13.07.2015 Views

La Femme de trente ans - Lecteurs.com

La Femme de trente ans - Lecteurs.com

La Femme de trente ans - Lecteurs.com

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

<strong>La</strong> <strong>Femme</strong> <strong>de</strong> <strong>trente</strong> <strong>ans</strong>Balzac, Honoré <strong>de</strong>Publication: 1832Catégorie(s): Fiction, RomanSource: http://www.ebooksgratuits.<strong>com</strong>1


A Propos Balzac:Honoré <strong>de</strong> Balzac (May 20, 1799 – August 18, 1850), bornHonoré Balzac, was a nineteenth-century French novelist andplaywright. His work, much of which is a sequence (or Romanfleuve)of almost 100 novels and plays collectively entitled <strong>La</strong>Comédie humaine, is a broad, often satirical panorama ofFrench society, particularly the petite bourgeoisie, in the yearsafter the fall of Napoléon Bonaparte in 1815—namely the periodof the Restoration (1815–1830) and the July Monarchy(1830–1848). Along with Gustave Flaubert (whose work he influenced),Balzac is generally regar<strong>de</strong>d as a founding father ofrealism in European literature. Balzac's novels, most of whichare farcical <strong>com</strong>edies, feature a large cast of well-<strong>de</strong>fined characters,and <strong>de</strong>scriptions in exquisite <strong>de</strong>tail of the scene of action.He also presented particular characters in different novelsrepeatedly, sometimes as main protagonists and sometimesin the background, in or<strong>de</strong>r to create the effect of aconsistent 'real' world across his novelistic output. He is thepioneer of this style. Source: WikipediaDisponible sur Feedbooks pour Balzac:• Le Père Goriot (1834)• <strong>La</strong> Peau <strong>de</strong> chagrin (1831)• Illusions perdues (1843)• Eugénie Gran<strong>de</strong>t (1833)• <strong>La</strong> Cousine Bette (1847)• Le Lys d<strong>ans</strong> la vallée (1835)• Le Colonel Chabert (1832)• Le Chef-d’œuvre inconnu (1845)• L’Enfant maudit (1831)• Splen<strong>de</strong>urs et misères <strong>de</strong>s courtisanes (1847)Note: Ce livre vous est offert par Feedbooks.http://www.feedbooks.<strong>com</strong>Il est <strong>de</strong>stiné à une utilisation strictement personnelle et nepeut en aucun cas être vendu.2


DÉDIÉ À LOUIS BOULANGER, PEINTRE.3


Chapitre 1PREMIÈRES FAUTESAu <strong>com</strong>mencement du mois d’avril 1813, il y eut un dimanchedont la matinée promettait un <strong>de</strong> ces beaux jours où les Parisiensvoient pour la première fois <strong>de</strong> l’année leurs pavés s<strong>ans</strong>boue et leur ciel s<strong>ans</strong> nuages. Avant midi un cabriolet à pompeattelé <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux chevaux fringants déboucha d<strong>ans</strong> la rue <strong>de</strong> Rivolipar la rue Castiglione, et s’arrêta <strong>de</strong>rrière plusieurs équipagesstationnés à la grille nouvellement ouverte au milieu <strong>de</strong>la terrasse <strong>de</strong>s Feuillants. Cette leste voiture était conduite parun homme en apparence soucieux et maladif ; <strong>de</strong>s cheveux grisonnantscouvraient à peine son crâne jaune et le faisaientvieux avant le temps ; il jeta les rênes au laquais à cheval quisuivait sa voiture, et <strong>de</strong>scendit pour prendre d<strong>ans</strong> ses bras unejeune fille dont la beauté mignonne attira l’attention <strong>de</strong>s oisifsen promena<strong>de</strong> sur la terrasse. <strong>La</strong> petite personne se laissa<strong>com</strong>plaisamment saisir par la taille quand elle fut <strong>de</strong>bout sur lebord <strong>de</strong> la voiture, et passa ses bras autour du cou <strong>de</strong> songui<strong>de</strong>, qui la posa sur le trottoir, s<strong>ans</strong> avoir chiffonné la garniture<strong>de</strong> sa robe en reps vert. Un amant n’aurait pas eu tant <strong>de</strong>soin. L’inconnu <strong>de</strong>vait être le père <strong>de</strong> cette enfant qui, s<strong>ans</strong> leremercier, lui prit familièrement le bras et l’entraîna brusquementd<strong>ans</strong> le jardin. Le vieux père remarqua les regards émerveillés<strong>de</strong> quelques jeunes gens, et la tristesse empreinte surson visage s’effaça pour un moment. Quoiqu’il fût arrivé <strong>de</strong>puislong-temps à l’âge où les hommes doivent se contenter <strong>de</strong>strompeuses jouissances que donne la vanité, il se mit à sourire.– L’on te croit ma femme, dit-il à l’oreille <strong>de</strong> la jeune personneen se redressant et marchant avec une lenteur qui ladésespéra.Il semblait avoir <strong>de</strong> la coquetterie pour sa fille et jouissaitpeut-être plus qu’elle <strong>de</strong>s œilla<strong>de</strong>s que les curieux lançaient4


sur ses petits pieds chaussés <strong>de</strong> bro<strong>de</strong>quins en prunelle puce,sur une taille délicieuse <strong>de</strong>ssinée par une robe à guimpe, et surle cou frais qu’une collerette brodée ne cachait pas entièrement.Les mouvements <strong>de</strong> la marche relevaient par instants larobe <strong>de</strong> la jeune fille, et permettaient <strong>de</strong> voir, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>sbro<strong>de</strong>quins, la ron<strong>de</strong>ur d’une jambe finement moulée par unbas <strong>de</strong> soie à jours. Aussi, plus d’un promeneur dépassa-t-il lecouple pour admirer ou pour revoir la jeune figure autour <strong>de</strong>laquelle se jouaient quelques rouleaux <strong>de</strong> cheveux bruns, etdont la blancheur et l’incarnat étaient rehaussés autant par lesreflets du satin rose qui doublait une élégante capote, que parle désir et l’impatience qui pétillaient d<strong>ans</strong> tous les traits <strong>de</strong>cette jolie personne. Une douce malice animait ses beaux yeuxnoirs, fendus en aman<strong>de</strong>, surmontés <strong>de</strong> sourcils bien arqués,bordés <strong>de</strong> longs cils, et qui nageaient d<strong>ans</strong> un flui<strong>de</strong> pur. <strong>La</strong> vieet la jeunesse étalaient leurs trésors sur ce visage mutin et surun buste, gracieux encore, malgré la ceinture alors placée sousle sein. Insensible aux hommages, la jeune fille regardait avecune espèce d’anxiété le château <strong>de</strong>s Tuileries, s<strong>ans</strong> doute lebut <strong>de</strong> sa pétulante promena<strong>de</strong>. Il était midi moins un quart.Quelque matinale que fût cette heure, plusieurs femmes, quitoutes avaient voulu se montrer en toilette, revenaient du château,non s<strong>ans</strong> retourner la tête d’un air bou<strong>de</strong>ur, <strong>com</strong>me sielles se repentaient d’être venues trop tard pour jouir d’unspectacle désiré. Quelques mots échappés à la mauvaise humeur<strong>de</strong> ces belles promeneuses désappointées et saisis au volpar la jolie inconnue, l’avaient singulièrement inquiétée. Levieillard épiait d’un œil plus curieux que moqueur les signesd’impatience et <strong>de</strong> crainte qui se jouaient sur le charmant visage<strong>de</strong> sa <strong>com</strong>pagne, et l’observait peut-être avec trop <strong>de</strong> soinpour ne pas avoir quelque arrière-pensée paternelle.Ce dimanche était le treizième <strong>de</strong> l’année 1813. Le surlen<strong>de</strong>main,Napoléon partait pour cette fatale campagne pendant laquelleil allait perdre successivement Bessières et Duroc, gagnerles mémorables batailles <strong>de</strong> Lutzen et <strong>de</strong> Bautzen, se voirtrahi par l’Autriche, la Saxe, la Bavière, par Bernadotte, et disputerla terrible bataille <strong>de</strong> Leipsick. <strong>La</strong> magnifique para<strong>de</strong><strong>com</strong>mandée par l’empereur <strong>de</strong>vait être la <strong>de</strong>rnière <strong>de</strong> cellesqui excitèrent si long-temps l’admiration <strong>de</strong>s Parisiens et <strong>de</strong>sétrangers. <strong>La</strong> vieille gar<strong>de</strong> allait exécuter pour la <strong>de</strong>rnière fois5


les savantes manœuvres dont la pompe et la précision étonnèrentquelquefois jusqu’à ce géant lui-même, qui s’apprêtaitalors à son duel avec l’Europe. Un sentiment triste amenait auxTuileries une brillante et curieuse population. Chacun semblait<strong>de</strong>viner l’avenir, et pressentait peut-être que plus d’une foisl’imagination aurait à retracer le tableau <strong>de</strong> cette scène, quandces temps héroïques <strong>de</strong> la France contracteraient, <strong>com</strong>me aujourd’hui,<strong>de</strong>s teintes presque fabuleuses.– Allons donc plus vite, mon père, disait la jeune fille avec unair <strong>de</strong> lutinerie en entraînant le vieillard. J’entends lestambours.– C’est les troupes qui entrent aux Tuileries, répondit-il.– Ou qui défilent, tout le mon<strong>de</strong> revient ! répliqua-t-elle avecune enfantine amertume qui fit sourire le vieillard.– <strong>La</strong> para<strong>de</strong> ne <strong>com</strong>mence qu’à midi et <strong>de</strong>mi, dit le père quimarchait presque en arrière <strong>de</strong> son impétueuse fille.À voir le mouvement qu’elle imprimait à son bras droit, vouseussiez dit qu’elle s’en aidait pour courir. Sa petite main, biengantée, froissait impatiemment un mouchoir, et ressemblait àla rame d’une barque qui fend les on<strong>de</strong>s. Le vieillard souriaitpar moments ; mais parfois aussi <strong>de</strong>s expressions soucieusesattristaient passagèrement sa figure <strong>de</strong>sséchée. Son amourpour cette belle créature lui faisait autant admirer le présentque craindre l’avenir. Il semblait se dire : – Elle est heureuseaujourd’hui, le sera-t-elle toujours ? Car les vieillards sont assezenclins à doter <strong>de</strong> leurs chagrins l’avenir <strong>de</strong>s jeunes gens.Quand le père et la fille arrivèrent sous le péristyle du pavillonau sommet duquel flottait le drapeau tricolore, et par où lespromeneurs vont et viennent du jardin <strong>de</strong>s Tuileries d<strong>ans</strong> leCarrousel, les factionnaires leur crièrent d’une voix grave : –On ne passe plus !L’enfant se haussa sur la pointe <strong>de</strong>s pieds, et put entrevoirune foule <strong>de</strong> femmes parées qui en<strong>com</strong>brait les <strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong>la vieille arca<strong>de</strong> en marbre par où l’empereur <strong>de</strong>vait sortir.– Tu le vois bien, mon père, nous sommes partis trop tard.Sa petite moue chagrine trahissait l’importance qu’elle avaitmise à se trouver à cette revue.– Eh ! bien, Julie, allons-nous-en, tu n’aimes pas à être foulée.6


– Restons, mon père. D’ici je puis encore apercevoir l’empereur.S’il périssait pendant la campagne, je ne l’aurais jamaisvu.Le père tressaillit en entendant ces paroles, car sa fille avait<strong>de</strong>s larmes d<strong>ans</strong> la voix ; il la regarda, et crut remarquer sousses paupières abaissées quelques pleurs causés moins par ledépit que par un <strong>de</strong> ces premiers chagrins dont le secret est facileà <strong>de</strong>viner pour un vieux père. Tout à coup Julie rougit, etjeta une exclamation dont le sens ne fut <strong>com</strong>pris ni par les sentinelles,ni par le vieillard. À ce cri, un officier qui s’élançait <strong>de</strong>la cour vers l’escalier se retourna vivement, s’avança jusqu’àl’arca<strong>de</strong> du jardin, reconnut la jeune personne un moment cachéepar les gros bonnets à poil <strong>de</strong>s grenadiers, et fit fléchiraussitôt, pour elle et pour son père, la consigne qu’il avaitdonnée lui-même ; puis, s<strong>ans</strong> se mettre en peine <strong>de</strong>s murmures<strong>de</strong> la foule élégante qui assiégeait l’arca<strong>de</strong>, il attira doucementà lui l’enfant enchantée.– Je ne m’étonne plus <strong>de</strong> sa colère ni <strong>de</strong> son empressement,puisque tu étais <strong>de</strong> service, dit le vieillard à l’officier d’un airaussi sérieux que railleur.– Monsieur, répondit le jeune homme, si vous voulez êtrebien placés, ne nous amusons point à causer. L’empereurn’aime pas à attendre, et je suis chargé par le maréchal d’allerl’avertir.Tout en parlant, il avait pris, avec une sorte <strong>de</strong> familiarité, lebras <strong>de</strong> Julie, et l’entraînait rapi<strong>de</strong>ment vers le Carrousel. Julieaperçut avec étonnement une foule immense qui se pressaitd<strong>ans</strong> le petit espace <strong>com</strong>pris entre les murailles grises du palaiset les bornes réunies par <strong>de</strong>s chaînes qui <strong>de</strong>ssinent <strong>de</strong>grands carrés sablés au milieu <strong>de</strong> la cour <strong>de</strong>s Tuileries. Le cordon<strong>de</strong> sentinelles, établi pour laisser un passage libre à l’empereuret à son état-major, avait beaucoup <strong>de</strong> peine à ne pasêtre débordé par cette foule empressée et bourdonnant <strong>com</strong>meun essaim.– Cela sera donc bien beau, <strong>de</strong>manda Julie en souriant.– Prenez donc gar<strong>de</strong>, s’écria l’officier qui saisit Julie par lataille et la souleva avec autant <strong>de</strong> vigueur que <strong>de</strong> rapidité pourla tr<strong>ans</strong>porter près d’une colonne.S<strong>ans</strong> ce brusque enlèvement, sa curieuse parente allait êtrefroissée par la croupe du cheval blanc, harnaché d’une selle en7


velours vert et or, que le Mameluck <strong>de</strong> Napoléon tenait par labri<strong>de</strong>, presque sous l’arca<strong>de</strong>, à dix pas en arrière <strong>de</strong> tous leschevaux qui attendaient les grands-officiers, <strong>com</strong>pagnons <strong>de</strong>l’empereur. Le jeune homme plaça le père et la fille près <strong>de</strong> lapremière borne <strong>de</strong> droite, <strong>de</strong>vant la foule, et les re<strong>com</strong>mandapar un signe <strong>de</strong> tête aux <strong>de</strong>ux vieux grenadiers entre lesquelsils se trouvèrent. Quand l’officier revint au palais, un air <strong>de</strong>bonheur et <strong>de</strong> joie avait succédé sur sa figure au subit effroique la recula<strong>de</strong> du cheval y avait imprimé ; Julie lui avait serrémystérieusement la main, soit pour le remercier du petit servicequ’il venait <strong>de</strong> lui rendre, soit pour lui dire : – Enfin je vaisdonc vous voir ! Elle inclina même doucement la tête en réponseau salut respectueux que l’officier lui fit, ainsi qu’à sonpère, avant <strong>de</strong> disparaître avec prestesse. Le vieillard, qui semblaitavoir exprès laissé les <strong>de</strong>ux jeunes gens ensemble, restaitd<strong>ans</strong> une attitu<strong>de</strong> grave, un peu en arrière <strong>de</strong> sa fille ; mais ill’observait à la dérobée, et tâchait <strong>de</strong> lui inspirer une fausse sécuritéen paraissant absorbé d<strong>ans</strong> la contemplation du magnifiquespectacle qu’offrait le Carrousel. Quand Julie reporta surson père le regard d’un écolier inquiet <strong>de</strong> son maître, levieillard lui répondit même par un sourire <strong>de</strong> gaieté bienveillante; mais son œil perçant avait suivi l’officier jusque sousl’arca<strong>de</strong>, et aucun événement <strong>de</strong> cette scène rapi<strong>de</strong> ne lui avaitéchappé.– Quel beau spectacle ! dit Julie à voix basse en pressant lamain <strong>de</strong> son père.L’aspect pittoresque et grandiose que présentait en ce momentle Carrousel faisait prononcer cette exclamation par <strong>de</strong>smilliers <strong>de</strong> spectateurs dont toutes les figures étaient béantesd’admiration. Une autre rangée <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>, tout aussi presséeque celle où le vieillard et sa fille se tenaient, occupait, sur uneligne parallèle au château, l’espace étroit et pavé qui longe lagrille du Carrousel. Cette foule achevait <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssiner fortement,par la variété <strong>de</strong>s toilettes <strong>de</strong> femmes, l’immense carré longque forment les bâtiments <strong>de</strong>s Tuileries et cette grille alorsnouvellement posée. Les régiments <strong>de</strong> la vieille gar<strong>de</strong> qui allaientêtre passés en revue remplissaient ce vaste terrain, oùils figuraient en face du palais d’imposantes lignes bleues <strong>de</strong>dix rangs <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur. Au <strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’enceinte, et d<strong>ans</strong> le Carrousel,se trouvaient, sur d’autres lignes parallèles, plusieurs8


égiments d’infanterie et <strong>de</strong> cavalerie prêts à défiler sous l’arctriomphal qui orne le milieu <strong>de</strong> la grille, et sur le faîte duquelse voyaient, à cette époque, les magnifiques chevaux <strong>de</strong> Venise.<strong>La</strong> musique <strong>de</strong>s régiments placée au bas <strong>de</strong>s galeries duLouvre, était masquée par les lanciers polonais <strong>de</strong> service. Unegran<strong>de</strong> partie du carré sablé restait vi<strong>de</strong> <strong>com</strong>me une arène préparéepour les mouvements <strong>de</strong> ses corps silencieux dont lesmasses, disposées avec la symétrie <strong>de</strong> l’art militaire, réfléchissaientles rayons du soleil d<strong>ans</strong> les feux triangulaires <strong>de</strong> dixmille baïonnettes. L’air, en agitant les plumets <strong>de</strong>s soldats, lesfaisait ondoyer <strong>com</strong>me les arbres d’une forêt courbés sous unvent impétueux. Ces vieilles ban<strong>de</strong>s, muettes et brillantes, offraientmille contrastes <strong>de</strong> couleurs dus à la diversité <strong>de</strong>s uniformes,<strong>de</strong>s parements, <strong>de</strong>s armes et <strong>de</strong>s aiguillettes. Cet immensetableau, miniature d’un champ <strong>de</strong> bataille avant le <strong>com</strong>bat,était poétiquement encadré, avec tous ses accessoires etses acci<strong>de</strong>nts bizarres, par les hauts bâtiments majestueux,dont l’immobilité semblait imitée par les chefs et les soldats.Le spectateur <strong>com</strong>parait involontairement ses murs d’hommesà ces murs <strong>de</strong> pierre. Le soleil du printemps, qui jetait profusémentsa lumière sur les murs blancs bâtis <strong>de</strong> la veille et sur lesmurs séculaires, éclairait pleinement ces innombrables figuresbasanées qui toutes racontaient <strong>de</strong>s périls passés et attendaientgravement les périls à venir. Les colonels <strong>de</strong> chaque régimentallaient et venaient seuls <strong>de</strong>vant les fronts que formaientces hommes héroïques. Puis, <strong>de</strong>rrière les masses carrées<strong>de</strong> ces troupes bariolées d’argent, d’azur, <strong>de</strong> pourpre etd’or, les curieux pouvaient apercevoir les ban<strong>de</strong>roles tricoloresattachées aux lances <strong>de</strong> six infatigables cavaliers polonais, qui,semblables aux chiens conduisant un troupeau le long d’unchamp, voltigeaient s<strong>ans</strong> cesse entre les troupes et les curieux,pour empêcher ces <strong>de</strong>rniers <strong>de</strong> dépasser le petit espace <strong>de</strong> terrainqui leur était concédé auprès <strong>de</strong> la grille impériale. À cesmouvements près, on aurait pu se croire d<strong>ans</strong> le palais <strong>de</strong> laBelle au bois dormant. <strong>La</strong> brise du printemps, qui passait surles bonnets à longs poils <strong>de</strong>s grenadiers, attestait l’immobilité<strong>de</strong>s soldats, <strong>de</strong> même que le sourd murmure <strong>de</strong> la foule accusaitleur silence. Parfois seulement le retentissement d’un chapeauchinois, ou quelque léger coup frappé par inadvertancesur une grosse caisse et répété par les échos du palais9


