Je me rends d’abord à Mukacevo. Quand l’Europe n’<strong>est</strong> paspolaire, c’<strong>est</strong> à vingt-quatre heures de Prague. Autrement onne sait plus. Avant la guerre, ce pays était hongrois ; aujourd’hui,c’<strong>est</strong> le bout de la Tchécoslovaquie. Cependant, ils’appelle la Russie sud-carpathique. En fait, c’<strong>est</strong> la Ruthénie…Rien à signaler pendant dix-huit heures. Mon nez tient toujours.Mais voici Batu. Adieu ! la belle voie de Bucar<strong>est</strong> ! Là, untrain local me prendra et me jettera dans les Carpathes.Et les voilà ! Voilà les <strong>Juif</strong>s ! J’ai tout de suite pensé à despersonnages extraordinaires descendus ce matin de la planètela moins explorée ; mais c’était bien les <strong>Juif</strong>s. Ils étaient toutnoirs sur la neige et leur barbe et leur caftan leur donnaientl’allure d’autant de cyprès. <strong>Le</strong> vent soulevant barbes et cafetans,ces cyprès frémissaient. Eh bien ! – et je me l’avouais,transporté d’étonnement – je n’avais jamais rien imaginé de pareil.Ah ! mon ignorance, toi qui croyais connaître toutes les espècesd’hommes qui tassent la terre à coups de pieds ! Et ceuxlàvivaient en Europe, à quarante-cinq heures de Paris ?Inquiets (inquiets de quoi ?), ils allaient sur ce quai, fouillanttout du regard, rôdeurs, fouineurs et interrogateurs. Ils faisaientpenser aux citadins, pendant la guerre, tandis qu’unavion ennemi rôdait au-dessus de leur ville. Ces <strong>Juif</strong>s semblaientrechercher le plus proche abri, et cependant ils r<strong>est</strong>aientdehors. Ils portaient des baluchons sur l’épaule ou depetites boîtes à la main. On s’attendait à ce qu’ils vous offrissentleur marchandise, <strong>com</strong>me le font les Arabes chargés detapis. Et quand un couple entrait en conversation, leurs mainsde marionnettes traduisaient si bien leurs paroles que, de loin,on avait l’illusion de prendre part soi-même à ce bavardageg<strong>est</strong>iculant.J’armai mon appareil photographique et me mis en batterie.Avez-vous jeté une pierre dans un groupe de moineaux ? Mes<strong>Juif</strong>s s’envolèrent. Peut-être n’en retrouverais-je plus d’aussibeaux ? Je les poursuivis avec mon instrument. <strong>Le</strong>s uns couraient,les autres masquaient leur visage de leurs mains, lesplus hardis me montraient le poing. « Ça ne mange pas leshommes, leur criais-je, c’<strong>est</strong> sans douleur ! » Comme dans cespays on parle onze langues, dont les plus connues sont le petitrusse,le tchèque, le magyar et le yiddisch, mon français n’étaitguère victorieux.36
Ils virent bien que je n’étais pas un enfant du Seigneur.J’avais oublié, en effet, la loi du Sinaï : « Vous ne ferez pointd’image taillée ni aucune figure de tout ce qui <strong>est</strong> en haut dansle ciel et en bas sur la terre… » J’enfouis mon appareil dans mapoche. Ils revinrent le long du train. Mais leur regard étaitrempli d’indignation.Pendant une demi-heure je fus l’objet d’interminables chuchotements.Ils m’examinaient à la dérobée, passant devant etderrière moi et repassant. <strong>Le</strong>ur curiosité à mon égard était intenseet jaillissait de leurs yeux. Ils demeuraient stupéfaits.Quelle sorte de bipède pouvais-je être ? Qu’allait-il encore leurarriver de mal ? Ils s’interrogèrent. Dans les villages de l’intérieurdu Japon, je n’avais pas été regardé par des yeux aussiméfiants.Enfin, ils montèrent dans le tortillard. J’y montai aussi. Ilsétaient dix-neuf, regagnant Mukacevo. Ils se tassèrent dansdeux <strong>com</strong>partiments. J’entrai dans un troisième, séparé de l’undes leurs par une plaque de tôle ajourée.<strong>Le</strong> train partit.Il n’y avait plus maintenant dans ce pays que notre train et laneige. <strong>Le</strong>s steppes étaient blanches jusque là-bas, très loin, jusqu’auxmontagnes, et les montagnes étaient blanches jusqu’auciel. Soudain, j’entendis <strong>com</strong>me une mélopée emplir le <strong>com</strong>partimentvoisin, une phrase grave et chantante. Je collai monfront contre la tôle ajourée. L’un des cyprès pensants étaitplanté dans un coin du réduit. <strong>Le</strong>s yeux clos, les papillotes enfolie, le visage visité par l’extase, le corps oscillant avec la régularitéd’un pendule, il psalmodiait. <strong>Le</strong>s autres debout également,le dos voûté, la tête penchée, les paupières baissées, frémissantdu haut en bas, remuaient les lèvres.<strong>Le</strong> chef de la bande s’échauffa. L’excitation pieuse emplit lewagon. Au ton de la confidence succéda la voix impérieuse ducroyant. Maintenant il ne conseillait pas, il <strong>com</strong>mandait. Plus ilsentait son groupe s’approcher de Dieu, plus il le poussait.Et tous les autres entrèrent en transes. Il me semblait entendreles appels et les répons de farouches litanies. Sous lespaupières, toujours closes, transperçait la brûlante inspirationdu regard. <strong>Le</strong>s monts Carpathes se fussent écroulés au milieud’eux qu’ils eussent continué de tressaillir, non sous le choc,mais pour la gloire du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.37
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polonais, après avoir touché la p
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pénétré dans une Mesybtha. Rien
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d’eux n’a grossi ! Le caftan, d
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Chapitre 17LA BOURSE OU LES MEUBLES
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présente une quittance de trente-t
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L’immeuble retentissait de la pr
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chandelier rituel qui n’est pas s
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statue. Tout homme qui a perdu un s
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- Taisez-vous, on nous lapiderait.E
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Marmaroches. D’autres sont resté
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chacun des peuples, et comment me t
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Tel-Aviv ! La seule ville au monde
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ma gloire ! » sans risquer sur-le-
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iblique, prenant le nom de Chovév
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dans le divin, mais dans le terrest
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faisaient-ils entre les deux ? Les
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Le nez dans la Thora, les hommes se
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J’en ai fini avec la douane. Le s
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son cheval, avant de le chevaucher
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Ils tuent. Ils chantent.Deux Anglai
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de grande taille, étendu sur le se
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lait de chaux, lait de chaux bleu,
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Je les connaissais tous. Tous étai
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Les neuf autres approuvent par des
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L’ouvrier juif travaille huit heu
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Sibérie, la Mandchourie, la Chine
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maison. En 1921, lors des premiers
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Chapitre 27JUIF ERRANT ES-TU ARRIV
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- S’il semble bon au lord et si v
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sur la pointe de ses pieds et tandi
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