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Numéro 46 - Le libraire

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Ici comme ailleursLittérature québécoiseLa chronique de Stanley PéanÉtrangers en terre étrangère*Qu’ils soient immigrants, de retour chez eux après de longues années à l’étranger ounouveaux arrivants, cherchant une place dans une société d’accueil, les héros romanesquessont bien souvent des êtres en perpétuel exil, à la recherche de quelque chose. Mais de quoi?De leurs rêves d’antan, de cette part d’eux-mêmes qui sans cesse se dérobe et qu’ilscontinuent néanmoins de traquer inlassablement. C’est le cas de ceux que mettent en scèneles nouveaux romans de Sergio Kokis et de Véronique Marcotte.Portrait de l’artiste en révolutionnaire désabuséPour la première fois en treize ans, Sergio Kokis a manqué sonrendez-vous annuel avec ses lecteurs l’automne passé, mais cen’était que pour mieux leur revenir avec <strong>Le</strong> Retour de LorenzoSánchez, un roman fort qui lui aura valu une invitation sur leplateau de Tout le monde en parle cet hiver. Évidemment, latribune ne s’y prêtant guère, il fut assez peu question du bouquin,vitement évoqué, lors de ce passage à la télé nationale où Kokis yest surtout allé de déclarations implacables sur l’état du françaisparlé et écrit au Québec; assurément, le romancier et peintred’origine brésilienne ne s’est pas fait beaucoup d’amis dans l’auditoirece soir-là. Qu’à cela ne tienne; j’ai pour ma part l’impressionque Sergio Kokis, pour emprunter à Robert Lévesque sa génialeformule, n’a envie d’être l’allié de personne. Et on ne peut qu’applaudircette admirable intransigeance et cette liberté d’esprit quis’expriment également dans son œuvre romanesque: « Un vieuxretraité doit regarder le monde avec un sourire bouddhique,tendance zen, et non pas avec des crispations communistes, tendanceTrotsky. » Ainsi s’exprime la voix intérieure qui tented’indiquer à Lorenzo Sánchez la voie de la raison, tout au long duroman auquel il a donné son nom. Au lendemain de l’abolition deson poste de professeur de dessin, le peintre en exil oscille entrecolère et soulagement. C’est ce moment précis que son frèreAlberto choisit pour reprendre contact avec lui, le mouton noir dela famille, l’ex-révolutionnaire qui avait quitté son Chili natal encatastrophe et n’avait gardé aucun contact avec le clan Sánchezau fil de ses trente années d’exil.S’amorce alors pour lui un incessant mouvement de pendule quifait aller et venir le lecteur entre le passé refoulé du héros, ce filsadoptif au sang mêlé qui a scandalisé les siens en prenant pourmaîtresse sa demi-sœur Sonia, et sa vie d’artiste vivant d’expédientset de plaisirs sans lendemain. Quittant le pays aseptisé deson exil pour regagner une Santiago qui ne ressemble plus guère àla ville de sa jeunesse tumultueuse, Lorenzo s’engage sur unepente descendante et dangereuse, un parcours initiatique àrebours qu’on peut lire comme une allégorie du déclin des idéaux,de ce renoncement qui parfois accompagne la vieillesse: « Vieillir,c’est aussi devoir s’avouer qu’on ne peut pas redresser tous lestorts, même ceux qu’on a soi-même causés. C’est apprendre àrenoncer ou à capituler devant les ignominies qu’on rencontre surson chemin. »Partant d’une prémisse somme toute assez convenue (le peintrerévolutionnaire désabusé par la stagnation de l’art et du monde),Sergio Kokis signe ici l’un de ses meilleurs romans: dense, oppressant,porté par une méditation métaphysique sur le temps quipasse et les rêves qui s’étiolent, irrévocablement. Il en profite pouraborder avec brio un thème à peine esquissé dans ses précédentsromans de la veine latino-américaine, celui de la difficulté, voirede l’impossibilité du retour au pays natal. Ce thème inscrit <strong>Le</strong>Retour de Lorenzo Sánchez dans la parenté des Urnes scelléesd’Émile Ollivier et de La Contrainte de l’inachevé d’AnthonyPhelps, deux écrivains monumentaux et deux œuvres majeuresauxquelles celle de Kokis n’a somme toute pas grand-choseà envier.<strong>Le</strong> Retour deLorenzo SánchezSergio Kokis,XYZ éditeur,coll. Romanichels,352 p., 25$Tout m’accuseVéronique Marcotte,Québec Amérique,coll. Littératured’Amérique,240 p., 22,95$Effractions et névrosesIl également question de peinture et d’exil dans le troisièmeroman de Véronique Marcotte, mais c’est à peu près tout ce quece livre a en commun avec le Kokis nouveau. J’ai fait la découvertede cette jeune romancière dans la foulée de la parution deson deuxième roman, <strong>Le</strong>s Revolvers sont des choses quiarrivent (quel titre absolument savoureux!), pour lequel jel’avais reçue à la Maison des écrivains comme paneliste lorsd’une table ronde d’écrivains que j’animais autour du thème dela folie en littérature. Je n’avais pas pris le temps de lire son premieropus, Dortoir des esseulés; mais si je me fie à Toutm’accuse, son plus récent, il semble que la maladie mentale soitun thème récurrent chez elle. Mais une fois cela écrit, je n’aiencore rien dit de la richesse et de la profondeur de son œuvre.Désireux de prendre ses distances de Galya, cette mère quil’aime d’un amour asphyxiant, Auguste s’est exilé de sa nataleBelgique pour venir bosser dans un hôpital montréalais. Il acependant emporté avec lui ses propres déviances, dont uneinsomnie chronique et la manie d’entrer par effraction dans lavie privée des gens qu’il épie avec une curiosité proprementmaladive. Parmi ceux-ci, il y aura Victoire, la jeune peintre quigagne sa vie dans un restaurant.En romancière confiante de ses moyens, Véronique Marcotteconfie la narration de cette histoire à ce trio d’âmes esseulées,auquel il faut ajouter Mathias, le père d'Auguste, que ce derniercroyait pourtant défunt depuis belle lurette. <strong>Le</strong>urs soliloquesenchevêtrés, la nomenclature déclinée de leurs démonsintérieurs et leur quête de pardon serviront à nous révéler l’ampleurde leur désarroi respectif, de ce sentiment de culpabilitéqui les étouffe et poussera certains d’entre eux à commettre desgestes insolites, irréparables. Trouble obsessionnel compulsif,voyeurisme, anorexie, dépression, névrose, psychose et autresafflictions chroniques, pulsions matricides, tel est le programmethématique fort sombre de ce roman polyphonique, mené avecune remarquable finesse par l’auteure.Si bien que j’ai achevé la lecture de Tout m’accuse en me disantqu’il ne me restait plus qu’à mettre la main sur le premier romande Véronique Marcotte pour compléter mon idée de l’éblouissanttalent de cette romancière qui se classe dans le peloton de tête,parmi les nouvelles voix du roman québécois contemporain.* Clin d’œil à Robert Henlein.Écrivain prolifique, président de l’Union desécrivaines et écrivains québécois, homme de radioà ses heures, trompettiste très amateur et père defamille épuisé, Stanley Péan est également rédacteuren chef du Libraire.A V R I L - M A I 2 0 0 813

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