16 • MUSIQUE / le phare n° 14 / mai-juillet 2013MUSIQUEJEUDI 13.06.13 / 20 HIiro RantalaCarte blanche à la FondationMontreux Jazz 2 pour la créationet l’échange <strong>culturel</strong>Iiro Rantala. © Ralph GluchTouches jazz<strong>Le</strong> <strong>Centre</strong> <strong>culturel</strong> <strong>suisse</strong> donne carte blanche à la Fondation MontreuxJazz 2 pour deux soirées consacrées à des musiciens d’exception :Iiro Rantala et le Marc Perrenoud Trio. Par Marc IsmailIiro RantalaOn prêterait plus d’un destin à cette silhouette puissante,à cette toison hirsute d’ours au premier matin duprintemps revenu. Un docker, peut-être, dans ce paysqui n’est finalement qu’une victoire passagère sur uneeau qui exsude de partout. Un bûcheron, sûrement, danscette contrée surpeuplée de bouleaux et de pins.On aurait tort. Car s’il dit sa Finlande natale dans chacunde ses regards boréaux, Iiro Rantala a en revanchela grande élégance de ne pas ressembler à ce qu’il est.Ses musculeux avant-bras, l’Helsinkien a décidé de lesconsacrer à faire vibrer les cordes de son piano. Enfin,si tant est qu’on décide vraiment de se vouer à la musique.Car c’est bien Bach, le père, qui le prit personnellementpar l’oreille un jour de ses 6 ans. <strong>Le</strong> type d’invitationqui ne se refuse pas. Surtout pas dans un paysqui compte parmi ses héros nationaux un dénomméSibellius, tombé dans la gloire en s’aventurant sur cechemin-là un bon siècle plus tôt. <strong>Le</strong> genre d’exemple quicrée des vocations.À 13 ans, nouveau choc fondateur, et perspectivesurtout de vivre avec son piano en voie de domesticationune relation bien plus débridée que jusqu’alors : lejeune Iiro rencontre le jazz. Mais si certains auraientpu voir dans cette découverte une rupture, voire unerébellion face aux carcans du classique, tel n’est pas lepoint de vue de Rantala. C’était simplement là le nouveauchapitre de son parcours musical. La preuve ?Cherchez-la dans My History of Jazz, titre un brinprovocateur de son dernier album. Car cette histoirepersonnelle et iconoclaste, il la fait remonter à Bachjustement, revisitant pour l’occasion son Aria avec sonpropre langage. Et puis, il suffit d’écouter le pianistepour entendre cette musique affleurer sans cesse audétour d’un thème, et survoler les siècles comme s’ilsétaient des minutes. Tout au long de l’album, Rantalaemprunte, dévore, digère, recrée et rend hommage sansjamais flagorner. Car s’il est un élément central dansson œuvre au sens large, c’est un humour jamais pris audépourvu. Il faut le voir dans l’émission de la télévisionfinlandaise qui l’a rendu populaire dans son pays bienau-delà des cercles du jazz : Iiro irti, soit « Iiro déchaîné». Un bien joli pléonasme au passage, on voit mal eneffet qui pourrait mettre en cage ce personnage. <strong>Le</strong> musiciens’y amuse et s’y déguise, un jour en guerrier viking,le suivant en danseur disco ringard. <strong>Le</strong> tout avec,toujours, la musique et les rencontres en ligne de mire.La musique de Rantala est un voyage sur un cheminaux virages multiples, un scénario à rebondissement.<strong>Le</strong> pianiste aux airs de savant fou se plaît à toujourssurprendre sitôt la certitude installée, à rebondir dèsque la musique roule. Et il réussit l’exploit d’être à lafois redoutablement puissant et étonnamment léger,capable de marteler du pied, de pilonner de la maingauche tout en laissant sa main droite virevolter sur lesaigus. On en vient à se demander : « Sont-ils donc plusieursdans ce corps spacieux ? » Non, il est seul, il estmultiple, il est unique. Pour s’en convaincre, rien detel qu’une plongée dans son merveilleux « Thinking ofMisty ». Une dédicace à Erroll Garner, traversée de parten part par un interminable ostinato de trois notesjouées de la main gauche, pendant que la droite vagabonde,contrepointe, enlumine.Un peu plus loin, toujours sur ce dernier album MyHistory of Jazz, c’est un Rantala romantique qui livreavec « Tears for Esbjörn » un tribut tout en mélancolieà Esbjörn Svensson, collègue suédois disparu lors d’uneplongée en 2008. Encore une fois, l’homme multiplieles univers, et réussit l’exploit d’être à l’aise dans chacun,sans que cette ubiquité ne ressemble jamais à unsimple exercice de style. Iiro Rantala est tout autant unspectacle pour le regard qu’un voyage unique pour lesoreilles, deux arguments solides pour ne pas le ratersur scène. Il y sera tout seul, mais il faudra y regarder àdeux fois pour s’en convaincre.