impérial, ressemblait à ces coups <strong>de</strong> tonnerre lointains qui annoncentun orage. Un enthousiasme in<strong>de</strong>scriptible éclataitd<strong>ans</strong> l’attente <strong>de</strong> la multitu<strong>de</strong>. <strong>La</strong> France allait faire ses adieuxà Napoléon, à la veille d’une campagne dont les dangersétaient prévus par le moindre citoyen. Il s’agissait, cette fois,pour l’Empire Français, d’être ou <strong>de</strong> ne pas être. Cette penséesemblait animer la population citadine et la population arméequi se pressaient, également silencieuses, d<strong>ans</strong> l’enceinte oùplanaient l’aigle et le génie <strong>de</strong> Napoléon. Ces soldats, espoir <strong>de</strong>la France, ces soldats, sa <strong>de</strong>rnière goutte <strong>de</strong> sang, entraientaussi pour beaucoup d<strong>ans</strong> l’inquiète curiosité <strong>de</strong>s spectateurs.Entre la plupart <strong>de</strong>s assistants et <strong>de</strong>s militaires, il se disait <strong>de</strong>sadieux peut-être éternels ; mais tous les cœurs, même les plushostiles à l’empereur, adressaient au ciel <strong>de</strong>s vœux ar<strong>de</strong>ntspour la gloire <strong>de</strong> la patrie. Les hommes les plus fatigués <strong>de</strong> lalutte <strong>com</strong>mencée entre l’Europe et la France avaient tous déposéleurs haines en passant sous l’arc <strong>de</strong> triomphe, <strong>com</strong>prenantqu’au jour du danger Napoléon était toute la France.L’horloge du château sonna une <strong>de</strong>mi-heure. En ce moment lesbourdonnements <strong>de</strong> la foule cessèrent, et le silence <strong>de</strong>vint siprofond, que l’on eût entendu la parole d’un enfant. Le vieillar<strong>de</strong>t sa fille, qui semblaient ne vivre que par les yeux, distinguèrentalors un bruit d’éperons et un cliquetis d’épées qui retentirentsous le sonore péristyle du château.Un petit homme assez gras, vêtu d’un uniforme vert, d’uneculotte blanche, et chaussé <strong>de</strong> bottes à l’écuyère, parut tout àcoup en gardant sur sa tête un chapeau à trois cornes aussiprestigieux que cet homme lui-même. Le large ruban rouge <strong>de</strong>la Légion-d’Honneur flottait sur sa poitrine. Une petite épéeétait à son côté. L’homme fut aperçu par tous les yeux, et à lafois, <strong>de</strong> tous les points d<strong>ans</strong> la place. Aussitôt, les tamboursbattirent aux champs, les <strong>de</strong>ux orchestres débutèrent par unephrase dont l’expression guerrière fut répétée sur tous les instruments,<strong>de</strong>puis la plus douce <strong>de</strong>s flûtes jusqu’à la grossecaisse. À ce belliqueux appel, les âmes tressaillirent, les drapeauxsaluèrent, les soldats présentèrent les armes par unmouvement unanime et régulier qui agita les fusils <strong>de</strong>puis lepremier rang jusqu’au <strong>de</strong>rnier d<strong>ans</strong> le Carrousel. Des mots <strong>de</strong><strong>com</strong>man<strong>de</strong>ment s’élancèrent <strong>de</strong> rang en rang <strong>com</strong>me <strong>de</strong>séchos. Des cris <strong>de</strong> : Vive l’empereur ! furent poussés par la10


multitu<strong>de</strong> enthousiasmée. Enfin tout frissonna, tout remua,tout s’ébranla. Napoléon était monté à cheval. Ce mouvementavait imprimé la vie à ces masses silencieuses, avait donné unevoix aux instruments, un élan aux aigles et aux drapeaux, uneémotion à toutes les figures. Les murs <strong>de</strong>s hautes galeries <strong>de</strong>ce vieux palais semblaient crier aussi : Vive l’empereur ! Ce nefut pas quelque chose d’humain, ce fut une magie, un simulacre<strong>de</strong> la puissance divine, ou mieux une fugitive image <strong>de</strong> cerègne si fugitif. L’homme entouré <strong>de</strong> tant d’amour, d’enthousiasme,<strong>de</strong> dévouement, <strong>de</strong> vœux, pour qui le soleil avait chasséles nuages du ciel, resta sur son cheval, à trois pas en avantdu petit escadron doré qui le suivait, ayant le grand-maréchal àsa gauche, le maréchal <strong>de</strong> service à sa droite. Au sein <strong>de</strong> tantd’émotions excitées par lui, aucun trait <strong>de</strong> son visage ne paruts’émouvoir.– Oh ! mon Dieu, oui. À Wagram au milieu du feu, à la Moscowaparmi les morts, il est toujours tranquille <strong>com</strong>me Baptiste,luiCette réponse à <strong>de</strong> nombreuses interrogations était faite parle grenadier qui se trouvait auprès <strong>de</strong> la jeune fille. Julie futpendant un moment absorbée par la contemplation <strong>de</strong> cette figure,dont le calme indiquait une si gran<strong>de</strong> sécurité <strong>de</strong> puissance.L’empereur se pencha vers Duroc, auquel il dit unephrase courte qui fit sourire le grand-maréchal. Lesmanœuvres <strong>com</strong>mencèrent. Si jusqu’alors la jeune personneavait partagé son attention entre la figure impassible <strong>de</strong> Napoléonet les lignes bleues, vertes et rouges <strong>de</strong>s troupes, en cemoment elle s’occupa presque exclusivement, au milieu <strong>de</strong>smouvements rapi<strong>de</strong>s et réguliers exécutés par ces vieux soldats,d’un jeune officier qui courait à cheval parmi les lignesmouvantes, et revenait avec une infatigable activité vers legroupe à la tête duquel brillait le simple Napoléon. Cet officiermontait un superbe cheval noir, et se faisait distinguer, au sein<strong>de</strong> cette multitu<strong>de</strong> chamarrée, par le bel uniforme bleu <strong>de</strong> ciel<strong>de</strong>s officiers d’ordonnance <strong>de</strong> l’empereur. Ses bro<strong>de</strong>ries pétillaientsi vivement au soleil, et l’aigrette <strong>de</strong> son schako étroitet long en recevait <strong>de</strong> si fortes lueurs, que les spectateursdurent le <strong>com</strong>parer à un feu follet, à une âme invisible chargéepar l’empereur d’animer, <strong>de</strong> conduire ces bataillons dont lesarmes ondoyantes jetaient <strong>de</strong>s flammes, quand, sur un seul11


signe <strong>de</strong> ses yeux, ils se brisaient, se rassemblaient, tournoyaient<strong>com</strong>me les on<strong>de</strong>s d’un gouffre, ou passaient <strong>de</strong>vant lui<strong>com</strong>me ces lames longues, droites et hautes que l’Océan courroucédirige sur ses rivages.Quand les manœuvres furent terminées, l’officier d’ordonnanceaccourut à bri<strong>de</strong> abattue, et s’arrêta <strong>de</strong>vant l’empereurpour en attendre les ordres. En ce moment, il était à vingt pas<strong>de</strong> Julie, en face du groupe impérial, d<strong>ans</strong> une attitu<strong>de</strong> assezsemblable à celle que Gérard a donnée au général Rapp d<strong>ans</strong>le tableau <strong>de</strong> la Bataille d’Austerlitz. Il fut permis alors à lajeune fille d’admirer son amant d<strong>ans</strong> toute sa splen<strong>de</strong>ur militaire.Le colonel Victor d’Aiglemont à peine âgé <strong>de</strong> <strong>trente</strong> <strong>ans</strong>,était grand, bien fait, svelte ; et ses heureuses proportions neressortaient jamais mieux que quand il employait sa force àgouverner un cheval dont le dos élégant et souple paraissaitplier sous lui. Sa figure mâle et brune possédait ce charme inexplicablequ’une parfaite régularité <strong>de</strong> traits <strong>com</strong>munique à<strong>de</strong> jeunes visages. Son front était large et haut. Ses yeux <strong>de</strong>feu, ombragés <strong>de</strong> sourcils épais et bordés <strong>de</strong> longs cils, se <strong>de</strong>ssinaient<strong>com</strong>me <strong>de</strong>ux ovales blancs entre <strong>de</strong>ux lignes noires.Son nez offrait la gracieuse courbure d’un bec d’aigle. <strong>La</strong>pourpre <strong>de</strong> ses lèvres était rehaussée par les sinuosités <strong>de</strong> l’inévitablemoustache noire. Ses joues larges et fortement coloréesoffraient <strong>de</strong>s tons bruns et jaunes qui dénotaient une vigueurextraordinaire. Sa figure, une <strong>de</strong> celles que la bravourea marquées <strong>de</strong> son cachet, offrait le type que cherche aujourd’huil’artiste quand il songe à représenter un <strong>de</strong>s héros <strong>de</strong>la France impériale. Le cheval trempé <strong>de</strong> sueur, et dont la têteagitée exprimait une extrême impatience, les <strong>de</strong>ux pieds <strong>de</strong> <strong>de</strong>vantécartés et arrêtés sur une même ligne s<strong>ans</strong> que l’un dépassâtl’autre, faisait flotter les longs crins <strong>de</strong> sa queue fournie; et son dévouement offrait une matérielle image <strong>de</strong> celuique son maître avait pour l’empereur. En voyant son amant sioccupé <strong>de</strong> saisir les regards <strong>de</strong> Napoléon, Julie éprouva un moment<strong>de</strong> jalousie en pensant qu’il ne l’avait pas encore regardée.Tout à coup, un mot est prononcé par le souverain, Victorpresse les flancs <strong>de</strong> son cheval, et part au galop ; mais l’ombred’une borne projetée sur le sable effraie l’animal qui s’effarouche,recule, se dresse, et si brusquement que le cavaliersemble en danger. Julie jette un cri, elle pâlit ; chacun la12


egar<strong>de</strong> avec curiosité ; elle ne voit personne ; ses yeux sont attachéssur ce cheval trop fougueux, que l’officier châtie tout encourant redire les ordres <strong>de</strong> Napoléon. Ces étourdissants tableauxabsorbaient si bien Julie, qu’à son insu elle s’était cramponnéeau bras <strong>de</strong> son père à qui elle révélait involontairementses pensées par la pression plus ou moins vive <strong>de</strong> ses doigts.Quand Victor fut sur le point d’être renversé par le cheval, elles’accrocha plus violemment encore à son père, <strong>com</strong>me si ellemêmeeût été en danger <strong>de</strong> tomber. Le vieillard contemplaitavec une sombre et douloureuse inquiétu<strong>de</strong> le visage épanoui<strong>de</strong> sa fille, et <strong>de</strong>s sentiments <strong>de</strong> pitié, <strong>de</strong> jalousie, <strong>de</strong>s regretsmême, se glissèrent d<strong>ans</strong> toutes ses ri<strong>de</strong>s contractées. Maisquand l’éclat inaccoutumé <strong>de</strong>s yeux <strong>de</strong> Julie, le cri qu’elle venait<strong>de</strong> pousser et le mouvement convulsif <strong>de</strong> ses doigts, achevèrent<strong>de</strong> lui dévoiler un amour secret ; certes, il dut avoirquelques tristes révélations <strong>de</strong> l’avenir, car sa figure offritalors une expression sinistre. En ce moment, l’âme <strong>de</strong> Juliesemblait avoir passé d<strong>ans</strong> celle <strong>de</strong> l’officier. Une pensée pluscruelle que toutes celles qui avaient effrayé le vieillard crispales traits <strong>de</strong> son visage souffrant, quand il vit d’Aiglemontéchangeant, en passant <strong>de</strong>vant eux, un regard d’intelligenceavec Julie dont les yeux étaient humi<strong>de</strong>s, et dont le teint avaitcontracté une vivacité extraordinaire. Il emmena brusquementsa fille d<strong>ans</strong> le jardin <strong>de</strong>s Tuileries.– Mais, mon père, disait-elle, il y a encore sur la place duCarrousel <strong>de</strong>s régiments qui vont manœuvrer.– Non, mon enfant, toutes les troupes défilent.– Je pense, mon père, que vous vous trompez. Monsieur d’Aiglemonta dû les faire avancer…– Mais, ma fille, je souffre et ne veux pas rester.Julie n’eut pas <strong>de</strong> peine à croire son père quand elle eut jetéles yeux sur ce visage, auquel <strong>de</strong> paternelles inquiétu<strong>de</strong>s donnaientun air abattu.– Souffrez-vous beaucoup ? <strong>de</strong>manda-t-elle avec indifférence,tant elle était préoccupée.– Chaque jour n’est-il pas un jour <strong>de</strong> grâce pour moi ? réponditle vieillard.– Vous allez donc encore m’affliger en me parlant <strong>de</strong> votremort. J’étais si gaie ! Voulez-vous bien chasser vos vilainesidées noires.13


– Ah ! s’écria le père en poussant un soupir, enfant gâté ! lesmeilleurs cœurs sont quelquefois bien cruels. Vous consacrernotre vie, ne penser qu’à vous, préparer votre bien-être, sacrifiernos goûts à vos fantaisies, vous adorer, vous donner mêmenotre sang, ce n’est donc rien ? Hélas ! oui, vous acceptez toutavec insouciance. Pour toujours obtenir vos sourires et votredédaigneux amour, il faudrait avoir la puissance <strong>de</strong> Dieu. Puisenfin un autre arrive ! un amant, un mari nous ravissent voscœurs.Julie étonnée regarda son père qui marchait lentement, etqui jetait sur elle <strong>de</strong>s regards s<strong>ans</strong> lueur.– Vous vous cachez même <strong>de</strong> nous, reprit-il, mais peut-êtreaussi <strong>de</strong> vous-même…– Que dites-vous donc, mon père ?– Je pense, Julie, que vous avez <strong>de</strong>s secrets pour moi. – Tuaimes, reprit vivement le vieillard en s’apercevant que sa fillevenait <strong>de</strong> rougir. Ah ! j’espérais te voir fidèle à ton vieux pèrejusqu’à sa mort, j’espérais te conserver près <strong>de</strong> moi heureuseet brillante ! t’admirer <strong>com</strong>me tu étais encore naguère. Enignorant ton sort, j’aurais pu croire à un avenir tranquille pourtoi ; mais maintenant il est impossible que j’emporte une espérance<strong>de</strong> bonheur pour ta vie, car tu aimes encore plus le colonelque tu n’aimes le cousin. Je n’en puis plus douter.– Pourquoi me serait-il interdit <strong>de</strong> l’aimer ? s’écria-t-elle avecune vive expression <strong>de</strong> curiosité.– Ah ! ma Julie, tu ne me <strong>com</strong>prendrais pas, répondit le pèreen soupirant.– Dites toujours ; reprit-elle en laissant échapper un mouvement<strong>de</strong> mutinerie.– Eh ! bien, mon enfant, écoute-moi. Les jeunes filles secréent souvent <strong>de</strong> nobles, <strong>de</strong> ravissantes images, <strong>de</strong>s figurestout idéales, et se forgent <strong>de</strong>s idées chimériques sur leshommes, sur les sentiments, sur le mon<strong>de</strong> ; puis elles attribuentinnocemment à un caractère les perfections qu’elles ontrêvées, et s’y confient ; elles aiment d<strong>ans</strong> l’homme <strong>de</strong> leurchoix cette créature imaginaire ; mais plus tard, quand il n’estplus temps <strong>de</strong> s’affranchir du malheur, la trompeuse apparencequ’elles ont embellie, leur première idole enfin se change enun squelette odieux. Julie, j’aimerais mieux te savoir amoureused’un vieillard que <strong>de</strong> te voir aimant le colonel. Ah ! si tu14


pouvais te placer à dix <strong>ans</strong> d’ici d<strong>ans</strong> la vie, tu rendrais justiceà mon expérience. Je connais Victor : sa gaieté est une gaietés<strong>ans</strong> esprit, une gaieté <strong>de</strong> caserne, il est s<strong>ans</strong> talent et dépensier.C’est un <strong>de</strong> ces hommes que le ciel a créés pour prendreet digérer quatre repas par jour, dormir, aimer la première venueet se battre. Il n’entend pas la vie. Son bon cœur, car il abon cœur, l’entraînera peut-être à donner sa bourse à un malheureux,à un camara<strong>de</strong> ; mais il est insouciant, mais il n’estpas doué <strong>de</strong> cette délicatesse <strong>de</strong> cœur qui nous rend esclavesdu bonheur d’une femme ; mais il est ignorant, égoïste… Il y abeaucoup <strong>de</strong> mais.– Cependant, mon père, il faut bien qu’il ait <strong>de</strong> l’esprit et <strong>de</strong>smoyens pour avoir été fait colonel…– Ma chère, Victor restera colonel toute sa vie. Je n’ai encorevu personne qui m’ait paru digne <strong>de</strong> toi, reprit le vieux pèreavec une sorte d’enthousiasme. Il s’arrêta un moment, contemplasa fille, et ajouta : – Mais, ma pauvre Julie, tu es encoretrop jeune, trop faible, trop délicate pour supporter les chagrinset les tracas du mariage. D’Aiglemont a été gâté par sesparents, <strong>de</strong> même que tu l’as été par ta mère et par moi.Comment espérer que vous pourrez vous entendre tous <strong>de</strong>uxavec <strong>de</strong>s volontés différentes dont les tyrannies seront inconciliables? Tu seras ou victime ou tyran. L’une ou l’autre alternativeapporte une égale somme <strong>de</strong> malheurs d<strong>ans</strong> la vie d’unefemme. Mais tu es douce et mo<strong>de</strong>ste, tu plieras d’abord. Enfintu as, dit-il d’une voix altérée, une grâce <strong>de</strong> sentiment qui seraméconnue, et alors… Il n’acheva pas, les larmes le gagnèrent. –Victor, reprit-il après une pause, blessera les naïves qualités <strong>de</strong>ta jeune âme. Je connais les militaires, ma Julie ; j’ai vécu auxarmées. Il est rare que le cœur <strong>de</strong> ces gens-là puisse triompher<strong>de</strong>s habitu<strong>de</strong>s produites ou par les malheurs au sein <strong>de</strong>squelsils vivent, ou par les hasards <strong>de</strong> leur vie aventurière.– Vous voulez donc, mon père, répliqua Julie d’un ton qui tenaitle milieu entre le sérieux et la plaisanterie, contrarier messentiments, me marier pour vous et non pour moi ?– Te marier pour moi ! s’écria le père avec un mouvement <strong>de</strong>surprise, pour moi, ma fille, <strong>de</strong> qui tu n’entendras bientôt plusla voix si amicalement gron<strong>de</strong>use. J’ai toujours vu les enfantsattribuant à un sentiment personnel les sacrifices que leur fontles parents ! Épouse Victor, ma Julie. Un jour tu déploreras15


amèrement sa nullité, son défaut d’ordre, son égoïsme, son indélicatesse,son ineptie en amour, et mille autres chagrins quite viendront par lui. Alors, souviens-toi que, sous ces arbres, lavoix prophétique <strong>de</strong> ton vieux père a retenti vainement à tesoreilles !Le vieillard se tut, il avait surpris sa fille agitant la tête d’unemanière mutine. Tous <strong>de</strong>ux firent quelques pas vers la grille oùleur voiture était arrêtée. Pendant cette marche silencieuse, lajeune fille examina furtivement le visage <strong>de</strong> son père et quittapar <strong>de</strong>grés sa mine bou<strong>de</strong>use. <strong>La</strong> profon<strong>de</strong> douleur gravée surce front penché vers la terre lui fit une vive impression.– Je vous promets, mon père, dit-elle d’une voix douce et altérée,<strong>de</strong> ne pas vous parler <strong>de</strong> Victor avant que vous ne soyezrevenu <strong>de</strong> vos préventions contre lui.Le vieillard regarda sa fille avec étonnement. Deux larmesqui roulaient d<strong>ans</strong> ses yeux tombèrent le long <strong>de</strong> ses joues ridées.Il ne put embrasser Julie <strong>de</strong>vant la foule qui les environnait,mais il lui pressa tendrement la main. Quand il remontaen voiture, toutes les pensées soucieuses qui s’étaient amasséessur son front avaient <strong>com</strong>plétement disparu. L’attitu<strong>de</strong> unpeu triste <strong>de</strong> sa fille l’inquiétait alors bien moins que la joie innocentedont le secret avait échappé pendant la revue à Julie.D<strong>ans</strong> les premiers jours du mois <strong>de</strong> mars 1814, un peu moinsd’un an après cette revue <strong>de</strong> l’empereur, une calèche roulaitsur la route d’Amboise à Tours. En quittant le dôme vert <strong>de</strong>snoyers sous lesquels se cachait la poste <strong>de</strong> la Frillière, cettevoiture fut entraînée avec une telle rapidité qu’en un momentelle arriva au pont bâti sur la Cise, à l’embouchure <strong>de</strong> cette rivièred<strong>ans</strong> la Loire, et s’y arrêta. Un trait venait <strong>de</strong> se briserpar suite du mouvement impétueux que, sur l’ordre <strong>de</strong> sonmaître, un jeune postillon avait imprimé à quatre <strong>de</strong>s plus vigoureuxchevaux du relais. Ainsi, par un effet du hasard, les<strong>de</strong>ux personnes qui se trouvaient d<strong>ans</strong> la calèche eurent le loisir<strong>de</strong> contempler à leur réveil un <strong>de</strong>s plus beaux sites quepuissent présenter les séduisantes rives <strong>de</strong> la Loire. À sadroite, le voyageur embrasse d’un regard toutes les sinuosités<strong>de</strong> la Cise, qui se roule, <strong>com</strong>me un serpent argenté, d<strong>ans</strong>l’herbe <strong>de</strong>s prairies auxquelles les premières pousses du printempsdonnaient alors les couleurs <strong>de</strong> l’émerau<strong>de</strong>. À gauche, laLoire apparaît d<strong>ans</strong> toute sa magnificence. Les innombrables16


