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Numéro 30 - Le libraire

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En état de romanLittérature étrangèreLa chronique de Robert LévesqueArthur Miller,le moraliste impatientMort à 90 ans en février 2005, Arthur Miller était entré dans l’histoire du théâtre américain,deux pièces — Mort d’un commis-voyageur et <strong>Le</strong>s Sorcières de Salem —ayant suffi à établirsa place au premier rang, en duo avec Tennessee Williams, ces deux enfants (si différents) dela Dépression (il avait 14 ans en 1929, Williams 18) ; Miller croyait au rôle sociopolitique duthéâtre, l’écrivain se devant de changer le monde. Il repose en paix, mais le monde…Dans la préface au recueil regroupant ses articles politiques (Fenêtres sur lesiècle), Miller écrivait en 2000 : « Ce fut avant tout la faillite du capitalismeet les promesses du socialisme qui frappèrent la conscience d’individusgrandissant dans les années trente, et qui modelèrent dans une grandemesure l’atmosphère culturelle de leur époque ». <strong>Le</strong> concept d’« artisteengagé » était alors nouveau, mais Miller avait ses aînés dans la tâche àmener : il citait le Zola de l’affaire Dreyfus, il admirait le frêle Tchékhovtraversant la Russie pour écrire un rapport sur les conditions danslesquelles vivaient les prisonniers politiques sur l’île de Sakhaline.Plus près de lui, il y avait John Steinbeck (né en 1902) qui, avec son roman<strong>Le</strong>s Raisins de la colère, paru en 1939, dix ans avant la création de Mort d’uncommis-voyageur, avait réussi à inspirer au Congrès américain une loi destinéeà améliorer les conditions de vie dans les camps de travailleursmigrants de l’Ouest. Dans Fenêtres sur le siècle il reconnaissait qu’une tellechose (un roman à l’origine d’une loi) était « inconcevable aujourd’hui »et concluait (il avait 85 ans) que « la culture populaire, cadre dans lequelmes pièces ont été jouées, a empêché, avec plus ou moins de succès selonles périodes, de prendre la vie au sérieux ».Lui-même avait cru, à l’issue de la création triomphale de son Commisvoyageurà Broadway, avoir convaincu un patron de grands magasins demettre fin aux licenciements pour raison d’âge ; il l’avait vu sortir enlarmes du Morosco où Willy Loman venait d’apparaître à la conscienceaméricaine en emblématique victime du capitalisme ; dans son autobiographieparue en 1987 (Au fil du temps), il revint sur cet incident,persuadé qu’à l’époque un tel effet (une pièce à l’origine d’une réforme)était le but ultime de son activité théâtrale.Naïveté ou idéalisme, à nos yeux, mais du temps de Miller un dramaturgecomme lui pouvait en entrevue se déclarer « moraliste fort peu patient »et croire qu’on pouvait ouvrir les yeux des patrons et des hommes politiques,aider la classe ouvrière, faire reculer les ennemis du peuple (il signaen 1950 une traduction d’Un ennemi du peuple d’Ibsen). Miller a été deceux qui avaient trouvé espoir dans le pacte Briand-Kellogg de 1928. Sesouvient-on, dans le féroce décor de guerres actuel, qu’à cette époque, dixans après la Première Guerre mondiale, un pacte fut signé par 57 pays,dont les États-Unis et la France, pour mettre la guerre hors la loi ?On donna le Nobel de la paix à Aristide Briand et à Frank Billings Kellogg,qui pilotèrent ce pacte pacifiste, mais aucune sanction n’étant prévue encas d’infraction, il devint illusoire et fut oublié… Miller était de ceshommes qui n’oubliaient pas que le monde pouvait être meilleur ; il a étéd’une génération qui, au milieu du XXe siècle, lisant Marx et pleurant lamort de Lénine, croyait à l’évolution socialiste de la planète ; son théâtreest fait de cette conviction.Mais cessons ce salut à Miller, ce requiem comme celui qu’il a placé à lafin de Mort d’un commis-voyageur où, devant la tombe de son mari, lafemme de Willy Loman lui chuchote que le matin même, le dernierpaiement de la maison a été fait…Arthur MillerMartin Gottfried,Flammarion, coll.Grandes Biographies,467 p, 56 $Fenêtres sur le siècleArthur Miller,Buchet-Chastel,354 p., 39,95 $FocusArthur Miller,Buchet-Chastel,287 p., 29,95 $Au fil du tempsArthur Miller,<strong>Le</strong> Livre de Poche,892 p., 13,95 $<strong>Le</strong> seul romanC’est à l’université du Michigan que Miller eut sa première envie d’écrire ;il existait un concours où l’on gagnait 250 $ pour un travail en poésie,prose ou théâtre. Selon son récent biographe, Martin Gottfried, l’idéed’écrire une pièce s’imposa pour la raison que, de ces genres, seul lethéâtre menait à une activité collective. Déjà le militant se pointait le nez :il gagna le concours avec une pièce portant sur le syndicalisme. Il récidiva,gagna d’autres prix, toujours avec des sujets sociaux.Sa première pièce à Broadway (L’Homme qui avait toutes les chances) fut unéchec, on la retira à la quatrième représentation, mais elle contenait l’autregrand thème de son œuvre à venir, le rapport père-fils. Il voulait vengerles pères que le krach de 1929 avait ruinés (les Miller passèrent d’unappartement sur Central Park à un taudis de Brooklyn) et plus tard, avecMort d’un commis-voyageur, il idéalisera un père en victime expiatoire ducapitalisme. Ce soir-là, le 10 février 1949, l’Amérique s’était donné unmoraliste.On connaît la suite, <strong>Le</strong>s Sorcières de Salem pendant la chasse aux communistesmenée par le sénateur McCarthy, ses échecs, son étonnant mariageavec Marilyn Monroe, ses démêlés avec la critique new-yorkaise, sesengagements, la transformation de Broadway en usine musicale où iln’avait plus sa place : la biographie de Gottfried ratisse bien dans cettelongue vie d’un Américain de gauche.Mais, en état de roman oblige, arrêtons-nous sur le seul roman de Miller,écrit en six semaines en 1945 « avec beaucoup moins de souffrance quepour une pièce », écrit Gottfried. Deux ans avant le premier succès authéâtre (All My Sons en 1947), succès qui le liera exclusivement à la scène,Miller s’essaya au roman avec un sujet délicat, l’antisémitisme aux États-Unis. Focus décrit l’écrasement d’un homme non Juif mais dont, aprèsl’achat de lunettes, la physionomie change ; il ressemble à un Juif au pointde peu à peu perdre son emploi, ses amis, sa liberté.Il y a du Kafka dans ce roman qui ne fit pas de vagues car, deux moisavant sa sortie, un roman sur le même sujet, Gentleman’s Agreement deLaura Hobson (un journaliste se fait passer pour un Juif pour enquêter surl’antisémitisme), fit un tabac et devint un film. Focus en prit ombrage ; en1947 on le publia à Paris aux Éditions de Minuit et, en 2002, il est ressorti.En le lisant, on verra que Miller avait un réel talent de romancier.Autant le personnage de Laurent Newman annonçait Willy Loman(perte d’emploi, insécurité, malheur), autant le sujet annonce celui de TheCrucible, car le New York antisémite décrit par le romancier Miller est unSalem urbain. Attention : chef-d’œuvre méconnu.Robert Lévesque est journaliste culturel et essayiste.Il tient un carnet dans l’hebdomadaire IciMontréal. Ses ouvrages sont publiés chez Boréal,et aux éditions Liber et Lux.S E P T E M B R E - O C T O B R E 2 0 0 513

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