2.2Marquer et écrireson désaccordDe l’été <strong>1940</strong> jusqu’à <strong>la</strong> Libération, <strong>de</strong>s Français<strong>de</strong> plus en plus nombreux, en dépit <strong>de</strong>srisques encourus bravent les interdits, seréapproprient avec courage et inventivitél’espace public et reprennent <strong>la</strong> parole.<strong>Le</strong>s graffitis<strong>Le</strong> geste <strong>de</strong> contestation, premier, évi<strong>de</strong>ntconsiste à barbouiller, à <strong>la</strong>cérer, à déchirer lesaffiches <strong>de</strong>s nouveaux maîtres. La pratiqueest <strong>de</strong> telle ampleur que dès juillet <strong>1940</strong>, l’occupantallemand accompagne ses affichagesd’un ban<strong>de</strong>au menaçant « l’altération <strong>de</strong> <strong>la</strong>présente affiche sera considéré comme unacte <strong>de</strong> sabotage et punie <strong>de</strong>s peines les plussévères ». L’État français suit l’exemple le21 janvier 1942.La <strong>de</strong>struction partielle ou totale n’est pas<strong>la</strong> seule forme d’altération pratiquée. Fleurissentsur les affiches officielles, <strong>de</strong>s ajouts<strong>de</strong> signes qui signifient que l’entreprised’intimidation et <strong>de</strong> duperie ne prend pas.Des p<strong>la</strong>cards <strong>de</strong> l’État français sont régulièrementcouverts <strong>de</strong> croix gammées ou <strong>de</strong>smots « vendus », « traîtres », en premier lieul’affiche reproduisant le discours radiodiffusé<strong>de</strong> Pétain justifiant <strong>la</strong> politique <strong>de</strong> col<strong>la</strong>borationengagée le 24 octobre <strong>1940</strong> lors <strong>de</strong> sarencontre avec Hitler à Montoire.<strong>Le</strong> détournement <strong>de</strong>s messages autorisésn’est pas exempt d’humour : au « c » <strong>de</strong> col<strong>la</strong>borationest substitué un « k » ; les portraitsreproduits <strong>de</strong>s dignitaires <strong>de</strong> l’État français,celui du « Maréchal » compris, sont affublés<strong>de</strong> moustache à <strong>la</strong> « Adolf».Il peut être aussi empreint <strong>de</strong> gravité. <strong>Le</strong>savis sinistres d’exécutions se couvrentd’inscriptions anonymes d’hommage auxpatriotes assassinés comme « mort <strong>pour</strong><strong>la</strong> France ». Parfois, <strong>de</strong>s bouquets <strong>de</strong> fleursdéposés à même le sol transforment le panneaud’affichage en une sorte <strong>de</strong> calvaire<strong>la</strong>ïque improvisé.Rapi<strong>de</strong>ment, ces inscriptions surajoutéestémoignent <strong>de</strong> <strong>la</strong> naissance et du développementd’une résistance organisée ou, <strong>pour</strong> lemoins, d’une sympathie <strong>de</strong>s auteurs avec <strong>la</strong>France libre et/ou avec les mouvements <strong>de</strong> <strong>la</strong>Résistance intérieure. La campagne <strong>de</strong>s « V »(comme signe <strong>de</strong> ralliement <strong>de</strong> tous ceuxqui refusent l’ordre nazi) est exemp<strong>la</strong>ireà cet égard. Lancée sur les on<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>la</strong> BBCen décembre <strong>1940</strong>, elle gagne toute l’Europe.En France, dans <strong>la</strong> foulée <strong>de</strong> l’émission « <strong>Le</strong>sFrançais parlent aux Français » du 22 mars1941 sur Radio Londres, les murs, les portes,les troncs d’arbres, le bitume <strong>de</strong>s chausséeset en premier lieu les panneaux d’affichageofficiels se couvrent <strong>de</strong> « V », simplesLa francisque, symbole <strong>de</strong> l’État français, esttransformée en hache du bourreau.Tract du Parti communiste c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stindénonçant l’exécution <strong>de</strong> militantscommunistes en 1941 (coll. Musée <strong>de</strong> <strong>la</strong>Résistance nationale/Champigny).ou enserrant une croix <strong>de</strong> Lorraine ou unefaucille et un marteau. Sous tension, commel’attestent les très nombreux rapports, <strong>la</strong>police française recense plus <strong>de</strong> 500 000 <strong>de</strong>ces inscriptions, rien que <strong>pour</strong> <strong>la</strong> région parisienneen 1941.