Littérature étrangèreM ICHELF ABERSucré saléProlongement libre du célèbre poème de Lord Alfred Tennyson, Now Sleeps TheCrimson Petal (1847), La Rose pourpre et le lys s’attarde aux jeux de pouvoir et deséduction auxquels se livrent les sexes opposés. Michel Faber signe une fresquevictorienne absolument magnifique dans laquelle il montre que dans la douleur ou lajoie, les contraires s’attirent et se repoussent comme des aimants, parfois jusqu’às’autodétruire. Quand un sucre d’orge a le goût d’un bonbon amer.La vierge et la putainLa Rose pourpre et le lys est l’un de ces romansépais et lourds qui, contre toute attente, nedécourage pas le lecteur qu’on présumehésitant à plonger dans une fiction totalisantprès de 1200 pages. On est en fait subjuguéspar la profondeur des personnages, criantsde vérité, et le réalisme des décors,somptueux ou sordides, qu’on effleurepresque du bout des doigts. Mais l’effet leplus percutant reste encore l’intrusion àpoint nommé de cette voix, qui est parfoiscelle d’une prostituée, interpellant, guidantou narguant le lecteur au détour d’un paragraphe: « Faites attention où vous posezles pieds. Gardez toute votre tête ; vousallez en avoir besoin. »Comment circonscrire en quelques mots LaRose pourpre et le lys, ce tableau réaliste deLondres à l’aube de l’ère industrielle, doublédu portrait intimiste d’une péripatéticiennedéterminée à s’extirper de la fange des vilsquartiers ? Lors d’une conférence donnéeen Italie, Michel Faber en a livré une synthèseparfaite : « Sugar, l’héroïne, est uneprostituée qui devient la maîtresse d’un richehomme d’affaires. Étape par étape, elle gravitles échelons vers un statut social plusrespectable. Lorsque la femme de son maîtredisparaît, Sugar le persuade de l’introduireparmi ses domestiques, où elle sera la gouvernantede Sophie, sa fillette qu’il néglige.Après quelques mois, Sugar et Sophie ontdéveloppé une relation si forte qu’elles nepeuvent plus imaginer la vie l’une sansl’autre. Mais, soudainement, le maître deSugar décide de la renvoyer : elle doit quitterla maison et ne jamais y revenir. Terrifiéeà la perspective de perdre la seule personnequ’elle ait jamais aimée, Sugar pose un actedrastique : elle kidnappe Sophie et s’enfuitavec elle à travers les rues de Londres,espérant que cela puisse être le début d’unenouvelle vie ensemble. »Futée et lettrée (elle peut réciter desmorceaux entiers de Shakespeare), Sugar estune rouquine à la poitrine plate qui souffred’un grave eczéma. Une silhouette un brinrepoussante qu’oublient très vite les clientsde la maison close située dans Silver Street :Sugar ne refuse aucune faveur. Ainsi, commeelle représente l’antithèse d’Agnes, sa blondePar Hélène Simardépouse neurasthénique clouée au lit par lesdrogues, l’héritier des parfumeries Rackhams’éprend de la jeune putain : « Son cou, remarqueWilliam, est plus long que le haut col de soncorsage. Elle a une pomme d’Adam, comme unhomme. Oui, il a décidé maintenant : elle est laplus belle chose qu’il ait jamais vue. »Sans familleNé aux Pays-Bas en 1960, Michel Faber a misplus de vingt ans à écrire La Rose pourpre et lelys. À deux reprises, l’ouvrage commencé alorsqu’il était étudiant à Melbourne a été remis surle métier. <strong>Le</strong>s personnages se sont étoffés, lesdécors ont été rendus plus éclatants. Mais c’estgrâce aux commentaires de sa deuxièmeépouse, Eva, qu’un changementradical est apporté.Âme condamnée, Sugardevait trépasser de façontragique ; c’était là un destinimpitoyable maislogique dans l’esprit del’auteur qui, à 19 ans, traînaitles stigmates d’uneadolescence difficile. Sousl’influence d’Eva, Fabercomprend finalement quesa vision cynique de la vieest erronée. Sugar a doncbien failli mourir piétinéepar les sabots d’un cheval, ses os écrasés sousles roues d’un fiacre filant à toute allure sur lespavés rendus glissants par la pluie d’un matingris. Donc, rassurez-vous, l’histoire se clôt surune note optimiste, quoiqu’un avenir meilleurne soit pas garanti pour Sugar et Sophie. Dansle cas de William, eh bien, disons qu’il récolte lamonnaie de sa pièce.