>de</strong>s prétendues découvertes <strong>de</strong> notre siècle, touchant la circulation du<br />

sang et autres opinions <strong>de</strong> même farine » 102 .<br />

Cette attitu<strong>de</strong> a trouvé au 19 e siècle sa justification philosophique dans la<br />

doctrine du positivisme scientifique d’Auguste Comte, qui, dans sa « Loi <strong>de</strong>s<br />

trois états », i<strong>de</strong>ntifiait « l’âge <strong>de</strong> la science » comme « l’état positif », succédant,<br />

dans la progression <strong>de</strong> l’humanité, aux états théologique puis métaphysique. Elle<br />

a également été induite par l’ambition <strong>de</strong> conduire <strong>de</strong>s approches <strong>de</strong> plus en<br />

plus précises et rigoureuses. Nous renvoyons en particulier à l’ouvrage <strong>de</strong> Michel<br />

Callon 103 . pour une <strong>de</strong>scription très détaillée et une analyse critique <strong>de</strong> ce «<br />

grand enfermement » et <strong>de</strong>s différentes phases <strong>de</strong> cet éloignement progressif <strong>de</strong>s<br />

« experts », monopolisant peu à peu l’élaboration et la transmission <strong>de</strong>s savoirs,<br />

vis-à-vis <strong>de</strong>s profanes.<br />

Brièvement, ces auteurs distinguent trois phases, qu’ils dénomment<br />

« traductions » : la première est l’i<strong>de</strong>ntification et la simplification d’un<br />

phénomène du mon<strong>de</strong> réel -par exemple la chute <strong>de</strong>s corps- pour en faire une<br />

entité étudiable en milieu contrôlé (<strong>de</strong>s boules sur un plan incliné) ; la secon<strong>de</strong><br />

est la transformation <strong>de</strong> ce phénomène concret en une « re-présentation »<br />

(un modèle qualitatif ou quantitatif) censée exprimer la nature profon<strong>de</strong> du<br />

phénomène, par exemple la « Loi <strong>de</strong> la chute <strong>de</strong>s corps » indépendante <strong>de</strong> leur<br />

masse ; la troisième enfin sera la projection <strong>de</strong> cette nouvelle représentation en<br />

<strong>de</strong>s innovations concrètes qui <strong>de</strong>vront s’imposer dans le mon<strong>de</strong> réel (le calcul <strong>de</strong>s<br />

canons), voire lui imposer <strong>de</strong>s adaptations.<br />

Nous allons voir dans ce qui suit plusieurs exemples <strong>de</strong> ces différentes<br />

« traductions ».<br />

Des limites <strong>de</strong> plus en plus évi<strong>de</strong>ntes<br />

Pourquoi donc s’interroger aujourd’hui sur les limites <strong>de</strong> ce « système <strong>de</strong><br />

connaissance » ? Nous appuierons notre critique sur cinq considérations.<br />

102 Le Mala<strong>de</strong> imaginaire, Acte II, scène VI.<br />

103 M. Callon, P. Lascoumes, Y. Barthe, 2001. « Agir dans un mon<strong>de</strong> incertain ». Ed. du Seuil, Paris.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


198<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>Les</strong> effets pervers <strong>de</strong> l’ambition « universaliste »<br />

La première est liée à l’ambition <strong>de</strong>s sciences agronomiques d’élaborer en<br />

priorité <strong>de</strong>s savoirs à large portée, tant dans l’espace que dans le temps. Cet<br />

esprit « universaliste » exprime pour partie <strong>de</strong>s préoccupations <strong>de</strong> légitimité<br />

scientifique sur lesquelles nous reviendrons dans la quatrième partie. Elle résulte<br />

également <strong>de</strong> contraintes pratiques, à savoir la relative lenteur <strong>de</strong> l’élaboration<br />

<strong>de</strong>s innovations dans le domaine agronomique –durée <strong>de</strong> création d’une variété,<br />

d’un produit phytosanitaire, élaboration d’un vaccin vétérinaire– et, en termes<br />

économiques, au coût <strong>de</strong>s investissements sous-jacents, ces <strong>de</strong>ux aspects, durée et<br />

coût, étant assez indépendants <strong>de</strong> la taille du marché potentiel.<br />

D’où une priorité et une focalisation sur <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> culture importants,<br />

tendance qui, contrairement à ce que l’on pouvait espérer (notamment lors <strong>de</strong><br />

l’apparition <strong>de</strong>s biotechnologies), semblent aller plutôt en se renforçant. En<br />

effet, le développement <strong>de</strong> métho<strong>de</strong>s et d’outils sans cesse plus performants<br />

semble plus que compensé par la complexité croissante <strong>de</strong>s problèmes à résoudre<br />

pour obtenir <strong>de</strong> nouveaux progrès. Comme me le confiait en plaisantant un<br />

sélectionneur américain <strong>de</strong> maïs à propos <strong>de</strong> la génomique : « Cela me permet<br />

<strong>de</strong> créer beaucoup plus vite une mauvaise variété à partir d’une bonne mais pas<br />

d’en obtenir une meilleure ». En outre, les contraintes réglementaires croissantes,<br />

souvent légitimes, <strong>de</strong> mise sur le marché <strong>de</strong>s produits contribuent également à<br />

l’alourdissement du processus d’innovation. La focalisation <strong>de</strong>s portefeuilles <strong>de</strong>s<br />

semenciers privés 104 , mais aussi <strong>de</strong> la recherche publique, sur un petit nombre<br />

d’espèces illustre ce phénomène.<br />

Une solution classique à cette question <strong>de</strong> « l’espace <strong>de</strong> diffusion » <strong>de</strong>s<br />

innovations a été d’améliorer l’homogénéité <strong>de</strong>s pratiques, en développant <strong>de</strong>s<br />

systèmes <strong>de</strong> culture standardisés que les agriculteurs étaient incités à adopter,<br />

en recourant éventuellement à divers intrants (énergie, irrigation, engrais…)<br />

permettant <strong>de</strong> corriger les écarts <strong>de</strong> leur situation par rapport à ces références.<br />

<strong>Les</strong> modèles <strong>de</strong> la serre horticole où <strong>de</strong>s élevages hors-sol <strong>de</strong> volailles constituent<br />

<strong>de</strong>s exemples emblématiques <strong>de</strong> ces systèmes « clés en main » susceptibles<br />

d’être implantés sur l’ensemble <strong>de</strong> la planète. En complément <strong>de</strong> cette approche<br />

technique d’uniformisation <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> production, le développement <strong>de</strong><br />

politiques agricoles visant à stabiliser dans le temps les données économiques<br />

<strong>de</strong> ces systèmes –prix garantis, quotas <strong>de</strong> production, gestion <strong>de</strong>s excé<strong>de</strong>nts– a<br />

permis aux agriculteurs, au moins dans les pays développés, d’investir, tant techniquement<br />

que financièrement dans ces systèmes <strong>de</strong> production « mo<strong>de</strong>rnes » avec<br />

une forte assurance sur leur rentabilité.<br />

104 En 2004-2005, le maïs et le sorgho représentaient à eux seuls 33 % du chiffre d’affaires <strong>de</strong>s semenciers français (1 943 millions<br />

d’euros). En ajoutant les céréales à paille, la betterave et la pomme <strong>de</strong> terre, l’ensemble représente 61% du CA total (source :<br />

GNIS). Aux USA, le maïs et le soja représentent ensemble 55 % <strong>de</strong> la valeur total <strong>de</strong>s semences vendues (source USDA).<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Refon<strong>de</strong>r la recherche agronomique<br />

199<br />

De manière paradoxale, on peut considérer que l’on a opéré une<br />

« inversion » du processus d’innovation, c’est-à-dire que l’on est passé <strong>de</strong> la quête<br />

d’innovations adaptées aux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> production existants à la mise en place <strong>de</strong><br />

mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> production adaptés aux caractéristiques et contraintes <strong>de</strong>s innovations !<br />

C’est ce que Michel Callon appelle la « laboratorisation » du mon<strong>de</strong> : « Pour<br />

que le mon<strong>de</strong> se comporte comme dans le laboratoire <strong>de</strong>s chercheurs, […] il faut tout simplement<br />

transformer le mon<strong>de</strong> pour qu’en chaque point stratégique soit placée une « réplique » du laboratoire,<br />

ce site où l’on sait contrôler les phénomènes étudiés » 105 .<br />

Or, les données technico-économiques tant actuelles que prévisibles –qu’il<br />

s’agisse du coût croissant <strong>de</strong>s intrants permettant <strong>de</strong> standardiser un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

production ou <strong>de</strong> la libéralisation progressive <strong>de</strong>s marchés agricoles– remettent<br />

profondément en cause la possibilité <strong>de</strong> créer et maintenir ces vastes espaces <strong>de</strong><br />

stabilité et d’uniformité qui permettaient <strong>de</strong> miser durablement sur un système<br />

<strong>de</strong> production. A ces quelques modèles standards se substitue pour la plupart <strong>de</strong>s<br />

agriculteurs 106 une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> systèmes <strong>de</strong> production individuels, qui n’ambitionnent<br />

ni la généralisation dans l’espace, ni la validité dans le temps mais visent<br />

à permettre, localement et à court terme, une poursuite <strong>de</strong>s activités agricoles.<br />

Du fait <strong>de</strong>s contraintes précé<strong>de</strong>mment évoquées, la recherche agronomique<br />

« mo<strong>de</strong>rne » se révèle profondément désarmée pour répondre à cette diversité. En<br />

outre, ces nouveaux systèmes renouent souvent –du fait notamment <strong>de</strong> l’augmentation<br />

du coût <strong>de</strong>s intrants– avec les économies <strong>de</strong> gamme (complémentarités<br />

techniques ou économiques entre différentes productions, à l’image <strong>de</strong>s systèmes<br />

<strong>de</strong> polyculture-élevage), explorent <strong>de</strong>s marchés localisés et restreints et ont une<br />

rationalité économique intégrant fréquemment <strong>de</strong>s revenus du foyer extérieurs à<br />

l’agriculture. Ces trois évolutions sont assez étrangères aux options classiques <strong>de</strong><br />

la recherche agronomique, qui a plutôt misé sur les économies d’échelle (culture<br />

ou élevage à gran<strong>de</strong> échelle d’une seule espèce à partir d’intrants externes) dans<br />

<strong>de</strong>s entreprises agricoles considérées comme <strong>de</strong>s entités économiques autonomes<br />

et visant <strong>de</strong> vastes marchés internationaux. Pour prendre une analogie avec le<br />

domaine biomédicale, les agricultures « orphelines » apostrophent et remettent<br />

en cause <strong>de</strong> plus en plus la capacité <strong>de</strong>s experts à apporter <strong>de</strong>s solutions aux<br />

problèmes concrets qu’elles soulèvent.<br />

Une optimisation dans un cadre étriqué<br />

Notre secon<strong>de</strong> critique est liée au nombre restreint <strong>de</strong> variables et <strong>de</strong> critères<br />

pris en compte dans l’optimisation <strong>de</strong> ces systèmes <strong>de</strong> productions « standards ».<br />

En effet, les contraintes <strong>de</strong> la planification expérimentale amènent à ne choisir,<br />

lorsqu’un grand nombre <strong>de</strong> « variables d’entrée » (eau, engrais, protéines alimen-<br />

105 M. Callon et al., ibid., p. 98.<br />

106 Il restera certes, dans certaines zones <strong>de</strong> la planète, <strong>de</strong>s cultures <strong>de</strong> « commodités » à vocation <strong>mondiale</strong> (soja, maïs…) mais<br />

elles concerneront un petit nombre d’agriculteurs.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


200<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

taires…) sont susceptibles d’influer sur un grand nombre <strong>de</strong> critères résultants<br />

(ren<strong>de</strong>ments, qualités, impacts…), qu’un sous-ensemble restreint <strong>de</strong> critères<br />

–ceux ayant généralement la plus gran<strong>de</strong> importance micro-économique– et <strong>de</strong><br />

variables –celles ayant le plus grand impact-, pour un coût économique donné,<br />

sur les critères retenus. Cette restriction, dont nous analyserons plus en détail<br />

la rationalité dans la troisième partie, conduit à négliger, et donc souvent à ne<br />

pas mesurer l’évolution d’autres critères, par exemple les fuites <strong>de</strong> nitrates ou<br />

pestici<strong>de</strong>s en fonction <strong>de</strong>s doses et mo<strong>de</strong>s d’usages, alors que la « fonction <strong>de</strong><br />

production » <strong>de</strong> ces variables, à savoir la relation entre leur utilisation et les gains<br />

économiques résultants, est estimée <strong>de</strong> manière extrêmement précise.<br />

De même, un changement du coût économique <strong>de</strong>s intrants, par exemple <strong>de</strong><br />

l’irrigation, révèle le manque <strong>de</strong> connaissances sur la possibilité <strong>de</strong> manipuler<br />

d’autres variables (espèces ou variétés, pratiques culturales…) pour permettre<br />

une production rentable sans recourir à ces intrants. En outre, l’éventuelle<br />

évolution défavorable <strong>de</strong> certains critères considérés comme « secondaires »–par<br />

exemple la teneur protéique <strong>de</strong>s laits dans le cas <strong>de</strong> la sélection laitière ou les<br />

aptitu<strong>de</strong>s au vêlage lors d’une sélection pour la production <strong>de</strong> vian<strong>de</strong>s– n’est<br />

parfois perçue que tardivement, lorsque ces évolutions sont dénoncées par les<br />

agriculteurs ou les utilisateurs <strong>de</strong> leurs produits.<br />

Enfin, les fonctions <strong>de</strong> production <strong>de</strong>s intrants ont souvent été étudiées <strong>de</strong><br />

manière beaucoup plus précise au voisinage <strong>de</strong> l’optimum que lorsque l’on s’en<br />

éloigne notablement, alors que ces fonctions sont souvent, économiquement<br />

parlant, non monotones 107 . Cette étroitesse <strong>de</strong> « l’espace d’optimisation » <strong>de</strong>s<br />

systèmes <strong>de</strong> production et son corollaire, le manque d’informations fiables en<br />

<strong>de</strong>hors <strong>de</strong> cet espace, apparaissent constituer un véritable talon d’Achille <strong>de</strong> ces<br />

systèmes, dès lors que les agriculteurs sont amenés à s’adapter à <strong>de</strong> nouvelles<br />

contraintes. Pour prendre une image analogique montagnar<strong>de</strong>, ces systèmes sont<br />

comme <strong>de</strong>s points culminants attractifs qui seraient proposés aux randonneurs,<br />

mais sans leur indiquer si le chemin permettant en cas <strong>de</strong> problème <strong>de</strong> rejoindre<br />

un autre sommet, éventuellement moins haut, est une pente douce ou oblige à<br />

franchir plusieurs vallées aux pentes abruptes.<br />

Une vision biaisée <strong>de</strong> la dynamique <strong>de</strong> l’innovation<br />

Troisième observation qui interroge cette recherche experte, <strong>de</strong> nombreux<br />

travaux <strong>de</strong> sociologie soulignent <strong>de</strong> plus en plus la capacité d’innovation<br />

empirique <strong>de</strong> la société « profane » et remettent en cause le modèle « linéaire »,<br />

qui présente l’innovation comme un produit ultime découlant d’une chaîne<br />

causale la reliant à la recherche fondamentale, via la recherche appliquée et<br />

le développement. Pour prendre l’exemple <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> transport –<strong>de</strong> la<br />

107 Au sens mathématique du terme : lorsque l’usage <strong>de</strong> l’intrant croît, le bénéfice n’augmente pas systématiquement jusqu’à un<br />

maximum mais peut révéler <strong>de</strong>s maximums et minimums successifs.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Refon<strong>de</strong>r la recherche agronomique<br />

201<br />

bicyclette à l’avion en passant par la machine à vapeur– on peut constater, d’une<br />

part, que ces innovations sont les produits d’inventeurs empiriques et, d’autre<br />

part, que les bases théoriques <strong>de</strong> leur fonctionnement n’ont souvent été établies<br />

qu’a posteriori. L’angle optimal <strong>de</strong> la fourche d’une bicyclette a été défini par essais<br />

et erreurs, le calcul mathématique étant assez complexe, la thermodynamique a<br />

été développée par Carnot pour comprendre et améliorer les machines à vapeur<br />

(et non l’inverse) et la possibilité <strong>de</strong> faire voler un objet « plus lourd que l’air »<br />

s’est heurté au scepticisme <strong>de</strong> la science officielle, sans parler <strong>de</strong>s craintes <strong>de</strong><br />

physiologistes pour les poumons <strong>de</strong>s voyageurs traversant à vive allure <strong>de</strong>s<br />

tunnels dans les wagons du chemin <strong>de</strong> fer !<br />

Dans une pério<strong>de</strong> plus récente, un phénomène similaire s’observe dans le<br />

domaine du sport (l’amélioration <strong>de</strong>s planches à voile ou <strong>de</strong>s VTT est pour<br />

l’essentiel le fruit <strong>de</strong>s utilisateurs), <strong>de</strong> l’informatique et <strong>de</strong>s télécommunications (le<br />

système WIFI est au départ un bricolage d’utilisateurs lassés <strong>de</strong>s multiples câbles<br />

reliant les appareils, <strong>de</strong> même que les balbutiements <strong>de</strong> l’Internet résultent du<br />

souhait <strong>de</strong> scientifiques <strong>de</strong> pouvoir communiquer entre eux via leurs ordinateur,<br />

sans parler <strong>de</strong> la saga <strong>de</strong>s logiciels libres) ou <strong>de</strong>s systèmes d’information (l’encyclopédie<br />

en ligne Wikipedia est aujourd’hui l’une <strong>de</strong>s plus consultées et se construit<br />

quotidiennement par les contributions spontanées <strong>de</strong> ceux qui la consultent) 108 .<br />

Autrement dit, le modèle linéaire précé<strong>de</strong>mment évoqué est peut-être valable<br />

pour <strong>de</strong>s technologies lour<strong>de</strong>s, résultant <strong>de</strong> percées <strong>de</strong> la recherche fondamentale<br />

et conduisant à <strong>de</strong>s innovations <strong>de</strong> « rupture » (l’énergie nucléaire, le laser, le génie<br />

génétique…), mais il ne saurait être généralisé à l’ensemble <strong>de</strong>s processus d’innovation,<br />

dont les sources et les moteurs apparaissent beaucoup plus divers et dans<br />

lesquels la recherche « experte » intervient souvent davantage a posteriori, pour<br />

optimiser une innovation existante, qu’a priori 109 . En outre, sans vouloir affirmer ici<br />

un lien trop fort entre niveau <strong>de</strong> formation et capacité d’innovation <strong>de</strong>s individus, il<br />

nous semble que le développement, au cours du XX e siècle, du niveau <strong>de</strong> formation<br />

<strong>de</strong> la population <strong>de</strong>s pays développés atténue fortement la distinction entre<br />

« experts » et « profanes » –bien <strong>de</strong>s agriculteurs sortent <strong>de</strong>s mêmes écoles que les<br />

agents <strong>de</strong> la recherche agronomique– et représente un « potentiel <strong>de</strong> compétences »<br />

dont on ne mesure sans doute pas suffisamment l’importance 110 .<br />

<strong>Les</strong> experts peuvent être irrationnels… et les profanes rationnels<br />

Une quatrième critique <strong>de</strong> cette marginalisation <strong>de</strong>s profanes est venue<br />

également <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> sociologie sur les pratiques <strong>de</strong> la recherche et nous<br />

108 On trouvera une analyse détaillée <strong>de</strong> cette innovation profane dans E. Von Hippel, 2005. « Democratizing innovation », MIT<br />

Press.<br />

109 Nous renvoyons pour un plus long développement sur ce nouveau modèle d’innovation à<br />

un travail réalisé dans le cadre <strong>de</strong> l’opération <strong>de</strong> prospective FUTURIS : Socialiser l’innovation : un pari pour <strong>de</strong>main. In<br />

« Avenirs <strong>de</strong> la recherche et <strong>de</strong> l’innovation en France » La Documentation Française.<br />

110 Ce potentiel se manifeste notamment dans le développement <strong>de</strong> structures <strong>de</strong> contre-expertise scientifiques issues <strong>de</strong> la société civile<br />

dans les domaines comme le nucléaire, les médicaments, les OGM…<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


202<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

renverrons en particulier aux travaux <strong>de</strong> Bruno Latour 111 dans ce domaine.<br />

Nous avons en effet souligné que la défiance vis-à-vis <strong>de</strong>s savoirs profanes était<br />

en gran<strong>de</strong> partie fondée sur l’idée que ces savoirs résultaient essentiellement <strong>de</strong><br />

croyances, <strong>de</strong> représentations irrationnelles, et qu’il convenait <strong>de</strong> leurs substituer<br />

<strong>de</strong>s connaissances fondées sur <strong>de</strong>s faits vérifiables et répétables. Experts et profanes<br />

incarnaient donc <strong>de</strong>ux pôles, d’un côté celui <strong>de</strong>s faits, <strong>de</strong>s connaissances objectives<br />

et <strong>de</strong> la pensée rationnelle, <strong>de</strong> l’autre celui <strong>de</strong>s valeurs, <strong>de</strong>s opinions subjectives et<br />

<strong>de</strong> la « pensée magique ». Cette vision manichéenne, quoique, encore aujourd’hui,<br />

souvent énoncée, ne résiste pas à une analyse fine <strong>de</strong> la réalité.<br />

Il est tout d’abord aisé <strong>de</strong> montrer que <strong>de</strong> nombreuses connaissances profanes,<br />

parfois complexes, ont un fon<strong>de</strong>ment objectif. Le cas <strong>de</strong> la pharmacopée<br />

traditionnelle, en particulier <strong>de</strong>s propriétés thérapeutiques <strong>de</strong>s plantes, illustre<br />

bien ce phénomène, à tel point qu’elle a constitué –et continue à représenter 112 –<br />

une source majeure d’innovations pour l’industrie du médicament. A noter dans<br />

ce cas que l’origine <strong>de</strong> ces savoirs est sans doute parfois très ancienne, puisque<br />

<strong>de</strong>s travaux récents 113 montrent qu’il existe une « pharmacopée animale », en<br />

particulier chez les grands singes, qui connaissent et utilisent diverses plantes<br />

aux vertus antiparasitaires. Ceci n’exclut pas que ces connaissances ne s’entremêlent<br />

parfois avec <strong>de</strong>s représentations mythologiques, comme la « théorie <strong>de</strong>s<br />

signatures » développée notamment par Paracelse au 16 e siècle –et dont on<br />

trouve encore aujourd’hui quelques réminiscences- qui voulait que Dieu dans<br />

sa bienveillance ait laissé sur les plantes <strong>de</strong>s indications <strong>de</strong> leur usage potentiel :<br />

taches blanches <strong>de</strong>s feuilles <strong>de</strong> la « pulmonaire » indiquant son rôle bienfaisant<br />

dans le traitement <strong>de</strong> la toux, forme humaine <strong>de</strong>s racines <strong>de</strong> la mandragore ou<br />

du ginseng signalant leurs liens avec la virilité, propriétés anti-tumorales du gui<br />

lié à son caractère <strong>de</strong> « tumeur végétale ».<br />

A l’inverse, comme l’a fort bien montré B. Latour dans son analyse <strong>de</strong><br />

nombreux cas concrets, les scientifiques manipulent et entrelacent eux-mêmes un<br />

ensemble complexe <strong>de</strong> faits et <strong>de</strong> valeurs et leur interprétation <strong>de</strong>s faits traduit<br />

souvent un système <strong>de</strong> valeurs qui, sans être explicite n’en joue pas moins un<br />

rôle indéniable dans les théories qu’ils peuvent élaborer ou réfuter. Quelques<br />

exemples historiques, parmi d’autres : quand Leibniz a énoncé, en introduisant<br />

le calcul infinitésimal, la célèbre maxime « natura non fecit saltus » (la nature ne fait<br />

pas <strong>de</strong> saut), on peut dire qu’il justifiait la pertinence d’une théorie mathématique<br />

avec un aphorisme qui sentait bon la métaphysique ; lorsque Newton<br />

affirme que la lumière blanche contient sept couleurs (alors qu’il s’agit en fait<br />

d’un spectre continu) et rejoint ainsi le chiffre symbolique <strong>de</strong>s sept jours <strong>de</strong> la<br />

111 Voir en particulier : « Le métier <strong>de</strong> chercheur. Regard d’un anthropologue ». 1995. Collection Sciences en question. Ed. INRA, Paris et<br />

« Politiques <strong>de</strong> la nature ». 1999. Ed. La Découverte, Paris.<br />

112 La question <strong>de</strong>s « savoirs locaux », <strong>de</strong> leur propriété intellectuelle et <strong>de</strong> leur utilisation est un point important et polémique <strong>de</strong><br />

la Convention <strong>de</strong> Rio sur la biodiversité.<br />

113 Voir par exemple S. Krief, 2004. « La pharmacopée <strong>de</strong>s chimpanzés », Pour la Science, n° 325.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Refon<strong>de</strong>r la recherche agronomique<br />

203<br />

création, eux-mêmes liés aux sept planètes connues à cette époque, ne projettet-il<br />

pas sa représentation d’une certaine harmonie <strong>de</strong> l’univers ; lorsque Einstein<br />

s’exclame « Dieu ne joue pas aux dés » pour contester le caractère non-déterministe<br />

<strong>de</strong> la mécanique quantique naissante, ne se réfère-t-il pas à une représentation du<br />

mon<strong>de</strong> dépassant <strong>de</strong> très loin celle issue <strong>de</strong>s observations objectives ?<br />

Plus récemment, les vifs débats sur les rôles respectifs <strong>de</strong> l’hérédité et <strong>de</strong><br />

l’environnement dans le déterminisme <strong>de</strong>s caractères –par exemple la querelle<br />

relative à l’intelligence humaine– semblaient refléter davantage les opinions<br />

politiques <strong>de</strong>s protagonistes que leur volonté d’interpréter objectivement les<br />

observations disponibles. De même, la construction d’une vision déterministe<br />

du génome et <strong>de</strong> son expression, basée sur une analogie avec un programme<br />

informatique se déroulant <strong>de</strong> manière quasi-inexorable, a conditionné une<br />

gran<strong>de</strong> partie du discours <strong>de</strong> la biologie moléculaire, notamment la notion<br />

« d’i<strong>de</strong>ntification du gène » d’une maladie ou d’un trait comportemental. Ce<br />

n’est qu’assez récemment que le caractère idéologique <strong>de</strong> cette métaphore a été<br />

souligné par plusieurs scientifiques 114 .<br />

Certes, la recherche produit, souvent après <strong>de</strong> longues années d’observations et<br />

<strong>de</strong> discussions, un « noyau » <strong>de</strong> connaissances dûment vérifiées qui apparaissent<br />

effectivement objectives et ne sauraient être contestées, à moins <strong>de</strong> tomber dans<br />

un relativisme radical. On se souvient du scandale provoqué par l’article-canular<br />

d’Alan Sokal dénonçant le caractère socialement contingent <strong>de</strong> certains concepts<br />

mathématiques ou physiques 115 . Mais il existe également dans le quotidien <strong>de</strong> la<br />

recherche toute une série <strong>de</strong> savoirs « en <strong>de</strong>venir », qui font l’objet <strong>de</strong> consensus<br />

plus ou moins larges mais sont néanmoins utilisés pour élaborer, diffuser ou<br />

évaluer <strong>de</strong>s innovations. Comme l’écrit avec humour B. Latour : « Il y a <strong>de</strong>s faits<br />

mous, il y a <strong>de</strong>s faits un peu vrais, il y a <strong>de</strong>s faits un peu chauds, un peu froids, un peu anciens.<br />

[…] Ce qui est fréquent aussi, ce sont les faits qui traînent : oui, effectivement, <strong>de</strong>s tas <strong>de</strong> gens<br />

sont plus ou moins au courant <strong>de</strong>puis très longtemps… […] MacMachin a publié <strong>de</strong>ux ou trois<br />

papiers là-<strong>de</strong>ssus, mais bon, il est dans cette université du Middle West… ».<br />

Ainsi, le débat sur l’existence <strong>de</strong> la génération spontanée, soumise à la<br />

démarche expérimentale dès le 17 e siècle, n’a été considéré comme clos que par<br />

la remise à Pasteur, en 1862, du Prix que l’Académie <strong>de</strong>s Sciences avait consacré<br />

à cette question 116 . Contrairement à une vision caricaturale souvent propagée,<br />

les détracteurs <strong>de</strong> Pasteur étaient eux-mêmes <strong>de</strong>s a<strong>de</strong>ptes <strong>de</strong> la démarche<br />

114 Voir H. Atlan, 1999. « La fin du tout génétique ? », Collection Sciences en question. Ed. INRA, et J.P. Kupiec et P. Sonigo, 2000. « Ni<br />

Dieu ni gène », Ed. du Seuil.<br />

115 Alan Sokal, physicien américain a fait paraître en 1996 dans une revue connue <strong>de</strong> sciences sociales, Social Texts, un article<br />

intitulé « Transgressing the Boundaries: Toward a transformative Hermeneutics of Quantum Gravity » dans lequel il énonce, en empruntant au<br />

vocabulaire <strong>de</strong>s sciences sociales, <strong>de</strong>s aphorismes comme : « l’axiome selon lequel <strong>de</strong>ux ensembles sont i<strong>de</strong>ntiques s’ils ont les mêmes éléments est<br />

un produit du libéralisme du XIX e siècle ». Le fait que cette mystification n’ait pas été repérée par les éditeurs <strong>de</strong> la revue a conduit à un<br />

vif débat autour <strong>de</strong> la crédibilité <strong>de</strong>s sciences sociales. Pour plus <strong>de</strong> détails, voir par exemple http://www.union-rationaliste.org/<br />

Affaire_Sokal.html.<br />

116 Voir P. Durris, 2006. « La génération spontanée, 2500 ans pour conclure », La Recherche, 400.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


204<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

expérimentale et produisaient <strong>de</strong>s expériences contradictoires que Pasteur dut<br />

interpréter et réfuter. En outre, la possibilité <strong>de</strong> la synthèse <strong>de</strong> la vie à partir <strong>de</strong> la<br />

matière inerte avait été mise en évi<strong>de</strong>nce par les réussites <strong>de</strong> la chimie organique<br />

(synthèse <strong>de</strong> l’aci<strong>de</strong> oxalique, puis <strong>de</strong> l’urée par Wöhler en 1824 et 1828), qui<br />

avaient donc écarté la théorie vitaliste d’un « principe » spécifique au vivant.<br />

Autre exemple, la controverse, sur laquelle nous reviendrons, autour <strong>de</strong>s<br />

métho<strong>de</strong>s permettant d’attester l’innocuité d’un médicament, d’un aliment ou<br />

d’un produit phytosanitaire : bien que « scientifiques », ces métho<strong>de</strong>s s’appuient<br />

sur un ensemble <strong>de</strong> principes et <strong>de</strong> postulats dont on ne peut nier qu’ils<br />

expriment <strong>de</strong>s « valeurs » sous-jacentes 117 .<br />

Par ailleurs, les choix mêmes <strong>de</strong>s thèmes <strong>de</strong> recherche peuvent traduire<br />

également <strong>de</strong>s opinions sous-jacentes sur ce qu’il est « préférable » d’améliorer<br />

ou sur les métho<strong>de</strong>s d’amélioration à privilégier 118 : ainsi, le fait <strong>de</strong> chercher<br />

à contrôler un problème phytosanitaire par la lutte biologique, les pratiques<br />

culturales, la lutte chimique ou la lutte génétique (y compris les OGM) ne résulte<br />

sans doute pas entièrement d’une analyse objective <strong>de</strong> l’efficacité potentielle <strong>de</strong><br />

ces différentes approches ; <strong>de</strong> même, les débats entre scientifiques sur la nécessité<br />

<strong>de</strong> développer <strong>de</strong>s travaux sur le bien-être animal et sur les approches à adopter<br />

–améliorer l’environnement ou adapter par sélection l’animal– témoigne à notre<br />

avis <strong>de</strong> la diversité philosophique <strong>de</strong>s représentations, parmi les scientifiques, du<br />

statut relatif <strong>de</strong> notre espèce et <strong>de</strong>s autres espèces animales.<br />

Experts et profanes combinent donc, à <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés variés, faits et valeurs pour<br />

élaborer leurs « connaissances », et la reconnaissance mutuelle <strong>de</strong> ces « systèmes<br />

<strong>de</strong> connaissance », qui passe par une compréhension réciproque <strong>de</strong> leur<br />

rationalité, nous semble un préalable à l’élaboration d’une approche commune.<br />

Trop <strong>de</strong> dégâts collatéraux… et imprévus<br />

Le <strong>de</strong>rnier point <strong>de</strong> cette analyse critique <strong>de</strong> la recherche « experte » est sans<br />

doute celui qui a le plus ému l’opinion publique au cours <strong>de</strong> la fin du XX e siècle.<br />

Il s’agit <strong>de</strong> la perception, par les profanes, du caractère non totalement maîtrisé<br />

<strong>de</strong>s conséquences <strong>de</strong>s innovations, révélé par les multiples crises sanitaires<br />

–amiante, vache folle, sang contaminé, Distilbène ® – crises dans lesquelles les<br />

aspects liée à l’agriculture et à l’alimentation ont eu une part majeure. Ces crises<br />

ont en effet montré que <strong>de</strong>s risques importants liés aux innovations pouvaient se<br />

révéler après <strong>de</strong> nombreuses années et n’avaient pas été i<strong>de</strong>ntifiés par les experts<br />

lors <strong>de</strong> la mise en œuvre <strong>de</strong> ces innovations. Cette expérience concrète, vécue par<br />

la société, a conduit à remettre en cause le « pacte social implicite », qui postulait<br />

que le transfert aux experts <strong>de</strong> la production et <strong>de</strong> l’évaluation <strong>de</strong>s innovations<br />

117 Voir notamment B. Chevassus, 2001. « L’analyse du risque alimentaire : quels principes, quels modèles, quelles organisations pour <strong>de</strong>main ? »,<br />

OCL, 8.<br />

118 Sans négliger d’autres aspects, comme les soutiens financiers mobilisables.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Refon<strong>de</strong>r la recherche agronomique<br />

205<br />

–les profanes <strong>de</strong>venant <strong>de</strong> simples consommateurs– allait représenter un progrès<br />

incontestable, tant dans le rythme que dans la qualité et la sécurité <strong>de</strong> ces<br />

innovations. Elle a développé également une « culture profane du risque » dans<br />

laquelle les citoyens, à la lumière <strong>de</strong> ces expériences, ont élaboré leur propre<br />

cadre <strong>de</strong> lecture pour appréhen<strong>de</strong>r <strong>de</strong> nouvelles innovations –OGM, nanotechnologies–<br />

afin <strong>de</strong> se forger une opinion indépendamment <strong>de</strong>s analyses <strong>de</strong> risque<br />

développées par les experts 119 . La phrase souvent citée « <strong>Les</strong> OGM, c’est comme la<br />

vache folle », considérée par les experts comme manifestant un amalgame aberrant,<br />

illustre bien cette perception. Elle traduit l’idée que ce qui s’est passé pour la<br />

vache folle pourrait bien se reproduire pour les OGM et qu’il convient donc,<br />

quoi qu’en disent les experts, <strong>de</strong> les considérer dans cette optique.<br />

Certains, comme le philosophe et généticien Michel Tibon-Cornillot 120 ,<br />

considèrent en outre que cette tendance <strong>de</strong> la « technoscience » à développer <strong>de</strong>s<br />

innovations à partir <strong>de</strong> processus imparfaitement compris ira croissante, du fait<br />

<strong>de</strong> l’émergence <strong>de</strong> la recherche privée et <strong>de</strong> ses impératifs <strong>de</strong> rentabilité à court<br />

terme, mais aussi <strong>de</strong>s critères <strong>de</strong> compétitivité qui s’appliquent à l’ensemble du<br />

dispositif <strong>de</strong> recherche. On peut remarquer par exemple que la téléphonie mobile<br />

a envahi la planète alors que le débat sur l’innocuité <strong>de</strong>s on<strong>de</strong>s électromagnétiques<br />

est encore vif dans la communauté scientifique 121 .<br />

II. Des réalités sociétales aux objets durs et sans histoire :<br />

simplification pragmatique ou réductionnisme<br />

philosophique ?<br />

Le second aspect <strong>de</strong> la recherche agronomique « mo<strong>de</strong>rne » que nous<br />

souhaitons mettre en lumière est celui <strong>de</strong> la simplification progressive <strong>de</strong>s<br />

questions posées, qui a conduit à transformer, <strong>de</strong> manière plus ou moins perçue<br />

par les chercheurs, <strong>de</strong>s réalités sociales complexes en objets souvent monodisciplinaires,<br />

susceptibles d’être traités par les seules sciences « dures » et expérimentales,<br />

physique, chimie, physiologie…<br />

Animaux, sols, aliments, trois exemples<br />

<strong>de</strong> simplifications efficaces, mais appauvrissantes<br />

Il nous semble intéressant <strong>de</strong> visiter tout d’abord quelques exemples <strong>de</strong> cette<br />

traduction qui, pour reprendre les termes <strong>de</strong> Callon et al., « substitue à une réalité complexe<br />

et énigmatique une réalité plus simple, manipulable, mais qui <strong>de</strong>meure néanmoins représentative » 122 .<br />

119 Pour une analyse plus détaillée <strong>de</strong> cette opposition entre experts et profanes dans la perception <strong>de</strong>s risques, voir par exemple B.<br />

Chevassus, 2000. « Retour <strong>de</strong> l’irrationnel ou conflit <strong>de</strong> rationalités. Que mangeons-nous ? », Projet, 261.<br />

120 Voir par exemple son article : « A propos du clonage humain : querelles d’experts et illusions bioéthiques », Natures, Sciences, Sociétés, 1998,<br />

6 (3).<br />

121 Voir par exemple les actes du colloque <strong>de</strong> l’Académie <strong>de</strong>s Sciences « Communication mobile. Effets biologiques », Paris, avril 2000. Ed.<br />

TEC & DOC Lavoisier, Paris.<br />

122 Callon et al., ibid., p. 77.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


206<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Le premier exemple est celui <strong>de</strong> l’échange <strong>de</strong> reproducteurs, couramment<br />

pratiqué entre les agriculteurs. Ces échanges s’inscrivent à l’évi<strong>de</strong>nce dans une<br />

dynamique sociale complexe, faite <strong>de</strong> reconnaissance mutuelle et <strong>de</strong> renforcement<br />

<strong>de</strong> solidarités face aux aléas <strong>de</strong> l’avenir. Même limité à sa seule dimension<br />

biologique, cet accueil <strong>de</strong> reproducteurs extérieurs impliquait un jugement sur<br />

leurs caractères sanitaires, comportementaux (insertion dans le troupeau, aptitu<strong>de</strong><br />

à la monte…), voire sur <strong>de</strong>s aspects esthétiques et émotionnels permettant à<br />

l’éleveur <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r ce choix capital d’un « bon » reproducteur.<br />

La réduction <strong>de</strong> cette complexité, via l’insémination artificielle et le calcul<br />

<strong>de</strong> la seule « valeur génétique » <strong>de</strong>s reproducteurs pour un nombre restreint <strong>de</strong><br />

caractères, a éliminé la plupart <strong>de</strong> ces aspects. Le reproducteur, qui ne pénètre<br />

plus dans les élevages que sous forme <strong>de</strong> paillettes congelées, est réduit à un<br />

simple in<strong>de</strong>x abstrait, nombre sans dimension permettant seulement d’estimer<br />

le surcroît <strong>de</strong> performances techniques ou économiques du troupeau que cette<br />

insémination va générer. L’essentiel <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> la recherche agronomique s’est<br />

donc focalisé sur l’amélioration <strong>de</strong> cet in<strong>de</strong>x.<br />

Autre exemple, celui <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s sols. La réalité <strong>de</strong> départ est un écosystème<br />

complexe, hétérogène dans sa structure, remo<strong>de</strong>lé en permanence par une faune<br />

<strong>de</strong> vertébrés et d’invertébrés et par une flore microbienne en gran<strong>de</strong> partie<br />

inconnue mais qui conditionnera une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s propriétés <strong>de</strong> ce sol.<br />

Le réduire à un substrat, réaliser une classification basée essentiellement sur <strong>de</strong>s<br />

propriétés physico-chimiques et le caractériser par ses capacités <strong>de</strong> rétention d’eau<br />

ou d’engrais minéraux a été une démarche classique <strong>de</strong> la recherche agronomique,<br />

conduisant même à l’élaboration <strong>de</strong> « supports <strong>de</strong> culture » inertes pour <strong>de</strong>s<br />

cultures « hors-sols ». Parallèlement, à la suite <strong>de</strong>s célèbres travaux <strong>de</strong> Liebig sur<br />

la nutrition minérale <strong>de</strong>s plantes (1840), s’opérait la réduction du problème <strong>de</strong><br />

la fertilité <strong>de</strong>s sols à un problème d’apports et <strong>de</strong> bilan d’éléments chimiques<br />

simples. La « science du sol » <strong>de</strong>venait ainsi l’apanage <strong>de</strong>s physico-chimistes.<br />

Le <strong>de</strong>rnier exemple, que nous détaillerons davantage, est celui <strong>de</strong> l’alimentation,<br />

réalité accompagnée dans toutes les civilisations d’une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

traditions, rites, interdits, symboles, qui font <strong>de</strong> la quête et <strong>de</strong> la consommation<br />

d’aliments un <strong>de</strong>s actes majeurs <strong>de</strong> la vie d’une société. On peut i<strong>de</strong>ntifier quatre<br />

étapes dans le processus <strong>de</strong> réduction <strong>de</strong> la complexité.<br />

La première est le passage <strong>de</strong> l’alimentation à l’aliment, considéré comme<br />

l’objet le plus important du processus, et qui permet une « désocialisation » <strong>de</strong><br />

la question et, <strong>de</strong> ce fait, l’élaboration <strong>de</strong> connaissances plus générales, non liées<br />

aux multiples contextes culturels. La secon<strong>de</strong> est la décomposition <strong>de</strong> l’aliment<br />

en « nutriments », lipi<strong>de</strong>s, protéines, gluci<strong>de</strong>s, sels minéraux, pouvant faire<br />

l’objet d’étu<strong>de</strong>s séparées visant à définir leur fonction spécifique. Elle permet<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Refon<strong>de</strong>r la recherche agronomique<br />

207<br />

ainsi <strong>de</strong> formuler <strong>de</strong> manière rationnelle les besoins alimentaires en « besoins<br />

quotidiens » en protéines ou en aci<strong>de</strong>s gras essentiels. La troisième réduction<br />

est rendue possible par la décomposition <strong>de</strong> ces nutriments complexes en entités<br />

élémentaires, aci<strong>de</strong>s aminés, sucres simples, censés représenter les produits<br />

ultimes <strong>de</strong> la digestion et donc les « véritables » aliments <strong>de</strong> nos cellules. On peut<br />

ainsi comparer et évaluer <strong>de</strong>s sources nutritionnelles variées, par exemple diverses<br />

protéines animales et végétales, en utilisant comme dénominateur commun leurs<br />

apports en termes d’aci<strong>de</strong>s aminés essentiels, voire les compléter par <strong>de</strong>s produits<br />

<strong>de</strong> synthèse plus ou moins conformes aux molécules naturelles.<br />

Un autre aspect <strong>de</strong> cette troisième réduction –qui a prévalu au début <strong>de</strong>s<br />

recherches en nutrition et <strong>de</strong>meure une référence– est celui <strong>de</strong> la « valeur<br />

énergétique » <strong>de</strong>s aliments. Suite aux travaux <strong>de</strong> Lavoisier assimilant la respiration<br />

à une combustion, l’idée que les aliments <strong>de</strong>vaient être évalués dans leur capacité<br />

à fournir <strong>de</strong> la « chaleur animale » a suscité un engouement considérable et la<br />

chambre calorimétrique est <strong>de</strong>venue le mètre étalon <strong>de</strong> l’alimentation. Le docteur<br />

Roux, prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la Société Scientifique d’Hygiène Alimentaire 123 , écrit ainsi<br />

en 1906 au Prési<strong>de</strong>nt du Conseil 124 : « L’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la production <strong>de</strong> la chaleur animale<br />

et <strong>de</strong> la nutrition est entrée dans la voie scientifique <strong>de</strong>puis Lavoisier. La source <strong>de</strong> chaleur <strong>de</strong>s<br />

animaux, <strong>de</strong> même que celle du travail qu’ils accomplissent, étant dans les combustions qui se<br />

passent au sein <strong>de</strong> leur organisme, on ne peut être renseigné sur celles-ci qu’en mesurant la chaleur<br />

et le travail produits, en regard <strong>de</strong>s aliments consommés par l’animal et <strong>de</strong>s matières rejetées. L’usage<br />

<strong>de</strong>s chambres calorimétriques […] permet d’établir le bilan <strong>de</strong> la nutrition ».<br />

Ainsi peut intervenir la quatrième étape : décomposé en éléments simples<br />

et en énergie, l’aliment <strong>de</strong>vient le domaine <strong>de</strong> la chimie, comme le proclame en<br />

1896 Marcellin Berthelot 125 : « C’est là que nous trouverons la solution économique du plus<br />

grand problème peut-être qui relève <strong>de</strong> la chimie, celui <strong>de</strong> la fabrication <strong>de</strong>s produits alimentaires.<br />

En principe, il est déjà résolu : la synthèse <strong>de</strong>s graisses et <strong>de</strong>s huiles est réalisée <strong>de</strong>puis quarante ans,<br />

celle <strong>de</strong>s sucres et <strong>de</strong>s hydrates <strong>de</strong> carbone s’accomplit <strong>de</strong> nos jours, et la synthèse <strong>de</strong>s corps azotés<br />

n’est pas loin <strong>de</strong> nous. […] Le jour où l’énergie sera obtenue économiquement, on ne tar<strong>de</strong>ra<br />

guère à fabriquer <strong>de</strong>s aliments <strong>de</strong> toutes pièces, avec le carbone emprunté à l’aci<strong>de</strong> carbonique, avec<br />

l’hydrogène pris à l’eau, avec l’azote et l’oxygène tirés <strong>de</strong> l’atmosphère. Ce que les végétaux ont fait<br />

jusqu’à présent, à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’énergie empruntée à l’univers ambiant, nous l’accomplissons déjà et<br />

nous l’accomplirons bien mieux, d’une façon plus étendue et plus parfaite que ne le fait la nature<br />

[…]. Un jour viendra où chacun emportera pour se nourrir sa petite tablette azotée, sa petite<br />

motte <strong>de</strong> matière grasse, son petit morceau <strong>de</strong> fécule ou <strong>de</strong> sucre, son petit flacon d’épices aromatiques,<br />

accommodés à son goût personnel ; tout cela fabriqué économiquement et en quantités inépuisables<br />

123 Fondée en 1904, la « Société scientifique d’hygiène alimentaire et <strong>de</strong> l’alimentation rationnelle <strong>de</strong> l’homme » se donne comme mission l’étu<strong>de</strong> et<br />

la vulgarisation <strong>de</strong>s meilleures métho<strong>de</strong>s d’alimentation scientifique et économique <strong>de</strong> l’homme dans toutes les conditions <strong>de</strong> la<br />

vie et à tous les âges.<br />

124 In « La société Scientifique d’Hygiène Alimentaire. Cent ans d’Histoire au service <strong>de</strong> l’alimentation (1904-2004) ». Ouvrage coordonnée par<br />

Jean-Louis Multon et Max Feinberg, 2005, réalisé par Publiez-vous.<br />

125 Berthelot M., 1896. « Science et morale ». Ed Calmann-Lévy, Paris.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


208<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

par nos usines ; tout cela indépendant <strong>de</strong>s saisons irrégulières, <strong>de</strong> la pluie, ou <strong>de</strong> la sécheresse, <strong>de</strong> la<br />

chaleur qui <strong>de</strong>ssèche les plantes, ou <strong>de</strong> la gelée qui détruit l’espoir <strong>de</strong> la fructification ; tout cela enfin<br />

exempt <strong>de</strong> ces microbes pathogènes, origine <strong>de</strong>s épidémies et ennemis <strong>de</strong> la vie humaine ».<br />

Comme précé<strong>de</strong>mment, cette démarche <strong>de</strong> simplification <strong>de</strong>s objets s’est<br />

imposée en apportant la preuve <strong>de</strong> son efficacité. <strong>Les</strong> gains <strong>de</strong> production liés<br />

au recours à l’insémination artificielle par <strong>de</strong>s taureaux évalués sur les performances<br />

<strong>de</strong> milliers d’apparentés sont apparus spectaculaires par rapport à ce<br />

que permettait le simple échange <strong>de</strong> reproducteurs entre troupeaux proches ;<br />

l’utilisation <strong>de</strong>s aliments « composés » est <strong>de</strong>venu incontournable dans les<br />

élevages hors-sol et le sigle « NPK 126 » s’est imposé comme la référence pour<br />

toute pratique <strong>de</strong> fertilisation.<br />

Des limites <strong>de</strong> plus en plus prégnantes et dangereuses<br />

Quelles sont les limites que l’on peut percevoir aujourd’hui dans ce processus<br />

<strong>de</strong> « réduction » ? Quatre aspects nous semblent à évoquer.<br />

Le premier est celui <strong>de</strong> la « désocialisation » <strong>de</strong>s objets, c’est-à-dire <strong>de</strong>s<br />

processus sociaux qui leurs sont associés et qui expliquent leurs usages dans<br />

différents contextes. De ce fait, les sciences sociales ne se sont guère mobilisées<br />

dans l’analyse a priori du « cahier <strong>de</strong>s charges » <strong>de</strong> nouvelles innovations. Elles<br />

le sont, par contre, lorsque les innovations issues <strong>de</strong>s seules sciences biotechniques<br />

semblent se heurter à <strong>de</strong>s réticences, voire à <strong>de</strong>s refus <strong>de</strong>s utilisateurs.<br />

On leur <strong>de</strong>man<strong>de</strong> alors d’étudier –voire d’améliorer– « l’acceptabilité sociale »<br />

<strong>de</strong> ces innovations, ce qu’elles refusent généralement <strong>de</strong> faire en revendiquant<br />

l’autonomie <strong>de</strong> leurs problématiques et en dénonçant le risque d’instrumentalisation<br />

<strong>de</strong> leurs disciplines. Lorsqu’elles le font néanmoins, elles jouent le rôle <strong>de</strong><br />

« mé<strong>de</strong>cin légiste », en explicitant trop tardivement les causes profon<strong>de</strong>s, et qui<br />

apparaissent alors a posteriori prévisibles, <strong>de</strong> l’échec observé. Cette dissymétrie <strong>de</strong><br />

posture entre <strong>de</strong>s sciences considérées comme « innovantes » et d’autres comme<br />

« critiques » conduit également les sciences biotechniques à privilégier cet aspect<br />

« innovant » et à ne pas accor<strong>de</strong>r une attention suffisante au développement <strong>de</strong><br />

métho<strong>de</strong>s d’évaluation et <strong>de</strong> suivi <strong>de</strong>s éventuels impacts sanitaires ou environnementaux<br />

<strong>de</strong> leurs innovations. La faible priorité accordée jusqu’à récemment à<br />

<strong>de</strong>s disciplines comme la toxicologie, l’écotoxicologie ou l’épidémiologie au sein<br />

<strong>de</strong> la recherche agronomique illustre ce point <strong>de</strong> vue.<br />

Le second aspect est celui <strong>de</strong> l’élimination <strong>de</strong> la dimension historique <strong>de</strong>s<br />

phénomènes, qui conditionne souvent les propriétés d’un système à un instant<br />

donné. Si l’aliment n’a pas d’histoire, le mangeur en a une –commencée dès sa<br />

naissance et même pendant la gestation– qui va conditionner ses goûts et ses<br />

126 Symboles <strong>de</strong>s éléments Azote (N), Phosphore (P) et Potassium (K). Tous les engrais sont caractérisés par leur teneur en ces<br />

trois éléments majeurs.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Refon<strong>de</strong>r la recherche agronomique<br />

209<br />

comportements alimentaires et le conduira à définir ce qui lui semble bon pour<br />

lui, quoiqu’en disent les experts nutritionnistes. La célèbre phrase <strong>de</strong> Clau<strong>de</strong><br />

Lévi-Strauss : « Pour qu’un aliment soit bon à manger, il faut qu’il soit bon à penser »<br />

ne s’applique pas qu’à <strong>de</strong>s tribus lointaines et les chercheurs en alimentation<br />

humaine considèrent aujourd’hui que la mise en place effective <strong>de</strong> politiques<br />

alimentaires est d’abord conditionnée par la prise en compte et la compréhension<br />

<strong>de</strong> tels facteurs.<br />

De même, comprendre les conflits actuels autour du maïs OGM dans le<br />

Sud-Ouest <strong>de</strong> la France ne peut guère se faire sans étudier la longue histoire locale<br />

<strong>de</strong> cette plante « étrangère », <strong>de</strong>puis son introduction au 16e siècle jusqu’aux<br />

débats <strong>de</strong>s années cinquante sur les maïs hybri<strong>de</strong>s 127 . Le maïs apparaît en effet<br />

fréquemment accusé d’être la cause <strong>de</strong> maux divers et mystérieux, diarrhées,<br />

<strong>de</strong>rmatites, folie, épuisement <strong>de</strong>s terres…, et ces inquiétu<strong>de</strong>s s’expriment en<br />

termes similaires aux XVIII e et XIX e siècles pour les maïs classiques et au XX e<br />

siècle pour les maïs hybri<strong>de</strong>s, accusés <strong>de</strong> ne pas nourrir les volailles et <strong>de</strong> donner<br />

la peste aux cochons. En outre, ces nouveaux maïs sont « américains », pays d’où<br />

sont venus le phylloxera <strong>de</strong> la vigne et le mildiou <strong>de</strong> la pomme <strong>de</strong> terre, alors que<br />

le « vrai maïs » est local, son origine américaine étant oubliée et même parfois<br />

contestée du fait <strong>de</strong> son appellation populaire fréquente <strong>de</strong> « blé <strong>de</strong> Turquie ».<br />

On voit donc combien le débat sur les maïs OGM réactive aujourd’hui ces<br />

thèmes récurrents, le maïs hybri<strong>de</strong> étant entre-temps <strong>de</strong>venu « français » du<br />

fait <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> l’INRA. Espérer résoudre ces conflits en améliorant la<br />

construction génétique utilisée (élimination <strong>de</strong>s gènes <strong>de</strong> résistance aux antibiotiques,<br />

précision sur le nombre et le lieu <strong>de</strong>s sites d’insertion dans le génome)<br />

serait faire preuve d’un « biologisme » naïf.<br />

Cette dimension historique <strong>de</strong>s phénomènes n’est pas le propre <strong>de</strong>s réalités<br />

sociales : même les phénomènes purement biologiques ont une histoire qui<br />

peut conditionner leurs propriétés. La capacité d’un sol utilisé pour <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s<br />

cultures à accueillir à nouveau un peuplement forestier dépendra <strong>de</strong> sa diversité<br />

microbienne, elle-même résultant <strong>de</strong> l’ancienneté <strong>de</strong> la déforestation et <strong>de</strong>s<br />

pratiques culturales qui se sont succédées. Il faudra donc souvent réassocier aux<br />

racines <strong>de</strong>s arbres <strong>de</strong>s microorganismes spécifiques pour leur permettre <strong>de</strong> se<br />

développer. De même, nous avons vu dans notre conférence sur la biodiversité<br />

combien il était nécessaire d’analyser la structure d’un écosystème beaucoup<br />

plus comme le résultat d’une histoire que comme le produit d’une optimisation<br />

instantanée.<br />

De manière plus générale, l’absence assez systématique, chez les agronomes,<br />

<strong>de</strong> références aux sciences <strong>de</strong> l’évolution les amène souvent à pratiquer une<br />

127 Sur ce sujet, voir Maryse Carraretto, 2005 : « Histoire <strong>de</strong> maïs. D’une divinité amérindienne à ses avatars transgéniques ». Editions du CTHS,<br />

Paris.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


210<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

biologie « instantanée », cherchant à expliquer un processus biologique donné<br />