facettes <strong>de</strong> quelques roulées, produites par une brise matinaleun peu froi<strong>de</strong>, réfléchissaient les scintillements du soleil sur lesvastes nappes que déploie cette majestueuse rivière. Çà et là<strong>de</strong>s îles verdoyantes se succè<strong>de</strong>nt d<strong>ans</strong> l’étendue <strong>de</strong>s eaux,<strong>com</strong>me les chatons d’un collier. De l’autre côté du fleuve, lesplus belles campagnes <strong>de</strong> la Touraine déroulent leurs trésors àperte <strong>de</strong> vue. D<strong>ans</strong> le lointain, l’œil ne rencontre d’autresbornes que les collines du Cher, dont les cimes <strong>de</strong>ssinaient ence moment <strong>de</strong>s lignes lumineuses sur le tr<strong>ans</strong>parent azur duciel. À travers le tendre feuillage <strong>de</strong>s îles, au fond du tableau,Tours semble, <strong>com</strong>me Venise, sortir du sein <strong>de</strong>s eaux. Les campaniles<strong>de</strong> sa vieille cathédrale s’élancent d<strong>ans</strong> les airs, où ilsse confondaient alors avec les créations fantastiques <strong>de</strong>quelques nuages blanchâtres. Au <strong>de</strong>là du pont sur lequel la voitureétait arrêtée, le voyageur aperçoit <strong>de</strong>vant lui, le long <strong>de</strong> laLoire jusqu’à Tours, une chaîne <strong>de</strong> rochers qui, par une fantaisie<strong>de</strong> la nature, paraît avoir été posée pour encaisser le fleuvedont les flots minent incessamment la pierre, spectacle qui faittoujours l’étonnement du voyageur. Le village <strong>de</strong> Vouvray setrouve <strong>com</strong>me niché d<strong>ans</strong> les gorges et les éboulements <strong>de</strong> cesroches, qui <strong>com</strong>mencent à décrire un cou<strong>de</strong> <strong>de</strong>vant le pont <strong>de</strong>la Cise. Puis, <strong>de</strong> Vouvray jusqu’à Tours, les effrayantes anfractuosités<strong>de</strong> cette colline déchirée sont habitées par une population<strong>de</strong> vignerons. En plus d’un endroit il existe trois étages <strong>de</strong>maisons, creusées d<strong>ans</strong> le roc et réunies par <strong>de</strong> dangereux escalierstaillés à même la pierre. Au sommet d’un toit, une jeunefille en jupon rouge court à son jardin. <strong>La</strong> fumée d’une cheminées’élève entre les sarments et le pampre naissant d’unevigne. Des closiers labourent <strong>de</strong>s champs perpendiculaires.Une vieille femme, tranquille sur un quartier <strong>de</strong> roche éboulée,tourne son rouet sous les fleurs d’un amandier, et regar<strong>de</strong> passerles voyageurs à ses pieds en souriant <strong>de</strong> leur effroi. Elle nes’inquiète pas plus <strong>de</strong>s crevasses du sol que <strong>de</strong> la ruine pendanted’un vieux mur dont les assises ne sont plus retenuesque par les tortueuses racines d’un manteau <strong>de</strong> lierre. Le marteau<strong>de</strong>s tonneliers fait retentir les voûtes <strong>de</strong> caves aériennes.Enfin, la terre est partout cultivée et partout fécon<strong>de</strong>, là où lanature a refusé <strong>de</strong> la terre à l’industrie humaine. Aussi rienn’est-il <strong>com</strong>parable, d<strong>ans</strong> le cours <strong>de</strong> la Loire, au riche panoramaque la Touraine présente alors aux yeux du voyageur. Le17


triple tableau <strong>de</strong> cette scène, dont les aspects sont à peine indiqués,procure à l’âme un <strong>de</strong> ces spectacles qu’elle inscrit à jamaisd<strong>ans</strong> son souvenir ; et, quand un poète en a joui, ses rêvesviennent souvent lui en reconstruire fabuleusement les effetsromantiques. Au moment où la voiture parvint sur le pont <strong>de</strong> laCise, plusieurs voiles blanches débouchèrent entre les îles <strong>de</strong>la Loire, et donnèrent une nouvelle harmonie à ce site harmonieux.<strong>La</strong> senteur <strong>de</strong>s saules qui bor<strong>de</strong>nt le fleuve ajoutait <strong>de</strong>pénétrants parfums au goût <strong>de</strong> la brise humi<strong>de</strong>. Les oiseauxfaisaient entendre leurs prolixes concerts ; le chant monotoned’un gar<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> chèvres y joignait une sorte <strong>de</strong> mélancolie,tandis que les cris <strong>de</strong>s mariniers annonçaient une agitationlointaine. De molles vapeurs, capricieusement arrêtées autour<strong>de</strong>s arbres épars d<strong>ans</strong> ce vaste paysage, y imprimaient une<strong>de</strong>rnière grâce. C’était la Touraine d<strong>ans</strong> toute sa gloire, le printempsd<strong>ans</strong> toute sa splen<strong>de</strong>ur. Cette partie <strong>de</strong> la France, laseule que les armées étrangères ne <strong>de</strong>vaient point troubler,était en ce moment la seule qui fût tranquille, et l’on eût ditqu’elle défiait l’Invasion.Une tête coiffée d’un bonnet <strong>de</strong> police se montra hors <strong>de</strong> lacalèche aussitôt qu’elle ne roula plus ; bientôt un militaire impatienten ouvrit lui-même la portière, et sauta sur la route<strong>com</strong>me pour aller quereller le postillon. L’intelligence avec laquellece Tourangeau rac<strong>com</strong>modait le trait cassé rassura lecolonel <strong>com</strong>te d’Aiglemont, qui revint vers la portière en étendantses bras <strong>com</strong>me pour détirer ses muscles endormis ; ilbâilla, regarda le paysage, et posa la main sur le bras d’unejeune femme soigneusement enveloppée d<strong>ans</strong> un vitchoura.– Tiens, Julie, lui dit-il d’une voix enrouée, réveille-toi doncpour examiner le pays ! Il est magnifique.Julie avança la tête hors <strong>de</strong> la calèche. Un bonnet <strong>de</strong> martrelui servait <strong>de</strong> coiffure, et les plis du manteau fourré d<strong>ans</strong> lequelelle était enveloppée déguisaient si bien ses formes qu’on nepouvait plus voir que sa figure. Julie d’Aiglemont ne ressemblaitdéjà plus à la jeune fille qui courait naguère avec joie etbonheur à la revue <strong>de</strong>s Tuileries. Son visage, toujours délicat,était privé <strong>de</strong>s couleurs roses qui jadis lui donnaient un si richeéclat. Les touffes noires <strong>de</strong> quelques cheveux défrisés par l’humidité<strong>de</strong> la nuit faisaient ressortir la blancheur mate <strong>de</strong> satête, dont la vivacité semblait engourdie. Cependant ses yeux18


illaient d’un feu surnaturel ; mais au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> leurs paupières,quelques teintes violettes se <strong>de</strong>ssinaient sur les jouesfatiguées. Elle examina d’un œil indifférent les campagnes duCher, la Loire et ses îles, Tours et les longs rochers <strong>de</strong> Vouvray; puis, s<strong>ans</strong> vouloir regar<strong>de</strong>r la ravissante vallée <strong>de</strong> laCise, elle se rejeta promptement d<strong>ans</strong> le fond <strong>de</strong> la calèche, etdit d’une voix qui en plein air paraissait d’une extrême faiblesse: – Oui, c’est admirable. Elle avait <strong>com</strong>me on le voit pourson malheur triomphé <strong>de</strong> son père.– Julie, n’aimerais-tu pas à vivre ici ?– Oh ! là ou ailleurs, dit-elle avec insouciance.– Souffres-tu ? lui <strong>de</strong>manda le colonel d’Aiglemont.– Pas du tout, répondit la jeune femme avec une vivacitémomentanée.Elle contempla son mari en souriant et ajouta : – J’ai envie <strong>de</strong>dormir.Le galop d’un cheval retentit soudain. Victor d’Aiglemontlaissa la main <strong>de</strong> sa femme et tourna la tête vers le cou<strong>de</strong> quela route fait en cet endroit. Au moment où Julie ne fut plus vuepar le colonel, l’expression <strong>de</strong> gaieté qu’elle avait imprimée àson pâle visage disparut <strong>com</strong>me si quelque lueur eût cessé <strong>de</strong>l’éclairer. N’éprouvant ni le désir <strong>de</strong> revoir le paysage ni la curiosité<strong>de</strong> savoir quel était le cavalier dont le cheval galopait sifurieusement, elle se replaça d<strong>ans</strong> le coin <strong>de</strong> la calèche, et sesyeux se fixèrent sur la croupe <strong>de</strong>s chevaux s<strong>ans</strong> trahir aucuneespèce <strong>de</strong> sentiment. Elle eut un air aussi stupi<strong>de</strong> que peutl’être celui d’un paysan breton écoutant le prône <strong>de</strong> son curé.Un jeune homme, monté sur un cheval <strong>de</strong> prix sortit tout àcoup d’un bouquet <strong>de</strong> peupliers et d’aubépines en fleurs.– C’est un Anglais dit le colonel.– Oh ! mon Dieu oui, mon général, répliqua le postillon. Il est<strong>de</strong> la race <strong>de</strong>s gars qui veulent, dit-on, manger la France.L’inconnu était un <strong>de</strong> ces voyageurs qui se trouvèrent sur lecontinent lorsque Napoléon arrêta tous les Anglais en représailles<strong>de</strong> l’attentat <strong>com</strong>mis envers le droit <strong>de</strong>s gens par le cabinet<strong>de</strong> Saint-James lors <strong>de</strong> la rupture du traité d’Amiens. Soumisau caprice du pouvoir impérial, ces prisonniers ne restèrentpas tous d<strong>ans</strong> les rési<strong>de</strong>nces où ils furent saisis ni d<strong>ans</strong>celles qu’ils eurent d’abord la liberté <strong>de</strong> choisir. <strong>La</strong> plupart <strong>de</strong>ceux qui habitaient en ce moment la Touraine y furent19


tr<strong>ans</strong>férés <strong>de</strong> divers points <strong>de</strong> l’empire où leur séjour avait paru<strong>com</strong>promettre les intérêts <strong>de</strong> la politique continentale. Lejeune captif qui promenait en ce moment son ennui matinalétait une victime <strong>de</strong> la puissance bureaucratique. Depuis <strong>de</strong>ux<strong>ans</strong>, un ordre parti du ministère <strong>de</strong>s Relations Extérieuresl’avait arraché au climat <strong>de</strong> Montpellier où la rupture <strong>de</strong> lapaix le surprit autrefois cherchant à se guérir d’une affection<strong>de</strong> poitrine. Du moment où ce jeune homme reconnut un militaired<strong>ans</strong> la personne du <strong>com</strong>te d’Aiglemont, il s’empressad’en éviter les regards en tournant assez brusquement la têtevers les prairies <strong>de</strong> la Cise.– Tous ces Anglais sont insolents <strong>com</strong>me si le globe leur appartenait,dit le colonel en murmurant. Heureusement, Soultva leur donner les étrivières.Quand le prisonnier passa <strong>de</strong>vant la calèche il y jeta les yeux.Malgré la brièveté <strong>de</strong> son regard, il put alors admirer l’expression<strong>de</strong> mélancolie qui donnait à la figure pensive <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesseje ne sais quel attrait indéfinissable. Il y a beaucoupd’hommes dont le cœur est puissamment ému par la seule apparence<strong>de</strong> la souffrance chez une femme : pour eux la douleursemble être une promesse <strong>de</strong> constance ou d’amour. Entièrementabsorbée d<strong>ans</strong> la contemplation d’un coussin <strong>de</strong> sa calèche,Julie ne fit attention ni au cheval ni au cavalier. Le traitavait été soli<strong>de</strong>ment et promptement rajusté. Le <strong>com</strong>te remontaen voiture. Le postillon s’efforça <strong>de</strong> regagner le temps perdu,et mena rapi<strong>de</strong>ment les <strong>de</strong>ux voyageurs sur la partie <strong>de</strong> lalevée que bor<strong>de</strong>nt les rochers suspendus au sein <strong>de</strong>squels mûrissentles vins <strong>de</strong> Vouvray, d’où s’élancent tant <strong>de</strong> jolies maisons,où apparaissent d<strong>ans</strong> le lointain les ruines <strong>de</strong> cette si célèbreabbaye <strong>de</strong> Marmoutiers, la retraite <strong>de</strong> saint Martin.– Que nous veut donc ce milord diaphane ? s’écria le colonelen tournant la tête pour s’assurer que le cavalier qui <strong>de</strong>puis lepont <strong>de</strong> la Cise suivait sa voiture était le jeune Anglais.Comme l’inconnu ne violait aucune convenance <strong>de</strong> politesseen se promenant sur la berme <strong>de</strong> la levée, le colonel se remitd<strong>ans</strong> le coin <strong>de</strong> sa calèche après avoir jeté un regard menaçantsur l’Anglais. Mais il ne put malgré son involontaire inimitié,s’empêcher <strong>de</strong> remarquer la beauté du cheval et la grâce ducavalier. Le jeune homme avait une <strong>de</strong> ces figures britanniquesdont le teint est si fin, la peau si douce et si blanche qu’on est20


quelquefois tenté <strong>de</strong> supposer qu’elles appartiennent au corpsdélicat d’une jeune fille. Il était blond, mince et grand. Son costumeavait ce caractère <strong>de</strong> recherche et <strong>de</strong> propreté qui distingueles fashionables <strong>de</strong> la pru<strong>de</strong> Angleterre. On eût dit qu’ilrougissait plus par pu<strong>de</strong>ur que par plaisir à l’aspect <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse.Une seule fois Julie leva les yeux sur l’étranger ; maiselle y fut en quelque sorte obligée par son mari qui voulait luifaire admirer les jambes d’un cheval <strong>de</strong> race pure. Les yeux <strong>de</strong>Julie rencontrèrent alors ceux du timi<strong>de</strong> Anglais. Dès ce momentle gentilhomme, au lieu <strong>de</strong> faire marcher son cheval près<strong>de</strong> la calèche, la suivit à quelques pas <strong>de</strong> distance. À peine la<strong>com</strong>tesse regarda-t-elle l’inconnu. Elle n’aperçut aucune <strong>de</strong>sperfections humaines et chevalines qui lui étaient signalées, etse rejeta au fond <strong>de</strong> la voiture après avoir laissé échapper unléger mouvement <strong>de</strong> sourcils <strong>com</strong>me pour approuver son mari.Le colonel se rendormit, et les <strong>de</strong>ux époux arrivèrent à Tourss<strong>ans</strong> s’être dit une seule parole et s<strong>ans</strong> que les ravissants paysages<strong>de</strong> la changeante scène au sein <strong>de</strong> laquelle ils voyageaientattirassent une seule fois l’attention <strong>de</strong> Julie. Quandson mari sommeilla, madame d’Aiglemont le contempla à plusieursreprises. Au <strong>de</strong>rnier regard qu’elle lui jeta, un cahot fittomber sur les genoux <strong>de</strong> la jeune femme un médaillon suspenduà son cou par une chaîne <strong>de</strong> <strong>de</strong>uil, et le portrait <strong>de</strong> son pèrelui apparut soudain. À cet aspect, <strong>de</strong>s larmes, jusque-là réprimées,roulèrent d<strong>ans</strong> ses yeux. L’Anglais vit peut-être lestraces humi<strong>de</strong>s et brillantes que ces pleurs laissèrent un momentsur les joues pâles <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse, mais que l’air séchapromptement. Chargé par l’empereur <strong>de</strong> porter <strong>de</strong>s ordres aumaréchal Soult, qui avait à défendre la France <strong>de</strong> l’invasionfaite par les Anglais d<strong>ans</strong> le Béarn, le colonel d’Aiglemont profitait<strong>de</strong> sa mission pour soustraire sa femme aux dangers quimenaçaient alors Paris, et la conduisait à Tours chez une vieilleparente à lui. Bientôt la voiture roula sur le pavé <strong>de</strong> Tours, surle pont, d<strong>ans</strong> la Gran<strong>de</strong>-Rue, et s’arrêta <strong>de</strong>vant l’hôtel antiqueoù <strong>de</strong>meurait la ci-<strong>de</strong>vant <strong>com</strong>tesse <strong>de</strong> Listomère-<strong>La</strong>ndon.<strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse <strong>de</strong> Listomère-<strong>La</strong>ndon était une <strong>de</strong> ces bellesvieilles femmes au teint pâle, à cheveux blancs, qui ont un sourirefin, qui semblent porter <strong>de</strong>s paniers, et sont coiffées d’unbonnet dont la mo<strong>de</strong> est inconnue. Portraits septuagénaires dusiècle <strong>de</strong> Louis XV, ces femmes sont presque toujours21


caressantes, <strong>com</strong>me si elles aimaient encore, moins pieusesque dévotes, et moins dévotes qu’elles n’en ont l’air ; toujoursexhalant la poudre à la maréchale, contant bien, causantmieux, et riant plus d’un souvenir que d’une plaisanterie. L’actualitéleur déplaît. Quand une vieille femme <strong>de</strong> chambre vintannoncer à la <strong>com</strong>tesse (car elle <strong>de</strong>vait bientôt reprendre sontitre) la visite d’un neveu qu’elle n’avait pas vu <strong>de</strong>puis le <strong>com</strong>mencement<strong>de</strong> la guerre d’Espagne, elle ôta vivement ses lunettes,ferma la Galerie <strong>de</strong> l’ancienne cour, son livre favori ;puis elle retrouva une sorte d’agilité pour arriver sur son perronau moment où les <strong>de</strong>ux époux en montaient les marches.<strong>La</strong> tante et la nièce se jetèrent un rapi<strong>de</strong> coup d’œil.– Bonjour, ma chère tante, s’écria le colonel en saisissant lavieille femme et l’embrassant avec précipitation. Je vousamène une jeune personne à gar<strong>de</strong>r. Je viens vous confier montrésor. Ma Julie n’est ni coquette ni jalouse, elle a une douceurd’ange… Mais elle ne se gâtera pas ici, j’espère, dit-il ens’interrompant.– Mauvais sujet ! répondit la <strong>com</strong>tesse en lui lançant un regardmoqueur.Elle s’offrit, la première, avec une certaine grâce aimable, àembrasser Julie qui restait pensive et paraissait plus embarrasséeque curieuse.– Nous allons donc faire connaissance, mon cher cœur ? repritla <strong>com</strong>tesse. Ne vous effrayez pas trop <strong>de</strong> moi, je tâche <strong>de</strong>n’être jamais vieille avec les jeunes gens.Avant d’arriver au salon, la marquise avait déjà, suivant l’habitu<strong>de</strong><strong>de</strong>s provinces, <strong>com</strong>mandé à déjeuner pour ses <strong>de</strong>uxhôtes ; mais le <strong>com</strong>te arrêta l’éloquence <strong>de</strong> sa tante en lui disantd’un ton sérieux qu’il ne pouvait pas lui donner plus <strong>de</strong>temps que la poste n’en mettrait à relayer. Les trois parentsentrèrent donc au plus vite d<strong>ans</strong> le salon, et le colonel eut àpeine le temps <strong>de</strong> raconter à sa grand’tante les événements politiqueset militaires qui l’obligeaient à lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r un asilepour sa jeune femme. Pendant ce récit, la tante regardait alternativementet son neveu qui parlait s<strong>ans</strong> être interrompu, et sanièce dont la pâleur et la tristesse lui parurent causées parcette séparation forcée. Elle avait l’air <strong>de</strong> se dire : – Hé ! hé !ces jeunes gens-là s’aiment.22


