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Numéro 30 - Le libraire

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Rentrée littéraireD ENIST HÉRIAULTExercices de styleEn 2001, Denis Thériault causait une onde de choc avec L’Iguane (XYZ éditeur). Bienavant qu’il ne remporte avec ce premier roman les prestigieux prix Anne-Hébert etFrance-Québec / Jean-Hamelin, ses lecteurs éblouis répandaient la nouvelle de cenouveau venu à la sensibilité singulière. Quatre ans plus tard, on referme <strong>Le</strong> Facteurémotif, son second roman, avec le même ravissement pantois.Il fallait le faire : l’univers du Facteur émotif estsi éloigné de celui de L’Iguane que Thériaultaurait pu y aller d’une mystification littéraire àla Romain Gary sans que personne ne perceà jour la manœuvre. Si Thériault déjoue lesattentes, il ne déçoit pas. Au contraire.«L’idée d’être prévisible m’énerve, explique leromancier. L’Iguane, c’était la Côte-Nord duQuébec, les immensités nues de mon enfanceet l’univers du conte, celui d’un récit à l’ampleurmythique où s’affrontent le bien et lemal. Tout ça m’était naturel. Avec mon secondlivre, j’ai voulu “ me prendre à rebroussepoil”. J’ai donc écrit un roman urbain et personnifiéun solitaire, une bête de ville.Je suis particulièrement satisfaitde la structure circulairedu Facteur… ».L’aventurede l’écritureC’est peut-être cette tensiondramatique entre style et narrationqui rend les livres deThériault si envoûtants. On pourraiten effet décrire <strong>Le</strong> Facteur…comme un thriller poétique, un jeud’équilibre entre magie et logique dont la finnous ramène à la case départ. « L’écriture estune négociation constanteentre l’inconscient et l’intellect.<strong>Le</strong>s idées et les personnagessont issus de l’imaginairemais, en bout de ligne,c’est la raison qui commande.À la base d’unroman, il y a une vision quisurgit : ici, c’était celle d’unfacteur indiscret qui s’immisceraitdans la vie desautres en ouvrant leur courrier.Ensuite, il fallait justifierl’image, trouver sonaboutissement. Écrire, c’estaussi se demander commentune histoire va finir.Et pour la trouver, cette fin, je me donne toujoursdes problèmes à résoudre », décrète leromancier, aussi scénariste pour la télévision(Macaroni tout garni, Ramdam).L’homme — qui cite spontanément Hugo,Poe, Verne, Irving, Carroll, Márquez, Meyrinket une flopée d'auteurs de science-fictionPar Geneviève Thibaultcomme influences — est un formaliste qui vénèreles histoires habiles. « <strong>Le</strong> sens finit toujours parémerger d'une structure forte », dit-il encore. À untournant décisif de son existence, Bilodo, l’antihérosdu Facteur…, recevra en guise d’invite lescoordonnées d’une charmante jeune femme :«<strong>Le</strong>s lettres et les chiffres semblaient flotter à lasurface du papier, luire dans la pénombre. »Chez Thériault, les signes eux-mêmes font sens,clignotant doucement à notre intention. « <strong>Le</strong>Facteur… aurait pu devenir un recueil dehaïkus », déclare-t-il.Pour créer Bilodo, il s’est mis au bouddhismezen et s’est inspiré des Otaku, ces adolescentsjaponais coupés de la réalité qui vivent repliésdans l’univers virtuel. Or, dans les intrigues duromancier, vient toujours un moment où la réalitése fissure pour laisser place à une autredimension, souvent onirique. Bilodo, notrehomme sans qualités, a quelques vices et surtout,une passion qui fera dérailler sa vie apparemmentsans histoires vers la plus romanesque desaventures qui soit : l’aventure de l’écriture.L’éternel retour« La rue des Hêtres était surtout plantéed’érables. » Dès la première phrase, le ton estdonné. Après le merveilleux, l’ironie. Exit lesenvolées baroques et métaphoriques,au profit de la phrasesèche et elliptique. Aux aventureschevaleresques