(la structure d’un génome, une régulation hormonale…) comme une adaptation<br />

à <strong>de</strong>s contraintes actuelles, alors que ces processus résultent souvent <strong>de</strong> pressions<br />

évolutives passées qui se sont exercées dans <strong>de</strong>s contextes très différents, voire<br />

d’évènements aléatoires qui ont pu fixer à un moment une situation non<br />

nécessairement optimale. Ainsi, les hormones <strong>de</strong> la lactation <strong>de</strong>s mammifères<br />

ont dû d’abord servir à adapter les poissons à <strong>de</strong>s milieux <strong>de</strong> salinité variée, et<br />

c’est sans doute cette fonction ancestrale qu’il faut considérer pour comprendre<br />

leur structure. De même, l’existence chez la quasi-totalité <strong>de</strong>s mammifères<br />

d’un déterminisme du sexe strictement génétique et basé sur la présence ou<br />

non d’un chromosome Y 128 , alors que d’autres groupes comme les poissons et<br />

les amphibiens présentent <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> déterminisme du sexe beaucoup plus<br />

diversifiés, ne peut sans doute pas être interprété comme le choix du système<br />

« optimum » mais plutôt comme un évènement historique contingent remontant<br />

à l’origine <strong>de</strong> ce groupe. Même si le généticien T. Dobzanski, l’un <strong>de</strong>s pères <strong>de</strong><br />

la théorie synthétique <strong>de</strong> l’évolution, proclamait dès le milieu du XX e siècle<br />

« Nothing in Biology makes sense except in the ligth of evolution », il semble que cette<br />

assertion n’ait guère pénétré les sciences agronomiques.<br />

La troisième limite <strong>de</strong> cette réduction apparaît lorsque l’on cherche à<br />

« reconstruire » ou à manipuler un objet complexe à partir <strong>de</strong>s connaissances<br />

acquises sur ces composantes élémentaires jugées les plus pertinentes.<br />

L’exemple <strong>de</strong> la nutrition « synthétique » illustre ce propos : même connus<br />

les besoins élémentaires en aci<strong>de</strong>s aminés, aci<strong>de</strong>s gras, minéraux, il apparaît<br />

que le résultat <strong>de</strong> ces aliments synthétiques peuvent varier gran<strong>de</strong>ment selon la<br />

manière dont ces composés sont réassociés. Des aci<strong>de</strong>s aminés libres n’auront<br />

pas les mêmes effets que s’ils sont administrés sous forme d’oligopepti<strong>de</strong>s, les<br />

minéraux seront plus ou moins assimilables selon les protéines auxquels ils<br />

seront liés, l’apport simultané ou successif <strong>de</strong>s différents intrants conduira à <strong>de</strong>s<br />

résultats différents. Plus récemment, le fait que l’on ne pouvait se contenter <strong>de</strong><br />

considérer un OGM comme la simple addition d’une construction génétique<br />

parfaitement définie et d’un génome « familier » est apparu <strong>de</strong> plus en plus<br />

évi<strong>de</strong>nt et amène à approfondir <strong>de</strong>s questions complexes comme celle <strong>de</strong> la<br />

stabilité du génome face à une perturbation. L’adage selon lequel « le tout est<br />

plus que la somme <strong>de</strong>s parties » se révèle souvent fondé et oblige à considérer<br />

comme une véritable opération <strong>de</strong> recherche la réinsertion d’entités élémentaires<br />

« optimisées » dans un système plus large.<br />

Enfin, cette focalisation sur un aspect restreint d’une réalité complexe<br />

peut conduire à une perception biaisée et à une surestimation <strong>de</strong>s améliorations<br />

réalisées. Pour reprendre la question précé<strong>de</strong>mment évoquée <strong>de</strong> la valeur<br />

128 <strong>Les</strong> individus ayant ce chromosome (XY) sont mâles, les femelles étant XX.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Refon<strong>de</strong>r la recherche agronomique<br />

211<br />

énergétique <strong>de</strong>s aliments, il est indéniable que les recherches en nutrition<br />

animale ont permis <strong>de</strong> produire <strong>de</strong>s aliments dont le « ren<strong>de</strong>ment énergétique »<br />

(rapport entre l’énergie qu’ils contiennent et celle qui sera effectivement utilisée<br />

par l’animal) était considérablement amélioré. Mais si l’on considère plus<br />

globalement le système alimentaire <strong>de</strong>s pays développés et que l’on estime la<br />

quantité totale d’énergie dépensée pour apporter dans notre assiette notre ration<br />

calorique quotidienne, on constate que la situation s’est au contraire considérablement<br />

dégradée : les systèmes agricoles traditionnels, fondés sur l’agriculture<br />

manuelle et la consommation <strong>de</strong> proximité, avaient, par nécessité, un bilan<br />

énergétique positif (pour perdurer, ils <strong>de</strong>vaient fournir au moins autant <strong>de</strong><br />

calories alimentaires qu’ils n’en consommaient pour produire ces aliments) ; à<br />

l’inverse, on estime que les systèmes alimentaires mo<strong>de</strong>rnes consomment cinq à<br />

dix fois plus <strong>de</strong> calories qu’ils n’en amènent dans notre assiette 129 .<br />

Pour conclure sur cette démarche <strong>de</strong> réduction et sur ses limites, il nous<br />

semble qu’elle est justifiée si elle est présentée comme une attitu<strong>de</strong> pragmatique<br />

permettant parfois d’agir <strong>de</strong> manière efficace sur une entité complexe, à partir<br />

d’une composante qui apparaît plus facilement « accessible », compte tenu <strong>de</strong>s<br />

connaissances existantes. Elle <strong>de</strong>vient dangereuse si elle tourne à un réductionnisme<br />

« philosophique », qui considérerait cette composante comme représentative<br />

à elle seule <strong>de</strong> l’entité globale et négligerait l’importance <strong>de</strong>s phénomènes<br />

émergents liés aux interactions avec les autres composantes.<br />

III. Ecosystèmes et agrosystèmes : d’un regrettable divorce<br />

En même temps que se développaient les sciences agronomiques 130 ,<br />

l’écologie, définie en 1866 par Haeckel comme la science qui étudie « les<br />

conditions d’existence <strong>de</strong>s êtres vivants et les interactions <strong>de</strong> toute nature qui existent entre ces êtres<br />

vivants et leur milieu », précisait peu à peu ses principaux concepts : les notions <strong>de</strong><br />

biocénose (Möbius, 1877), d’écotone et <strong>de</strong> climax (Clements, vers 1900), <strong>de</strong><br />

niche écologique (Grinnel, 1917) <strong>de</strong> biotope et d’écosystème (Tansley, 1935)<br />

structuraient une vision intégrée et interactive <strong>de</strong>s relations entre les êtres vivants<br />

et leur environnement. Ces quelques dates montrent que l’essor conceptuel <strong>de</strong><br />

cette discipline est largement antérieur au développement <strong>de</strong> l’écologie politique<br />

et que <strong>de</strong>s relations fécon<strong>de</strong>s auraient pu s’établir entre ces <strong>de</strong>ux disciplines dès<br />

le début du XX e siècle. En réalité, cet essor <strong>de</strong> l’écologie s’est fait <strong>de</strong> manière<br />

129 Ces calculs intègrent non seulement la consommation d’énergie <strong>de</strong>s entreprises agricoles (carburants <strong>de</strong>s machines, chauffage <strong>de</strong>s<br />

serres, électricité…), qui sont les seules recensées dans les statistiques agricoles, mais également celles <strong>de</strong>s entreprises d’amont<br />

(production d’engrais, <strong>de</strong> machines agricoles, d’aliments composés…) et d’aval (transport et transformation <strong>de</strong>s produits,<br />

conditionnement, stockage…) ainsi que la dépense énergétique <strong>de</strong>s ménages liée à l’alimentation (transport, congélation,<br />

cuisson…).Voir notamment M. Giampetro, S.G.F. Bukkens, D. Pimentel, 1994. « Mo<strong>de</strong>ls of energy analysis to assess the performance of<br />

food systems », Agricultural Systems, 45 (1), et la présentation générale <strong>de</strong> F. Rama<strong>de</strong>, 1991. « Eléments d’écologie. Ecologie appliquée »,<br />

Ed. McGraw-Hill, Paris.<br />

130 Selon le ROBERT, le terme est apparu en français en 1798, celui <strong>de</strong> « zootechnie » en 1842. Ce que l’on considère souvent<br />

comme le premier traité d’agronomie, l’ouvrage d’Olivier <strong>de</strong> Serres paru en 1600 était intitulé « Le théâtre d’agriculture et <strong>de</strong> mesnage <strong>de</strong>s<br />

champs ».<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


212<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

très peu interactive avec l’agronomie, les interactions éventuelles étant beaucoup<br />

plus sur le mo<strong>de</strong> conflictuel que coopératif, avec par exemple la dénonciation<br />

<strong>de</strong>s méfaits <strong>de</strong> l’agriculture productiviste par les écologistes. Il nous semble donc<br />

important <strong>de</strong> comprendre les raisons <strong>de</strong> ce clivage.<br />

<strong>Les</strong> multiples raisons d’une indifférence mutuelle<br />

Vu du côté <strong>de</strong> l’écologie, le manque d’intérêt pour les « écosystèmes<br />

modifiés » résulte à notre avis <strong>de</strong> plusieurs facteurs :<br />

• Leur biodiversité est relativement faible (et ce phénomène a été en s’accentuant) et leurs<br />

espèces « banales » –et, en outre, souvent introduites et domestiquées– alors<br />

que les écosystèmes naturels, en particulier tropicaux, apparaissent beaucoup<br />

plus attractifs, non seulement pour les systématiciens soucieux <strong>de</strong> poursuivre le<br />

« grand inventaire » <strong>de</strong>s espèces mais également pour <strong>de</strong>s écologistes<br />

cherchant à comprendre les relations multiples, en particulier trophiques 131 ,<br />

entre l’ensemble <strong>de</strong> ces espèces.<br />

• Ils sont considérés comme « loin <strong>de</strong> l’équilibre », les pratiques agricoles (labours,<br />

semis, fertilisation, désherbage…) déstabilisant <strong>de</strong> manière répétitive la<br />

dynamique <strong>de</strong>s biocénoses 132 . Or, l’idée que les écosystèmes naturels étaient,<br />

à l’inverse, <strong>de</strong>s systèmes à l’équilibre ou tendant vers cet état (la notion <strong>de</strong><br />

climax 133 ) a longtemps prévalu, ces états d’équilibre étant en outre considérés<br />

comme <strong>de</strong>s optimums « fonctionnels », résultant <strong>de</strong> coadaptations complexes<br />

entre l’ensemble <strong>de</strong>s espèces <strong>de</strong> la biocénose (voir notre conférence sur la<br />

biodiversité).<br />

• Enfin -et c’est peut-être l’élément principal- ils sont « anthropisés 134 », et cette<br />

omniprésence <strong>de</strong> l’homme, considéré comme extérieur à la nature (nous<br />

reviendrons ultérieurement sur ce point <strong>de</strong> vue), suffit à disqualifier ces<br />

systèmes aux yeux d’une science ambitionnant d’étudier les lois régissant le<br />

fonctionnement d’une nature « vierge ».<br />

A ce désintérêt <strong>de</strong>s écologues a répondu une égale indifférence <strong>de</strong>s agronomes<br />

à leur égard. Outre le fait, que nous venons d’évoquer, que l’écologie s’intéressait<br />

à <strong>de</strong>s systèmes exotiques et peu anthropisés qui pouvaient sembler non pertinents<br />

pour la conduite <strong>de</strong>s champs et <strong>de</strong>s pâturages, <strong>de</strong>ux autres facteurs nous semblent<br />

avoir influé sur cette attitu<strong>de</strong>.<br />

Le premier est l’ambition <strong>de</strong>s sciences agronomiques d’apparaître comme <strong>de</strong>s<br />

sciences « dures » et <strong>de</strong> se rapprocher du sommet (ou <strong>de</strong> la base) <strong>de</strong> la fameuse<br />

pyrami<strong>de</strong> d’Auguste Comte, qui faisait dépendre le progrès <strong>de</strong>s sciences du<br />

131 C’est la notion <strong>de</strong> chaîne (ou <strong>de</strong> réseau) alimentaire : qui mange qui et comment, <strong>de</strong> ce fait, circule l’énergie solaire captée par<br />

les plantes dans un écosystème.<br />

132 Ce terme désigne l’ensemble du peuplement vivant (animaux, végétaux, microorganismes) dans un écosystème.<br />

133 Etat d’équilibre stable <strong>de</strong> la biocénose censé caractériser un écosystème non perturbé.<br />

134 C’est-à-dire que l’homme y est présent et influe sur la structure et l’évolution <strong>de</strong> l’écosystème.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Refon<strong>de</strong>r la recherche agronomique<br />

213<br />

complexe et du particulier, comme la biologie et, encore davantage, la sociologie,<br />

<strong>de</strong>s acquis et <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s sciences du simple et du général, chimie, physique<br />

et, in fine, mathématiques. Cet attrait pour les sciences dures, fondées sur <strong>de</strong>s<br />

démarches expérimentales rigoureuses et permettant l’acquisition <strong>de</strong> savoirs <strong>de</strong><br />

portée générale, explique sans doute également le phénomène précé<strong>de</strong>mment décrit<br />

<strong>de</strong> « désocialisation » <strong>de</strong>s objets <strong>de</strong> la recherche agronomique et le manque d’intérêt<br />

pour les fon<strong>de</strong>ments évolutifs, et donc contingents, <strong>de</strong>s processus biologiques.<br />

Un second facteur, plus culturel, nous semble à avancer, quitte à apparaître<br />

ici quelque peu provocateur. Il s’agit du clivage institutionnel, pédagogique et<br />

professionnel entre le « mon<strong>de</strong> » <strong>de</strong>s ingénieurs et le « mon<strong>de</strong> » universitaire.<br />

Le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s ingénieurs est en effet logiquement dominé par un souci<br />

d’efficience et d’opérationnalité. Un savoir fondé sur <strong>de</strong>s lois empiriques, mais<br />

robustes, reliant une variable d’action à un résultat et permettant d’agir <strong>de</strong> manière<br />

déterministe sur la réalité apparaît légitime, même si ces lois sont fondées sur <strong>de</strong>s<br />

modèles <strong>de</strong> « boîte noire » assez peu explicatifs : contrairement à une confusion<br />

fréquente, l’analyse <strong>de</strong> variance, pierre angulaire <strong>de</strong> la recherche agronomique,<br />

n’est pas une analyse causale et le fait d’analyser comment la variation d’un<br />

facteur (une dose d’engrais, la composition d’un aliment) influe sur la variation<br />

d’un autre facteur (un ren<strong>de</strong>ment, une qualité) ne permet nullement d’inférer les<br />

liens <strong>de</strong> causalité existant entre ces facteurs 135 . Ce mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> pensée privilégie <strong>de</strong>s<br />

relations linéaires, seules susceptibles <strong>de</strong> se combiner <strong>de</strong> manière prédictive pour<br />

évaluer l’effet <strong>de</strong> différents facteurs étudiés séparément. Or, c’est dans ce mon<strong>de</strong><br />

que se sont développées, particulièrement en France, les sciences agronomiques.<br />

A l’opposé, le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’Université est celui <strong>de</strong> l’analyse et <strong>de</strong> la compréhension<br />

<strong>de</strong>s processus, <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scription fine <strong>de</strong>s phénomènes, les préoccupations<br />

d’opérationnalité étant très secondaires par rapport à ce souci d’intelligibilité :<br />

la <strong>de</strong>scription qualitative ou quantitative d’un réseau trophique ou d’un cycle<br />

biogéochimique 136 sera appréciée au regard <strong>de</strong> la finesse et <strong>de</strong> l’originalité <strong>de</strong><br />

l’analyse, indépendamment <strong>de</strong>s possibilités éventuelles <strong>de</strong> manipulation <strong>de</strong> ces<br />

phénomènes qui peuvent en découler. Un tel contexte est, à l’évi<strong>de</strong>nce, beaucoup<br />

plus favorable au développement <strong>de</strong> visions systémiques, reliant par <strong>de</strong>s liens<br />

multiples et complexes (faisant souvent appel à <strong>de</strong>s relations non-linéaires) les<br />

différentes composantes d’un ensemble et s’éloignant <strong>de</strong> ce fait <strong>de</strong> représentations<br />

causales et déterministes simples. C’est ce mon<strong>de</strong> qui, parfois difficilement –car<br />

le poids <strong>de</strong>s sciences dures s’y faisait également sentir– a cultivé les disciplines<br />

écologiques et fait évoluer leurs concepts.<br />

135 Pour prendre un exemple caricatural, s’il n’existait qu’un modèle d’automobiles, un martien pratiquant l’analyse <strong>de</strong> variance sur la<br />

forme <strong>de</strong> cette automobile (variations dues aux bosses, éraflures et autres inci<strong>de</strong>nts) conclurait, s’il en faisait une interprétation<br />

causale, que la carrosserie <strong>de</strong>s automobiles est façonnée par une série <strong>de</strong> chocs fortuits.<br />

136 Par exemple le cycle du carbone ou <strong>de</strong> l’azote à travers leurs formes organiques (associées au vivant) ou minérales et leur circulation<br />

entre le sol, les eaux, l’atmosphère.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


214<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Dans un tel contexte, rares sont ceux qui ont essayé d’explorer <strong>de</strong>s zones<br />

frontières entre ces <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s. Ainsi, la création en 1979 au Muséum<br />

national d’Histoire naturelle d’une chaire consacrée à « L’évolution <strong>de</strong>s écosystèmes<br />

naturels et modifiés » (confiée à JC Lefeuvre), s’intéressant par exemple à la<br />

dynamique d’espaces comme les prés-salés <strong>de</strong> la baie du Mont Saint-Michel ou<br />

les pâturages du marais poitevin, est apparue, aux yeux <strong>de</strong> beaucoup d’écologues<br />

et d’agronomes, comme quelque peu incongrue. Ce n’est qu’assez récemment<br />

que l’évolution <strong>de</strong>s concepts <strong>de</strong> l’écologie l’a conduit à s’intéresser à la nature<br />

« ordinaire », aux espèces banales et aux écosystèmes anthropisés 137 .<br />

<strong>Les</strong> enjeux d’une « réconciliation »<br />

Quelles que soient les raisons <strong>de</strong> ce clivage, il a eu à notre avis <strong>de</strong>s<br />

conséquences néfastes sur la recherche agronomique, en la privant d’un certain<br />

nombre d’apports conceptuels ou d’analyses critiques <strong>de</strong> ses options 138 . Nous en<br />

donnerons trois exemples.<br />

Le premier concerne l’attitu<strong>de</strong> vis-à-vis <strong>de</strong> la diversité biologique. Alors que<br />

la nécessité <strong>de</strong> prendre en compte cette diversité, à tous ses niveaux d’organisation<br />

–au sein <strong>de</strong>s individus, entre individus, populations, espèces, biocénoses–<br />

pour comprendre la dynamique du vivant s’imposait peu à peu aux sciences<br />

écologiques 139 et que le rôle déterminant <strong>de</strong> cette diversité dans la productivité, la<br />

résilience, les capacités évolutives <strong>de</strong>s écosystèmes était mis en évi<strong>de</strong>nce, le statut <strong>de</strong><br />

cette diversité apparaissait beaucoup plus ambigu dans les sciences agronomiques.<br />

D’un côté, le fait que l’agriculture <strong>de</strong> l’Europe occi<strong>de</strong>ntale se soit en gran<strong>de</strong><br />

partie construite en explorant et exploitant la diversité <strong>de</strong>s espèces <strong>de</strong>s autres<br />

continents (Asie d’abord, puis Afrique et Amériques 140 ) et que la diversité<br />

génétique au sein <strong>de</strong> ces espèces constitue une « matière première » indispensable<br />

pour créer <strong>de</strong> nouvelles variétés sont <strong>de</strong>s évi<strong>de</strong>nces intégrées par les sciences<br />

agronomiques et qui se sont traduites par diverses initiatives d’i<strong>de</strong>ntification et<br />

<strong>de</strong> conservation <strong>de</strong> ces ressources génétiques. Mais, d’un autre côté, l’idée que ces<br />

ressources <strong>de</strong>vaient être conservées en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s agrosystèmes et que la spécialisation<br />

<strong>de</strong>s exploitations sur une seule espèce, représentée par un petit nombre <strong>de</strong><br />

variétés, était un gage d’efficacité, s’imposait, dans le cadre <strong>de</strong> la priorité donnée<br />

aux économies d’échelle par rapport aux économies <strong>de</strong> gamme.<br />

137 Voir pour une analyse plus détaillée <strong>de</strong> cette évolution : B. Chevassus-au-Louis, R. Barbault et P. Blandin, 2004. « Que déci<strong>de</strong>r ?<br />

Comment ? Vers une stratégie nationale <strong>de</strong> recherche sur la biodiversité pour un développement durable ». In : « Biodiversité et changements globaux. Enjeux <strong>de</strong><br />

société et <strong>défis</strong> pour la recherche ». Ed. ADPF, Ministère <strong>de</strong>s Affaires étrangères.<br />

138 Pour un développement sur l’intérêt <strong>de</strong> l’approche écologique en agriculture, voir J. Weiner, 2003. « Ecology – the science of agriculture<br />

in the XXI st century ». Journal of Agricultural Science, 141.<br />

139 Nous reconnaissons bien sûr que, au sein même <strong>de</strong>s sciences écologiques, la pertinence <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s sur ces différents niveaux<br />

d’organisation a fait l’objet <strong>de</strong> débats. Pour prendre un exemple, la simple caractérisation du phytoplancton par sa teneur<br />

moyenne en chlorophylle n’est-elle pas suffisante pour modéliser le cycle océanique du carbone ou faut-il caractériser la diversité<br />

spécifique <strong>de</strong> ce phytoplancton pour comprendre certains aspects <strong>de</strong> ce cycle ?<br />

140 Pour <strong>de</strong>s données plus détaillées sur l’histoire <strong>de</strong> nos légumes, voir par exemple M. Pitrat et C. Foury, 2003. « Histoires <strong>de</strong><br />

légumes ». Ed. INRA, Paris.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Refon<strong>de</strong>r la recherche agronomique<br />

215<br />

En outre, ces variétés <strong>de</strong>vaient être aussi homogènes que possible, d’où<br />

l’engouement pour les hybri<strong>de</strong>s F1 141 et, plus récemment, pour les perspectives<br />

du clonage animal : à la standardisation et à l’homogénéisation <strong>de</strong> l’environnement<br />

précé<strong>de</strong>mment évoquées répondait l’uniformisation du matériel<br />

biologique. Autrement dit, une fois i<strong>de</strong>ntifiés le meilleur génotype et le meilleur<br />

environnement pour ce génotype, l’ambition <strong>de</strong> l’agronome était <strong>de</strong> multiplier à<br />

l’infini ce « couple idéal ».<br />

Par rapport à cette vision dominante, l’idée que <strong>de</strong>s mélanges <strong>de</strong> variétés, voire<br />

d’espèces, pouvait améliorer parfois la productivité ou limiter la progression <strong>de</strong><br />

maladies ou <strong>de</strong> ravageurs, même si elle était fondée sur diverses observations,<br />

modélisations ou expérimentations 142 , était reçue comme assez anecdotique<br />

et apparaissait en outre peu compatible avec les exigences d’homogénéité <strong>de</strong>s<br />

produits imposées par la mécanisation ou l’aval <strong>de</strong> la production.<br />

Un autre élément qui me semble expliquer cette attitu<strong>de</strong> ambiguë vis-à-vis <strong>de</strong><br />

la diversité biologique est la volonté, déjà évoquée, <strong>de</strong>s sciences agronomiques <strong>de</strong><br />

se rapprocher <strong>de</strong>s sciences « exactes » : dans les sciences <strong>de</strong> la matière inerte, la<br />

notion <strong>de</strong> diversité est en fait souvent assimilée à celle d’imprécision <strong>de</strong>s observations<br />

réelles du phénomène que l’on cherche à étudier. La répétition <strong>de</strong>s observations<br />

a pour but <strong>de</strong> mesurer « l’erreur-standard », afin <strong>de</strong> fournir une estimation<br />

<strong>de</strong> la précision <strong>de</strong> la mesure réalisée mais il est implicite que, par exemple,<br />

tous les protons mesurés ont « en réalité » la même masse. Le fait, fréquent,<br />

d’assimiler pour les processus biologiques les <strong>de</strong>ux entités statistiquement<br />

similaires que sont l’erreur-standard et l’écart-type, et donc <strong>de</strong> considérer la<br />

variabilité biologique comme la manifestation imparfaite d’un « type idéal » est<br />

une idée platonicienne, que l’on retrouve en particulier chez Linné, qui affichait<br />

un mépris évi<strong>de</strong>nt, et encore partagé par certains systématiciens, pour la diversité<br />

intra-spécifique 143 .<br />

Deuxième exemple, celui <strong>de</strong>s « services écologiques ». Alors que les écologues<br />

s’intéressaient à la diversité <strong>de</strong>s fonctions <strong>de</strong>s écosystèmes –contribution aux<br />

grands cycles biogéochimiques, régulation du climat, lutte contre l’érosion,<br />

conservation <strong>de</strong> la biodiversité…– les agronomes se focalisaient sur l’aptitu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s agrosystèmes à produire <strong>de</strong>s biens commercialisables par l’agriculteur. D’un<br />

côté, l’accent était mis sur <strong>de</strong>s biens publics, car bénéficiant plus ou moins<br />

directement à un grand nombre d’individus, et non-marchands, car ne donnant<br />

pas lieu à <strong>de</strong>s transactions commerciales. De l’autre, la production <strong>de</strong> biens privés<br />

et marchands représentait l’étalon d’efficacité.<br />

141 Croisements entre <strong>de</strong>s lignées consanguines donnant souvent <strong>de</strong> meilleures performances moyennes (c’est la « vigueur hybri<strong>de</strong> »<br />

ou « effet d’hétérosis ») et une meilleure homogénéité <strong>de</strong>s produits pour divers caractères (taille <strong>de</strong>s fruits, pério<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

récolte…).<br />

142 Voir par exemple Zhu et al., 2000. « Genetic diversity and disease control in Rice ». Nature, 406 (6797).<br />

143 Voir notre leçon sur les enjeux <strong>de</strong> la biodiversité.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


216<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

En outre, cette différence <strong>de</strong> vision sur la « valeur » <strong>de</strong>s écosystèmes s’accompagnait<br />

d’une perception très contrastée <strong>de</strong>s échelles <strong>de</strong> temps à prendre en<br />

compte. En effet, la dynamique <strong>de</strong>s grands cycles biogéochimiques, la formation<br />

<strong>de</strong>s services écologiques, sont <strong>de</strong>s processus s’inscrivant dans <strong>de</strong>s pas <strong>de</strong> temps<br />

parfois très longs : l’énergie fossile ou les ressources <strong>de</strong> calcaire ou <strong>de</strong> minerais<br />

que nous exploitons aujourd’hui se sont formées il y a <strong>de</strong>s dizaines, voire <strong>de</strong>s<br />

centaines <strong>de</strong> millions d’années. A l’inverse, même en intégrant <strong>de</strong>s préoccupations<br />

<strong>de</strong> rotation <strong>de</strong>s cultures, l’agronomie va viser une optimisation <strong>de</strong> la<br />

production sur une pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> quelques années et la pratique <strong>de</strong>s forestiers,<br />

raisonnant leurs activités à l’échelle du siècle, est perçue comme la limite <strong>de</strong><br />

l’anticipation possible.<br />

C’est pourquoi, la publication en 1997, dans une revue scientifique prestigieuse<br />

144 , d’un groupe d’économistes <strong>de</strong> l’environnement, puis la parution en<br />

2005 du rapport du « Millenium Ecosystem Assessment » 145 montrant, avec <strong>de</strong>s<br />

métho<strong>de</strong>s d’estimation sans doute discutables, que la valeur économique <strong>de</strong>s biens<br />

non-marchands produits par les écosystèmes était très largement supérieure à celle<br />

<strong>de</strong> leurs biens marchands et que, en outre, la « mise en valeur » d’écosystèmes<br />

naturels (transformation d’une forêt primaire par la sylviculture, aquaculture <strong>de</strong><br />

crevettes en zone <strong>de</strong> mangrove…) se traduisait par une diminution <strong>de</strong> la valeur<br />

totale <strong>de</strong>s biens qu’ils produisaient, a eu un effet déstabilisant considérable sur<br />

la vision « productiviste » <strong>de</strong>s sciences agronomiques.<br />

Dernier exemple <strong>de</strong> ce clivage entre écologues et agronomes, celui <strong>de</strong>s<br />

« variables <strong>de</strong> forçage » <strong>de</strong>s agrosystèmes. Le fait que le développement <strong>de</strong>s<br />

sciences agronomiques se soit fait dans un contexte <strong>de</strong> réduction accélérée du<br />

coût <strong>de</strong> l’énergie 146 et d’une augmentation concomitante <strong>de</strong> la rémunération du<br />

travail humain 147 a fait que le recours massif à une énergie fossile bon marché,<br />

sous ses différentes formes (engrais, mécanisation, irrigation, séchage…) a été<br />

le principal facteur d’augmentation <strong>de</strong> la productivité <strong>de</strong>s agrosystèmes. Cette<br />

vision « énergétique » a conduit à négliger l’approche « informationnelle »<br />

proposée par l’écologie, prenant en compte les multiples signaux (visuels,<br />

tactiles, chimiques) qui circulent entre individus d’une même espèce ou d’espèces<br />

différentes et qui permettent à un écosystème <strong>de</strong> s’adapter à <strong>de</strong>s perturbations,<br />

attaque par un ravageur, évènements climatiques extrêmes, introduction d’une<br />

nouvelle espèce. Ainsi, le fait qu’une plante sur laquelle vient pondre un insecte<br />

144 Robert Costanza, et alii, 1997. « The value of the world’s ecosystem services and natural capital » Nature, 387.<br />

145 Voir http://www.milleniumassessment.org/<br />

146 Selon l’ASPO (Association pour l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s pics <strong>de</strong> production <strong>de</strong> pétrole et <strong>de</strong> gaz naturel, www.aspofrance.org), le prix actualisé<br />

(en dollars 2003) du baril <strong>de</strong> pétrole brut est passé <strong>de</strong> 90 dollars en 1860 à moins <strong>de</strong> 20 dollars dès le début du XX e siècle, puis<br />

aux environs <strong>de</strong> 10 dollars à l’aube du choc pétrolier <strong>de</strong>s années 70-80. En comparaison, les huiles <strong>de</strong> baleine et <strong>de</strong> cachalot ont<br />

varié entre 500 et 2 000 dollars le baril (toujours en prix actualisé) au cours du 19e siècle. Lors <strong>de</strong> l’introduction du pétrole brut,<br />

son prix était d’emblée 15 fois inférieur à celui <strong>de</strong> ces premiers « biocarburants », utilisés essentiellement pour l’éclairage.<br />

147 On peut par exemple calculer que le coût <strong>de</strong> l’énergie d’origine humaine, qui a été à la base <strong>de</strong> tous les systèmes agricoles et l’est<br />

encore dans la majorité <strong>de</strong>s pays, serait aujourd’hui, dans les pays occi<strong>de</strong>ntaux, plus <strong>de</strong> 100 fois supérieur à celui <strong>de</strong> l’énergie fossile :<br />

un Kilowattheure « fossile » coûte environ 0,1 euro alors que sa production rémunérée par l’homme reviendrait à 30 à 40 euros.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Refon<strong>de</strong>r la recherche agronomique<br />

217<br />

sécrète <strong>de</strong>s substances susceptibles à la fois <strong>de</strong> repousser <strong>de</strong> nouveaux insectes<br />

susceptibles <strong>de</strong> pondre et d’attirer les prédateurs <strong>de</strong>s larves <strong>de</strong> cet insecte offre<br />

pour la lutte contre les ravageurs <strong>de</strong>s pistes originales qui commencent à être<br />

exploitées. De même, pratiquer la « désinformation » en diffusant largement<br />

<strong>de</strong>s phéromones sexuelles, substances attractives émises par les mâles, permet<br />

d’écarter efficacement les femelles d’un insecte ravageur 148 .<br />

A ce clivage conceptuel a correspondu également un fort cloisonnement<br />

<strong>de</strong> l’espace entre ceux à vocation « productive » et ceux à vocation « protectionniste<br />

». La montée <strong>de</strong>s préoccupations écologiques s’est traduite par la<br />

délimitation d’espaces « protégés » –parcs nationaux, réserves naturelles– cette<br />

« concession » permettant par contre <strong>de</strong> poursuivre dans les autres espaces les<br />

activités agricoles selon le mo<strong>de</strong> usuel : pour un exploitant agricole, le fait <strong>de</strong><br />

se retrouver dans une zone « Natura 2000 149 » a rarement été perçu comme une<br />

heureuse nouvelle. Initialement considérée par les écologistes comme adéquate,<br />

cette stratégie <strong>de</strong> partage <strong>de</strong> l’espace a peu à peu révélé ses limites, qu’il s’agisse<br />

<strong>de</strong> la capacité d’espaces restreints à conserver durablement <strong>de</strong>s espèces ou <strong>de</strong> la<br />

mise en évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>s impacts inévitables <strong>de</strong>s activités humaines sur ces espaces<br />

« protégés » 150 . Le constat que les enjeux <strong>de</strong> protection <strong>de</strong> la nature se jouent<br />

désormais dans la nature « ordinaire » est aujourd’hui partagé par un nombre<br />

croissant <strong>de</strong> personnes soucieuses du <strong>de</strong>venir <strong>de</strong> notre planète 109 .<br />

A l’issue <strong>de</strong> cette analyse, on mesure donc tout l’enjeu, mais aussi toutes<br />

les difficultés, d’élaboration d’une « agro-écologie » intégrant les acquis et les<br />

approches <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux disciplines et prenant en compte la diversité <strong>de</strong>s services<br />

et <strong>de</strong>s usages <strong>de</strong>s espaces « anthropisés », en particulier dans le contexte d’une<br />

démographie qui, au cours du XXI e siècle, va contribuer inéluctablement à<br />

augmenter la pression <strong>de</strong> l’homme sur l’ensemble <strong>de</strong>s écosystèmes.<br />

IV. De la nature à la culture : que les lumières soient !<br />

Dans ce <strong>de</strong>rnier volet, nous voudrions évoquer <strong>de</strong>ux facettes <strong>de</strong> la conception<br />

du mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> son <strong>de</strong>venir qui se sont affirmées en Occi<strong>de</strong>nt à partir du<br />

XVIII e siècle et qui marquent une rupture tant avec les visions antérieures que,<br />

sans doute, avec celles d’autres cultures. Même si elles ne sont pas propres à la<br />

recherche agronomique, ces conceptions nous semblent en effet avoir fortement<br />

influencé tant ses démarches que son attitu<strong>de</strong> vis-à-vis <strong>de</strong> la société.<br />

148 Voir par exemple Y. Lou, T. Baldwin, 2003. « Manduca sexta recognition and resistance among allopolyploid Nicotiana host plants », PNAS, 100<br />

ou L. Delbac et al., 1996. « La confusion sexuelle contre l’Eu<strong>de</strong>mis », Phytoma, 48 (484).<br />

149 Dans le cadre <strong>de</strong> directives européennes, les Etats-membres sont invités à i<strong>de</strong>ntifier et à proposer à l’Union européenne <strong>de</strong>s zones<br />

« d’intérêt écologique communautaire », justifiant <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> gestion particuliers visant à préserver la richesse <strong>de</strong> leur faune et<br />

<strong>de</strong> leur flore. Ces mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> gestion sont souvent considérés comme <strong>de</strong>s contraintes par les agriculteurs.<br />

150 On estime ainsi que le développement <strong>de</strong> certaines espèces invasives dans <strong>de</strong>s zones protégées est lié à l’augmentation <strong>de</strong>s apports<br />

<strong>de</strong> nitrates par les pluies. Voir par exemple R. Bobbink et al., 1998. « The effects of air-borne nitrogen pollutants on species diversity in natural<br />

and semi-natural European vegetation », J. of Ecology, 86, 717-738.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


218<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Une conception originale <strong>de</strong> la nature<br />

La première vision qui nous semble à analyser est celle <strong>de</strong> la nature. Elle est<br />

fondée sur <strong>de</strong>ux principes :<br />

• d’une part, une stricte discontinuité « spirituelle » entre l’homme et le reste<br />

<strong>de</strong> la nature, les objets naturels, inertes ou vivants étant régis par <strong>de</strong>s lois<br />

déterministes, immuables et spécifiques –on se rappellera la conception <strong>de</strong><br />

Laplace sur le caractère totalement prédictible <strong>de</strong> l’Univers– alors que le<br />

mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s hommes est celui <strong>de</strong> l’indétermination et du libre-arbitre, les Lois<br />

étant basée sur <strong>de</strong>s conventions révisables à tout moment ;<br />

• d’autre part, une continuité « matérielle » <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong>s entités du<br />

cosmos, constituées <strong>de</strong>s mêmes molécules et construits à partie d’atomes<br />

qui circulent et contribuent indifféremment à la formation <strong>de</strong> roches, <strong>de</strong><br />

parois végétales ou <strong>de</strong> neurones humains. Comme l’expriment avec un<br />

mélange d’émerveillement et <strong>de</strong> désenchantement Bouvard et Pécuchet :<br />

« Quelle merveille que <strong>de</strong> retrouver chez les êtres vivants les mêmes substances qui composent<br />

les minéraux. Néanmoins, ils éprouvaient une sorte d’humiliation à l’idée que leur individu<br />

contenait du phosphore comme les allumettes, <strong>de</strong> l’albumine comme les blancs d’oeufs, du gaz<br />

hydrogène comme les réverbères 151 ».<br />

On notera que cette séparation entre le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la « nature » et celui <strong>de</strong><br />

la « culture » a été une vision partagée par écologues et agronomes et explique<br />

paradoxalement les clivages que nous venons d’évoquer, les écologues cherchant<br />

à comprendre les « lois » d’une nature aussi peu perturbée que possible et les<br />

agronomes revendiquant, à l’inverse, le développement « d’artefacts » manifestant<br />

l’emprise <strong>de</strong> l’homme.<br />

Or, comme le montre remarquablement Philippe Descola 152 , cette stricte<br />

distinction entre un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s réalités humaines, obéissant à <strong>de</strong>s dynamiques<br />

propres et <strong>de</strong>vant être étudié par <strong>de</strong>s disciplines spécifiques, et une nature gouvernée<br />

par d’autres lois et constituant un ensemble extérieur à l’homme est loin d’être<br />

partagée par les différentes cultures <strong>de</strong> notre planète : les indiens d’Amazonie, les<br />

Inuits, mais aussi les cultures <strong>de</strong> l’In<strong>de</strong> ou du Japon ne séparent pas aussi clairement<br />

les êtres humains et leur environnement et considèrent au contraire un « cosmos »<br />

constitué d’une diversité d’entités interdépendantes, séparées par <strong>de</strong>s différences<br />

<strong>de</strong> « <strong>de</strong>grés » et non <strong>de</strong> « nature » et possédant une « âme » commune. Cet<br />

« animisme » conduit à l’évi<strong>de</strong>nce à entretenir avec les plantes et les animaux <strong>de</strong>s<br />

relations particulières, dans lesquelles les notions <strong>de</strong> respect mutuel, d’échanges<br />

ou <strong>de</strong> services rendus, que nous réservons à notre seule espèce, s’éten<strong>de</strong>nt à<br />

l’ensemble <strong>de</strong>s êtres animés.<br />

151 Gustave Flaubert, « Bouvard et Pécuchet », Chapitre III.<br />

152 Voir par exemple P. Descola, 2005. « Le mon<strong>de</strong>, par <strong>de</strong>là la nature et la culture «, La Recherche, 333, ou « Par <strong>de</strong>là nature et culture » Ed. Gallimard,<br />

Paris, 2005.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Refon<strong>de</strong>r la recherche agronomique<br />

219<br />

De même, P. Descola souligne que la pensée chinoise, les civilisations<br />

andines, mais aussi la pensée occi<strong>de</strong>ntale jusqu’à la Renaissance se représentent<br />

le mon<strong>de</strong> comme un ensemble d’entités fractionnées mais reliées par une<br />

multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> corrélations et d’affinités qu’il convient d’i<strong>de</strong>ntifier et d’exploiter.<br />

Nous avons évoqué la théorie <strong>de</strong>s signatures comme exemple <strong>de</strong> cette vision<br />

« analogique » du cosmos. L’intérêt, dans ces différentes cultures, pour l’astrologie,<br />

basée sur la croyance d’un lien entre mouvements <strong>de</strong>s astres et <strong>de</strong>stins<br />

humains et, à l’inverse, l’idée que <strong>de</strong>s désordres sociaux pouvaient induire <strong>de</strong>s<br />

troubles climatiques illustre bien cette vision d’une mystérieuse mais profon<strong>de</strong><br />

connivence entre les lois <strong>de</strong> la nature et le mon<strong>de</strong> social.<br />

On comprend que cette diversité <strong>de</strong>s conceptions <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> l’homme et<br />

<strong>de</strong> la nature ait gran<strong>de</strong>ment influé sur les pratiques <strong>de</strong> l’agriculture, par définition<br />

à l’interface entre ces <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s. On mesure également en quoi le fait <strong>de</strong><br />

rompre avec ces visions animistes ou analogiques a permis le développement non<br />

seulement <strong>de</strong>s sciences agronomiques mais également d’une agriculture fondée<br />

sur une maîtrise du vivant et une conception totalement utilitariste <strong>de</strong> son usage<br />

et <strong>de</strong> son <strong>de</strong>venir.<br />

Pourquoi s’interroger aujourd’hui sur ce mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> pensée ? Remarquons<br />

tout d’abord que cette diversité <strong>de</strong> conception du cosmos ne constitue pas une<br />

curiosité d’anthropologues soucieux <strong>de</strong> caractériser <strong>de</strong>s sociétés « traditionnelles<br />

». Elle perdure aujourd’hui au sein même <strong>de</strong> notre société occi<strong>de</strong>ntale : la<br />

manière dont un scientifique parle le soir à son chat ou à son chien (voire à son<br />

poisson rouge) ne traduit-il pas la résurgence irrépressible d’une pensée animiste ?<br />

La montée <strong>de</strong>s préoccupations pour le bien-être animal, la remise en cause <strong>de</strong><br />

certains aspects <strong>de</strong> la sélection ou <strong>de</strong> l’expérimentation animale n’expriment-elles<br />

pas la limite du concept cartésien « d’animaux-machines » et le besoin <strong>de</strong> penser<br />

davantage en termes <strong>de</strong> « communauté élargie » <strong>de</strong>s êtres vivants ?<br />

A l’inverse, le fait que la science ait montré l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> composition<br />

matérielle <strong>de</strong>s êtres vivants, la similitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> leur co<strong>de</strong> génétique, autorise-t-il à<br />

mépriser <strong>de</strong>s visions voulant respecter certaines « discontinuités » –par exemple<br />

la distinction entre produits « naturels » et produits <strong>de</strong> synthèse chère aux<br />

agriculteurs biologiques– ou à qualifier d’irrationnels ceux qui se scandalisent<br />

que l’on ait « fait manger <strong>de</strong> la vian<strong>de</strong> aux vaches » ou « mis <strong>de</strong>s gènes d’animaux dans <strong>de</strong>s<br />

plantes » ?<br />

D’autre part, la science elle-même a montré la difficulté <strong>de</strong> concevoir <strong>de</strong><br />

manière indépendante un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong> la culture et une nature qui<br />

constituerait un « autre mon<strong>de</strong> ». Sur notre petite planète, la quasi-totalité <strong>de</strong>s<br />

activités humaines a <strong>de</strong>s impacts sur la dynamique <strong>de</strong> la nature et, inversement,<br />

le <strong>de</strong>venir <strong>de</strong> la nature et les modifications qu’elle subit agissent à leur tour sur<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


220<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

le <strong>de</strong>venir <strong>de</strong> l’humanité : le changement climatique, les invasions d’espèces,<br />

les gran<strong>de</strong>s zoonoses 153 (grippe aviaire, ESB), les inondations sont-ils <strong>de</strong>s<br />

phénomènes « naturels » ou « culturels » ?<br />

L’émergence <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> progrès<br />

La secon<strong>de</strong> facette <strong>de</strong> cette conception du mon<strong>de</strong> héritée <strong>de</strong>s Lumières a<br />

été celle d’un progrès à la fois global et consubstantiel à l’avenir 154 . L’idée d’un<br />

progrès global, dans lequel la progression <strong>de</strong>s connaissances génère en même<br />

temps <strong>de</strong>s progrès sociaux, matériels et moraux est exprimée en particulier à la<br />

fin du XVIII e siècle par Condorcet lorsqu’il décrit –alors qu’il est poursuivi par<br />

le tribunal révolutionnaire comme Girondin– « L’humanité marchant d’un pas sûr sur<br />

la route <strong>de</strong> la Vérité, <strong>de</strong> la Vertu et du Bonheur 155 ». On retrouve cette croyance forte du<br />

lien entre connaissance et bonheur tout au long du XIX e siècle, par exemple chez<br />

Marcellin Berthelot (ibid.), qui égratigne au passage l’agriculture et ses méfaits :<br />

« Dans ce temps-là, il n’y aura plus dans le mon<strong>de</strong> ni agriculture, ni pâtres, ni laboureurs : le<br />

problème <strong>de</strong> l’existence par la culture du sol aura été supprimé par la chimie ! […] Il n’y aura<br />

plus <strong>de</strong> mines <strong>de</strong> charbon, ni industries souterraines, ni par conséquent <strong>de</strong> grèves <strong>de</strong> mineurs. Il<br />

n’y aura plus ni douanes, ni protectionnisme, ni guerres, ni frontières arrosées <strong>de</strong> sang humain.<br />

[…] L’homme gagnera en douceur et en moralité, parce qu’il cessera <strong>de</strong> vivre par le carnage et<br />

la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s créatures vivantes. […] Ne croyez pas que l’art, la beauté, le charme <strong>de</strong> la vie<br />

humaine soient <strong>de</strong>stinés à disparaître. Si la surface terrestre cesse d’être utilisée, comme aujourd’hui,<br />

et disons le tout bas, défigurée, par les travaux géométriques <strong>de</strong> l’agriculteur, elle se recouvrira<br />

alors <strong>de</strong> verdure, <strong>de</strong> bois, <strong>de</strong> fleurs ; la terre <strong>de</strong>viendra un vaste jardin, arrosé, par l’effusion <strong>de</strong>s<br />

eaux souterraines, et où la race humaine vivra dans l’abondance et dans la joie du légendaire âge<br />

d’or ».<br />

Comme l’indique Axel Kahn, cette idée d’un lien entre connaissance et<br />

progrès n’était nullement présente chez les philosophes grecs ou médiévaux et<br />

même chez les premiers expérimentalistes <strong>de</strong> la Renaissance. Maurice Go<strong>de</strong>lier<br />

souligne même que cette notion <strong>de</strong> progrès n’existait pas dans la langue chinoise<br />

avant la fin du XIX e siècle !<br />

Une conséquence <strong>de</strong> cette vision du rôle <strong>de</strong>s connaissances est d’assimiler<br />

avenir et progrès, conception qui s’oppose à celle prévalente jusqu’alors d’un<br />

« âge d’or » ou d’un « paradis perdu » situés aux origines <strong>de</strong> l’humanité. Cette<br />

vision d’un passé idyllique voyait <strong>de</strong> ce fait le retour au passé et son imitation<br />

comme une source majeure <strong>de</strong> progrès, conception partagée tant par les romains<br />

que par les artistes <strong>de</strong> la Renaissance ou les « Anciens » <strong>de</strong> la fameuse querelle,<br />

153 Maladies animales susceptibles d’affecter également l’homme.<br />

154 Nous nous inspirons ici <strong>de</strong>s réflexions d’Axel Kahn dans sa conférence ESA 2005 « L’apparition et la remise en cause <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong><br />

progrès dans notre société mo<strong>de</strong>rne », d’une conférence non publiée <strong>de</strong> Maurice Go<strong>de</strong>lier à l’Assemblée Nationale en avril 2005 sur<br />

« La notion <strong>de</strong> progrès » et d’une conférence <strong>de</strong> Jean-Michel Ducomte « La revanche <strong>de</strong> Prométhée. Quelques réflexions sur l’idée <strong>de</strong> progrès »<br />

(2002, <strong>Les</strong> cahiers d’Agrobiosciences n° 17).<br />

155 « Esquisse d’un Tableau Historique <strong>de</strong>s Progrès <strong>de</strong> l’Esprit Humain », écrit en 1793 et publié après sa mort en 1795.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Refon<strong>de</strong>r la recherche agronomique<br />

221<br />

décrite notamment par La Bruyère, <strong>de</strong>s Anciens et <strong>de</strong>s Mo<strong>de</strong>rnes. Cette idée<br />

s’affermit peu à peu au cours du XIX e siècle, au point <strong>de</strong> considérer le processus<br />

comme inéluctable et « inscrit dans les gènes <strong>de</strong> la vie sociale » (J.M. Ducomte). De ce<br />

fait, les notions d’action et <strong>de</strong> réaction, considérées au sens physique du terme<br />

comme d’égale valeur, alimentent <strong>de</strong>s néologismes fortement connotés : apparu<br />

en 1796, le terme « réactionnaire » désigne <strong>de</strong>s groupes s’opposant aux avancées<br />

<strong>de</strong> la Révolution Française et l’on sait l’usage que le Marxisme, fortement<br />

imprégné <strong>de</strong> cette vision du progrès, a fait <strong>de</strong> cette dialectique entre les forces<br />

progressistes et réactionnaires.<br />

Dans une telle conception, aller <strong>de</strong> l’avant, innover, c’est « aller dans le sens<br />

<strong>de</strong> l’histoire » et donc, nécessairement, améliorer le sort <strong>de</strong> l’humanité. De même,<br />

diffuser le progrès à l’ensemble <strong>de</strong> cette humanité <strong>de</strong>vient un impératif moral.<br />

Comme l’indique J.M. Ducomte, il n’est pas étonnant que, inspiré par cette<br />

vision, Jules Ferry ait été à la fois un organisateur <strong>de</strong> l’enseignement public, un<br />

promoteur <strong>de</strong>s libertés syndicales et… un fervent colonisateur.<br />

Dans sa conférence, Axel Kahn a montré le sort que le XX e siècle avait réservé<br />

à ces <strong>de</strong>ux croyances d’un progrès global et inéluctable et je ne redévelopperai<br />

pas cet aspect. A leur place est apparue progressivement une vision considérant<br />

tant la connaissance que l’avenir comme ambivalents, porteurs potentiels aussi<br />

bien <strong>de</strong> réussites que <strong>de</strong> menaces, voir une conception totalement négative <strong>de</strong><br />

ces <strong>de</strong>ux entités, liées non pas pour le meilleur mais pour le pire. <strong>Les</strong> ouvrages<br />

d’A. Huxley « Le meilleur <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s » (écrit en 1932) ou <strong>de</strong> G. Orwell « 1984 »<br />

(écrit en 1948) ou l’affirmation d’E. Cioran : « l’idée <strong>de</strong> progrès déshonore l’intellect » 156<br />

expriment cette vision sombre <strong>de</strong> l’avenir et <strong>de</strong> l’utilisation <strong>de</strong>s connaissances<br />

scientifiques, confortée dans la pério<strong>de</strong> récente par l’observation déjà évoquée<br />

<strong>de</strong>s diverses crises sanitaires ou environnementales.<br />

Dans un tel contexte, par un étrange retournement sémantique, le fait<br />

d’invoquer le progrès et <strong>de</strong> vouloir absolument en diffuser les acquis est perçu<br />

par beaucoup, aujourd’hui, comme une attitu<strong>de</strong> « réactionnaire ». L’avenir est<br />

certes à construire mais il est indéterminé, et le fait qu’il soit meilleur ou pire<br />

relève <strong>de</strong> la liberté et <strong>de</strong> la responsabilité <strong>de</strong>s hommes d’aujourd’hui. Par rapport<br />

à cette définition collective d’un futur souhaité, les connaissances scientifiques<br />

doivent se donner comme ambition d’élargir le champ <strong>de</strong>s futurs « possibles »<br />

et non d’imposer leur propre vision <strong>de</strong> cet avenir souhaitable.<br />

156 En 1973, cité par M. Go<strong>de</strong>lier.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


222<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Conclusion :<br />

les <strong>de</strong>ux piliers d’une « agronomie intégrale »<br />

Cette présentation <strong>de</strong>s principaux traits du paradigme <strong>de</strong> la recherche<br />

agronomique du XX e siècle pourra apparaître comme excessive, voire caricaturale.<br />

Nous reconnaissons bien volontiers qu’elle est le produit <strong>de</strong> notre<br />

expérience empirique et non d’une démarche analytique détaillée et argumentée.<br />

Certains souligneront en outre que les évolutions que nous présentons comme<br />

nécessaires sont déjà à l’œuvre <strong>de</strong>puis longtemps.<br />

Quoi qu’il en soit, le lecteur aura vu se profiler peu à peu au cours au cours<br />

<strong>de</strong> cette analyse les contours <strong>de</strong> ce nouveau paradigme, plus systémique et<br />

unificateur, que nous souhaitons voir émerger.<br />

Il se cristallise en fait autour <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux piliers, dans la mesure où, comme le<br />

lecteur l’aura sans doute remarqué, les différentes facettes <strong>de</strong> notre analyse critique<br />

sont en fait reliées par <strong>de</strong> multiples « résonances » et cohérences logiques.<br />

Le premier pilier est celui d’une nouvelle attitu<strong>de</strong> vis-à-vis <strong>de</strong> la société,<br />

à travers à la fois l’élaboration <strong>de</strong> nouveaux systèmes <strong>de</strong> connaissance et<br />

d’innovation et une vision différente <strong>de</strong> l’usage <strong>de</strong> ces connaissances et <strong>de</strong> ces<br />

innovations.<br />

Le second est celui d’une intégration, d’une réconciliation entre sciences<br />

agronomiques, sociales et écologiques, pour faire <strong>de</strong> ce triptyque le fon<strong>de</strong>ment<br />

d’une nouvelle agronomie.<br />

Socialiser l’agronomie, dans ses démarches et dans ses postures<br />

Nous avons montré dans la première partie la nécessité <strong>de</strong> construire<br />

une nouvelle démarche <strong>de</strong> production <strong>de</strong> connaissances et d’innovations, qui<br />

s’appuierait à la fois sur la démarche scientifique <strong>de</strong>s experts et sur les expériences<br />

empiriques <strong>de</strong>s profanes, et, surtout, sur <strong>de</strong>s interactions fortes entre ces <strong>de</strong>ux<br />

mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> connaissances, considérés comme légitimes au sein d’un « système <strong>de</strong><br />

connaissance » global.<br />

En effet, notre propos n’est pas <strong>de</strong> présenter les savoirs profanes existants<br />

comme <strong>de</strong>s connaissances utiles pour l’avenir –même si certains le seront sans<br />

doute– et <strong>de</strong> promouvoir un retour au passé et à ses pratiques. Il n’est pas non plus<br />

<strong>de</strong> promouvoir un retour à la démarche empirique, la recherche « experte » ayant<br />

fait long feu. Nous sommes en effet persuadés que les savoirs et savoir-faire dont<br />

nous aurons besoin pour <strong>de</strong>main –en particulier pour nourrir à partir <strong>de</strong> 2050<br />

une planète qui sera peuplée pendant plusieurs décennies <strong>de</strong> près <strong>de</strong> 9 milliards<br />

d’êtres humains– restent en gran<strong>de</strong> partie à élaborer et <strong>de</strong>vront l’être en combinant<br />

différents mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> connaissances. Ce qui nous semble l’enjeu majeur <strong>de</strong> cette<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Refon<strong>de</strong>r la recherche agronomique<br />

223<br />

association et <strong>de</strong> ces interactions entre experts et profanes est donc <strong>de</strong> permettre à<br />

une recherche agronomique « élargie » <strong>de</strong> produire pour le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>main les<br />

connaissances et innovations appropriées, dans les <strong>de</strong>ux sens <strong>de</strong> ce terme.<br />