« Une longue histoire, pour retenir l’attentiondu lecteur, doit devenir de plus en plus excitanteà mesure qu’elle avance, commenteMichel Faber, rejoint par le biais d’Internet enÉcosse, où il habite aujourd’hui. (…) La Rosepourpre et le lys renverse cette tendance. Celacommence par les plus spectaculaires etgrotesques décors — les taudis, les bas-quartiers,avec leur foule de personnages plus grands quenature. Ensuite, plus Sugar devient intime avecles Rackham, plus elle passe de temps à l’intérieurde la maison et rencontre moins degens. À la fin, son ancienne liberté de mouvementest réduite à deux petites chambres dans© Eva Yourenla maison de William, et la seulepersonne qu’elle voit est Sophie. Enthéorie, cela aurait du rendre le livrede moins en moins intéressant.Mais les lecteurs n’ont pas réagi decette manière ; ils se sont sentis progressivementimpliqués parce que leur inquiétude pourSugar et Sophie a crû. J’ai pris un gros risque enfaisant cela, et je suis très content d’avoir réussi. »Conter fleuretteD’une certaine manière, Michel Faber, qui n’a pourtantpas lésiné sur les descriptions de vêtements, demeubles, d’accessoires ou de médicaments en usageau crépuscule de l’ère victorienne, est parvenu àtranscender le pastiche historique en faisant le pontentre les XIX e et XXI e siècles, comme pour signifierque les forces à l’œuvre dans le cadre des relationsamoureuses et sociales n’ont paschangé d’un iota : « J’espère quemes personnages sont crédibles,qu’ils sont des êtres humainscomplexes plutôt que des symbolesou des représentants declasses sociales particulières. <strong>Le</strong>slecteurs familiers de l’histoire duXIX e siècle reconnaîtront certainsus et coutumes, mais le plusimportant, c’est que les personnagesparaissent profondément“ réels ” — que nous croyions eneux de la même façon que nousMichel faberacceptons notre propre réalité.(…) J’ai essayé d’insuffler cœur et âme à chaque personnageet je les apprécie tous de différentes façons »,explique-t-il. Ainsi, selon lui, les scènes de sexeexplicites et la description du contexte social plaisentdavantage aux hommes, tandis que les femmes sontséduites par le côté avant-gardiste et féministe deSugar qui, la nuit, noircit du papier pour racontercomment une putain étripe sauvagement sesclients... À ses yeux, voir publier le livre qu’elle écriten secret serait une revanche sur la domination masculine.Quoi qu’il en soit, La Rose pourpre et le lyséblouit dans son ensemble et laisse un souvenir delecture mémorable ; tel un loukoum à la rose, il doitêtre savouré avec tous les sens.Acclamé internationalement, La Rose pourpre et lelys sera porté au grand écran avec Kirsten Dunstdans le rôle-titre. Quant à Michel Faber, qui a laisséle soin aux scénaristes de faire tenir son intrigueen deux heures, il se consacre à un roman sedéroulant cette fois-ci en 1908, alors que Sophie estâgée de 40 ans. Souhaitons ne pas patienter unquart de siècle avant de pouvoir le lire.La Rose pourpreet le LysBoréal, 1142 p., 34,95 $Sous la peauPoints, <strong>30</strong>3 p., 14,95 $Du même auteur, àlire en anglais :Some Rain Must Fall etThe Courage Consort(Harper CollinsCanada) ; The HundredAnd Ninety-Nine Steps(Canongate Books).S E P T E M B R E - O C T O B R E 2 0 0 514