<strong>Le</strong>s papillonsDe <strong>1940</strong> à 1944, à <strong>de</strong> rares exceptions près,<strong>la</strong> Résistance ne peut pas produire d’affichesdans leur forme c<strong>la</strong>ssique tant <strong>pour</strong><strong>de</strong>s raisons <strong>de</strong> moyens que <strong>pour</strong> les risquesencourus par ceux qui auraient à les transporteret à les p<strong>la</strong>car<strong>de</strong>r. Pour autant, ce<strong>la</strong>ne l’empêche pas sous d’autres formes, d’exposerpubliquement sa parole, <strong>de</strong> s’afficher.Dans <strong>la</strong> masse <strong>de</strong>s productions écritesc<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stines (plusieurs centaines <strong>de</strong> millions<strong>de</strong> feuilles vo<strong>la</strong>ntes <strong>de</strong> tous types, <strong>de</strong>journaux, <strong>de</strong> brochures, etc.) le papillontient d’emblée <strong>la</strong> ve<strong>de</strong>tte. Du format d’unevignette, sa fabrication est rapi<strong>de</strong> et simple.Il est réalisé sur <strong>de</strong>s formats courants déjàexistants comme <strong>de</strong>s étiquettes d’écolier :majoritairement l’œuvre <strong>de</strong>s organisations<strong>de</strong> jeunesse <strong>de</strong> <strong>la</strong> Résistance <strong>pour</strong> les appelsà célébrer les fêtes patriotiques ou inciter lesrequis au Service du travail obligatoire (STO)à gagner les maquis. Il est aussi dupliqué engrand nombre, sous <strong>la</strong> forme <strong>de</strong> p<strong>la</strong>nches àdécouper, telles celles <strong>de</strong> l’été 1942 produitespar <strong>la</strong> section juive <strong>de</strong> <strong>la</strong> Main-d’œuvreimmigrée (MOI du PCF) alertant <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tionsur <strong>la</strong> déportation <strong>de</strong>s enfants juifsinternés au camp <strong>de</strong> Drancy. Peu encombrant,le papillon est transporté, répartientre diffuseurs et apposé promptement etdiscrètement : un coup <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue sur le versosouvent préencollé suivi d’un ap<strong>la</strong>t <strong>de</strong> mainsur n’importe quel supportPapillon autocol<strong>la</strong>nt réalisé par le service <strong>de</strong>diffusion c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stine <strong>de</strong> <strong>la</strong> France Libre (coll.Musée <strong>de</strong> <strong>la</strong> Résistance nationale/Champigny).En un <strong>de</strong>ssin, une phrase, un signe sur fond<strong>de</strong>s trois couleurs nationales, un sigle, unesignature, il porte l’essentiel d’un messagerapi<strong>de</strong>ment lu, immédiatement compréhensibleet vite mémorisé. Enfin le papillon, fréquemment,peut jouer <strong>la</strong> fonction <strong>de</strong> «mini»tract, facile à disperser au vent par poignéedans une rue ou le long d’une route, à glisserdans le casier d’un collègue, le cabas d’uneménagère, un livre en bibliothèque, voirelesté d’un caillou au bout d’une ficelle à venirprendre sur les lignes électriques.<strong>Le</strong>s tracts<strong>Le</strong> tract politique – un texte sur supportpapier distribué à <strong>la</strong> sauvette à <strong>de</strong>s passants– est un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> communication trèsancien, très répandu et popu<strong>la</strong>ire en France(il échappait à <strong>la</strong> censure et au dépôt légal).S’appuyant sur cette tradition, les résistantsvont employer massivement cet outil <strong>pour</strong>diffuser leurs idées.<strong>Le</strong>s tracts résistants répon<strong>de</strong>nt aux mêmescaractéristiques <strong>de</strong> fabrication que lespapillons et les journaux : du fait main enquelques exemp<strong>la</strong>ires à l’imprimé typographiqueen plusieurs milliers d’exemp<strong>la</strong>ires ;recto ou recto-verso ; illustré ou non. Ilspeuvent être confectionnés en France par<strong>de</strong>s résistants ou à l’extérieur par <strong>la</strong> Francelibre (Londres ou Alger) ou <strong>de</strong>s services <strong>de</strong>sAlliés (en premier lieu britanniques). Dansce <strong>de</strong>rnier cas, ils sont parachutés au-<strong>de</strong>ssus<strong>de</strong> <strong>la</strong> France.Il en est <strong>de</strong> même <strong>pour</strong> les formats : <strong>de</strong> toutesles tailles, jusqu’à l’équivalent <strong>de</strong> l’actuel A4.Comme les papillons et les journaux, lestracts sont diffusés avec pru<strong>de</strong>nce.