Cette perception du caractère très limité <strong>de</strong> nos savoirs par rapport aux<br />

enjeux 157 , confrontés à l’urgence <strong>de</strong> ces enjeux, rend également caduque un<br />

autre schéma classique, celui <strong>de</strong> l’approche séquentielle classique « décrire,<br />

comprendre, agir ». Cette approche, qui subordonne l’action à l’acquisition <strong>de</strong><br />

connaissances « certaines », se heurte également à la prise <strong>de</strong> conscience, évoquée<br />

dans la première partie, du caractère parfois incomplet et contingent <strong>de</strong> savoirs et<br />

<strong>de</strong> savoir-faire que l’on croyait bien établis et <strong>de</strong> portée universelle, en particulier<br />

vis-à-vis <strong>de</strong> leurs effets collatéraux sur la santé ou l’environnement. Il faut donc,<br />

pour reprendre l’expression <strong>de</strong> M. Callon et al., « agir dans un mon<strong>de</strong> incertain », et<br />

ceci nous conduit à évoquer les fon<strong>de</strong>ments éthiques <strong>de</strong> cette action, qui nous<br />

semble rejoindre l’éthique <strong>de</strong> la précaution.<br />

En effet, contrairement à une conception souvent développée, l’éthique <strong>de</strong> la<br />

précaution est une éthique <strong>de</strong> l’action, en ce qu’elle incite à agir en l’absence <strong>de</strong><br />

certitu<strong>de</strong>s scientifiques. Mais elle rompt avec un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> décision binaire du type<br />

« agir ou connaître » : agir si l’on considère que les connaissances sont avérées<br />

et fon<strong>de</strong>nt l’action <strong>de</strong> manière précise et indiscutable ; ne pas agir et poursuivre<br />

éventuellement l’acquisition <strong>de</strong> connaissances dans le cas contraire. Comme<br />

l’exprime le fameux article 5 <strong>de</strong> la Charte <strong>de</strong> l’Environnement, une décision<br />

<strong>de</strong> précaution doit combiner « la mise en œuvre <strong>de</strong> procédures d’évaluation <strong>de</strong>s risques »<br />

(connaître) et « l’adoption <strong>de</strong> mesures provisoires et proportionnées afin <strong>de</strong> parer à la réalisation<br />

du dommage » (agir). En outre, la notion <strong>de</strong> précaution incite à faire <strong>de</strong> l’action<br />

un outil <strong>de</strong> connaissance, notamment en préconisant la mise en place d’outils <strong>de</strong><br />

« vigilance » susceptibles <strong>de</strong> mesurer les conséquences réelles <strong>de</strong>s actions mises<br />

en œuvre. Il y a donc, là aussi, une rupture avec la conception positiviste <strong>de</strong><br />

l’évaluation a priori <strong>de</strong>s risques, censée être capable à elle seule <strong>de</strong> faire l’inventaire<br />

<strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong>s conséquences possibles d’une innovation. Il va <strong>de</strong> soi que cette<br />

utilisation <strong>de</strong> l’action comme source <strong>de</strong> connaissance induit une responsabilité<br />

considérable <strong>de</strong> ceux qui animent le « système <strong>de</strong> connaissance » et invite à<br />

une démarche pru<strong>de</strong>nte, qui <strong>de</strong>vra s’inspirer <strong>de</strong>s réflexions sur la responsabilité<br />

à l’origine du principe <strong>de</strong> précaution. On évoquera ici bien sûr « Le Principe<br />

Responsabilité » <strong>de</strong> Hans Jonas (1979) 158 et « Pour un catastrophisme éclairé » <strong>de</strong><br />

Jean-Pierre Dupuy (2002) 159 .<br />

Même si la réflexion sur la précaution s’est développée essentiellement dans le<br />

cadre <strong>de</strong>s risques environnementaux, puis sanitaires, il nous semble donc que ses<br />

157 Voir également <strong>de</strong> nombreux exemples <strong>de</strong> cette méconnaissance dans notre conférence sur la biodiversité.<br />

158 Jonas H., 1990 : « Le principe responsabilité » Ed. du Cerf, Paris. Sur l’œuvre <strong>de</strong> Jonas, voir également l’article <strong>de</strong> D. Bourg (1993) dans<br />

La Recherche, 256, 886-890.<br />

159 Dupuy J.P., 2002 : « Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible <strong>de</strong>vient certain ». Ed. du Seuil, Paris.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


224<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

concepts s’appliquent totalement aux problèmes <strong>de</strong> l’alimentation <strong>mondiale</strong> et<br />

donc à l’éthique <strong>de</strong> la recherche agronomique. On notera d’ailleurs que le comité<br />

d’éthique <strong>de</strong> l’INRA a pris comme titre « Comité d’éthique et <strong>de</strong> précaution ».<br />

Le défi <strong>de</strong> la recherche agronomique est donc <strong>de</strong> passer d’une vision linéaire et<br />

séquentielle à une vision d’un système dans lequel les trois aspects <strong>de</strong> <strong>de</strong>scription,<br />

<strong>de</strong> compréhension et <strong>de</strong> gestion se développent simultanément et <strong>de</strong> manière<br />

interactive, afin que chaque activité bénéficie aussi vite que possible <strong>de</strong>s résultats<br />

<strong>de</strong>s autres. Une telle vision systémique aboutit à la notion –évoquée dans<br />

notre première conférence- <strong>de</strong> « spirale d’apprentissage », enchaînement intégré <strong>de</strong><br />

séquences <strong>de</strong> <strong>de</strong>scription, <strong>de</strong> recherche et d’action, qui apparaît la seule manière<br />

possible d’affronter avec <strong>de</strong>s connaissances incertaines les <strong>défis</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>main.<br />

Cette nouvelle vision a <strong>de</strong>s conséquences pratiques importantes en termes <strong>de</strong><br />

positionnement <strong>de</strong> la recherche. Elle amène tout d’abord à s’interroger sur les<br />

mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> recherche pertinents dans ce contexte. Outre le modèle hypothéticodéductif<br />

basé sur l’expérimentation en milieu contrôlé –dont nous avons analysé<br />

les limites–, il existe en effet d’autres approches fécon<strong>de</strong>s, comme la rechercheobservation,<br />

basée sur la <strong>de</strong>scription et le suivi spatio-temporel <strong>de</strong>s phénomènes<br />

et leur modélisation éventuelle (à l’exemple <strong>de</strong> l’épidémiologie, <strong>de</strong> la démographie<br />

ou d’une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> l’écologie), l’approche comparative, qui essaye <strong>de</strong> tirer<br />

parti d’une diversité <strong>de</strong> situations contrastées pour i<strong>de</strong>ntifier <strong>de</strong>s déterminismes<br />

communs sous-jacents (à l’image <strong>de</strong> l’anatomie, <strong>de</strong> la physiologie ou <strong>de</strong> la<br />

linguistique comparée) ou la recherche-action, qui implique <strong>de</strong>s interactions<br />

étroites entre chercheurs et gestionnaires d’une ressource ou d’un espace. Si l’on<br />

évalue l’intérêt <strong>de</strong> ces mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> recherche non seulement par rapport au critère<br />

<strong>de</strong> production <strong>de</strong> connaissances certifiées mais, plus globalement, par rapport<br />

à leur contribution à la « spirale d’apprentissage », on voit aisément que certaines<br />

hiérarchies implicites dans la communauté scientifique peuvent se voir fortement<br />

remises en cause, ce qui n’est pas sans conséquences en termes d’évaluation <strong>de</strong>s<br />

chercheurs et <strong>de</strong> leurs productions 160 . On lira en particulier sur cette question<br />

le passage « développement durable et production <strong>de</strong> connaissances » du rapport <strong>de</strong> Roger<br />

Guesnerie 161 « La recherche au service du développement durable ».<br />

Autre conséquence <strong>de</strong> cette vision systémique, le regard est amené à se porter<br />

beaucoup plus sur l’intensité <strong>de</strong>s échanges entre les composantes du système<br />

que sur la qualité intrinsèque <strong>de</strong> ces composantes. Cela signifie que si l’on<br />

veut améliorer l’efficacité <strong>de</strong> la « spirale d’apprentissage », il convient d’accor<strong>de</strong>r<br />

au moins autant d’efforts à la circulation <strong>de</strong>s flux (d’hommes, d’informations,<br />

<strong>de</strong> concepts…) qu’à l’optimisation du fonctionnement interne <strong>de</strong> chaque<br />

160 Voir par exemple Hubert B., Bonnemaire J., 2000 : « La construction <strong>de</strong>s objets dans la recherche interdisciplinaire finalisée : <strong>de</strong> nouvelles exigences<br />

pour l’évaluation ». Natures Sciences Sociétés, 8.<br />

161 Anonyme, 2003 : « La recherche au service du développement durable, Rapport intermédiaire », juin 2003. Ed. Ministère délégué Recherches et<br />

nouvelles Technologies, Accessible sur : www.recherche.gouv.fr/rapport/<strong>de</strong>vdurable/<strong>de</strong>vdurable.htm<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Refon<strong>de</strong>r la recherche agronomique<br />

225<br />

composante. <strong>Les</strong> notions d’auto-organisation et <strong>de</strong> capacité d’adaptation <strong>de</strong>s<br />

systèmes complexes, liées à <strong>de</strong>s interactions intenses et multiples entre <strong>de</strong><br />

nombreuses composantes dotées chacune d’un petit nombre <strong>de</strong> comportements<br />

« simples », peut fournir une base théorique à cette nouvelle vision 162 , que nous<br />

avons évoquée dans la première conférence à propos <strong>de</strong> la biomimétique.<br />

Enfin, cette démarche <strong>de</strong> connaissance et d’action interactive avec la société<br />

oblige à l’évi<strong>de</strong>nce à changer également l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la science par rapport au<br />

<strong>de</strong>venir <strong>de</strong> cette société. Le modèle positiviste d’une science « porteuse d’une vision<br />

du progrès qu’elle construit et met en œuvre », que nous avons analysé dans la <strong>de</strong>rnière<br />

partie, n’est à l’évi<strong>de</strong>nce pas compatible avec celui d’une société contribuant<br />

à la construction <strong>de</strong> cette science et ayant, <strong>de</strong> ce fait, droit <strong>de</strong> regard sur son<br />

utilisation.<br />

<strong>Les</strong> modalités <strong>de</strong> ce dialogue autour <strong>de</strong>s « futurs possibles », aux différentes<br />

étapes du processus <strong>de</strong> recherche –définition d’un programme, réalisation,<br />

examen <strong>de</strong>s applications possibles– sont en gran<strong>de</strong> partie à inventer. On trouvera<br />

notamment dans Callon et al. (Ibid.) une revue critique <strong>de</strong> diverses expériences<br />

récentes, qui sont intervenues pour la plupart assez en aval du processus <strong>de</strong><br />

recherche et se sont donc déroulées souvent dans un contexte <strong>de</strong> crise.<br />

Il y a donc à faire œuvre innovante dans ce domaine mais nous sommes<br />

persuadés que ce savoir-faire <strong>de</strong>vra faire partie <strong>de</strong>s compétences <strong>de</strong>s agronomes<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>main.<br />

Construire la triple alliance entre sciences<br />

agronomiques, sociales et écologiques<br />

Comme nous l’avons vu, ces trois ensembles ont été caractérisés au cours du<br />

vingtième siècle par un triple clivage : clivage entre agronomie et sciences sociales,<br />

à travers la « désocialisation » <strong>de</strong>s objets évoqués dans la secon<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> notre<br />

analyse ; clivage entre agronomie et écologie, présenté en détail dans la troisième<br />

partie ; clivage, enfin, entre sciences sociales et écologiques, lié à la représentation<br />

occi<strong>de</strong>ntale d’un hiatus homme-nature, présenté dans la <strong>de</strong>rnière partie.<br />

Cependant, <strong>de</strong>s éléments favorables à un rapprochement <strong>de</strong> ces pôles existent<br />

et ont été évoqués. On citera l’intérêt croissant <strong>de</strong> l’écologie pour <strong>de</strong>s milieux<br />

hétérogènes, intégrant <strong>de</strong>s activités humaines, son nouveau regard sur le rôle<br />

<strong>de</strong>s perturbations et sur la nature ordinaire, à travers en particulier l’écologie<br />

du paysage 163 . De ce fait, interagir avec les sciences sociales pour comprendre la<br />

dynamique <strong>de</strong> ces paysages, le rôle <strong>de</strong>s différents acteurs et leurs conséquences<br />

apparaît indispensable.<br />

162 Zwirn H., 2003 : « La complexité, science du XXI e siècle ? » Pour la Science, 314.<br />

163 Voir notre leçon sur la biodiversité.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


226<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

De même, l’agronomie est maintenant convaincue <strong>de</strong> la nécessité d’intégrer<br />

les concepts <strong>de</strong> l’écologie pour construire une révolution agronomique<br />

« doublement verte » 164 , intégrant les limites i<strong>de</strong>ntifiées <strong>de</strong> la révolution verte,<br />

prenant en compte la diversité <strong>de</strong>s productions -qu’elles soient marchan<strong>de</strong>s<br />

(aliments, matériaux) ou non marchan<strong>de</strong>s (services écologiques)– <strong>de</strong>s agrosystèmes<br />

et susceptible <strong>de</strong> s’appliquer dans une gamme plus large <strong>de</strong> situations.<br />

En particulier, le lien entre répartition <strong>de</strong>s activités agricoles dans un paysage<br />

(dans l’espace et dans le temps) et services écologiques rendus par ce paysage<br />

–épuration <strong>de</strong>s pollutions, conservation <strong>de</strong> la biodiversité, lutte contre l’érosion–<br />

fait <strong>de</strong> l’écologie du paysage (ou <strong>de</strong>s territoires) un lieu <strong>de</strong> convergences disciplinaires<br />

fortes.<br />

Enfin, dès lors que cette révolution doublement verte ne proposera pas, à<br />

la différence <strong>de</strong> la révolution verte, un modèle unique mais <strong>de</strong>vra se construire<br />

localement en intégrant la diversité <strong>de</strong>s contextes économique, écologique, social<br />

et culturel, elle conduit nécessairement l’agronomie à « resocialiser » ses objets,<br />

pour les appréhen<strong>de</strong>r dans leur globalité et leur spécificité locale. <strong>Les</strong> démarches<br />

<strong>de</strong> sélection participative <strong>de</strong>s semences, qui associent les paysans, dans leur<br />

diversité, à la définition <strong>de</strong>s objectifs <strong>de</strong> la sélection <strong>de</strong>s plantes et à sa réalisation,<br />

ou <strong>de</strong> modélisation d’accompagnement 165 , qui permet sur un territoire multiusages<br />

<strong>de</strong> fournir aux différents acteurs une représentation <strong>de</strong>s conséquences <strong>de</strong><br />

leurs pratiques et <strong>de</strong> tester différents compromis possibles, sont <strong>de</strong>s exemples<br />

<strong>de</strong> ces approches nouvelles intégrant les dimensions à la fois biotechniques et<br />

sociales <strong>de</strong>s phénomènes.<br />

Pour une « agronomie intégrale »<br />

Pour conclure, il nous semble souhaitable <strong>de</strong> regrouper ces <strong>de</strong>ux piliers<br />

<strong>de</strong> la nouvelle agronomie, socialisation <strong>de</strong>s démarches et <strong>de</strong>s postures d’une<br />

part, intégration <strong>de</strong>s sciences biotechniques et sociales d’autre part, dans un<br />

concept global. C’est pourquoi, en référence au mouvement <strong>de</strong> « l’art intégral »,<br />

qui vise à la fois à associer différentes disciplines artistiques et à réinsérer<br />

l’art dans le quotidien <strong>de</strong>s activités humaines, nous proposons <strong>de</strong> qualifier<br />

« d’agronomie intégrale » cette nouvelle agronomie. L’avenir nous dira quel sera<br />

le succès <strong>de</strong> ce néologisme, le succès étant non dans son intégration dans les<br />

discours mais dans sa capacité à promouvoir effectivement les changements <strong>de</strong><br />

pratiques qu’il préconise.<br />

164 Pour cette intégration <strong>de</strong>s concepts agronomiques et écologiques, voir l’ouvrage récent <strong>de</strong> Michel Griffon (2006) « Nourrir la<br />

Planète » Ed. Odile Jacob, Paris..<br />

165 Voir Collectif ComMod (2005) « La modélisation comme outil d’accompagnement ». Natures Sciences Sociétés, 13.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


De nouvelles politiques agricoles<br />

227<br />

Chapitre 7<br />

De nouvelles<br />

politiques agricoles<br />

Suite <strong>de</strong> la leçon inaugurale 2007<br />

prononcée par Michel Griffon<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


228<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Pourquoi mettre en œuvre <strong>de</strong>s politiques d’accompagnement ? Un changement<br />

technologique majeur suppose <strong>de</strong> susciter et d’accompagner une forte évolution<br />

dans les comportements pour une génération complète <strong>de</strong> producteurs. Ceux-ci<br />

peuvent être déstabilisés ainsi que leurs revenus. Il faut donc s’interroger sur<br />

les risques liés au changement. La gran<strong>de</strong> transformation agricole <strong>de</strong> l’aprèsguerre<br />

en Europe, tout comme la Révolution Verte dans le mon<strong>de</strong> entier ont été<br />

accompagnées par <strong>de</strong> puissantes politiques d’appui. La révolution agricole qui<br />

s’annonce va nécessiter <strong>de</strong>s prises <strong>de</strong> risque et <strong>de</strong>s transformations <strong>de</strong>s territoires<br />

supposant <strong>de</strong> lourds investissements d’infrastructure écologique.<br />

Cette idée intervient alors qu’en Europe la Politique Agricole<br />

Commune (PAC) se trouve à un tournant : que <strong>de</strong>viendra-t-elle dans l’avenir ?<br />

De même dans les pays en développement, on est entré dans une nouvelle phase,<br />

après les politiques dites « d’ajustement structurel » ; quelles nouvelles politiques<br />

agricoles vont en résulter ? Jamais sans doute dans l’histoire, et jamais à une telle<br />

échelle il aura fallu consentir un effort productif aussi grand et aussi risqué au<br />

plan environnemental que celui qu’il faudra accomplir dans les cinq décennies<br />

qui viennent pour faire face aux besoins alimentaires et environnementaux. Il n’y<br />

a aucune raison <strong>de</strong> croire que le marché, à lui tout seul, par ses propres capacités<br />

à mobiliser les énergies individuelles, suffira à réaliser cette prouesse. Enfin <strong>de</strong>s<br />

politiques agricoles seront nécessaires dans le futur comme elles l’ont été dans le<br />

passé car on le sait, l’agriculture n’est définitivement pas un secteur économique<br />

comme les autres.<br />

Pour tenter <strong>de</strong> définir quelles seraient les gran<strong>de</strong>s lignes <strong>de</strong>s politiques<br />

agricoles du futur il faut d’abord rappeler quelques éléments <strong>de</strong> prospective<br />

d’ensemble <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong>. On s’interrogera ensuite sur le cas<br />

particulier <strong>de</strong>s politiques européennes, en raison <strong>de</strong> leur caractère avancé et<br />

sophistiqué. Puis on s’interrogera plus généralement sur le cas <strong>de</strong>s pays en<br />

développement en insistant sur les caractères génériques <strong>de</strong>s politiques qui<br />

pourraient être proposées à l’avenir 166 .<br />

166 Voir Quelles politiques agricoles pour accompagner la transition vers l’agroécologie ?, V. Ribier et M. Griffon, DEMETER 2006.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


De nouvelles politiques agricoles<br />

229<br />

Une prospective d’ensemble : les enjeux à long terme.<br />

Cette prospective d’ensemble est <strong>de</strong>stinée à élaborer un cadre <strong>de</strong><br />

réflexion où le long terme s’impose sur le court terme pour la<br />

définition <strong>de</strong>s politiques. Il serait en effet inutile <strong>de</strong> proposer <strong>de</strong>s nouvelles lignes<br />

<strong>de</strong> politique agricole à partir <strong>de</strong>s simples problèmes du présent. Si nous nous<br />

situons bien dans une pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> mutation, il convient d’avoir une vision claire<br />

<strong>de</strong>s enjeux du futur, mais aussi une connaissance <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s lignes d’évolution<br />

du passé, ce que nous ferons aussi bien pour le cas <strong>de</strong> l’Europe que <strong>de</strong>s pays en<br />

développement. Commençons par le futur.<br />

<strong>Les</strong> marchés alimentaires du futur<br />

Comme nous l’avons vu au début <strong>de</strong> cette conférence, l’accroissement <strong>de</strong>s<br />

besoins alimentaires mondiaux va être tout à fait considérable dans les cinq<br />

décennies qui séparent 2000 et 2050. La croissance <strong>de</strong> la population ne laisse<br />

pas <strong>de</strong> répit. L’avènement d’une classe moyenne nombreuse en particulier en<br />

Asie, accroît les besoins en vian<strong>de</strong> et multiplie dès lors les besoins en productions<br />

végétales <strong>de</strong>stinées à produire cette vian<strong>de</strong>. Au total se pose la question <strong>de</strong> savoir<br />

si les ressources en sol et si les technologies pourront permettre <strong>de</strong> faire face à<br />

ces besoins dans <strong>de</strong>s conditions satisfaisantes ou non. Le risque est réel d’assister<br />

à nouveau à <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> pénurie, à voir se réaliser <strong>de</strong>s défrichages massifs<br />

au détriment <strong>de</strong>s ressources naturelles, ou d’assister à une généralisation <strong>de</strong> la<br />

Révolution Verte sans considération pour les dégâts à l’environnement. Mais la<br />

problématique est très différente selon les continents.<br />

En Asie la population a <strong>de</strong>puis très longtemps dû occuper l’espace productif, dû<br />

mettre en valeur les reliefs collinaires et montagneux qui caractérisent une gran<strong>de</strong><br />

partie <strong>de</strong>s paysages, canaliser les fleuves, développer l’irrigation, développer une<br />

agriculture <strong>de</strong> type « Révolution Verte » en mobilisant main d’œuvre et capitaux<br />

<strong>de</strong> façon importante. Il n’existe plus dès lors beaucoup d’espace disponible, sauf<br />

en Asie du Sud-est, mais le déploiement <strong>de</strong> l’agriculture s’y ferait au détriment<br />

<strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> forêt tropicale humi<strong>de</strong>. S’il faut doubler la production entre 2000<br />

et 2050, alors que les ren<strong>de</strong>ments asiatiques sont en moyenne déjà très élevés,<br />

il est permis <strong>de</strong> penser que les performances que cela suppose sont aujourd’hui<br />

hors d’atteinte en utilisant les technologies existantes. Il est donc vraisemblable<br />

<strong>de</strong> penser que l’Asie va <strong>de</strong>voir recourir massivement aux importations.<br />

D’autres régions du mon<strong>de</strong> autres que l’Asie seront sans doute elles<br />

aussi importatrices. Tout d’abord la gran<strong>de</strong> région d’Afrique du Nord et du<br />

Moyen-Orient prolongée jusqu’en Asie centrale. Cette région est en fait une<br />

vaste succession <strong>de</strong> déserts et <strong>de</strong> zones ari<strong>de</strong>s. Même dans les zones irriguées,<br />

l’eau y manque. <strong>Les</strong> capacités d’irrigation sont déjà presque totalement utilisées.<br />

Tous les pays ou presque sont déjà importateurs <strong>de</strong> nourriture en particulier <strong>de</strong><br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


230<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

céréales. Cette situation ne pourra que s’aggraver. Il faut également citer le cas <strong>de</strong><br />

l’Amérique Centrale qui <strong>de</strong>vient <strong>de</strong> plus en plus structurellement déficitaire.<br />

En Amérique latine, tout au contraire, la situation est inverse. La population<br />

apparaît comme très réduite par rapport à l’immensité <strong>de</strong> l’espace et <strong>de</strong>s<br />

ressources naturelles disponibles. À l’échelle <strong>de</strong> l’histoire, on peut dire que ce<br />

continent est encore en voie <strong>de</strong> colonisation. Il dispose par ailleurs d’avantages<br />

comparatifs considérables pour les marchés mondiaux agricoles du futur : outre<br />

un espace productif immense, il dispose d’un climat favorable, <strong>de</strong> très gran<strong>de</strong>s<br />

exploitations, d’une main-d’oeuvre à coûts réduits (sous-payée), <strong>de</strong> capitaux<br />

disponibles en relative abondance, d’entrepreneurs avertis ayant recours à <strong>de</strong>s<br />

techniques mo<strong>de</strong>rnes. Tout désigne l’Amérique latine, en particulier le Brésil,<br />

comme étant un grand exportateur <strong>de</strong> produits agricoles vers l’Asie dans les<br />

décennies qui viennent, ce qu’il est déjà.<br />

Outre l’Amérique latine, d’autres régions peuvent prétendre exporter vers les<br />

gran<strong>de</strong>s régions importatrices. Tout d’abord les pays <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s exploitations<br />

extensives comme le Canada et l’Australie. Mais leurs réserves en terres, dans<br />

l’hypothèse où le changement climatique se déclarerait lentement, et leur capacité<br />

d’accroissement <strong>de</strong>s ren<strong>de</strong>ments sont à moyen terme limitées. <strong>Les</strong> gran<strong>de</strong>s plaines<br />

<strong>de</strong>s États-Unis disposent aussi d’avantages compétitifs, mais moins importants :<br />

les exploitations y sont gran<strong>de</strong>s et très productives, les capitaux et les politiques<br />

d’appui sont disponibles, mais les ren<strong>de</strong>ments – comparés à l’Europe – restent<br />

limités car tout accroissement augmenterait les coûts <strong>de</strong> façon importante. Il en<br />

est <strong>de</strong> même, mais <strong>de</strong> manière encore plus accentuée, pour les gran<strong>de</strong>s plaines<br />

européennes. En revanche, l’Ukraine et les vastes plaines russes pourraient créer<br />

à moyen terme la surprise grâce à l’immensité <strong>de</strong> l’espace disponible, aux marges<br />

<strong>de</strong> progrès possibles (les ren<strong>de</strong>ments sont encore faibles), et aux capacités<br />

managériales qui finiront bien, avec le temps, par s’améliorer.<br />

Tout cela nous définit un paysage futur où le marché mondial <strong>de</strong>s<br />

produits agricoles et alimentaires prendra <strong>de</strong> l’importance, principalement par le<br />

très fort développement d’un courant d’exportations d’aliments <strong>de</strong> l’Amérique du<br />

Sud vers l’Asie, et sans doute aussi par <strong>de</strong>s exportations <strong>de</strong> céréales provenant <strong>de</strong>s<br />

exportateurs traditionnels vers l’Asie et l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient.<br />

Quant à l’Afrique, sa situation est particulière, elle dispose encore <strong>de</strong> réserves<br />

foncières importantes lui permettant <strong>de</strong> faire face à un accroissement rapi<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> ses besoins mais au prix <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s migrations pour occuper l’espace faute<br />

<strong>de</strong> pouvoir accroître rapi<strong>de</strong>ment les ren<strong>de</strong>ments en raison d’un accès limité au<br />

progrès technique.<br />

Comme on l’a vu, le changement climatique pourrait modifier considérablement<br />

la donne du marché mondial, peut-être dès le milieu du siècle.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


De nouvelles politiques agricoles<br />

231<br />

L’adoucissement du climat, et l’élargissement <strong>de</strong> la durée végétative dans les<br />

régions septentrionales pourraient accroître fortement le potentiel céréalier<br />

du Canada, <strong>de</strong> la Russie et <strong>de</strong> la Chine. En même temps, certaines régions<br />

pourraient connaître <strong>de</strong>s difficultés productives, particulièrement le Brésil,<br />

mais aussi l’Amérique centrale et peut-être également l’Europe. Une gran<strong>de</strong><br />

incertitu<strong>de</strong> persiste dans les modèles quant à la situation africaine. On peut<br />

donc s’attendre, au vu <strong>de</strong> ces données, à ce que tous les pays cherchent à la fois<br />

à garantir à long terme leur sécurité alimentaire à la fois par <strong>de</strong>s productions<br />

locales et par le recours au marché international. Mais l’incertitu<strong>de</strong> liée au<br />

changement climatique conjuguée à l’incertitu<strong>de</strong> inhérente à la généralisation<br />

<strong>de</strong>s marchés mondiaux agricoles et alimentaires promettent un avenir important<br />

aux politiques agricoles. L’alimentation <strong>de</strong> 9 milliards <strong>de</strong> personnes va en effet<br />

requérir sans doute la mise en place d’une organisation collective beaucoup<br />

plus volontariste que ce que ferait spontanément un marché mondial livré à<br />

lui-même.<br />

L’irruption <strong>de</strong> nouveaux marchés énergétiques et industriels<br />

Le tableau général <strong>de</strong> la situation future est rendu encore plus complexe par<br />

l’irruption récente <strong>de</strong> l’opportunité <strong>de</strong> produire <strong>de</strong>s agrocarburants en substitution<br />

aux carburants liqui<strong>de</strong>s d’origine fossile. Aujourd’hui les principales<br />

filières se développent à partir <strong>de</strong> la production <strong>de</strong> sucre qui sert <strong>de</strong> base à<br />

l’alcool-carburant, et d’huile. Pour ces productions, les pays tropicaux bénéficient<br />

d’avantages comparatifs naturels considérables. Le risque est donc d’y voir se<br />

développer une course à la terre pour pouvoir produire les carburants nécessaires<br />

aux pays industriels, ceci au détriment <strong>de</strong>s surfaces tropicales qu’il conviendrait<br />

<strong>de</strong> conserver pour une gestion satisfaisante <strong>de</strong> la biodiversité. Ces carburants <strong>de</strong><br />

première génération sont l’objet <strong>de</strong> controverses : à l’échelle planétaire, ils entrent<br />

en concurrence avec l’alimentation humaine, leur ren<strong>de</strong>ment énergétique est très<br />

décevant (car les céréales et les oléagineux sont <strong>de</strong>s plantes qui n’ont pas été<br />

sélectionnées historiquement pour la production d’énergie mais d’aliment), et<br />

les filières <strong>de</strong> production ne contribuent au total pas beaucoup à l’amélioration<br />

du bilan carbone <strong>de</strong> l’agriculture.<br />

Par ailleurs, un peu partout se développent <strong>de</strong>s procédés utilisant la<br />

production agricole comme matière première en substitution au pétrole et aux<br />

produits pétroliers : huiles industrielles, polymères (fibres, objets plastiques),<br />

aci<strong>de</strong>s aminés pour l’alimentation et la santé, fibres pour le textile, la construction<br />

ou l’élaboration <strong>de</strong> divers matériaux, matériaux à partir d’amidon, <strong>de</strong> protéines<br />

biopolymères, etc. La chimie verte n’en est qu’à ses débuts. Ces opportunités<br />

<strong>de</strong>vraient se développer.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


232<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>Les</strong> conséquences <strong>de</strong> la hausse du cours <strong>de</strong> l’énergie<br />

La hausse <strong>de</strong>s prix du pétrole va d’abord se manifester sur le coût <strong>de</strong>s<br />

opérations culturales motorisées : labour, passages répétés d’outils <strong>de</strong> travail<br />

du sol, d’épandage d’engrais, ou <strong>de</strong> traitements sanitaires. La dépense d’énergie<br />

utilisée pour le labour pourrait apparaître, dans ce contexte <strong>de</strong> hausse <strong>de</strong>s prix du<br />

pétrole, comme <strong>de</strong> plus en plus extravagante. Cela va donc concourir à développer<br />

les techniques <strong>de</strong> non labour, <strong>de</strong> semis direct et <strong>de</strong> couverture végétale.<br />

Cette hausse <strong>de</strong>s prix <strong>de</strong> l’énergie va ensuite accroître <strong>de</strong> façon importante<br />

les prix <strong>de</strong>s engrais azotés. <strong>Les</strong> engrais azotés sont en effet obtenus à partir du<br />

gaz naturel dont le prix s’accroît parallèlement à celui du pétrole. Par ailleurs<br />

leur fabrication réclame <strong>de</strong> hautes quantités d’énergie, <strong>de</strong>ux raisons qui <strong>de</strong>vraient<br />

augmenter considérablement les prix et donc les coûts <strong>de</strong> production agricole ;<br />

en gran<strong>de</strong> culture ils en représentent déjà une part importante.<br />

Quant aux engrais à base <strong>de</strong> phosphates <strong>de</strong> potasse, ils <strong>de</strong>vraient aussi subir<br />

un accroissement <strong>de</strong>s coûts <strong>de</strong> transport : ce sont en effet <strong>de</strong>s matières très<br />

pondéreuses issues <strong>de</strong> gisements qui se situent assez loin <strong>de</strong>s zones d’utilisation.<br />

De plus, ces gisements sont limités et dans les décennies qui viennent, au moins<br />

pour les phosphates, les coûts d’extraction <strong>de</strong>vraient s’accroître <strong>de</strong> façon significative.<br />

À beaucoup plus long terme, l’échelle <strong>de</strong> quelques siècles, ces engrais<br />

pourraient <strong>de</strong>venir très rares. C’est une <strong>de</strong>s raisons qui incitent à chercher <strong>de</strong>s<br />

techniques alternatives <strong>de</strong> fertilisation minérale dans les régions <strong>de</strong> gran<strong>de</strong><br />

culture.<br />

Un autre enjeu du futur : la rareté <strong>de</strong> la terre<br />

Une nouvelle rareté apparaît dès aujourd’hui avec la mise en culture <strong>de</strong><br />

nouvelles terres en fonction du marché <strong>de</strong>s agrocarburants. En même temps,<br />

la tension sur l’offre en céréales sur le marché international et l’accroissement<br />

exceptionnel <strong>de</strong>s prix <strong>de</strong> celles-ci, peuvent relancer une course à la terre pour<br />

les produire. Enfin, dans beaucoup <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s plaines productives du mon<strong>de</strong>,<br />

l’espace urbain conquiert <strong>de</strong> façon très rapi<strong>de</strong> l’espace agricole. Le phénomène<br />

est particulièrement visible en Asie où la compétition entre la ville et la campagne<br />

conduit à <strong>de</strong>s réductions notables <strong>de</strong> l’espace agricole productif.<br />

Il <strong>de</strong>vrait en résulter un accroissement du prix <strong>de</strong> la terre un peu partout dans<br />

le mon<strong>de</strong>. L’achat <strong>de</strong> cette terre par les jeunes agriculteurs qui s’installent <strong>de</strong>vrait<br />

être plus difficile. Enfin, la terre pourrait re<strong>de</strong>venir attractive pour <strong>de</strong>s capitaux<br />

extérieurs qui cherchent à investir, ce qui pourrait modifier considérablement la<br />

relation entre propriétaires et fermiers.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


De nouvelles politiques agricoles<br />

233<br />

L’accroissement <strong>de</strong>s prix agricoles<br />

L’accroissement <strong>de</strong>s besoins alimentaires et non alimentaires, les limites<br />

<strong>de</strong> surface cultivable à long terme, et la nécessité <strong>de</strong> conserver <strong>de</strong>s espaces <strong>de</strong><br />

biodiversité <strong>de</strong>ssinent à long terme une rareté <strong>de</strong> la terre. La rareté <strong>de</strong>s ressources<br />

pétrolières <strong>de</strong>ssine par ailleurs un accroissement <strong>de</strong>s coûts <strong>de</strong>s engrais. Ces<br />

<strong>de</strong>ux raisons créeront vraisemblablement les conditions d’une hausse tendancielle<br />

historique <strong>de</strong>s prix agricoles, ceci après que l’on ait observé une tendance<br />

séculaire à la baisse en raison <strong>de</strong>s gains historiques <strong>de</strong> productivité. Certains<br />

pensent que la hausse spectaculaire <strong>de</strong>s prix <strong>de</strong>s céréales observée en 2007 est<br />

annonciatrice <strong>de</strong> cette tendance. C’est assez peu probable puisqu’elle résulte<br />

d’abord d’une conjoncture liée à <strong>de</strong>s stocks bas et à une sécheresse en Australie et<br />

<strong>de</strong>s désordres climatiques en Europe, sauf si on admet qu’avec le réchauffement<br />

climatique <strong>de</strong> tels inci<strong>de</strong>nts <strong>de</strong>viendront en quelque sorte la nouvelle norme, en<br />

incluant les probables perturbations récurrentes issues <strong>de</strong>s déplacements lourds<br />

<strong>de</strong> température <strong>de</strong>s eaux du Pacifique (phénomène dit « El Nino »).<br />

Mais <strong>de</strong>ux autres variables <strong>de</strong> moyen et long terme tirent les prix à la hausse :<br />

l’accroissement <strong>de</strong> la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> chinoise, et la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> en biocarburants. Tous<br />

ces arguments vont dans le sens d’une hausse ; ils vont aussi dans le sens d’une<br />

instabilité. Mais on peut aussi imaginer <strong>de</strong>s renversements momentanés <strong>de</strong><br />

situation, par exemple, celui qui résulterait d’un crash financier et d’une crise<br />

économique en Chine aboutissant à une réduction forte <strong>de</strong> la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> et une<br />

rupture <strong>de</strong> la croissance <strong>mondiale</strong>. S’il est difficile <strong>de</strong> se prononcer sur un sujet<br />

aussi délicat, on peut cependant facilement imaginer, qu’en même temps qu’une<br />

tendance haussière à très long terme, se <strong>de</strong>ssine une tendance à l’accroissement<br />

<strong>de</strong>s fluctuations <strong>de</strong> prix au fur et à mesure que le marché mondial prendra <strong>de</strong><br />

l’importance et que s’additionneront les variables créant <strong>de</strong>s possibilités <strong>de</strong><br />

fluctuation.<br />

Une nouvelle compétitivité<br />

Si le marché international prend <strong>de</strong> l’importance, si par ailleurs il y a plus<br />

<strong>de</strong> fluctuations dans les prix, si enfin le changement climatique modifie le statut<br />

d’exportateur et d’importateur <strong>de</strong> vastes régions du mon<strong>de</strong>, alors le débat sur<br />

la compétitivité et les règles <strong>de</strong> celle-ci dans le cadre international <strong>de</strong> l’Organisation<br />

Mondiale du Commerce (OMC) <strong>de</strong>vraient évoluer. En effet, on peut<br />

difficilement imaginer que seule la compétitivité « coût » soit prise en compte<br />

dans les négociations, et même que celle-ci se fasse dans un contexte où seraient<br />

tolérées <strong>de</strong> fortes distorsions monétaires (compétitivité « monnaie »). La<br />

compétitivité « sociale » due aux disparités dans les niveaux <strong>de</strong> salaires <strong>de</strong>vrait<br />

logiquement être <strong>de</strong> plus en plus prise en compte en termes <strong>de</strong> parité <strong>de</strong> pouvoir<br />

d’achat. Et surtout, la compétitivité « environnementale » <strong>de</strong>vrait intervenir afin<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


234<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

que soient prises en compte les situations <strong>de</strong> dumping environnemental ou <strong>de</strong><br />

véritables « bulles spéculatives » <strong>de</strong> long terme que sont les excès d’utilisation<br />

non durable <strong>de</strong> ressources naturelles, par exemple par la déforestation tropicale<br />

et la désertification. Ce serait l’intérêt <strong>de</strong> tous que toutes ces distorsions du<br />

marché, dès lors que ce <strong>de</strong>rnier s’impose à l’échelle <strong>mondiale</strong>, soient réduites ou<br />

supprimées. Enfin, les exigences et les préférences collectives <strong>de</strong>s consommateurs<br />

<strong>de</strong>s pays industriels en matière <strong>de</strong> qualité <strong>de</strong>s produits <strong>de</strong>vraient aboutir à une<br />

multiplication <strong>de</strong>s normes, lesquelles seront évi<strong>de</strong>mment considérées par les pays<br />

exportateurs comme autant d’entraves au commerce, alors qu’elles correspon<strong>de</strong>nt<br />

à <strong>de</strong>s critères <strong>de</strong> bien-être général. On peut donc penser que l’essentiel <strong>de</strong>s débats<br />

sur les règles du commerce international est encore à venir.<br />

La nécessité pour l’agriculture <strong>de</strong> stocker du carbone<br />

Si le changement climatique venait à se manifester plus rapi<strong>de</strong>ment encore que<br />

ce qu’indiquent aujourd’hui les modèles, les sociétés seront amenées à consacrer<br />

tous les moyens possibles pour limiter les émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre et<br />

favoriser le stockage du carbone. L’agriculture pourrait alors être sollicitée à la<br />

fois pour utiliser <strong>de</strong>s techniques peu émettrices donc peu utilisatrices d’énergie<br />

fossile (fin du labour, alternatives techniques en termes d’engrais), et pour<br />

séquestrer du carbone dans la biomasse et dans les sols. Cette activité <strong>de</strong>vrait<br />

alors être reconnue par le marché et constituer une source <strong>de</strong> revenus complémentaires<br />

pour l’agriculture et la foresterie.<br />

La nécessité pour l’agriculture <strong>de</strong> gérer la biodiversité<br />

Si la course à la terre et au défrichage s’accentue, ainsi que la désertification<br />

qui en résulterait (<strong>de</strong> la même manière qu’elle résulterait du changement<br />

climatique), alors la biodiversité sera très fortement et irréversiblement menacée,<br />

car ce sont l’essentiel <strong>de</strong>s forêts tropicales d’Amazonie, du Congo, et d’Asie du<br />

Sud-Est qui disparaîtraient. Dans ces régions, où la progression <strong>de</strong> l’agriculture<br />

est en partie inévitable, il faudra bien trouver les moyens <strong>de</strong> sauvegar<strong>de</strong>r ce<br />

qui peut l’être par la définition <strong>de</strong> métho<strong>de</strong>s d’aménagement faisant la part <strong>de</strong><br />

l’agriculture et la part <strong>de</strong> la conservation <strong>de</strong> la biodiversité. Dans les régions<br />

d’agriculture ancienne, la biodiversité pourrait faire l’objet d’une réhabilitation<br />

par un ensemble <strong>de</strong> techniques comme celles présentées au chapitre précé<strong>de</strong>nt.<br />

Mais là aussi, l’effort que cela <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong>vra faire l’objet d’une reconnaissance<br />

financière dont la forme est à déterminer et qui constituera un <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong>s<br />

politiques agricoles du futur dans la mesure où il est impossible <strong>de</strong> différencier<br />

la problématique agricole et la problématique environnementale.<br />

Le tableau d’ensemble <strong>de</strong>s objectifs à long terme étant dressé, il convient<br />

maintenant <strong>de</strong> voir, d’abord en Europe, comment une nouvelle politique agricole<br />

commune peut répondre à cette situation.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


De nouvelles politiques agricoles<br />

235<br />

Pour une nouvelle Politique Agricole Commune européenne<br />

Tout d’abord pourquoi faut-il une nouvelle PAC ? Pourquoi la PAC actuelle<br />

résultant d’une longue évolution, ne peut plus être satisfaisante ? Pour répondre<br />

à ces questions, il faut faire un bref rappel <strong>de</strong> l’évolution historique <strong>de</strong> la PAC<br />

pour mieux comprendre sa logique profon<strong>de</strong> et ses évolutions.<br />

L’évolution historique <strong>de</strong> la PAC<br />

Après la guerre, l’agriculture européenne et en particulier l’agriculture<br />

française restait une agriculture <strong>de</strong> petites exploitations relativement pauvres,<br />

et ne produisait pas assez <strong>de</strong> biens alimentaires pour les besoins nationaux. Le<br />

plan Marshall 167 et le premier plan <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnisation français était <strong>de</strong>stiné à<br />

faire face aux besoins alimentaires et donc à accroître rapi<strong>de</strong>ment la productivité<br />

agricole. En même temps, il fallait organiser la sortie d’une quantité<br />

importante <strong>de</strong> main-d’œuvre du secteur agricole pour alimenter les besoins en<br />

emploi <strong>de</strong> l’industrie nationale alors en plein essor. Pour cela, il fallait garantir<br />

aux producteurs une protection par rapport aux importations et garantir l’écoulement<br />

<strong>de</strong> leurs produits sur le marché national. À partir <strong>de</strong> 1959 la mo<strong>de</strong>rnisation<br />

a été faite à marche forcée avec l’appui d’un syndicalisme fort et d’une<br />

nouvelle génération d’agriculteurs. Cette mo<strong>de</strong>rnisation s’est appuyée sur <strong>de</strong>s<br />

réformes importantes : réforme du fermage, in<strong>de</strong>mnités viagères <strong>de</strong> départ pour<br />

permettre aux agriculteurs âgés <strong>de</strong> se retirer, remembrement <strong>de</strong>s terres, crédits<br />

permettant l’achat foncier et <strong>de</strong> matériel, etc.<br />

En même temps, en 1958, avec le traité <strong>de</strong> Rome, s’installait la Politique<br />

Agricole Commune visant aux mêmes objectifs mais à l’échelle européenne :<br />

accroître la productivité, assurer un niveau <strong>de</strong> vie équitable aux agriculteurs,<br />

stabiliser les marchés, garantir la sécurité <strong>de</strong>s approvisionnements, assurer <strong>de</strong>s<br />

prix raisonnables aux consommateurs. Un mécanisme original <strong>de</strong> protection par<br />

prélèvement et restitution a été constitué. <strong>Les</strong> résultats en termes <strong>de</strong> production<br />

et <strong>de</strong> productivité ont été considérables, les ren<strong>de</strong>ments ayant en moyenne<br />

quadruplé en 30 ans.<br />

Mais rapi<strong>de</strong>ment cette politique a entraîné une surproduction qui est<br />

<strong>de</strong>venue peu à peu structurelle, d’abord dans le domaine laitier. La PAC, dès<br />

lors, a évolué vers la définition d’instruments <strong>de</strong> contrôle <strong>de</strong> l’offre, d’abord en<br />

1984 avec la réforme <strong>de</strong>s quotas laitiers. Mais la réduction <strong>de</strong> l’activité laitière a<br />

entraîné un afflux d’offre <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> <strong>de</strong> réforme, et en conséquence la baisse <strong>de</strong>s<br />

cours <strong>de</strong> la vian<strong>de</strong>. Il en est résulté une réduction <strong>de</strong> la production <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> et<br />

donc <strong>de</strong>s surfaces en herbe, puis en compensation un accroissement <strong>de</strong>s surfaces<br />

167 Le Programme <strong>de</strong> rétablissement européen, nommé généralement plan Marshall du nom du secrétaire d’état américain Georges<br />

Marshall, a apporté 13 milliards <strong>de</strong> dollars d’assistance économique américaine entre 1948 et 1952 à 16 pays européens, vainqueurs<br />

et vaincus <strong>de</strong> la 2 e guerre <strong>mondiale</strong> (dont 2,7 à la France), pour les ai<strong>de</strong>r à se reconstruire et se mo<strong>de</strong>rniser, et ainsi endiguer la<br />

montée du communisme.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


236<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

en céréales entraînant dès lors une surproduction structurelle n’ayant pas d’autre<br />

débouché que <strong>de</strong> s’écouler sur le marché international en faisant concurrence aux<br />

exportations américaines. Or, les coûts <strong>de</strong> production <strong>de</strong>s céréales européennes<br />

étaient plus élevés que ceux <strong>de</strong>s céréales américaines.<br />

Dès lors, la PAC a été attaquée sur la scène internationale dans le cadre <strong>de</strong>s<br />

négociations du GATT, <strong>de</strong>venu ensuite OMC. <strong>Les</strong> restitutions (financement<br />

<strong>de</strong> la différence entre le prix interne <strong>de</strong> l’Union Européenne et le prix mondial<br />

aligné sur les coûts <strong>de</strong> production relativement bas <strong>de</strong>s pays les plus compétitifs)<br />

ont été considérées comme <strong>de</strong>s subventions aux exportations contraires à l’esprit<br />

<strong>de</strong>s relations commerciales internationales. Depuis 1975, la PAC a connu un<br />

ajustement permanent <strong>de</strong> façon à réduire sa surproduction, à réduire ses coûts<br />

<strong>de</strong> production afin <strong>de</strong> s’aligner sur les cours mondiaux, à aller dans le sens d’une<br />

libéralisation du commerce mondial, et en même temps afin <strong>de</strong> limiter le coût<br />

budgétaire considéré comme <strong>de</strong> plus en plus insoutenable.<br />

En même temps cette politique était accusée, souvent à tort, d’avoir favorisé<br />

un progrès technique générateur <strong>de</strong> risque sanitaire : le recours à <strong>de</strong>s hormones <strong>de</strong><br />

croissance ou à <strong>de</strong>s hormones laitières ou encore <strong>de</strong>s antibiotiques, l’utilisation <strong>de</strong><br />

farines animales et la maladie <strong>de</strong> la vache folle, la présence <strong>de</strong> dioxine dans la vian<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> poulet, la montée du thème du bien être animal contre les élevages industriels,<br />

l’opposition aux OGM. À cela s’ajoutait le constat <strong>de</strong> l’accroissement <strong>de</strong> la<br />

pollution <strong>de</strong>s rivières avec <strong>de</strong>s phosphates, <strong>de</strong>s nitrates ou <strong>de</strong>s pestici<strong>de</strong>s. Tous ces<br />

événements accumulés ont créé peu à peu une suspicion chez les consommateurs et<br />

les citoyens ainsi qu’une offensive <strong>de</strong>s mouvements écologistes contre l’agriculture<br />

dite « productiviste ». Après l’immense effort <strong>de</strong> productivité consenti par le<br />

mon<strong>de</strong> agricole pour répondre aux besoins <strong>de</strong> la société, la confiance et les contrats<br />

qui s’étaient établis entre l’agriculture et la société semblaient toucher à leur fin.<br />

À la suite <strong>de</strong> discussions entre l’Europe et les États-Unis et <strong>de</strong> discussions<br />

internes à la communauté européenne, l’Europe a accepté en 1999 avec<br />

« l’Agenda 2000 », puis en 2003 avec le « compromis <strong>de</strong> Luxembourg », <strong>de</strong><br />

promouvoir une agriculture compétitive mais respectueuse <strong>de</strong> l’environnement,<br />

fournissant <strong>de</strong>s produits <strong>de</strong> qualité, garantissant un niveau <strong>de</strong> vie équitable et une<br />

stabilité <strong>de</strong>s revenus, restant riche <strong>de</strong> sa diversité et préservant les paysages. Il en<br />

est résulté un découplage partiel entre la production et les subventions <strong>de</strong> soutien<br />

<strong>de</strong>s cours (dites <strong>de</strong> « premier pilier »), la définition <strong>de</strong> conditions agro-environnementales<br />

impératives pour l’obtention <strong>de</strong>s ai<strong>de</strong>s (normes environnementales,<br />

sécurité <strong>de</strong>s aliments, santé et bien-être <strong>de</strong>s animaux, etc.), la réduction du<br />

montant <strong>de</strong>s ai<strong>de</strong>s directes, et la possibilité <strong>de</strong> transférer par « modulation » une<br />

partie <strong>de</strong>s ai<strong>de</strong>s du « premier pilier » vers le « second pilier » <strong>de</strong>stiné à financer<br />

le développement rural.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


De nouvelles politiques agricoles<br />

237<br />

Que retenir comme leçon <strong>de</strong> ce très rapi<strong>de</strong> survol historique <strong>de</strong> la PAC ?<br />

D’abord que l’on est passé, <strong>de</strong> transition en transition, <strong>de</strong> crise bruxelloise en<br />

manifestations <strong>de</strong> rue, d’une politique <strong>de</strong> sécurité alimentaire et <strong>de</strong> protection<br />

<strong>de</strong>s agricultures du continent européen, à une politique <strong>de</strong> libéralisation du<br />

secteur agricole. On peut aussi retenir que le moteur <strong>de</strong> cette évolution a été<br />

d’abord l’opposition <strong>de</strong>s Etats-Unis aux excé<strong>de</strong>nts européens. Une fois cette<br />

évolution amorcée, le relais a été pris en interne, dans la volonté <strong>de</strong>s gouvernements<br />

européens d’obtenir <strong>de</strong>s avantages via la libéralisation du commerce<br />

international dans tous les domaines (en particulier l’industrie et les services)<br />

même au prix <strong>de</strong>s désavantages que cela entraînera pour le modèle agricole<br />

européen. Ce <strong>de</strong>rnier reste en effet peu compétitif à l’échelle <strong>mondiale</strong>, et il<br />

est dès lors condamné à s’ajuster inexorablement aux conditions du marché par<br />

une augmentation <strong>de</strong> la taille <strong>de</strong>s exploitations et par <strong>de</strong> nouveaux efforts <strong>de</strong><br />

productivité.<br />

Le compromis <strong>de</strong> 2003 prévoit <strong>de</strong>ux échéances : l’examen du « bilan <strong>de</strong><br />

santé » <strong>de</strong> la PAC en 2008, et la renégociation complète en 2013. Comment<br />

vont se positionner les acteurs concernés ? Ce positionnement résultera à la fois<br />

<strong>de</strong>s évolutions présentées ci-<strong>de</strong>ssus et <strong>de</strong>s débats qui se tiendront.<br />

<strong>Les</strong> critiques <strong>de</strong> la PAC et débats sur son évolution<br />

La principale critique faite à la PAC est budgétaire. Comme elle est l’une<br />

<strong>de</strong>s rares politiques européennes intégrées, elle utilise inévitablement une gran<strong>de</strong><br />

partie <strong>de</strong>s ressources fiscales <strong>de</strong> l’Union et apparaît comme très chère. Mais la<br />

comparaison réaliste à réaliser serait celle qui mesurerait la somme <strong>de</strong>s dépenses<br />

budgétaires <strong>de</strong>s pays membres et <strong>de</strong> l’Union, comparée aux autres dépenses<br />

sectorielles. Si la politique <strong>de</strong> la Recherche, <strong>de</strong> l’Education ou <strong>de</strong> la Défense<br />

passait au niveau européen, la part <strong>de</strong>s dépenses consacrées à la PAC <strong>de</strong>viendrait<br />

nettement moins spectaculaire.<br />

Certains hommes politiques européens – ils sont <strong>de</strong> plus en plus nombreux<br />

– voudraient donc utiliser ces ressources à d’autres fins considérées comme<br />

plus stratégiques pour l’avenir, comme la recherche et l’innovation. Comme, par<br />

ailleurs, les gouvernements européens se sont entendus pour plafonner le budget<br />

<strong>de</strong> l’Europe, l’équation est donc très contrainte.<br />

La <strong>de</strong>uxième critique est celle <strong>de</strong> l’équité. <strong>Les</strong> subventions accordées aux<br />

agriculteurs correspon<strong>de</strong>nt mécaniquement au montant <strong>de</strong>s compensations<br />

permis par l’ancien mécanisme <strong>de</strong> protection européenne. Elles gar<strong>de</strong>nt donc<br />

cette légitimité. Mais cette justification a vite été oubliée. Et l’examen actuel <strong>de</strong><br />

ces subventions les fait apparaître comme étant attribuées <strong>de</strong> façon peu équitable<br />

entre d’une part – en schématisant – <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s exploitations céréalières et<br />

d’autre part <strong>de</strong> petites exploitations d’élevage qui reçoivent une moindre part.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


238<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Par ailleurs, ce qui reste <strong>de</strong> subventions à l’exportation est toujours attaqué par<br />

les pays concurrents. Enfin, beaucoup d’organisations non gouvernementales<br />

considèrent que ces subventions tirent les prix internationaux à la baisse ce qui<br />

aboutit, dans les pays en développement et notamment en Afrique, à ce que <strong>de</strong>s<br />

importations à bas prix concurrencent la production locale, laquelle se trouve<br />

ainsi pénalisée pendant une pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> leur histoire où elles <strong>de</strong>vraient prendre<br />

leur essor.<br />

La troisième critique est celle <strong>de</strong>s consommateurs. Elle porte sur les questions<br />

sanitaires et les pollutions. Elle traduit une relation ambiguë entre les sociétés<br />

mo<strong>de</strong>rnes et leurs agriculteurs, relations d’attachement à <strong>de</strong>s racines anciennes<br />

et volontés <strong>de</strong> conservation d’une relation <strong>de</strong> confiance, mais en même temps<br />

relâchement <strong>de</strong>s termes du contrat social entre la société et les agriculteurs en<br />

raison <strong>de</strong> l’éloignement progressif qu’entraîne la multiplication <strong>de</strong>s intermédiaires<br />

entre le producteur et le consommateur, l’industrie et la gran<strong>de</strong> distribution<br />

qui <strong>de</strong>viennent les interlocuteurs principaux pour l’alimentation.<br />

