Littérature et poésie québécoiseCorps perduLaurent Chabin, Triptyque,156 p., 18$L’histoire commence un 17 janvier,dans une chambre qui n’a connu niaération ni lumière depuislongtemps. <strong>Le</strong>s volets sont cloués, iln’y a plus d’ampoule au plafond.Dans un coin, une masse informe et un lit à quatremontants. Gît, dans ce lit, un corps d’un âge indéterminé,maigre, sale, survivant. <strong>Le</strong> temps passe sur lesmurs de la pièce comme un passé vivant rempli de fantasmeset de souvenirs aux odeurs corporelles si fortesqu’elles dérangent. Folie d’une fillette obsédée,amoureuse, sensuelle. Corps décharné qui se traîned’un matelas infesté à cette masse appelée le tas, où vitla vermine et se liquéfient ses envies inassouvies, sesbesoins d’amours interdits, le retour de l’être aimé quine revient jamais. C’est une lente agonie, un abandonde la réalité. Vieillarde qui ne sait plus, mais quicherche dans son corps ces odeurs qui la tiennent enconstant désir; ce n’est plus qu’un corps perdu.Jacynthe Dallaire <strong>Le</strong>s Bouquinistes17 heures, Scotty’sSquareRobin Kowalczyk, Du CRAM,208 p., 19,95$Quoi de plus banal qu’un autobusen plein centre-ville de Londresenvahi par des passagers impatientset pressés? Pourtant, à Scotty’sSquare, un autobus spécial, noir comme la nuit, nepasse qu’une fois tous les cinq ans, à 17 heures pile. Lalégende dit qu’aucun passager n’en est revenu. Ce faitétrange n’empêche pas les curieux d’attendre la venuedu bus et d’y monter. En 1950, de tous ces passagers,trois seulement décideront de rester jusqu’à la fin duvoyage pour résoudre l’énigme: Pardy Madlone, solitaireà tendance schizo, Tyler Cormick, ancien journalistede guerre, et Hugues Thyswell, buveur invétéré.Trois personnes que rien ne relie et qui vont vivre unpériple intérieur, harcelées par un chauffeur qui faitoffice de diable. <strong>Le</strong>s secrets les mieux enfouis peuventnous détruire ou nous transformer. Ils ne sont pas toujoursles bienvenus dans le présent. Sur un chemin quine mène nulle part, la curiosité a un prix que seuls lessages connaissent. Jacynthe Dallaire <strong>Le</strong>s BouquinistesLili Klondike (t. 1)Mylène Gilbert-Dumas,VLB éditeur, 384 p., 27,95$Rosalie et Liliane, les deux Lili.Deux jeunes Canadiennes françaisesdu début du siècle dernier quirefuseront le rôle dans lequel leurcondition, leur sexe et leur origine les confinent detoute éternité. Sans se connaître, elles accompliront,en parallèle, le même parcours et quitteront famille etpatrie pour s’embarquer pour le Klondike. MylèneGilbert-Dumas nous plonge dans la grande époque dela Ruée vers l’or qui est, sans vouloir faire de mauvaisjeu de mots, une mine d’or pour les récits d’aventures.Son style direct et efficace convient parfaitement à cesdeux héroïnes pleines de courage, qui affrontent leshommes et les éléments afin de gagner leur liberté.Un roman d’aventures au féminin.Anne-Marie Genest PantouteCeci est mon corpsJean-François Beauchemin,Québec Amérique,coll. Littérature d’Amérique,200 p., 19,95$Jean-François Beauchemin avoueavoir toujours été fasciné parJésus, l’homme incarné de chair et de sang. Dans cettepure fiction, Jésus survit à la croix, poursuit sa vie bienau-delà de ses 33 ans, tombe en amour avec Marthe, lasœur de Lazare, et c’est au chevet de celle-ci, qui semeurt, qu’il entreprend un long monologue sur la vie.Jésus donne ses opinions sur l’époque, exprime sessentiments sur ses apôtres, Thomas, Judas et Jean,parle de son amour pour les animaux et plus particulièrementpour les chiens. Sa vision de la vie, del’amour, de la souffrance et de la mort passe par le filtresubtil, humain et poétique, de l’auteur. C’est duBeauchemin dans toute sa splendeur, et longtemps jeresterai éblouie par certaines phrases, tant pour leurbeauté que pour leur profondeur. Ainsi pourrai-jepatienter en attendant le troisième volet de