mai-juillet 2013 / le phare n° 14 / MUSIQUE • 17Marc Perrenoud TrioSi quelques kilomètres et une poignée d’années les séparent,Marc Perrenoud et Iiro Rantala ont quelquespoints communs, qui vont au-delà de leur moyen d’expressionprivilégié. Tout comme pour le Finlandais, ilfaut, avant de parler de jazz, évoquer la musique classique.Un lieu commun dira-t-on puisque, en Europeaujourd’hui, le classique est un chemin incontournableou presque pour quiconque désire se rendre au pays dujazz. Mais il représente davantage chez le jeune pianistegenevois qu’une simple étape sur un parcours. Quandon a un père professeur de hautbois et pilier de l’Orchestrede la Suisse romande et une mère flûtiste, « classique» rime avec « amniotique ». Non que cet héritageconditionne forcément une carrière à soi et originale,mais les parfums de Stravinski ou de Bartók qui transpirentau détour des compositions de Marc Perrenoudpoussent à ne jamais oublier ce milieu fondateur.Avec Rantala, il partage aussi une énergie intense, unjeu puissant qui ne craint jamais d’insister avec vigueursur les thèmes qui le méritent, avant de refluer, pourmieux repartir. Mais cette énergie-là n’est pas cantonnéeà la seule scène. En coulisse, le musicien endosse lecostume d’agent et le met au service de l’interminablerecherche de concerts, de soutiens pour mener à bienses projets multiples.Mais s’il est armé d’une impressionnante force detravail qui ferait presque de lui un homme-orchestre,Marc Perrenoud a aussi cette qualité précieuse qui biensouvent détermine une carrière tout autant que le feraitle talent initial : il sait s’entourer. Et si le choix desfrères d’armes est très important en musique, il est vitalen matière de trio. Car le ménage à trois, en matière dejazz, est un art particulièrement délicat. Un piano, unebatterie et une contrebasse, c’est peu finalement pourinventer un monde, créer un équilibre pour ensuite lefaire vaciller. Mais avec aux baguettes un brillant goûteà-touttel que Cyril Regamey, aussi à l’aise pour accompagnerune pop-star taïwanaise que se prêter aux jeuxde l’improvisation la plus totale dans un festival de musiquecontemporaine, le pianiste sait que le temps estentre de bonnes mains. Quant au dernier venu, le contrebassisteMarco Müller, ancien violoniste qui a décidéun jour de changer d’échelle, il a su s’immerger dansle monde des deux premiers comme s’il y avait baignédepuis toujours.Il faut dire un mot au passage de l’acte fondateur dutrio. C’est à la veille d’une tournée en Argentine qu’il s’estforgé, dans l’urgence. Un début d’histoire qui passe oucasse. Six ans et des dizaines de concerts dans le mondeentier plus tard, le trio s’apprête à enregistrer son troisièmealbum. Il faut croire que ceux-là étaient faits pours’entendre. Il suffit d’ailleurs de leur prêter un seul instantune oreille pour s’en convaincre. À force de se fairela main sur les scènes d’ici et d’ailleurs, le groupe a développéune identité toujours plus sûre et affirmée, capablede réinventer de fond en comble un standard del’ampleur de « Autumn <strong>Le</strong>aves » pour en faire une œuvretotalement nouvelle. Cette personnalité s’affirme peutêtreplus que jamais dans les ballades qui jalonnentleur œuvre. Et si Marc Perrenoud compose et arrangeavec la subtilité qu’on prêterait à un ancien, c’est à troisqu’ils tissent les atmosphères et domestiquent les silences.Two Lost Churches, qui baptise leur deuxièmealbum, en est un exemple d’une beauté sidérante, naviguantentre Brad Mehldau et la nonne pianiste éthiopienneTsege Mariam Gebru. Aucun doute, le jazz <strong>suisse</strong>est entre de bonnes mains.Marc Ismail est journaliste au magazine télévisuel TélétopMatin. Il est spécialiste de musique jamaïcaine.MUSIQUEMARDI 18.06.13 / 20 HMarc Perrenoud TrioCarte blanche à la FondationMontreux Jazz 2 pour la créationet l’échange <strong>culturel</strong>Marc Perrenoud Trio. © Eric Rossier