La quatrième critique est celle <strong>de</strong>s écologistes. Elle est radicale. Elle<br />

condamne les agriculteurs pour les atteintes à l’environnement et pour ce qui est<br />

qualifié <strong>de</strong> détérioration <strong>de</strong> l’alimentation, alors qu’il est vraisemblable que, par<br />

rapport au passé, il y ait eu <strong>de</strong> très gran<strong>de</strong>s améliorations dans ce domaine et<br />

que l’alimentation n’ait jamais été aussi sûre. Cette critique irrite les agriculteurs<br />

et cette irritation ne peut que s’exprimer dans le champ du politique. Ce conflit<br />

ne facilite pas une réflexion distanciée. Elle crée les conditions d’affrontements<br />

et risque <strong>de</strong> faire passer au second plan les véritables enjeux <strong>de</strong> politique agricole<br />

européenne pour l’avenir. Comment ces enjeux sont-ils aujourd’hui analysés ?<br />

<strong>Les</strong> analyses sur l’avenir <strong>de</strong> l’agriculture européenne<br />

<strong>Les</strong> grands enjeux prospectifs à long terme ont été présentés plus haut. Mais<br />

que disent les prospectives à moins longue échéance 168 ? Tout d’abord certaines,<br />

comme celle <strong>de</strong> la DATAR, rappellent qu’il y a en France <strong>de</strong> nombreuses agricultures<br />

très différentes selon les localisations avec <strong>de</strong>s enjeux qui sont spécifiques<br />

et <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stinées qui sont particulières. L’avenir <strong>de</strong> la Beauce n’a rien à voir avec<br />

celui <strong>de</strong> la Bretagne, celui <strong>de</strong> la viticulture bor<strong>de</strong>laise est très différent <strong>de</strong> celui<br />

<strong>de</strong> l’élevage du Massif central.<br />

<strong>Les</strong> gran<strong>de</strong>s cultures sont concernées directement par la tendance lour<strong>de</strong> à la<br />

libéralisation <strong>de</strong> l’économie <strong>mondiale</strong>. Elles sont tentées par les agrocarburants.<br />

Elles <strong>de</strong>vront faire face à un accroissement important <strong>de</strong>s coûts <strong>de</strong> production<br />

mais en même temps, elles <strong>de</strong>vraient recevoir l’accroissement <strong>de</strong>s prix agricoles<br />

168 On pourra se reporter aux documents suivants : Agriculture, Environnement et Territoires, quatre scénarios à l’horizon 2025, 2006, La<br />

Documentation Française ; Perspectives Internationales pour les Politiques Agricoles, C. <strong>de</strong> Boissieu Ed, 2007, La Documentation Française,<br />

Paris ; Perspectives agricoles en France et en Europe, P. Chalmin et D. Bureau, 2007, La Documentation Française, Paris. ; Prospective <strong>de</strong> l’agriculture<br />

2013, INRA<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


De nouvelles politiques agricoles<br />

239<br />

comme une opportunité à laquelle elles voudraient croire à long terme. Cette<br />

agriculture-là ne pourra cependant éviter <strong>de</strong> considérer que la recherche d’une<br />

productivité l’amenant à être plus compétitive avec l’agriculture <strong>de</strong>s grands pays<br />

exportateurs la fera évoluer vers <strong>de</strong> très gran<strong>de</strong>s exploitations. <strong>Les</strong> Européens,<br />

par ailleurs, considèrent que le Canada et l’Australie auront certainement <strong>de</strong>s<br />

difficultés à approvisionner le marché dans un futur moyen terme. <strong>Les</strong> Etas-Unis<br />

ayant fait le choix <strong>de</strong> consacrer une part importante <strong>de</strong> leur maïs à faire <strong>de</strong><br />

l’éthanol, l’Ukraine et la Russie n’étant pas encore en mesure d’être <strong>de</strong> grands<br />

exportateurs, les céréaliers considèrent disposer d’une fenêtre <strong>de</strong> tir pour exporter<br />

du blé pendant une pério<strong>de</strong> durant laquelle les cours pourraient rester élevés.<br />

L’élevage, au contraire, apparaît comme menacé en raison <strong>de</strong> ses coûts <strong>de</strong><br />

production et <strong>de</strong> la concurrence internationale. Or, <strong>de</strong> lui dépend l’activité<br />

territoriale d’un grand nombre <strong>de</strong> régions françaises et européennes pour<br />

lesquelles une déprise <strong>de</strong> la population ne serait pas socialement envisageable.<br />

<strong>Les</strong> différentes étu<strong>de</strong>s considèrent donc qu’il n’y a pas d’autre issue pour l’élevage<br />

que d’être aidé.<br />

L’exercice auquel les stratèges <strong>de</strong> la politique agricole vont <strong>de</strong>voir se livrer va<br />

donc consister entre autres, à articuler <strong>de</strong>s contraintes et opportunités <strong>de</strong> moyen<br />

terme avec <strong>de</strong>s hypothèses encore marquées par l’incertitu<strong>de</strong> à long terme. Dans<br />

ce contexte comment penser l’avenir du premier pilier <strong>de</strong> la PAC ?<br />

L’avenir <strong>de</strong>s subventions à la production<br />

(premier pilier <strong>de</strong> la PAC)<br />

Le premier pilier comprend les subventions sous forme <strong>de</strong> Droits à paiement<br />

unique (DPU) remplaçant les financements correspondants aux règlements<br />

antérieurs <strong>de</strong>s différentes organisations communautaires <strong>de</strong> marché, et versées<br />

sous les conditions résultant <strong>de</strong> 18 directives d’éco-conditionnalité, subventions<br />

auxquelles s’ajoutent quelques ai<strong>de</strong>s directes <strong>de</strong> marché, en particulier <strong>de</strong>s primes<br />

à l’élevage.<br />

La question principale est la suivante : <strong>de</strong>s prix élevés font-ils disparaître le<br />

besoin <strong>de</strong> subventions ? La tendance à long terme <strong>de</strong>s prix, si elle se confirme,<br />

ferait que les prix internationaux seraient durablement au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s prix<br />

(fictifs) européens tels que l’on pourrait les calculer en additionnant les coûts<br />

<strong>de</strong> production réels et les subventions aux revenus. Des prix élevés rendraient en<br />

effet les céréales européennes plus facilement exportables et faciliteraient pour<br />

les céréaliculteurs une nouvelle stratégie d’amélioration <strong>de</strong> la compétitivité. Dans<br />

cette hypothèse, les subventions s’annuleraient d’elles-mêmes.<br />

Mais qu’en serait-il <strong>de</strong> la stabilité <strong>de</strong>s prix ? <strong>Les</strong> prix internationaux pourraient<br />

en effet être beaucoup plus instables en raison <strong>de</strong> l’installation progressive du<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


240<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

changement climatique, <strong>de</strong> l’accroissement du volume <strong>de</strong>s échanges internationaux<br />

multipliant ainsi les motifs <strong>de</strong> variations <strong>de</strong> l’offre et <strong>de</strong> la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>,<br />

et <strong>de</strong>s revers possibles dans la croissance <strong>mondiale</strong> ou régionale. L’insécurité<br />

potentielle que pourrait créer cette instabilité entraîne en parallèle un besoin <strong>de</strong><br />

sécurité, <strong>de</strong> stabilisation et d’assurance. En Europe, les agriculteurs ont besoin<br />

<strong>de</strong> beaucoup plus qu’un simple filet <strong>de</strong> sécurité ; ils ont besoin d’une véritable<br />

assurance <strong>de</strong> stabilité <strong>de</strong>s revenus, au titre d’un traitement social <strong>de</strong> parité avec<br />

les autres professions. Aussi la PAC du futur ne pourra éviter <strong>de</strong> s’interroger sur<br />

les systèmes d’assurances, éventuellement sur le soutien public au système privé<br />

d’assurance et <strong>de</strong> réassurance, sur les soutiens publics en cas d’effondrement <strong>de</strong>s<br />

prix et <strong>de</strong>s revenus, et sur la généralisation <strong>de</strong>s marchés dérivés.<br />

Mais il ne faut pas oublier les <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s nouvelles qui sont adressées à<br />

l’agriculture par les consommateurs et la société en général : la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> en<br />

qualité sanitaire et gustative, en authenticité, et en manière d’environnement.<br />

La PAC actuelle, dès lors que le financement du premier pilier dépend d’une<br />

éco-conditionnalité, va d’ailleurs d’ores et déjà dans le même sens. Il faut donc<br />

définir une philosophie à long terme comme fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> cette nouvelle PAC,<br />

qui poursuive les réformes entreprises dans ce sens. En continuité avec le présent<br />

et en ligne avec les besoins i<strong>de</strong>ntifiés, cette philosophie pourrait être la suivante :<br />

dans le respect normal <strong>de</strong>s engagements à l’OMC, l’objectif serait <strong>de</strong> produire<br />

<strong>de</strong>s biens alimentaires, énergétiques et <strong>de</strong>stinés à la chimie verte. D’abord pour<br />

la couverture <strong>de</strong>s besoins européens, mais aussi pour participer aux exportations<br />

nécessitées par l’importance <strong>de</strong> la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>mondiale</strong> en particulier en<br />

Méditerranée et dans le Moyen-Orient aux portes <strong>de</strong> l’Europe. Le tout en<br />

convergeant autant que nécessaire vers <strong>de</strong>s niveaux <strong>de</strong> compétitivité compatibles<br />

avec ceux du marché mondial, en visant autant que possible <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong><br />

qualité exemplaires, en protégeant les spécificités <strong>de</strong>s produits, <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

production et <strong>de</strong>s origines européennes, en maintenant une agriculture familiale<br />

d’entreprise en particulier dans les régions fragiles, en assurant aux producteurs<br />

un revenu stable et une distribution équitable, et en <strong>de</strong>mandant aux producteurs<br />

d’assurer la responsabilité <strong>de</strong> la gestion viable <strong>de</strong>s écosystèmes qu’ils contrôlent.<br />

L’avenir du <strong>de</strong>uxième pilier agro-environnemental<br />

est dédié au développement rural.<br />

Le <strong>de</strong>uxième pilier <strong>de</strong> la PAC est actuellement principalement <strong>de</strong>stiné<br />

à financer <strong>de</strong>s mesures agro-environnementales : prime d’élevage extensif,<br />

conversion en agriculture biologique, races menacées, opérations locales<br />

agro-environnementales, ai<strong>de</strong> aux zones défavorisées, dotations aux jeunes<br />

agriculteurs, etc. Il pourrait à l’avenir être consacré principalement à la rémunération<br />

<strong>de</strong>s services écologiques rendus par les exploitants agricoles et à financer<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


De nouvelles politiques agricoles<br />

241<br />

les infrastructures écologiques nécessaires pour une saine gestion <strong>de</strong> l’environnement<br />

et <strong>de</strong>s écosystèmes.<br />

<strong>Les</strong> efforts à consentir au niveau <strong>de</strong>s exploitations<br />

Cela pose la question du niveau <strong>de</strong>s efforts qui <strong>de</strong>vront être consentis par les<br />

agriculteurs pour assurer ses services. Tout d’abord les efforts à consentir seront<br />

très différents d’une région à l’autre et d’un système <strong>de</strong> production à l’autre<br />

(régions <strong>de</strong> montagne ou régions <strong>de</strong> plaine, région <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> culture ou régions<br />

<strong>de</strong> maraîchage ou d’arboriculture, etc.). L’intensité <strong>de</strong> l’effort sera variable en<br />

fonction <strong>de</strong>s enjeux environnementaux tels qu’ils se présentent, et <strong>de</strong> la capacité<br />

<strong>de</strong> valorisation qui pourrait être obtenue par <strong>de</strong>s mécanismes <strong>de</strong> marché (marché<br />

du carbone, rémunération <strong>de</strong>s services fournis en matière <strong>de</strong> biodiversité). <strong>Les</strong><br />

zones à environnement fragile <strong>de</strong>vraient se voir reconnaître <strong>de</strong>s financements<br />

plus élevés que les zones où les écosystèmes sont peu menacés. <strong>Les</strong> zones où<br />

les contraintes <strong>de</strong> réhabilitation sont importantes <strong>de</strong>vraient faire l’objet <strong>de</strong><br />

financement différencié par rapport à celles où la réhabilitation est limitée.<br />

Avec les nouvelles techniques, une partie <strong>de</strong>s coûts <strong>de</strong> production traditionnellement<br />

à la charge <strong>de</strong>s producteurs <strong>de</strong>vrait aussi produire <strong>de</strong>s effets positifs<br />

sur les ren<strong>de</strong>ments et les revenus : par exemple, une meilleure gestion <strong>de</strong> l’eau<br />

dans les sols peut faire reculer les risques <strong>de</strong> sécheresse, un meilleur stockage<br />

du carbone et <strong>de</strong> la matière organique dans les sols peut assurer un meilleur<br />

ren<strong>de</strong>ment, le recours à <strong>de</strong>s techniques <strong>de</strong> fertilité par « l’intensification<br />

écologique » permet <strong>de</strong> réduire le montant <strong>de</strong>s charges. D’une certaine façon, les<br />

producteurs et la société peuvent être tous les <strong>de</strong>ux gagnants. Mais il ne faut pas<br />

oublier qu’il y a <strong>de</strong>s coûts et <strong>de</strong>s risques associés à la transition pour passer du<br />

système conventionnel au nouveau système. Quant au nouveau système, il n’est<br />

pas encore stabilisé et peut révéler <strong>de</strong>s risques inattendus. Par ailleurs, il suppose<br />

plus <strong>de</strong> travail, plus d’attention, plus <strong>de</strong> connaissances, donc <strong>de</strong>s coûts nouveaux.<br />

Ceci doit donc être reconnu.<br />

La question <strong>de</strong> la légitimité d’un financement public est d’ailleurs souvent<br />

posée. Dans <strong>de</strong>s situations équivalentes (l’application d’une technique gagnant –<br />

gagnant), <strong>de</strong>s entreprises industrielles ne solliciteraient sans doute pas <strong>de</strong>s ai<strong>de</strong>s<br />

publiques. Plus encore, certains raisonnements considèrent que l’agriculture<br />

ayant été polluante dans le passé, c’est à elle qu’il revient <strong>de</strong> payer – selon<br />

le principe pollueur payeur – les coûts d’adaptation à un nouveau système.<br />

Appliquer ce principe reviendrait attribuer l’erreur à ceux qui ont appliqué<br />

<strong>de</strong>s techniques qui étaient pourtant unanimement reconnues comme efficaces<br />

à l’époque pendant laquelle il fallait accroître rapi<strong>de</strong>ment la production pour<br />

répondre aux besoins <strong>de</strong>s populations. Appliquer le principe pollueur payeur<br />

reviendrait donc à définir rétroactivement une « faute » qui était antérieurement<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


242<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

non reconnue, ce qui serait choquant pour la morale. En revanche aujourd’hui,<br />

les externalités négatives provoquées par certains types d’agriculture étant<br />

connus, il est légitime que les exportations agricoles s’adaptent à la nouvelle<br />

situation, et que par la négociation, les coûts d’adaptation soient en partie pris<br />

en charge par la société.<br />

<strong>Les</strong> efforts à consentir au-<strong>de</strong>là du niveau <strong>de</strong>s exploitations<br />

Outre ce qui peut être fait directement par les producteurs dans leurs<br />

parcelles et leurs exploitations, la constitution d’infrastructures écologiques et<br />

<strong>de</strong> ce que l’on appelle une « trame verte » met en jeu <strong>de</strong>s techniques et <strong>de</strong>s<br />

réalisations sans doute plus coûteuses. Par exemple : le traitement hydraulique<br />

<strong>de</strong>s bassins versants (haies, fossés, aménagements <strong>de</strong>s rives, ban<strong>de</strong>s enherbées et<br />

plantées, plantations, etc.), traitement <strong>de</strong>s différents types d’érosion, prévention<br />

<strong>de</strong>s incendies, aménagements pour la biodiversité, esthétique paysagère, etc. Tout<br />

cela suppose un grand nombre <strong>de</strong> travaux dont on peut supposer a priori que<br />

le coût pourrait être équivalent ou supérieur à celui du remembrement dans le<br />

passé. S’agissant d’investissements <strong>de</strong>stinés à produire <strong>de</strong>s biens publics, c’est-àdire<br />

<strong>de</strong>s biens produisant <strong>de</strong>s effets à caractère d’intérêt général pour la société, il<br />

est légitime que le financement soit pris en compte par les collectivités publiques.<br />

Après une phase d’investissement, le nouveau capital ainsi constitué <strong>de</strong>vra être<br />

entretenu, et cet entretien que les agriculteurs sont bien placés pour pouvoir<br />

effectuer, <strong>de</strong>vrait <strong>de</strong> la même façon être financé sur <strong>de</strong>s financements publics<br />

pour la partie correspondant à la fourniture <strong>de</strong> services d’intérêt général.<br />

La distinction entre premier et second pilier<br />

n’est plus réellement opérationnelle<br />

Dès lors que le premier pilier finance l’agriculture sous <strong>de</strong>s conditions<br />

agro-environnementales aux effets significatifs, et que le <strong>de</strong>uxième pilier serait<br />

consacré en gran<strong>de</strong> partie à adapter l’agriculture à une gestion environnementalement<br />

encore plus vertueuse, on peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’il est nécessaire <strong>de</strong> maintenir<br />

<strong>de</strong>ux piliers, ou à tout le moins, s’il ne faut pas généraliser la modulation et la<br />

souplesse dans la répartition du financement entre les <strong>de</strong>ux piliers. Il pourrait<br />

en effet y avoir <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s pendant lesquelles il faudrait financer fortement<br />

les revenus agricoles en raison <strong>de</strong> prix momentanément bas et donc renoncer<br />

momentanément à financer <strong>de</strong>s infrastructures écologiques, et d’autres pério<strong>de</strong>s<br />

– qu’il faut souhaiter beaucoup plus fréquentes – pendant lesquelles il n’y aurait<br />

pas besoin <strong>de</strong> financer <strong>de</strong>s compléments <strong>de</strong> revenus, l’essentiel <strong>de</strong> la dépense<br />

étant réservé aux coûts <strong>de</strong> transition et <strong>de</strong> constitution <strong>de</strong>s infrastructures<br />

écologiques.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


De nouvelles politiques agricoles<br />

243<br />

<strong>Les</strong> incitations pour que les agriculteurs<br />

adhérent à ces nouveaux objectifs<br />

Traditionnellement, les incitations au changement du comportement <strong>de</strong>s<br />

agents économiques peuvent se faire par une gamme <strong>de</strong> différents moyens. Le<br />

recours à <strong>de</strong>s règlements nouveaux, comportant donc une part <strong>de</strong> sanctions pour<br />

les contrevenants, est une métho<strong>de</strong> d’essence répressive qui ne peut se justifier<br />

moralement que lorsque l’on peut déterminer qu’une faute a été commise en<br />

connaissance <strong>de</strong> cause, ce qui, on l’a vu, est une métho<strong>de</strong> inappropriée pour la<br />

promotion d’une agriculture à haute valeur environnementale. Recourir à <strong>de</strong>s<br />

taxes et à <strong>de</strong>s ai<strong>de</strong>s relève aussi d’une philosophie à la fois répressive mais moins<br />

directe, mais qui est aussi incitative. C’est une voie fréquemment utilisée en<br />

France. Il y a sans doute mieux à faire. L’utilisation <strong>de</strong> mécanismes <strong>de</strong> marché<br />

reste une hypothèse futuriste même si elle est envisageable pour la rémunération<br />

en matière <strong>de</strong> carbone et <strong>de</strong> biodiversité. Mais se contenter d’attendre ainsi est<br />

peu satisfaisant. Recourir à <strong>de</strong>s subventions sous conditions est une pratique<br />

courante dans les politiques agricoles (en particulier la PAC) et l’appareil<br />

administratif permettant <strong>de</strong> les gérer existe. Mais cette formule contribue<br />

à l’existence durable d’une administration dont on peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si elle<br />

constitue la formule la plus efficace et la plus nécessaire structurellement à long<br />

terme. Il reste donc <strong>de</strong>ux possibilités à explorer : la certification et le contrat.<br />

L’idée d’une certification est sortie du « Grenelle <strong>de</strong> l’Environnement »<br />

<strong>de</strong> 2007. Le principe <strong>de</strong> la certification est <strong>de</strong> définir un ensemble <strong>de</strong> règles à<br />

suivre. Le respect <strong>de</strong> ces règles est constaté <strong>de</strong> visu et certifié par un organisme <strong>de</strong><br />

vérification indépendant. L’obtention <strong>de</strong> certificats est <strong>de</strong>stinée à créer un effet<br />

<strong>de</strong> signal qui peut être valorisé par une reconnaissance <strong>de</strong> qualité par le consommateur<br />

qui exprime en achetant sa préférence sur le marché, ou simplement par<br />

une subvention publique. On peut ainsi faire l’hypothèse qu’il serait possible <strong>de</strong><br />

créer une certification HVE -Haute valeur environnementale- pour l’agriculture,<br />

<strong>de</strong> la même façon qu’il y a une certification HQE (Haute qualité environnementale)<br />

pour le logement. Très concrètement, il faudrait définir un ensemble<br />

<strong>de</strong> critères spécifiant ce qu’est la valeur environnementale <strong>de</strong> pratiques agricoles<br />

et d’aménagements ainsi que <strong>de</strong> pratiques d’entretien <strong>de</strong> territoires. Il s’agit là<br />

vraisemblablement d’une tâche un peu complexe mais réalisable. En effet, on<br />

peut difficilement différencier <strong>de</strong>s situations « sans valeur » à une extrémité avec<br />

<strong>de</strong>s situations « à haute valeur » à l’autre extrémité sans passer par <strong>de</strong>s étapes<br />

intermédiaires. L’idée pourrait donc être <strong>de</strong> définir par exemple trois niveaux <strong>de</strong><br />

certification en prévoyant <strong>de</strong>s processus d’apprentissage pour passer <strong>de</strong> l’un à<br />

l’autre. Partant <strong>de</strong> la situation actuelle <strong>de</strong> respect <strong>de</strong>s éco-conditionnalités <strong>de</strong> la<br />

PAC, le premier niveau pourrait être celui <strong>de</strong> l’actuelle « Agriculture raisonnée »<br />

ou <strong>de</strong> ce que la Commission européenne appelle « Agriculture intégrée ». Le<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


244<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>de</strong>uxième et le troisième niveau seraient à définir. Chaque région, et même<br />

chaque type <strong>de</strong> paysages et d’écosystème <strong>de</strong>vrait donc se voir reconnaître <strong>de</strong>s<br />

critères spécifiques exprimant dans les conditions locales ce qu’est la valeur<br />

environnementale. Par ailleurs, il ne faudrait pas fixer définitivement ces critères ;<br />

ils <strong>de</strong>vraient être révisables en fonction <strong>de</strong> la progression <strong>de</strong> l’expérience et <strong>de</strong>s<br />

connaissances.<br />

L’autre formule est celle du contrat. Elle a déjà été expérimentée avec les<br />

CTE (Contrats territoriaux d’exploitation) et les CAD (Contrats d’agriculture<br />

durable). L’idée fondamentale du contrat et <strong>de</strong> convenir entre les agriculteurs et les<br />

pouvoirs publics <strong>de</strong> plans d’amélioration donnant lieu à subventions et qui sont<br />

vérifiables. D’un point <strong>de</strong> vue général, on peut considérer qu’entre les agriculteurs<br />

et la société, c’est bien un nouveau contrat qui est nécessaire, et que ce nouveau<br />

contrat social pourrait se décliner sous la forme <strong>de</strong> contrats à différents niveaux,<br />

entre l’agriculteur et <strong>de</strong>s collectivités publiques, ou entre <strong>de</strong>s groupes d’agriculteurs<br />

et les collectivités publiques. Mais il y a toujours le risque dans un contrat,<br />

qu’il y ait une asymétrie entre les parties, et que, notamment, les pouvoirs publics<br />

imposent <strong>de</strong>s cahiers <strong>de</strong>s charges qui ne correspon<strong>de</strong>nt pas à la compréhension, aux<br />

intérêts, et à la vision pratique <strong>de</strong>s agriculteurs concernés. Une nouvelle formule<br />

pourrait donc être admise : que les agriculteurs proposent eux-mêmes les mesures<br />

à appliquer dans le contexte local, ceci dans le cadre <strong>de</strong> cahiers <strong>de</strong>s charges à<br />

caractère plus général intervenant aussi comme gui<strong>de</strong>s pour l’action. Qui en effet<br />

mieux que les agriculteurs, dès lors qu’ils ont accepté <strong>de</strong> contribuer à l’amélioration<br />

<strong>de</strong> la qualité environnementale d’un lieu donné, peuvent savoir quelles sont les<br />

techniques qui sont les plus appropriées ? Des formations complémentaires ou<br />

<strong>de</strong>s séances d’information seraient certes sans doute très utiles. Mais le réalisme<br />

veut, dans un souci d’efficacité, que ce soient d’abord les connaissances locales qui<br />

s’imposent. On peut par ailleurs imaginer <strong>de</strong> combiner la notion <strong>de</strong> contrat et <strong>de</strong><br />

certification : dans ce cas le contrat serait la formule qui donnerait lieu au paiement<br />

<strong>de</strong> subventions, et la certification le signal i<strong>de</strong>ntifiable par le consommateur afin<br />

d’exprimer ses préférences sur le marché.<br />

Prendre en compte la complexité technique<br />

à l’échelle <strong>de</strong>s territoires<br />

S’il faut, à différentes échelles emboîtées, respecter un certain nombre<br />

d’impératifs environnementaux tout en maximisant la production agricole, il ne<br />

s’agit donc pas simplement <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong>s décisions au niveau <strong>de</strong> la parcelle et<br />

<strong>de</strong> l’exploitation, mais aussi aux différentes échelles où les problèmes environnementaux<br />

prennent un sens. Il faut donc prendre en compte un grand nombre<br />

<strong>de</strong> données dont beaucoup s’expriment en termes géographiques. L’optimisation<br />

du nouvel « écosystème productif » doit en effet prendre en compte la carte<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


De nouvelles politiques agricoles<br />

245<br />

géologique (le sous-sol), la carte topographique (le relief), la carte pédologique<br />

(le sol) et celle <strong>de</strong> la qualité <strong>de</strong>s sols, la carte hydrographique (l’eau) et celle<br />

<strong>de</strong>s masses d’eau souterraines (en trois dimensions), la carte du parcellaire et<br />

celle <strong>de</strong> la propriété, la carte <strong>de</strong>s zones protégées (parc régionaux, zones Natura<br />

2000, réseau européen <strong>de</strong> sites naturels ou semi-naturels ayant une gran<strong>de</strong><br />

valeur patrimoniale), la carte <strong>de</strong>s zones <strong>de</strong> décisions d’aménagement (SCOT,<br />

PLU, ZNIEFF… etc.). Tout cela doit se traduire par une carte <strong>de</strong>s priorités,<br />

par exemple pour la localisation <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>s enherbées, la plantation d’arbres<br />

et <strong>de</strong> haies, la rectification du parcellaire et <strong>de</strong>s zones d’accès en fonction <strong>de</strong><br />

la topographie et <strong>de</strong>s courbes <strong>de</strong> niveau, l’installation <strong>de</strong> zones humi<strong>de</strong>s et<br />

<strong>de</strong> réserves d’eau, les contraintes techniques (peuplement végétal) liées aux<br />

champs captants, etc. Pour raisonner à l’échelle <strong>de</strong>s paysages locaux il sera donc<br />

nécessaire <strong>de</strong> disposer d’outils performants pour visionner les contraintes et<br />

choisir les opportunités. <strong>Les</strong> systèmes d’information géographique (représentation<br />

en trois dimensions) et les bases <strong>de</strong> données <strong>de</strong>vront être généralisées<br />

et mises à la disposition <strong>de</strong>s parties prenantes, en particulier les exploitants<br />

agricoles et les communes rurales. Un nouveau métier -sans doute d’agronome<br />

écologue- pourrait ainsi se généraliser pour ai<strong>de</strong>r à l’aménagement <strong>de</strong> l’espace<br />

et aux choix techniques multifonctionnels afin <strong>de</strong> prendre en compte toutes les<br />

données qui sont nécessaires, et afin d’offrir la gamme la plus large possible <strong>de</strong><br />

possibilités techniques pour <strong>de</strong>s finalités productives et <strong>de</strong> gestion environnementale<br />

du milieu.<br />

Une complexité croissante <strong>de</strong> la décision publique<br />

Une agriculture à haute valeur environnementale poursuit donc plusieurs<br />

objectifs. Elle intéresse aussi plusieurs acteurs. Ceux-ci peuvent être très<br />

nombreux : tout d’abord les exploitants agricoles, mais aussi les sociétés <strong>de</strong><br />

chasse et <strong>de</strong> pêche, les cueilleurs habituels et du dimanche, toutes les associations<br />

à caractère environnemental (la Ligue <strong>de</strong> protection <strong>de</strong>s oiseaux), les<br />

nombreux utilisateurs du paysage (les marcheurs quelquefois organisés en<br />

associations), les utilisateurs <strong>de</strong> l’eau (les entreprises), les communes, les agences<br />

publiques(les agences <strong>de</strong> bassin) et l’ensemble <strong>de</strong>s collectivités publiques que<br />

sont les communes, les associations <strong>de</strong> communes, les districts, les pays, les parcs<br />

régionaux, les Conseils généraux, les Conseils régionaux et l’État. Leurs intérêts<br />

peuvent converger pour définir et projeter <strong>de</strong>s territoires futurs qui satisfassent<br />

l’intérêt général, mais le plus souvent les intérêts sont divergents. <strong>Les</strong> agriculteurs<br />

peuvent s’opposer à ceux qui souhaitent multiplier les haies et bosquets pour<br />

assurer l’habitat du gibier. <strong>Les</strong> pêcheurs peuvent s’opposer aux agriculteurs sur<br />

le sujet <strong>de</strong> l’aménagement <strong>de</strong>s rivières, les marcheurs et les agriculteurs ne font<br />

pas toujours bon ménage, <strong>de</strong> même que les marcheurs et les chasseurs, l’intérêt<br />

général en matière <strong>de</strong> qualité <strong>de</strong> l’eau peut s’opposer à la liberté <strong>de</strong>s agriculteurs<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


246<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

d’utiliser certaines techniques dans les champs captants, etc. En réalité, point<br />

par point, sujet par sujet, on peut enregistrer <strong>de</strong>s intérêts divergents. Certains<br />

acteurs peuvent gagner à telle ou telle évolution, et d’autres peuvent y perdre. Il<br />

importe, au final, d’une part que l’intérêt général soit gagnant, et d’autre part<br />

que personne n’y per<strong>de</strong> à la définition d’une nouvelle situation, ce qui amène<br />

inévitablement à définir <strong>de</strong>s compensations pour ceux à qui l’intérêt général<br />

ferait perdre quelque chose en termes d’intérêt particulier.<br />

On comprendra aisément que l’obtention d’un accord à l’échelle locale est une<br />

chose délicate. Il est par ailleurs évi<strong>de</strong>nt qu’aucune technocratie, même intelligente,<br />

ne peut trouver à elle seule une solution optimale, ou à défaut, la solution<br />

qui pourrait faire consensus. Le passage par la négociation est indispensable et<br />

conforme à l’esprit démocratique. Cette difficulté est loin d’être insurmontable.<br />

L’expérience <strong>de</strong>s parcs régionaux constitue un bon prototype <strong>de</strong> ce qui pourrait<br />

se passer si l’on voulait généraliser les négociations <strong>de</strong>stinées à la gestion environnementale<br />

d’un territoire. <strong>Les</strong> personnels <strong>de</strong>s parcs régionaux agissent souvent en<br />

facilitateurs. Ce rôle <strong>de</strong> facilitateur comprend en réalité plusieurs rôles : celui <strong>de</strong><br />

bureau d’étu<strong>de</strong> apportant <strong>de</strong> l’information et la mettant en forme (utilisation <strong>de</strong><br />

systèmes d’information géographique), explorant <strong>de</strong>s hypothèses et <strong>de</strong>s possibilités<br />

nouvelles, analysant les intérêts convergents ou divergents <strong>de</strong>s différents<br />

acteurs afin d’i<strong>de</strong>ntifier <strong>de</strong>s consensus, faisant les calculs économiques correspondants,<br />

et enfin organisant la médiation <strong>de</strong> manière à construire patiemment<br />

<strong>de</strong>s accords. Il s’agit donc là d’un nouveau métier correspondant à <strong>de</strong>s nouveaux<br />

outils et à un nouvel état d’esprit (post technocratique).<br />

Il faudra sans doute arriver à une régulation <strong>de</strong> l’espace rural aussi sophistiquée<br />

que la régulation <strong>de</strong> l’espace urbain. <strong>Les</strong> espaces urbains (à haute <strong>de</strong>nsité <strong>de</strong><br />

population) font l’objet d’un ensemble <strong>de</strong> lois et règlements précisant les processus<br />

<strong>de</strong> décision pour l’affectation <strong>de</strong> l’espace à différents usages. Cette régulation est<br />

le résultat historique <strong>de</strong> la concurrence entre usagers pour un espace limité. Il<br />

est vraisemblable, si l’environnement <strong>de</strong>vient un domaine vital pour l’avenir <strong>de</strong>s<br />

sociétés, qu’il y ait aussi dans les zones rurales <strong>de</strong>s régulations d’usage <strong>de</strong> l’espace<br />

s’imposant à tous les acteurs. L’évolution récente <strong>de</strong> la législation va d’ailleurs dans<br />

ce sens : la loi SRU (Solidarité et renouvellement urbains) <strong>de</strong> 2003 crée par exemple<br />

les schémas <strong>de</strong> cohérence territoriale qui s’imposent aux plans d’urbanisme ; ils<br />

permettent <strong>de</strong> faire un diagnostic <strong>de</strong>s situations, d’expliciter <strong>de</strong>s choix d’aménagement<br />

et <strong>de</strong> développement durable, <strong>de</strong> définir <strong>de</strong>s documents d’orientation et<br />

<strong>de</strong>s plans locaux à partir d’une large concertation fondée sur <strong>de</strong>s enquêtes d’utilité<br />

publique. De même les SDAGE (Schéma Directeur d’Aménagement et <strong>de</strong> Gestion<br />

<strong>de</strong>s Eaux) définissent les objectifs <strong>de</strong> qualité et <strong>de</strong> quantité pour la régulation <strong>de</strong>s<br />

eaux, définissent les aménagements à réaliser, délimitent <strong>de</strong>s sous bassins mais<br />

laissent <strong>de</strong>s marges <strong>de</strong> liberté aux échelles locales <strong>de</strong> décision. Ces lois s’ajoutent aux<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


De nouvelles politiques agricole<br />

247<br />

régulations antérieures que sont les zones Natura 2000 (directive <strong>de</strong> la CE sur les<br />

oiseaux, et directive sur la conservation <strong>de</strong>s habitats naturels), les ZNIEFF (Zone<br />

Naturelle d’Intérêt Ecologique Faunistique et Floristique), les parcs nationaux,<br />

les parcs naturels régionaux, les réserves RAMSAR, les réserves <strong>de</strong> biosphère, les<br />

réserves nationales <strong>de</strong> chasse et <strong>de</strong> faune sauvage, les réserves <strong>de</strong> pêche, les réserves<br />

biologiques domaniales, les arrêtés <strong>de</strong> protection, les sites classés, les ZSC (Zone<br />

spéciale <strong>de</strong> conservation) etc.<br />

Un nouvel état d’esprit, une nouvelle génération <strong>de</strong> producteurs<br />

Cette énumération pourrait inquiéter les producteurs agricoles et les éleveurs.<br />

Elle montre en effet combien s’accumulent les réglementations à caractère<br />

environnemental. On sait pourtant, que l’émergence <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong>stinées à<br />

protéger les écosystèmes est inéluctable. Il serait cependant regrettable que leur<br />

émergence soit considérée par les agriculteurs comme <strong>de</strong>s contraintes menaçant<br />

l’exercice <strong>de</strong> leur profession. Ce serait un paradoxe d’autant plus que dans les<br />

sociétés, c’est bien évi<strong>de</strong>mment aux agriculteurs que revient par <strong>de</strong>stination<br />

naturelle et professionnelle le soin d’assurer la pérennité <strong>de</strong>s écosystèmes et<br />

la qualité d’une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> l’environnement. Il n’y a donc pas d’autre<br />

solution pour les agriculteurs que <strong>de</strong> se saisir <strong>de</strong> cette problématique et d’en<br />

assurer pleinement la responsabilité au titre <strong>de</strong> la société toute entière. Il s’agit<br />

là certainement d’une révolution comportementale. Elle paraît inévitable car<br />

inscrite dans la logique historique qui veut qu’une agriculture mo<strong>de</strong>rne soit à la<br />

fois hautement productive et gestionnaire <strong>de</strong>s écosystèmes.<br />

<strong>Les</strong> agriculteurs accepteront-ils ce qu’ils pourraient vivre comme un<br />

paradoxe ? Peut-être que ceux qui ont réalisé déjà un long chemin <strong>de</strong> productivité<br />

et qui voient se <strong>de</strong>ssiner la fin <strong>de</strong> leur carrière professionnelle n’ont pas<br />

très envie d’entreprendre une telle mutation. Cela serait très compréhensible<br />

bien que la société ne leur laissera sans doute pas beaucoup <strong>de</strong> choix. Mais on<br />

voit aussi que <strong>de</strong> nombreux agriculteurs sont désireux <strong>de</strong> prendre en charge cette<br />

problématique, mais à la condition que cela se passe dans un climat <strong>de</strong> confiance<br />

et <strong>de</strong> relative liberté quant à leur capacité d’entreprendre et <strong>de</strong> rechercher<br />

<strong>de</strong>s solutions. Pour les jeunes agriculteurs, plus qu’une obligation, la prise en<br />

compte <strong>de</strong>s aspects environnementaux dans la production constitue un contexte<br />

qu’ils semblent prendre comme une nouvelle donnée <strong>de</strong> base avec laquelle ils<br />

vivront. La recherche <strong>de</strong> solutions combinant à la fois la productivité et la<br />

qualité environnementale est par ailleurs assez stimulante pour l’esprit, et rend<br />

la profession d’agriculteur sans doute plus attrayante que la simple répétition <strong>de</strong><br />

techniques culturales standardisées (bien qu’aucune année agricole ne ressemble à<br />

une autre et que le métier offre une gran<strong>de</strong> variété d’activités) telles que on peut<br />

encore le vivre quelquefois dans les exploitations <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s cultures.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


248<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Mais l’émergence <strong>de</strong> ces nouveaux comportements et <strong>de</strong>s techniques correspondantes<br />

suppose encore <strong>de</strong> nombreux efforts <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> la Recherche ainsi<br />

que <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> formation qui, pour l’heure, sont loin d’être en ligne avec cet<br />

objectif. La Recherche notamment <strong>de</strong>vra vraisemblablement connaître elle aussi<br />

une révolution conceptuelle. Comme l’a indiqué Bernard Chevassus-au-Louis<br />

lors <strong>de</strong> la précé<strong>de</strong>nte conférence inaugurale en 2006 169 , la Recherche qui sera<br />

nécessaire ne pourra plus se passer <strong>de</strong> l’expertise locale <strong>de</strong>s producteurs agricoles,<br />

car leurs connaissances spécifiques <strong>de</strong>s milieux dans lesquels ils vivent au quotidien<br />

constituent un atout indispensable pour l’ajustement <strong>de</strong>s solutions locales.<br />

En conclusion pour la PAC<br />

Tout ce qui a été présenté pour envisager une nouvelle PAC ne contredit<br />

aucunement les fon<strong>de</strong>ments historiques <strong>de</strong> celle-ci : unicité du marché, préférence<br />

communautaire, solidarité financière, filet <strong>de</strong> sécurité. Il n’y a donc pas <strong>de</strong> raison<br />

<strong>de</strong> se passer <strong>de</strong> cette politique et <strong>de</strong> ne pas la poursuivre en la faisant évoluer. <strong>Les</strong><br />

besoins <strong>de</strong> production à long terme, le développement inéluctable <strong>de</strong>s échanges<br />

et <strong>de</strong>s marchés internationaux, l’entrée progressive dans un système où les prix<br />

pourraient être plus fluctuants et où l’agriculture serait touchée directement ou<br />

indirectement par <strong>de</strong>s phénomènes <strong>de</strong> rareté, amènent à rénover et à renforcer le<br />

caractère <strong>de</strong> filet <strong>de</strong> sécurité en réfléchissant un système d’assurance garantissant<br />

<strong>de</strong>s niveaux satisfaisants <strong>de</strong> production et <strong>de</strong> revenus. Par ailleurs, la nécessité<br />

<strong>de</strong> gérer les écosystèmes <strong>de</strong> manière satisfaisante désigne l’agriculture comme<br />

la principale activité en charge <strong>de</strong> cette fonction. S’agissant <strong>de</strong> la production <strong>de</strong><br />

biens publics nécessaires aux sociétés du futur, un <strong>de</strong>s rôles essentiels <strong>de</strong> la PAC<br />

sera d’en assurer le financement.<br />

L’Europe a la chance, avec la PAC, <strong>de</strong> disposer <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> financement et <strong>de</strong><br />

l’expérience administrative qui pourraient permettre d’effectuer facilement cette<br />

transition historique permettant <strong>de</strong> passer d’une agriculture « exploitant » <strong>de</strong><br />

manière conventionnelle <strong>de</strong>s écosystèmes à une agriculture « gérant » <strong>de</strong> manière<br />

durable les écosystèmes. Cette expérience pourrait être un exceptionnel apport<br />

pour les autres agricultures dans le mon<strong>de</strong>, qui <strong>de</strong>vront <strong>de</strong> manière accélérée à la<br />

fois réhabiliter les milieux dégradés, conquérir <strong>de</strong> nouveaux milieux et en assurer<br />

une gestion viable. Voyons maintenant comment ces idées pourraient s’appliquer<br />

dans les agricultures <strong>de</strong>s pays en développement.<br />

Quelles politiques dans les pays en développement ?<br />

<strong>Les</strong> agricultures <strong>de</strong>s pays en développement ne bénéficient certes pas <strong>de</strong> tout<br />

l’appareil d’appui dont bénéficie l’agriculture européenne et celle <strong>de</strong>s Etats-Unis.<br />

Elles ne bénéficient pas non plus <strong>de</strong>s financements publics correspondants, bien<br />

que, pendant <strong>de</strong> nombreuses années, la plupart d’entre elles aient connu, elles<br />

169 Refon<strong>de</strong>r la Recherche Agronomique, Bernard Chevassus-au-Louis, Leçon inaugurale 2006. ESA Angers, 2006.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


De nouvelles politiques agricole<br />

249<br />

aussi, un régime <strong>de</strong> subventions publiques. Rappelons rapi<strong>de</strong>ment quelques<br />

éléments récents d’histoire générale <strong>de</strong> ces agricultures.<br />

De l’intervention publique à l’ajustement structurel<br />

et la libéralisation<br />

Partout dans le mon<strong>de</strong>, dès les années 60, les agricultures ont fait l’objet <strong>de</strong><br />

politiques d’intervention publique fondées sur <strong>de</strong>s subventions <strong>de</strong>stinées à faire<br />

acquérir au mon<strong>de</strong> agricole <strong>de</strong>s techniques <strong>de</strong> production permettant d’accroître<br />

les ren<strong>de</strong>ments et la productivité du travail. Le grand modèle général <strong>de</strong> politique<br />

<strong>de</strong> soutien n’aura été finalement qu’une sorte d’imitation du plan Marshall en<br />

Europe et <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s d’intervention publique musclées <strong>de</strong> MacArthur au<br />

Japon 170 . Aussi lorsque s’est développé le modèle Révolution Verte, les politiques<br />

agricoles d’accompagnement, un peu partout dans le mon<strong>de</strong>, ont été conçues<br />

sur un modèle standard : subventions pour l’achat d’engrais, <strong>de</strong> semences, <strong>de</strong><br />

produits phytosanitaires, subventions pour l’achat <strong>de</strong> matériel agricole, recours<br />

au crédit, achat garanti <strong>de</strong>s productions agricoles par <strong>de</strong>s offices publics, prix<br />

agricoles garantis, stabilisation <strong>de</strong>s prix lorsqu’il s’agissait <strong>de</strong> produits d’exportation,<br />

mise en place d’office <strong>de</strong> vulgarisation, etc. Ce modèle <strong>de</strong> stimulation<br />

<strong>de</strong> la productivité s’est développé aussi bien dans les pays liés à l’Occi<strong>de</strong>nt que<br />

dans les pays liés à l’ancien bloc soviétique, ces <strong>de</strong>rniers connaissant en plus un<br />

système spécifique en ce qui concerne la propriété <strong>de</strong> la terre et la collectivisation<br />

<strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> production.<br />

Ce régime mondial a permis dans les premiers temps et dans <strong>de</strong> nombreux pays,<br />

un décollage spectaculaire <strong>de</strong> la production et <strong>de</strong> la productivité agricole. Puis le<br />

mécanisme s’est enrayé. Dans les pays d’agriculture collectiviste, la planification<br />

et la répression <strong>de</strong> l’esprit d’entreprise n’a pas permis <strong>de</strong> soutenir <strong>de</strong> manière<br />

durable la motivation au travail et les progrès <strong>de</strong> productivité. Dans les pays en<br />

développement l’en<strong>de</strong>ttement <strong>de</strong> l’État combiné à la faible efficacité routinière<br />

<strong>de</strong>s administrations et <strong>de</strong>s offices publics, a généralement débouché sur <strong>de</strong>s coûts<br />

<strong>de</strong> fonctionnement beaucoup trop élevés pour le budget <strong>de</strong> l’État et sur <strong>de</strong>s<br />

déficits publics insoutenables. Il en est résulté l’intervention du Fonds Monétaire<br />

International puis <strong>de</strong> la Banque <strong>mondiale</strong>. <strong>Les</strong> politiques qui en sont résultées, sous<br />

l’influence du « consensus <strong>de</strong> Washington » ont imposé une réduction drastique<br />

<strong>de</strong>s dépenses <strong>de</strong> l’État notamment dans l’agriculture, et une libéralisation du secteur<br />

(liquidation <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> crédit agricole quelquefois en faillite, suppression <strong>de</strong>s<br />

offices publics d’achat et <strong>de</strong>s garanties d’achat, privatisation <strong>de</strong>s offices d’approvisionnement<br />

en intrants, suppression <strong>de</strong>s caisses <strong>de</strong> stabilisation <strong>de</strong>s cours, etc.).<br />

L’installation progressive d’un nouveau régime <strong>de</strong> fonctionnement a toujours été<br />

170 Le général américain Douglas MacArthur, vainqueur <strong>de</strong> la 2 e guerre <strong>mondiale</strong>, mit tout en œuvre pour protéger l’empereur du Japon<br />

<strong>de</strong>s procès <strong>de</strong> l’après guerre, doter le pays d’une constitution démocratique, et le reconstruire le plus rapi<strong>de</strong>ment possible ainsi que<br />

son agriculture, le transformant ainsi très rapi<strong>de</strong>ment en une nouvelle gran<strong>de</strong> puissance économique, et alliée.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


250<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

difficile. <strong>Les</strong> agriculteurs ayant perdu l’assurance que leur récolte serait achetée<br />

n’ont donc plus été incités à investir pour accroître leur productivité. L’agriculture a<br />

donc particulièrement souffert, et dans les régions où les ren<strong>de</strong>ments avaient connu<br />

un véritable décollage pendant <strong>de</strong>ux décennies, ceux-ci ont commencé à faiblir et<br />

à plafonner. L’espoir <strong>de</strong> voir les agricultures familiales d’un grand nombre <strong>de</strong> pays<br />

du mon<strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> leur situation <strong>de</strong> pauvreté s’est rapi<strong>de</strong>ment évanoui. Le progrès<br />

technique a été arrêté.<br />

<strong>Les</strong> besoins à long terme sont immenses<br />

et exigent <strong>de</strong> nouvelles politiques<br />

Comme on l’a vu antérieurement, cette situation dramatique d’arrêt du<br />

progrès agricole intervient alors que ces agricultures ont encore à réaliser un<br />

effort exceptionnel d’accroissement <strong>de</strong> production et <strong>de</strong> productivité pour faire<br />

face aux besoins à long terme <strong>de</strong> leur population. La libéralisation du commerce<br />

international ne saurait constituer en elle-même une stimulation satisfaisante<br />

pour assurer l’approvisionnement alimentaire <strong>de</strong>s populations du futur car elle<br />

s’adresse à <strong>de</strong>s économies agricoles souvent en gran<strong>de</strong> partie insensibles aux<br />

mécanismes <strong>de</strong> stimulation par le marché. Ces agricultures doivent pourtant<br />

affronter cinq décennies <strong>de</strong> très forte croissance <strong>de</strong> la population et l’on ne<br />

peut espérer que la simple existence <strong>de</strong>s besoins puisse stimuler suffisamment<br />

la production. En effet, la pauvreté <strong>de</strong> ces agricultures leur rend pratiquement<br />

inaccessible le progrès technique. Certes, le risque d’une insuffisance <strong>de</strong> la<br />

production par rapport aux besoins incite à penser que les prix agricoles<br />

mondiaux pourraient être plus élevés dans le futur et que, dans ce nouveau<br />

contexte, l’incitation à produire soit plus forte. Mais l’effort <strong>de</strong> productivité à<br />

accomplir est tel, et les niveaux <strong>de</strong> départ si faibles que personne ne peut envisager<br />

sérieusement <strong>de</strong> ne faire confiance qu’au marché pour assurer le démarrage d’un<br />

tel processus <strong>de</strong> transformation.<br />

Il y a, à l’échelle <strong>de</strong> la planète, <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> 2,5 milliards <strong>de</strong> personnes vivant<br />

<strong>de</strong> l’agriculture. Parmi celles-ci, une très faible minorité pratique une agriculture<br />

motorisée à très haute productivité. Près <strong>de</strong> 600 millions <strong>de</strong> personnes vivent<br />

<strong>de</strong> l’agriculture mais n’arrivent pas à produire assez pour s’alimenter <strong>de</strong> manière<br />

suffisante, ce qui constitue un <strong>de</strong>s grands scandales permanents <strong>de</strong> notre temps.<br />

Il y a enfin 1,3 milliards <strong>de</strong> personnes qui vivent en autosubsistance d’une<br />

agriculture familiale, autosubsistance signifiant que la production est suffisante<br />

pour l’alimentation familiale mais que les exploitations ne produisent que<br />

rarement <strong>de</strong>s excé<strong>de</strong>nts pour alimenter les consommateurs urbains. Ainsi la très<br />

gran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong>s producteurs agricoles du mon<strong>de</strong> est pauvre. C’est avec cette<br />

agriculture là qu’il faut faire face à la gran<strong>de</strong> vague démographique humaine du<br />

XX e et du XXI e siècle.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


De nouvelles politiques agricoles<br />

251<br />

Mais on comprend les hésitations <strong>de</strong>s gouvernements et <strong>de</strong>s bailleurs <strong>de</strong><br />

fonds internationaux à entreprendre une politique agricole fondée sur <strong>de</strong>s<br />

appareils étatiques qui ont montré dans le passé leur faible efficacité, souvent<br />

leur corruption, et quelquefois même leur adversité au développement <strong>de</strong> l’agriculture.<br />

Pourtant un grand effort <strong>de</strong> politique agricole est <strong>de</strong>venu nécessaire. La<br />

Banque Mondiale elle-même, fer <strong>de</strong> lance <strong>de</strong>s politiques d’ajustement <strong>de</strong>puis<br />

<strong>de</strong>s décennies, dans son rapport <strong>de</strong> 2007 171 , reprend l’initiative sur le thème du<br />

développement agricole.<br />

L’enjeu est <strong>de</strong> permettre aux agricultures familiales<br />

<strong>de</strong> saisir l’opportunité d’une remontée <strong>de</strong>s prix agricoles<br />

et d’accompagner leur développement fragile.<br />

Si cette remontée historique <strong>de</strong>s prix agricoles se produit, ce qui est<br />

souhaitable et vraisemblable, il faut espérer que les gouvernements <strong>de</strong>s pays<br />

en développement auront la sagesse <strong>de</strong> transmettre ces hausses <strong>de</strong> prix aux<br />

producteurs agricoles <strong>de</strong> manière à ce que ceux-ci entreprennent les investissements<br />

<strong>de</strong> productivité nécessaires à produire les excé<strong>de</strong>nts qui seront <strong>de</strong>stinés à<br />

alimenter les populations <strong>de</strong>s villes. Une telle politique n’est cependant pas simple<br />

à mener car une hausse <strong>de</strong>s prix alimentaires dans les villes va inévitablement se<br />

traduire par une accentuation <strong>de</strong> la pauvreté et <strong>de</strong>s risques d’émeutes urbaines. La<br />

stabilité politique <strong>de</strong>s pays en dépend et il faudra beaucoup <strong>de</strong> courage politique<br />

aux gouvernements concernés pour maintenir le cap <strong>de</strong> la confiance vis-à-vis <strong>de</strong><br />

la production agricole si celle-ci a <strong>de</strong>s difficultés pour être au ren<strong>de</strong>z-vous <strong>de</strong> la<br />

productivité. Il est toujours plus facile pour un gouvernement d’acheminer <strong>de</strong>s<br />

bateaux <strong>de</strong> céréales vers les capitales pour éviter les émeutes urbaines que <strong>de</strong><br />

stimuler durablement une agriculture pauvre qui a <strong>de</strong> la difficulté à enclencher<br />

un processus d’accroissement <strong>de</strong> la productivité.<br />

L’enjeu est donc considérable. Pour les agricultures d’autosubsistance, il<br />

s’agit progressivement <strong>de</strong> produire <strong>de</strong>s surplus commercialisables et d’entrer<br />

durablement dans une économie <strong>de</strong> marché liant la ville et son arrière-pays<br />

agricole. Pour les agricultures en situation <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> pauvreté, il s’agit progressivement<br />

<strong>de</strong> passer <strong>de</strong> la survie à l’autosuffisance, puis à plus long terme<br />

d’entrer dans une économie productive concourant à l’alimentation nationale et<br />

régionale.<br />

De telles transformations nécessitent <strong>de</strong>s politiques publiques en accompagnement<br />

<strong>de</strong>s prix éventuellement élevés qui seraient offerts par le marché. De<br />

telles politiques <strong>de</strong>vraient avant tout garantir durablement un espace <strong>de</strong> marché<br />

171 L’agriculture au service du développement, Banque Mondiale 2007. Cette institution opère à cette occasion un changement spectaculaire <strong>de</strong><br />

préconisations ; on peut y lire en particulier que « Au XXI e siècle, l’agriculture reste un instrument fondamental du développement durable et <strong>de</strong> la<br />

réduction <strong>de</strong> la pauvreté » ; « Pour que l’agriculture puisse entraîner la croissance économique, il faudra que s’opère une révolution dans la productivité <strong>de</strong>s petites<br />

exploitations agricoles » ; « L’agriculture est riche <strong>de</strong> promesses pour la croissance, la réduction <strong>de</strong> la pauvreté et la fourniture <strong>de</strong> services environnementaux, mais,<br />

pour que ces promesses se concrétisent, la main visible <strong>de</strong> l’Etat <strong>de</strong>vra se manifester. »<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


252<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

pour les agricultures locales en évitant les importations <strong>de</strong> produits alimentaires<br />

à bas prix venant ruiner périodiquement l’effort <strong>de</strong> production locale. Notons<br />

que les accords <strong>de</strong> Marrakech (conclus en 1994 dans le cadre du GATT <strong>de</strong>venu<br />

OMC) laissent d’importantes possibilités <strong>de</strong> protection aux pays qui le désirent,<br />

mais que, en revanche, les accords d’ajustement structurel signés avec la Banque<br />

Mondiale sont beaucoup plus restrictifs en matière <strong>de</strong> protection. Il faudrait<br />

donc en terminer avec ces conditions d’ajustement qui sont adverses au développement<br />

local. Ce point <strong>de</strong>vrait faire l’objet d’un consensus international aussi<br />

bien dans le cadre <strong>de</strong> l’OMC que dans le cadre <strong>de</strong> la Banque Mondiale et du<br />