sa trilogie.Jocelyne Vachon La Maison de l’ÉducationNuesValérie Banville, La courte échelle,136 p., 18,95$Anne-Marie habite avec sa sœurVéronique. Elle est étudiante enmédecine et l’autre est danseusenue dans un club. <strong>Le</strong>ur mère vientde mourir. <strong>Le</strong>s deux femmes doivent faire le tri desaffaires de la défunte, mais aussi de leurs sentiments.Surtout pour Anne-Marie, qui se met à faire beaucoupd’introspection. Une enfance malheureuse teintée deviolence et d’alcool: il vaudrait mieux oublier les souvenirs.Un jour que Véronique revient du travail« amochée », Anne-Marie la conduit à l’hôpital.Voyant Véronique paniquée à l’idée de ne pas être autravail le soir même, Anne-Marie décide donc de laremplacer étant donné leur grande ressemblance. <strong>Le</strong>cauchemar commence dès lors. Comment sa sœurfait-elle pour vivre une telle vie sous menace constante?Deux chemins différents, mais un seul destin.Un livre accrocheur! Caroline Larouche <strong>Le</strong>s BouquinistesParfum de courtisane:Noblessedéchirée (t. 1)Jennifer Ahern, Libre Expression,448 p., 27,95$Première parution de l’auteure etpremier tome d’une trilogie, ce roman est captivant dudébut à la fin. Marguerite de Collibret vient d’unebonne famille et sa vie se déroule pour le mieuxjusqu’au jour où on attaque son carrosse pour volerdes documents. Alors, tout se bouscule: son père estemprisonné, sa sœur entre au couvent, et elle resteseule à Paris. Mais envers et contre tout, Margueritesera prise sous l’aile d’une grande courtisane qui luimontrera sa voie. Apprendre à évoluer dans les cerclesde nobles et les intrigues du XVII e siècle n’est paschose aisée, mais Marguerite relèvera le défi, ce qui luipermettra de découvrir qui était ce voleur de grandchemin qui a fait chavirer tout son univers. Un romandont l’énigme et les personnages sont présentés d’unemanière remarquable et envoûtante.Vivement ledeuxième tome! Caroline Larouche <strong>Le</strong>s Bouquinistesle <strong>libraire</strong> CRAQUE<strong>Le</strong> Riredes poissonsJade Bérubé, Marchand defeuilles, 72 p., 14,95$Une promenade sur la route 138,un professeur à la rentrée desclasses, un appartement long etblanc comme un gâteau, une courd’école, une centrale hydroélectrique, une jeune fillefigée comme une statue devant un aquarium, une adolescenteen fugue, la vie de Georgina: autant de sujetsabordés dans ces merveilleuses et courtes nouvelles,qui sont écrites d’une façon poétique et agissentcomme un baume sur la tristesse. Lorsqu’on les lit, lesimages défilent devant nos yeux comme si, d’unevoiture, l’on voyait passer le paysage devant nous. Sivous avez le cafard, c’est incontestablement le bonlivre pour chasser les mauvaises idées et ramener lerire dans votre cœur. <strong>Le</strong> tout est agrémenté de photossuperbes prises par Christophe Collette. Une écritureoriginale, mais surtout unique: à découvrir absolument!Caroline Larouche <strong>Le</strong>s BouquinistesLa Route du sabreNicole Blouin, De l’Hexagone,coll. Écritures, 64 p., 14,95$D’entrée de jeu, on peut comprendreque La Route du sabre n’est pas unchemin de tout repos. Dans ce premierrecueil, Nicole Blouin nous proposeun itinéraire géographique aussi vaste que lapalette d’émotions contenues dans les textes. Perted’amour, perte de sens, la déchirure traverse lespoèmes en prose d’où s’élève un chant dont le butinavoué est peut-être de calmer la douleur. NicoleBlouin « poétise le fracas » dans un lyrisme dépouillédont la musique trouve écho chez tout humain confrontéà cet exil intérieur: « Je suis Lazare, je me suiscrue morte tant de fois. » La poésie, même si l’auteurenous dit qu’elle « n’est plus d’aucun secours », peutnous aider à « rejoindre l’autre rive ». C’est sansdoute ce qui est advenu ici puisque Nicole Blouin prépareun second livre de poésie.Guy Marchamps Clément MorinL’Année de la