En ce moment, <strong>de</strong>s claquements <strong>de</strong> fouet retentirent d<strong>ans</strong> lavieille cour silencieuse dont les pavés étaient <strong>de</strong>ssinés par <strong>de</strong>sbouquets d’herbes, Victor embrassa <strong>de</strong>rechef la <strong>com</strong>tesse, ets’élança hors du logis.– Adieu, ma chère, dit-il en embrassant sa femme qui l’avaitsuivi jusqu’à la voiture.– Oh ! Victor, laisse-moi t’ac<strong>com</strong>pagner plus loin encore, ditelled’une voix caressante, je ne voudrais pas te quitter…– Y penses-tu ?– Eh ! bien, répliqua Julie, adieu, puisque tu le veux.<strong>La</strong> voiture disparut.– Vous aimez donc bien mon pauvre Victor ? <strong>de</strong>manda la<strong>com</strong>tesse à sa nièce en l’interrogeant par un <strong>de</strong> ces savants regardsque les vieilles femmes jettent aux jeunes.– Hélas ! madame, répondit Julie, ne faut-il pas bien aimer unhomme pour l’épouser ?Cette <strong>de</strong>rnière phrase fut accentuée par un ton <strong>de</strong> naïvetéqui trahissait tout à la fois un cœur pur ou <strong>de</strong> profonds mystères.Or, il était bien difficile à une femme amie <strong>de</strong> Duclos etdu maréchal <strong>de</strong> Richelieu <strong>de</strong> ne pas chercher à <strong>de</strong>viner le secret<strong>de</strong> ce jeune ménage. <strong>La</strong> tante et la nièce étaient en ce momentsur le seuil <strong>de</strong> la porte cochère, occupées à regar<strong>de</strong>r lacalèche qui fuyait. Les yeux <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse n’exprimaient pasl’amour <strong>com</strong>me la marquise le <strong>com</strong>prenait. <strong>La</strong> bonne dameétait Provençale, et ses passions avaient été vives.– Vous vous êtes donc laissé prendre par mon vaurien <strong>de</strong>neveu ? <strong>de</strong>manda-t-elle à sa nièce.<strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse tressaillit involontairement, car l’accent et le regard<strong>de</strong> cette vieille coquette semblèrent lui annoncer uneconnaissance du caractère <strong>de</strong> Victor plus approfondie peut-êtreque ne l’était la sienne. Madame d’Aiglemont, inquiète, s’enveloppadonc d<strong>ans</strong> cette dissimulation maladroite, premier refuge<strong>de</strong>s cœurs naïfs et souffrants. Madame <strong>de</strong> Listomère se contenta<strong>de</strong>s réponses <strong>de</strong> Julie ; mais elle pensa joyeusement que sasolitu<strong>de</strong> allait être réjouie par quelque secret d’amour, car sanièce lui parut avoir quelque intrigue amusante à conduire.Quand madame d’Aiglemont se trouva d<strong>ans</strong> un grand salon,tendu <strong>de</strong> tapisseries encadrées par <strong>de</strong>s baguettes dorées,qu’elle fut assise <strong>de</strong>vant un grand feu, abritée <strong>de</strong>s bises fenestralespar un paravent chinois, sa tristesse ne put guère se23


dissiper. Il était difficile que la gaieté naquît sous <strong>de</strong> si vieuxlambris, entre <strong>de</strong>s meubles séculaires. Néanmoins la jeune Parisienneprit une sorte <strong>de</strong> plaisir à entrer d<strong>ans</strong> cette solitu<strong>de</strong>profon<strong>de</strong>, et d<strong>ans</strong> le silence solennel <strong>de</strong> la province. Aprèsavoir échangé quelques mots avec cette tante, à laquelle elleavait écrit naguère une lettre <strong>de</strong> nouvelle mariée, elle resta silencieuse<strong>com</strong>me si elle eût écouté la musique d’un opéra. Cene fut qu’après <strong>de</strong>ux heures d’un calme digne <strong>de</strong> la Trappequ’elle s’aperçut <strong>de</strong> son impolitesse envers sa tante, elle sesouvint <strong>de</strong> ne lui avoir fait que <strong>de</strong> froi<strong>de</strong>s réponses. <strong>La</strong> vieillefemme avait respecté le caprice <strong>de</strong> sa nièce par cet instinctplein <strong>de</strong> grâce qui caractérise les gens <strong>de</strong> l’ancien temps. En cemoment la douairière tricotait. Elle s’était, à la vérité, absentéeplusieurs fois pour s’occuper d’une certaine chambre verte où<strong>de</strong>vait coucher la <strong>com</strong>tesse et où les gens <strong>de</strong> la maison plaçaientles bagages ; mais alors elle avait repris sa place d<strong>ans</strong>un grand fauteuil, et regardait la jeune femme à la dérobée.Honteuse <strong>de</strong> s’être abandonnée à son irrésistible méditation,Julie essaya <strong>de</strong> se la faire pardonner en s’en moquant.– Ma chère petite, nous connaissons la douleur <strong>de</strong>s veuves,répondit la tante.Il fallait avoir quarante <strong>ans</strong> pour <strong>de</strong>viner l’ironie qu’exprimèrentles lèvres <strong>de</strong> la vieille dame. Le len<strong>de</strong>main, la <strong>com</strong>tessefut beaucoup mieux, elle causa. Madame <strong>de</strong> Listomère nedésespéra plus d’apprivoiser cette nouvelle mariée, qu’elleavait d’abord jugée <strong>com</strong>me un être sauvage et stupi<strong>de</strong> ; ellel’entretint <strong>de</strong>s joies du pays, <strong>de</strong>s bals et <strong>de</strong>s maisons où ellespouvaient aller. Toutes les questions <strong>de</strong> la marquise furent,pendant cette journée, autant <strong>de</strong> piéges que, par une anciennehabitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> cour, elle ne put s’empêcher <strong>de</strong> tendre à sa niècepour en <strong>de</strong>viner le caractère. Julie résista à toutes les instancesqui lui furent faites pendant quelques jours d’aller chercher<strong>de</strong>s distractions au <strong>de</strong>hors. Aussi, malgré l’envie qu’avait lavieille dame <strong>de</strong> promener orgueilleusement sa jolie nièce, finitellepar renoncer à vouloir la mener d<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong>. <strong>La</strong> <strong>com</strong>tesseavait trouvé un prétexte à sa solitu<strong>de</strong> et à sa tristessed<strong>ans</strong> le chagrin que lui avait causé la mort <strong>de</strong> son père, <strong>de</strong> quielle portait encore le <strong>de</strong>uil. Au bout <strong>de</strong> huit jours, la douairièreadmira la douceur angélique, les grâces mo<strong>de</strong>stes, l’esprit indulgent<strong>de</strong> Julie, et s’intéressa, dès lors, prodigieusement à la24


mystérieuse mélancolie qui rongeait ce jeune cœur. <strong>La</strong> <strong>com</strong>tesseétait une <strong>de</strong> ces femmes nées pour être aimables, et quisemblent apporter avec elles le bonheur. Sa société <strong>de</strong>vint sidouce et si précieuse à madame <strong>de</strong> Listomère, qu’elle s’affola<strong>de</strong> sa nièce, et désira ne plus la quitter. Un mois suffit pourétablir entre elles une éternelle amitié. <strong>La</strong> vieille dame remarqua,non s<strong>ans</strong> surprise, les changements qui se firent d<strong>ans</strong> laphysionomie <strong>de</strong> madame d’Aiglemont. Les couleurs vives quiembrasaient le teint s’éteignirent insensiblement, et la figureprit <strong>de</strong>s tons mats et pâles. En perdant son éclat primitif, Julie<strong>de</strong>venait moins triste. Parfois la douairière réveillait chez sajeune parente <strong>de</strong>s él<strong>ans</strong> <strong>de</strong> gaieté, ou <strong>de</strong>s rires folâtres bientôtréprimés par une pensée importune. Elle <strong>de</strong>vina que ni le souvenirpaternel ni l’absence <strong>de</strong> Victor n’étaient la cause <strong>de</strong> lamélancolie profon<strong>de</strong> qui jetait un voile sur la vie <strong>de</strong> sa nièce ;puis elle eut tant <strong>de</strong> mauvais soupçons, qu’il lui fut difficile <strong>de</strong>s’arrêter à la véritable cause du mal, car nous ne rencontronspeut-être le vrai que par hasard. Un jour, enfin, Julie fit brilleraux yeux <strong>de</strong> sa tante étonnée un oubli <strong>com</strong>plet du mariage, unefolie <strong>de</strong> jeune fille étourdie, une can<strong>de</strong>ur d’esprit, un enfantillagedigne du premier âge, tout cet esprit délicat, et parfoissi profond, qui distingue les jeunes personnes en France. Madame<strong>de</strong> Listomère résolut alors <strong>de</strong> son<strong>de</strong>r les mystères <strong>de</strong>cette âme dont le naturel extrême équivalait à une impénétrabledissimulation. <strong>La</strong> nuit approchait, les <strong>de</strong>ux damesétaient assises <strong>de</strong>vant une croisée qui donnait sur la rue, Julieavait repris un air pensif, un homme à cheval vint à passer.– Voilà une <strong>de</strong> vos victimes, dit la vieille dame.Madame d’Aiglemont regarda sa tante en manifestant unétonnement mêlé d’inquiétu<strong>de</strong>.– C’est un jeune Anglais, un gentilhomme, l’honorable ArthurOrmond, fils aîné <strong>de</strong> lord Grenville. Son histoire est intéressante.Il est venu à Montpellier en 1802, espérant que l’air <strong>de</strong>ce pays, où il était envoyé par les mé<strong>de</strong>cins, le guérirait d’unemaladie <strong>de</strong> poitrine à laquelle il <strong>de</strong>vait suc<strong>com</strong>ber. Comme tousses <strong>com</strong>patriotes, il a été arrêté par Bonaparte lors <strong>de</strong> laguerre, car ce monstre-là ne peut se passer <strong>de</strong> guerroyer. Pardistraction, ce jeune Anglais s’est mis à étudier sa maladie, quel’on croyait mortelle. Insensiblement, il a pris goût àl’anatomie, à la mé<strong>de</strong>cine ; il s’est passionné pour ces sortes25


d’arts, ce qui est fort extraordinaire chez un homme <strong>de</strong> qualité; mais le Régent s’est bien occupé <strong>de</strong> chimie ! Bref, monsieurArthur a fait <strong>de</strong>s progrès étonnants, même pour les professeurs<strong>de</strong> Montpellier ; l’étu<strong>de</strong> l’a consolé <strong>de</strong> sa captivité, et,en même temps, il s’est radicalement guéri. On prétend qu’ilest resté <strong>de</strong>ux <strong>ans</strong> s<strong>ans</strong> parler, respirant rarement, <strong>de</strong>meurantcouché d<strong>ans</strong> une étable, buvant du lait d’une vache venue <strong>de</strong>Suisse, et vivant <strong>de</strong> cresson. Depuis qu’il est à Tours, il n’a vupersonne, il est fier <strong>com</strong>me un paon ; mais vous avez certainementfait sa conquête, car ce n’est probablement pas pour moiqu’il passe sous nos fenêtres <strong>de</strong>ux fois par jour <strong>de</strong>puis que vousêtes ici… Certes, il vous aime.Ces <strong>de</strong>rniers mots réveillèrent la <strong>com</strong>tesse <strong>com</strong>me par magie.Elle laissa échapper un geste et un sourire qui surprirentla marquise. Loin <strong>de</strong> témoigner cette satisfaction instinctiveressentie même par la femme la plus sévère quand elle apprendqu’elle fait un malheureux, le regard <strong>de</strong> Julie fut terne etfroid. Son visage indiquait un sentiment <strong>de</strong> répulsion voisin <strong>de</strong>l’horreur. Cette proscription n’était pas celle qu’une femme aimantefrappe sur le mon<strong>de</strong> entier au profit d’un seul être ; ellesait alors rire et plaisanter ; non, Julie était en ce moment<strong>com</strong>me une personne à qui le souvenir d’un danger trop vivementprésent en fait ressentir encore la douleur. <strong>La</strong> tante, bienconvaincue que sa nièce n’aimait pas son neveu, fut stupéfaiteen découvrant qu’elle n’aimait personne. Elle trembla d’avoir àreconnaître en Julie un cœur désenchanté, une jeune femme àqui l’expérience d’un jour, d’une nuit peut-être, avait suffi pourapprécier la nullité <strong>de</strong> Victor.– Si elle le connaît, tout est dit, pensa-t-elle, mon neveu subirabientôt les inconvénients du mariage.Elle se proposait alors <strong>de</strong> convertir Julie aux doctrines monarchiquesdu siècle <strong>de</strong> Louis XV ; mais, quelques heures plustard, elle apprit, ou plutôt elle <strong>de</strong>vina la situation assez <strong>com</strong>muned<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong> à laquelle la <strong>com</strong>tesse <strong>de</strong>vait sa mélancolie.Julie, <strong>de</strong>venue tout à coup pensive, se retira chez elle plustôt que <strong>de</strong> coutume. Quand sa femme <strong>de</strong> chambre l’eut déshabilléeet l’eut laissée prête à se coucher, elle resta <strong>de</strong>vant lefeu, plongée d<strong>ans</strong> une duchesse <strong>de</strong> velours jaune, meuble antique,aussi favorable aux affligés qu’aux gens heureux ; ellepleura, elle soupira, elle pensa ; puis elle prit une petite table,26


chercha du papier, et se mit à écrire. Les heures passèrent rapi<strong>de</strong>ment,la confi<strong>de</strong>nce que Julie faisait d<strong>ans</strong> cette lettre paraissaitlui coûter beaucoup, chaque phrase amenait <strong>de</strong>longues rêveries ; tout à coup la jeune femme fondit en larmeset s’arrêta. En ce moment les horloges sonnèrent <strong>de</strong>ux heures.Sa tête, aussi lour<strong>de</strong> que celle d’une mourante, s’inclina surson sein ; puis, quand elle la releva, Julie vit sa tante surgietout à coup, <strong>com</strong>me un personnage qui se serait détaché <strong>de</strong> latapisserie tendue sur les murs.– Qu’avez-vous donc, ma petite ? lui dit la tante. Pourquoiveiller si tard, et surtout pourquoi pleurer seule, à votre âge ?Elle s’assit s<strong>ans</strong> autre cérémonie près <strong>de</strong> sa nièce et dévora<strong>de</strong>s yeux la lettre <strong>com</strong>mencée.– Vous écriviez à votre mari ?– Sais-je où il est ? reprit la <strong>com</strong>tesse.<strong>La</strong> tante prit le papier et le lut. Elle avait apporté ses lunettes,il y avait préméditation. L’innocente créature laissaprendre la lettre s<strong>ans</strong> faire la moindre observation. Ce n’étaitni un défaut <strong>de</strong> dignité, ni quelque sentiment <strong>de</strong> culpabilité secrètequi lui ôtait ainsi toute énergie ; non, sa tante se rencontralà d<strong>ans</strong> un <strong>de</strong> ces moments <strong>de</strong> crise où l’âme est s<strong>ans</strong> ressort,où tout est indifférent, le bien <strong>com</strong>me le mal, le silenceaussi bien que la confiance. Semblable à une jeune fille vertueusequi accable un amant <strong>de</strong> dédains, mais qui, le soir, setrouve si triste, si abandonnée, qu’elle le désire, et veut uncœur où déposer ses souffrances, Julie laissa violer s<strong>ans</strong> motdire le cachet que la délicatesse imprime à une lettre ouverte,et resta pensive pendant que la marquise lisait.« Ma chère Louisa, pourquoi réclamer tant <strong>de</strong> fois l’ac<strong>com</strong>plissement<strong>de</strong> la plus impru<strong>de</strong>nte promesse que puissent sefaire <strong>de</strong>ux jeunes filles ignorantes ? Tu te <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s souvent,m’écris-tu, pourquoi je n’ai pas répondu <strong>de</strong>puis six mois à tesinterrogations. Si tu n’as pas <strong>com</strong>pris mon silence, aujourd’huitu en <strong>de</strong>vineras peut-être la raison en apprenant les mystèresque je vais trahir. Je les aurais à jamais ensevelis d<strong>ans</strong> le fond<strong>de</strong> mon cœur, si tu ne m’avertissais <strong>de</strong> ton prochain mariage.Tu vas te marier, Louisa. Cette pensée me fait frémir. Pauvrepetite, marie-toi ; puis, d<strong>ans</strong> quelques mois, un <strong>de</strong> tes plus poignantsregrets viendra du souvenir <strong>de</strong> ce que nous étions naguère,quand un soir, à Écouen, parvenues toutes <strong>de</strong>ux sous les27


plus grands chênes <strong>de</strong> la montagne, nous contemplâmes labelle vallée que nous avions à nos pieds, et que nous y admirâmesles rayons du soleil couchant dont les reflets nous enveloppaient.Nous nous assîmes sur un quartier <strong>de</strong> roche, et tombâmesd<strong>ans</strong> un ravissement auquel succéda la plus douce mélancolie.Tu trouvas la première que ce soleil lointain nous parlaitd’avenir. Nous étions bien curieuses et bien folles alors !Te souviens-tu <strong>de</strong> toutes nos extravagances ? Nous nous embrassâmes<strong>com</strong>me <strong>de</strong>ux amants, disions-nous. Nous nous jurâmesque la première mariée <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>ux raconterait fidèlementà l’autre ces secrets d’hyménée, ces joies que nos âmesenfantines nous peignaient si délicieuses. Cette soirée fera tondésespoir, Louisa. D<strong>ans</strong> ce temps, tu étais jeune, belle, insouciante,sinon heureuse ; un mari te rendra, en peu <strong>de</strong> jours, ceque je suis déjà, lai<strong>de</strong>, souffrante et vieille. Te dire <strong>com</strong>bienj’étais fière, vaine et joyeuse d’épouser le colonel Victor d’Aiglemont,ce serait une folie ! Et même <strong>com</strong>ment te le dirai-je ?je ne me souviens plus <strong>de</strong> moi-même. En peu d’instants monenfance est <strong>de</strong>venue <strong>com</strong>me un songe. <strong>La</strong> contenance pendantla journée solennelle qui consacrait un lien dont l’étenduem’était cachée n’a pas été exempte <strong>de</strong> reproches. Mon père aplus d’une fois tâché <strong>de</strong> réprimer ma gaieté, car je témoignais<strong>de</strong>s joies qu’on trouvait inconvenantes, et mes discours révélaient<strong>de</strong> la malice, justement parce qu’ils étaient s<strong>ans</strong> malice.Je faisais mille enfantillages avec ce voile nuptial, avec cetterobe et ces fleurs. Restée seule, le soir, d<strong>ans</strong> la chambre oùj’avais été conduite avec apparat, je méditai quelque espiègleriepour intriguer Victor ; et, en attendant qu’il vînt, j’avais <strong>de</strong>spalpitations <strong>de</strong> cœur semblables à celles qui me saisissaientautrefois en ces jours solennels du 31 décembre, quand, s<strong>ans</strong>être aperçue, je me glissais d<strong>ans</strong> le salon où les étrennesétaient entassées. Lorsque mon mari entra, qu’il me chercha,le rire étouffé que je fis entendre sous les mousselines quim’enveloppaient a été le <strong>de</strong>rnier éclat <strong>de</strong> cette gaieté doucequi anima les jeux <strong>de</strong> notre enfance… » !Quand la douairière eut achevé <strong>de</strong> lire cette lettre, qui, <strong>com</strong>mençantainsi, <strong>de</strong>vait contenir <strong>de</strong> bien tristes observations, elleposa lentement ses lunettes sur la table, y remit aussitôt lalettre, et arrêta sur sa nièce <strong>de</strong>ux yeux verts dont le feu clairn’était pas encore affaibli par son âge.28


– Ma petite, dit-elle, une femme mariée ne saurait écrire ainsià une jeune personne s<strong>ans</strong> manquer aux convenances…– C’est ce que je pensais, répondit Julie en interrompant satante, et j’avais honte <strong>de</strong> moi pendant que vous la lisiez…– Si à table un mets ne nous semble pas bon, il n’en faut dégoûterpersonne, mon enfant, reprit la vieille avec bonhomie,surtout lorsque, <strong>de</strong>puis Ève jusqu’à nous, le mariage a paruchose si excellente – Vous n’avez plus <strong>de</strong> mère ? dit la vieillefemme.<strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse tressaillit ; puis elle leva doucement la tête etdit : – J’ai déjà regretté plus d’une fois ma mère <strong>de</strong>puis un an ;mais j’ai eu le tort <strong>de</strong> ne pas avoir écouté la répugnance <strong>de</strong>mon père qui ne voulait pas <strong>de</strong> Victor pour gendre.Elle regarda sa tante, et un frisson <strong>de</strong> joie sécha ses larmesquand elle aperçut l’air <strong>de</strong> bonté qui animait cette vieille figure.Elle tendit sa jeune main à la marquise qui semblait lasolliciter ; et quand leurs doigts se pressèrent, ces <strong>de</strong>uxfemmes achevèrent <strong>de</strong> se <strong>com</strong>prendre.– Pauvre orpheline ! ajouta la marquise.Ce mot fut un <strong>de</strong>rnier trait <strong>de</strong> lumière pour Julie. Elle crutentendre encore la voix prophétique <strong>de</strong> son père.– Vous avez les mains brûlantes ! Sont-elles toujours ainsi ?<strong>de</strong>manda la vieille femme.– <strong>La</strong> fièvre ne m’a quittée que <strong>de</strong>puis sept ou huit jours,répondit-elle.– Vous aviez la fièvre et vous me le cachiez !– Je l’ai <strong>de</strong>puis un an, dit Julie avec une sorte d’anxiétépudique.– Ainsi, mon bon petit ange, reprit sa tante, le mariage n’aété jusqu’à présent pour vous qu’une longue douleur ?<strong>La</strong> jeune femme n’osa répondre, mais elle fit un geste affirmatifqui trahissait toutes ses souffrances.– Vous êtes donc malheureuse ?– Oh ! non, ma tante. Victor m’aime à l’idolâtrie, et je l’adore,il est si bon !– Oui, vous l’aimez ; mais vous le fuyez, n’est-ce pas ?– Oui… quelquefois… Il me cherche trop souvent.– N’êtes-vous pas souvent troublée d<strong>ans</strong> la solitu<strong>de</strong> par lacrainte qu’il ne vienne vous y surprendre ?– Hélas ! oui, ma tante. Mais je l’aime bien, je vous assure.29