FMI. Le nouveau cadre <strong>de</strong>vrait par ailleurs pouvoir enfin permettre l’élaboration<br />

<strong>de</strong> politiques nationales et régionales qui ne soient plus dans les mains d’experts<br />

imposant les points <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s bailleurs <strong>de</strong> fonds internationaux, mais qui<br />

résulteraient <strong>de</strong>s concertations nécessaires entre les producteurs, les entreprises,<br />

les collectivités locales, les représentants <strong>de</strong>s consommateurs, les organisations<br />

non gouvernementales et l’État. L’enjeu est celui d’une véritable appropriation<br />

intellectuelle <strong>de</strong>s politiques publiques par les acteurs locaux, et d’en finir avec<br />

l’époque où les stratégies locales étaient enfermées dans un grand nombre<br />

d’engagements internationaux quelquefois contradictoires condamnant l’État<br />

d’une certaine façon à l’inaction politique 172 .<br />

Il y aurait par ailleurs <strong>de</strong> nombreux autres domaines <strong>de</strong> politique agricole dont<br />

il faudrait parler. On n’insistera ici que sur ceux du crédit et <strong>de</strong> l’éducation.<br />

L’indispensable développement <strong>de</strong>s marchés financiers ruraux.<br />

<strong>Les</strong> agricultures familiales <strong>de</strong>s pays en développement ne disposent généralement<br />

que <strong>de</strong> très peu <strong>de</strong> capacité d’épargne. Quand elle existe, l’épargne<br />

est généralement sous la forme <strong>de</strong> stocks <strong>de</strong> céréales ou d’animaux. Dans les<br />

pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> bas prix, généralement en raison d’une légère surproduction par<br />

rapport à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> momentanée, tout besoin monétaire <strong>de</strong>s agriculteurs<br />

se traduit par la nécessité <strong>de</strong> vendre du stock à bas prix, donc à atteindre<br />

directement le capital <strong>de</strong> l’exploitation. En pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> prix élevé, généralement<br />

en raison d’une pénurie <strong>de</strong> production par rapport à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> momentanée,<br />

les stocks sont généralement au plus bas interdisant donc toute vente pour<br />

faire face aux besoins en monnaie pour réaliser certains achats. Ainsi, faute <strong>de</strong><br />

marché financier rural, les agricultures pauvres sont rigidifiées par le fait que<br />

n’existe qu’un seul marché, celui <strong>de</strong>s produits agricoles et aucune connexion<br />

avec <strong>de</strong>s marchés financiers. L’existence <strong>de</strong> circuits d’épargne, <strong>de</strong> crédit et<br />

d’assurance est une condition indispensable pour que les agricultures familiales<br />

prennent l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> produire <strong>de</strong>s surplus et <strong>de</strong> les commercialiser. La<br />

création <strong>de</strong> tels réseaux n’est certes pas simple. Mais les expériences <strong>de</strong> micro<br />

172 Voir Renforcer les politiques publiques agricoles en Afrique <strong>de</strong> l’Ouest et du Centre : pourquoi et comment ? V. Ribier et J.F. Le Coq, Notes et Etu<strong>de</strong>s<br />

Economiques NEE n°28, sept 2007, DGPEEI, Ministère <strong>de</strong> l’Agriculture et <strong>de</strong> la Pêche, pp45-73.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


De nouvelles politiques agricoles<br />

253<br />

crédit se multiplient, et elles finiront bien par rejoindre les circuits bancaires<br />

auprès <strong>de</strong>squels elle pourront trouver <strong>de</strong>s appuis. Là encore la constitution<br />

d’un tel marché peut <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r l’appui <strong>de</strong>s pouvoirs publics ainsi que <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong><br />

internationale afin d’assurer une sécurisation et une stabilité pendant la phase<br />

d’apprentissage et <strong>de</strong> consolidation du système.<br />

Une éducation rurale à la mesure <strong>de</strong>s enjeux.<br />

L’éducation rurale est une clé du futur. C’est en effet toute une génération<br />

d’agriculteurs qui <strong>de</strong>vra accé<strong>de</strong>r aux techniques nouvelles pour faire face à un<br />

accroissement inédit <strong>de</strong> la production, particulièrement en Afrique. Dans la<br />

plupart <strong>de</strong>s pays, les états n’ont pas les moyens financiers pour développer<br />

un système <strong>de</strong> formation classique. Il faut donc en inventer d’autres. Robert<br />

Chambers, célèbre agronome anglais, propose d’installer <strong>de</strong>s systèmes d’apprentissage<br />

accéléré fondés sur les connaissances les plus récentes concernant les<br />

relations entre la prise <strong>de</strong> conscience d’une situation donnée, la prise en compte<br />

<strong>de</strong>s leçons <strong>de</strong> l’expérience, et les ressorts <strong>de</strong> l’action 173 . Ces travaux ne sont pas<br />

sans rappeler ceux <strong>de</strong> Paolo Freire au Brésil dans les années 60, liant la prise<br />

<strong>de</strong> conscience sociale à la maîtrise <strong>de</strong> la lecture pour mener à la décision et à<br />

l’action. On pourrait imaginer, à l’instar <strong>de</strong> l’expérience historique <strong>de</strong>s Maisons<br />

Familiales Rurales en France, <strong>de</strong> créer <strong>de</strong>s associations <strong>de</strong> formations rurales<br />

placées sous la direction d’organisations locales, associant <strong>de</strong> l’enseignement<br />

formel et <strong>de</strong>s stages en exploitation en alternance. Ce système <strong>de</strong> formation<br />

associe intimement et précisément la réflexion, l’apprentissage et l’action d’une<br />

manière interactive. <strong>Les</strong> lieux <strong>de</strong> formation sont autant le terrain que les salles<br />

<strong>de</strong> classe. <strong>Les</strong> jeunes générations comme celles <strong>de</strong>s parents sont amenées naturellement<br />

à comparer les pratiques agricoles locales et à échanger les expériences,<br />

créant ainsi les conditions intellectuelles du changement. L’investissement<br />

à réaliser est avant tout méthodologique, mais il suppose aussi l’existence<br />

d’enseignants dont les salaires peuvent difficilement être pris en charge par les<br />

populations rurales. Là encore <strong>de</strong>s efforts massifs <strong>de</strong> financement international<br />

pourraient être nécessaires dans une longue pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> transition.<br />

Une réforme agraire parfois inévitable.<br />

L’essentiel <strong>de</strong> la pauvreté rurale en Amérique latine et en Afrique australe<br />

est dû au fait que <strong>de</strong>s fractions importantes <strong>de</strong> population sont cantonnées<br />

sur <strong>de</strong>s réserves foncières <strong>de</strong> petite dimension ou vivent dans les interstices <strong>de</strong>s<br />

gran<strong>de</strong>s propriétés, ou sont simplement sans terre. Il n’y a pas d’autre solution<br />

que <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r à <strong>de</strong>s redistributions. Historiquement, <strong>de</strong>s redistributions sont<br />

toujours difficiles à réaliser en raison du climat d’hostilité politique <strong>de</strong> la part<br />

<strong>de</strong>s propriétaires et souvent – inévitablement ? – <strong>de</strong>s conditions politiques <strong>de</strong><br />

173 ILAC Institutional Learning and Change, Robert Chambers. 2005. Communication personnelle.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


254<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

revanche sociale dans lesquelles l’action se déroule. Cependant, on peut imaginer<br />

<strong>de</strong>s formules permettant une redistribution échelonnée dans le temps, dans un<br />

climat politique apaisé, conciliant le processus d’apprentissage nécessaire pour<br />

ceux qui acquièrent <strong>de</strong> la terre avec l’acceptation progressive <strong>de</strong> cé<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s terres<br />

<strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s propriétaires, en utilisant <strong>de</strong>s mécanismes financiers nouveaux<br />

permettant aux différentes parties d’être gagnantes à la fin du processus. Pour<br />

<strong>de</strong>s raisons politiques, la réflexion économique sur ces sujets a été absente<br />

<strong>de</strong>puis au moins <strong>de</strong>ux décennies pendant lesquelles la pauvreté <strong>de</strong>s « sans<br />

terre » et <strong>de</strong>s « presque sans terre » s’est accentuée provoquant éventuellement<br />

<strong>de</strong>s radicalisations politiques potentiellement difficiles à gérer.<br />

La mise en place <strong>de</strong>s infrastructures écologiques<br />

nécessaires à la réhabilitation <strong>de</strong>s écosystèmes<br />

<strong>Les</strong> agricultures pauvres n’ont généralement pas d’autre possibilité pour leur<br />

développement que <strong>de</strong> consommer en partie le capital naturel. C’est ce qui se<br />

passe lorsque les agriculteurs sont amenés à déforester pour survivre ou mettre<br />

en culture <strong>de</strong>s terres <strong>de</strong> parcs et réserves <strong>de</strong> faune sauvage. Si le mouvement<br />

est massif, il peut en résulter un processus <strong>de</strong> désertification, d’érosion, avec<br />

<strong>de</strong>struction <strong>de</strong> biodiversité. Dans les régions <strong>de</strong> fronts pionniers, ces processus<br />

peuvent être rapi<strong>de</strong>s. Mais il ne faut pas oublier que les principaux fronts<br />

pionniers dans le mon<strong>de</strong> ne sont pas le fait <strong>de</strong>s pauvres, mais <strong>de</strong> très gran<strong>de</strong>s<br />

exploitations consommatrices d’espace et <strong>de</strong>structrices <strong>de</strong>s écosystèmes souvent<br />

<strong>de</strong> manière accélérée et catastrophique. Une bonne partie <strong>de</strong> l’avenir écologique<br />

<strong>de</strong> la planète se joue dans ces régions <strong>de</strong> fronts pionniers. La vague démographique<br />

et la vague <strong>de</strong>s besoins alimentaires pourraient très bien y entraîner une<br />

course à la terre et une accélération <strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s écosystèmes. Il est donc<br />

indispensable d’encadrer et <strong>de</strong> contrôler les mécanismes <strong>de</strong> colonisation <strong>de</strong> ces<br />

espaces <strong>de</strong> conquête. Il s’agit pourtant là d’une <strong>de</strong>s tâches les plus difficiles que<br />

l’on puisse imaginer pour <strong>de</strong>s gouvernements qui sont souvent faibles. Ce sont<br />

en effet <strong>de</strong>s régions où la loi et l’ordre n’existent pas, et où comptent avant tout<br />

les rapports <strong>de</strong> force et le pouvoir <strong>de</strong>s armes. Pourtant la définition <strong>de</strong> plans et<br />

<strong>de</strong> normes <strong>de</strong> colonisation à caractère légal, l’utilisation systématique d’images<br />

satellite <strong>de</strong> surveillance, la mise en place d’administrations fortes appuyée<br />

par une police et une justice omniprésentes, sont <strong>de</strong>s conditions absolument<br />

nécessaires pour éviter le gaspillage rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> la forêt tropicale 174 .<br />

Dans les régions où l’agriculture est installée <strong>de</strong> plus longue date, le<br />

changement <strong>de</strong>s comportements pour que soient gérées les ressources naturelles<br />

d’une manière plus durable n’est pas non plus une affaire facile. Par exemple,<br />

l’excès <strong>de</strong> pompage dans les nappes phréatiques est souvent dû à la somme <strong>de</strong>s<br />

comportements individuels et à l’absence <strong>de</strong> règles d’accès à la ressource en<br />

174 On abat actuellement 140 000 Km 2 <strong>de</strong> forêt par an, l’équivalent <strong>de</strong> la superficie <strong>de</strong> la Grèce, et on n’en replante que la moitié !<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


De nouvelles politiques agricoles<br />

255<br />

eau. L’instauration d’un paiement ou <strong>de</strong> droits d’accès provoque généralement<br />

un rejet immédiat <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s irrigants. Seule la perspective d’une confrontation<br />

inéluctable avec la pénurie constitue le début d’un mécanisme <strong>de</strong> prise <strong>de</strong><br />

conscience puis d’apprentissage. De même, la reconstitution lente et progressive<br />

d’un paysage, après une longue pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> dégradation, pour enclencher une<br />

pério<strong>de</strong> « d’aggradation » constitue une autre difficulté. Il faut en effet avec<br />

patience, recomposer et réinstaurer <strong>de</strong>s fonctionnalités écologiques <strong>de</strong> base, par<br />

exemple dans les régions ari<strong>de</strong>s : organiser le retour <strong>de</strong> l’eau dans le paysage<br />

en canalisant les flux hydriques par « ré-emboisement », « embocagement »,<br />

replantation <strong>de</strong> haies, réalisation <strong>de</strong> terrasses, traitement du lit <strong>de</strong>s rivières,<br />

etc. <strong>Les</strong> investissements à consentir peuvent être tout à fait considérables. De<br />

nombreux exemples montrent pourtant que cela est possible, mais avec <strong>de</strong>s<br />

financements extérieurs. Si l’on considère qu’une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s régions<br />

sèches connaissent une dégradation accélérée <strong>de</strong>s bassins versants et une désertification<br />

rapi<strong>de</strong>, on arrive vite à l’idée qu’il n’y aura pas d’agriculture viable dans<br />

un grand nombre <strong>de</strong> pays en développement sans <strong>de</strong>s investissements internationaux<br />

forts.<br />

Bien évi<strong>de</strong>mment, tout comme en Europe et pour les mêmes raisons, le<br />

réaménagement systématique <strong>de</strong>s milieux pour améliorer le fonctionnement <strong>de</strong>s<br />

écosystèmes et la qualité environnementale ne pourront se faire sans une participation<br />

authentique <strong>de</strong>s populations locales. L’expérience du Fonds Français<br />

pour l’Environnement Mondial qui cherche à concilier <strong>de</strong>s projets <strong>de</strong> production<br />

agricole et <strong>de</strong> sauvegar<strong>de</strong> <strong>de</strong>s ressources naturelles et <strong>de</strong> la biodiversité, montre<br />

que rien n’est possible si les populations locales ne prennent pas en mains<br />

elles-mêmes les problèmes à résoudre. Pendant trop longtemps, <strong>de</strong>s projets <strong>de</strong><br />

développement ont été créés par <strong>de</strong>s esprits étrangers et ont contribué faire<br />

<strong>de</strong>s populations locales <strong>de</strong>s objets à prendre éventuellement en compte, et non<br />

pas <strong>de</strong>s sujets susceptibles d’assumer leurs responsabilités et leur <strong>de</strong>stin. Là<br />

aussi, comme en Europe, <strong>de</strong>s techniques d’animation et <strong>de</strong> médiation et <strong>de</strong>s<br />

techniques <strong>de</strong> représentation <strong>de</strong> la réalité <strong>de</strong>s milieux et <strong>de</strong>s espaces dans toute<br />

leur complexité sont nécessaires. <strong>Les</strong> expériences <strong>de</strong> « Participative 3 dimensions<br />

mo<strong>de</strong>lling », où l’on représente les paysages en relief ainsi que l’ensemble <strong>de</strong>s<br />

problématiques relatives à l’usage <strong>de</strong> ces paysages, donnent <strong>de</strong>s bons résultats<br />

en termes d’appropriation par les populations dans toutes les cultures où elles<br />

ont été utilisées. Mais il faut aussi utiliser les représentations informatiques et<br />

les systèmes d’information géographique car les nouvelles générations d’agriculteurs<br />

ont un accès intellectuel très facile à ces représentations.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


256<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

En conclusion générale, il faut respecter les paysanneries,<br />

respecter les mon<strong>de</strong>s agricoles.<br />

Un <strong>de</strong>s grands problèmes que les paysanneries <strong>de</strong>s pays en développement<br />

ont rencontré <strong>de</strong>puis longtemps est simplement le fait qu’elles sont très souvent<br />

socialement méprisées. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s politiques qui leur ont été favorables pendant<br />

<strong>de</strong>ux décennies, puis <strong>de</strong> celles qui leur ont été défavorables (bien qu’elles aient<br />

prétendu le contraire) pendant les <strong>de</strong>ux décennies suivantes, la gran<strong>de</strong> constante<br />

est que les catégories dirigeantes <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong>s pays en développement<br />

considèrent le mon<strong>de</strong> rural comme « arriéré » au plan technique,<br />

culturel et éducatif, qu’il entrave la croissance économique, et n’est au total<br />

qu’une réserve potentielle <strong>de</strong> main-d’œuvre. Dans le pire <strong>de</strong>s cas, lorsque le<br />

mon<strong>de</strong> rural est ethniquement différent, il peut faire l’objet <strong>de</strong> racisme. Or les<br />

paysanneries constituent dans ces pays souvent encore la partie la plus importante<br />

<strong>de</strong> la population active. Il ne peut donc y avoir <strong>de</strong> développement sans qu’elles<br />

participent au processus d’accumulation économique. Elles doivent donc faire<br />

l’objet d’investissements, alors que les politiques publiques contribuent souvent<br />

à les considérer comme réserve <strong>de</strong> valeur dans laquelle le reste <strong>de</strong> la société puise<br />

pour sa propre croissance. Cette représentation négative du mon<strong>de</strong> agricole<br />

constitue un handicap évi<strong>de</strong>nt pour l’avenir. Elle semble malheureusement relativement<br />

universelle. Comment faire changer les choses ?<br />

La réponse rési<strong>de</strong> dans les capacités <strong>de</strong>s paysanneries, elles-mêmes, à faire<br />

face à leur propre avenir. Face à l’adversité et au risque <strong>de</strong> s’enfoncer dans la<br />

pauvreté et <strong>de</strong> ne pouvoir faire face aux <strong>défis</strong> alimentaires du futur, elles n’ont<br />

pas d’autre alternative que <strong>de</strong> réagir ou <strong>de</strong> s’enfoncer dans le drame, comme<br />

cela a finalement toujours été le cas dans l’histoire. Aujourd’hui pourtant, dans<br />

une société mondialisée, les paysanneries pauvres peuvent trouver <strong>de</strong>s appuis<br />

internationaux dans leur effort pour se structurer, pour comprendre les causes <strong>de</strong><br />

leur situation et pour agir. Il n’y a pas d’autre issue pour elles, et ceci constitue<br />

un préalable, que <strong>de</strong> s’organiser <strong>de</strong> façon à constituer un véritable pouvoir<br />

économique et politique, tout comme ce fut le cas en France dans les années 60<br />

avec la formation d’un syndicalisme agricole fort 175 , d’un mouvement coopératif<br />

et mutualiste puissant créant progressivement les entreprises dont la production<br />

agricole avait besoin pour développer un secteur économique à la hauteur <strong>de</strong>s<br />

besoins <strong>de</strong>s sociétés. Comme le dit Louis Malassis, nous sommes aujourd’hui<br />

encore dans l’épopée inachevée <strong>de</strong>s paysans du mon<strong>de</strong>.<br />

175 Voir La Longue Marche <strong>de</strong>s Paysans du Mon<strong>de</strong>, Louis Malassis. 2001. Fayard.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Une gouvernance éthique<br />

257<br />

Chapitre 8<br />

Construire<br />

une gouvernance éthique<br />

du partage <strong>de</strong>s ressources<br />

Suite <strong>de</strong> la leçon inaugurale 2008<br />

prononcée par Geneviève Ferone<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


258<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

I. Une communauté <strong>de</strong> <strong>de</strong>stins<br />

Le changement climatique, par ses conséquences et sa complexité, génère <strong>de</strong><br />

l’anxiété. Quelque soit l’angle sous lequel nous étudions ce problème, nous nous<br />

retrouvons dans une impasse terrifiante. Ce sentiment d’impuissance nourrit en<br />

retour <strong>de</strong> l’agressivité et du déni. Si nous ne réussissons pas à donner un sens<br />

collectif à cet enjeu, le mon<strong>de</strong> s’enfoncera toujours davantage dans la violence et<br />

le chaos. Toute initiative isolée en faveur d’une réduction <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre<br />

entreprise aujourd’hui équivaut à un sacrifice sur le plan économique. Pourtant<br />

nous n’avons pas d’autre choix que <strong>de</strong> tenir bon et <strong>de</strong> soutenir les solutions <strong>de</strong><br />

développement éthique. Cela s’appelle la politique du don, par opposition à la<br />

politique <strong>de</strong> l’autruche ou du pire.<br />

L’écrasante majorité <strong>de</strong>s habitants <strong>de</strong> la terre n’entend rien au changement<br />

climatique, et ceux qui détiennent une culture générale du sujet sont bombardés<br />

<strong>de</strong> messages contradictoires, tantôt alarmistes, tantôt rassurants. Il en est <strong>de</strong><br />

même pour les acteurs économiques qui évoluent à l’instinct dans une gran<strong>de</strong><br />

incertitu<strong>de</strong> réglementaire. Tant que nous abor<strong>de</strong>rons ce sujet d’un point <strong>de</strong> vue<br />

moral (les méchants occi<strong>de</strong>ntaux ont pollué les gentils pays pauvres et déchainé<br />

les forces du chaos sur le mon<strong>de</strong>) ou commercial (vendre <strong>de</strong>s technologies propres<br />

contre <strong>de</strong>s quotas <strong>de</strong> CO 2<br />

), il y a peu <strong>de</strong> perspectives <strong>de</strong> faire émerger un nouvel<br />

ordre politique. Et pourtant, c’est précisément <strong>de</strong> cela dont nous aurons le plus<br />

besoin, d’une autorité <strong>mondiale</strong> capable <strong>de</strong> penser, d’organiser et d’imposer une<br />

politique à la hauteur <strong>de</strong> tous les fronts qui se sont mis en marche. <strong>Les</strong> hommes<br />

ne se sentent pas vraiment menacés, ils ne se sentent pas davantage liés par une<br />

communauté <strong>de</strong> <strong>de</strong>stins. Pourtant jamais nous n’avons été aussi interpellés par<br />

cette évi<strong>de</strong>nce du changement climatique. Nous sommes tous reliés et interdépendants.<br />

N’est-il pas temps <strong>de</strong> construire une politique <strong>de</strong> civilisation ?<br />

Le grand bazar <strong>de</strong> l’énergie, une menace pour la paix<br />

Puisque le scénario vertueux dans lequel tout le mon<strong>de</strong> est responsable et<br />

coopératif n’est pas prêt <strong>de</strong> se réaliser dans un délai <strong>de</strong> vingt ans, comment les<br />

acteurs économiques vont-ils jouer leur nouvelle partition verte ? Cacophonie<br />

généralisée ou petits concerts régionaux ? Chaque pays, chaque région va chercher<br />

à pousser son pion et vendre sa technologie au reste du mon<strong>de</strong> sans concertation<br />

ni <strong>de</strong>ssein lisible et concerté. La France va vendre sa technologie nucléaire qui<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Une gouvernance éthique<br />

259<br />

fera partie <strong>de</strong> la transition énergétique, les américains gros détenteurs <strong>de</strong> brevets<br />

<strong>de</strong> clean tech tiendront le plus longtemps possible sur leurs réserves <strong>de</strong> charbon.<br />

La plupart <strong>de</strong>s pays détenteurs <strong>de</strong> ressources fossiles et les grands industriels du<br />

secteur <strong>de</strong> l’énergie ont tout intérêt à maintenir <strong>de</strong>s tensions sur les ressources<br />

afin d’augmenter leurs profits.<br />

Quant l’urgence énergétique se déclenchera, le risque <strong>de</strong> repli généralisé sera<br />

très grand. Tous les pays vont chercher en priorité à sécuriser leurs approvisionnements<br />

puis à se positionner sur le grand bazar du troc énergétique et<br />

<strong>de</strong>s émissions <strong>de</strong> CO 2<br />

. L’Europe <strong>de</strong>vra limiter sa <strong>de</strong>man<strong>de</strong> tout en élargissant<br />

son offre, le Grenelle <strong>de</strong> l’environnement, qui s’est tenu en France en octobre<br />

2007, n’a pas dit autre chose. L’Union européenne est-elle d’ailleurs seulement<br />

prête pour une véritable politique commune <strong>de</strong> l’énergie, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s questions<br />

<strong>de</strong> dérégulation ? Elle <strong>de</strong>meure toujours un acteur éclaté et passif qui pèse peu<br />

sur les équilibres du marché énergétique mondial. <strong>Les</strong> enjeux les plus lourds<br />

viendront dans un futur très proche <strong>de</strong>s grands pays producteurs et <strong>de</strong>s grands<br />

pays consommateurs d’énergie, dont la Chine et l’In<strong>de</strong>.<br />

<strong>Les</strong> pays vont tenter d’acheter <strong>de</strong>s positions et <strong>de</strong> cartelliser le marché<br />

énergétique en fonction <strong>de</strong> leur technologie ou <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> leurs ressources<br />

naturelles. Un repli protectionniste sur les ressources va faire entrer le mon<strong>de</strong><br />

dans <strong>de</strong>s zones <strong>de</strong> turbulences fortes. Ce grand bazar <strong>de</strong> l’énergie peut aussi<br />

dégénérer ; pour certains pays émergents, imaginer un conflit pour assurer et<br />

sécuriser l’accès à <strong>de</strong>s ressources ou <strong>de</strong>s matières premières n’est en rien un sujet<br />

tabou. Seules les démocraties toussent lorsqu’on évoque le mot « guerre ».<br />

Le charbon, le gaz ou le pétrole ne sont pas <strong>de</strong>s biens <strong>de</strong> consommation<br />

comme les autres. Le pétrole est un sujet <strong>de</strong> défense nationale, <strong>de</strong> diplomatie,<br />

<strong>de</strong> fiscalité, <strong>de</strong> placement, qui aurait également <strong>de</strong>s avantages énergétiques<br />

indéniables. Edgar Faure disait qu’il s’agit non pas d’un « simple article<br />

d’épicerie » mais d’un « article <strong>de</strong> politique internationale ».<br />

La sécurité énergétique est LE domaine <strong>de</strong> souveraineté nationale par<br />

excellence mais aucune solution n’est viable à long terme si elle ne tient pas<br />

compte <strong>de</strong> l’interdépendance <strong>de</strong> tous les acteurs. Cette prise <strong>de</strong> conscience<br />

est embryonnaire, beaucoup plus débattue dans les colloques que vérifiée sur<br />

le terrain. Rappelons que l’état exact <strong>de</strong>s réserves pétrolières reste un sujet<br />

<strong>de</strong> spéculation, par conséquent toutes les cartes du jeu énergétique seront<br />

largement rebattues dans les vingt prochaines années. Tout <strong>de</strong>vra être évoqué au<br />

conditionnel ; l’avenir énergétique <strong>de</strong> la planète n’est rien d’autre qu’un champ<br />

d’incertitu<strong>de</strong> sur lequel nous échafaudons <strong>de</strong>s projections économiques qui ne<br />

valent guère mieux que <strong>de</strong>s châteaux <strong>de</strong> sable. A part le charbon, il n’aura échappé<br />

à personne que les ressources fossiles sont géographiquement concentrées<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


260<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

dans un nombre limité <strong>de</strong> pays, au fonctionnement peu démocratiques, qui<br />

compromet la sécurité <strong>de</strong>s approvisionnements et la stabilité <strong>de</strong>s prix.<br />

La paix à l’épreuve <strong>de</strong> la rareté <strong>de</strong>s ressources<br />

Nous avons l’illusion trompeuse que la <strong>de</strong>uxième moitié du XX e siècle a été<br />

une époque pacifique. Rien <strong>de</strong> plus faux, c’est tout simplement la nature <strong>de</strong>s<br />

conflits qui a profondément changé. Nous avons connu <strong>de</strong>s foyers <strong>de</strong> guerre<br />

multiples, souvent larvés où la partie engagée sous le faux nez <strong>de</strong> la démocratie<br />

et <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme masquait parfois une simple préoccupation d’épicier :<br />

sécuriser une filière d’achat <strong>de</strong> matières premières à bon prix.<br />

Au XXI e siècle, les tensions que nous connaissons vont s’accentuer. Outre<br />

les motifs ethniques et religieux, la majorité <strong>de</strong>s conflits entre les Etats et <strong>de</strong>s<br />

guerres civiles seront attisés par la compétition pour l’accès à toutes les richesses<br />

naturelles et la maîtrise <strong>de</strong> l’atome. Nous serons entrés dans une époque <strong>de</strong><br />

rareté, non seulement sur le pétrole mais aussi sur toutes les autres matières<br />

premières, y compris les matières premières agricoles, les minerais et l’eau. Il<br />

suffit d’ouvrir un journal pour assister à un gigantesque repositionnement <strong>de</strong><br />

tous les acteurs politiques et industriels, sur fond <strong>de</strong> bruit <strong>de</strong> bottes, partout<br />

dans le mon<strong>de</strong>. En Afrique, les Américains sont en compétition ouverte avec la<br />

Chine, qui s’implante tous azimuts sur le continent avec une prédilection pour<br />

les pays peu recommandables comme le Soudan. <strong>Les</strong> sociétés d’États chinoises<br />

sont moins scrupuleuses en matière <strong>de</strong> transparence, <strong>de</strong> corruption ou d’environnement.<br />

Elles n’hésitent pas à conclure <strong>de</strong>s contrats là où les compagnies<br />

occi<strong>de</strong>ntales ne peuvent ou ne souhaitent pas le faire. <strong>Les</strong> Chinois et les Indiens,<br />

alliés par nécessité aujourd’hui, pourraient bien re<strong>de</strong>venir ennemis car chassant<br />

les mêmes ressources sur les mêmes territoires. L’Afrique re<strong>de</strong>viendra un<br />

continent stratégique pour la richesse <strong>de</strong> son sous-sol, inégalement répartie. Pour<br />

le meilleur ou pour le pire.<br />

L’accès à l’énergie, objet <strong>de</strong> compétition et <strong>de</strong> prédation féroces, a toujours<br />

été générateur <strong>de</strong> violence et <strong>de</strong> conflits. Nous percevons ces énergies à travers<br />

le prisme <strong>de</strong> nos émotions et <strong>de</strong>s représentations que nous leur associons.<br />

Schématiquement le mon<strong>de</strong> aurait le choix entre les énergies porteuses <strong>de</strong> vie<br />

et les énergies porteuses <strong>de</strong> mort. Ainsi les énergies renouvelables au service <strong>de</strong><br />

la paix sont opposées aux énergies fossiles et à l’énergie nucléaire, vecteurs <strong>de</strong><br />

corruption, <strong>de</strong> guerre et <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction. L’énergie nucléaire et la manipulation<br />

<strong>de</strong> l’atome par <strong>de</strong>s dictatures concentrent toutes les peurs.<br />

L’atome reste l’épouvantail absolu. Pourtant, les effets du réchauffement<br />

climatique alimenteront aussi une terrible machine à conflits en accroissant les<br />

tensions sur les territoires appauvris.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Une gouvernance éthique<br />

261<br />

<strong>Les</strong> réfugiés climatiques<br />

Quand une niche écologique se modifie pour <strong>de</strong>s raisons climatiques, on<br />

assiste à ce que l’on appelle la dispersion <strong>de</strong>s espèces qui y vivent pour s’adapter<br />

aux nouvelles conditions. Cela s’applique aussi aux hommes. En 2003, le rapport<br />

du GIEC 176 , jette un pavé dans la mare : au moins 200 millions <strong>de</strong> personnes<br />

seront déplacées d’ici 2050 à cause du réchauffement climatique. On les appelle<br />

les réfugiés climatiques. Cette estimation, abondamment relayée par la presse,<br />

met en évi<strong>de</strong>nce les conséquences humaines <strong>de</strong>s changements climatiques dans<br />

nos sociétés qui ne absolument pas préparées à encaisser <strong>de</strong> telles on<strong>de</strong>s <strong>de</strong> choc.<br />

Devant l’ampleur <strong>de</strong>s problèmes annoncés – 200 millions <strong>de</strong> personnes ce n’est pas<br />

rien, essentiellement au Sud – et dans un contexte <strong>de</strong> raréfaction <strong>de</strong>s ressources, la<br />

prise <strong>de</strong> conscience collective semble progresser, mais à petits pas…<br />

Si les prévisions du GIEC se réalisent, déjà en moins <strong>de</strong> 40 ans nous <strong>de</strong>vrons<br />

gérer <strong>de</strong>s déplacements <strong>de</strong> populations plus importants que lors <strong>de</strong> la colonisation<br />

<strong>de</strong>s Amériques du XV e au XVIII e siècle. Avec une différence notable : à<br />

l’époque l’Amérique offrait d’immenses territoires vi<strong>de</strong>s. La Terre d’aujourd’hui<br />

est surpeuplée, particulièrement au Sud où la croissance démographique<br />

continue <strong>de</strong> battre son plein.<br />

Il faut aussi noter que les zones les plus à risques du fait <strong>de</strong> la montée<br />

<strong>de</strong>s océans, <strong>de</strong>ltas <strong>de</strong>s fleuves et plaines côtières, sont parmi les zones les plus<br />

peuplées sur Terre, car c’est là que, les terres étant les plus productives, l’Homme<br />

s’est installé en premier.<br />

<strong>Les</strong> stratégies que développent tous les pays riches pour gar<strong>de</strong>r les réfugiés et<br />

les immigrants à l’extérieur <strong>de</strong> leurs frontières, risquent <strong>de</strong> ne pas peser lourd face<br />

au caractère inéluctable et massif <strong>de</strong>s migrations à venir (difficile <strong>de</strong> convaincre<br />

quelqu’un <strong>de</strong> rester chez lui quand sa survie est en cause). A regar<strong>de</strong>r les<br />

difficultés actuelles <strong>de</strong> l’Espagne et <strong>de</strong> l’Italie, aux avant-postes géographiques <strong>de</strong><br />

l’Europe, à contenir <strong>de</strong>s flux pourtant encore bien limités, on peut légitimement<br />

se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si nous aurons la capacité <strong>de</strong> gérer humainement cette émigration<br />

forcée <strong>de</strong> population et <strong>de</strong> choisir notre immigration. Pour autant, contrairement<br />

aux idées reçues, ce sont les pays pauvres qui seront les premiers en ligne et qui<br />

supportent déjà l’essentiel <strong>de</strong> ces afflux massifs <strong>de</strong> réfugiés. Ces dix <strong>de</strong>rnières<br />

années, 72 % <strong>de</strong>s <strong>de</strong>man<strong>de</strong>urs d’asile ont été accueillis dans <strong>de</strong>s pays du Sud.<br />

Dans ces conditions, il serait naïf <strong>de</strong> croire que cette situation pourra perdurer<br />

sans conflits au sein même <strong>de</strong> ces Etats comme au plan international.<br />

Un autre problème va s’amplifier dans le prolongement du réchauffement<br />

climatique. Aujourd’hui, l’agriculture semble atteindre une limite en matière<br />

176 Rappel : GIEC, Groupe d’experts Intergouvernementaux sur l’Evolution du Climat, http://www.ipcc.ch<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


262<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>de</strong> ren<strong>de</strong>ment alors que la population continue d’augmenter. La production<br />

moyenne par personne sur Terre décroît. Concernant les céréales, les projections<br />

jusqu’en 2050 confirme un déclin constant <strong>de</strong> la production <strong>de</strong> céréales par<br />

habitant. Pour espérer nourrir convenablement les 9 milliards d’habitants que<br />

comptera la planète à cet horizon, il faudrait doubler la production agricole.<br />

La problématique du développement durable se situe là ; si on veut réduire<br />

la pression démographique par <strong>de</strong>s politiques ciblées, sauf à recourir comme en<br />

Chine à <strong>de</strong>s moyens très coercitifs, il faudrait que ces politiques ne consistent<br />

pas uniquement à faire croître la consommation par tête ; ce qui aggraveraient<br />

les grands problèmes environnementaux actuels et accentuerait encore davantage<br />

les déplacements <strong>de</strong> population.<br />

Désertification, pénurie d’eau et hausse du niveau <strong>de</strong>s mers, les perturbations<br />

liées au réchauffement climatique risquent donc <strong>de</strong> donner lieu à <strong>de</strong>s conflits d’un<br />

type nouveau. <strong>Les</strong> zones tropicales les plus défavorisées d’Afrique et d’Asie en seront<br />

vraisemblablement les premières victimes, ce qui pourrait accentuer les tensions avec<br />

les pays riches <strong>de</strong>s zones tempérées. Des centaines <strong>de</strong> millions <strong>de</strong> personnes y vivent<br />

dans <strong>de</strong>s conditions déjà très précaires. Plus inattendu, les changements climatiques<br />

pourraient alimenter le terrorisme international. Oussama ben La<strong>de</strong>n n’a-t-il accusé<br />

les Etats-Unis en 2002<strong>de</strong> dégra<strong>de</strong>r l’environnement « comme aucun autre pays<br />

dans l’histoire » ! Y aura-t-il à côté du terrorisme religieux, un terrorisme vert ?<br />

Nous ne vivrons pas <strong>de</strong> décroissance démographique dans les vingt prochaines<br />

années sauf catastrophe planétaire. Bien au contraire, la planète va enregistrer une<br />

progression inégalée. Nous serons donc en 2030 plus <strong>de</strong> 7 milliards sur une terre<br />

appauvrie, soumis à <strong>de</strong>s réalités économiques très contrastées et <strong>de</strong>s tensions sociales<br />

exacerbées. Au même moment nous <strong>de</strong>vrons basculer vers la sobriété énergétique à<br />

marche forcée. Le débat porte moins sur le nombre <strong>de</strong> milliards que nous serons<br />

que sur nos mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> vie et notre capacité à absorber <strong>de</strong>s flux migratoires sans<br />

précé<strong>de</strong>nt dans les gran<strong>de</strong>s villes du mon<strong>de</strong> entier, dans un contexte pacifié. Pour<br />

organiser le chaos, pourra-t-on compter sur le légendaire instinct <strong>de</strong> survie censé<br />

exister à l’i<strong>de</strong>ntique chez tous les être humains quelque soit leur couleur et leur<br />

race ? Pour que l’instinct <strong>de</strong> survie se déclenche, encore faut-il que la menace soit<br />

perçue comme telle. La seule menace tangible pour 4 habitants <strong>de</strong> la planète sur 5,<br />

c’est aujourd’hui tout simplement celle <strong>de</strong> la pauvreté.<br />

Dans ces conditions serons-nous capables <strong>de</strong> construire cette « paix<br />

énergétique » indispensable pour assurer une transition pacifique <strong>de</strong>s énergies<br />

fossiles vers les énergies propres, dans un souci d’équité ? Attention, ne nous<br />

trompons pas, il s’agit ici moins d’un impératif moral que <strong>de</strong> la nécessité absolue<br />

<strong>de</strong> ne pas perdre <strong>de</strong> temps ; un temps qui serait alors inutilement enlisé dans <strong>de</strong>s<br />

conflits stériles politiquement et dévastateurs sur le plan <strong>de</strong> l’environnement.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Une gouvernance éthique<br />

263<br />

La problématique est donc triple : garantir, en préservant l’environnement,<br />

une sécurité énergétique qui assure le développement <strong>de</strong>s pays émergents, le<br />

maintien <strong>de</strong> la croissance et du niveau <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s pays développés, concilier la<br />

mondialisation du marché <strong>de</strong> l’énergie et celle <strong>de</strong>s investissements, <strong>de</strong>s transports<br />

et <strong>de</strong>s voies d’accès et organiser cette sécurité et la diversification énergétique<br />

dans un contexte international fortement concurrentiel et conflictuel où chaque<br />

Etat ou groupe <strong>de</strong> pays poursuit ses propres objectifs.<br />

La « paix énergétique » est à ce prix. La crise <strong>de</strong> l’énergie à laquelle notre<br />

planète est actuellement confrontée est sans précé<strong>de</strong>nt dans l’histoire <strong>de</strong><br />

l’humanité. Elle est en outre <strong>mondiale</strong>, tous les pays sans aucune exception seront<br />

concernés. Surtout, elle est durable car les solutions <strong>de</strong> substitution ne sont pas<br />

prêtes et ne le seront pas avant <strong>de</strong>ux bonnes décennies.<br />

La tentation du repli et du protectionnisme énergétique retar<strong>de</strong>ra la mise en<br />

œuvre <strong>de</strong>s solutions éthiques et collectives. Nous <strong>de</strong>vrons alors affronter une série<br />

obstacles écologiquement insoutenables dans un climat <strong>de</strong> tensions politiques et<br />

militaires exacerbées. Pendant les travaux, la vente continue et le grand bazar <strong>de</strong><br />

l’énergie est ouvert. L’offre technologique et les matières premières se ven<strong>de</strong>nt<br />

comme <strong>de</strong>s produits d’épicerie. C’est pourtant l’avenir <strong>de</strong> la planète qui se joue.<br />

II. L’Asie à l’heure du rêve américain<br />

Henry Miller, écrivain américain emblématique, a été un témoin engagé du<br />

XX e siècle et l’un <strong>de</strong>s plus brillants représentants <strong>de</strong> la contre-culture américaine<br />

<strong>de</strong> l’après guerre. Il a porté un regard particulièrement critique et visionnaire<br />

sur son pays dans un livre publié en 1945 « The Air Conditionned Nightmare » (le<br />

cauchemar climatisé). Il a dénoncé bien avant les pamphlets du cinéaste Michael<br />

Moore, la dérive <strong>de</strong> l’American way of life, véritable culture <strong>de</strong> la consommation<br />

hors sol, aseptisée à outrance, déconnectée du réel et dépourvue <strong>de</strong> sens. La<br />

Terre, à bien <strong>de</strong>s égards, est exactement ce cauchemar climatisé, cauchemar qui<br />

se reproduit indéfiniment sous les mêmes formes partout dans le mon<strong>de</strong>, à<br />

petites ou gran<strong>de</strong>s échelles Il présente <strong>de</strong>s détails similaires, la même géométrie<br />

architecturale et spatiale, le même langage technique fait d’une vacuité <strong>de</strong> sens<br />

et <strong>de</strong> mots. Il est exactement autosimilaire, c’est-à-dire que le tout est semblable<br />

à une <strong>de</strong> ses parties, ce qui vous donne un goût <strong>de</strong> déjà vu partout où vous<br />

atterrissez dans le mon<strong>de</strong>.<br />

Deux géants en pleine croissance<br />

Dénoncer la société <strong>de</strong> consommation américaine est ce qui se vend le mieux<br />

au rayon <strong>de</strong>s banalités mais on finit par oublier que nous l’avons fait nôtre<br />

<strong>de</strong>puis fort longtemps et que les <strong>de</strong>ux géants démographiques que sont l’In<strong>de</strong> et<br />

la Chine sont bien partis pour en faire autant, avec notre plus fervent soutien.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


264<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Le continent asiatique regroupe 54 % <strong>de</strong> la population <strong>mondiale</strong> et il contribue<br />

à 21,5 % du PIB mondial. L’Asie est aussi à l’origine du tiers <strong>de</strong>s émissions<br />

<strong>mondiale</strong>s <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre. La production d’énergie y reste légèrement<br />

inférieure à celle du mon<strong>de</strong> occi<strong>de</strong>ntal et le poids <strong>de</strong>s transports y est encore<br />

très faible.<br />

Jamais dans l’histoire <strong>de</strong> l’humanité nous n’avons observé un tel rythme<br />

<strong>de</strong> croissance pour ces <strong>de</strong>ux pays. La Chine est <strong>de</strong>venue un géant économique<br />

en l’espace <strong>de</strong> vingt ans, avec un taux <strong>de</strong> croissance annuel moyen <strong>de</strong> 9 %.<br />

La pauvreté a reculé, le nombre <strong>de</strong> millionnaires explosé, une véritable classe<br />

moyenne est apparue. En 2007, elle est passée <strong>de</strong>vant l’Allemagne en <strong>de</strong>venant<br />

la troisième puissance économique du mon<strong>de</strong>.<br />

L’enjeu climatique est directement lié à la taille du continent et à la rapidité<br />

avec laquelle celui-ci est en train d’émerger du sous-développement. Le continent<br />

asiatique est insatiable. Il exerce une pression hors du commun sur les matières<br />

premières et sur les ressources écologiques. La Chine et l’In<strong>de</strong> sont les <strong>de</strong>ux<br />

pays particulièrement concernés par cette problématique difficile : croître sans<br />

polluer.<br />

Alliés aujourd’hui par nécessité, ces <strong>de</strong>ux pays <strong>de</strong>viendront rivaux <strong>de</strong>main et<br />

les conflits mis en sourdine au nom <strong>de</strong> l’entrai<strong>de</strong> économique apparaitront sur le<br />

terrain <strong>de</strong> la maîtrise <strong>de</strong>s marchés énergétiques et <strong>de</strong>s débouchés commerciaux,<br />

surtout dans leur zone d’influence directe. Historiquement, ne l’oublions pas,<br />

l’In<strong>de</strong> et la Chine sont adversaires.<br />

Ces <strong>de</strong>ux géants figureront dans cinq ans parmi les toutes premières<br />

puissances économiques du mon<strong>de</strong>, elles auront besoin <strong>de</strong> plus en plus d’énergie<br />

et iront inévitablement chasser sur les mêmes territoires. « La croissance<br />

économique <strong>de</strong> la Chine présentera une chance pour le mon<strong>de</strong> et contribuera à<br />

la paix <strong>mondiale</strong> », a déclaré le 10 octobre 2007 le ministre chinois <strong>de</strong>s Finances<br />

Jin Renqing à Londres lors d’une séance d’information sur le 11 e quinquennat <strong>de</strong><br />

développement <strong>de</strong> la Chine et le concept <strong>de</strong> développement pacifique du pays.<br />

On ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> qu’à le croire sur parole. Quant à l’In<strong>de</strong>, nous pouvons dormir<br />

sur nos <strong>de</strong>ux oreilles, puisqu’elle est une démocratie.<br />

<strong>Les</strong> scénarios <strong>de</strong> l’impossible<br />

Le Earth Institute Policy, centre <strong>de</strong> recherches indépendant basé à Washington,<br />

a réalisé une étu<strong>de</strong> édifiante en 2006 : si l’ensemble <strong>de</strong>s Chinois venaient à<br />

adopter le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s américains, ce rêve américain version chinoise,<br />

conduirait immanquablement à l’horizon 2030 à une catastrophe planétaire<br />

environnementale et économique, en matière <strong>de</strong> consommation alimentaire,<br />

énergétique et <strong>de</strong> matières premières.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Une gouvernance éthique<br />

265<br />

Partant <strong>de</strong> l’hypothèse que l’économie chinoise connaisse une croissance<br />

autour <strong>de</strong> 8% par an, ce qui est actuellement le cas <strong>de</strong>puis vingt ans, le revenu<br />

par habitant en 2030 atteindrait les 38 000 dollars, soit le revenu par habitant<br />

actuel <strong>de</strong>s Etats-Unis, mais pour une population estimée alors à 1,45 milliard<br />

<strong>de</strong> personnes. Actuellement le revenu annuel moyen d’un Chinois par habitant<br />

atteint à peine les 5 300 dollars. <strong>Les</strong> projections les plus alarmantes concernent<br />

la consommation d’énergie et ses conséquences. Si les Chinois utilisent proportionnellement<br />

autant <strong>de</strong> pétrole en 2030 que les Américains aujourd’hui, leur<br />

pays <strong>de</strong>vra disposer <strong>de</strong> 99 millions <strong>de</strong> barils <strong>de</strong> brut par jour. La production<br />

<strong>mondiale</strong> quotidienne actuelle avoisine les 79 millions <strong>de</strong> barils. Pour le charbon,<br />

si dans 25 ans chaque Chinois brûle autant <strong>de</strong> charbon qu’un Américain (soit<br />

2 tonnes par an en moyenne), le pays en utilisera 2,8 millions <strong>de</strong> tonnes chaque<br />

année, soit plus que la production <strong>mondiale</strong> annuelle actuelle <strong>de</strong> 2,5 millions<br />

<strong>de</strong> tonnes. A raison <strong>de</strong> trois voitures pour quatre habitants actuellement aux<br />

Etats-Unis, la possession d’un véhicule privé conduirait le parc automobile<br />

chinois à plus d’1,1 milliard d’unités en 2030. Précisons que le parc automobile<br />

mondial est aujourd’hui –seulement- <strong>de</strong> 800 millions <strong>de</strong> véhicules. Pour ceux<br />

qui objecteront à juste titre qu’en 2030 les voitures seront <strong>de</strong>s modèles <strong>de</strong><br />

propreté, il est utile <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r ce qui se passerait alors du côté <strong>de</strong>s infrastructures.<br />

Il faudrait construire énormément <strong>de</strong> routes, d’autoroutes et <strong>de</strong> parkings<br />

pour absorber toutes ces voitures ce qui représenterait l’équivalent <strong>de</strong> la surface<br />

consacrée aujourd’hui à la culture du riz en Chine. Et si tous les Chinois se<br />

mettent à consommer en 2030 autant que les Américains aujourd’hui, la seule<br />

consommation <strong>de</strong> céréales par personne passera <strong>de</strong> 291 kg à 935 kg par an.<br />

Cela représenterait pour l’ensemble <strong>de</strong> la Chine l’équivalent <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux tiers <strong>de</strong><br />

la totalité <strong>de</strong> la récolte <strong>mondiale</strong> <strong>de</strong> 2004, soit un peu plus <strong>de</strong> 2 milliards <strong>de</strong><br />

tonnes. Pour satisfaire une telle <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, il faudrait produire environ un milliard<br />

<strong>de</strong> tonnes <strong>de</strong> céréales supplémentaires d’ici 2030, ce qui pourrait entraîner la<br />

disparition <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s parties <strong>de</strong> la forêt tropicale amazonienne transformées<br />

en champs <strong>de</strong> blé avec d’énormes conséquences écologiques. Pour poursuivre<br />

dans la même veine, si les Chinois consommaient en 2030 autant <strong>de</strong> vian<strong>de</strong><br />

que les Américains aujourd’hui, c’est-à-dire 125 kg par personne, la production<br />

en Chine <strong>de</strong>vrait passer à 181 millions <strong>de</strong> tonnes contre 64 millions <strong>de</strong> tonnes<br />

aujourd’hui. Cela représenterait les quatre cinquièmes <strong>de</strong> la production <strong>mondiale</strong><br />

actuelle <strong>de</strong> vian<strong>de</strong>. L’air <strong>de</strong>viendrait irrespirable en raison <strong>de</strong>s fumées provenant<br />

<strong>de</strong> la consommation <strong>de</strong> charbon et les émissions <strong>de</strong> CO 2<br />

<strong>de</strong> la Chine dans 20 ans<br />

équivaudraient à celles émises par les sources <strong>de</strong> pollution sur toute la Terre<br />

aujourd’hui.<br />

N’en jetez plus, cet exercice est davantage une démonstration par l’absur<strong>de</strong><br />

qu’une anticipation <strong>de</strong> ce qui pourrait se passer. Cela n’arrivera pas car tout<br />

simplement les ressources <strong>de</strong> la planète ne le permettront pas.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


266<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Sauf que pour l’instant, force est <strong>de</strong> constater que les quelques millions<br />

<strong>de</strong> Chinois qui en ont déjà les moyens vivent effectivement « comme <strong>de</strong>s<br />

Américains », c’est-à-dire qu’ils ont une ou <strong>de</strong>ux voitures, et ont développé un<br />

appétit <strong>de</strong> consommation en tout point i<strong>de</strong>ntique à celui que nous connaissons<br />

en Occi<strong>de</strong>nt. Le rêve américain est assurément entré dans les têtes chinoises<br />

d’aujourd’hui, et <strong>de</strong>main indiennes. La classe moyenne indienne compte plus<br />

<strong>de</strong> 350 millions <strong>de</strong> personnes en constante évolution. Nous pouvons aussi<br />

extrapoler sur le nombre <strong>de</strong> véhicules en circulation en In<strong>de</strong> en 2030 avec<br />

exactement les mêmes conclusions ou plutôt les mêmes impasses. Il y avait en<br />

In<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux millions <strong>de</strong> voitures en 1971 et 62 millions aujourd’hui. L’Institut<br />

indien <strong>de</strong> l’énergie et <strong>de</strong>s ressources (TERI) prévoit 537 millions <strong>de</strong> véhicules<br />

en 2030, avec une croissance économique <strong>de</strong> 5 % du PIB.<br />

Nous voyons clairement la difficulté dans laquelle nous sommes placés.<br />

Comment interdire à la Chine et bientôt à l’In<strong>de</strong> <strong>de</strong> croitre en polluant, sachant<br />

que nous y trouvons plus que largement notre compte sur le plan économique<br />

et que les dégâts écologiques sur les biens communs sont encore invisibles et<br />

dépourvus <strong>de</strong> coût, et donc <strong>de</strong> valeur, dans les indicateurs économiques. Si la<br />

Chine et <strong>de</strong>main l’In<strong>de</strong>, <strong>de</strong>vaient intégrer dans le calcul <strong>de</strong> leur PIB les atteintes<br />

irréversibles à l’environnement, leur croissance serait tout simplement nulle, voire<br />

négative.<br />

Le propos n’est certainement pas <strong>de</strong> stigmatiser la Chine et à travers la Chine,<br />

tous les pays qui accè<strong>de</strong>nt à la croissance et sortent progressivement <strong>de</strong> l’étreinte<br />

<strong>de</strong> la pauvreté. Il s’agit plutôt <strong>de</strong> montrer l’impossibilité physique et mathématique<br />

d’adopter les standards <strong>de</strong> consommation occi<strong>de</strong>ntaux et <strong>de</strong> vouloir vivre<br />

selon notre modèle <strong>de</strong> « société <strong>de</strong> consommation », alors que les ressources<br />

planétaires sont limitées et en voie d’épuisement. Encore une fois, que l’on<br />

évoque la Chine, l’In<strong>de</strong> ou l’Indonésie, les chiffres sont têtus. La pollution due<br />

au transport n’est qu’un élément du décor. Leurs taux <strong>de</strong> croissance proprement<br />

vertigineux, leurs besoins en énergie et leur masse démographique font que la<br />

planète court à la catastrophe. Ces pays se trouvent en première ligne. Peut-on<br />

les laisser gonfler la <strong>de</strong>tte écologique que nous avons constituée au risque <strong>de</strong> vivre<br />

un véritable krach écologique ?<br />

Nous ne pouvons pas lire un article sur ce sujet sans y trouver le passage<br />

obligé, politiquement correct, selon lequel nous serions mal placés pour<br />

empêcher ces populations, que nous avons peu ou prou exploitées, d’accé<strong>de</strong>r à<br />

<strong>de</strong>s standards <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong> confort occi<strong>de</strong>ntaux. Certes, en élevant leurs standards<br />

<strong>de</strong> vie, ces pays indéniablement s’éloignent <strong>de</strong> la précarité et <strong>de</strong>s maladies. Pour<br />

autant cela doit-il nous interdire <strong>de</strong> leur dire que la croissance <strong>de</strong> leurs économies<br />

aggravera <strong>de</strong> toutes façons les problèmes actuels sanitaires et alimentaires en<br />

précipitant le grand essorage final <strong>de</strong> la planète !<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Une gouvernance éthique<br />

267<br />

Combien <strong>de</strong> temps pourra-t-on objecter cet argument creux et hypocrite<br />

selon lequel nous ne pouvons pas freiner la croissance <strong>de</strong> l’Asie en raison <strong>de</strong><br />

notre <strong>de</strong>tte écologique à l’égard <strong>de</strong> la planète ? Qui osera <strong>de</strong>main dire une chose<br />

pareille à ses enfants au nom <strong>de</strong> sa bonne conscience altermondialiste ? En <strong>de</strong>hors<br />

<strong>de</strong> tout jugement moral parfaitement stérile en la matière, rien <strong>de</strong> ce qui pourra<br />

être entrepris à l’échelle planétaire n’aura <strong>de</strong> sens sans la contribution directe et<br />

massive <strong>de</strong> ces pays à l’effort général. Leur croissance et leur appétit <strong>de</strong> consommation<br />

gommeront automatiquement tous les gains en efficacité énergétique<br />

réalisés dans tous les autres pays réunis, y compris les Etats-Unis, même en<br />

développant toutes les énergies propres dont nous disposons aujourd’hui.<br />

Disons-le simplement, la Chine et l’In<strong>de</strong> détiennent entre leurs mains l’avenir<br />

climatique et énergétique <strong>de</strong> notre planète. Nul n’est besoin <strong>de</strong> souligner que les<br />

organes <strong>de</strong> gouvernance internationaux actuels, contrairement aux multinationales,<br />

ne passent ni par Pékin ni par New Dehli.<br />

III. Un improbable plan Marshall du Climat<br />

Vous l’ignorez peut-être mais cela fait exactement vingt ans que l’alarme a<br />