muleBenoît Jutras, <strong>Le</strong>s herbes rouges,120 p., 14,95$Après Nous serons sans voix, quinous le faisait découvrir, et L’Étangnoir, qui ré-explorait les territoiresd’arrière-pays en nous rappelant parfoisles mots d’André Breton pour la Gaspésie (Arcane17), Benoît Jutras nous propose cinquante-deuxsemaines d’incantation, « une grammaire d’aube », un« sac d’orage », des films que l’on regarde quand « onpense air froid ». Nous nous trouvons devant un« collimage » glauque, organique, fabriqué avec desmorceaux de rage, avec ces « poings qui vieillissentdans les replis de la grâce » et des extraits de lanature. L’Année de la mule est un trajet que l’onchoisit pour se donner volontairement le vertige: c’estune langue, ce sont des mots qui « brûlent les pontsau-dessus du vide ». Nous y retrouvons ces canevasoù les mots battent lentement la mesure et où, encoreune fois, s’accumulent les images d’une force rare.Jean-Philippe Payette MonetA V R I L - M A I 2 0 0 812
Ici comme ailleursLittérature québécoiseLa chronique de Stanley PéanÉtrangers en terre étrangère*Qu’ils soient immigrants, de retour chez eux après de longues années à l’étranger ounouveaux arrivants, cherchant une place dans une société d’accueil, les héros romanesquessont bien souvent des êtres en perpétuel exil, à la recherche de quelque chose. Mais de quoi?De leurs rêves d’antan, de cette part d’eux-mêmes qui sans cesse se dérobe et qu’ilscontinuent néanmoins de traquer inlassablement. C’est le cas de ceux que mettent en scèneles nouveaux romans de Sergio Kokis et de Véronique Marcotte.Portrait de l’artiste en révolutionnaire désabuséPour la première fois en treize ans, Sergio Kokis a manqué sonrendez-vous annuel avec ses lecteurs l’automne passé, mais cen’était que pour mieux leur revenir avec <strong>Le</strong> Retour de LorenzoSánchez, un roman fort qui lui aura valu une invitation sur leplateau de Tout le monde en parle cet hiver. Évidemment, latribune ne s’y prêtant guère, il fut assez peu question du bouquin,vitement évoqué, lors de ce passage à la télé nationale où Kokis yest surtout allé de déclarations implacables sur l’état du françaisparlé et écrit au Québec; assurément, le romancier et peintred’origine brésilienne ne s’est pas fait beaucoup d’amis dans l’auditoirece soir-là. Qu’à cela ne tienne; j’ai pour ma part l’impressionque Sergio Kokis, pour emprunter à Robert Lévesque sa génialeformule, n’a envie d’être l’allié de personne. Et on ne peut qu’applaudircette admirable intransigeance et cette liberté d’esprit quis’expriment également dans son œuvre romanesque: « Un vieuxretraité doit regarder le monde avec un sourire bouddhique,tendance zen, et non pas avec des crispations communistes, tendanceTrotsky. » Ainsi s’exprime la voix intérieure qui tented’indiquer à Lorenzo Sánchez la voie de la raison, tout au long duroman auquel il a donné son nom. Au lendemain de l’abolition deson poste de professeur de dessin, le peintre en exil oscille entrecolère et soulagement. C’est ce moment précis que son frèreAlberto choisit pour reprendre contact avec lui, le mouton noir dela famille, l’ex-révolutionnaire qui avait quitté son Chili natal encatastrophe et n’avait gardé aucun contact avec le clan Sánchezau fil de ses trente années d’exil.S’amorce alors pour lui un incessant mouvement de pendule quifait aller et venir le lecteur entre le passé refoulé du héros, ce filsadoptif au sang mêlé qui a scandalisé les siens en prenant pourmaîtresse sa demi-sœur Sonia, et sa vie d’artiste vivant d’expédientset de plaisirs sans lendemain. Quittant le pays aseptisé deson exil pour regagner une Santiago qui ne ressemble plus guère àla ville de sa jeunesse tumultueuse, Lorenzo s’engage sur unepente descendante et dangereuse, un parcours initiatique àrebours qu’on peut lire comme une allégorie du déclin des idéaux,de ce renoncement qui parfois