– Ne vous accusez-vous pas en secret vous-même <strong>de</strong> ne passavoir ou <strong>de</strong> ne pouvoir partager ses plaisirs ? Parfois nepensez-vous point que l’amour légitime est plus dur à porterque ne le serait une passion criminelle ?– Oh ! c’est cela, dit-elle en pleurant. Vous <strong>de</strong>vinez donc tout,là où tout est énigme pour moi. Mes sens sont engourdis, jesuis s<strong>ans</strong> idées, enfin, je vis difficilement. Mon âme est oppresséepar une indéfinissable appréhension qui glace mes sentimentset me jette d<strong>ans</strong> une torpeur continuelle. Je suis s<strong>ans</strong>voix pour me plaindre et s<strong>ans</strong> paroles pour exprimer ma peine.Je souffre, et j’ai honte <strong>de</strong> souffrir en voyant Victor heureux <strong>de</strong>ce qui me tue.– Enfantillages, niaiseries que tout cela ! s’écria la tante dontle visage <strong>de</strong>sséché s’anima tout à coup par un gai sourire, reflet<strong>de</strong>s joies <strong>de</strong> son jeune âge.– Et vous aussi vous riez ! dit avec désespoir la jeune femme.– J’ai été ainsi, reprit promptement la marquise. Maintenantque Victor vous a laissée seule, n’êtes-vous pas re<strong>de</strong>venuejeune fille, tranquille ; s<strong>ans</strong> plaisirs, mais s<strong>ans</strong> souffrances ?Julie ouvrit <strong>de</strong> grands yeux hébétés.– Enfin, mon ange, vous adorez Victor, n’est-ce pas ? maisvous aimeriez mieux être sa sœur que sa femme, et le mariageenfin ne vous réussit point.– Hé ! bien, oui, ma tante. Mais pourquoi sourire ?– Oh ! vous avez raison, ma pauvre enfant. Il n’y a, d<strong>ans</strong> toutceci, rien <strong>de</strong> bien gai. Votre avenir serait gros <strong>de</strong> plus d’unmalheur si je ne vous prenais sous ma protection, et si mavieille expérience ne savait pas <strong>de</strong>viner la cause bien innocente<strong>de</strong> vos chagrins. Mon neveu ne méritait pas son bonheur, lesot ! Sous le règne <strong>de</strong> notre bien-aimé Louis XV, une jeunefemme qui se serait trouvée d<strong>ans</strong> la situation où vous êtes auraitbientôt puni son mari <strong>de</strong> se conduire en vrai l<strong>ans</strong>quenet.L’égoïste ! Les militaires <strong>de</strong> ce tyran impérial sont tous <strong>de</strong> vilainsignorants. Ils prennent la brutalité pour <strong>de</strong> la galanterie,ils ne connaissent pas plus les femmes qu’ils ne savent aimer ;ils croient que d’aller à la mort le len<strong>de</strong>main les dispensed’avoir, la veille, <strong>de</strong>s égards et <strong>de</strong>s attentions pour nous. Autrefois,l’on savait aussi bien aimer que mourir à propos. Manièce, je vous le formerai. Je mettrai fin au triste désaccord, asseznaturel, qui vous conduirait à vous haïr l’un et l’autre, à30


souhaiter un divorce, si toutefois vous n’étiez pas morte avantd’en venir au désespoir.Julie écoutait sa tante avec autant d’étonnement que <strong>de</strong> stupeur,surprise d’entendre <strong>de</strong>s paroles dont la sagesse était plutôtpressentie que <strong>com</strong>prise par elle, et très-effrayée <strong>de</strong> retrouverd<strong>ans</strong> la bouche d’une parente pleine d’expérience, maissous une forme plus douce, l’arrêt porté par son père sur Victor.Elle eut peut-être une vive intuition <strong>de</strong> son avenir, et sentits<strong>ans</strong> doute le poids <strong>de</strong>s malheurs qui <strong>de</strong>vaient l’accabler ; carelle fondit en larmes, et se jeta d<strong>ans</strong> les bras <strong>de</strong> la vieille dameen lui disant : – Soyez ma mère ! <strong>La</strong> tante ne pleura pas, car laRévolution a laissé aux femmes <strong>de</strong> l’ancienne monarchie peu<strong>de</strong> larmes d<strong>ans</strong> les yeux. Autrefois l’amour et plus tard la Terreurles ont familiarisées avec les plus poignantes péripéties,en sorte qu’elles conservent au milieu <strong>de</strong>s dangers <strong>de</strong> la vieune dignité froi<strong>de</strong>, une affection sincère, mais s<strong>ans</strong> exp<strong>ans</strong>ionqui leur permet d’être toujours fidèles à l’étiquette et à une noblesse<strong>de</strong> maintien que les mœurs nouvelles ont eu le grandtort <strong>de</strong> répudier. <strong>La</strong> douairière prit la jeune femme d<strong>ans</strong> sesbras, la baisa au front avec une tendresse et une grâce qui souventse trouvent plus d<strong>ans</strong> les manières et les habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> cesfemmes que d<strong>ans</strong> leur cœur ; elle cajola sa nièce par <strong>de</strong> doucesparoles, lui promit un heureux avenir, la berça par <strong>de</strong>s promessesd’amour en l’aidant à se coucher, <strong>com</strong>me si elle eût étésa fille, une fille chérie dont l’espoir et les chagrins <strong>de</strong>venaientles siens propres ; elle se revoyait jeune, se retrouvait inexpérienteet jolie en sa nièce. <strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse s’endormit, heureused’avoir rencontré une amie, une mère à qui désormais ellepourrait tout dire. Le len<strong>de</strong>main matin, au moment où la tanteet la nièce s’embrassaient avec cette cordialité profon<strong>de</strong> et cetair d’intelligence qui prouvent un progrès d<strong>ans</strong> le sentiment,une cohésion plus parfaite entre <strong>de</strong>ux âmes, elles entendirentle pas d’un cheval, tournèrent la tête en même temps, et virentle jeune Anglais qui passait lentement, selon son habitu<strong>de</strong>. Ilparaissait avoir fait une certaine étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la vie que menaientces <strong>de</strong>ux femmes solitaires, et ne manquait jamais à se trouverà leur déjeuner ou à leur dîner. Son cheval ralentissait le pass<strong>ans</strong> avoir besoin d’être averti ; puis, pendant le temps qu’ilmettait à franchir l’espace pris par les <strong>de</strong>ux fenêtres <strong>de</strong> la salleà manger, Arthur y jetait un regard mélancolique, la plupart du31


temps dédaigné par la <strong>com</strong>tesse, qui n’y faisait aucune attention.Mais accoutumée à ces curiosités mesquines qui s’attachentaux plus petites choses afin d’animer la vie <strong>de</strong> province,et dont se garantissent difficilement les esprits supérieurs,la marquise s’amusait <strong>de</strong> l’amour timi<strong>de</strong> et sérieux, sitacitement exprimé par l’Anglais. Ces regards périodiquesétaient <strong>de</strong>venus <strong>com</strong>me une habitu<strong>de</strong> pour elle, et chaque jourelle signalait le passage d’Arthur par <strong>de</strong> nouvelles plaisanteries.En se mettant à table, les <strong>de</strong>ux femmes regardèrent simultanémentl’insulaire. Les yeux <strong>de</strong> Julie et d’Arthur se rencontrèrentcette fois avec une telle précision <strong>de</strong> sentiment, que lajeune femme rougit. Aussitôt l’Anglais pressa son cheval etpartit au galop.– Mais, madame, dit Julie à sa tante, que faut-il faire ? Il doitêtre constant pour les gens qui voient passer cet Anglais que jesuis….– Oui, répondit la tante en l’interrompant.– Hé ! bien, ne pourrais-je pas lui dire <strong>de</strong> ne pas se promenerainsi ?– Ne serait-ce pas lui donner à penser qu’il est dangereux ?Et d’ailleurs pouvez-vous empêcher un homme d’aller et veniroù bon lui semble ? Demain nous ne mangerons plus d<strong>ans</strong> cettesalle ; quand il ne nous y verra plus, le jeune gentilhomme discontinuera<strong>de</strong> vous aimer par la fenêtre. Voilà, ma chère enfant,<strong>com</strong>ment se <strong>com</strong>porte une femme qui a l’usage du mon<strong>de</strong>.Mais le malheur <strong>de</strong> Julie <strong>de</strong>vait être <strong>com</strong>plet. À peine les<strong>de</strong>ux femmes se levaient-elles <strong>de</strong> table, que le valet <strong>de</strong>chambre <strong>de</strong> Victor arriva soudain. Il venait <strong>de</strong> Bourges à francétrier, par <strong>de</strong>s chemins détournés, et apportait à la <strong>com</strong>tesseune lettre <strong>de</strong> son mari. Victor, qui avait quitté l’empereur, annonçaità sa femme la chute du régime impérial, la prise <strong>de</strong> Paris,et l’enthousiasme qui éclatait en faveur <strong>de</strong>s Bourbons surtous les points <strong>de</strong> la France ; mais ne sachant <strong>com</strong>ment pénétrerjusqu’à Tours, il la priait <strong>de</strong> venir en toute hâte à Orlé<strong>ans</strong>où il espérait se trouver avec <strong>de</strong>s passeports pour elle. Ce valet<strong>de</strong> chambre, ancien militaire, <strong>de</strong>vait ac<strong>com</strong>pagner Julie <strong>de</strong>Tours à Orlé<strong>ans</strong>, route que Victor croyait libre encore.– Madame, vous n’avez pas un instant à perdre, dit le valet<strong>de</strong> chambre, les Prussiens, les Autrichiens et les Anglais vontfaire leur jonction à Blois ou à Orlé<strong>ans</strong>…32


En quelques heures la jeune femme fut prête, et partit d<strong>ans</strong>une vieille voiture <strong>de</strong> voyage que lui prêta sa tante.– Pourquoi ne viendriez-vous pas à Paris avec nous ? dit-elleen embrassant sa tante. Maintenant que les Bourbons se rétablissent,vous y trouveriez…– S<strong>ans</strong> ce retour inespéré j’y serais encore allée, ma pauvrepetite, car mes conseils vous sont trop nécessaires, et à Victoret à vous. Aussi vais-je faire toutes mes dispositions pour vousy rejoindre.Julie partit ac<strong>com</strong>pagnée <strong>de</strong> sa femme <strong>de</strong> chambre et duvieux militaire, qui galopait à côté <strong>de</strong> la chaise en veillant à lasécurité <strong>de</strong> sa maîtresse. À la nuit, en arrivant à un relais enavant <strong>de</strong> Blois, Julie, inquiète d’entendre une voiture qui marchait<strong>de</strong>rrière la sienne et ne l’avait pas quittée <strong>de</strong>puis Amboise,se mit à la portière afin <strong>de</strong> voir quels étaient ses <strong>com</strong>pagnons<strong>de</strong> voyage. Le clair <strong>de</strong> lune lui permit d’apercevoir Arthur,<strong>de</strong>bout, à trois pas d’elle, les yeux attachés sur sa chaise.Leurs regards se rencontrèrent. <strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse se rejeta vivementau fond <strong>de</strong> sa voiture, mais avec un sentiment <strong>de</strong> peur quila fit palpiter. Comme la plupart <strong>de</strong>s jeunes femmes réellementinnocentes et s<strong>ans</strong> expérience, elle voyait une faute d<strong>ans</strong> unamour involontairement inspiré à un homme. Elle ressentaitune terreur instinctive, que lui donnait peut-être la conscience<strong>de</strong> sa faiblesse <strong>de</strong>vant une si audacieuse agression. Une <strong>de</strong>splus fortes armes <strong>de</strong> l’homme est ce pouvoir terrible d’occuper<strong>de</strong> lui-même une femme dont l’imagination naturellement mobiles’effraie ou s’offense d’une poursuite. <strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse se souvintdu conseil <strong>de</strong> sa tante ; et résolut <strong>de</strong> rester pendant levoyage au fond <strong>de</strong> sa chaise <strong>de</strong> poste, s<strong>ans</strong> en sortir. Mais àchaque relais elle entendait l’Anglais qui se promenait autour<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux voitures ; puis sur la route, le bruit importun <strong>de</strong> sa calècheretentissait incessamment aux oreilles <strong>de</strong> Julie. <strong>La</strong> jeunefemme pensa bientôt qu’une fois réunie à son mari, Victor sauraitla défendre contre cette singulière persécution.– Mais si ce jeune homme ne m’aimait pas cependant ?Cette réflexion fut la <strong>de</strong>rnière <strong>de</strong> toutes celles qu’elle fit. Enarrivant à Orlé<strong>ans</strong>, sa chaise <strong>de</strong> poste fut arrêtée par les Prussiens,conduite d<strong>ans</strong> la cour d’une auberge, et gardée par <strong>de</strong>ssoldats. <strong>La</strong> résistance était impossible. Les étrangers expliquèrentaux trois voyageurs, par <strong>de</strong>s signes impératifs, qu’ils33


avaient reçu la consigne <strong>de</strong> ne laisser sortir personne <strong>de</strong> la voiture.<strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse resta pleurant pendant <strong>de</strong>ux heures environprisonnière au milieu <strong>de</strong>s soldats qui fumaient, riaient, et parfoisla regardaient avec une insolente curiosité ; mais enfin elleles vit s’écartant <strong>de</strong> la voiture avec une sorte <strong>de</strong> respect en entendantle bruit <strong>de</strong> plusieurs chevaux. Bientôt une troupe d’officierssupérieurs étrangers, à la tête <strong>de</strong>squels était un généralautrichien, entoura la chaise <strong>de</strong> poste.– Madame, lui dit le général, agréez nos excuses ; il y a eu erreur,vous pouvez continuer s<strong>ans</strong> crainte votre voyage, et voiciun passeport qui vous évitera désormais toute espèced’avanie…<strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse prit le papier en tremblant, et balbutia <strong>de</strong>vagues paroles. Elle voyait près du général et en costume d’officieranglais, Arthur à qui s<strong>ans</strong> doute elle <strong>de</strong>vait sa promptedélivrance. Tout à la fois joyeux et mélancolique, le jeune Anglaisdétourna la tête, et n’osa regar<strong>de</strong>r Julie qu’à la dérobée.Grâce au passeport, madame d’Aiglemont parvint à Paris s<strong>ans</strong>aventure fâcheuse. Elle y retrouva son mari, qui, délié <strong>de</strong> sonserment <strong>de</strong> fidélité à l’empereur, avait reçu le plus flatteur accueildu <strong>com</strong>te d’Artois nommé lieutenant-général du royaumepar son frère Louis XVIII. Victor eut d<strong>ans</strong> les gar<strong>de</strong>s du corpsun gra<strong>de</strong> éminent qui lui donna le rang <strong>de</strong> général. Cependant,au milieu <strong>de</strong>s fêtes qui marquèrent le retour <strong>de</strong>s Bourbons, unmalheur bien profond, et qui <strong>de</strong>vait influer sur sa vie, assaillitla pauvre Julie : elle perdit la <strong>com</strong>tesse <strong>de</strong> Listomère-<strong>La</strong>ndon.<strong>La</strong> vieille dame mourut <strong>de</strong> joie et d’une goutte remontée aucœur, en revoyant à Tours le duc d’Angoulême. Ainsi, la personneà laquelle son âge donnait le droit d’éclairer Victor, laseule qui, par d’adroits conseils, pouvait rendre l’accord <strong>de</strong> lafemme et du mari plus parfait, cette personne était morte. Juliesentit toute l’étendue <strong>de</strong> cette perte. Il n’y avait plus qu’ellemêmeentre elle et son mari. Mais, jeune et timi<strong>de</strong>, elle <strong>de</strong>vaitpréférer d’abord la souffrance à la plainte. <strong>La</strong> perfection même<strong>de</strong> son caractère s’opposait à ce qu’elle osât se soustraire à ses<strong>de</strong>voirs, ou tenter <strong>de</strong> rechercher la cause <strong>de</strong> ses douleurs ; carles faire cesser eût été chose trop délicate : Julie aurait craintd’offenser sa pu<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> jeune fille.Un mot sur les <strong>de</strong>stinées <strong>de</strong> monsieur d’Aiglemont sous laRestauration.34


Ne se rencontre-t-il pas beaucoup d’hommes dont la nullitéprofon<strong>de</strong> est un secret pour la plupart <strong>de</strong>s gens qui lesconnaissent ? Un haut rang, une illustre naissance, d’importantesfonctions, un certain vernis <strong>de</strong> politesse, une gran<strong>de</strong> réserved<strong>ans</strong> la conduite, ou les prestiges <strong>de</strong> la fortune sont, poureux, <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s gar<strong>de</strong>s qui empêchent les critiques <strong>de</strong> pénétrerjusqu’à leur intime existence. Ces gens ressemblent auxrois dont la véritable taille, le caractère et les mœurs nepeuvent jamais être ni bien connus ni justement appréciés,parce qu’ils sont vus <strong>de</strong> trop loin ou <strong>de</strong> trop près. Ces personnagesà mérite factice interrogent au lieu <strong>de</strong> parler, ont l’art <strong>de</strong>mettre les autres en scène pour éviter <strong>de</strong> poser <strong>de</strong>vant eux ;puis, avec une heureuse adresse, ils tirent chacun par le fil <strong>de</strong>ses passions ou <strong>de</strong> ses intérêts, et se jouent ainsi <strong>de</strong>s hommesqui leur sont réellement supérieurs, en font <strong>de</strong>s marionnetteset les croient petits pour les avoir rabaissés jusqu’à eux. Ils obtiennentalors le triomphe naturel d’une pensée mesquine,mais fixe, sur la mobilité <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s pensées. Aussi pour jugerces têtes vi<strong>de</strong>s, et peser leurs valeurs négatives,l’observateur doit-il possé<strong>de</strong>r un esprit plus subtil que supérieur,plus <strong>de</strong> patience que <strong>de</strong> portée d<strong>ans</strong> la vue, plus <strong>de</strong> finesseet <strong>de</strong> tact que d’élévation et gran<strong>de</strong>ur d<strong>ans</strong> les idées.Néanmoins, quelque habileté que déploient ces usurpateurs endétendant leurs côtés faibles, il leur est bien difficile <strong>de</strong> tromperleurs femmes, leurs mères, leurs enfants ou l’ami <strong>de</strong> lamaison ; mais ces personnes leur gar<strong>de</strong>nt presque toujours lesecret sur une chose qui touche, en quelque sorte, à l’honneur<strong>com</strong>mun ; et souvent même elles les ai<strong>de</strong>nt à en imposer aumon<strong>de</strong>. Si, grâce à ces conspirations domestiques, beaucoup<strong>de</strong> niais passent pour <strong>de</strong>s hommes supérieurs, ils <strong>com</strong>pensentle nombre d’hommes supérieurs qui passent pour <strong>de</strong>s niais, ensorte que l’État Social a toujours la même masse <strong>de</strong> capacitésapparentes. Songez maintenant au rôle que doit jouer unefemme d’esprit et <strong>de</strong> sentiment en présence d’un mari <strong>de</strong> cegenre, n’apercevez-vous pas <strong>de</strong>s existences pleines <strong>de</strong> douleurset <strong>de</strong> dévouement dont rien ici-bas ne saurait ré<strong>com</strong>penser certainscœurs pleins d’amour et <strong>de</strong> délicatesse ? Qu’il se rencontreune femme forte d<strong>ans</strong> cette horrible situation, elle ensort par un crime, <strong>com</strong>me fit Catherine II, néanmoins nomméela Gran<strong>de</strong>. Mais <strong>com</strong>me toutes les femmes ne sont pas assises35


sur un trône, elles se vouent, la plupart, à <strong>de</strong>s malheurs domestiquesqui, pour être obscurs, n’en sont pas moins terribles.Celles qui cherchent ici-bas <strong>de</strong>s consolations immédiates àleurs maux ne font souvent que changer <strong>de</strong> peines lorsqu’ellesveulent rester fidèles à leurs <strong>de</strong>voirs, ou <strong>com</strong>mettent <strong>de</strong>s fautessi elles violent les lois au profit <strong>de</strong> leurs plaisirs. Ces réflexionssont toutes applicables à l’histoire secrète <strong>de</strong> Julie. Tant queNapoléon resta <strong>de</strong>bout, le <strong>com</strong>te d’Aiglemont, colonel <strong>com</strong>metant d’autres, bon officier d’ordonnance, excellant à remplirune mission dangereuse, mais incapable d’un <strong>com</strong>man<strong>de</strong>ment<strong>de</strong> quelque importance n’excita nulle envie, passa pour un <strong>de</strong>sbraves que favorisait l’empereur, et fut ce que les militairesnomment vulgairement un bon enfant. <strong>La</strong> Restauration, qui luirendit le titre <strong>de</strong> marquis, ne le trouva pas ingrat : il suivit lesBourbons à Gand. Cet acte <strong>de</strong> logique et <strong>de</strong> fidélité fit mentirl’horoscope que jadis tirait son beau-père en disant <strong>de</strong> songendre qu’il resterait colonel. Au second retour, nommélieutenant-général et re<strong>de</strong>venu marquis, monsieur d’Aiglemonteut l’ambition d’arriver à la pairie, il adopta les maximes et lapolitique du Conservateur, s’enveloppa d’une dissimulation quine cachait rien, <strong>de</strong>vint grave, interrogateur, peu parleur, et futpris pour un homme profond. Retranché s<strong>ans</strong> cesse d<strong>ans</strong> lesformes <strong>de</strong> la politesse, muni <strong>de</strong> formules, retenant et prodiguantles phrases toutes faites qui se frappent régulièrement àParis pour donner en petite monnaie aux sots le sens <strong>de</strong>sgran<strong>de</strong>s idées ou <strong>de</strong>s faits, les gens du mon<strong>de</strong> le réputèrenthomme <strong>de</strong> goût et <strong>de</strong> savoir. Entêté d<strong>ans</strong> ses opinions aristocratiques,il fut cité <strong>com</strong>me ayant un beau caractère. Si, parhasard, il <strong>de</strong>venait insouciant ou gai <strong>com</strong>me il l’était jadis, l’insignifianceet la niaiserie <strong>de</strong> ses propos avaient pour les autres<strong>de</strong>s sous-entendus diplomatiques.– Oh ! il ne dit que ce qu’il veut dire, pensaient <strong>de</strong> très-honnêtesgens.Il était aussi bien servi par ses qualités que par ses défauts.Sa bravoure lui valait une haute réputation militaire que rienne démentait, parce qu’il n’avait jamais <strong>com</strong>mandé en chef. Safigure mâle et noble exprimait <strong>de</strong>s pensées larges, et sa physionomien’était une imposture que pour sa femme. En entendanttout le mon<strong>de</strong> rendre justice à ses talents postiches, le marquisd’Aiglemont finit par se persua<strong>de</strong>r à lui-même qu’il était un <strong>de</strong>s36