été donnée par la communauté scientifique et les instances internationales. Déjà<br />

en 1988, l’Assemblée Générale <strong>de</strong>s Nations Unies déclara, dans l’indifférence<br />

générale, le changement climatique « préoccupation commune <strong>de</strong> l’humanité ».<br />

Depuis cette date, les Nations Unies n’ont eu <strong>de</strong> cesse <strong>de</strong> se mobiliser sans<br />

toutefois peser sur l’opinion publique internationale. <strong>Les</strong> efforts ont fini par<br />

payer car brusquement le sujet est sorti <strong>de</strong> sa clan<strong>de</strong>stinité. Depuis <strong>de</strong>ux ans,<br />

<strong>de</strong>s conférences sur le thème central du changement climatique et du développement<br />

durable se succè<strong>de</strong>nt partout dans le mon<strong>de</strong> et esquissent l’élaboration<br />

<strong>de</strong> programmes d’action nationaux et multilatéraux. Une finance sous forme <strong>de</strong><br />

taxe carbone s’est structurée autour <strong>de</strong>s échanges <strong>de</strong> quotas <strong>de</strong> CO 2<br />

régi par le<br />

protocole <strong>de</strong> Kyoto. Seule la classe politique peine à inventer un cadre nouveau<br />

et cohérent d’intervention. Il <strong>de</strong>meure encore un chemin considérable avant <strong>de</strong><br />

voir porter sur les fonts baptismaux une architecture internationale capable <strong>de</strong><br />

prendre <strong>de</strong>s décisions rapi<strong>de</strong>s et claires en matière <strong>de</strong> lutte contre le réchauffement<br />

climatique. La tentation du repli protectionniste est sans cesse ravivée<br />

par les égoïsmes nationaux. Mais les dogmes peuvent vaciller rapi<strong>de</strong>ment comme<br />

nous l’a clairement montré la faillite récente du système financier mondial. Ce<br />

qui paraissait impossible hier se réalise aujourd’hui. Pourrait-il en être <strong>de</strong> même<br />

avec la crise climatique ?<br />

Vers une feuille <strong>de</strong> route politique du climat<br />

C’est donc un euphémisme <strong>de</strong> dire que les dynamiques <strong>de</strong> part et d’autre <strong>de</strong><br />

l’Atlantique ne sont pas automatiquement compatibles. Le troisième ensemble<br />

d’acteurs, les pays en développement, lui n’est soumis à aucune contrainte même si<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


268<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

les principaux d’entre eux comme la Chine et l’In<strong>de</strong> ont mis en place <strong>de</strong>s politiques<br />

volontaristes dans le domaine <strong>de</strong> l’efficacité énergétique. Le cadre multilatéral<br />

actuel, le Protocole <strong>de</strong> Kyoto, s’achève en 2012, date <strong>de</strong> fin d’application <strong>de</strong>s<br />

objectifs contraignants. Se pose donc la question du post-Kyoto. Dès 2005, il a<br />

été décidé d’ouvrir <strong>de</strong> nouvelles négociations afin d’éviter toute interruption <strong>de</strong>s<br />

efforts <strong>de</strong> réduction <strong>de</strong>s gaz à effet <strong>de</strong> serre après 2012 sans toutefois fixer une<br />

date butoir à ce processus. Parallèlement un simple dialogue informel s’est ouvert<br />

sur la mise en œuvre <strong>de</strong> la Convention sur les Changements Climatiques, structuré<br />

autour <strong>de</strong> quatre thèmes : les objectifs <strong>de</strong> développement durable, l’adaptation<br />

aux changements climatiques, le transfert <strong>de</strong> technologie et les opportunités<br />

<strong>de</strong>s mécanismes <strong>de</strong> marchés. En pratique, c’est un moyen <strong>de</strong> discuter <strong>de</strong>s efforts<br />

pouvant être faits par les pays en développement dans le cadre <strong>de</strong> la Convention,<br />

notamment après 2012. Autant dire que rien <strong>de</strong> contraignant n’est pour l’instant<br />

envisagé afin <strong>de</strong> ne pas heurter les principaux pays émetteurs <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre,<br />

les premiers pollueurs. C’est le règne <strong>de</strong> la diplomatie <strong>de</strong> l’eau tiè<strong>de</strong>.<br />

Même si les émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre n’ont pas diminué, à l’exception<br />

<strong>de</strong> quelques pays européens, le protocole <strong>de</strong> Kyoto n’est pas un échec. Quelles<br />

que soient ses imperfections, il est le seul instrument <strong>de</strong> gouvernance internationale<br />

existant sur le climat. Renoncer aux acquis <strong>de</strong> cet outil serait une lour<strong>de</strong><br />

erreur et un retour en arrière. Après 2012, le protocole <strong>de</strong>vrait être maintenu et<br />

étendu. La négociation s’annonce très difficile : les obligations <strong>de</strong> réduction <strong>de</strong><br />

gaz à effet <strong>de</strong> serre <strong>de</strong>vront être plus exigeantes et partagées par un nombre plus<br />

élevé <strong>de</strong> pays et d’acteurs économiques.<br />

Dix ans après la signature <strong>de</strong> Kyoto, nous tournons en rond, <strong>de</strong> négociation<br />

commerciale en conférence internationale et tous les Grenelle <strong>de</strong> l’environnement<br />

n’y changeront rien tant qu’un processus global et immédiat ne sera pas initié<br />

à l’échelle <strong>de</strong> la planète. <strong>Les</strong> prochaines conférences internationales mettront<br />

en évi<strong>de</strong>nce que les objectifs <strong>de</strong> réduction <strong>de</strong> nos émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong><br />

serre, dictés par le Protocole <strong>de</strong> Kyoto, sont complètement dépassés en raison<br />

<strong>de</strong> notre inertie politique et <strong>de</strong> l’augmentation <strong>de</strong> la croissance <strong>mondiale</strong>. <strong>Les</strong><br />

pays riches <strong>de</strong>vraient réduire leurs émissions non pas <strong>de</strong> 50% mais <strong>de</strong> 80% d’ici<br />

2050. Nous entrons aujourd’hui dans le pire <strong>de</strong>s scénarios du GIEC en matière<br />

d’amplitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> réchauffement.<br />

En <strong>de</strong>rnier recours, serons-nous soumis un jour à une taxe carbone individuelle<br />

pour sauver le climat ? En s’inspirant <strong>de</strong> ce qui a été mis en place dans le<br />

cadre <strong>de</strong> Kyoto pour les entreprises industrielles, <strong>de</strong>s chercheurs anglais pensent<br />

l’appliquer directement aux personnes physiques. Plus <strong>de</strong> 50% <strong>de</strong>s émissions<br />

<strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre en Europe proviennent <strong>de</strong> la consommation individuelle<br />

d’énergie. Comme nous l’avons vu, cette consommation est essentiellement liée<br />

à notre mobilité, à l’électricité et au chauffage <strong>de</strong> notre logement. Dans cette<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Une gouvernance éthique<br />

269<br />

hypothèse, chaque citoyen se verrait allouer un crédit, « quota » <strong>de</strong> carbone<br />

annuel, sous forme <strong>de</strong> points comme notre permis <strong>de</strong> conduire. L’unité <strong>de</strong><br />

mesure serait le kilo <strong>de</strong> CO 2<br />

. Ainsi, l’achat d’un billet d’avion ou d’un plein<br />

d’essence serait débité sur une carte <strong>de</strong> paiement électronique. <strong>Les</strong> plus sobres<br />

pourraient revendre leurs points inutilisés aux plus dépensiers sur une bourse<br />

Internet dédiée où les unités carbone seraient l’objet d’une cotation au jour le<br />

jour. Cette proposition est loin d’être loufoque. La vraie question est : quel pays<br />

se lancera le premier ?<br />

Une nouvelle gouvernance climatique<br />

Dans un mon<strong>de</strong> idéal les choses se passeraient probablement ainsi. Une<br />

conférence internationale exceptionnelle serait organisée sous l’égi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s Nations<br />

Unies avec les représentants <strong>de</strong> tous les pays qui s’engageraient volontairement<br />

et en même temps dans une réduction massive <strong>de</strong> leurs gaz à effet <strong>de</strong> serre. Une<br />

valeur monétaire serait donnée au carbone partout dans le mon<strong>de</strong>. Ce qui n’empêcherait<br />

nullement les partenariats économiques d’un continent à l’autre ni <strong>de</strong>s<br />

mécanismes <strong>de</strong> compensation permettant <strong>de</strong> ne pas faire porter trop lour<strong>de</strong>ment<br />

le poids <strong>de</strong> la <strong>de</strong>tte écologique vers les pays émergents. Cette sage assemblée<br />

déci<strong>de</strong>rait <strong>de</strong> privilégier <strong>de</strong>s solutions « éthiques », c’est-à-dire vertueuses sur<br />

le plan <strong>de</strong> la consommation d’énergie avec un investissement massif dans les<br />

technologies propres pour tous les projets d’infrastructures, d’aménagement<br />

urbain et <strong>de</strong> production d’énergie. Un dispositif fiscal international permettrait<br />

d’orienter dans la même direction les flux financiers au service d’une création <strong>de</strong><br />

valeur « carbon free ». Dans une économie où le coût <strong>de</strong>s énergies fossiles et du<br />

transport se renforcent, les emplois et les marchandises prennent une nouvelle<br />

trajectoire. Des millions d’emplois seraient ainsi crées et relocalisés, permettant<br />

au passage la revitalisation <strong>de</strong> zones sinistrées. La mondialisation changerait <strong>de</strong><br />

visage en douceur et les centres <strong>de</strong> production seraient plus diversifiés et rapatriés<br />

à proximité <strong>de</strong>s lieux <strong>de</strong> consommation. Après la délocalisation massive viendrait<br />

peut-être le temps d’une relocalisation plus équilibrée.<br />

Nous sommes donc à la croisée <strong>de</strong>s chemins. Il nous appartient <strong>de</strong> bâtir une<br />

gouvernance <strong>mondiale</strong> du Climat sans balayer les mo<strong>de</strong>stes acquis du Protocole<br />

<strong>de</strong> Kyoto. L’Union européenne a construit un cadre économique centré sur <strong>de</strong>s<br />

engagements <strong>de</strong> réduction <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre qui sont déjà obsolètes et la<br />

dynamique forte initiée par les Etats-Unis privilégie uniquement les échanges<br />

commerciaux <strong>de</strong> technologies propres. <strong>Les</strong> enjeux financiers sont considérables.<br />

L’Agence internationale <strong>de</strong> l’énergie (AIE) estime que les investissements dans le<br />

secteur <strong>de</strong> la production uniquement (électricité, gaz, pétrole et charbon) correspondront<br />

à 20 000 milliards <strong>de</strong> dollars sur la pério<strong>de</strong> 2005-2030. <strong>Les</strong> contours<br />

d’un nouveau Plan Marshall pour le climat se <strong>de</strong>ssinent progressivement. La<br />

question <strong>de</strong> la compétitivité <strong>de</strong>meure centrale. C’est d’ailleurs un point clé du<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


270<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

débat actuellement en cours aux Etats-Unis. Cependant, le seul plan susceptible<br />

<strong>de</strong> changer véritablement la donne est un plan Marshall <strong>de</strong> la sobriété.<br />

IV. Tous schizophrènes<br />

La plus ambitieuse <strong>de</strong>s révolutions vertes ne serait-elle pas finalement la<br />

révolution <strong>de</strong> nos comportements ? Nous en sommes bien loin mais la prise <strong>de</strong><br />

conscience progresse lentement.<br />

Ecologie, développement durable, <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s éco-citoyens, vous n’en pouvez<br />

plus <strong>de</strong> cette bonne conscience moralisatrice qui nous assaille à tous les coins<br />

<strong>de</strong> kiosques.<br />

De l’ignorance à la schizophrénie<br />

Progressivement, l’ignorance, l’indifférence ont laissé la place à une schizophrénie<br />

qui atteint <strong>de</strong>s sommets. Schématiquement nous savons, merci à Nicolas<br />

Hulot et à Al Gore, que nous allons dans le mur. On ne peut pas être toujours<br />

plus nombreux à consommer toujours plus gloutonnement <strong>de</strong>s ressources en voie<br />

d’épuisement et ce, indéfiniment. Mais nous faisons exactement comme si nous<br />

n’y croyons pas. Un psychanalyste serait beaucoup plus utile qu’un économiste<br />

ou qu’un climatologue pour éluci<strong>de</strong>r ce phénomène <strong>de</strong> résistance collectif.<br />

L’homme est-il incapable <strong>de</strong> maturité quand il se fond dans un groupe ? Au<br />

moment même où nous <strong>de</strong>vons réfléchir à notre <strong>de</strong>stin en termes <strong>de</strong> civilisation<br />

et non plus <strong>de</strong> marché commun, la frivolité <strong>de</strong>s valeurs fait ressembler la planète<br />

à une gigantesque cour <strong>de</strong> récréation. Nous sommes impuissants à voir les choses<br />

comme elles sont. Par notre inaptitu<strong>de</strong> à s’abstraire du présent, à se soucier <strong>de</strong>s<br />

conséquences réelles, c’est-à-dire lointaines, <strong>de</strong> nos actes, nous nous conduisons<br />

comme <strong>de</strong>s enfants que nous avons pourtant cessé d’être.<br />

Infantile aussi cette « gourmandise <strong>de</strong> l’apocalypse » relayée par nos médias.<br />

Il est impossible d’ouvrir un journal sans lire <strong>de</strong>s articles alarmants sur la crise<br />

climatique. Tels <strong>de</strong>s enfants qui aiment se faire peur quelques minutes dans<br />

la maison hantée, nous voilà à comparer et soupeser les menaces qui nous<br />

guettent, élévation du niveau <strong>de</strong> la mer, cyclone dévastateur, pandémies, canicule,<br />

immigration massive... Nous sommes passés si rapi<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> l’indifférence au<br />

gavage d’informations que nous peinons à saisir le sens ultime. Sur la même page<br />

d’un journal nous recevons <strong>de</strong>ux messages complètement contradictoires : d’un<br />

côté un article déplore la faiblesse du pouvoir d’achat qui est une catastrophe<br />

pour la relance <strong>de</strong> la consommation. En substance, nous n’allons donc plus<br />

pouvoir acheter tout ce que la Chine nous fabrique. De l’autre côté nous lisons<br />

que le décollage économique <strong>de</strong>s dragons asiatiques met en péril les grands<br />

équilibres vitaux <strong>de</strong> la planète. La consommation soutient la croissance qui<br />

renforce le réchauffement climatique. Mais alors où est la cohérence et où sont<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Une gouvernance éthique<br />

271<br />

les vrais enjeux ? Quant à tous ces doctes marchands <strong>de</strong> sommeil corsetés dans<br />

leurs certitu<strong>de</strong>s qui nous endorment sur l’air <strong>de</strong> « tout va très bien Madame la<br />

Marquise », ne sont-ils pas tout simplement irresponsables ?<br />

En attendant, si vous voulez continuer à voyager en avion, vous pouvez<br />

déjà racheter le poids <strong>de</strong> vos péchés carbonés en compensant les émissions <strong>de</strong><br />

votre voyage par une contribution financière équivalente dédiée à <strong>de</strong>s projets <strong>de</strong><br />

reforestation ou d’énergies renouvelables dans <strong>de</strong>s pays émergents. Du reste, il se<br />

pourrait que ces officines <strong>de</strong> compensation carbone ouvrent <strong>de</strong>s guichets dans les<br />

aérogares afin <strong>de</strong> vendre directement ces indulgences aux passagers <strong>de</strong> compagnies<br />

aériennes. Par exemple, un aller retour Paris - New York émet environ 3 tonnes<br />

<strong>de</strong> carbone par passager et donne lieu à une compensation d’environ 70€. Le<br />

marché individuel <strong>de</strong>s compensations <strong>de</strong> carbone est culpabilisant et perturbant.<br />

Il revient à nous faire croire que les émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre qui ont été<br />

émises sont en quelque sorte absoutes et gommées alors qu’elles vont augmenter<br />

le stock <strong>de</strong> carbone dans l’atmosphère et y rester très longtemps. Par conséquent<br />

il suffit juste <strong>de</strong> payer pour continuer à polluer. Or le seul vrai message cohérent<br />

est celui <strong>de</strong> la sobriété et <strong>de</strong> la tempérance. La compensation doit impérativement<br />

<strong>de</strong>meurer l’ultime recours après l’effort <strong>de</strong> sobriété qui reste encore le<br />

plus efficace dans la lutte contre les émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre.<br />

Nous ne savons pas changer nos comportements. L’humanité a pourtant<br />

souvent traversé <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s très sombres associées à <strong>de</strong>s contextes extrêmes :<br />

la guerre, les dictatures, les épidémies. Ce qui nous attend avec le réchauffement<br />

climatique risque <strong>de</strong> concentrer toutes ces souffrances. Le concept <strong>de</strong> développement<br />

durable peut-il nous prémunir contre ces dérives annoncées et jeter les<br />

bases d’un nouvel ordre économique et social ?<br />

Un nouvel alphabet économique « vert »<br />

Quels que soient les secteurs concernés en priorité, la révolution verte ne<br />

pourra pas avoir lieu si nous ne changeons pas nos indicateurs <strong>de</strong> mesure.<br />

Nous avons gommé la complexité du mon<strong>de</strong> et oublié la singularité <strong>de</strong> la<br />

place <strong>de</strong> l’homme dans ce mon<strong>de</strong>. Il nous faut inventer un nouvel alphabet<br />

économique, social, environnemental. Déjà <strong>de</strong> nouveaux indicateurs alternatifs<br />

apparaissent. <strong>Les</strong> indicateurs du PNUD, Programme <strong>de</strong>s Nations-Unies pour le<br />

Développement, sont publiés chaque année. Ils prennent en compte l’éducation,<br />

la santé, l’espérance <strong>de</strong> vie, l’environnement et l’économie, pour chaque pays.<br />

En 2007, pour la première fois dans les enceintes institutionnelles telles que la<br />

Commission Européenne et l’OCDE, ont été organisées <strong>de</strong>s conférences sur la<br />

mesure du progrès, au-<strong>de</strong>là du PIB. On ose enfin penser autrement la création<br />

<strong>de</strong> richesse. C’est un début. L’économie prendra progressivement en considération<br />

la rareté <strong>de</strong>s ressources énergétiques et celles <strong>de</strong>s biens communs publics,<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


272<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

l’eau et la biodiversité. Ce système économique serait fondé sur <strong>de</strong>s indicateurs<br />

fondamentalement différents <strong>de</strong> ceux utilisés hier. Il est possible aujourd’hui <strong>de</strong><br />

noter les entreprises à l’aune <strong>de</strong> critères sociaux, environnementaux, éthiques.<br />

Cette notation complète l’information strictement financière <strong>de</strong> court terme<br />

pour les investisseurs. Ces <strong>de</strong>rniers seraient bien inspirés <strong>de</strong> connaître le bilan<br />

écologique et social <strong>de</strong>s entreprises dont ils sont actionnaires et d’apprécier<br />

leur capacité à adapter leur gestion aux enjeux colossaux du réchauffement<br />

climatique, <strong>de</strong>s technologies vertes et <strong>de</strong> la pluralité du mon<strong>de</strong>. Cela ne se fera<br />

pas en un jour. Vous n’êtes pas près <strong>de</strong> tomber <strong>de</strong> votre chaise en entendant<br />

à la radio que la dépréciation <strong>de</strong> la note environnementale d’une entreprise a<br />

provoqué sa chute au CAC 40. <strong>Les</strong> lois <strong>de</strong> l’économie n’ont pas été inventées par<br />

la nature mais par l’homme. Ce que l’homme a fait, l’homme peut assurément<br />

le défaire. Mais quand ces lois prési<strong>de</strong>nt au <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> 7 milliards <strong>de</strong> personnes<br />

et constituent notre unique logiciel <strong>de</strong> navigation, la seule question qui s’impose<br />

est tout simplement : par où commencer ?<br />

De jeunes économistes anglais ont répondu sous une forme ludique en<br />

inventant un Happy Planet In<strong>de</strong>x, preuve que sur ces sujets très graves, il ne faut<br />

jamais perdre le sens <strong>de</strong> l’humour. Il s’agit d’un classement <strong>de</strong>s pays non pas les<br />

plus riches mais les plus heureux. Un pays heureux est un pays où l’on vit vieux,<br />

sobrement et sans abimer l’environnement. Le pays le plus heureux <strong>de</strong> la Terre est<br />

donc… l’archipel du Vanuatu. Dans le même ordre d’idée, certains ont inventé,<br />

par opposition au PIB, Produit Intérieur Brut, le BIB, le Bonheur Intérieur Brut.<br />

Finalement, le véritable enjeu est moins <strong>de</strong> s’entendre sur ce que l’on peut ou pas<br />

chiffrer mais plutôt sur le sens à donner à nos vies, au moment où nous n’avons<br />

jamais été autant en capacité <strong>de</strong> nous détruire.<br />

La consommation engagée, arme <strong>de</strong> mobilisation massive ?<br />

Cette notion <strong>de</strong> développement durable est aujourd’hui floue et galvaudée.<br />

Elle évoque vaguement la consommation <strong>de</strong> produits qui seraient bons pour la<br />

planète. Nous projetons notre bonne conscience sur les autres, convaincus <strong>de</strong><br />

détenir la définition <strong>de</strong> la parfaite Lumière. Pour sauver la planète, il suffirait <strong>de</strong><br />

consommer vert, nous disent tous les journaux dans une belle unanimité. Mais<br />

oui, c’est possible ! Et sans renoncer à notre confort. Nous allons tous <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s<br />

alter consommateurs. Tourisme vert, commerce équitable, produits biologiques,<br />

qu’on se le dise, l’écologie <strong>de</strong> marché est un marché d’avenir. Attention, il y<br />

a quelques années la sensibilisation du consommateur se faisait sur un mo<strong>de</strong><br />

lourd et culpabilisateur, le message actuel est plus élaboré, plus subtil jouant<br />

sur le désir d’agir. Il faut éviter à tout prix <strong>de</strong> faire référence à <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> vie<br />

baba-cool, mais <strong>de</strong> mettre en avant la mo<strong>de</strong>rnité, l’esthétisme, la légèreté <strong>de</strong> ces<br />

produits écologiques. Ce sont les publicitaires eux-mêmes qui nous le disent.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Une gouvernance éthique<br />

273<br />

Pourtant, au <strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce marketing vert parfois caricatural, il se <strong>de</strong>ssine un<br />

timi<strong>de</strong> mais réel engagement en faveur <strong>de</strong>s « choses légères ». Une réflexion<br />

profon<strong>de</strong> est en cours sur tous ces objets qui envahissent notre vie quotidienne et<br />

pèsent sur notre environnement. Ces objets pourraient <strong>de</strong>venir légers et durables<br />

s’ils <strong>de</strong>venaient <strong>de</strong> véritables services. Un grand nombre <strong>de</strong>s produits que nous<br />

possédons sont peu utilisés : une voiture reste 92 % <strong>de</strong> son temps à l’arrêt, une<br />

perceuse est utilisée 1/2 heure par an. Dématérialiser, passer « du produit au<br />

service », est une <strong>de</strong>s stratégies d’intégration du développement durable dans<br />

la consommation. L’eau, l’alimentation, l’énergie, l’habitat, la mobilité et les<br />

systèmes d’information sont les domaines qui ont servi <strong>de</strong> points <strong>de</strong> départ à<br />

<strong>de</strong>s scénarios <strong>de</strong> transformation <strong>de</strong> la société <strong>de</strong> consommation en une société<br />

d’utilisation, capable <strong>de</strong> satisfaire nos besoins et nos désirs, <strong>de</strong> façon durable. Au<br />

lieu <strong>de</strong> vendre <strong>de</strong>s produits à courte durée <strong>de</strong> vie, il s’agit d’optimiser l’utilisation<br />

à long terme <strong>de</strong> biens que l’utilisateur n’a pas besoin <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r. En d’autres<br />

termes, la vente <strong>de</strong> produits est remplacée par la vente <strong>de</strong> services. La valeur<br />

d’échange est alors remplacée par la valeur d’usage.<br />

Soyons plus courageux, profitons <strong>de</strong> cet engouement et canalisons cette jeune<br />

et ar<strong>de</strong>nte prise <strong>de</strong> conscience pour organiser un boycott <strong>de</strong> consommateurs. À<br />

l’origine, le boycott est le choix <strong>de</strong> ne pas acheter <strong>de</strong>s produits dont les conditions<br />

<strong>de</strong> production ne sont pas jugées justes. Le boycott consiste à appliquer au<br />

domaine <strong>de</strong> la consommation le principe stratégique <strong>de</strong> la non-coopération.<br />

Quel pourrait être l’efficacité d’un boycott géant et planétaire organisé à<br />

l’initiative d’Al Gore et autres personnalités <strong>de</strong> premier plan engagées, grâce à<br />

Internet, en mobilisant tous les réseaux <strong>de</strong> consommateurs « durables » ?<br />

Imaginons donc <strong>de</strong>s millions <strong>de</strong> consommateurs citoyens engagés dans un<br />

boycott illimité contre les produits voraces en énergie, peu recyclables et parfaitement<br />

inutiles. Cela serait assez savoureux <strong>de</strong> les voir défiler pour réclamer un<br />

seul modèle <strong>de</strong> voiture pour tout le mon<strong>de</strong>, la suppression <strong>de</strong>s produits toujours<br />

plus sophistiqués et plus éphémères les uns que les autres et par la même<br />

occasion la suppression <strong>de</strong> la publicité. Encore plus fou, imaginons ces masses <strong>de</strong><br />

consommateurs réclamer à corps et à cris une taxe carbone individuelle. Vision<br />

<strong>de</strong> cauchemar n’est-ce pas ? Soyons rassurés, dans la réalité, un nombre très<br />

restreint <strong>de</strong> consommateurs affirment acheter <strong>de</strong> façon responsable et être prêts<br />

à une action collective. Le boycott est un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> protestation qui correspond<br />

parfaitement aux tendances <strong>de</strong> fond <strong>de</strong> notre société actuelle : parfois solidaire<br />

mais avant tout individualiste.<br />

La volonté d’engagement bute sur le supplément <strong>de</strong> prix à payer pour un<br />

produit qui respecte certaines normes environnementales ou sociales. <strong>Les</strong><br />

éco-consommateurs sont avant tout <strong>de</strong>s consommateurs qui ont les moyens <strong>de</strong><br />

l’être, et non le travailleur au SMIC qui doit aller dans un magasin hard discount<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


274<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

pour boucler ses fins <strong>de</strong> mois. On peut supposer que le marché vert s’élargira<br />

progressivement mais si les citoyens saisissent les enjeux d’une réduction <strong>de</strong> la<br />

consommation <strong>de</strong> biens manufacturés, les statistiques nous montrent aussi que<br />

l’en<strong>de</strong>ttement <strong>de</strong>s ménages, indicateur du niveau <strong>de</strong> consommation, n’a jamais<br />

été aussi haut.<br />

Bien évi<strong>de</strong>mment, ce n’est pas la bonne conscience <strong>de</strong>s éco-consommateurs<br />

occi<strong>de</strong>ntaux et japonais qui sauvera aujourd’hui la planète, même si les citoyens<br />

détiennent un formidable effet <strong>de</strong> levier dans leur acte <strong>de</strong> consommation<br />

quotidien. L’ère du numérique est un formidable vecteur d’information, <strong>de</strong><br />

diffusion et <strong>de</strong> mobilisation <strong>de</strong> communautés entières <strong>de</strong> personnes qui ne se<br />

connaissent pas, partout sur la planète. <strong>Les</strong> alter consommateurs trouvent dans<br />

ces nouveaux moyens <strong>de</strong> communication et <strong>de</strong> partage <strong>de</strong> la connaissance une<br />

force <strong>de</strong> frappe considérable. Demain, les nouvelles technologies <strong>de</strong> l’information<br />

seront un moteur <strong>de</strong> premier ordre <strong>de</strong> la mobilisation écologique citoyenne, bien<br />

au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s représentations politiques traditionnelles.<br />

V. La décroissance ou le nouveau romantisme vert ?<br />

Vous avez connu le romantisme noir <strong>de</strong>s anarchistes, le romantisme rouge<br />

<strong>de</strong> la révolution d’octobre et <strong>de</strong> la guerre froi<strong>de</strong>. Que diriez-vous <strong>de</strong> gouter au<br />

romantisme vert, à la soutenable légèreté <strong>de</strong>s choses ? La décroissance sera-t-elle<br />

l’utopie du XXI e siècle ?<br />

<strong>Les</strong> communautés d’écologistes évoqueront <strong>de</strong>s souvenirs fleuris à certains<br />

lecteurs quand il était fréquent <strong>de</strong> faire un retour vers la terre à la recherche d’un<br />

nouveau mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie, autonome et authentique. Outre l’imagerie caricaturale<br />

qui y reste associée, il <strong>de</strong>meure <strong>de</strong>rrière cette réalité ou ce rêve une idéologie<br />

toujours vivante qui a refleuri sous d’autres formes telle que la contestation alter<br />

mondialiste.<br />

La décroissance met mal à l’aise. Cette idée est choquante et parfois obscène<br />

pour notre imaginaire car elle se heurte au mythe du progrès qui nourrit le mon<strong>de</strong><br />

occi<strong>de</strong>ntal <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s siècles et s’oppose au dogme quasi religieux <strong>de</strong> la croissance.<br />

Pour les a<strong>de</strong>ptes <strong>de</strong> la décroissance, il ne peut y avoir <strong>de</strong> croissance sans limites dans<br />

un mon<strong>de</strong> borné dont les ressources disponibles sont limitées. La contestation <strong>de</strong><br />

la croissance est tout sauf neuve puisqu’elle existe <strong>de</strong>puis les années 1970, mais<br />

la crise actuelle à laquelle nous <strong>de</strong>vons faire face est une véritable crise anthropologique<br />

qui lui confère un caractère inédit, particulièrement sérieux. Pour les<br />

décroissants, le terme même <strong>de</strong> développement durable est à mettre aux oubliettes.<br />

Gadget <strong>de</strong> communication <strong>de</strong>s multinationales, il associe <strong>de</strong>ux notions antinomiques<br />

: le développement et l’adjectif durable. Or précisément, le développement<br />

ne saurait être durable ou soutenable. La décroissance propose une nouvelle utopie<br />

contre l’aliénation <strong>de</strong> l’homme à une consommation du mon<strong>de</strong> dépourvue <strong>de</strong> sens.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Une gouvernance éthique<br />

275<br />

Il s’agit moins d’une théorie économique que d’une représentation <strong>de</strong>s rapports<br />

humains où l’économie ne serait pas l’alpha et l’oméga <strong>de</strong> nos sociétés. La vision<br />

romantique s’exprime dans le refus <strong>de</strong> la réification, <strong>de</strong> la standardisation et <strong>de</strong><br />

la mécanisation <strong>de</strong>s échanges. De fait chacun peut y mettre un sens différent :<br />

esthétisme, partage, modération, authenticité, éthique et partage. Des « objecteurs<br />

<strong>de</strong> croissance » nient condamner le progrès, ils récusent simplement le mythe du<br />

progrès mais montrent l’immense progrès <strong>de</strong>s consciences ; leur notion <strong>de</strong> progrès<br />

est essentiellement immatérielle.<br />

L’écologie : un nouveau messianisme ?<br />

Il a toujours existé <strong>de</strong>s civilisations fondées sur un équilibre entre leurs valeurs<br />

artistiques, religieuses, sociales, politiques et écologiques. Mais le caractère<br />

technico-économique <strong>de</strong> notre la civilisation occi<strong>de</strong>ntale a phagocyté tous les<br />

autres. Ainsi, certaines sociétés que l’on pourrait qualifier <strong>de</strong> décroissantes ont été<br />

hachées menues par l’histoire. Il est en effet assez romantique <strong>de</strong> se souvenir <strong>de</strong>s<br />

indiens d’Amérique et <strong>de</strong> leur magnifique harmonie avec la nature mais ils ne sont<br />

plus en mesure <strong>de</strong> nous gui<strong>de</strong>r en retour, leur culture ayant été laminée. Sans aller<br />

aussi loin, <strong>de</strong>s authentiques communautés <strong>de</strong> décroissants ont aussi existé et existent<br />

encore au sein même <strong>de</strong> notre culture, à commencer par certaines sectes religieuses.<br />

<strong>Les</strong> Quakers en Pennsylvanie ou les Amish en sont la meilleure illustration actuelle.<br />

Certes, il faut être taillé pour le silence, la frugalité et le don <strong>de</strong> soi.<br />

Pour un très grand nombre d’entre nous, cette nouvelle forme d’écologie<br />

<strong>de</strong>vient cléricale en tentant d’imposer une véritable ascèse <strong>de</strong> la sobriété et <strong>de</strong><br />

la privation. Ses détracteurs dénoncent une écologie, libérée <strong>de</strong> toute idéologie,<br />

qui <strong>de</strong>viendrait alors une « belle et gran<strong>de</strong> cause » apolitique et fédératrice.<br />

Elle imposerait d’elle-même son urgence. Si l’on écoutait ses « prophètes »,<br />

elle <strong>de</strong>viendrait le lieu d’un combat du bien contre le mal, <strong>de</strong> l’altruisme contre<br />

l’égoïsme ; ce combat tenterait <strong>de</strong> créer une nouvelle solidarité entre les individus<br />

et entre les peuples et <strong>de</strong> donner du sens, par opposition à notre société égoïste<br />

qui ne transmet rien. A cause <strong>de</strong> ces caractéristiques, ce modèle d’écologie<br />

revêtirait les traits <strong>de</strong> ce que les laïcs ont toujours critiqué dans la pensée cléricale.<br />

Cette décroissance renverrait également à une vision honnie d’une administration<br />

centralisée <strong>de</strong> la pénurie et <strong>de</strong> la culpabilisation.<br />

Tous mettent en exergue le caractère passéiste, presque régressif <strong>de</strong> la vision<br />

développée par les écologistes. S’ils donnent l’impression d’être révolutionnaires<br />

dans leur propos, leurs idées sont en fait plutôt « traditionnelles » et ne<br />

se fon<strong>de</strong>nt sur aucun concept innovant. L’écologie n’est plus une science <strong>de</strong>s<br />

échanges énergétiques, ni une biologie du biotope <strong>de</strong> l’humanité. Elle <strong>de</strong>vient une<br />

typologie illustrée <strong>de</strong>s nuisances, <strong>de</strong>s pollutions et <strong>de</strong>s dégradations qui prend<br />

l’humanité en faute.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


276<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

L’« écologie profon<strong>de</strong> », <strong>de</strong>ep ecology, (particulièrement forte aux Etats-Unis)<br />

se montre sur ce point beaucoup plus élaborée, puisqu’elle pense le rapport <strong>de</strong><br />

l’homme à la nature <strong>de</strong> manière nouvelle et radicale. La seule manière <strong>de</strong> préserver<br />

la nature est donc <strong>de</strong> la préserver <strong>de</strong> l’homme. La nature n’est plus au service <strong>de</strong><br />

l’homme, mais celui-ci doit s’y soumettre. L’économie <strong>de</strong> marché est un système<br />

dépassé. Seulement, renoncer à un système implique une alternative. <strong>Les</strong> alternatives<br />

à l’économie <strong>de</strong> marché et la mondialisation <strong>de</strong>s échanges sont connues, il<br />

y en a <strong>de</strong>ux : la chasse-pêche-cueillette, chères à nos ancêtres éloignés, et, plus<br />

sérieusement, l’économie planifiée. L’homme étant une nuisance pour la nature, il<br />

faut ramener l’humanité à <strong>de</strong> plus justes proportions : 500 millions <strong>de</strong> personnes,<br />

pour certains auteurs écologistes, 100 millions pour d’autres. Comment ramener la<br />

population <strong>mondiale</strong> à <strong>de</strong> telles proportions ? C’est une question à laquelle la <strong>de</strong>ep<br />

ecology ne répond jamais explicitement et on peut le comprendre : cela reviendrait à<br />

faire disparaître 7 milliards d’individus d’ici 2030.<br />

Dénoncer la <strong>de</strong>ep ecology n’implique pas <strong>de</strong> disqualifier toute espèce <strong>de</strong> préoccupation<br />

écologique. Gardons-nous seulement d’une rupture avec notre humanité<br />

profon<strong>de</strong>, avec la part la plus intime <strong>de</strong> nous mêmes.<br />

Quelle que soit l’opinion que l’on puisse se faire <strong>de</strong>s mouvements écologistes,<br />

il est évi<strong>de</strong>nt que nous sommes questionnés par l’absence <strong>de</strong> sens <strong>de</strong> l’aventure<br />

humaine. Si la Deep Ecology peut nous choquer par ses thèses malthusiennes et son<br />

eugénisme affiché, pourquoi ne sommes nous pas alarmés par la situation inverse,<br />

c’est-à-dire le détachement radical <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> la nature, la disparition <strong>de</strong> la<br />

biodiversité et l’organisation d’une vie dans un mon<strong>de</strong> qui lui est parallèle ?<br />

A supposer que cette solution soit une issue valable contre la crise environnementale,<br />

comment installer la décroissance, que l’on peut appeler par d’autres noms<br />

plus politiquement corrects, tels que décélération, équilibre, sobriété, tempérance,<br />

dans un mon<strong>de</strong> entièrement régi par les lois <strong>de</strong> la croissance? Suffira-t-il <strong>de</strong><br />

privilégier les filières agricoles locales, d’interdire la spéculation sur le foncier et <strong>de</strong><br />

taxer les transports internationaux ? Il faut impérativement trouver une croissance<br />

qui capte le carbone en évitant d’en rajouter dans l’atmosphère. En outre, pour<br />

que la décroissance, ou la croissance sélective qui nous ferait passer par une cure <strong>de</strong><br />

sobriété forcée, puisse être réellement efficace, encore faudrait-il que l’ensemble <strong>de</strong><br />

l’humanité change <strong>de</strong> modèle économique au même moment et que notre instinct<br />

<strong>de</strong> survie soit totalement et simultanément aiguisé. La décroissance nous fait suivre<br />

un régime probablement plus spirituel que physique, avec un effet quasi nul sur les<br />

principales causes <strong>de</strong> notre surpoids en concentration <strong>de</strong> CO 2<br />

atmosphérique.<br />

La liberté individuelle face à un choix <strong>de</strong> civilisation<br />

Ainsi comment imaginer que la décroissance, qui repose sur une prise <strong>de</strong><br />

conscience individuelle suite à un cheminement relevant d’un questionnement<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Une gouvernance éthique<br />

277<br />

intime, puisse s’imposer en même temps aux 7 milliards d’individus que nous<br />

sommes, marqués par <strong>de</strong>s cultures très différentes ? La décroissance est un choix,<br />

voire un luxe pour l’homme blanc et riche, elle prend le visage du dénuement<br />

pour les <strong>de</strong>ux tiers <strong>de</strong> l’humanité.<br />

A cet égard, nous pouvons faire un parallèle avec le magnifique récit <strong>de</strong><br />

Dostoïevski sur les frères Karamazov, intitulé « le grand Inquisiteur ».<br />

Il s’agit d’une histoire racontée par Ivan, au caractère farouche et rebelle, à son<br />

frère Alexeï qui s’apprête à rentrer dans les ordres. Celle-ci se déroule à Séville, à<br />

l’époque <strong>de</strong> l’Inquisition, et met en scène le retour du Messie (au sens chrétien)<br />

en cette pério<strong>de</strong> sombre <strong>de</strong> l’Histoire. Jésus, mêlé à la foule, produit quelques<br />

miracles. <strong>Les</strong> gens le reconnaissent immédiatement. Toutefois, il est arrêté par<br />

les sbires du Grand Inquisiteur et condamné à mourir le len<strong>de</strong>main au bûcher.<br />

Le Grand Inquisiteur le visite dans sa cellule et lui dit : l’immense majorité <strong>de</strong><br />

l’humanité ne peut accé<strong>de</strong>r au sens du message du Christ et ne peut soutenir la<br />

liberté que Jésus leur a donnée. Ainsi, l’inquisiteur suggère que Jésus, en leur<br />

donnant cette liberté, a exclu cette majorité <strong>de</strong> l’humanité <strong>de</strong> la ré<strong>de</strong>mption, et l’a<br />

condamnée à souffrir. L’Eglise et le Grand Inquisiteur sont <strong>de</strong>venus, en quelque<br />

sorte, obligés <strong>de</strong> prendre en charge le quotidien qui régit l’organisation sociale<br />

<strong>de</strong> l’humanité pour soulager cette souffrance.<br />

Le parallèle est intéressant. Le message <strong>de</strong> la décroissance pourrait être<br />

reçu par quelques élus comme un message mystique, une réappropriation par<br />

l’homme <strong>de</strong> son <strong>de</strong>stin dans ce qu’il comporte <strong>de</strong> plus élevé, <strong>de</strong> plus noble, <strong>de</strong><br />

plus éthique. Mais comment <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r le même effort à la foule, la multitu<strong>de</strong>,<br />

le plus grand nombre sans éducation, soumis à la faim quotidienne dont le seul<br />

souci est <strong>de</strong> se lever le matin pour nourrir leur famille et qui regar<strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt<br />

comme le paradis sur Terre ?<br />

Ainsi, aux dires <strong>de</strong> l’inquisiteur, cette prise <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong> leur liberté est<br />

inconciliable avec leurs besoins naturels : « ils ne sauront jamais répartir le pain<br />

entre eux ! »<br />

Le renoncement s’explique par la nécessité <strong>de</strong> l’aliénation aux inquisiteurs<br />

pour que ceux-ci les nourrissent. L’image du pain symbolise toute la responsabilité<br />

que sous-tend l’idée <strong>de</strong> liberté. Elle fait peur à l’homme parce qu’elle est le<br />

synonyme du choix douloureux entre le bien et le mal, <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> décisions<br />

et aussi <strong>de</strong> la prise en compte <strong>de</strong>s conséquences <strong>de</strong> l’action. Or l’homme est<br />

une créature trop faible pour ne pas redouter cette charge ; dès lors, à ceux qui<br />

se proposent <strong>de</strong> régner sur les hommes, d’assumer pour eux tous ces choix, est<br />

offerte leur liberté. L’inquisiteur assure Jésus que la race humaine vivra et mourra<br />

heureuse, dans l’ignorance. Même s’il les mène vers la mort et la <strong>de</strong>struction, ils<br />

en seront heureux.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


278<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>Les</strong> hommes n’iront pas <strong>de</strong> leur plein gré, en âme et conscience, vers la<br />

décroissance. <strong>Les</strong> maîtres du mon<strong>de</strong>, nos élites, n’ont pas d’autre modèle que<br />

celui <strong>de</strong> la croissance et pour l’instant celle qui exclut plutôt que celle qui répartit<br />

équitablement ses fruits.<br />

Peut-on comparer notre Grand Inquisiteur à nos élites contemporaines ? Nos<br />

élites ne savent pas comment inventer un nouveau modèle <strong>de</strong> croissance qui nous<br />

sauverait <strong>de</strong> l’impasse dans laquelle nous nous enfermerons. L’instinct <strong>de</strong> survie<br />

n’est pas encore en jeu, il n’existe pas <strong>de</strong> levier collectif pour changer <strong>de</strong> cap, pas<br />

<strong>de</strong> gran<strong>de</strong> peur comme celle <strong>de</strong> l’enfer qui tétanisait les âmes frustres du Moyen<br />

âge. Nous pourrions ajouter qu’à la différence <strong>de</strong> notre Grand Inquisiteur, qui<br />

est luci<strong>de</strong>, nos élites ne savent ou ne comprennent rien <strong>de</strong> l’état d’urgence et <strong>de</strong><br />

la faillite collective qui nous guette.<br />

Excessive cette parabole, bien sûr ? Mais comment changer <strong>de</strong> logiciel et<br />

embrasser dans un élan commun et sans regret un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie sobre et plus<br />

solidaire ? Quant à la décroissance <strong>de</strong> force, cela serait le scénario le plus noir<br />

pour l’humanité.<br />

Dans la lutte contre le changement climatique, rien ne sert à culpabiliser.<br />

Certains ont besoin <strong>de</strong> maintenir à distance ce problème, dont la nature inédite<br />

et brutale les perturbe dans leurs schémas d’analyse traditionnels. Même<br />

dépassés, abasourdis par l’ampleur et la complexité du phénomène, nous avons<br />

pourtant besoin <strong>de</strong> nous mobiliser, <strong>de</strong> « faire quelque chose », en clair <strong>de</strong> donner<br />

du sens à notre vie, à celle <strong>de</strong> nos enfants, ne serait-ce que mo<strong>de</strong>stement. Ne rien<br />

faire, en toute connaissance <strong>de</strong> cause, nous conduirait directement à la violence et<br />

au chaos. La consommation responsable <strong>de</strong>s pays développés et la décroissance<br />

que certains appellent <strong>de</strong> leurs vœux ne rattraperont pas <strong>de</strong>s décennies <strong>de</strong> dérive<br />

climatique et <strong>de</strong> prédation. Un début <strong>de</strong> questionnement sur l’organisation <strong>de</strong><br />

nos sociétés est en train <strong>de</strong> prendre forme. Assurément, viendra le temps <strong>de</strong>s<br />

choses légères et durables avec une attention plus gran<strong>de</strong> portée à nos choix <strong>de</strong><br />

consommation quotidiens, à nos déplacements et à notre utilisation <strong>de</strong> l’énergie.<br />

A condition que ces actions individuelles se diffusent rapi<strong>de</strong>ment et s’inscrivent<br />

dans un schéma collectif efficace et lisible. Nous sommes désormais face à un<br />

choix <strong>de</strong> civilisation.<br />

Vers une nouvelle diplomatie du changement climatique<br />

Sur quelles fondations peut commencer à se construire cet ordre politique<br />

nouveau ? Notre diplomatie fonctionne selon un découpage du mon<strong>de</strong> obsolète.<br />

Nous vivons sur un héritage diplomatique issu du XIX e siècle et une représentation<br />

du mon<strong>de</strong> totalement dépassée. <strong>Les</strong> instances en charge <strong>de</strong> ces questions dans la<br />

maison Nations Unies forment <strong>de</strong>s ensembles et <strong>de</strong>s sous ensembles obscurs à<br />

l’efficacité relative : énergie, énergie atomique, agriculture, ai<strong>de</strong> au développement,<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Une gouvernance éthique<br />

279<br />

santé, climat… Il existe seulement un Programme <strong>de</strong>s Nations Unies pour l’Environnement,<br />

PNUE, faiblement doté, n’ayant pas lui même le statut d’organisation<br />

internationale. L’environnement reste un territoire sans existence pour le droit<br />

international, à l’image <strong>de</strong> la place qu’il tient encore dans l’économie.<br />

Le Conseil <strong>de</strong> Sécurité, tour <strong>de</strong> contrôle du maintien <strong>de</strong> l’ordre dans le mon<strong>de</strong>,<br />

est-il seulement représentatif dans sa composition <strong>de</strong>s lignes <strong>de</strong> forces du XXI e<br />

siècle ? Bien évi<strong>de</strong>mment non. A l’image du G8 peut-on continuer <strong>de</strong> tenir à<br />

distance les puissants pays émergents qui représentent le barycentre démographique<br />

et économique du mon<strong>de</strong> ? La nature du problème auquel nous <strong>de</strong>vons<br />

faire face est tout à fait hors normes. Ce sujet échappe aux canons traditionnels<br />

<strong>de</strong> la diplomatie ou au cadre <strong>de</strong>s négociations organisées dans les instances <strong>de</strong>s<br />

Nations Unies. <strong>Les</strong> alliances géographiques sur le partage <strong>de</strong> ressources énergétiques<br />

ne résoudront pas davantage le problème. Toutes les meilleures volontés<br />

doivent être mobilisées. Nous pensons spontanément aux scientifiques et aux<br />

chercheurs pour réparer la machine, mais il faudra parallèlement faire émerger<br />

une nouvelle diplomatie ambitieuse du changement climatique. Un corps<br />

diplomatique composé certes <strong>de</strong> scientifiques, d’économistes, <strong>de</strong> politiques mais<br />

aussi <strong>de</strong> juristes et <strong>de</strong> philosophes.<br />

L’enjeu ne saurait être <strong>de</strong> l’unique ressort <strong>de</strong>s forces institutionnelles. Il existe<br />

<strong>de</strong>s entités mobilisées sur <strong>de</strong>s thématiques i<strong>de</strong>ntiques, ce sont les organisations non<br />

gouvernementales, ONG. Ces organisations ont le statut juridique d’associations<br />

ou <strong>de</strong> fondations, elles agissent sur le terrain <strong>de</strong> l’homme dans son environnement,<br />

souvent avec talent et dévouement, parfois avec maladresse et dogmatisme. Qu’il<br />

y ait là beaucoup <strong>de</strong> générosité, il n’y a aucun doute, mais la générosité ne fait pas<br />

une politique. Ces ONG, sans projet fédérateur, ne peuvent aucunement seules<br />

détenir une quelconque légitimité dans l’édification d’un ordre nouveau, mais<br />

elles ne pourront plus en être écartées. Représentantes d’une conscience environnementale<br />

et humaniste, elles symbolisent l’avènement d’une nouvelle démocratie<br />

participative et sont <strong>de</strong> plus en plus invitées aux tables <strong>de</strong> négociations.<br />

Quel modèle politique serait-il le plus adapté pour préparer l’humanité<br />

toute entière à ce passage très étroit ? On peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si la démocratie,<br />

qui est le pire <strong>de</strong>s systèmes, à l’exclusion <strong>de</strong> tous les autres, est la bonne plate<br />

forme politique pour jeter les bases d’une gouvernance environnementale et<br />

économique <strong>mondiale</strong>.<br />

La démocratie plateforme d’un projet <strong>de</strong> civilisation commun<br />

<strong>Les</strong> démocraties vivent sur une culture <strong>de</strong> court terme, <strong>de</strong> compromis, sinon<br />

<strong>de</strong> clientélisme. Ceux qui nous gouvernent ne sont pas fondamentalement plus<br />

éclairés ou plus compétents que leurs électeurs. Ils exécutent leurs désirs recueillis<br />

par <strong>de</strong>s sondages d’opinion au fil <strong>de</strong> l’eau. <strong>Les</strong> élites font davantage dans le registre<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


280<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

d’une gouvernance compassionnelle que dans la promotion d’un courage civique.<br />

Ceux qui gouvernent entretiennent notre schizophrénie, enregistrent nos plaintes<br />

et flattent notre immaturité mais ne sont certainement pas chargés <strong>de</strong> promouvoir<br />

un autre projet <strong>de</strong> société. Infantilisés, nous nous tournons vers nos dirigeants pour<br />

régler les problèmes qui en retour n’ont qu’une crainte, celle <strong>de</strong> nous déplaire !<br />

<strong>Les</strong> élus ne sont pas responsables <strong>de</strong> notre inertie. Trop gâtés, les citoyens<br />

en démocratie ? Oui, assurément trop habitués au confort matériel, au repli<br />

narcissique et à l’indigence intellectuelle. <strong>Les</strong> citoyens <strong>de</strong>s régimes démocratiques<br />

n’ont plus faim. Ils sont gavés et infantilisés, allergiques aux mots qui<br />

font peur : rigueur, faillite, effort, rupture, guerre. Mais aussi, don, générosité,<br />

partage. Comment trouver la lucidité et le courage pour changer radicalement et<br />

militer pour une restructuration fondamentale ? <strong>Les</strong> démocraties sont myopes,<br />

vieillissantes et faibles. Quand on mesure la difficulté pour ces pays <strong>de</strong> recevoir<br />

le Dalaï Lama chez eux ou <strong>de</strong> contrôler les sites nucléaires, on peut émettre <strong>de</strong>s<br />

doutes sur notre capacité à proposer un projet <strong>de</strong> civilisation.<br />

Depuis l’Europe, nous oublions aussi à quel point le mon<strong>de</strong> est jeune et<br />

en effervescence. Il faudra faire aussi toute sa place à cette jeunesse qui sera en<br />

première ligne et lui donner les moyens <strong>de</strong> s’exprimer et d’agir. <strong>Les</strong> non-décisions<br />

qui sont prises aujourd’hui, le sont par <strong>de</strong>s élites vieillissantes et technocratiques,<br />

nourries au mythe du progrès, repliées sur elles mêmes. Nos dirigeants ne<br />

portent aucun projet, ne transmettent aucun message à la hauteur <strong>de</strong> l’enjeu. Il<br />

faudra entendre notre jeunesse même si en matière <strong>de</strong> droits <strong>de</strong> vote, il est plus<br />

intéressant <strong>de</strong> choyer les anciens.<br />

Mais, en dépit <strong>de</strong> toutes ses faiblesses, les régimes démocratiques sont les<br />

mieux armés pour diffuser l’information, initier <strong>de</strong>s réflexions et parfois prendre<br />

les <strong>de</strong>vants comme le fait en ce moment l’Union Européenne avec le Protocole<br />

<strong>de</strong> Kyoto qu’elle tient à bout <strong>de</strong> bras. La priorité est bel et bien d’éduquer,<br />

d’expliquer sans relâche, <strong>de</strong> prendre l’information à la source, d’écouter ceux qui<br />

savent, <strong>de</strong> convaincre, et surtout d’inventer… C’est uniquement dans un cadre<br />

démocratique que pourront se mobiliser les citoyens pour bâtir progressivement<br />

une nouvelle gouvernance <strong>mondiale</strong>. Aucune autre structure <strong>mondiale</strong> n’est en<br />

mesure <strong>de</strong> le faire. Du moins pacifiquement, il n’existe aucune autre alternative.<br />

Reste à évoquer le rôle que pourront jouer les pays non démocratiques dont<br />

on suppose que certains, tels la Chine, perçoivent la menace écologique. Ces<br />

pays possè<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> persuasion musclés pour contraindre les comportements<br />

<strong>de</strong> leurs habitants. La Chine qui a imposé la politique <strong>de</strong> l’enfant<br />

unique, véritable tour <strong>de</strong> force, pourrait <strong>de</strong>venir la première puissance <strong>mondiale</strong><br />

à imposer un quota carbone individualisé. Mais au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la réponse d’ordre<br />

technique faite <strong>de</strong> contrôle et <strong>de</strong> coercition, ces pays ne jetteront pas les premiers<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Une gouvernance éthique<br />

281<br />

les bases d’un projet <strong>de</strong> civilisation à l’échelle planétaire fondé sur un principe <strong>de</strong><br />

concertation et <strong>de</strong> coopération. <strong>Les</strong> empires énergétiques ne le feront pas non<br />

plus. Ils ne vont pas délibérément et simultanément accepter <strong>de</strong> voir leurs rentes<br />

disparaitre alors que les perspectives <strong>de</strong> profit n’ont jamais été aussi réjouissantes<br />

pour eux que dans les vingt prochaines années.<br />

Nous avons en tête le plan du réacteur nucléaire <strong>de</strong> la quatrième génération<br />

mais assurément pas celui d’une nouvelle gouvernance <strong>mondiale</strong>. Notre<br />

boîte à outils est constituée <strong>de</strong> souveraineté nationale, <strong>de</strong> protectionnisme,<br />

d’exception culturelle, <strong>de</strong> susceptibilité religieuse, <strong>de</strong> technologies et d’indicateurs<br />

économiques. Elle est peu adaptée au chantier qui nous attend. Cette idée<br />

même <strong>de</strong> rupture n’est pas encore représentée dans la génération d’hommes qui<br />

gouvernent les Etats, les entreprises, les organismes internationaux. <strong>Les</strong> hommes<br />