À l’opposé <strong>de</strong>s journaux, comme les papillons,les tracts n’ont pas <strong>de</strong> périodicité : ilsrépon<strong>de</strong>nt à un événement, à une question.Mais contrairement aux papillons avec leursRÉSISTANCE 12/13 10
Tract édité par le maquis du Limousin en 1943-1944(coll. Musée <strong>de</strong> <strong>la</strong> Résistance nationale/Champigny)messages brefs, les tracts développent, argumententune information, une idée. Uneseule, contrairement aux journaux qui euxfourmillent <strong>de</strong> messages.Comme les papillons et les journaux ilspeuvent être le produit d’une initiativenationale et dans ce cas reproduits en <strong>de</strong>smilliers d’exemp<strong>la</strong>ires tels : l’annonce enmai 1941 par le PCF <strong>de</strong> <strong>la</strong> création du Frontnational <strong>de</strong> lutte <strong>pour</strong> l’indépendance et<strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> <strong>la</strong> France ; <strong>la</strong> lettre pastorale<strong>de</strong> Mgr Saliège dénonçant les persécutionsantisémites reproduite par Libération (sud).Mais le plus souvent, les tracts sont d’initiativelocale, le fait <strong>de</strong> petits groupes. Ilsrépon<strong>de</strong>nt au plus près <strong>de</strong> l’événement enapportant les réponses aux popu<strong>la</strong>tionsconcernées. Par exemple texte <strong>de</strong> paysans <strong>de</strong>telle région dénonçant les réquisitions <strong>de</strong>sbêtes et <strong>de</strong>s récoltes ou adresse à <strong>de</strong>s ouvriers<strong>de</strong> telle branche professionnelle ou d’uneusine <strong>pour</strong> exiger par l’action respect etdignité (sa<strong>la</strong>ires, conditions <strong>de</strong> travail, etc.).Comme les papillons à <strong>la</strong> différence <strong>de</strong>s journaux(organes officiels <strong>de</strong> chacune <strong>de</strong>s organisations<strong>de</strong> <strong>la</strong> Résistance), ils peuvent nepas être signés. Dans <strong>la</strong> majorité <strong>de</strong>s cas, ilsportent une signature peu conventionnelle<strong>de</strong> groupes affiliés ou non à <strong>de</strong>s mouvements<strong>de</strong> résistance (comité <strong>de</strong> ménagères <strong>de</strong> te<strong>la</strong>rrondissement <strong>de</strong> Paris, comité <strong>de</strong> paysans<strong>de</strong> tel canton, <strong>de</strong> tel département, etc.) ou àpartir <strong>de</strong> 1942, ils sont signés par plusieursgroupements <strong>de</strong> <strong>la</strong> Résistance réagissantdans l’union à un événement, à un problèmecomme : les textes du Comité d’action contre<strong>la</strong> déportation (ou CAD, organisme du CNRcoordonnant les actions contre le STO) ; lesappels et instructions <strong>de</strong>s comités locauxet départementaux <strong>de</strong> <strong>la</strong> Libération (CL<strong>Le</strong>t CDL) à <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion après le débarquementen Normandie le 6 juin 1944. Durantles quatre années <strong>de</strong> guerre et d’occupation,preuve <strong>de</strong> <strong>la</strong> diversité et <strong>de</strong> <strong>la</strong> vitalité croissante<strong>de</strong> <strong>la</strong> Résistance les tracts produits etdiffusés totalisent plusieurs dizaines millionsd’exemp<strong>la</strong>ires.Laval en drapeau nazi(coll. Jean-Louis Crémieux-Brilhac)Papillon préencollé diffusé par les services<strong>de</strong> propagan<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> France combattanteen 1943<strong>Le</strong>s documents <strong>de</strong> propagan<strong>de</strong><strong>de</strong> <strong>la</strong> France libre à <strong>de</strong>stination<strong>de</strong> <strong>la</strong> FranceÀ partir <strong>de</strong> 1942, le Comité exécutif <strong>de</strong> propagan<strong>de</strong>a <strong>pour</strong> charge <strong>de</strong> coordonner <strong>la</strong> communicationavec <strong>la</strong> Résistance intérieure, d’obtenirles informations les plus précises possibles sur<strong>la</strong> situation en France et d’y organiser <strong>la</strong> diffusion<strong>de</strong>s productions <strong>de</strong> <strong>la</strong> France libre puis <strong>de</strong><strong>la</strong> France combattante, en fonction <strong>de</strong>s moyensaériens accordés par les Britanniques. <strong>Le</strong>sdocuments ainsi que les témoignages <strong>de</strong>s résistantsarrivés à Londres permettent <strong>de</strong> repérerles cibles <strong>de</strong> <strong>la</strong> propagan<strong>de</strong> et d’é<strong>la</strong>borer lesoutils adaptés. <strong>Le</strong> service <strong>de</strong> <strong>la</strong> diffusion c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stine,dirigé par Jean-Louis Crémieux-Brilhacdu printemps 1942 à août 1944, produit unesérie <strong>de</strong> tracts et <strong>de</strong> papillons particulièrementappréciés par les organisations <strong>de</strong> résistance.L’une <strong>de</strong>s raisons en est l’utilisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> couleuret du pré-encol<strong>la</strong>ge, très difficile à réaliseren France. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’aspect technique,ce matériel est parfaitement adapté à l’action<strong>de</strong> terrain : <strong>la</strong> dénonciation <strong>de</strong> Laval alors quecelui-ci se plie <strong>de</strong> plus en plus aux <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s<strong>de</strong> l’Allemagne nazie, comme le rappel <strong>de</strong>s slogans<strong>de</strong> 1793 quand l’entrée dans <strong>la</strong> Résistancepeut se payer au prix <strong>de</strong> sa vie, sont totalementen phase avec les attentes <strong>de</strong>s résistants<strong>de</strong> l’Intérieur. <strong>Le</strong>s tracts menaçant les col<strong>la</strong>borateurset les dénonciateurs <strong>de</strong> châtimentsmérités permettent <strong>de</strong> répondre aux campagnes<strong>de</strong> haine et <strong>de</strong> mépris <strong>de</strong> l’Occupant et<strong>de</strong> l’État français alors que <strong>la</strong> perspective <strong>de</strong> <strong>la</strong>Libération se précise.<strong>Le</strong>s tracts disparusJ’avais vingt ans, et mon frère seize. Ce 1 er mai 1943, nous disposions d’une bonne centaine<strong>de</strong> tracts dénonçant les traîtres <strong>de</strong> Vichy et appe<strong>la</strong>nt à <strong>de</strong>s actions. Nous en avions déjàdéposé une bonne partie aux coins d’entrée <strong>de</strong>s entreprises, <strong>de</strong>s écoles, <strong>de</strong>s ateliers, lorsquenous parvint un bruit <strong>de</strong> bottes au fond <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue où nous marchions.<strong>Le</strong>s bruits <strong>de</strong> bottes se précisent, on entend quelque chose <strong>de</strong>rrière nous, nous avons l’impressiond’être cernés. Jeter les tracts ? Impossible. Nous sommes à proximité <strong>de</strong> <strong>la</strong> gare et,vite, nous les déposons au coin <strong>de</strong> l’entrée principale. Rasant les murs, nous rentrons à <strong>la</strong>maison. Chaussures à <strong>la</strong> main, car notre seul voisin <strong>de</strong> palier est un milicien<strong>Le</strong> len<strong>de</strong>main, nous retournons à <strong>la</strong> gare : pas <strong>la</strong> moindre trace <strong>de</strong> nos tracts. Nous avonsappris quelques jours plus tard qu’un cheminot qui se rendait au travail au petit jour lesavait ramassés, tout simplement, et distribués.Témoignage <strong>de</strong> René Paquet, recueillis <strong>pour</strong> <strong>Le</strong>s inconnus <strong>de</strong> <strong>la</strong> Résistance(coll. Musée <strong>de</strong> <strong>la</strong> Résistance nationale/Champigny)11RÉSISTANCE 12/13