hommes les plus remarquables <strong>de</strong> la cour où, grâce à ses <strong>de</strong>hors,il sut plaire, et où ses différentes valeurs furent acceptéess<strong>ans</strong> protêt. Mais il était mo<strong>de</strong>ste au logis, il y sentait instinctivementla supériorité <strong>de</strong> sa femme, quelque jeune qu’ellefût ; et, <strong>de</strong> ce respect involontaire, naquit un pouvoir occulteque la marquise se trouva forcée d’accepter, malgré tous sesefforts pour en repousser le far<strong>de</strong>au. Conseil <strong>de</strong> son mari, elleen dirigea les actions et la fortune. Cette influence contre naturefut pour elle une espèce d’humiliation et la source <strong>de</strong> bien<strong>de</strong>s peines qu’elle ensevelissait d<strong>ans</strong> son cœur. D’abord, soninstinct si délicatement féminin lui disait qu’il est bien plusbeau d’obéir à un homme <strong>de</strong> talent que <strong>de</strong> conduire un sot, etqu’une jeune épouse, obligée <strong>de</strong> penser et d’agir en homme,n’est ni femme ni homme, abdique toutes les grâces <strong>de</strong> sonsexe en en perdant les malheurs, et n’acquiert aucun <strong>de</strong>s privilégesque nos lois ont remis aux plus forts. Son existence cachaitune bien amère dérision. N’était-elle pas obligée d’honorerune idole creuse, <strong>de</strong> protéger son protecteur, pauvre êtrequi, pour salaire d’un dévouement continu, lui jetait l’amourégoïste <strong>de</strong>s maris, ne voyait en elle que la femme, ne daignaitou ne savait pas, injure toute aussi profon<strong>de</strong>, s’inquiéter <strong>de</strong> sesplaisirs, ni d’où venaient sa tristesse et son dépérissement ?Comme la plupart <strong>de</strong>s maris qui sentent le joug d’un esprit supérieur,le marquis sauvait son amour-propre en concluant <strong>de</strong>la faiblesse physique, à la morale <strong>de</strong> Julie qu’il se plaisait àplaindre en <strong>de</strong>mandant <strong>com</strong>pte au sort <strong>de</strong> lui avoir donné pourépouse une jeune fille maladive. Enfin, il se faisait la victimetandis qu’il était le bourreau. <strong>La</strong> marquise, chargée <strong>de</strong> tous lesmalheurs <strong>de</strong> cette triste existence, <strong>de</strong>vait sourire encore à sonmaître imbécile, parer <strong>de</strong> fleurs une maison <strong>de</strong> <strong>de</strong>uil, et afficherle bonheur sur un visage pâli par <strong>de</strong> secrets supplices.Cette responsabilité d’honneur, cette abnégation magnifiquedonnèrent insensiblement à la jeune marquise une dignité <strong>de</strong>femme, une conscience <strong>de</strong> vertu qui lui servirent <strong>de</strong> sauvegar<strong>de</strong>contre les dangers du mon<strong>de</strong>. Puis, pour son<strong>de</strong>r ce cœurà fond, peut-être le malheur intime et caché par lequel son premier,son naïf amour <strong>de</strong> jeune fille était couronné, lui fit-ilprendre en horreur les passions ; peut-être n’en conçut-elle nil’entraînement, ni les joies illicites mais délirantes qui font oublierà certaines femmes les lois <strong>de</strong> sagesse, les principes <strong>de</strong>37


vertu sur lesquels la société repose. Renonçant, <strong>com</strong>me à unsonge, aux douceurs, à la tendre harmonie que la vieille expérience<strong>de</strong> madame <strong>de</strong> Listomère-<strong>La</strong>ndon lui avait promise, elleattendit avec résignation la fin <strong>de</strong> ses peines en espérant mourirjeune. Depuis son retour <strong>de</strong> Touraine, sa santé s’étaitchaque jour affaiblie, et la vie semblait lui être mesurée par lasouffrance ; souffrance élégante d’ailleurs, maladie presque voluptueuseen apparence, et qui pouvait passer aux yeux <strong>de</strong>sgens superficiels pour une fantaisie <strong>de</strong> petite maîtresse. Lesmé<strong>de</strong>cins avaient condamné la marquise à rester couchée surun divan, où elle s’étiolait au milieu <strong>de</strong>s fleurs quil’entouraient, en se fanant <strong>com</strong>me elle. Sa faiblesse lui interdisaitla marche et le grand air ; elle ne sortait qu’en voiture fermée.S<strong>ans</strong> cesse environnée <strong>de</strong> toutes les merveilles <strong>de</strong> notreluxe et <strong>de</strong> notre industrie mo<strong>de</strong>rnes, elle ressemblait moins àune mala<strong>de</strong> qu’à une reine indolente. Quelques amis,amoureux peut-être <strong>de</strong> son malheur et <strong>de</strong> sa faiblesse, sûrs <strong>de</strong>toujours la trouver chez elle, et spéculant s<strong>ans</strong> doute aussi sursa bonne santé future, venaient lui apporter les nouvelles etl’instruire <strong>de</strong> ces mille petits événements qui ren<strong>de</strong>nt à Parisl’existence si variée. Sa mélancolie, quoique grave et profon<strong>de</strong>,était donc la mélancolie <strong>de</strong> l’opulence. <strong>La</strong> marquise d’Aiglemontressemblait à une belle fleur dont la racine est rongéepar un insecte noir. Elle allait parfois d<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong>, non pargoût, mais pour obéir aux exigences <strong>de</strong> la position à laquelleaspirait son mari. Sa voix et la perfection <strong>de</strong> son chant pouvaientlui permettre d’y recueillir <strong>de</strong>s applaudissements quiflattent presque toujours une jeune femme ; mais à quoi lui servaient<strong>de</strong>s succès qu’elle ne rapportait ni à <strong>de</strong>s sentiments ni à<strong>de</strong>s espérances ? Son mari n’aimait pas la musique. Enfin, ellese trouvait presque toujours gênée d<strong>ans</strong> les salons où sa beautélui attirait <strong>de</strong>s hommages intéressés. Sa situation y excitaitune sorte <strong>de</strong> <strong>com</strong>passion cruelle, une curiosité triste. Elle étaitatteinte d’une inflammation assez ordinairement mortelle, queles femmes se confient à l’oreille, et à laquelle notre néologien’a pas encore su trouver <strong>de</strong> nom. Malgré le silence au sein duquelsa vie s’écoulait, la cause <strong>de</strong> sa souffrance n’était un secretpour personne. Toujours jeune fille, en dépit du mariage,les moindres regards la rendaient honteuse. Aussi, pour éviter<strong>de</strong> rougir, n’apparaissait-elle jamais que riante, gaie ; elle38


affectait une fausse joie, se disait toujours bien portante, ouprévenait les questions sur sa santé par <strong>de</strong> pudiques mensonges.Cependant, en 1817, un événement contribua beaucoupà modifier l’état déplorable d<strong>ans</strong> lequel Julie avait étéplongée jusqu’alors. Elle eut une fille, et voulut la nourrir. Pendant<strong>de</strong>ux années, les vives distractions et les inquiets plaisirsque donnent les soins maternels lui firent une vie moins malheureuse.Elle se sépara nécessairement <strong>de</strong> son mari. Les mé<strong>de</strong>cinslui pronostiquèrent une meilleure santé ; mais la marquisene crut point à ces présages hypothétiques. Commetoutes les personnes pour lesquelles la vie n’a plus <strong>de</strong> douceur,peut-être voyait-elle d<strong>ans</strong> la mort un heureux dénouement.Au <strong>com</strong>mencement <strong>de</strong> l’année 1819, la vie lui fut plus cruelleque jamais. Au moment où elle s’applaudissait du bonheur négatifqu’elle avait su conquérir, elle entrevit d’effroyablesabîmes. Son mari s’était, par <strong>de</strong>grés, déshabitué d’elle. Ce refroidissementd’une affection déjà si tiè<strong>de</strong> et tout égoïste pouvaitamener plus d’un malheur que son tact fin et sa pru<strong>de</strong>ncelui faisaient prévoir. Quoiqu’elle fût certaine <strong>de</strong> conserver ungrand empire sur Victor et d’avoir obtenu son estime pour toujours,elle craignait l’influence <strong>de</strong>s passions sur un homme sinul et si vaniteusement irréfléchi. Souvent ses amis la surprenaientlivrée à <strong>de</strong> longues méditations ; les moins clairvoyantslui en <strong>de</strong>mandaient le secret en plaisantant, <strong>com</strong>me si unejeune femme pouvait ne songer qu’à <strong>de</strong>s frivolités, <strong>com</strong>me s’iln’existait pas presque toujours un sens profond d<strong>ans</strong> les pensésd’une mère <strong>de</strong> famille. D’ailleurs, le malheur aussi bien quele bonheur vrai nous mène à la rêverie. Parfois, en jouant avecson Hélène, Julie la regardait d’un œil sombre, et cessait <strong>de</strong> répondreà ces interrogations enfantines qui font tant <strong>de</strong> plaisiraux mères, pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>com</strong>pte <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>stinée au présent età l’avenir. Ses yeux se mouillaient alors <strong>de</strong> larmes, quand soudainquelque souvenir lui rappelait la scène <strong>de</strong> la revue auxTuileries. Les prévoyantes paroles <strong>de</strong> son père retentissaient<strong>de</strong>rechef à son oreille, et sa conscience lui reprochait d’enavoir méconnu la sagesse. De cette désobéissance folle venaienttous ses malheurs ; et souvent elle ne savait, entre tous,lequel était le plus difficile à porter. Non-seulement les douxtrésors <strong>de</strong> son âme restaient ignorés, mais elle ne pouvait jamaisparvenir à se faire <strong>com</strong>prendre <strong>de</strong> son mari, même d<strong>ans</strong>39


les choses les plus ordinaires <strong>de</strong> la vie. Au moment où la facultéd’aimer se développait en elle plus forte et plus active,l’amour permis, l’amour conjugal s’évanouissait au milieu <strong>de</strong>graves souffrances physiques et morales. Puis elle avait pourson mari cette <strong>com</strong>passion voisine du mépris qui flétrit à lalongue tous les sentiments. Enfin, si ses conversations avecquelques amis, si les exemples, ou si certaines aventures dugrand mon<strong>de</strong> ne lui eussent pas appris que l’amour apportaitd’immenses bonheurs, ses blessures lui auraient fait <strong>de</strong>vinerles plaisirs profonds et purs qui doivent unir <strong>de</strong>s âmes fraternelles.D<strong>ans</strong> le tableau que sa mémoire lui traçait du passé, lacandi<strong>de</strong> figure d’Arthur s’y <strong>de</strong>ssinait chaque jour plus pure etplus belle, mais rapi<strong>de</strong>ment ; car elle n’osait s’arrêter à ce souvenir.Le silencieux et timi<strong>de</strong> amour du jeune Anglais était leseul événement qui, <strong>de</strong>puis le mariage, eût laissé quelquesdoux vestiges d<strong>ans</strong> ce cœur sombre et solitaire. Peut-êtretoutes les espérances trompées, tous les désirs avortés qui,graduellement, attristaient l’esprit <strong>de</strong> Julie, se reportaient-ils,par un jeu naturel <strong>de</strong> l’imagination, sur cet homme, dont lesmanières, les sentiments et le caractère paraissaient offrir tant<strong>de</strong> sympathies avec les siens. Mais cette pensée avait toujoursl’apparence d’un caprice, d’un songe. Après ce rêve impossible,toujours clos par <strong>de</strong>s soupirs, Julie se réveillait plus malheureuse,et sentait encore mieux ses douleurs latentes quan<strong>de</strong>lle les avait endormies sous les ailes d’un bonheur imaginaire.Parfois, ses plaintes prenaient un caractère <strong>de</strong> folie et d’audace,elle voulait <strong>de</strong>s plaisirs à tout prix ; mais, plus souventencore, elle restait en proie à je ne sais quel engourdissementstupi<strong>de</strong>, écoutait s<strong>ans</strong> <strong>com</strong>prendre, ou concevait <strong>de</strong>s pensées sivagues, si indécises, qu’elle n’eût pas trouvé <strong>de</strong> langage pourles rendre. Froissée d<strong>ans</strong> ses plus intimes volontés, d<strong>ans</strong> lesmœurs que, jeune fille, elle avait rêvées jadis, elle était obligée<strong>de</strong> dévorer ses larmes. À qui se serait-elle plainte ? <strong>de</strong> quipouvait-elle être entendue ? Puis, elle avait cette extrême délicatesse<strong>de</strong> la femme, cette ravissante pu<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> sentiment quiconsiste à taire une plainte inutile, à ne pas prendre un avantagequand le triomphe doit humilier le vainqueur et le vaincu.Julie essayait <strong>de</strong> donner sa capacité, ses propres vertus à monsieurd’Aiglemont, et se vantait <strong>de</strong> goûter le bonheur qui luimanquait. Toute sa finesse <strong>de</strong> femme était employée en pure40


perte à <strong>de</strong>s ménagements ignorés <strong>de</strong> celui-là même dont ilsperpétuaient le <strong>de</strong>spotisme. Par moments, elle était ivre <strong>de</strong>malheur, s<strong>ans</strong> idée, s<strong>ans</strong> frein ; mais, heureusement, une piétévraie la ramenait toujours à une espérance suprême : elle seréfugiait d<strong>ans</strong> la vie future, admirable croyance qui lui faisaitaccepter <strong>de</strong> nouveau sa tâche douloureuse. Ces <strong>com</strong>bats si terribles,ces déchirements intérieurs étaient s<strong>ans</strong> gloire, ceslongues mélancolies étaient inconnues ; nulle créature ne recueillaitses regards ternes, ses larmes amères jetées au hasar<strong>de</strong>t d<strong>ans</strong> la solitu<strong>de</strong>.Les dangers <strong>de</strong> la situation critique à laquelle la marquiseétait insensiblement arrivée par la force <strong>de</strong>s circonstances serévélèrent à elle d<strong>ans</strong> toute leur gravité pendant une soirée dumois <strong>de</strong> janvier 1820. Quand <strong>de</strong>ux époux se connaissent parfaitementet ont pris une longue habitu<strong>de</strong> d’eux-mêmes, lorsqu’unefemme sait interpréter les moindres gestes d’un hommeet peut pénétrer les sentiments ou les choses qu’il lui cache,alors <strong>de</strong>s lumières soudaines éclatent souvent après <strong>de</strong>s réflexionsou <strong>de</strong>s remarques précé<strong>de</strong>ntes, dues au hasard, ou primitivementfaites avec insouciance. Une femme se réveille souventtout à coup sur le bord ou au fond d’un abîme. Ainsi lamarquise, heureuse d’être seule <strong>de</strong>puis quelques jours, <strong>de</strong>vinale secret <strong>de</strong> sa solitu<strong>de</strong>. Inconstant ou lassé, généreux ou plein<strong>de</strong> pitié pour elle, son mari ne lui appartenait plus. En ce moment,elle ne pensa plus à elle, ni à ses souffrances, ni à ses sacrifices; elle ne fut plus que mère, et vit la fortune, l’avenir, lebonheur <strong>de</strong> sa fille ; sa fille, le seul être d’où lui vînt quelquefélicité ; son Hélène, seul bien qui l’attachât à la vie. Maintenant,Julie voulait vivre pour préserver son enfant du joug effroyablesous lequel une marâtre pouvait étouffer la vie <strong>de</strong>cette chère créature. À cette nouvelle prévision d’un sinistreavenir, elle tomba d<strong>ans</strong> une <strong>de</strong> ces méditations ar<strong>de</strong>ntes quidévorent <strong>de</strong>s années entières. Entre elle et son mari, désormais,il <strong>de</strong>vait se trouver tout un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> pensées, dont lepoids porterait sur elle seule. Jusqu’alors, sûre d’être aiméepar Victor, autant qu’il pouvait aimer, elle s’était dévouée à unbonheur qu’elle ne partageait pas ; mais, aujourd’hui, n’ayantplus la satisfaction <strong>de</strong> savoir que ses larmes faisaient la joie <strong>de</strong>son mari, seule d<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong>, il ne lui restait plus que le choix<strong>de</strong>s malheurs. Au milieu du découragement qui, d<strong>ans</strong> le calme41


et le silence <strong>de</strong> la nuit, détendit toutes ses forces ; au momentoù, quittant son divan et son feu presque éteint, elle allait, à lalueur d’une lampe, contempler sa fille d’un œil sec, monsieurd’Aiglemont rentra plein <strong>de</strong> gaieté. Julie lui fit admirer le sommeild’Hélène ; mais il accueillit l’enthousiasme <strong>de</strong> sa femmepar une phrase banale.– À cet âge, dit-il, tous les enfants sont gentils.Puis, après avoir insouciamment baisé le front <strong>de</strong> sa fille, ilbaissa les ri<strong>de</strong>aux du berceau, regarda Julie, lui prit la main, etl’amena près <strong>de</strong> lui sur ce divan où tant <strong>de</strong> fatales pensées venaient<strong>de</strong> surgir.– Vous êtes bien belle ce soir, madame d’Aiglemont ! s’écriat-ilavec cette insupportable gaieté dont le vi<strong>de</strong> était si connu<strong>de</strong> la marquise.– Où avez-vous passé la soirée ? lui <strong>de</strong>manda-t-elle en feignantune profon<strong>de</strong> indifférence.– Chez madame <strong>de</strong> Sérizy.Il avait pris sur la cheminée un écran, et il en examinait letr<strong>ans</strong>parent avec attention, s<strong>ans</strong> avoir aperçu la trace <strong>de</strong>slarmes versées par sa femme. Julie frissonna. Le langage nesuffirait pas à exprimer le torrent <strong>de</strong> pensées qui s’échappa <strong>de</strong>son cœur et qu’elle dut y contenir.– Madame <strong>de</strong> Sérizy donne un concert lundi prochain, et semeurt d’envie <strong>de</strong> t’avoir. Il suffit que <strong>de</strong>puis long-temps tun’aies paru d<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong> pour qu’elle désire te voir chez elle.C’est une bonne femme qui t’aime beaucoup. Tu me feras plaisird’y venir. J’ai presque répondu <strong>de</strong> toi…– J’irai, répondit Julie.Le son <strong>de</strong> la voix, l’accent et le regard <strong>de</strong> la marquise eurentquelque chose <strong>de</strong> si pénétrant, <strong>de</strong> si particulier que, malgréson insouciance, Victor regarda sa femme avec étonnement. Cefut tout. Julie avait <strong>de</strong>viné que madame <strong>de</strong> Sérizy était lafemme qui lui avait enlevé le cœur <strong>de</strong> son mari. Elle s’engourditd<strong>ans</strong> une rêverie <strong>de</strong> désespoir, et parut très-occupée à regar<strong>de</strong>rle feu. Victor faisait tourner l’écran d<strong>ans</strong> ses doigtsavec l’air ennuyé d’un homme qui, après avoir été heureuxailleurs, apporte chez lui la fatigue du bonheur. Quand il eutbâillé plusieurs fois, il prit un flambeau d’une main, <strong>de</strong> l’autrealla chercher languissamment le cou <strong>de</strong> sa femme, et voulutl’embrasser ; mais Julie se baissa, lui présenta son front, et y42


eçut le baiser du soir, ce baiser machinal, s<strong>ans</strong> amour, espèce<strong>de</strong> grimace qui lui parut alors odieuse. Quand Victor eut ferméla porte, la marquise tomba sur un siége ; ses jambes chancelèrent,elle fondit en larmes. Il faut avoir subi le supplice <strong>de</strong>quelque scène analogue pour <strong>com</strong>prendre tout ce que celle-cicache <strong>de</strong> douleurs, pour <strong>de</strong>viner les longs et terribles dramesauxquels elle donne lieu. Ces simples et niaises paroles, ces silencesentre les <strong>de</strong>ux époux, les gestes, les regards, la manièredont le marquis s’était assis <strong>de</strong>vant le feu, l’attitu<strong>de</strong> qu’il euten cherchant à baiser le cou <strong>de</strong> sa femme, tout avait servi àfaire, <strong>de</strong> cette heure, un tragique dénouement à la vie solitaireet douloureuse menée par Julie. D<strong>ans</strong> sa folie, elle se mit à genoux<strong>de</strong>vant son divan, s’y plongea le visage pour ne rien voir,et pria le ciel, en donnant aux paroles habituelles <strong>de</strong> son oraisonun accent intime, une signification nouvelle qui eussent déchiréle cœur <strong>de</strong> son mari, s’il l’eût entendue.Elle <strong>de</strong>meura pendant huit jours préoccupée <strong>de</strong> son avenir,en proie à son malheur, qu’elle étudiait en cherchant lesmoyens <strong>de</strong> ne pas mentir à son cœur, <strong>de</strong> regagner son empiresur le marquis, et <strong>de</strong> vivre assez long-temps pour veiller aubonheur <strong>de</strong> sa fille. Elle résolut alors <strong>de</strong> lutter avec sa rivale,<strong>de</strong> reparaître d<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong>, d’y briller ; <strong>de</strong> feindre pour sonmari un amour qu’elle ne pouvait plus éprouver, <strong>de</strong> le séduire ;puis, lorsque par ses artifices elle l’aurait soumis à son pouvoir,d’être coquette avec lui <strong>com</strong>me le sont ces capricieusesmaîtresses qui se font un plaisir <strong>de</strong> tourmenter leurs amants.Ce manége odieux était le seul remè<strong>de</strong> possible à ses maux.Ainsi, elle <strong>de</strong>viendrait maîtresse <strong>de</strong> ses souffrances, elle les ordonneraitselon son bon plaisir, et les rendrait plus rares touten subjuguant son mari, tout en le domptant sous un <strong>de</strong>spotismeterrible. Elle n’eut plus aucun remords <strong>de</strong> lui imposerune vie difficile. D’un seul bond, elle s’élança d<strong>ans</strong> les froidscalculs <strong>de</strong> l’indifférence. Pour sauver sa fille, elle <strong>de</strong>vina tout àcoup les perfidies, les mensonges <strong>de</strong>s créatures qui n’aimentpas, les tromperies <strong>de</strong> la coquetterie, et ces ruses atroces quifont haïr si profondément la femme chez qui les hommes supposentalors <strong>de</strong>s corruptions innées. À l’insu <strong>de</strong> Julie, sa vanitéféminine, son intérêt et un vague désir <strong>de</strong> vengeance s’accordèrentavec son amour maternel pour la faire entrer d<strong>ans</strong> unevoie où <strong>de</strong> nouvelles douleurs l’attendaient. Mais elle avait43