<strong>de</strong> l’ancien mon<strong>de</strong>, sauront-ils inventer le nouveau mon<strong>de</strong>, eux qui n’ont jamais<br />

questionné le dogme techno-économique <strong>de</strong> nos sociétés ? Nous avons un besoin<br />

impérieux <strong>de</strong> créativité. Passons une petite annonce, « planète en perdition<br />

cherche d’urgence, poètes, naturalistes, philosophes capables <strong>de</strong> réinventer le<br />

mon<strong>de</strong> ».<br />

L’histoire offre une lecture optimiste <strong>de</strong> certaines prises <strong>de</strong> conscience<br />

concomitantes et assez paradoxales. L’impérialisme européen, au moment même<br />

où il domine sans partage le mon<strong>de</strong>, diffuse les premières idées d’émancipation<br />

<strong>de</strong>s peuples. <strong>Les</strong> naturalistes américains, submergés par la beauté du site naturel<br />

<strong>de</strong> Yosémite, font pression sur le très jeune Etat Californien qui crée en 1893<br />

le premier parc naturel du mon<strong>de</strong>, véritable sanctuaire à l’abri <strong>de</strong> la fureur<br />

<strong>de</strong>s hommes, lesquels, au même moment et au même endroit, exterminent les<br />

<strong>de</strong>rniers Indiens.<br />

Nous sommes aujourd’hui dans une concomitance i<strong>de</strong>ntique. La prise <strong>de</strong><br />

conscience est acquise mais notre logiciel <strong>de</strong> navigation est complètement<br />

erroné.<br />

Il faudrait assurément que la diplomatie et le politique mettent toutes leurs<br />

forces dans la promotion d’un intérêt général collectif au nom <strong>de</strong> l’humanité<br />

toute entière. En démocratie, l’action du politique pourrait ancrer sa légitimité<br />

directement auprès <strong>de</strong>s citoyens et <strong>de</strong>s représentants <strong>de</strong> la société civile. <strong>Les</strong><br />

systèmes d’information permettent la multiplication <strong>de</strong> relais, <strong>de</strong>s caisses <strong>de</strong><br />

résonance partout dans le mon<strong>de</strong>, y compris dans les pays les plus libertici<strong>de</strong>s.<br />

<strong>Les</strong> notions <strong>de</strong> frontière et <strong>de</strong> souveraineté nationale dans ce contexte, volent<br />

en éclats. Une minorité <strong>de</strong> citoyens <strong>de</strong> tous les pays est capable aujourd’hui<br />

<strong>de</strong> cliquer « climate change » sur Internet et <strong>de</strong> lire le rapport du GIEC. Un<br />

mouvement spontané peut se développer dans le mon<strong>de</strong>, initié par cette minorité,<br />

interpellant au moins les responsables politiques et économiques sur leurs<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


282<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

engagements en matière <strong>de</strong> climat. Quant à imaginer que tous les citoyens <strong>de</strong> la<br />

Terre, dans le même élan, se mettent à réclamer un quota carbone individuel, il<br />

faudra non pas un réchauffement mais une ébullition climatique.<br />

Prométhée ou la Métamorphose<br />

Et si la démocratie échouait ? Si aucun modèle <strong>de</strong> gouvernance ne pouvait<br />

émerger à temps pour freiner la consommation <strong>de</strong> 7 milliards <strong>de</strong> personnes et<br />

imposer les solutions éthiques et pacifiques <strong>de</strong> développement ? Si nous n’étions<br />

in fine pas capables, malgré tout notre héritage philosophique et humaniste, <strong>de</strong><br />

créer <strong>de</strong>s systèmes coopératifs à l’image <strong>de</strong> ceux qui existent à l’état naturel ?<br />

Rappelons qu’il est plus facile d’inventer <strong>de</strong> nouvelles technologies que <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s êtres <strong>de</strong> sagesse, conscients d’une <strong>de</strong>stinée commune. Alors nous<br />

continuerons à faire ce que nous savons bien faire <strong>de</strong>puis plus <strong>de</strong> 2 000 ans,<br />

c’est-à-dire la guerre et <strong>de</strong>s machines.<br />

L’obsession technologique…<br />

Par facilité, nous investirons tous nos efforts dans la recherche <strong>de</strong> nouvelles<br />

techniques dans le seul domaine que nous maîtrisons : le domaine technicoscientifique-économique.<br />

Nous nous engouffrerons dans cette voie car nous<br />

sommes <strong>de</strong>s êtres <strong>de</strong> désir et non <strong>de</strong> sagesse, nous voulons accroître nos<br />

connaissances, repousser nos limites, tendre vers l’immortalité. Tout ce qui est<br />

impossible aujourd’hui sera possible <strong>de</strong>main. C’est pourquoi cet ordre technique,<br />

bien structuré et cohérent, est incapable <strong>de</strong> se limiter lui-même. Il n’y a aucune<br />

raison scientifique d’arrêter le progrès <strong>de</strong>s sciences, aucune raison technique <strong>de</strong><br />

limiter notre champ d’expérimentations. Si bien que, si on laisse cet ordre à sa<br />

seule spontanéité intrinsèque, chacun <strong>de</strong>vine ce qu’il adviendra : on en saura <strong>de</strong><br />

plus en plus, et c’est tant mieux. Mais surtout, et c’est plus inquiétant, tout ce<br />

qui est techniquement possible sera fait. Sans l’ombre d’un doute, nous pourrons<br />

climatiser la terre et la mettre sous cloche ou, pour certains d’entre nous, partir<br />

en orbite quand la terre sera trop polluée.<br />

Nous connaîtrons évi<strong>de</strong>mment <strong>de</strong>s sauts technologiques géants sur les<br />

nanotechnologies, les biotechnologies et les systèmes d’information. <strong>Les</strong><br />

nanotechnologies en particulier révolutionnerons notre économie et notre<br />

environnement, pour le meilleur et pour le pire. Ces puces issues du mariage <strong>de</strong><br />

l’électronique et <strong>de</strong> la biologie, infiniment minuscules, sauront doter d’intelligence<br />

tous nos objets inanimés et doper toutes les fonctions humaines en s’implantant<br />

dans notre chair. Des avancées formidables seront réalisées en matière <strong>de</strong><br />

handicap mais la frontière sera floue entre réparation et amélioration perpétuelle.<br />

Nous saurons étirer l’espérance <strong>de</strong> vie, réparer le corps humain, le rendre plus<br />

performant et plus jeune. L’homme en transcendant ses limites <strong>de</strong>viendrait alors<br />

son propre créateur. Une partie infime et privilégiée <strong>de</strong> l’humanité pourra s’offrir<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Une gouvernance éthique<br />

283<br />

ses propres pièces <strong>de</strong> rechange et créer les conditions d’une vie affranchie <strong>de</strong>s lois<br />

<strong>de</strong> la nature, dans une bulle hermétique et stérile. L’environnement sera non pas<br />

domestiqué comme il l’est aujourd’hui mais tout simplement artificialisé voire<br />

annulé. Ces hommes là seront <strong>de</strong>s mutants qui auront modifié structurellement<br />

leur métabolisme et leurs gènes. Avec le forçage technologique, ce ne sont pas<br />

uniquement les machines au service <strong>de</strong> l’homme qui évoluent mais l’homme lui<br />

même qui <strong>de</strong>viendra machine. L’ère du transhumanisme va s’ouvrir, le fantasme<br />

d’une vie éternelle et parfaite.<br />

Contrairement à une idée répandue, l’humanité toute entière ne va pas<br />

embarquer pour un voyage radieux au pays <strong>de</strong> l’éternelle jeunesse. Bien au<br />

contraire. Dans un futur proche, nous verrons d’un côté apparaître une élite qui<br />

aura accès à tout ce que la science pourra offrir pour réparer et améliorer le corps<br />

humain, et <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong>s sous hommes, fragiles, génétiquement plus faibles,<br />

vulnérables à toutes les sources <strong>de</strong> pollution du mon<strong>de</strong>.<br />

En poursuivant dans cette veine, on assistera à l’avènement d’un mon<strong>de</strong> à<br />

<strong>de</strong>ux vitesses. Ceux, en petit nombre, pour lesquels tout ira bien. Ils auront les<br />

moyens <strong>de</strong> se prémunir <strong>de</strong>s chocs climatiques, économiques, <strong>de</strong> doubler leur<br />

espérance <strong>de</strong> vie. Et il y aura les autres, qui représenteront l’immense majorité<br />

<strong>de</strong> la population qui seront relégués à la frange du nouveau mon<strong>de</strong>. Il n’est<br />

pas exclu <strong>de</strong> connaitre <strong>de</strong>s écarts d’espérance <strong>de</strong> vie vertigineux, <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong><br />

plus <strong>de</strong> cinquante ans entre ces <strong>de</strong>ux catégories d’hommes. Êtes-vous sûrs qu’il<br />

n’existe pas déjà <strong>de</strong>s endroits sous vi<strong>de</strong>, complètement artificiels, où <strong>de</strong>s milliers<br />

d’esclaves travaillent dans la souffrance à l’édification et la maintenance d’un<br />

Disneyland géant au seul bénéfice d’une élite oisive ?<br />

A terme nous irons vraisemblablement vers une différenciation <strong>de</strong> l’espèce<br />

humaine. Ceci peut paraître alarmant mais il n’y a rien <strong>de</strong> bien nouveau dans<br />

cette possible spéciation. L’Homo sapiens n’a-t-il pas existé en même temps que<br />

l’homme <strong>de</strong> Nean<strong>de</strong>rtal ?<br />

<strong>Les</strong> Néan<strong>de</strong>rtaliens et les Homo sapiens étaient <strong>de</strong>ux espèces distinctes<br />

qui ont partagé un ancêtre commun, l’homo erectus, au sens large. Quand les<br />

Homos sapiens arrivent en Europe il y a 40 000 ans, cela fait 80 000 ans que<br />

Nean<strong>de</strong>rtal est présent. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux espèces ont donc été contemporaines mais ne se<br />

sont pas mélangées. Cette « proximité » sans hybridation passionne les scientifiques<br />

qui multiplient les étu<strong>de</strong>s génétiques et anthropologiques. Le but est <strong>de</strong><br />

connaître l’environnement <strong>de</strong>s hominidés sur une pério<strong>de</strong> comprise entre moins<br />

20 000 et moins 40 000 ans et <strong>de</strong> découvrir ainsi les causes <strong>de</strong> la disparition<br />

<strong>de</strong>s néan<strong>de</strong>rthaliens. Une hypothèse fait apparaître une cause climatique qui<br />

conduit un temps les <strong>de</strong>ux espèces à cohabiter sur la même niche écologique. <strong>Les</strong><br />

Homo sapiens ayant été les mieux adaptés pour lutter contre le froid et chercher<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


284<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

la nourriture, ils auraient réussi à supplanter l’autre espèce. <strong>Les</strong> différences<br />

biologiques ne seraient pas en cause, c’est la supériorité « culturelle » qui a<br />

permis à nos ancêtres Homo sapiens <strong>de</strong> s’imposer.<br />

Le krach écologique pose le débat « techno anthropologique ». Devant ses<br />

perspectives déjà matérialisées dans nos éprouvettes, la question est clairement<br />

<strong>de</strong> savoir ce qu’est fondamentalement l’essence <strong>de</strong> l’être humain. Ce sujet a déjà<br />

alimenté tous les livres <strong>de</strong> science fiction <strong>de</strong>puis les années 1950. Sauf que cette<br />

question se pose aujourd’hui avec une acuité particulière. Au moment même où<br />

l’homme aura rendu la planète impropre à sa survie, il sera en mesure non pas <strong>de</strong><br />

migrer sur une autre planète pour continuer à y vivre mais <strong>de</strong> muter, <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir<br />

une autre espèce, pour annuler les limites physiques du temps et <strong>de</strong> l’espace. Si<br />

nous changeons notre métabolisme et nos gènes, la question <strong>de</strong> la compatibilité<br />

<strong>de</strong>s ressources pour mourir l’homme se déplace complètement. Nous changeons<br />

notre empreinte écologique. Mais paradoxalement nous ne <strong>de</strong>viendrons pas plus<br />

légers pour autant, au contraire, nous nous enfoncerons dans l’impasse technologique.<br />

En effet, cette mutation ne résout toujours pas la question du sens, elle la<br />

déplace et l’obscurcit davantage. Combien d’entre nous seront sauvés par cette<br />

technologie, à quel prix et surtout pour quoi faire ? L’ordre technique et scientifique<br />

qui dominera toujours le mon<strong>de</strong> ne pourra pas davantage y répondre.<br />

« <strong>Les</strong> savants ne sont arrivés à rien malgré toutes leurs tentatives <strong>de</strong> résoudre<br />

l’énigme. Ils n’ont fait que pousser plus loin le problème, que le faire paraître<br />

plus insondable encore. Nous avons un mental <strong>de</strong> dinosaures » (Henry Miller).<br />

Si le rêve le plus cher <strong>de</strong> certains hommes est <strong>de</strong> doper leur horloge biologique<br />

et <strong>de</strong> s’affranchir du rythme <strong>de</strong>s saisons, la nature en retour nous le rend bien et,<br />

malgré toutes nos projections anthropologiques, ne fait pas grand cas <strong>de</strong> nous.<br />

<strong>Les</strong> lois <strong>de</strong> l’évolution ne convergent pas vers l’homme, elle sont passés par<br />

l’homme et peuvent tout à fait continuer leur chemin indépendamment <strong>de</strong> nous.<br />

Il y aura une autre espèce dominante, peut-être une nouvelle espèce d’homme<br />

machine, peut-être <strong>de</strong>s insectes plus résistants au chaud.<br />

Mais alors, comme le dirait Hubert Reeves, qui prendra soin <strong>de</strong> nos<br />

Stradivarius, <strong>de</strong> la chapelle Sixtine, où entendra-t-on rire sur cette planète ? Pour<br />

la <strong>de</strong>rnière fois, est-on absolument sûr <strong>de</strong> bien vouloir cela ?<br />

… Ou la Métamorphose<br />

Il serait aberrant <strong>de</strong> nier la contribution majeure <strong>de</strong> la science et <strong>de</strong> ses<br />

inventions au progrès <strong>de</strong> l’humanité. L’observation scientifique est même<br />

indispensable à la compréhension du mon<strong>de</strong>. Nous pouvons remercier les<br />

scientifiques du GIEC ne nous avoir alertés, plus efficacement qu’un ar<strong>de</strong>nt<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Une gouvernance éthique<br />

285<br />

écologiste, sur les caractéristiques du réchauffement climatique. Mais la science<br />

ne peut venir se substituer à un projet <strong>de</strong> civilisation car elle est uniquement<br />

structurée par l’opposition du possible et <strong>de</strong> l’impossible, du possiblement vrai<br />

et du certainement faux.<br />

Aujourd’hui plus que jamais le possible est effrayant, puisqu’il met en cause<br />

l’existence même <strong>de</strong> l’humanité. L’arsenal est impressionnant : les manipulations<br />

génétiques, mais aussi une éventuelle guerre nucléaire, les effets <strong>de</strong> la pollution,<br />

peuvent la faire disparaître sous sa forme actuelle. Nous <strong>de</strong>vons encadrer ce<br />

foisonnement technologique <strong>de</strong> l’extérieur, par <strong>de</strong>s valeurs éthiques communes,<br />

démocratiquement débattues. Pour l’instant ce grand <strong>de</strong>ssein n’existe pas. Nous<br />

vivons dans ce que Pascal appelait la tyrannie, c’est-à-dire une forme <strong>de</strong> barbarie<br />

qui est la soumission du politique et <strong>de</strong> l’éthique à la toute puissance <strong>de</strong> l’ordre<br />

technique.<br />

L’humanité est un groupe <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 6,5 milliards <strong>de</strong> personnes en 2008.<br />

C’est un très grand groupe pluriel, une foule, une masse compacte. L’histoire<br />

a très souvent montré que le groupe est lourd et <strong>de</strong>scend la pente. <strong>Les</strong> valeurs<br />

éthiques ten<strong>de</strong>nt toujours à se dégra<strong>de</strong>r en considérations politiques, c’est-à-dire<br />

en rapports <strong>de</strong> force, et la politique tendra toujours à se réduire à <strong>de</strong>s procédures<br />

stériles, loin <strong>de</strong> l’étincelle fondatrice <strong>de</strong>s lois. Seuls les individus parfois<br />

remontent ce courant, ils peuvent donner du sens à leurs compétences techniques<br />

pour servir l’intérêt général et dépasser ce sta<strong>de</strong> pour vivre en conscience les<br />

valeurs les plus élevées. Pour reprendre les mots <strong>de</strong> la philosophe Simone Weil<br />

« Dans quelle direction ira l’humanité, la pesanteur ou la grâce ? ».<br />

La mutation, c’est à dire l’obsession technologique sans un cadre politique<br />

international et questionnement éthique, serait la voie <strong>de</strong> la facilité et <strong>de</strong> la perte<br />

définitive <strong>de</strong> sens. La synthèse <strong>de</strong> ces trois dimensions à la fois, serait celle du<br />

courage et donc <strong>de</strong> la Métamorphose. En citant Hei<strong>de</strong>gger, « L’origine n’est pas<br />

<strong>de</strong>rrière nous, elle est <strong>de</strong>vant ».<br />

Conclusion<br />

Il serait faux <strong>de</strong> penser que l’enjeu du changement climatique n’appelle que<br />

<strong>de</strong>s solutions techniques ciblées sur le développement d’énergies propres. La<br />

seule issue possible est la voie <strong>de</strong> la sobriété pour gagner <strong>de</strong>s crédits <strong>de</strong> temps,<br />

en attendant le miracle énergétique et l’accès à l’énergie illimitée <strong>de</strong>s étoiles.<br />

Dans cette perspective comment inventer une croissance fondée sur la proximité,<br />

la tempérance et la robustesse plutôt que le gavage et le jetable ? Quel candidat<br />

à une élection dans un pays démocratique serait suffisamment suicidaire pour<br />

imaginer se faire élire sur un programme <strong>de</strong> rigueur énergétique au risque<br />

d’accélérer le déclin économique <strong>de</strong> son pays ? Assurer une transition énergétique<br />

pacifique à l’échelle <strong>de</strong> la planète face à <strong>de</strong>s tensions et <strong>de</strong>s déséquilibres<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


286<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

croissants relèvent tout simplement du vœu pieux. Nous ferions collectivement<br />

une terrible erreur si nous privilégions uniquement la construction d’un cadre<br />

technologique, financier et commercial sans jeter les bases d’un ordre politique<br />

cohérent et éthique. Le réchauffement climatique est une bombe sociale, une<br />

machine à produire <strong>de</strong>s inégalités sans précé<strong>de</strong>nt.<br />

<strong>Les</strong> pays qui ont accumulé une immense <strong>de</strong>tte écologique au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> toutes<br />

les têtes du mon<strong>de</strong> doivent absolument s’accor<strong>de</strong>r sur une réduction très volontariste<br />

<strong>de</strong>s émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre. Nous atteignons <strong>de</strong>s sommets <strong>de</strong><br />

cynisme. Considérant comme le comble <strong>de</strong> l’obscénité <strong>de</strong> remettre en cause nos<br />

mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> consommation, nous sommes néanmoins parfaitement conscients que<br />

<strong>de</strong> nouveaux marchés juteux sont en train d’apparaitre pour précisément vendre<br />

<strong>de</strong>s technologies propres à ceux qui ne pourront assurer leur croissance sans<br />

passeport écologique. Nous sommes ici dans le rôle du pompier pyromane.<br />

De l’autre côté se trouvent les pays en voie <strong>de</strong> développement accéléré qui<br />

ne manquent pas <strong>de</strong> souligner que leur responsabilité ne peut être engagée dans<br />

l’accumulation <strong>de</strong> ce passif écologique. Ni la Chine ni l’In<strong>de</strong>, dont le développement<br />

reposera essentiellement sur le charbon, ne comptent remettre en cause<br />

leur croissance au nom <strong>de</strong> la lutte contre l’intensification <strong>de</strong> l’effet <strong>de</strong> serre. Enfin<br />

pour compléter le tableau, n’oublions pas les pays les plus pauvres, qui <strong>de</strong> toutes<br />

les façons seront les acteurs passifs d’une catastrophe annoncée, sont réduits dans<br />

les graphiques économiques à l’épaisseur du trait du crayon. Invisibles dans les<br />

statistiques, ils seront pourtant les premiers à subir les conséquences sociales et<br />

environnementales du réchauffement climatiques.<br />

La crise qui se prépare sera, quoiqu’il en soit, vertueuse pour l’humanité.<br />

Responsables <strong>de</strong>s autres espèces vivantes, éveillés à l’extraordinaire beauté du<br />

mon<strong>de</strong>, nous interrogeons notre conscience individuelle et savons que nous<br />

ne pourrons pas uniquement nous reposer sur <strong>de</strong>s solutions techniques aussi<br />

sophistiquées fussent-elles, pour inventer une nouvelle civilisation.<br />

Mais ne nous questionnons pas trop longtemps. La ressource la plus rare n’est<br />

assurément pas le pétrole, ni l’eau, ni même l’intelligence ou la sagesse. Ensemble<br />

ou individuellement, nous pourrons accé<strong>de</strong>r à l’énergie <strong>de</strong>s étoiles, modifier nos<br />

comportements et inventer <strong>de</strong> nouvelles formes <strong>de</strong> solidarité, réparer l’horloge<br />

biologique, <strong>de</strong>venir bicentenaire et capturer le gaz carbonique au fond <strong>de</strong> la terre.<br />

Oui nous serons capables faire tout cela, même au prix <strong>de</strong> grands sacrifices, <strong>de</strong><br />

gran<strong>de</strong>s errances, pour nous et nos enfants.<br />

La seule ressource qui va nous manquer, c’est le temps. Le réveil est peut-être<br />

même trop tardif. Par un hasard du calendrier <strong>de</strong> l’évolution, nous <strong>de</strong>vons<br />

affronter plusieurs fronts concentrés dans la même fenêtre temporelle très<br />

proche, 2025, 2030, 2035 ? Autant dire « rien » à l’échelle <strong>de</strong> l’évolution.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Une gouvernance éthique<br />

287<br />

Nous pouvons fabriquer <strong>de</strong>s machines et allonger notre espérance <strong>de</strong> vie<br />

mais nous ne pouvons pas fabriquer du temps. Le temps <strong>de</strong> faire d’autres choix,<br />

en conscience. Une société ne peut pas vivre sans liens spirituels, sans valeurs<br />

et sans idéaux. La création <strong>de</strong> richesse économique n’est plus synonyme <strong>de</strong><br />

progrès humain. Que transmettent nos élites aujourd’hui à ce sujet ? Rien. C’est<br />

finalement le seul défi que nous <strong>de</strong>vons relever. Tous ensembles.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


288<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Vers une agriculture écologiquement intensive<br />

289<br />

Postface 1<br />

Vers une agriculture<br />

écologiquement intensive<br />

Par Michel Griffon - Manifeste <strong>de</strong> l’association AEI,<br />

pour une agriculture écologiquement intensive,<br />

AEI,55 rue Rabelais, 49000 Angers aei@groupe-esa.com<br />

Le terme agriculture écologiquement intensive et à haute valeur environnementale<br />

est né pendant le Grenelle <strong>de</strong> l’Environnement en août 2008 pour<br />

évoquer la nécessité, pour le futur, que l’agriculture française, comme d’autres<br />

agricultures à l’échelle <strong>mondiale</strong>, soit capable <strong>de</strong> faire face aux importants<br />

besoins productifs qui se profilent, et soit compatible avec la santé humaine<br />

et celle <strong>de</strong>s écosystèmes. Ce mouvement vers une nouvelle technologie est un<br />

mouvement mondial. Il concerne aussi bien les agricultures conventionnelles<br />

hautement productives comme l’agriculture française, que les agricultures<br />

familiales pauvres <strong>de</strong>s pays en développement. Il concerne par ailleurs toutes les<br />

activités <strong>de</strong> production à partir <strong>de</strong>s écosystèmes que sont les systèmes <strong>de</strong> gran<strong>de</strong><br />

culture, l’élevage, l’arboriculture et la foresterie, l’horticulture et le maraîchage.<br />

L’Association regroupe <strong>de</strong>s personnes physiques qui souhaitent participer<br />

activement et en toute indépendance à la définition et l’orientation <strong>de</strong> ce<br />

mouvement dont l’origine est en partie issue <strong>de</strong> la réflexion <strong>de</strong>s agronomes et <strong>de</strong>s<br />

professionnels agricoles français, et qui se doit d’éviter toute forme <strong>de</strong> récupération<br />

et <strong>de</strong> s’associer aux initiatives similaires qui se tiennent dans d’autres pays.<br />

L’idée d’une agriculture écologiquement intensive et à haute valeur environnementale<br />

trouve son origine dans différentes réflexions et pratiques : l’agriculture<br />

<strong>de</strong> conservation, les techniques culturales simplifiées et le non labour, le<br />

semis-direct, et plus largement la Révolution Doublement Verte, la Production<br />

Intégrée, l’Agriculture Raisonnée dont elle est une suite et une amplification,<br />

l’agriculture <strong>de</strong> précision, l’Agriculture Biologique l’Agriculture Paysanne, et<br />

d’autres références plus ponctuelles. Il s’agit <strong>de</strong> dépasser les querelles anciennes<br />

entre ceux qui souhaitaient « produire mieux » (et produisaient souvent moins)<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


290<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

et ceux qui souhaitaient « produire plus » (et surexploitaient souvent indûment<br />

les ressources <strong>de</strong> la planète). L’association entend également contribuer à un<br />

nouveau contrat social entre les agriculteurs et la société, particulièrement pour<br />

que les jeunes agriculteurs participent à un mouvement <strong>de</strong> conciliation entre les<br />

fonctions productives et la production <strong>de</strong> services écologiques.<br />

L’idée d’intensivité écologique se réfère à différentes notions :<br />

L’utilisation amplifiée et intégrée <strong>de</strong> fonctionnalités naturelles <strong>de</strong>s écosystèmes<br />

antérieurement peu utilisées, par exemple, l’utilisation systématique <strong>de</strong>s relations<br />

proies – prédateurs pour contrôler les pullulations <strong>de</strong> ravageurs ;<br />

La gestion <strong>de</strong>s cycles et <strong>de</strong>s bilans en énergie, en eau et en nutriments pour<br />

limiter les coûts, limiter les pertes et la vulnérabilité ;<br />

L’utilisation <strong>de</strong> la biodiversité comme source <strong>de</strong> résistance <strong>de</strong>s systèmes<br />

productifs aux fluctuations <strong>de</strong> l’environnement.<br />

L’équilibre entre la gestion optimisée <strong>de</strong>s écosystèmes agricoles et le recours<br />

à <strong>de</strong>s améliorations génétiques <strong>de</strong>s plantes et <strong>de</strong>s animaux ;<br />

La bioinspiration, c’est à dire l’utilisation <strong>de</strong> phénomènes naturels comme<br />

source d’inspiration pour créer <strong>de</strong>s procédés nouveaux, par exemple l’imitation<br />

<strong>de</strong> molécules naturelles insectici<strong>de</strong>s pour une production industrielle.<br />

La production <strong>de</strong> services écologiques couplée aux activités <strong>de</strong> production <strong>de</strong><br />

manière à améliorer l’état <strong>de</strong> l’environnement et <strong>de</strong> la biosphère.<br />

On attend <strong>de</strong> ces techniques nouvelles qu’elles permettent <strong>de</strong>s économies<br />

d’intrants, la réduction <strong>de</strong>s atteintes à l’environnement, et <strong>de</strong>s performances<br />

productives élevées. Bien qu’elle soit fondée sur l’utilisation <strong>de</strong>s fonctionnalités<br />

écologiques, cette technologie ne refuse pas les techniques conventionnelles, mais<br />

pour une utilisation subsidiaire et en cas <strong>de</strong> nécessité.<br />

Par quel raisonnement en arrive-t-on là ?<br />

D’abord, par la constatation que l’agriculture va <strong>de</strong>voir produire en abondance<br />

pour faire face à l’accroissement <strong>de</strong> la population <strong>mondiale</strong> et à l’évolution <strong>de</strong> son<br />

régime alimentaire qui, avec plus <strong>de</strong> consommation <strong>de</strong> vian<strong>de</strong>, requiert davantage<br />

<strong>de</strong> productions végétales. De plus, l’agriculture sera inévitablement sollicitée,<br />

mais en moindre part, pour produire <strong>de</strong>s carburants et <strong>de</strong>s matériaux divers en<br />

substitution du pétrole. Même si, par ailleurs, la réflexion sur la limitation <strong>de</strong><br />

l’accroissement <strong>de</strong> la population, le rééquilibrage <strong>de</strong> la diète <strong>de</strong>s plus riches et la<br />

priorité à donner à la production <strong>de</strong> nourriture sur les meilleures terres doit se<br />

poursuivre, il n’en est pas moins que l’agriculture <strong>mondiale</strong> <strong>de</strong>vra faire face un<br />

énorme problème <strong>de</strong> quantité.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Vers une agriculture écologiquement intensive<br />

291<br />

Cet accroissement <strong>de</strong> production risque <strong>de</strong> se faire par l’extension <strong>de</strong>s<br />

surfaces cultivées au détriment <strong>de</strong> la forêt tropicale avec <strong>de</strong>s déboisements<br />

massifs, lesquels entraîneront une dégradation <strong>de</strong>s écosystèmes, un changement<br />

<strong>de</strong>s régimes hydriques, et <strong>de</strong>s pertes importantes <strong>de</strong> biodiversité. Il est donc<br />

nécessaire <strong>de</strong> limiter l’extension <strong>de</strong>s surfaces cultivées et donc <strong>de</strong> trouver <strong>de</strong><br />

nouveaux moyens pour accroître les ren<strong>de</strong>ments.<br />

Le modèle technique qui a permis d’accroître les ren<strong>de</strong>ments durant les cinq<br />

<strong>de</strong>rnières décennies a été extraordinairement efficace. Il était fondé sur l’utilisation<br />

<strong>de</strong> variétés végétales à haut ren<strong>de</strong>ment adaptées à la monoculture, et sur<br />

l’utilisation intensive d’engrais et <strong>de</strong> produits phytosanitaires. Le fon<strong>de</strong>ment en<br />

était le labour, technique <strong>de</strong>stinée à préparer la structure <strong>de</strong>s sols et éliminer<br />

les mauvaises herbes, ainsi que la préparation minutieuse <strong>de</strong>s lits <strong>de</strong> semence.<br />

Souvent l’irrigation a été utilisée <strong>de</strong> manière à s’affranchir <strong>de</strong>s irrégularités du<br />

climat ou simplement à assurer <strong>de</strong> très hauts ren<strong>de</strong>ments. Dans les régions <strong>de</strong><br />

gran<strong>de</strong> culture <strong>de</strong>s pays industriels, les niveaux <strong>de</strong> motorisation et <strong>de</strong> mécanisation<br />

atteints ont été très élevés. Dans les régions <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> culture <strong>de</strong>s pays en<br />

développement, l’agriculture est restée peu mécanisée en raison <strong>de</strong> l’abondance<br />

<strong>de</strong>s disponibilités <strong>de</strong> main d’œuvre, mais a aussi atteint <strong>de</strong> hauts ren<strong>de</strong>ments.<br />

Malheureusement, ce modèle général <strong>de</strong> production rencontre <strong>de</strong> nombreuses<br />

limites. Tout d’abord, la motorisation et le labour, principales pratiques agricoles,<br />

consomment <strong>de</strong>s quantités importantes d’énergie fossile. Le coût va s’accroître<br />

avec la raréfaction du pétrole et avec les politiques <strong>de</strong>stinées à réduire les<br />

émissions <strong>de</strong> gaz à effet <strong>de</strong> serre. <strong>Les</strong> engrais azotés, eux aussi produits à partir <strong>de</strong><br />

ressources fossiles limitées vont voir progressivement leur coût augmenter. Il en<br />

va <strong>de</strong> même pour les phosphates et les potasses dont les gisements sont désormais<br />

limités. Certes, les hausses pourraient être progressives et à long terme. Mais on<br />

peut aussi s’attendre à <strong>de</strong>s fluctuations <strong>de</strong> prix plus importantes que dans le<br />

passé, suivant les niveaux <strong>de</strong> rareté du pétrole. Le labour <strong>de</strong>viendra donc <strong>de</strong> plus<br />

en plus coûteux. Il sera remplacé par d’autres techniques <strong>de</strong> structuration du sol<br />

et <strong>de</strong> contrôle <strong>de</strong> mauvaises herbes et la fertilité doit donc être repensée.<br />

La technique conventionnelle a aussi utilisé intensivement les herbici<strong>de</strong>s,<br />

fongici<strong>de</strong>s et insectici<strong>de</strong>s. Ces produits présentent <strong>de</strong>s dangers pour la santé <strong>de</strong>s<br />

agriculteurs, et éventuellement pour les consommateurs et l’environnement. Il y<br />

a <strong>de</strong> plus en plus d’opposition à leur utilisation dans la société. Le Grenelle <strong>de</strong><br />

l’environnement a d’ailleurs conclu à une forte limitation <strong>de</strong> leur usage. Il faut<br />

penser un avenir avec une utilisation réduite d’une partie <strong>de</strong>s pestici<strong>de</strong>s actuels.<br />

L’eau d’irrigation qui a été le principal facteur d’accroissement <strong>de</strong>s ren<strong>de</strong>ments<br />

à l’échelle <strong>de</strong> la planète <strong>de</strong>vient elle aussi <strong>de</strong> plus en plus rare car elle est <strong>de</strong> plus<br />

en plus utilisée et <strong>de</strong> moins en moins retenue dans les écosystèmes : la défores-<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


292<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

tation <strong>de</strong> la planète favorise partout le ruissellement plutôt que l’infiltration et<br />

donc la recharge <strong>de</strong>s nappes phréatiques. Il faudra donc apprendre à économiser<br />

l’eau. On ne peut pas refaire au XXIe siècle le même effort <strong>de</strong> mise en service<br />

<strong>de</strong> 200 millions d’hectares d’irrigation qu’on a fait au XXe siècle, alors même<br />

qu’une partie <strong>de</strong> ceux-ci a été gâchée, en particulier par la salinisation.<br />

La nécessité d’une nouvelle évolution technologique<br />

La somme <strong>de</strong> ces nouvelles contraintes appelle à définir <strong>de</strong> nouvelles technologies.<br />

Certains ont pensé aller plus loin dans l’intensification conventionnelle<br />

pour obtenir <strong>de</strong> très hauts ren<strong>de</strong>ments. Mais ce serait ne pas tenir compte<br />

<strong>de</strong>s raretés futures et <strong>de</strong>s coûts élevés. La tendance qui propose d’inventer <strong>de</strong>s<br />

semences <strong>de</strong> plantes qui intègrent, par la voie <strong>de</strong> transgénèse, les caractéristiques<br />

nécessaires d’optimisation <strong>de</strong>s ressources en fertilité, <strong>de</strong> résistance aux maladies<br />

et ravageurs, <strong>de</strong> résistance à la sécheresse ou aux autres agressions climatiques,<br />

<strong>de</strong> production <strong>de</strong> protéines, d’antioxydants ou et <strong>de</strong> vitamines, etc. est actuellement<br />

très forte et est portée par quelques firmes, selon un modèle d’organisation<br />

libéral nord américain. C’est une voie encore futuriste et qui rencontre <strong>de</strong><br />

nombreuses difficultés : résistances biologiques <strong>de</strong>s maladies et ravageurs, risques<br />

supposés pour l’environnement ou pour la santé humaine, monopole <strong>de</strong> quelques<br />

firmes… <strong>Les</strong> OGM rencontrent par ailleurs une opposition farouche <strong>de</strong>s<br />

mouvements environnementalistes européens. Ils ne peuvent pas actuellement<br />

constituer à eux seuls une alternative complète ni une réponse aux nouvelles<br />

contraintes, et ils risquent fort d’être impraticables pendant <strong>de</strong> nombreuses<br />

années sur le vieux continent.<br />

L’agriculture biologique, conçue pour éviter les risques <strong>de</strong> pollutions et <strong>de</strong>s<br />

autres atteintes à l’environnement, ne permet pas d’envisager, sous ses formes<br />

actuelles, d’obtenir <strong>de</strong>s ren<strong>de</strong>ments suffisants pour faire face aux immenses<br />

besoins à venir (en général elle produit « mieux », mais « moins »). Cependant,<br />

les contraintes qu’elle se met à l’exercice <strong>de</strong> la production l’obligent à être<br />

perpétuellement inventive, ce qui <strong>de</strong>vrait en accroître progressivement les performances<br />

au bénéfice <strong>de</strong> tous.<br />

Il faut pourtant trouver une solution efficace. Le risque est en effet important<br />

que, pendant les <strong>de</strong>ux ou trois décennies qui viennent, il y ait une progression<br />

insuffisante <strong>de</strong> la courbe d’offre pour faire face à la progression <strong>de</strong> la courbe <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>. Il en résulterait un risque <strong>de</strong> rareté permanente et <strong>de</strong>s crises <strong>de</strong>s prix<br />

alimentaires comme celle que l’on a connue en 2008. <strong>Les</strong> catégories pauvres <strong>de</strong>s<br />

pays en développement et même <strong>de</strong>s pays industriels en souffriraient particulièrement,<br />

ce qui engendrerait inévitablement <strong>de</strong>s troubles sociaux graves ; on<br />

assiste ainsi en particulier à une sorte <strong>de</strong> nouvelle colonisation <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> pays<br />

riches et surpeuplés, ou riches et ari<strong>de</strong>s, qui tentent <strong>de</strong> s’approprier <strong>de</strong> larges<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Vers une agriculture écologiquement intensive<br />

293<br />

étendues <strong>de</strong> terres dans les pays où on a déjà faim, ce qui ne pourra à terme<br />

que provoquer <strong>de</strong> graves tensions. Aussi, comme le dit E. Pisani, pour nourrir le<br />

mon<strong>de</strong>, toutes les agricultures du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>vront être mobilisées, qu’il s’agisse<br />

<strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s entreprises agricoles, ou <strong>de</strong>s agricultures familiales et en particulier<br />

les agricultures pauvres.<br />

Produire plus et mieux avec moins<br />

L’équation est donc claire : produire plus, avec <strong>de</strong>s ren<strong>de</strong>ments plus élevés, en<br />

réduisant les intrants énergétiques fossiles et les pestici<strong>de</strong>s, en économisant l’eau et<br />

en la gérant plus efficacement, en limitant fortement les atteintes à l’environnement<br />

(pollution <strong>de</strong> l’air et <strong>de</strong> l’eau, réduction <strong>de</strong> la biodiversité), et en améliorant si<br />

possible la qualité <strong>de</strong>s paysages.<br />

<strong>Les</strong> agricultures européennes seront particulièrement concernées car elles se<br />

situent aux portes d’une gran<strong>de</strong> région du mon<strong>de</strong> que sera <strong>de</strong> plus en plus importatrice<br />

pour <strong>de</strong>s raisons <strong>de</strong> sévères limitations <strong>de</strong>s ressources en eau et <strong>de</strong> climat :<br />

le Maghreb et le Moyen Orient. De plus elles se développent sur un continent<br />

chroniquement déficitaire en énergie, tant fossile qu’en matière <strong>de</strong> gisements <strong>de</strong><br />

matières nucléaires fissibles. Mais d’autres gran<strong>de</strong>s régions seront sollicitées, en<br />

particulier les Amériques et la Russie, surtout si le changement climatique favorise<br />

la mise en culture <strong>de</strong> régions septentrionales. L’Asie qui est très peuplée <strong>de</strong>vra<br />

faire un effort important d’accroissement <strong>de</strong>s ren<strong>de</strong>ments, ce qui <strong>de</strong>vrait se révéler<br />

difficile en raison <strong>de</strong>s niveaux déjà élevés obtenus avec la Révolution verte qui, dans<br />

les années soixante dix, a permis un accroissement exceptionnel <strong>de</strong> ces ren<strong>de</strong>ments.<br />

L’Afrique tropicale <strong>de</strong>vra impérativement augmenter très fortement ses capacités<br />

<strong>de</strong> production pour faire face à un accroissement massif <strong>de</strong> sa population, alors<br />

même qu’elle n’aura évi<strong>de</strong>mment pas les moyens d’importer, ni les infrastructures<br />

nécessaires pour acheminer ces importations.<br />

Pour toutes ces raisons la solution qui apparaît la plus réaliste, bien qu’audacieuse,<br />

est celle <strong>de</strong> la production écologiquement intensive. Elle répond clairement<br />

au nouveau cahier <strong>de</strong>s charges. <strong>Les</strong> réalisations concrètes qui existent déjà<br />

permettent <strong>de</strong> penser que l’on peut en attendre <strong>de</strong> bons résultats, d’autant plus que<br />

nous n’en sommes qu’au début <strong>de</strong> la recherche et développement <strong>de</strong> cette nouvelle<br />

technologie.<br />

En matière <strong>de</strong> fertilité <strong>de</strong>s sols, les techniques proposées et disponibles utilisent<br />

le recyclage intensif <strong>de</strong>s débris végétaux ainsi que <strong>de</strong>s apports <strong>de</strong> matière organique<br />

<strong>de</strong> cultures interstitielles <strong>de</strong> service dont la croissance est possible pendant toutes<br />

les pério<strong>de</strong>s où le climat le permet. Des solutions classiques peuvent être réutilisées<br />

comme le recours systématique à <strong>de</strong>s rotations faisant intervenir <strong>de</strong>s légumineuses.<br />

Mais on peut aussi compter à l’avenir, avec <strong>de</strong>s solutions plus futuristes :<br />

amélioration du ren<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> la décomposition <strong>de</strong> la biomasse et <strong>de</strong> la minérali-<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


294<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

sation, plus gran<strong>de</strong> efficacité <strong>de</strong>s micro-organismes du sol, maîtrise <strong>de</strong> la fixation<br />

symbiotique l’azote sur les céréales, diversification <strong>de</strong>s légumineuses comme<br />

plantes alimentaires, etc.<br />

En matière <strong>de</strong> contrôle <strong>de</strong>s maladies et ravageurs, on peut compter sur <strong>de</strong>s<br />

solutions classiques comme les rotations <strong>de</strong> culture, la diversité <strong>de</strong>s variétés<br />

utilisées dans différentes parcelles, l’utilisation <strong>de</strong> mélanges <strong>de</strong> variétés au sein<br />

d’une même parcelle, etc. <strong>Les</strong> potentialités offertes par la lutte biologique et la<br />

lutte intégrée sont très importantes. Par ailleurs, <strong>de</strong>s solutions plus futuristes<br />

peuvent aussi être envisagées : invention <strong>de</strong> nouvelles molécules pestici<strong>de</strong>s<br />

imitant <strong>de</strong>s molécules existant dans la nature, utilisation <strong>de</strong>s mécanismes <strong>de</strong><br />

défense naturels <strong>de</strong>s plantes, etc.<br />

Bien évi<strong>de</strong>mment, l’amélioration génétique <strong>de</strong>s plantes et <strong>de</strong>s animaux<br />

continuera à jouer un rôle important, notamment en matière d’adaptation au<br />

changement climatique, et <strong>de</strong> résistance aux maladies et ravageurs.<br />

Il faudra aussi que le machinisme agricole s’adapte à l’émergence <strong>de</strong> nouvelles<br />

pratiques culturales et nouveaux itinéraires techniques, à la nécessité d’économiser<br />

l’énergie et à la nécessaire évolution vers <strong>de</strong>s techniques <strong>de</strong> plus gran<strong>de</strong> précision.<br />

<strong>Les</strong> nouvelles pratiques agricoles pourraient aussi améliorer significativement la<br />

qualité <strong>de</strong> l’environnement : haies et jachères favorisant la biodiversité <strong>de</strong>s insectes<br />

et <strong>de</strong>s auxiliaires <strong>de</strong>s cultures, rugosité du paysage <strong>de</strong>stinée à favoriser la recharge<br />

<strong>de</strong>s nappes phréatiques particulièrement dans les zones <strong>de</strong> captage et à limiter<br />

les ruissellements, aménagements du paysage <strong>de</strong> manière à en améliorer la qualité<br />

touristique et en valoriser les retombées économiques.<br />

L’agriculture sera également sollicitée pour pouvoir participer à la séquestration<br />

du carbone dans les sols. Elle pourrait ainsi jouer un rôle positif dans l’atténuation<br />

du changement climatique à long terme.<br />

Dans le domaine <strong>de</strong> l’élevage, la recherche d’une plus gran<strong>de</strong> diversité <strong>de</strong>s<br />

espèces <strong>de</strong>s pâturages et <strong>de</strong> l’alimentation animale et la mise en pratique systématique<br />

<strong>de</strong> stratégies <strong>de</strong> qualité <strong>de</strong>s produits animaux irait dans le même sens.<br />

Une mobilisation générale et un environnement à redéfinir<br />

De la même façon que la gran<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnisation <strong>de</strong> l’agriculture dans les années<br />

1960 n’a pu se faire qu’avec <strong>de</strong>s financements publics importants et une politique<br />

agricole <strong>de</strong> soutien actif, le passage à une agriculture fondée sur <strong>de</strong>s raisonnements<br />

scientifiques écologiques va <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r un effort important.<br />

Le premier effort important est celui <strong>de</strong> la recherche. Il faut en effet pouvoir<br />

proposer une gamme étendue <strong>de</strong> solutions, <strong>de</strong>puis ce qu’il est possible d’appliquer<br />

immédiatement jusqu’aux solutions les plus futuristes. Pour ce faire, il faudra faire<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Vers une agriculture écologiquement intensive<br />

295<br />

travailler ensemble les agronomes et les écologues, <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s dont les références<br />

intellectuelles avaient divergé. Beaucoup d’exploitants agricoles souhaitent également<br />

ne pas attendre les résultats <strong>de</strong> la recherche et s’engager eux-mêmes dans <strong>de</strong> l’expérimentation<br />

<strong>de</strong> systèmes intégrés. Cela <strong>de</strong>vrait conduire à inaugurer <strong>de</strong> nouvelles<br />

formes <strong>de</strong> recherche associant directement l’expérimentation <strong>de</strong>s professionnels et le<br />

travail <strong>de</strong>s chercheurs. Il s’agit aussi <strong>de</strong> mettre au point <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> production<br />

d’une gran<strong>de</strong> diversité correspondant aux réalités écologiques locales. Dans la<br />

définition <strong>de</strong> ces systèmes, les agriculteurs et les éleveurs joueront un rôle clé car ils<br />

connaissent mieux que quiconque les caractéristiques précises, les potentialités <strong>de</strong>s<br />

milieux qu’ils cultivent, et les possibilités d’associer harmonieusement productivité,<br />

service écologique et respect <strong>de</strong> l’environnement. Mais ils <strong>de</strong>vront aussi importer<br />

<strong>de</strong>s connaissances et <strong>de</strong>s techniques venant <strong>de</strong> la recherche. Il s’agit donc d’inventer<br />

une nouvelle relation entre les producteurs, les conseillers et les chercheurs.<br />

Le <strong>de</strong>uxième effort important est à consentir en matière d’information et<br />

<strong>de</strong> formation. L’agriculture écologiquement intensive est aussi une agriculture<br />

intensive en connaissances et en savoir-faire. Un apprentissage est donc nécessaire,<br />

et il faudra donc revoir fortement les systèmes d’enseignement et <strong>de</strong> conseil.<br />

Un autre effort important est celui qu’il faudra consentir en matière d’investissements<br />

pour reconstituer les infrastructures écologiques du paysage, ce que le<br />

Grenelle <strong>de</strong> l’environnement qualifie <strong>de</strong> « trame verte » et <strong>de</strong> « trame bleue ». Ces<br />

trames écologiques <strong>de</strong>vront non seulement être constituées, mais aussi entretenues<br />

et le service écologique fourni par les agriculteurs reconnu.<br />

Enfin, la réflexion sur les politiques agricoles et environnementales <strong>de</strong>vra<br />

reprendre et être revivifiée. L’effort productif mondial n’est pas compatible avec une<br />

concurrence qui conduirait à maintenir dans la stagnation une partie <strong>de</strong>s agricultures<br />

pauvres et à ne favoriser que celle qui bénéficierait d’avantages comparatifs.<br />

<strong>Les</strong> nouvelles politiques commerciales doivent permettre <strong>de</strong> renforcer et stimuler la<br />

croissance agricole partout où cela est nécessaire. La sécurité alimentaire, pendant<br />

les trois décennies qui viennent, doit être assurée aux différentes échelles géographiques<br />

<strong>de</strong> la planète. Des formules nouvelles rendant compatibles sur le marché<br />

international <strong>de</strong>s exportations provenant <strong>de</strong> régions ayant <strong>de</strong>s coûts <strong>de</strong> production<br />

très différents <strong>de</strong>vront être trouvées. De même cette réflexion <strong>de</strong>vra intégrer la<br />

nécessité <strong>de</strong> réduire le dumping écologique, social, et monétaire.<br />

En France, la politique agricole <strong>de</strong>vra favoriser l’évolution vers une<br />

agriculture écologiquement intensive, intégrée, et à haute valeur environnementale<br />

en sécurisant les transitions nécessaires et assurant le financement pour<br />

les agriculteurs afin <strong>de</strong> rémunérer, les services écologiques rendus pour le compte<br />

<strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong> la société.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


296<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


<strong>Les</strong> capitaux du développement durable<br />

297<br />

Postface 2<br />

<strong>Les</strong> capitaux du<br />

développement durable<br />

Par Bernard Chevassus-au-Louis et Michel Griffon<br />

Relisant, le temps ayant passé, nos leçons sur la biodiversité, la recherche<br />

agronomique, l’agriculture écologiquement intensive et les nouvelles politiques<br />

agricoles, il nous semble intéressant d’en proposer une mise en perspective globale et<br />

<strong>de</strong> les interroger à travers le concept <strong>de</strong>s « capitaux » du développement durable.<br />

Rappelons tout d’abord que cette notion <strong>de</strong> développement durable introduit<br />

<strong>de</strong>ux idées, nouvelles et complémentaires, par rapport à la notion <strong>de</strong> croissance,<br />

au sens économique du terme : d’une part, cette croissance ne doit pas compromettre<br />

la possibilité pour les générations futures <strong>de</strong> bénéficier <strong>de</strong>s mêmes<br />

« atouts » que ceux qui la fon<strong>de</strong>nt aujourd’hui ; d’autre part, il convient <strong>de</strong><br />

prendre en compte non seulement la croissance économique (augmentation <strong>de</strong> la<br />

richesse moyenne, mesurée par le fameux PIB) mais également <strong>de</strong>s améliorations<br />

sociales et culturelles (éducation, réduction <strong>de</strong>s inégalités, santé) et une bonne<br />

gestion <strong>de</strong> l’environnement (conservation, voire développement du « patrimoine<br />

naturel »). Même si ces trois dimensions du développement ont <strong>de</strong>s statuts et<br />

<strong>de</strong>s contenus sensiblement différents, il est commo<strong>de</strong> <strong>de</strong> les assimiler toutes<br />

à <strong>de</strong>s « capitaux » : capital économique, capital humain et capital écologique<br />

constituent donc les trois « piliers » du développement durable.<br />

Mais cette ambition du développement durable s’exprime à un moment <strong>de</strong><br />

l’histoire <strong>de</strong> l’humanité où les urgences à relativement court terme apparaissent<br />

prégnantes et pourraient inciter à remettre à <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s plus favorables la<br />

prise en compte <strong>de</strong> ces questions : en effet, l’évolution démographique <strong>de</strong> notre<br />

planète dans les quarante années à venir va induire une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> considérable<br />

d’augmentation <strong>de</strong> la production alimentaire – sans doute un doublement – à<br />

laquelle s’ajoute la nécessité <strong>de</strong> s’affranchir peu à peu <strong>de</strong> l’utilisation, omnipré-<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


298<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

sente, <strong>de</strong>s énergies fossiles, en recourant notamment à une exploitation accrue<br />

<strong>de</strong> la productivité <strong>de</strong>s écosystèmes. Cette « crise du moyen terme » peut donc<br />

conduire à reléguer au rang <strong>de</strong>s « postériorités » les enjeux du long terme.<br />

Or, que proposons-nous ? Essentiellement d’explorer <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s pistes<br />

d’innovation.<br />

Pour une recapitalisation écologique<br />

Première proposition, davantage fon<strong>de</strong>r – ou plutôt refon<strong>de</strong>r – les pratiques<br />

agronomiques et la production <strong>de</strong> nos aliments sur la compréhension et l’utilisation<br />

pertinente <strong>de</strong>s ressources <strong>de</strong> la biodiversité. Cette démarche d’intensification<br />

écologique 177 , se justifie en particulier dans une vision élargie <strong>de</strong>s activités<br />

agricoles au sens large – cultures, élevages, foresterie – et <strong>de</strong> leurs produits. Selon<br />

cette vision, la production <strong>de</strong>s biens marchands, alimentaires ou non-alimentaires,<br />

est à resituer dans le cadre <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong>s services <strong>de</strong>s écosystèmes, qui<br />

comprennent également <strong>de</strong> nombreuses « productions » ne faisant pas l’objet<br />

<strong>de</strong> transactions marchan<strong>de</strong>s, mais qui sont précieuses en termes <strong>de</strong> biens publics<br />

(épuration <strong>de</strong>s eaux, régulation du climat, conservation <strong>de</strong>s sols, pollinisation,<br />

etc.). Ce cadrage plus large peut parfois révéler ce que nous avons appelé le<br />

« paradoxe <strong>de</strong> la mise en valeur » 178 <strong>de</strong>s écosystèmes : il apparaît parfois que,<br />

lorsque l’on aménage un écosystème pour en tirer plus <strong>de</strong> produits commercialisables<br />

(par exemple le développement d’élevage <strong>de</strong> crevettes dans <strong>de</strong>s zones<br />

côtières tropicales ou l’aménagement <strong>de</strong> forêts pour favoriser la production <strong>de</strong><br />

bois <strong>de</strong> qualité), la valeur totale <strong>de</strong>s services rendus diminue <strong>de</strong> manière souvent<br />

considérable. Sans être inéluctable, ce phénomène nous invite à considérer<br />

autrement <strong>de</strong>s milieux comme <strong>de</strong>s friches, <strong>de</strong>s jachères, <strong>de</strong>s zones humi<strong>de</strong>s,<br />

apparemment « improductives » mais impliquées en fait dans la production<br />

<strong>de</strong> services dont la valeur peut se révéler très supérieures à ceux issus <strong>de</strong>s zones<br />

« productives ». Cela signifie donc que les approches fondées sur l’intensification<br />

écologique <strong>de</strong>vront être évaluées et comparées aux approches classiques selon <strong>de</strong>s<br />

critères nouveaux, prenant en compte l’ensemble <strong>de</strong> ces productions.<br />

Mais cette démarche d’intensification écologique, qui s’inscrira nécessairement<br />

dans la durée, ne sera possible que si les ressources naturelles sur<br />

lesquelles elle se fon<strong>de</strong>ra sont préservées, si ce n’est renforcées ou reconstituées.<br />

Or, nous l’avons vu, ces ressources encore très partiellement connues et caractérisées<br />

subissent aujourd’hui une érosion préoccupante. L’enjeu est donc non pas<br />

seulement d’arrêter l’érosion <strong>de</strong> ce capital mais <strong>de</strong> recapitaliser. Cette option <strong>de</strong><br />

recapitalisation écologique est donc notre première proposition forte.<br />

177 Voir ce volume et également CHEVASSUS-au-LOUIS B., GRIFFON M., 2007. La nouvelle mo<strong>de</strong>rnité : une agriculture<br />

productive à haute valeur écologique. DEMETER 2008, 7-48.<br />

178 CHEVASSUS-au-LOUIS B., 2008a. La biodiversité : un nouveau regard sur la diversité du vivant. II. Stabilité et utilité. Cahiers<br />

Agricultures, 17, 51-57.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


<strong>Les</strong> capitaux du développement durable<br />

299<br />

Pour un développement du capital humain<br />

Secon<strong>de</strong> proposition <strong>de</strong> ce que nous avons appelé « l’agronomie intégrale »,<br />

resocialiser la recherche agronomique, à travers une nouvelle vision <strong>de</strong>s liens<br />

possibles entre experts et profanes pour construire les savoirs <strong>de</strong> <strong>de</strong>main. Cette<br />

nouvelle vision s’attache à briser la spécialisation forte qui s’est progressivement<br />

opérée entre les « producteurs » et les « utilisateurs » <strong>de</strong> l’innovation et à mettre<br />

en place <strong>de</strong>s « écosystèmes innovants » (on parle parfois d’écologie <strong>de</strong> l’innovation)<br />

au sein <strong>de</strong>squels l’ensemble <strong>de</strong>s acteurs sont partie prenante <strong>de</strong> processus<br />

d’innovation.<br />

Cette démarche <strong>de</strong> resocialisation ne concerne d’ailleurs pas seulement les<br />

pratiques <strong>de</strong> recherche mais l’ensemble <strong>de</strong>s liens qui existent entre les systèmes<br />