Littérature étrangèreAfghanistan,terre de fictionBien avant qu’Al-Qaïda et les Taliban effritent de nos esprits l’image romantique du Moudjahid, cechevalier à l’assaut des chars, revanche de l’audace sur l’absurde, Kipling, avec sa nouvelle L’Hommequi voulut être roi (Folio), puisait déjà de son imaginaire de l’Afghanistan une fable où le mensongehéroïque en prenait pour son rhume. Un siècle plus tard, Joseph Kessel terminait <strong>Le</strong>s Cavaliers,célèbre pour son haletante peinture du bouzkachi, sport équestre d’une rare violence, par uneréflexion de Guardi Guedj, conteur sans âge : « La meilleure, la véritable prière est d’accomplir aumieux le destin pour lequel un homme a été jeté sur la terre ». Une telle morale est-elle simplementénonçable aujourd’hui ?« <strong>Le</strong>s Cerfs-volants de Kaboul »Dans le roman de Khaled Hosseini, le destin ne tombeplus du ciel : il y remonte. « Je » du récit, Amir entendrale vieux Rahim ainsi résumer la mort d’Ali, fidèleserviteur de sa famille : « Une mine. Existe-t-il une mortplus afghane, Amir jan ? ». Dans l’humanité superbementteintée d’ironie de cette phrase tient tout ce livre,où les blagues du mollah Nasruddin 1 viennent parfoisvoiler l’horreur d’une suave ambiguïté. Khaled Hosseini,40 ans, exerce la médecine en Californie. Fils de diplomate,il quittait l’Afghanistan dans les années suivant ledépôt du roi Zaher Shah, dont le règne, dérisoire peutêtre,demeure néanmoins le symbole d’une ère où rêverétait permis. Dans <strong>Le</strong>s Cerfs-volants de Kaboul, la mine, defacture étrangère, signe de fatalité aveugle, trouve sonimage contradictoire avec le cerf-volant. Longue deonze hivers, l’en-fance afghane de Khaled Hosseini estmarquée par le souvenir de duels aériens : « J’y jouaisavec mes frères et mes cousins. C’est de l’ordre de l’associationd’idées, une image qui signifie à la fois l’Afghanistanen des temps meilleurs, l’innocence et l’espoir », précisel’auteur lors d’un entretien téléphonique. Une traditionregroupe les gamins de Kaboul. <strong>Le</strong>s ficelles des jouets,trempées dans du verre pilé, deviennent des armesredoutables. L’enjeu est la suprématie duciel : les mains bientôt recouvertes d’entaillessanguinolentes, les enfants rivalisentd’adresse afin de couper les amarres deleurs adversaires. Quand un cadre de toilesest mis hors de combat, une course s’enclenchepour mettre la main sur le trophée.Pendant une dizaine d’années, Amir etHassan, le fils d’Ali, sont inséparables. <strong>Le</strong>premier, fils d’un riche homme d’affaires,est un Pachtoun, l’une des ethnies majoritairesdu pays. Rêveur et pacifique, il serévèle un indomptable cerf-voliste. <strong>Le</strong> second est unHazara, race asservie : d’une loyauté à toute épreuve,dégourdi et agile, il est de loin le meilleur coureur de laville. <strong>Le</strong> soir, Amir lit le Shahnameh 2 à Hassan, l’illettré.<strong>Le</strong> passage favori des jeunes garçons est celui où lefarouche Rostam blesse à mort le héros Sohrab, réalisanttrop tard qu’il vient de terrasser son propre fils.L’anecdote trouve une singulière résonance dans leroman, tant en raison de la froideur du père d’Amir quedu secret, révélé à la fin de l’œuvre, qui complexifie le lienentre les serviteurs et leurs maîtres. Trouvant refuge dansla littérature, Amir, un soir, raconte à Hassan une histoire© Image Arts etc.Par Mathieu Simardde son cru : l’enthousiasme de son auditeur le convaincde son talent.Amir parviendra à triompher d’un grand tournoi decerfs-volants et ainsi à gagner l’estime de son père. <strong>Le</strong>même soir, il laisse Hassan se faire agresser par le fils d’unnotable empreint d’idéaux racistes. <strong>Le</strong> remord creusera lefossé entre les deux enfants. Hassan et Ali quitterontbientôt le service de la famille d’Amir et, après les divisionssociales et la trahison, la guerre et l’exil achèverontde les éloigner. Vingt-cinq ans après ces événements,Amir, devenu depuis un auteur à succès dans son paysd’adoption, aura l’occasion de se racheter.