l’âme trop belle, l’esprit trop délicat, et surtout trop <strong>de</strong> franchisepour être long-temps <strong>com</strong>plice <strong>de</strong> ces frau<strong>de</strong>s. Habituéeà lire en elle-même, au premier pas d<strong>ans</strong> le vice, car ceci étaitdu vice, le cri <strong>de</strong> sa conscience <strong>de</strong>vait étouffer celui <strong>de</strong>s passionset <strong>de</strong> l’égoïsme. En effet, chez une jeune femme dont lecœur est encore pur, et où l’amour est resté vierge, le sentiment<strong>de</strong> la maternité même est soumis à la voix <strong>de</strong> la pu<strong>de</strong>ur.<strong>La</strong> pu<strong>de</strong>ur n’est-elle pas toute la femme ? Mais Julie ne voulutapercevoir aucun danger, aucune faute d<strong>ans</strong> sa nouvelle vie.Elle vint chez madame <strong>de</strong> Sérizy. Sa rivale <strong>com</strong>ptait voir unefemme pâle, languissante ; la marquise avait mis du rouge, etse présenta d<strong>ans</strong> tout l’éclat d’une parure qui rehaussait encoresa beauté. Madame la <strong>com</strong>tesse <strong>de</strong> Sérizy était une <strong>de</strong> cesfemmes qui préten<strong>de</strong>nt exercer à Paris une sorte d’empire surla mo<strong>de</strong> et sur le mon<strong>de</strong> ; elle dictait <strong>de</strong>s arrêts, qui, reçusd<strong>ans</strong> le cercle où elle régnait, lui semblaient universellementadoptés ; elle avait la prétention <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s mots ; elle étaitsouverainement jugeuse. Littérature, politique, hommes etfemmes, tout subissait sa censure ; et madame <strong>de</strong> Sérizy semblaitdéfier celle <strong>de</strong>s autres. Sa maison était, en toute chose, unmodèle <strong>de</strong> bon goût. Au milieu <strong>de</strong> ces salons remplis <strong>de</strong>femmes élégantes et belles, Julie triompha <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse. Spirituelle,vive, sémillante, elle eut autour d’elle les hommes lesplus distingués <strong>de</strong> la soirée. Pour le désespoir <strong>de</strong>s femmes, satoilette était irréprochable, et toutes lui envièrent une coupe<strong>de</strong> robe, une forme <strong>de</strong> corsage dont l’effet fut attribué généralementà quelque génie <strong>de</strong> couturière inconnue, car les femmesaiment mieux croire à la science <strong>de</strong>s chiffons qu’à la grâce et àla perfection <strong>de</strong> celles qui sont faites <strong>de</strong> manière à les bien porter.Lorsque Julie se leva pour aller au piano chanter la romance<strong>de</strong> Desdémone, les hommes accoururent <strong>de</strong> tous les salonspour entendre cette célèbre voix, muette <strong>de</strong>puis si longtemps,et il se fit un profond silence. <strong>La</strong> marquise éprouva <strong>de</strong>vives émotions en voyant les têtes pressées aux portes et tousles regards attachés sur elle. Elle chercha son mari, lui lançaune œilla<strong>de</strong> pleine <strong>de</strong> coquetterie, et vit avec plaisir qu’en cemoment son amour-propre était extraordinairement flatté.Heureuse <strong>de</strong> ce triomphe, elle ravit l’assemblée d<strong>ans</strong> la premièrepartie d’al piu salice. Jamais ni la Malibran, ni la Pastan’avaient fait entendre <strong>de</strong>s chants si parfaits <strong>de</strong> sentiment et44


d’intonation ; mais, au moment <strong>de</strong> la reprise, elle regarda d<strong>ans</strong>les groupes, et aperçut Arthur dont le regard fixe ne la quittaitpas. Elle tressaillit vivement, et sa voix s’altéra.Madame <strong>de</strong> Sérizy s’élança <strong>de</strong> sa place vers la marquise.– Qu’avez-vous, ma chère ? Oh ! pauvre petite, elle est sisouffrante ! Je tremblais en lui voyant entreprendre une choseau-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> ses forces…<strong>La</strong> romance fut interrompue. Julie, dépitée, ne se sentit plusle courage <strong>de</strong> continuer et subit la <strong>com</strong>passion perfi<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa rivale.Toutes les femmes chuchotèrent ; puis, à force <strong>de</strong> discutercet inci<strong>de</strong>nt, elles <strong>de</strong>vinèrent la lutte <strong>com</strong>mencée entre lamarquise et madame <strong>de</strong> Sérizy, qu’elles n’épargnèrent pasd<strong>ans</strong> leurs médisances. Les bizarres pressentiments quiavaient si souvent agité Julie se trouvaient tout à coup réalisés.En s’occupant d’Arthur, elle s’était <strong>com</strong>plu à croire qu’unhomme, en apparence si doux, si délicat, <strong>de</strong>vait être resté fidèleà son premier amour. Parfois elle s’était flattée d’être l’objet<strong>de</strong> cette belle passion, la passion pure et vraie d’un hommejeune, dont toutes les pensées appartiennent à sa bien-aimée,dont tous les moments lui sont consacrés, qui n’a point <strong>de</strong> détours,qui rougit <strong>de</strong> ce qui fait rougir une femme, pense <strong>com</strong>meune femme, ne lui donne point <strong>de</strong> rivales, et se livre à elle s<strong>ans</strong>songer à l’ambition, ni à la gloire, ni à la fortune. Elle avait rêvétout cela d’Arthur, par folie, par distraction ; puis tout àcoup elle crut voir son rêve ac<strong>com</strong>pli. Elle lut sur le visagepresque féminin du jeune anglais les pensées profon<strong>de</strong>s, lesmélancolies douces, les résignations douloureuses dont ellemêmeétait la victime. Elle se reconnut en lui. Le malheur et lamélancolie sont les interprètes les plus éloquents <strong>de</strong> l’amour,et correspon<strong>de</strong>nt entre <strong>de</strong>ux êtres souffrants avec une incroyablerapidité. <strong>La</strong> vue intime et l’intussusception <strong>de</strong>s chosesou <strong>de</strong>s idées sont chez eux <strong>com</strong>plètes et justes. Aussi la violencedu choc que reçut la marquise lui révéla-t-elle tous lesdangers <strong>de</strong> l’avenir.Trop heureuse <strong>de</strong> trouver un prétexte à son trouble d<strong>ans</strong> sonétat habituel <strong>de</strong> souffrance, elle se laissa volontiers accablerpar l’ingénieuse pitié <strong>de</strong> madame <strong>de</strong> Sérizy. L’interruption <strong>de</strong>la romance était un événement dont s’entretenaient assez diversementplusieurs personnes. Les unes déploraient le sort <strong>de</strong>Julie, et se plaignaient <strong>de</strong> ce qu’une femme si remarquable fût45


perdue pour le mon<strong>de</strong> ; les autres voulaient savoir la cause <strong>de</strong>ses souffrances et <strong>de</strong> la solitu<strong>de</strong> d<strong>ans</strong> laquelle elle vivait.– Eh ! bien, mon cher Ronquerolles, disait le marquis au frère<strong>de</strong> madame <strong>de</strong> Sérizy, tu enviais mon bonheur en voyant madamed’Aiglemont, et tu me reprochais <strong>de</strong> lui être infidèle ? Va,tu trouverais mon sort bien peu désirable, si tu restais <strong>com</strong>memoi en présence d’une jolie femme pendant une ou <strong>de</strong>ux années,s<strong>ans</strong> oser lui baiser la main, <strong>de</strong> peur <strong>de</strong> la briser. Net’embarrasse jamais <strong>de</strong> ces bijoux délicats, bons seulement àmettre sous verre, et que leur fragilité, leur cherté nous obligeà toujours respecter. Sors-tu souvent ton beau cheval pour lequeltu crains, m’a-t-on dit, les averses et la neige ? Voilà monhistoire. Il est vrai que je suis sûr <strong>de</strong> la vertu <strong>de</strong> ma femme ;mais mon mariage est une chose <strong>de</strong> luxe ; et si tu me crois marié,tu te trompes. Aussi mes infidélités sont-elles en quelquesorte légitimes. Je voudrais bien savoir <strong>com</strong>ment vous feriez àma place, messieurs les rieurs ? Beaucoup d’hommes auraientmoins <strong>de</strong> ménagements que je n’en ai pour ma femme. Je suissûr, ajouta-t-il à voix basse, que madame d’Aiglemont ne sedoute <strong>de</strong> rien. Aussi, certes, aurais-je grand tort <strong>de</strong> meplaindre, je suis très-heureux… Seulement, rien n’est plus ennuyeuxpour un homme sensible, que <strong>de</strong> voir souffrir unepauvre créature à laquelle on est attaché…– Tu as donc beaucoup <strong>de</strong> sensibilité ? répondit monsieur <strong>de</strong>Ronquerolles, car tu es rarement chez toi.Cette amicale épigramme fit rire les auditeurs ; mais Arthurresta froid et imperturbable, en gentleman qui a pris la gravitépour base <strong>de</strong> son caractère. Les étranges paroles <strong>de</strong> ce marifirent s<strong>ans</strong> doute concevoir quelques espérances au jeune Anglais,qui attendit avec patience le moment où il pourrait setrouver seul avec monsieur d’Aiglemont, et l’occasion s’en présentabientôt.– Monsieur, lui dit-il, je vois avec une peine infinie l’état <strong>de</strong>madame la marquise, et si vous saviez que, faute d’un régimeparticulier, elle doit mourir misérablement, je pense que vousne plaisanteriez pas sur ses souffrances. Si je vous parle ainsi,j’y suis en quelque sorte autorisé par la certitu<strong>de</strong> que j’ai <strong>de</strong>sauver madame d’Aiglemont, et <strong>de</strong> la rendre à la vie et au bonheur.Il est peu naturel qu’un homme <strong>de</strong> mon rang soit mé<strong>de</strong>cin; et, néanmoins, le hasard a voulu que j’étudiasse la46


mé<strong>de</strong>cine. Or, je m’ennuie assez, dit-il en affectant un froidégoïsme qui <strong>de</strong>vait servir ses <strong>de</strong>sseins, pour qu’il me soit indifférent<strong>de</strong> dépenser mon temps et mes voyages au profit d’unêtre souffrant, au lieu <strong>de</strong> satisfaire quelques sottes fantaisies.Les guérisons <strong>de</strong> ces sortes <strong>de</strong> maladies sont rares parcequ’elles exigent beaucoup <strong>de</strong> soins, <strong>de</strong> temps et <strong>de</strong> patience, ilfaut surtout avoir <strong>de</strong> la fortune, voyager, suivre scrupuleusement<strong>de</strong>s prescriptions qui varient chaque jour, et n’ont rien <strong>de</strong>désagréable. Nous sommes <strong>de</strong>ux gentilshommes, dit-il en donnantà ce mot l’acception du mot anglais gentleman, et nouspouvons nous entendre. Je vous préviens que si vous acceptezma proposition, vous serez à tout moment le juge <strong>de</strong> maconduite. Je n’entreprendrai rien s<strong>ans</strong> vous avoir pour conseil,pour surveillant, et je vous réponds du succès si vous consentezà m’obéir. Oui, si vous voulez ne pas être pendant longtempsle mari <strong>de</strong> madame d’Aiglemont, lui dit-il à l’oreille.– Il est sûr, milord, dit le marquis en riant, qu’un Anglais pouvaitseul me faire une proposition si bizarre. Permettez-moi <strong>de</strong>ne pas la repousser et <strong>de</strong> ne pas l’accueillir, j’y songerai. Puis,avant tout, elle doit être soumise à ma femme.En ce moment, Julie avait reparu au piano. Elle chanta l’air<strong>de</strong> Sémirami<strong>de</strong>, Son regina, son guerriera. Des applaudissementsunanimes, mais <strong>de</strong>s applaudissements sourds, pour ainsidire, les acclamations polies du faubourg Saint-Germain, témoignèrent<strong>de</strong> l’enthousiasme qu’elle excita.Lorsque d’Aiglemont ramena sa femme à son hôtel, Julie vitavec une sorte <strong>de</strong> plaisir inquiet le prompt succès <strong>de</strong> ses tentatives.Son mari, réveillé par le rôle qu’elle venait <strong>de</strong> jouer, voulutl’honorer d’une fantaisie, et la prit en goût, <strong>com</strong>me il eûtfait d’une actrice. Julie trouva plaisant d’être traitée ainsi, ellevertueuse et mariée ; elle essaya <strong>de</strong> jouer avec son pouvoir, etd<strong>ans</strong> cette première lutte sa bonté la fit suc<strong>com</strong>ber encore unefois, mais ce fut la plus terrible <strong>de</strong> toutes les leçons que lui gardaitle sort. Vers <strong>de</strong>ux ou trois heures du matin, Julie était surson séant, sombre et rêveuse, d<strong>ans</strong> le lit conjugal ; une lampe àlueur incertaine éclairait faiblement la chambre, le silence leplus profond y régnait ; et, <strong>de</strong>puis une heure environ, la marquise,livrée à <strong>de</strong> poignants remords, versait <strong>de</strong>s larmes dontl’amertume ne peut être <strong>com</strong>prise que <strong>de</strong>s femmes qui se sonttrouvées d<strong>ans</strong> la même situation. Il fallait avoir l’âme <strong>de</strong> Julie47


pour sentir <strong>com</strong>me elle l’horreur d’une caresse calculée, pourse trouver autant froissée par un baiser froid ; apostasie ducœur encore aggravée par une douloureuse prostitution. Ellese mésestimait elle-même, elle maudissait le mariage, elle auraitvoulu être morte ; et, s<strong>ans</strong> un cri jeté par sa fille, elle seserait peut-être précipitée par la fenêtre sur le pavé. Monsieurd’Aiglemont dormait paisiblement près d’elle, s<strong>ans</strong> être réveillépar les larmes chau<strong>de</strong>s que sa femme laissait tomber sur lui.Le len<strong>de</strong>main Julie sut être gaie. Elle trouva <strong>de</strong>s forces pourparaître heureuse et cacher, non plus sa mélancolie, mais uneinvincible horreur. De ce jour elle ne se regarda plus <strong>com</strong>meune femme irréprochable. Ne s’était-elle pas menti à ellemême, dès lors n’était-elle pas capable <strong>de</strong> dissimulation, et nepouvait-elle pas plus tard déployer une profon<strong>de</strong>ur étonnanted<strong>ans</strong> les délits conjugaux ? Son mariage était cause <strong>de</strong> cetteperversité a priori qui ne s’exerçait encore sur rien. Cependantelle s’était déjà <strong>de</strong>mandé pourquoi résister à un amant aiméquand elle se donnait, contre son cœur et contre le vœu <strong>de</strong> lanature, à un mari qu’elle n’aimait plus. Toutes les fautes, et lescrimes peut-être ont pour principe un mauvais raisonnementou quelque excès d’égoïsme. <strong>La</strong> société ne peut exister que parles sacrifices individuels qu’exigent les lois. En accepter lesavantages, n’est-ce pas s’engager à maintenir les conditionsqui la font subsister ? Or, les malheureux s<strong>ans</strong> pain, obligés <strong>de</strong>respecter la propriété, ne sont pas moins à plaindre que lesfemmes blessées d<strong>ans</strong> les vœux et la délicatesse <strong>de</strong> leur nature.Quelques jours après cette scène, dont les secrets furentensevelis d<strong>ans</strong> le lit conjugal, d’Aiglemont présenta lord Grenvilleà sa femme. Julie reçut Arthur avec une politesse froi<strong>de</strong>qui faisait honneur à sa dissimulation. Elle imposa silence àson cœur, voila ses regards, donna <strong>de</strong> la fermeté à sa voix, etput ainsi rester maîtresse <strong>de</strong> son avenir. Puis, après avoir reconnupar ces moyens, innés pour ainsi dire chez les femmes,toute l’étendue <strong>de</strong> l’amour qu’elle avait inspiré, madame d’Aiglemontsourit à l’espoir d’une prompte guérison, et n’opposaplus <strong>de</strong> résistance à la volonté <strong>de</strong> son mari, qui la violentaitpour lui faire accepter les soins du jeune docteur. Néanmoins,elle ne voulut se fier à lord Grenville qu’après en avoir assezétudié les paroles et les manières pour être sûre qu’il aurait la48


générosité <strong>de</strong> souffrir en silence. Elle avait sur lui le plus absolupouvoir, elle en abusait déjà : n’était-elle pas femme ?Montcontour est un ancien manoir situé sur un <strong>de</strong> ces blondsrochers au bas <strong>de</strong>squels passe la Loire, non loin <strong>de</strong> l’endroit oùJulie s’était arrêtée en 1804. C’est un <strong>de</strong> ces petits châteaux <strong>de</strong>Touraine, blancs, jolis, à tourelles sculptées, brodés <strong>com</strong>meune <strong>de</strong>ntelle <strong>de</strong> Malines ; un <strong>de</strong> ces châteaux mignons, pimpantsqui se mirent d<strong>ans</strong> les eaux du fleuve avec leurs bouquets<strong>de</strong> mûriers, leurs vignes, leurs chemins creux, leurslongues balustra<strong>de</strong>s à jour, leurs caves en rocher, leurs manteaux<strong>de</strong> lierre et leurs escarpements. Les toits <strong>de</strong> Montcontourpétillent sous les rayons du soleil, tout y est ar<strong>de</strong>nt. Millevestiges <strong>de</strong> l’Espagne poétisent cette ravissante habitation : lesgenêts d’or, les fleurs à clochettes embaument la brise ; l’airest caressant, la terre sourit partout, et partout <strong>de</strong> douces magiesenveloppent l’âme, la ren<strong>de</strong>nt paresseuse, amoureuse,l’amollissent et la bercent. Cette belle et suave contrée endortles douleurs et réveille les passions. Personne ne reste froidsous ce ciel pur, <strong>de</strong>vant ces eaux scintillantes. Là meurt plusd’une ambition, là vous vous couchez au sein d’un tranquillebonheur, <strong>com</strong>me chaque soir le soleil se couche d<strong>ans</strong> seslanges <strong>de</strong> pourpre et d’azur. Par une douce soirée du moisd’août, en 1821, <strong>de</strong>ux personnes gravissaient les chemins pierreuxqui découpent les rochers sur lesquels est assis le château,et se dirigeaient vers les hauteurs pour y admirer s<strong>ans</strong>doute les points <strong>de</strong> vue multipliés qu’on y découvre. Ces <strong>de</strong>uxpersonnes étaient Julie et lord Grenville ; mais cette Julie semblaitêtre une nouvelle femme. <strong>La</strong> marquise avait les franchescouleurs <strong>de</strong> la santé. Ses yeux, vivifiés par une fécon<strong>de</strong> puissance,étincelaient à travers une humi<strong>de</strong> vapeur, semblable auflui<strong>de</strong> qui donne à ceux <strong>de</strong>s enfants d’irrésistibles attraits. Ellesouriait à plein, elle était heureuse <strong>de</strong> vivre, et concevait la vie.À la manière dont elle levait ses pieds mignons, il était facile<strong>de</strong> voir que nulle souffrance n’alourdissait <strong>com</strong>me autrefois sesmoindres mouvements, n’alanguissait ni ses regards, ni ses paroles,ni ses gestes. Sous l’ombrelle <strong>de</strong> soie blanche qui la garantissait<strong>de</strong>s chauds rayons du soleil, elle ressemblait à unejeune mariée sous son voile, à une vierge prête à se livrer auxenchantements <strong>de</strong> l’amour. Arthur la conduisait avec un soind’amant, il la guidait <strong>com</strong>me on gui<strong>de</strong> un enfant, la mettait49


d<strong>ans</strong> le meilleur chemin, lui faisait éviter les pierres, lui montraitune échappée <strong>de</strong> vue ou l’amenait <strong>de</strong>vant une fleur, toujoursmu par un perpétuel sentiment <strong>de</strong> bonté, par une intentiondélicate, par une connaissance intime du bien-être <strong>de</strong>cette femme, sentiments qui semblaient être innés en lui, autantet plus peut-être que le mouvement nécessaire à sa propreexistence. <strong>La</strong> mala<strong>de</strong> et son mé<strong>de</strong>cin marchaient du même pass<strong>ans</strong> être étonnés d’un accord qui paraissait avoir existé dès lepremier jour où ils marchèrent ensemble, ils obéissaient à unemême volonté, s’arrêtaient, impressionnés par les mêmes sensations,leurs regards, leurs paroles correspondaient à <strong>de</strong>spensées mutuelles. Parvenus tous <strong>de</strong>ux en haut d’une vigne, ilsvoulurent aller se reposer sur une <strong>de</strong> ces longues pierresblanches que l’on extrait continuellement <strong>de</strong>s caves pratiquéesd<strong>ans</strong> le rocher, mais avant <strong>de</strong> s’y asseoir, Julie contempla lesite.– Le beau pays ! s’écria-t-elle. Dressons une tente et vivonsici. Victor, cria-t-elle, venez donc, venez donc !Monsieur d’Aiglemont répondit d’en bas par un cri <strong>de</strong> chasseur,mais s<strong>ans</strong> hâter sa marche, seulement il regardait safemme <strong>de</strong> temps en temps lorsque les sinuosités du sentier lelui permettaient. Julie aspira l’air avec plaisir en levant la têteet en jetant à Arthur un <strong>de</strong> ces coups d’œil fins par lesquelsune femme d’esprit dit toute sa pensée.– Oh ! reprit-elle, je voudrais rester toujours ici. Peut-on jamaisse lasser d’admirer cette belle vallée ? Savez-vous le nom<strong>de</strong> cette jolie rivière, milord ?– C’est la Cise.– <strong>La</strong> Cise, répéta-t-elle. Et là-bas, <strong>de</strong>vant nous, qu’est-ce ?– C’est les coteaux du Cher, dit-il.– Et sur la droite ? Ah ! c’est Tours. Mais voyez le bel effetque produisent d<strong>ans</strong> le lointain les clochers <strong>de</strong> la cathédrale.Elle se fit muette, et laissa tomber sur la main d’Arthur lamain qu’elle avait étendue vers la ville. Tous <strong>de</strong>ux, ils admirèrenten silence le paysage et les beautés <strong>de</strong> cette nature harmonieuse.Le murmure <strong>de</strong>s eaux, la pureté <strong>de</strong> l’air et du ciel,tout s’accordait avec les pensées qui vinrent en foule d<strong>ans</strong>leurs cœurs aimants et jeunes.50