du tandemde jeunes preux de L’Iguane (pourqui la perte de l’innocence sepaie au prix fort) succèderaientles ternes tribulations d’unavatar contemporain d’AlexandreChenevert. Bilodo, facteur falotde 27 ans, est montréalais, routinier,velléitaire et sans réelleenvergure : « Bilodo vivait parprocuration. À la fadeur de l’existenceréelle, il préférait son feuilletonintérieur, tellement plus hautDenis Thériaulten couleur et riche en émotions. »© XYZ éditeurPour pallier la fadeur du quotidien, Bilodo épieles correspondances manuscrites de ses clients.Car c’est aussi un amateur de calligraphie « selaissant obnubiler par les évolutions chorégraphiquesde la pointe sur le papier, valsantparmi les pleins et les déliés de l’anglaise, voltantavec l’onciale opulente ou ferraillant avec lagothique. » Un jour, il découvre la correspondancelittéraire qu’échangent Gaston Grandpré, un professeurdevenu poète, et Ségolène, une institutriceguadeloupéenne éprise de haïkus. Ces poèmes classiquesjaponais, miniatures achevées du détail et del’instantané, juxtaposent l’immuable (fueki) et le fugitif(ryûko) : « Telle une loutre enjouée / le bébé naissant/nage sous l’eau claire ». Faut-il le préciser ?La main de Ségolène, « une symphonie graphique,une apothéose » est aussi idéale que ses haïkus. Dèslors, c’est le coup de foudre, doublé du frisson sacréde la poésie : « Il le voyait clairement, ce bébé toutnu dans l’aqueuse luminescence de la piscine postnatale[…] qui le regardait avec ses yeux de salamandreéberluée […] et il riait car c’était inattendu,car c’était drôle, touchant. »Ségolène devient la raison de vivre de Bilodo :« Chaque nuit il rêvait d’elle, et le décor de ces filmsoniriques où Ségolène tenait le premier rôle, c’était laGuadeloupe toute entière. » Ce destin de rêveur auraitpu durer longtemps si Grandpré n’était pas mort dansun accident. Pour ne pas perdre Ségolène (et par despéripéties que nous ne révélerons pas ici), Bilodo sesubstituera au mort, s’appropriant son écriture, sa correspondance,son identité même. À la faveur de songesenvoyés par le revenant, l’inspiration poétique lui vient.Commence alors un haletant échange de lettres —véritable ressort dramatique du récit — qui va s’accélérantpour... aboutir à la frénésie érotique. Ségolèneveut rencontrer Bilodo, pris à sa propre supercherie :« C’était un mauvais tour que lui jouait le temps.Tourbillonnant contre ce rocher planté au fil de l’eauqu’était le moment de l’agonie de Grandpré, le tempss’était trouvé coincé comme dans un remous, formantune boucle dont Bilodo était prisonnier. »L’écrivain et son doubleLa finale du Facteur émotif, qui vaut son pesant d’or,est une variante sur le thème fantastique du double.Encore une fois, la propriété incantatoire et magiquede l’art dans le monde romanesque de Thériault captive.La prééminence du rêve : voilà le point communentre ses récits apparemment dissemblables.«Faire de la littérature, c’est se battre contre letemps. La vie est absurde, mais peut-être que l’artréussit à bouleverser l’ordre des choses, à provoquerdes événements. C’est pourquoi j’aime tellement lespersonnages cinglés qui ont une vision magnifiée duréel et qui carburent au fantasme. » Bilodo est-ildevenu fou ? « Impossible de le savoir », conclutThériault. <strong>Le</strong> scénariste, qui était devenu écrivain pardépit, préfère désormais la délicieuse torture de la libertélittéraire. Il planifie une adaptation cinématographiquede L’Iguane et achève un troisièmeroman, dont le personnage sera féminin. On meurtd’impatience.<strong>Le</strong> Facteur émotifXYZ éditeur,coll. Romanichels,126 p., 18 $L’IguaneXYZ éditeur, coll.Romanichels Poche,208 p., 15 $S E P T E M B R E - O C T O B R E 2 0 0 531

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