« Chicken Street »Dans <strong>Le</strong>s Hirondelles de Kaboul, YasminaKhadra, conteur prodigieux, rendait dansune narration brouillée par les clameursde la foule le lynchage d’Atiq, lequel, cherchantdésespérément la trop belleZunaira, arrache les tchadri de toutes lesfemmes qu’il rencontre. <strong>Le</strong>s premièreslignes de Chicken Street nous racontentégalement la passion fatale d’un hommeaigri. Alfred a été lapidé pour« avoir voulu, soudain, ressentirquelque chose » pour une femme :« Derrière son voile il avait su qu’elle étaitbelle […] Son corps avait cogné toutautour de son cœur ». Écrivain public, leseptuagénaire reçoit un jour la visite d’unejeune femme voilée, qui lui demande, dansle maladroit flot verbal des timides qui sedécident à s’ouvrir, d’écrire pour elle aupère de son enfant à naître. Il s’appellePeter. Il est reporter et vit à New York. Unenuit, sous les bombes, Naema s’est donnéeà lui. Pour ce cocktail de gamètes qui lui secoue le ventre,elle risque maintenant d’être lapidée… à moins queson amant ne vienne la sauver.Khaled HosseiniChicken Street, deuxième roman d’Amanda Sthers (Maplace sur la photo, Grasset), raconte à la fois le désespoirde Naema, le dévouement d’Alfred et la désillusion deJenny, épouse américaine de Peter qui, tombant sur lalettre de la jeune Afghane, voit chuter le rideau qui luiservait à confondre bonheur et confort. L’écritured’Amanda Sthers brille à dire la périphérie avant le lieu.<strong>Le</strong> livre repose, de plus, sur une économie narrative© Scorcelletti-Gammad’une étonnante maturité. Nulle erreur de point de vue :ce que le narrateur, Simon, ne saurait voir, il l’invente.Son verbe malicieux et l’ordre éclaté de sa descriptionservent à merveille l’histoire des « deux seuls juifsd’Afghanistan » (Alfred et Simon). « Chicken Street »,où les deux comparses crèchent, est l’artère principaled’une Kaboul dévastée, elle-même le nombril de territoires« composés exclusivement de sable, de pierreset de bergers édentés ». L’amitié forcée entre les coreligionnairesest prétexte à de tordants dialogues.Quand Peter tarde à répondre à l’appel, Alfred vitupèreun brin contre ces Américains « pas foutus de voler ausecours d’une femme qu’ils ont engrossée ». Il pourraitau moins venir pour eux, affirme encore Alfred àSimon : « Parce qu’il est juif ?, questionne ce dernier.— Superman… C’est ashkénaze, non ? »C’est qu’Alfred a connu à Cracovie un« Baruch Batman, tailleur pour dames ».L’Afghanistan moderne est un échiquierd’argile, où glissent et s’entrechoquent lespions des grandes puissances. Pendantprès d’un siècle, l’Occident y aura joui duprivilège de voir sans être vu. Une décennieaprès l’Union soviétique, les États-Unis et leurs alliés, par la terreur etl’héroïne dont ils sont les inspirateurs etles mécènes 3 , sont à leur tour tombés deleurs confortables loges. <strong>Le</strong>s nouvelles histoiressur ce bout du monde nous montrent que, dansle fracas du rire et des larmes, le voile de l’Orient s’estdéchiré : le destin a désormais visage humain.Amanda Sthers1Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja, Collectif, Phébus,coll. Libretto, 312 p., 27,95 $. D’un humour amer parfoisgrinçant, les histoires du mollah Nasruddin circulent dans toutle monde musulman depuis des temps immémoriaux.2Épopée perse, version du poète médiéval Ferdowsi (940-1020).3Lire CIA et Jihad 1950-2001. Contre l’URSS, une désastreusealliance, John K. Cooley, Autrement, coll. AutrementFrontières, 278 p., 39,95 $.<strong>Le</strong>s Cerfs-volants de KaboulKhaled Hosseini, Belfond, 386 p., 29,95 $Chicken StreetAmanda Sthers, Grasset, 218 p., 26,95 $<strong>Le</strong>s Cavaliers Joseph Kessel, Folio, 552 p., 19,95 $<strong>Le</strong>s Hirondelles de Kaboul Yasmina Khadra,Pocket, 160 p., 9,95 $L’Homme qui voulut être roi Rudyard Kipling,Folio, 256 p., 7,95 $S E P T E M B R E - O C T O B R E 2 0 0 515