accompagne la vieillesse: « Vieillir,c’est aussi devoir s’avouer qu’on ne peut pas redresser tous lestorts, même ceux qu’on a soi-même causés. C’est apprendre àrenoncer ou à capituler devant les ignominies qu’on rencontre surson chemin. »Partant d’une prémisse somme toute assez convenue (le peintrerévolutionnaire désabusé par la stagnation de l’art et du monde),Sergio Kokis signe ici l’un de ses meilleurs romans: dense, oppressant,porté par une méditation métaphysique sur le temps quipasse et les rêves qui s’étiolent, irrévocablement. Il en profite pouraborder avec brio un thème à peine esquissé dans ses précédentsromans de la veine latino-américaine, celui de la difficulté, voirede l’impossibilité du retour au pays natal. Ce thème inscrit <strong>Le</strong>Retour de Lorenzo Sánchez dans la parenté des Urnes scelléesd’Émile Ollivier et de La Contrainte de l’inachevé d’AnthonyPhelps, deux écrivains monumentaux et deux œuvres majeuresauxquelles celle de Kokis n’a somme toute pas grand-choseà envier.<strong>Le</strong> Retour deLorenzo SánchezSergio Kokis,XYZ éditeur,coll. Romanichels,352 p., 25$Tout m’accuseVéronique Marcotte,Québec Amérique,coll. Littératured’Amérique,240 p., 22,95$Effractions et névrosesIl également question de peinture et d’exil dans le troisièmeroman de Véronique Marcotte, mais c’est à peu près tout ce quece livre a en commun avec le Kokis nouveau. J’ai fait la découvertede cette jeune romancière dans la foulée de la parution deson deuxième roman, <strong>Le</strong>s Revolvers sont des choses quiarrivent (quel titre absolument savoureux!), pour lequel jel’avais reçue à la Maison des écrivains comme paneliste lorsd’une table ronde d’écrivains que j’animais autour du thème dela folie en littérature. Je n’avais pas pris le temps de lire son premieropus, Dortoir des esseulés; mais si je me fie à Toutm’accuse, son plus récent, il semble que la maladie mentale soitun thème récurrent chez elle. Mais une fois cela écrit, je n’aiencore rien dit de la richesse et de la profondeur de son œuvre.Désireux de prendre ses distances de Galya, cette mère quil’aime d’un amour asphyxiant, Auguste s’est exilé de sa nataleBelgique pour venir bosser dans un hôpital montréalais. Il acependant emporté avec lui ses propres déviances, dont uneinsomnie chronique et la manie d’entrer par effraction dans lavie privée des gens qu’il épie avec une curiosité proprementmaladive. Parmi ceux-ci, il y aura Victoire, la jeune peintre quigagne sa vie dans un restaurant.En romancière confiante de ses moyens, Véronique Marcotteconfie la narration de cette histoire à ce trio d’âmes esseulées,auquel il faut ajouter Mathias, le père d'Auguste, que ce derniercroyait pourtant défunt depuis belle lurette. <strong>Le</strong>urs soliloquesenchevêtrés, la nomenclature déclinée de leurs démonsintérieurs et leur quête de pardon serviront à nous révéler l’ampleurde leur désarroi respectif, de ce sentiment de culpabilitéqui les étouffe et poussera certains d’entre eux à commettre desgestes insolites, irréparables. Trouble obsessionnel compulsif,voyeurisme, anorexie, dépression, névrose, psychose et autresafflictions chroniques, pulsions matricides, tel est le programmethématique fort sombre de ce roman polyphonique, mené avecune remarquable finesse par l’auteure.Si bien que j’ai achevé la lecture de Tout m’accuse en me disantqu’il ne me restait plus qu’à mettre la main sur le premier romande Véronique Marcotte pour compléter mon idée de l’éblouissanttalent de cette romancière qui se classe dans le peloton de tête,parmi les nouvelles voix du roman québécois contemporain.* Clin d’œil à Robert Henlein.Écrivain prolifique, président de l’Union desécrivaines et écrivains québécois, homme de radioà ses heures, trompettiste très amateur et père defamille épuisé, Stanley Péan est également rédacteuren chef du Libraire.A V R I L - M A I 2 0 0 813