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Numéro 46 - Le libraire

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En état de romanLittérature françaiseLa chronique de Robert Lévesque© Effigiel <strong>Le</strong>emageAharon AppelfeldEntre amnésie et mémoire…Dans <strong>Le</strong> Temps des prodiges, le nom du narrateur (on l’apprend dans la seconde partie du romanrédigée, celle-là, au « il ») est Bruno A. On pense à Joseph K: A pour Appelfeld comme K pour Kafka.Mais ces écrivains-là, pourtant, ne parlent jamais d’eux-mêmes, ni tripes ni nombril à disséquer sur lapage, ce ne sont pas des rapporteurs, messagers ou esclaves de la mémoire, mais des artistes; ils créent,inventent, mettent en ordre. La différence entre eux, c’est qu’Appelfeld a connu in situ (à 8 ans, onl’envoya dans un camp nazi, à 10, il s’en sauva par les forêts, à 14, il arriva en Palestine) la tragédiehistorique (la Shoah, insupportable scène primitive pour qui en ressort) avant de s’engager dans uneœuvre créatrice autonome, quand le Praguois, « prisonnier du cercle magique de sa famille »comme l’a écrit Max Brod, n’a connu ni procès, ni métamorphose, ni colonie pénitentiaire.De l’absurdité du monde humain, l’un créa en l’appréhendant, l’autrepour s’en libérer. Kafka émerge d’un monde intérieur secret ententant de prendre pied dans le réel, Appelfeld s’exclut d’un réel irracontableen basculant dans la fiction.« Moi, je n’ai jamais raconté les choses comme elles se sont passées.Tous mes livres sont bien, en effet, des chapitres de mon vécu le plusintime; pour autant, ils ne sont pas l’histoire de ma vie », expliquaitl’écrivain aujourd’hui israélien, auteur d’Histoire d’une vie (Médicisétranger 2004), au romancier américain Philip Roth dans un entretienparu en 1988 dans le New York Times Book Review (repris parRoth dans Parlons travail). C’est avec une grande justesse de vueque Roth fait d’Appelfeld, né en 1932, l’héritier de Kafka, mort en1924. Il a saisi dans les romans de son contemporain (Roth est né en1933) tout le drame de l’écriture pour qui est passé par les camps dela mort et a fait face aux exigences (matérielles, intellectuelles) de lasurvie. La survie!L’écriture comme survivanceChez Appelfeld, la survie pouvait d’abord être l’oubli, l’amnésie,échapper à soi-même, aux souvenirs de cendres et de brouillards, etil confiait à Roth, à l’âge de 55 ans, qu’au début, quand, après avoirfait des études en agriculture, il a choisi d’écrire de la « littérature »,un sentiment secret lui disait qu’il n’avait pas le droit de se fuir ainsi,qu’il perdrait son âme à nier son enfance dans l’Holocauste. Mais ilajoutait: « Il m’a fallu attendre l’âge de 30 ans pour m’accorder laliberté de traiter ces expériences en artiste. » En artiste, donc libre.Préférant la parabole au témoignage. Un anti-Primo <strong>Le</strong>vi. Ainsi,depuis lors, Appelfeld a toujours refusé l’étiquette d’« écrivain de laShoah ». Ce qui ne l’a pas empêché de devenir un grand anatomistedes états d’âme juifs, et là, tel un peintre impressionniste avec sesteintes et demi-teintes, il excelle. Ses romans sont des perles d’ingénuitéet de grâce, comme ce Badenheim 1939 aux allures rythméesd’une mazurka (la ronde des jours entre potins et pâtisseries, siesteset salons) alors qu’il met en scène une bourgeoisie juive qui va auxeaux dans une villégiature autrichienne sans savoir que, cette fois-là,c’est le dernier été avant la mise en application de la solution finale(une solution qu’elle ne peut imaginer, cette bourgeoisie gâtée, etqu’Appelfeld n’évoque pas, laissant son dramatis personae à la gare,ahuri devant des wagons à bestiaux).Quand il évoque au plus près de la réalité son propre trajet dans laguerre d’Hitler, mettant en scène (au « je ») un enfant envoyé dansun camp et qui va s’en échapper par les forêts, seul dans les forêtsukrainiennes, pour quatre ans plus tard arriver en Palestine,Appelfeld titre le roman Histoire d’une vie, se détachant dutémoignage, des choses comme elles se sont passées, au profit del’imagination, de l’ingénuité, de la liberté. Nul mieux que Roth a défi-<strong>Le</strong> Tempsdes prodigesPoints, 240 p., 11,95$Badenheim 1939De l’Olivier, 168 p.,29,95$Histoire d’une viePoints, 214 p., 12,95$Parlons travailPhilip Roth, Folio,240 p., 13,95$ni l’incroyable tour littéraire « appelfeldien », à la manière d’unstrip-tease de ses identités. Lisons-le: « Il n’a pas pris pour sujetl’Holocauste, ni même les persécutions dont les Juifs ont été victimes.Je ne classerai d’ailleurs pas ce qu’il écrit dans la littératurejuive, ni même la littérature israélienne. Et s’il est citoyen d’unÉtat juif largement constitué d’immigrants, ce n’est pas davantageune littérature de l’exil. Enfin, tout en étant souvent situés enEurope et traversés d’échos de Kafka, ses romans écrits en hébreun’appartiennent pas à la littérature européenne ».En fait, comme Roth le fait, on peut lire en creux l’identité littéraired’Appelfeld dans ce qu’il n’est pas. « Auteur dé-paysé d’unelittérature dé-paysée », conclut Roth. C’est ce dépaysement, unedésorientation, de l’errance, et de la discrétion, qui faitqu’Appelfeld est Appelfeld. Ainsi s’approche-t-il finement de ladésorientation qu’éprouvèrent ses coreligionnaires (la familled’Appelfeld était juive assimilée, prospère, un brin antisémite, cequ’il traduit-transpose avec le personnage de l’écrivain admirateurde Kafka dans <strong>Le</strong> Temps des prodiges) devant la montée etl’apogée apocalyptique du nazisme. Voilà un écrivain majeur quiéchappe à toutes les catégories et cases…À toutes les langues aussi, ayant eu l’allemand comme languematernelle (tel Kafka), malgré que ses grands-parents ne parlaientque le yiddish. En Bucovine, à Czernovitz, sa terre natale (alorsrattachée à la Roumanie qui imposait sa langue), on y parlaitsurtout le ruthène. Après la guerre, il a appris l’ukrainien pour survivre,et le russe lorsqu’il était coursier pour l’Armée rouge. Puis iltraversa l’Europe en glanant des dialectes. « Quand j’ai fini paratterrir en Palestine, racontait-il à Roth, ma tête bourdonnait delangues, mais à la vérité, je n’en avais pas une à moi. J’ai apprisl’hébreu à la sueur de mon front. C’est une langue difficile, sévère,ascétique; elle a pour fondement l’antique proverbe de la Misha:“ <strong>Le</strong> silence est le rempart de la sagesse ” ».Langues, et silence, et sagesse, alors que l’essentiel de l’œuvred’Appelfeld est justement cette « voix » qu’il a, lorsqu’il écrit,cette voix surgie d’une conscience blessée et qui résonne dans lechamp universel, une voix venue (et libérée) des camps et desforêts, une voix qui évolue adroitement, librement, en demeurantà mi-chemin entre amnésie et mémoire…Robert Lévesque est journaliste culturel et essayiste. Sesouvrages sont publiés chez Boréal, et aux éditions Liberet Lux.A V R I L - M A I 2 0 0 821

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