<strong>de</strong> production alimentaire – <strong>de</strong> la fourche à la fourchette selon l’expression<br />

consacrée – et les consommateurs. Car, entre la fourche <strong>de</strong> l’agriculteur et la<br />

fourchette du mangeur, il y a le cerveau du citoyen-consommateur et toutes ses<br />

représentations. La maxime <strong>de</strong> Clau<strong>de</strong> Levi-Strauss que nous avons rappelée<br />

« Pour qu’un aliment soit bon à manger, il faut qu’il soit bon à penser » reste<br />

donc d’une totale actualité.<br />

En termes <strong>de</strong> développement durable, il s’agit donc <strong>de</strong> renforcer le capital<br />

humain dans sa dimension individuel (les connaissances, les savoir-faire) et<br />

collective (les capacités à innover, à échanger).<br />

Des propositions utopiques ?<br />

Mais peut-on effectivement proposer <strong>de</strong> développer les capitaux écologiques<br />

et humains sans handicaper, comme nous l’avons évoqué en introduction, la<br />

nécessaire croissance économique ? En effet, si les trois capitaux du développement<br />

durable sont effectivement substituables – on peut en effet puiser dans le capital<br />

économique pour développer l’éducation ou les infrastructures écologiques – on<br />

raisonne souvent implicitement comme si ces transferts se réalisaient, au moins<br />

dans un premier temps, à somme totale constante. Autrement dit, le capital<br />

« donneur » sera forcément amoindri au profit du capital « receveur ».<br />

Pour s’en convaincre, il est intéressant <strong>de</strong> rappeler les principales options<br />

politiques qui s’expriment autour du développement durable. Indiquons<br />

cependant que ces trois options, qui sont souvent présentées comme exclusives et<br />

idéologiquement opposées, ne sont à notre avis que les extrêmes d’un continuum<br />

<strong>de</strong> possibilités <strong>de</strong> gestion <strong>de</strong>s trois capitaux.<br />

La première option est celle qualifiée <strong>de</strong> « durabilité faible ». Elle considère<br />

qu’il faut continuer à admettre que les trois capitaux sont substituables et qu’il y<br />

aura développement dès lors que le cumul <strong>de</strong>s trois capitaux <strong>de</strong>meurera au moins<br />

constant. Il est donc légitime <strong>de</strong> continuer à puiser dans le capital naturel pour<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


300<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

développer les autres capitaux, l’hypothèse sous-jacente, que nous avons évoquée<br />

précé<strong>de</strong>mment, étant que nous saurions capables, par le progrès technologique,<br />

<strong>de</strong> nous affranchir <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> notre dépendance vis-à-vis du capital<br />

naturel, ce qui signifie que sa valeur économique relative irait décroissant. On<br />

peut considérer que le refus du prési<strong>de</strong>nt Georges Bush <strong>de</strong> ratifier le protocole<br />

<strong>de</strong> Kyoto s’inscrit dans cette croyance dans le progrès technologique et dans cette<br />

option <strong>de</strong> durabilité faible.<br />

La secon<strong>de</strong> option, la « durabilité forte » envisage avec moins d’optimisme les<br />

apports possibles du progrès technologique et considère que nous continuerons<br />

à avoir besoin à long terme du capital naturel. Elle propose donc <strong>de</strong> mettre<br />

fin à l’érosion <strong>de</strong> ce capital et <strong>de</strong> le considérer désormais comme globalement<br />

intangible. Cette politique s’exprime à travers <strong>de</strong>s objectifs comme la volonté<br />

qu’a affichée en 2004 le gouvernement français d’arrêter d’ici à 2010 l’érosion<br />

<strong>de</strong> la biodiversité, ou la proposition <strong>de</strong> compenser les impacts <strong>de</strong>s aménagements<br />

par <strong>de</strong>s opérations <strong>de</strong> restauration, sur la base <strong>de</strong> l’équivalence écologique <strong>de</strong>s<br />

milieux restaurés et <strong>de</strong>s milieux visés par les aménagements.<br />

Enfin, l’option <strong>de</strong> « décroissance soutenable » considère que notre croissance<br />

économique a déjà atteint, au moins dans les pays développés, un niveau incompatible<br />

avec le développement durable. L’image <strong>de</strong> « l’empreinte écologique »<br />

illustre cette impossibilité d’atteindre pour l’ensemble <strong>de</strong> l’humanité ce niveau<br />

<strong>de</strong> développement économique <strong>de</strong>s pays développés. Il est donc proposé <strong>de</strong><br />

consentir à une diminution <strong>de</strong> notre richesse matérielle pour réduire, voire<br />

inverser la tendance à l’exploitation excessive du capital naturel.<br />

Faut-il choisir entre ces trois options ? Ne peut-on pas imaginer <strong>de</strong>s politiques<br />

ambitieuses vis-à-vis du capital naturel, visant non seulement à le conserver mais<br />

à le redévelopper, et assurant également un développement <strong>de</strong>s capitaux matériels<br />

et humains, en particulier dans les pays qui n’ont connu dans le passé que <strong>de</strong><br />

faibles améliorations, voire <strong>de</strong>s régressions du bien-être <strong>de</strong> leurs populations ?<br />

En effet, un objectif <strong>de</strong> recapitalisation écologique ne sera socialement accepté<br />

et politiquement porteur que s’il n’apparaît pas antagoniste <strong>de</strong> la progression du<br />

bien-être économique et social.<br />

Des pistes pour le co-développement <strong>de</strong>s trois formes <strong>de</strong> capital<br />

En dépit <strong>de</strong> ces objections, nous fondons notre ambition <strong>de</strong> réussir un<br />

co-développement <strong>de</strong>s trois capitaux sur quelques constats simples.<br />

Tout d’abord, notre « système Terre » n’est pas clos. Il reçoit quotidiennement,<br />

et pour longtemps, un flux d’énergie solaire qui a notamment contribué à la<br />

formation <strong>de</strong>s gisements d’énergie <strong>de</strong> charbon et <strong>de</strong> pétrole et est donc à l’origine<br />

<strong>de</strong> notre développement économique mo<strong>de</strong>rne par biodiversité interposée. Il est<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


<strong>Les</strong> capitaux du développement durable<br />

301<br />

donc possible <strong>de</strong> répartir ce flux entre les trois capitaux : ainsi, le développement<br />

<strong>de</strong>s énergies éolienne ou photovoltaïque créent <strong>de</strong> la croissance économique<br />

sans puiser dans le capital écologique 179 et celui <strong>de</strong> forêts composites améliore<br />

le capital écologique (stockage <strong>de</strong> carbone) et constitue également une ressource<br />

économique à moyen terme.<br />

Ensuite, certaines opérations <strong>de</strong> restauration du capital écologique (amélioration<br />

<strong>de</strong> l’état écologique <strong>de</strong>s cours d’eau, mise en place <strong>de</strong> haies dans les zones<br />

agricoles, soutien à l’élevage extensif, etc.) peuvent être à l’origine d’activités<br />

économiques, dès lors qu’elles feront appel à <strong>de</strong> vrais savoir-faire : c’est tout<br />

l’enjeu du génie écologique. De plus, si ces opérations associent les populations<br />

aux diverses étapes <strong>de</strong> leur réalisation (conception, mise en œuvre, évaluation),<br />

elles peuvent également contribuer à créer du capital social. Cela suppose que<br />

ces objectifs fassent partie du cahier <strong>de</strong>s charges <strong>de</strong> ces opérations, alors que<br />

certaines <strong>de</strong> ces opérations ont été parfois menées <strong>de</strong> manière technocratique et<br />

ont généré <strong>de</strong>s conflits qui contribuent plutôt à détruire du capital social (voire<br />

par exemple la création <strong>de</strong> certains parcs nationaux).<br />

Ces synergies potentielles sont en outre à considérer dans le temps : <strong>de</strong> même<br />

qu’un investissement dans l’éducation ne se traduira qu’après plusieurs années<br />

dans la compétitivité économique et les capacités d’innovation d’un pays, une<br />

mise en place d’infrastructures écologiques comme la trame verte et bleue 180<br />

ne portera sans doute ses fruits, par exemple en termes d’activités touristiques,<br />

qu’après une ou <strong>de</strong>ux décennies.<br />

Plus généralement, le fait que le capital écologique puisse alimenter la<br />

croissance <strong>de</strong>s autres capitaux sans pour autant être « consommé » peut s’illustrer<br />

par divers exemples concrets : ainsi, on peut avoir un développement notable<br />

d’activités touristiques « douces » dans le milieu naturel ; la sensibilisation à<br />

l’environnement (classes vertes, classes bleues, etc.) permet <strong>de</strong> développer le<br />

capital humain sans nuire à la biodiversité ; <strong>de</strong> même la biomimétique et autres<br />

technologies bio-inspirées permettent <strong>de</strong> créer <strong>de</strong>s innovations sans endommager<br />

le modèle.<br />

Autrement dit, la question du transfert entre les capitaux selon une logique<br />

<strong>de</strong> « vases communicants » et <strong>de</strong> somme constante se pose effectivement si l’on<br />

raisonne en termes <strong>de</strong> flux <strong>de</strong> matière ou d’énergie ; elle ne se pose plus <strong>de</strong> la<br />

même manière si l’on pense en termes <strong>de</strong> transfert d’information. C’est donc<br />

en termes d’écologie <strong>de</strong> l’information, c’est-à-dire d’une bonne circulation <strong>de</strong><br />

179 Sous réserve <strong>de</strong> la consommation d’énergie nécessaire à la production et à l’installation <strong>de</strong> ces équipements, qui peut représenter<br />

une partie notable <strong>de</strong> l’énergie qu’ils produiront.<br />

180 La trame verte est un outil d’aménagement du territoire imaginé lors du Grenelle <strong>de</strong> l’environnement, constituée <strong>de</strong> grands<br />

ensembles naturels protégés et <strong>de</strong> corridors les reliant ou servant d’espaces tampons : elle est complétée par une trame bleue formée<br />

<strong>de</strong>s cours d’eau et masses d’eau et <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>s végétalisées le long <strong>de</strong> ces cours et masses d’eau. Elles permettent <strong>de</strong> créer une<br />

continuité territoriale et sont pilotées localement en association avec les collectivités locales et en concertation avec les acteurs <strong>de</strong><br />

terrain, sur une base contractuelle et dans un cadre cohérent garanti par l’Etat.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


302 <strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

l’information, sans appropriation indue ni « cul <strong>de</strong> sac », qu’il convient <strong>de</strong> penser<br />

le co-développement <strong>de</strong>s trois capitaux.<br />

Le capital écologique, mesure du développement durable ?<br />

Plutôt que <strong>de</strong> vouloir combiner les trois formes <strong>de</strong> capital pour mesurer<br />

si nous progressons effectivement dans la voie du développement durable, on<br />

pourrait pousser le raisonnement jusqu’à proposer une inversion radicale, selon<br />

laquelle le capital écologique (ou sa variation) viendrait remplacer le fameux PIB<br />

comme indicateur du développement.<br />

Une telle option est sans doute excessive, mais elle permet <strong>de</strong> souligner à<br />

nouveau l’importance d’une bonne gouvernance <strong>de</strong> ce capital. En effet, il est<br />

admis que le développement du capital humain suppose <strong>de</strong>s politiques adaptées<br />

prenant en compte la diversité <strong>de</strong>s situations individuelles (santé, éducation) ;<br />

<strong>de</strong> même, le mon<strong>de</strong> a récemment redécouvert la nécessité d’une gouvernance<br />

du capital économique et financier. Il serait donc naïf <strong>de</strong> croire que la seule<br />

croissance du capital écologique, sans mesures adaptées pour veiller à son<br />

co-développement avec les autres capitaux et à son utilisation équitable, pourra<br />

satisfaire les besoins <strong>de</strong>s générations actuelles et futures. Imaginer les principes,<br />

les structures et les procédures susceptibles d’assurer cette bonne gouvernance<br />

– en innovant ou en s’appuyant sur <strong>de</strong>s dispositifs existants – est donc un travail<br />

auquel il convient <strong>de</strong> s’atteler d’urgence.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Vive la sobriété heureuse<br />

303<br />

Postface 3<br />

Vive la sobriété heureuse<br />

Avant première <strong>de</strong> la leçon inaugurale 2009 <strong>de</strong> Patrick Viveret<br />

L’écologie politique, si elle veut être à la hauteur <strong>de</strong>s espérances qu’elle<br />

suscite, doit construire une réponse réellement systémique à la crise en articulant<br />

d’avantage qu’elle ne le fait aujourd’hui une critique <strong>de</strong> l’insoutenabilité <strong>de</strong> nos<br />

formes <strong>de</strong> croissance avec l’exigence du mieux être. Cette articulation suppose<br />

qu’elle intègre pleinement dans sa perspective la question sociale, <strong>de</strong> même<br />

que les socialistes européens se doivent eux <strong>de</strong> penser radicalement la question<br />

écologique. Et la question sociale pose plus radicalement encore la question<br />

humaine et la difficulté propre à notre espèce <strong>de</strong> penser et <strong>de</strong> vivre le rapport<br />

entre notre intelligence et nos émotions. C’est toute la question <strong>de</strong> ce que<br />

Felix Guattari nommait l’écosophie, la capacité <strong>de</strong> penser écologiquement et<br />

politiquement la question <strong>de</strong> la sagesse. C’est aussi ce que Pierre Rahbi nomme<br />

les enjeux d’une « sobriété heureuse » où s’articule, dans la justice sociale,<br />

le choix <strong>de</strong> la simplicité avec celui d’un art <strong>de</strong> vivre affranchi <strong>de</strong> sa boulimie<br />

consommatrice et consolatrice.<br />

Il nous faut d’abord voir que ce qui est commun à toutes les facettes <strong>de</strong> la<br />

crise, ce qui la rend donc systémique, c’est le couple formé par la démesure et le<br />

mal être. Ce que les grecs nommaient l’ubris, la démesure, est en effet au cœur<br />

<strong>de</strong> notre rapport déréglé à la nature par <strong>de</strong>ux siècles <strong>de</strong> productivisme et ses <strong>de</strong>ux<br />

gran<strong>de</strong>s conséquences : le dérèglement climatique et ce danger à ce point majeur<br />

pour la biodiversité que l’on peut évoquer le risque d’une « sixième gran<strong>de</strong><br />

extinction » <strong>de</strong>s espèces cette fois provoquée par le comportement irresponsable<br />

<strong>de</strong> notre propre famille humaine. C’est la démesure aussi qui a caractérisé<br />

le découplage entre l’économie financière et l’économie réelle : un ancien<br />

responsable <strong>de</strong> la Banque centrale <strong>de</strong> Belgique, Bernard Lietaer, a pu avancer<br />

qu’avant la crise, sur les 3 200 milliards <strong>de</strong> dollars qui s’échangeaient quotidiennement<br />

sur les marchés financiers, seuls 2,7% correspondaient à <strong>de</strong>s biens et<br />

services réels !… Démesure encore dans le creusement <strong>de</strong>s inégalités sociales<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


304 <strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>mondiale</strong>s tant à l’échelle <strong>de</strong> la planète qu’au cœur même <strong>de</strong> nos sociétés :<br />

lorsque la fortune personnelle <strong>de</strong> 225 personnes correspond au revenu <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

milliards d’êtres humains (chiffres <strong>de</strong>s Nations Unies), lorsque les in<strong>de</strong>mnités <strong>de</strong><br />

départ d’un PDG qui a mis son entreprise en difficulté peuvent représenter plus<br />

<strong>de</strong> mille fois le salaire mensuel <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong> ses employés. Démesure enfin, il ne<br />

faudrait pas l’oublier, cette fois dans les rapports au pouvoir, qui a été à l’origine<br />

<strong>de</strong> l’autre grand effondrement politique récent, il y a tout juste vingt ans, celui<br />

du système soviétique et <strong>de</strong> sa logique totalitaire. Il est important <strong>de</strong> le rappeler<br />

si l’on veut éviter le mouvement pendulaire <strong>de</strong>s années trente qui vit un politique<br />

<strong>de</strong> plus en plus autoritaire, guerrier et finalement totalitaire, prendre la relève du<br />

capitalisme dérégulé <strong>de</strong>s années d’avant crise.<br />

Ainsi le caractère transversal <strong>de</strong> cette démesure permet <strong>de</strong> comprendre<br />

le caractère systémique <strong>de</strong> la crise et l’on comprend alors que <strong>de</strong>s réponses<br />

cloisonnées qui cherchent par exemple à n’abor<strong>de</strong>r que son volet financier se<br />

traduisent finalement par une fuite en avant dans le cas <strong>de</strong> la crise bancaire<br />

doublé <strong>de</strong> fuites en arrière dans le cas <strong>de</strong> la crise sociale : comme quoi les caisses<br />

ne sont pas vi<strong>de</strong>s pour tout le mon<strong>de</strong> !<br />

Mais pour construire, au-<strong>de</strong>là d’une écologie politique, une « écosophie<br />

politique » il faut faire un pas supplémentaire dans l’analyse et comprendre ce<br />

qui lie profondément cette démesure au mal <strong>de</strong> vivre <strong>de</strong> nos sociétés. Celle-ci<br />

constitue en effet une forme compensatrice pour <strong>de</strong>s sociétés mala<strong>de</strong>s <strong>de</strong> vitesse,<br />

<strong>de</strong> stress, <strong>de</strong> compétition qui génèrent un triple comportement guerrier à l’égard<br />

<strong>de</strong> la nature, d’autrui et <strong>de</strong> nous-mêmes. En ce sens nos « société <strong>de</strong> consommation<br />

» sont en réalité <strong>de</strong>s « sociétés <strong>de</strong> consolation » et cette caractéristique se<br />

lit économiquement dans le décalage entre les « budgets vitaux » et les dépenses <strong>de</strong><br />

stupéfiants, <strong>de</strong> publicité et d’armement. En 1998, le programme <strong>de</strong>s Nations unies<br />

pour le développement (PNUD) comparait en effet les budgets supplémentaires<br />

nécessaires pour couvrir les besoins vitaux <strong>de</strong> la planète (éradication <strong>de</strong> la faim,<br />

accès à l’eau potable, aux soins <strong>de</strong> base, au logement, etc.) et mettait en évi<strong>de</strong>nce<br />

que les seules dépenses <strong>de</strong> stupéfiants représentaient dix fois les sommes requises<br />

pour ces besoins vitaux (à l’époque 400 milliards par rapport aux 40 milliards<br />

recherchés par les Nations Unies). Même écart s’agissant <strong>de</strong>s dépenses annuelles <strong>de</strong><br />

publicité. La société dure est en permanence compensée par la production du rêve<br />

d’une société harmonieuse, et l’endroit par excellence où s’opère ce rapport est la<br />

publicité qui ne cesse <strong>de</strong> nous vendre <strong>de</strong> la beauté, du bonheur, <strong>de</strong> l’amour, voire<br />

<strong>de</strong> l’authenticité, messages dans l’ordre <strong>de</strong> l’être, pour mieux nous faire consommer<br />

dans l’ordre <strong>de</strong> l’avoir. Quant aux budgets militaires qui expriment les logiques <strong>de</strong><br />

peur, <strong>de</strong> domination et caractérisent par conséquent les coûts (et les coups) <strong>de</strong> la<br />

maltraitance inter-humaine, ils représentaient eux vingt fois ces sommes ! A eux<br />

trois ces dépenses passives <strong>de</strong> mal être représentent (car le même écart est maintenu<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Vive la sobriété heureuse<br />

305<br />

dix ans après) environ quarante fois les dépenses actives <strong>de</strong> mieux être nécessaires<br />

pour sortir l’humanité <strong>de</strong> la misère et assurer un développement humain soutenable<br />

tout à la fois écologique et social.<br />

Il nous faut donc répondre au couple formé par la démesure et le mal être<br />

par un autre couple celui <strong>de</strong> la « sobriété heureuse » formé par l’acceptation <strong>de</strong>s<br />

limites et par l’enjeu positif du « bien vivre » (termes du Forum social mondial<br />

<strong>de</strong> Belem 181 ) ou ce que les « Dialogues en Humanité 182 » évoquent sous le terme<br />

<strong>de</strong> la construction <strong>de</strong> politiques et d’économies du mieux être.<br />

Et c’est ici que l’écologie doit non seulement intégrer pleinement la question<br />

sociale, celle <strong>de</strong> la lutte contre les inégalités mais aussi la question humaine<br />

proprement dite c’est-à-dire la capacité à traiter ce que l’on pourrait appeler<br />

« le bug émotionnel » <strong>de</strong> l’humanité qui est à la racine <strong>de</strong> ce qu’Edgar Morin<br />

nomme « l’homo sapiens <strong>de</strong>mens ». La question est en effet moins <strong>de</strong> « sauver la<br />

planète » -qui a <strong>de</strong> toutes manières plusieurs milliards d’années <strong>de</strong>vant elle avant<br />

son absorption par le soleil !- que <strong>de</strong> sauver l’humanité qui peut, elle, terminer<br />

prématurément en tête à queue sa brève aventure consciente dans l’univers.<br />

Or, comme le soulignait Spinoza, la gran<strong>de</strong> alternative à la peur est du côté<br />

<strong>de</strong> la joie. La différence aujourd’hui rési<strong>de</strong> dans le fait que ce qui était traditionnellement<br />

<strong>de</strong> l’ordre personnel et privé <strong>de</strong>vient un enjeu politique planétaire. La<br />

question <strong>de</strong> la sagesse, c’est-à-dire la question fondamentale <strong>de</strong> l’art <strong>de</strong> vivre, qui<br />

cherche à épouser pleinement la condition humaine au lieu <strong>de</strong> vouloir la fuir,<br />

<strong>de</strong>vient alors une question pleinement politique.<br />

Nous sommes en effet à la fin du cycle <strong>de</strong>s temps mo<strong>de</strong>rnes qui furent<br />

marqués par ce que Max Weber, d’une formule saisissante, avait caractérisé<br />

comme « le passage <strong>de</strong> l’économie du salut au salut par l’économie ». La crise<br />

actuelle, démontre que ces promesses n’ont pas été tenues. L’un <strong>de</strong>s enjeux<br />

aujourd’hui est <strong>de</strong> savoir comment sortir <strong>de</strong> ce grand cycle <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité par<br />

le haut, les intégristes le faisant par le bas : gar<strong>de</strong>r le meilleur <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité,<br />

l’émancipation, les droits humains et singulièrement ceux <strong>de</strong>s femmes qui<br />

en constitue l’indicateur le plus significatif, la liberté <strong>de</strong> conscience, le doute<br />

méthodologique, mais sans le pire, la chosification <strong>de</strong> la nature, du vivant, <strong>de</strong>s<br />

animaux et à terme <strong>de</strong>s humains, la marchandisation n’étant qu’une <strong>de</strong>s formes<br />

<strong>de</strong> cette chosification. Et retrouver, dans le même temps, ce qu’il y a <strong>de</strong> meilleur<br />

dans les sociétés <strong>de</strong> tradition, mais là aussi en procédant à un tri sélectif par<br />

rapport au pire : un rapport respectueux à la nature, sans qu’il soit <strong>de</strong> pure<br />

soumission, un lien social fort mais non un contrôle social, <strong>de</strong>s enjeux <strong>de</strong> sens<br />

ouverts et pluralistes et non <strong>de</strong>s intégrismes excluants.<br />

181 <strong>Les</strong> Forums sociaux mondiaux sont organisés <strong>de</strong>puis 2001 comme une réponse sociale et altermondialiste au Forum économique<br />

annuel <strong>de</strong> Davos, d’abord à Porto Alegre au Brésil, puis en In<strong>de</strong>, à Nairobi et, en 2009, à Belem, en Amazonie Brésilienne.<br />

182 <strong>Les</strong> Dialogues en humanité sont <strong>de</strong>s forums d’échanges sur l’homme, l’humanité et l’humanisme, organisés chaque année <strong>de</strong>puis<br />

2002 à Lyon.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


306 <strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Une gran<strong>de</strong> partie du <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> l’humanité se joue en effet dans l’alternative<br />

guerre ou dialogue <strong>de</strong>s civilisations. Nous ne sommes pas condamnés soit à<br />

la projection <strong>mondiale</strong> du modèle occi<strong>de</strong>ntal soit à l’acceptation au nom du<br />

relativisme culturel d’atteintes fondamentales aux droits humains, à commencer<br />

par ceux <strong>de</strong>s femmes. On peut récuser l’impérialisme et le colonialisme, sans être<br />

obligés <strong>de</strong> tolérer l’intégrisme et l’exclusion. C’est alors la co-construction d’une<br />

citoyenneté terrienne qui est en jeu, et la rencontre <strong>de</strong>s sagesses du mon<strong>de</strong> est<br />

alors un enjeu capital dans cette perspective où l’homo sapiens-sapiens à défaut<br />

d’être une origine pourrait être, <strong>de</strong>vrait être un projet. C’est à ce projet planétaire<br />

qu’une Europe qui a payé le prix lourd pour comprendre que la barbarie n’est pas<br />

un danger extérieur, mais le risque intérieur par excellence <strong>de</strong> l’humanité, peut<br />

pleinement contribuer.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Bibliographie<br />

307<br />

Pour aller plus loin avec les mêmes auteurs<br />

Bernard Chevassus-au-Louis<br />

Retour <strong>de</strong> l’irrationnel ou conflit <strong>de</strong> rationalités. Que mangeons-nous ? Revue Projet, année<br />

2000 N° 261<br />

L’appropriation du vivant : <strong>de</strong> la biologie au débat social, Revue Courrier <strong>de</strong> l’environnement<br />

<strong>de</strong> l’INRA, année 2000 N°40 (Texte <strong>de</strong> la conférence à L’Université <strong>de</strong> Tous <strong>Les</strong><br />

Savoirs, Paris, janvier 2000)<br />

Comment organiser la participation <strong>de</strong>s citoyens à l’évaluation <strong>de</strong>s risques ? Revue Demeter<br />

2001, Editions A. Colin, Paris.<br />

L’analyse du risque alimentaire : quels principes, quels modèles, quelles organisations pour <strong>de</strong>main ?<br />

Revue OCL année 2001 N° 8 (texte <strong>de</strong> la conférence <strong>de</strong> l’OCDE sur la sécurité<br />

sanitaire <strong>de</strong>s aliments issus d’OGM, Edinburgh, février 2000)<br />

<strong>Les</strong> crises alimentaires sont-elles durables ? Actes <strong>de</strong>s 14 e rencontres Agoral « Prévision,<br />

analyse et gestion du risque alimentaire », Nancy mars 2002, Ed. TEC& DOC,<br />

Lavoisier, Paris<br />

Socialiser l’innovation : un pari pour <strong>de</strong>main, avec V. Lamblin et P. Schmidt In « Avenirs<br />

<strong>de</strong> la recherche et <strong>de</strong> l’innovation en France », sous la direction <strong>de</strong> LESOURNE<br />

et alii., Paris 2004, La Documentation Française,<br />

Que déci<strong>de</strong>r ? Comment ? Vers une stratégie nationale <strong>de</strong> recherche sur la biodiversité pour un<br />

développement durable, avec R. Barbault et P. Blandin In : « Biodiversité et changements<br />

globaux. Enjeux <strong>de</strong> société et <strong>défis</strong> pour la recherche ». Sous la direction <strong>de</strong> R.<br />

Barbault et B Chevassus-au-Louis, Editions ADPF du Ministère <strong>de</strong>s Affaires<br />

étrangères 2004<br />

Biodiversité, changements globaux et développement durable : <strong>de</strong> nouveaux concepts pour <strong>de</strong> nouvelles<br />

approches avec R. Barbault et P. Blandin In : « Pour la Biodiversité. Manifeste pour<br />

une politique rénovée du patrimoine naturel » Ed. A.Venir, Paris 2005<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


308 <strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

2030 Le krach écologique, Grasset 2008<br />

Geneviève Ferone<br />

Ce que Développement durable veut dire, Ouvrage collectif, Editions d’organisation 2003<br />

Le développement durable - Des enjeux stratégiques pour l’entreprise, avec Charles-Henri<br />

d’Arcimoles et Pascal Bello, Éditions d’organisation, 2003<br />

Le système <strong>de</strong> retraite américain ; les fonds <strong>de</strong> pension, Association d’économie financière, 1997<br />

Michel Griffon<br />

Développement durable, ensemble ? Avec Marie-Odile Monchicourt - Platypus Press 2003<br />

Succès et limites <strong>de</strong>s révolutions vertes, In Actes du séminaire du Cirad septembre 2005<br />

Le jardin d’agronomie tropicale, <strong>de</strong> l’agriculture coloniale au développement durable, avec Isabelle<br />

Lévêque et Dominique Pinon - Actes Sud 2005<br />

Nourrir la planète, pour une révolution doublement verte, Odile Jacob 2006<br />

L’agriculture intensive <strong>de</strong>vra connaître <strong>de</strong>s changements inévitables, In Agricultures 2007<br />

En 2050, la planète pourra-t-elle nourrir le mon<strong>de</strong> ? In Atlaséco 2007, Le nouvel<br />

Observateur<br />

La planète, ses crises et nous, avec Denis Dupré, Atlantica 2008<br />

Gérer la planète (titre provisoire), avec Florent Griffon, Odile Jacob 2009<br />

Axel Kahn<br />

La mé<strong>de</strong>cine du XXI e siècle : <strong>de</strong>s gènes et <strong>de</strong>s hommes, Bayard-Presse 1996<br />

Copies conformes, le clonage en question, Nil 1998, Pocket 2004<br />

Et l’Homme dans tout ça ? Plaidoyer pour un humanisme mo<strong>de</strong>rne, Nil 2000<br />

L’avenir n’est pas écrit, avec Albert Jacquard, Bayard 2001<br />

Doit-on légaliser l’euthanasie ? Avec André Comte-Sponville, Alain Houziaux et Marie<br />

<strong>de</strong> Hennezel, L’Atelier 2004<br />

Bioéthique et Liberté, Avec Dominique Lecourt et Christian Godin, Quadrige 2004<br />

Raisonnable et humain, Nil 2004 – Pocket 2006<br />

Le secret <strong>de</strong> la salamandre, la mé<strong>de</strong>cine en quête d’immortalité, avec Fabrice Papillon, Nil 2005<br />

L’homme ce roseau pensant, essai sur les racines <strong>de</strong> la nature humaine, Nil 2007 – Pocket 2008<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Bibliographie<br />

309<br />

L’homme pluriel, avec Patrick <strong>de</strong> Wil<strong>de</strong>, La Martinière 2008<br />

L’ultime liberté, Plon 2008<br />

Vivre toujours plus, le philosophe et le généticien, avec Roger-Paul Droit, Bayard 2008<br />

L’homme, le bien, le mal, une morale sans transcendance, avec Christian Gaudin, Hachette 2008<br />

Edgard Pisani<br />

Pour une agriculture marchan<strong>de</strong> et ménagère, Aube 1994<br />

La passion <strong>de</strong> l’État, Arléa 1997<br />

Une certaine idée du mon<strong>de</strong>. L’utopie comme métho<strong>de</strong>, Seuil 2001<br />

Un vieil homme et la terre, Seuil 2003<br />

Vive la révolte ! Un vieil homme et la politique, Seuil 2006<br />

Le sens <strong>de</strong> l’Etat, Aube 2008<br />

Une politique <strong>mondiale</strong> pour nourrir le mon<strong>de</strong>, Springer 2008<br />

Patrick Viveret<br />

Pourquoi ça ne va pas plus mal, Fayard 2005<br />

Reconsidérer la richesse, Aube 2008<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


310 <strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Le Groupe ESA<br />

311<br />

Le Groupe ESA, un acteur majeur <strong>de</strong> l’enseignement<br />

supérieur agricole en France<br />

Au cœur du pôle <strong>de</strong> compétitivité mondial du végétal spécialisé Végépolys,<br />

et au sein <strong>de</strong> la première région agricole et agro-alimentaire <strong>de</strong> France,<br />

le Groupe Ecole supérieure d’agriculture d’Angers, plus grand groupe<br />

d’enseignement supérieur agricole français et disposant <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 110 ans<br />

d’expérience, propose plus <strong>de</strong> 50 formations du bac au bac+6 ; autour<br />

d’une école d’ingénieurs du même nom, il a progressivement développé un<br />

centre d’enseignement à distance (CERCA), un centre d’apprentissage, une<br />

école <strong>de</strong> gestion et <strong>de</strong> commerce, Agricadre, mais aussi <strong>de</strong>s masters comme<br />

<strong>Vintage</strong> (viticulture œnologie), Food i<strong>de</strong>ntity ou Juturna (impacts environnementaux),<br />

<strong>de</strong>s BTS, <strong>de</strong>s licences, etc.<br />

Il est membre actif du Pôle <strong>de</strong> recherche et d’enseignement supérieur UNAM<br />

(Université Nantes, Angers, Le Mans), <strong>de</strong> la FESIA (Ingénieurs pour l’alimentation,<br />

l’agriculture et l’environnement), la FESIC (Fédération <strong>de</strong>s Ecoles<br />

Supérieures d’Ingénieurs et <strong>de</strong> Cadres), la CGE (Conférence <strong>de</strong>s Gran<strong>de</strong>s<br />

Ecoles), du CNEAP (Conseil National <strong>de</strong> l’Enseignement Agricole Privé),<br />

<strong>de</strong> Valcampus, coordination <strong>de</strong>s établissements d’enseignement supérieur<br />

et <strong>de</strong> recherche <strong>de</strong> Végépolys, du pôle agroalimentaire WEST (Well Eating<br />

Sustainable Territory), ainsi que du pôle <strong>de</strong> compétences Ouest du Ministère<br />

<strong>de</strong> l’Agriculture (avec <strong>de</strong>s accords privilégiés avec Agrocampus Ouest).<br />

Le Groupe ESA dispose <strong>de</strong> 4 laboratoires <strong>de</strong> recherche : LEVA (Laboratoire<br />

d’Ecophysiologie Végétale et Agro-Écologie), GRAPPE (Groupe <strong>de</strong> Recherche<br />

en Agro-alimentaire sur les Produits et les Procédés pour l’agro-industrie et<br />

l’Environnement), LARESS (Laboratoire <strong>de</strong> Recherche En Sciences Sociales)<br />

et laboratoire <strong>de</strong> Zootechnie, ainsi que d’une unité <strong>de</strong> recherche en paysage<br />

et d’un centre d’éco Conseil.<br />

Chaque année, 3 000 étudiants bénéficient d’une pédagogie qui associe<br />

l’expérience terrain, l’acquisition <strong>de</strong>s fondamentaux scientifiques et techniques<br />

et le développement <strong>de</strong>s qualités humaines. Le parc <strong>de</strong> 4 hectares, à proximité<br />

du centre ville d’Angers, constitue un cadre d’apprentissage exceptionnel,<br />

avec plus <strong>de</strong> 19 000 m² <strong>de</strong> locaux.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


312 <strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Le Groupe ESA prend ses racines dès la fin du XIX e siècle dans la création<br />

<strong>de</strong> l’Ecole Supérieure d’Agriculture à Angers. Celle-ci, fondée en 1898 par<br />

<strong>de</strong>s personnalités professionnelles et rurales <strong>de</strong> l’Ouest et les Jésuites, a<br />

accompagné le développement <strong>de</strong> l’agriculture du Grand Ouest français,<br />

en particulier dans sa caractéristique solidaire : nombre <strong>de</strong>s dirigeants <strong>de</strong>s<br />

coopératives, mutuelles, syndicats, chambres, groupements, etc., sont issus<br />

<strong>de</strong> la Rue Rabelais d’Angers.<br />

Il forme pour les entreprises et milieux agricoles, alimentaires et ruraux, <strong>de</strong>s<br />

professionnels compétents, créateurs et responsables, porteurs <strong>de</strong> valeurs<br />

humaines et d’innovation, pour impulser un développement durable, solidaire<br />

et respectueux <strong>de</strong>s générations futures.<br />

Ancrée dans l’ouest <strong>de</strong> la France, son ambition <strong>de</strong> connaissances et <strong>de</strong><br />

maîtrise <strong>de</strong> la vie végétale et animale, ainsi que <strong>de</strong> l’alimentation, s’étend<br />

aux dimensions <strong>de</strong> l’Europe et du mon<strong>de</strong>. Il s’efforce <strong>de</strong> trouver <strong>de</strong>s moyens<br />

<strong>de</strong> bien nourrir tous les hommes, via une agriculture productive à haute<br />

intensité environnementale et en préservant la santé et le cadre <strong>de</strong> vie.<br />

Il accueille <strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> tous horizons qui aspirent à une<br />

formation après le bac ou une promotion professionnelle, pour les ai<strong>de</strong>r à<br />

s’y accomplir et à progresser vers l’excellence, tant sur leurs compétences<br />

scientifiques et techniques qu’en matière <strong>de</strong> compréhension <strong>de</strong>s hommes et<br />

du mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong> confiance en soi et <strong>de</strong> capacité à s’engager.<br />

Une « charte » décrit l’esprit dans lequel il travaille (voir pages suivantes).<br />

Ses formations se répartissent en sept grands domaines :<br />

• L’agriculture et l’élevage<br />

• La viticulture et l’œnologie<br />

• L’agroalimentaire<br />

• L’horticulture et le paysage<br />

• Le commerce, la distribution et le marketing <strong>de</strong> ces mêmes produits<br />

• La gestion <strong>de</strong>s entreprises agricoles et agroalimentaires<br />

• L’environnement et l’aménagement du territoire<br />

La plupart <strong>de</strong> ces formations sont développées selon plusieurs modalités :<br />

• La voie <strong>de</strong> la formation initiale, la plus fréquentée.<br />

• La voie <strong>de</strong> l’apprentissage, à tous les niveaux (plus <strong>de</strong> 500 apprentis).<br />

• L’enseignement à distance, très actif avec Internet (plus <strong>de</strong> 800 inscrits)<br />

• La formation continue pour adultes, en particulier à travers l’accueil sur<br />

le campus d’écoles d’entreprises (dont Districampus).<br />

Le Groupe ESA pratique la pédagogie active, incluant <strong>de</strong> nombreuses étu<strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong> terrain, en particulier dans les <strong>de</strong>rnières étapes <strong>de</strong>s parcours Ingénieurs<br />

et Agricadre. Son expertise s’appuie sur 500 professionnels intervenants<br />

extérieurs, 80 administratifs et 115 enseignants et enseignants-chercheurs<br />

regroupés en dix départements :<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Le Groupe ESA<br />

313<br />

• Agronomie - agroécologie<br />

• Productions végétales Spécialisées<br />

• Productions animales<br />

• Environnement, paysage, et biodiversité<br />

• Viticulture et œnologie<br />

• Sciences et technologies aliments et bioressources<br />

• Sciences fondamentales et métho<strong>de</strong>s<br />

• Cultures, Langues et Communication<br />

• Conduite <strong>de</strong> l’entreprise<br />

• Economie et Sciences sociales<br />

Chaque année, plus <strong>de</strong> 700 professionnels y obtiennent un diplôme, dont<br />

une moitié <strong>de</strong> femmes :<br />

• 180 à 200 ingénieurs.<br />

1 • 250 à 300 BTS dans 6 spécialités différentes.<br />

• 120 à 150 licences professionnelles (principalement avec<br />

l’Université d’Angers)<br />

• 60 à 80 Agricadre.<br />

• 50 à 80 Masters.<br />

• Une dizaine <strong>de</strong> docteurs<br />

Un réseau international <strong>de</strong> 136 partenaires universitaires dans 40 pays<br />

permet chaque année 500 stages à l’étranger et l’accueil <strong>de</strong> 300 étudiants<br />

internationaux et d’enseignants <strong>de</strong> tous horizons. Le Groupe a mis en place<br />

en particulier <strong>de</strong>s diplômes internationaux, <strong>de</strong> nombreux doubles diplômes,<br />

<strong>de</strong>s formations sur mesure pour <strong>de</strong>s futurs cadres locaux <strong>de</strong>s entreprises<br />

françaises à l’international. Il s’efforce <strong>de</strong> travailler <strong>de</strong> façon intensive dans<br />

un certain nombre <strong>de</strong> pays, en particulier en Chine, Brésil, Russie et Europe<br />

Centrale. Il accueille 40 nationalités parmi les étudiants, et 15 parmi les<br />

enseignants.<br />

C’est dans ce contexte <strong>de</strong> diversité et d’échanges avec les acteurs nationaux<br />

et internationaux du mon<strong>de</strong> agricole et du domaine <strong>de</strong> la formation que<br />

le 2 Groupe ESA a instauré <strong>de</strong>puis 2003 pour tous ses étudiants la tradition<br />

<strong>de</strong> la leçon inaugurale. A l’occasion <strong>de</strong> l’inauguration <strong>de</strong> locaux rénovés,<br />

en octobre 2009, il édite à ce recueil récapitulatif, qui donne sens à son<br />

action.<br />

Groupe ESA<br />

55, rue Rabelais, 49000 Angers, France<br />

Tél. : (02) 41 23 55 55<br />

Internet : http://www.groupe-esa.com/<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


314 <strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

La Charte du Groupe ESA<br />

Le Groupe ESA veut rester fidèle aux valeurs et au projet mis en oeuvre<br />

par ses fondateurs. Il pose donc ses choix institutionnels et pédagogiques<br />

fondamentaux en conséquence et plus particulièrement en référence aux<br />

métho<strong>de</strong>s 3 ignaciennes. Tout en respectant la liberté <strong>de</strong> chacun il souhaite<br />

faire connaître ces références à tous ceux qui entrent dans le Groupe,<br />

collaborateurs ou élèves, croyants ou non croyants, mais attend qu’ils<br />

adhèrent aux principes ci<strong>de</strong>ssous qui en découlent.<br />

Principes fondateurs<br />

<strong>Les</strong> instances dirigeantes, collaborateurs et élèves du Groupe ESA s’efforcent<br />

<strong>de</strong> mettre en œuvre un certain nombre <strong>de</strong> principes, tant dans le management<br />

interne et externe du Groupe que dans la pédagogie qu’il met en œuvre :<br />

• Regar<strong>de</strong>r le mon<strong>de</strong> avec confiance et mobiliser notre désir <strong>de</strong> le<br />

construire plus juste, équitable et fraternel.<br />

• Respecter les convictions personnelles <strong>de</strong> chacun, s’ouvrir à tous et<br />

exiger <strong>de</strong> chacun le respect <strong>de</strong>s convictions <strong>de</strong>s autres.<br />

• Être convaincu que toute personne est unique, capable <strong>de</strong> progresser<br />

et appelée à une liberté créatrice, responsable et solidaire.<br />

• Allier la formation et l’éducation, la transmission du savoir et<br />

l’initiation à la vie, car les étu<strong>de</strong>s engagent la personne toute entière.<br />

Au Groupe ESA, nous souhaitons ai<strong>de</strong>r au développement le plus complet<br />

possible <strong>de</strong>s talents donnés à chacun, élèves et collaborateurs, car tous sont<br />

invités à l’excellence.<br />

Former <strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong>s femmes créateurs et responsables<br />

Le Groupe ESA souhaite que <strong>de</strong> leur passage dans nos établissements sortent<br />

<strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong>s femmes qui oseront et sauront prendre <strong>de</strong>s initiatives<br />

et 4 <strong>de</strong>s responsabilités dans tous les domaines (professionnels, associatifs,<br />

syndicaux et coopératifs, familiaux, citoyens, etc.) et créer <strong>de</strong>s richesses, <strong>de</strong>s<br />

emplois, <strong>de</strong>s relations et <strong>de</strong>s solidarités.<br />

Enraciné dans les pratiques concrètes, conscient que les métiers <strong>de</strong> cadres,<br />

ingénieurs ou techniciens, exigent une maîtrise scientifique et humaine<br />

rigoureuse, il ai<strong>de</strong> les jeunes à découvrir où se puisent l’imagination et<br />

l’audace <strong>de</strong> l’engagement :<br />

• sur la confiance issue <strong>de</strong>s savoirs bien maîtrisés,<br />

• sur l’assurance <strong>de</strong> correspondre à ses aspirations profon<strong>de</strong>s,<br />

• sur le désir sincère <strong>de</strong> répondre aux besoins et aux appels du temps.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Le Groupe ESA<br />

315<br />

En construisant ses relations avec les enseignants, mais également entre<br />

élèves, à l’intérieur <strong>de</strong> la communauté éducative et dans la cité, chacun doit<br />

donc y apprendre progressivement :<br />

• à repérer les élans qui l’animent,<br />

• à discerner parmi ses désirs et ses capacités ceux qui sont<br />

davantage porteurs <strong>de</strong> vie,<br />

• et à choisir sa vie en conséquence.<br />

Former <strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong>s femmes compétents tournés vers l’action.<br />

Pour former <strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong>s femmes qui mobilisent aussi bien leur intelligence<br />

que leur imagination, leur affectivité que leur capacité physique, leurs<br />

émotions que leurs intuitions, le Groupe ESA insiste sur :<br />

5<br />

la polyvalence <strong>de</strong> la formation :<br />

• un fort investissement dans les sciences du vivant,<br />

• le soin apporté à conjuguer les bases théoriques et expérimentales,<br />

• l’attention aux métho<strong>de</strong>s et outils globaux qui permettent <strong>de</strong><br />

comprendre et d’évaluer l’entreprise, son environnement et ses<br />

évolutions ainsi que les conséquences sociales, économiques et<br />

environnementales <strong>de</strong> ses activités,<br />

• le développement <strong>de</strong> l’aptitu<strong>de</strong> à recueillir et traiter l’information et à<br />

la communiquer,<br />

la compréhension <strong>de</strong>s mécanismes régissant les relations humaines individuelles<br />

et collectives, l’attention portée au développement <strong>de</strong> rapports<br />

humains positifs, respectueux et solidaires : écoute, compréhension,<br />

travail en commun, etc.<br />

l’entraînement à la vie professionnelle :<br />

• une mise en œuvre <strong>de</strong>s savoirs acquis dans une réalité<br />

pluridisciplinaire,<br />

• l’acquisition d’un premier <strong>de</strong>gré d’expertise professionnelle.<br />

Mettre en œuvre une pédagogie différenciée qui privilégie l’expérience.<br />

Le Groupe ESA a la conviction que les étu<strong>de</strong>s engagent la personne toute<br />

entière et qu’elles sont le lieu privilégié d’une formation humaine. Un<br />

technicien compétent est un homme ou une femme d’expérience ; fut-il<br />

débutant, son comportement et ses choix s’appuient sur une expérience<br />

humaine. Il s’est confronté au réel et il a appris à en tirer profit. Il s’est<br />

laissé toucher par les rencontres, par l’affrontement aux problèmes, par la<br />

recherche <strong>de</strong>s solutions. Il a éprouvé les chances et les difficultés du travail<br />

en commun, ainsi que la fidélité quotidienne à mener ses projets jusqu’au<br />

bout. Ainsi il a appris à construire sa liberté personnelle.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


316 <strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Pour que l’acquisition <strong>de</strong>s savoirs <strong>de</strong>vienne profitable et que l’élève accè<strong>de</strong> à<br />

une expérience, il doit « se mettre en exercice » c’est-à-dire poser ses choix,<br />

chercher et trouver par lui-même, confiant tant en ses propres aptitu<strong>de</strong>s que<br />

dans la compétence du formateur. L’enseignant <strong>de</strong>vient alors l’éveilleur d’une<br />

liberté, le témoin et l’accompagnateur d’un mûrissement et d’un effort <strong>de</strong><br />

synthèse personnelle. Cette manière <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r implique pour l’enseignant<br />

une part <strong>de</strong> renoncement et pour l’élève le consentement à la durée d’un<br />

parcours patient. Cette pédagogie prend tout son sens avec :<br />

6<br />

• la pratique <strong>de</strong> processus pédagogiques compatibles avec <strong>de</strong>s publics<br />

diversifiés non seulement par l’âge mais aussi par le parcours antérieur<br />

scolaire ou professionnel, ainsi que par la forme d’intelligence,<br />

• le souci d’offrir <strong>de</strong>s passerelles entre niveaux et filières permettant à<br />

chacun <strong>de</strong> « <strong>de</strong>venir ce qu’il est capable <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir » c’est-à-dire <strong>de</strong><br />

valoriser son projet professionnel,<br />

• les programmes pédagogiques comportant le plus possible<br />

d’exercices : stages, travaux personnels et <strong>de</strong> groupes, mémoires, pour<br />

lesquels les enseignants fournissent le cadre nécessaire à une vraie<br />

préparation et à une relecture approfondie <strong>de</strong>s expériences vécues,<br />

• une évaluation validée par un accompagnement pédagogique<br />

personnalisé.<br />

Se mettre au service <strong>de</strong>s filières agricoles, agro-alimentaires<br />

et <strong>de</strong>s territoires ruraux.<br />

La gamme <strong>de</strong>s actions conduites par le Groupe ESA est le résultat d’initiatives<br />

fondatrices successives indissociables <strong>de</strong> son projet éducatif global sur le<br />

mon<strong>de</strong> agricole et rural. Ce développement s’inscrit dans la volonté d’agir<br />

avec discernement à tous les niveaux du mon<strong>de</strong> agro-alimentaire et d’être un<br />

facteur <strong>de</strong> synergie et <strong>de</strong> lien entre les personnes. Il s’exerce au moins dans<br />

<strong>de</strong>ux directions :<br />

Le Groupe ESA souhaite accueillir ceux qui aspirent à une formation ou<br />

une promotion professionnelle dans le mon<strong>de</strong> agricole, agro-alimentaire<br />

et rural en même temps qu’une formation humaine, pour les ai<strong>de</strong>r à s’y<br />

accomplir et à progresser vers l’excellence :<br />

• à tous les niveaux <strong>de</strong> l’enseignement supérieur,<br />

• sur tous les aspects <strong>de</strong>s métiers liés au vivant et au mon<strong>de</strong> rural :<br />

techniques, financiers, juridiques, organisationnels, liés au marketing,<br />

commerciaux, territoriaux, etc. et ce, à la fois dans chaque<br />

formation, mais également en créant <strong>de</strong>s parcours spécialisés<br />

chaque fois que le besoin <strong>de</strong> la profession s’en fait sentir,<br />

• selon <strong>de</strong>s approches pédagogiques appropriées adaptées à chaque<br />

public : formations première, continue, permanente, à distance, par<br />

apprentissage, etc.,<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


Le Groupe ESA<br />

317<br />

• <strong>de</strong> tous les milieux sociaux, recherchant en permanence toutes les<br />

formules facilitant l’accès aux étu<strong>de</strong>s supéri eures quelles que soient<br />

les ressources <strong>de</strong> la famille,<br />

• sans se limiter à la France en accueillant <strong>de</strong>s professionnels <strong>de</strong> tous<br />

pays et <strong>de</strong> toutes cultures, attentif aux pays en voie <strong>de</strong> développement.<br />

Le Groupe ESA se veut un acteur du développement technique, social et<br />

économique pour que c ette activité <strong>de</strong> formation soit pleinement ancrée sur<br />

le réel et dans la continuité <strong>de</strong> son histoire. Il est un lieu <strong>de</strong> forte expertise sur<br />

les questions touchant aux filières agricoles, alimentaires et aux territoires<br />

ruraux. Il enrichit cette expertise par différentes voies : la recherche, les<br />

étu<strong>de</strong>s, la consultance, l’enseignement lui-même et les relations internationales,<br />

et la met au service <strong>de</strong>s différents acteurs <strong>de</strong> ces filières.<br />

Se mettre à l’écoute du mon<strong>de</strong>.<br />

Le Groupe ESA est conscient que c’est à l’échelle planétaire qu’il faut<br />

réfléchir les relations entre les sociétés, leurs besoins actuels et futurs, ainsi<br />

que l’évolution <strong>de</strong>s sciences et <strong>de</strong>s techniques. L’ouverture à l’étranger est<br />

un impératif professionnel. C’est également un enjeu majeur <strong>de</strong> formation<br />

humaine, où l’on apprend à se connaître en rencontrant et en respectant<br />

l’autre et sa culture.<br />

Croître en liberté <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d’entrer en solidarité. Il souhaite donc former<br />

<strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong>s femmes curieux du mon<strong>de</strong>, soucieux du bien commun,<br />

solidaires <strong>de</strong> ceux qui s’interrogent et attentifs aux plus pauvres.<br />

Il choisit <strong>de</strong> ne rien esquiver <strong>de</strong>s débats humains et d’y prendre une part<br />

active en se donnant les moyens <strong>de</strong> confronter les cultures et les opinions,<br />

en France et dans le mon<strong>de</strong>, notamment sur l’agriculture et ses activités<br />

périphériques.<br />

Solidaire <strong>de</strong> ceux pour lesquels le mon<strong>de</strong> est dur et parce qu’en particulier<br />

le secteur agricole et alimentaire national et mondial est <strong>de</strong>venu un univers<br />

<strong>de</strong> compétition parfois sans merci, le Groupe ESA souhaite que son<br />

enseignement et son style <strong>de</strong> vie contribuent à bâtir un mon<strong>de</strong> plus fraternel,<br />

que l’écoute, la patience et la tolérance y aient une place réelle.<br />

<strong>Les</strong> éléments constituant cette charte ne se préten<strong>de</strong>nt pas la synthèse <strong>de</strong><br />

pratiques achevées. De même que l’espérance chrétienne tend vers un idéal<br />

toujours recherché et jamais atteint, ils veulent être une interrogation et une<br />

remise en question permanentes pour tous ceux qui participent et contribuent<br />

aux missions du Groupe ESA quels que soient leur métier et leur fonction.<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


318 <strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


319<br />

Table <strong>de</strong>s matières<br />

Préface. Agriculture : <strong>de</strong> quoi s’agit-il ? et Que faire ? 5<br />

Chapitre 1.<br />

Chapitre 2.<br />

Chapitre 3.<br />

Le mon<strong>de</strong> pourra-t-il nourrir le mon<strong>de</strong> et l’Europe<br />

gar<strong>de</strong>r ses paysans ? - Edgar Pisani 15<br />

Relever ensemble les <strong>défis</strong> écologiques <strong>de</strong> la planète<br />

Geneviève Ferone 45<br />

Biodiversité, un nouveau regard<br />

Bernard Chevassus-au-Louis 97<br />

Chapitre 4. Biotechnologies, progrès - Axel Kahn 131<br />

Chapitre 5.<br />

Chapitre 6.<br />

Pour <strong>de</strong>s agricultures écologiquement intensives<br />

Michel Griffon 169<br />

Refon<strong>de</strong>r la recherche agronomique<br />

Bernard Chevassus-au Louis 193<br />

Chapitre 7. De nouvelles politiques agricoles - Michel Griffon 227<br />

Chapitre 8.<br />

Postface 1.<br />

Postface 2.<br />

Construire une gouvernance éthique du partage <strong>de</strong>s<br />

ressources - Geneviève Ferone 257<br />

Vers une agriculture écologiquement intensive<br />

Michel Griffon et l’association AEI 289<br />

<strong>Les</strong> capitaux du développement durable<br />

Bernard Chevassus-au-Louis et Michel Griffon 297<br />

Postface 3. Vive la sobriété heureuse - Patrick Viveret 303<br />

Pour aller plus loin avec les mêmes auteurs (bibliographie) 307<br />

Présentation du Groupe ESA 311<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA


320 <strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture <strong>mondiale</strong><br />

Edition : Groupe ESA (École Supérieure d’Agriculture d’Angers)<br />

1 ere édition : octobre 2009<br />

©Groupe ESA<br />

55, rue Rabelais, 49000 Angers<br />

Composition - maquette : Atelier TROMBONE<br />

Imprimeur : ABELIA<br />

Imprimé en France<br />

<strong>Les</strong> <strong>défis</strong> <strong>de</strong> l’agriculture au XXI e siècle - Leçons inaugurales du Groupe ESA

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