– Oh ! Mon Dieu, <strong>com</strong>bien j’aime ce pays, répéta Julie avecun enthousiasme croissant et naïf. Vous l’avez habité longtemps? reprit-elle après une pause.À ces mots, lord Grenville tressaillit.– C’est là, répondit-il avec mélancolie en montrant un bouquet<strong>de</strong> noyers sur la route, là que prisonnier je vous vis pourla première fois…– Oui, mais j’étais déjà bien triste ; cette nature me semblasauvage, et maintenant…Elle s’arrêta, lord Grenville n’osa pas la regar<strong>de</strong>r.– C’est à vous, dit enfin Julie après un long silence, que jedois ce plaisir. Ne faut-il pas être vivante pour éprouver lesjoies <strong>de</strong> la vie, et jusqu’à présent n’étais-je pas morte à tout ?Vous m’avez donné plus que la santé, vous m’avez appris à ensentir tout le prix…Les femmes ont un inimitable talent pour exprimer leurs sentimentss<strong>ans</strong> employer <strong>de</strong> trop vives paroles ; leur éloquenceest surtout d<strong>ans</strong> l’accent, d<strong>ans</strong> le geste, l’attitu<strong>de</strong> et les regards.Lord Grenville se cacha la tête d<strong>ans</strong> ses mains, car <strong>de</strong>slarmes roulaient d<strong>ans</strong> ses yeux. Ce remerciement était le premierque Julie lui fît <strong>de</strong>puis leur départ <strong>de</strong> Paris. Pendant uneannée entière, il avait soigné la marquise avec le dévouementle plus entier. Secondé par d’Aiglemont, il l’avait conduite auxeaux d’Aix, puis sur les bords <strong>de</strong> la mer à <strong>La</strong> Rochelle. Épiant àtout moment les changements que ses savantes et simplesprescriptions produisaient sur la constitution délabrée <strong>de</strong> Julie,il l’avait cultivée <strong>com</strong>me une fleur rare peut l’être par un horticulteurpassionné. <strong>La</strong> marquise avait paru recevoir les soins intelligentsd’Arthur avec tout l’égoïsme d’une Parisienne habituéeaux hommages, ou avec l’insouciance d’une courtisane quine sait ni le coût <strong>de</strong>s choses ni la valeur <strong>de</strong>s hommes, et lesprise au <strong>de</strong>gré d’utilité dont ils lui sont. L’influence exercée surl’âme par les lieux est une chose digne <strong>de</strong> remarque. Si la mélancolienous gagne infailliblement lorsque nous sommes aubord <strong>de</strong>s eaux, une autre loi <strong>de</strong> notre nature impressible faitque, sur les montagnes, nos sentiments s’épurent : la passion ygagne en profon<strong>de</strong>ur ce qu’elle paraît perdre en vivacité. L’aspectdu vaste bassin <strong>de</strong> la Loire, l’élévation <strong>de</strong> la jolie collineoù les <strong>de</strong>ux amants s’étaient assis, causaient peut-être le calmedélicieux d<strong>ans</strong> lequel ils savourèrent d’abord le bonheur qu’on51


goûte à <strong>de</strong>viner l’étendue d’une passion cachée sous <strong>de</strong>s parolesinsignifiantes en apparence. Au moment où Julie achevaitla phrase qui avait si vivement ému lord Grenville, une brisecaressante agita la cime <strong>de</strong>s arbres, répandit la fraîcheur <strong>de</strong>seaux d<strong>ans</strong> l’air, quelques nuages couvrirent le soleil, et <strong>de</strong>sombres molles laissèrent voir toutes les beautés <strong>de</strong> cette jolienature. Julie détourna la tête pour dérober au jeune lord la vue<strong>de</strong>s larmes qu’elle réussit à retenir et à sécher, car l’attendrissementd’Arthur l’avait promptement gagnée. Elle n’osa leverles yeux sur lui d<strong>ans</strong> la crainte qu’il ne lût trop <strong>de</strong> joie d<strong>ans</strong> ceregard. Son instinct <strong>de</strong> femme lui faisait sentir qu’à cette heuredangereuse elle <strong>de</strong>vait ensevelir son amour au fond <strong>de</strong> soncœur. Cependant le silence pouvait être également redoutable.En s’apercevant que lord Grenville était hors d’état <strong>de</strong> prononcerune parole, Julie reprit d’une voix douce : – Vous êtes touché<strong>de</strong> ce que je vous ai dit, milord. Peut-être cette viveexp<strong>ans</strong>ion est-elle la manière que prend une âme gracieuse etbonne <strong>com</strong>me l’est la vôtre pour revenir sur un faux jugement.Vous m’aurez crue ingrate en me trouvant froi<strong>de</strong> et réservée,ou moqueuse et insensible pendant ce voyage qui heureusementva bientôt se terminer. Je n’aurais pas été digne <strong>de</strong> recevoirvos soins, si je n’avais su les apprécier. Milord, je n’ai rienoublié. Hélas ! je n’oublierai rien, ni la sollicitu<strong>de</strong> qui vous faisaitveiller sur moi <strong>com</strong>me une mère veille sur son enfant, nisurtout la noble confiance <strong>de</strong> nos entretiens fraternels, la délicatesse<strong>de</strong> vos procédés ; séductions contre lesquelles noussommes toutes s<strong>ans</strong> armes. Milord, il est hors <strong>de</strong> mon pouvoir<strong>de</strong> vous ré<strong>com</strong>penser…À ce mot, Julie s’éloigna vivement, et lord Grenville ne fit aucunmouvement pour l’arrêter, la marquise alla sur une roche àune faible distance, et y resta immobile ; leurs émotions furentun secret pour eux-mêmes ; s<strong>ans</strong> doute ils pleurèrent en silence; les chants <strong>de</strong>s oiseaux, si gais, si prodigues d’expressionstendres au coucher du soleil, durent augmenter la violente<strong>com</strong>motion qui les avait forcés <strong>de</strong> se séparer : la naturese chargeait <strong>de</strong> leur exprimer un amour dont ils n’osaientparler.– Eh ! bien, milord, reprit Julie en se mettant <strong>de</strong>vant lui d<strong>ans</strong>une attitu<strong>de</strong> pleine <strong>de</strong> dignité qui lui permit <strong>de</strong> prendre la maind’Arthur, je vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rai <strong>de</strong> rendre pure et sainte la vie52


que vous m’avez restituée. Ici, nous nous quitterons. Je sais,ajouta-t-elle en voyant pâlir lord Grenville, que, pour prix <strong>de</strong>votre dévouement, je vais exiger <strong>de</strong> vous un sacrifice encoreplus grand que ceux dont l’étendue <strong>de</strong>vrait être mieux reconnuepar moi… Mais, il le faut… vous ne resterez pas en France.Vous le <strong>com</strong>man<strong>de</strong>r, n’est-ce pas vous donner <strong>de</strong>s droits qui serontsacrés ? ajouta-t-elle en mettant la main du jeune hommesur son cœur palpitant.Arthur se leva.– Oui, dit-il.En ce moment il montra d’Aiglemont qui tenait sa fille d<strong>ans</strong>ses bras, et qui parut <strong>de</strong> l’autre côté d’un chemin creux sur labalustra<strong>de</strong> du château. Il y avait grimpé pour y faire sauter sapetite Hélène.– Julie, je ne vous parlerai point <strong>de</strong> mon amour, nos âmes se<strong>com</strong>prennent trop bien. Quelque profonds, quelque secrets quefussent mes plaisirs <strong>de</strong> cœur, vous les avez tous partagés. Je lesens, je le sais, je le vois. Maintenant, j’acquiers la délicieusepreuve <strong>de</strong> la constante sympathie <strong>de</strong> nos cœurs, mais je fuirai…J’ai plusieurs fois calculé trop habilement les moyens <strong>de</strong>tuer cet homme pour pouvoir y toujours résister, si je restaisprès <strong>de</strong> vous.– J’ai eu la même pensée, dit-elle en laissant paraître sur safigure troublée les marques d’une surprise douloureuse.Mais il y avait tant <strong>de</strong> vertu, tant <strong>de</strong> certitu<strong>de</strong> d’elle-même ettant <strong>de</strong> victoires secrètement remportées sur l’amour d<strong>ans</strong> l’accentet le geste qui échappèrent à Julie, que lord Grenville <strong>de</strong>meurapénétré d’admiration. L’ombre même du crime s’étaitévanouie d<strong>ans</strong> cette naïve conscience. Le sentiment religieuxqui dominait sur ce beau front <strong>de</strong>vait toujours en chasser lesmauvaises pensées involontaires que notre imparfaite natureengendre, mais qui montrent tout à la fois la gran<strong>de</strong>ur et lespérils <strong>de</strong> notre <strong>de</strong>stinée.– Alors, reprit-elle, j’aurais encouru votre mépris, et il m’auraitsauvée, reprit-elle en baissant les yeux. Perdre votre estimen’était-ce pas mourir ?Ces <strong>de</strong>ux héroïques amants restèrent encore un moment silencieux,occupés à dévorer leurs peines : bonnes et mauvaises,leurs pensées étaient fidèlement les mêmes, et ils53


s’entendaient aussi bien d<strong>ans</strong> leurs intimes plaisirs que d<strong>ans</strong>leurs douleurs les plus cachées.– Je ne dois pas murmurer, le malheur <strong>de</strong> ma vie est monouvrage, ajouta-t-elle en levant au ciel <strong>de</strong>s yeux pleins <strong>de</strong>larmes.– Milord, s’écria le général <strong>de</strong> sa place en faisant un geste,nous nous sommes rencontrés ici pour la première fois. Vousne vous en souvenez peut-être pas. Tenez, là-bas, près <strong>de</strong> cespeupliers.L’Anglais répondit par une brusque inclination <strong>de</strong> tête.– Je <strong>de</strong>vais mourir jeune et malheureuse, répondit Julie. Oui,ne croyez pas que je vive. Le chagrin sera tout aussi mortelque pouvait l’être la terrible maladie <strong>de</strong> laquelle vous m’avezguérie. Je ne me crois pas coupable. Non, les sentiments quej’ai conçus pour vous sont irrésistibles, éternels, mais bien involontaires,et je veux rester vertueuse. Cependant je seraitout à la fois fidèle à ma conscience d’épouse, à mes <strong>de</strong>voirs <strong>de</strong>mère et aux vœux <strong>de</strong> mon cœur. Écoutez, lui dit-elle d’une voixaltérée, je n’appartiendrai plus à cet homme, jamais. Et, par ungeste effrayant d’horreur et <strong>de</strong> vérité, Julie montra son mari. –Les lois du mon<strong>de</strong>, reprit-elle, exigent que je lui ren<strong>de</strong> l’existenceheureuse, j’y obéirai ; je serai sa servante ; mon dévouementpour lui sera s<strong>ans</strong> bornes, mais d’aujourd’hui je suisveuve. Je ne veux être une prostituée ni à mes yeux ni à ceuxdu mon<strong>de</strong> ; si je ne suis point à monsieur d’Aiglemont, je ne seraijamais à un autre. Vous n’aurez <strong>de</strong> moi que ce que vousm’avez arraché. Voilà l’arrêt que j’ai porté sur moi-même, ditelleen regardant Arthur avec fierté. Il est irrévocable, milord.Maintenant, apprenez que si vous cédiez à une pensée criminelle,la veuve <strong>de</strong> monsieur d’Aiglemont entrerait d<strong>ans</strong> uncloître, soit en Italie, soit en Espagne. Le malheur a voulu quenous ayons parlé <strong>de</strong> notre amour. Ces aveux étaient inévitablespeut-être ; mais que ce soit pour la <strong>de</strong>rnière fois que nos cœursaient si fortement vibré. Demain, vous feindrez <strong>de</strong> recevoir unelettre qui vous appelle en Angleterre, et nous nous quitteronspour ne plus nous revoir.Cependant Julie, épuisée par cet effort, sentit ses genoux fléchir,un froid mortel la saisit, et par une pensée bien féminineelle s’assit pour ne pas tomber d<strong>ans</strong> les bras d’Arthur.– Julie, cria lord Grenville.54


Ce cri perçant retentit <strong>com</strong>me un éclat <strong>de</strong> tonnerre. Cette déchiranteclameur exprima tout ce que l’amant, jusque-là muet,n’avait pu dire.– Hé ! bien, qu’a-t-elle donc, <strong>de</strong>manda le général.En entendant ce cri, le marquis avait hâté le pas, et se trouvasoudain <strong>de</strong>vant les <strong>de</strong>ux amants.– Ce ne sera rien, dit Julie avec cet admirable sang-froid quela finesse naturelle aux femmes leur permet d’avoir assez souventd<strong>ans</strong> les gran<strong>de</strong>s crises <strong>de</strong> la vie. <strong>La</strong> fraîcheur <strong>de</strong> ce noyera failli me faire perdre connaissance, et mon docteur a dû enfrémir <strong>de</strong> peur. Ne suis-je pas pour lui <strong>com</strong>me une œuvre d’artqui n’est pas encore achevée ? Il a peut-être tremblé <strong>de</strong> la voirdétruite…Elle prit audacieusement le bras <strong>de</strong> lord Grenville, sourit àson mari, regarda le paysage avant <strong>de</strong> quitter le sommet <strong>de</strong>srochers, et entraîna son <strong>com</strong>pagnon <strong>de</strong> voyage en lui prenantla main.– Voici, certes, le plus beau site que nous ayons vu, dit-elle.Je ne l’oublierai jamais. Voyez donc, Victor, quels lointains,quelle étendue et quelle variété. Ce pays me fait concevoirl’amour.Riant d’un rire presque convulsif, mais riant <strong>de</strong> manière àtromper son mari, elle sauta gaiement d<strong>ans</strong> les chemins creux,et disparut.– Eh ! quoi, sitôt ?… dit-elle quand elle se trouva loin <strong>de</strong> monsieurd’Aiglemont. Hé ! quoi, mon ami, d<strong>ans</strong> un instant nous nepourrons plus être, et ne serons plus jamais nous-mêmes ; enfinnous ne vivrons plus…– Allons lentement, répondit lord Grenville, les voitures sontencore loin. Nous marcherons ensemble, et s’il nous est permis<strong>de</strong> mettre <strong>de</strong>s paroles d<strong>ans</strong> nos regards, nos cœurs vivront unmoment <strong>de</strong> plus.Ils se promenèrent sur la levée ; au bord <strong>de</strong>s eaux, aux <strong>de</strong>rnièreslueurs du soir, presque silencieusement, disant <strong>de</strong>vagues paroles, douces <strong>com</strong>me le murmure <strong>de</strong> la Loire, maisqui remuaient l’âme. Le soleil, au moment <strong>de</strong> sa chute, les enveloppa<strong>de</strong> ses reflets rouges avant <strong>de</strong> disparaître ; image mélancolique<strong>de</strong> leur fatal amour. Très inquiet <strong>de</strong> ne pas retrouversa voiture à l’endroit où il s’était arrêté, le général suivaitou <strong>de</strong>vançait les <strong>de</strong>ux amants, s<strong>ans</strong> se mêler <strong>de</strong> la55


conversation. <strong>La</strong> noble et délicate conduite que lord Grenvilletenait pendant ce voyage avait détruit les soupçons du marquis,et <strong>de</strong>puis quelque temps il laissait sa femme libre, en seconfiant à la foi punique du lord-docteur. Arthur et Julie marchèrentencore d<strong>ans</strong> le triste et douloureux accord <strong>de</strong> leurscœurs flétris. Naguère, en montant à travers les escarpements<strong>de</strong> Montcontour, ils avaient tous <strong>de</strong>ux une vague espérance, uninquiet bonheur dont ils n’osaient pas se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>com</strong>pte ;mais en <strong>de</strong>scendant le long <strong>de</strong> la levée, ils avaient renversé lefrêle édifice construit d<strong>ans</strong> leur imagination, et sur lequel ilsn’osaient respirer, semblables aux enfants qui prévoient lachute <strong>de</strong>s châteaux <strong>de</strong> cartes qu’ils ont bâtis. Ils étaient s<strong>ans</strong>espérance. Le soir même, lord Grenville partit. Le <strong>de</strong>rnier regardqu’il jeta sur Julie prouva malheureusement que, <strong>de</strong>puisle moment où la sympathie leur avait révélé l’étendue d’unepassion si forte, il avait eu raison <strong>de</strong> se défier <strong>de</strong> lui-même.Quand monsieur d’Aiglemont et sa femme se trouvèrent lelen<strong>de</strong>main assis au fond <strong>de</strong> leur voiture, s<strong>ans</strong> leur <strong>com</strong>pagnon<strong>de</strong> voyage, et qu’ils parcoururent avec rapidité la route, jadisfaite en 1814 par la marquise, alors ignorante <strong>de</strong> l’amour etqui en avait alors presque maudit la constance, elle retrouvamille impressions oubliées. Le cœur a sa mémoire à lui. Tellefemme incapable <strong>de</strong> se rappeler les événements les plusgraves, se souviendra pendant toute sa vie <strong>de</strong>s choses qui importentà ses sentiments. Aussi, Julie eut-elle une parfaite souvenance<strong>de</strong> détails même frivoles. Elle reconnut avec bonheurles plus légers acci<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> son premier voyage, et jusqu’à <strong>de</strong>spensées qui lui étaient venues à certains endroits <strong>de</strong> la route.Victor, re<strong>de</strong>venu passionnément amoureux <strong>de</strong> sa femme <strong>de</strong>puisqu’elle avait recouvré la fraîcheur <strong>de</strong> la jeunesse et toute sabeauté, se serra près d’elle à la façon <strong>de</strong>s amants. Lorsqu’il essaya<strong>de</strong> la prendre d<strong>ans</strong> ses bras, elle se dégagea doucement,et trouva je ne sais quel prétexte pour éviter cette innocentecaresse. Puis, bientôt, elle eut horreur du contact <strong>de</strong> Victor <strong>de</strong>qui elle sentait et partageait la chaleur, par la manière dont ilsétaient assis. Elle voulut se mettre seule sur le <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> lavoiture ; mais son mari lui fit la grâce <strong>de</strong> la laisser au fond. Ellele remercia <strong>de</strong> cette attention par un soupir auquel il se méprit,et cet ancien séducteur <strong>de</strong> garnison, interprétant à son56


avantage la mélancolie <strong>de</strong> sa femme, la mit à la fin du jourd<strong>ans</strong> l’obligation <strong>de</strong> lui parler avec une fermeté qui lui imposa.– Mon ami, lui dit-elle, vous avez déjà failli me tuer ; vous lesavez. Si j’étais encore une jeune fille s<strong>ans</strong> expérience, je pourraisre<strong>com</strong>mencer le sacrifice <strong>de</strong> ma vie ; mais je suis mère, j’aiune fille à élever et je me dois autant à elle qu’à vous. Subissonsun malheur qui nous atteint également. Vous êtes lemoins à plaindre. N’avez-vous pas su trouver <strong>de</strong>s consolationsque mon <strong>de</strong>voir, notre honneur <strong>com</strong>mun, et, mieux que tout cela,la nature m’interdisent. Tenez, ajouta-t-elle, vous avezétourdiment oublié d<strong>ans</strong> un tiroir trois lettres <strong>de</strong> madame <strong>de</strong>Sérizy, les voici. Mon silence vous prouve que vous avez en moiune femme pleine d’indulgence, et qui n’exige pas <strong>de</strong> vous lessacrifices auxquels les lois la condamnent ; mais j’ai assez réfléchipour savoir que nos rôles ne sont pas les mêmes, et quela femme seule est pré<strong>de</strong>stinée au malheur. Ma vertu reposesur <strong>de</strong>s principes arrêtés et fixes. Je saurai vivre irréprochable,mais laissez-moi vivre.Le marquis, abasourdi par la logique que les femmes saventétudier aux clartés <strong>de</strong> l’amour, fut subjugué par l’espèce <strong>de</strong> dignitéqui leur est naturelle d<strong>ans</strong> ces sortes <strong>de</strong> crises. <strong>La</strong> répulsioninstinctive que Julie manifestait pour tout ce qui froissaitson amour et les vœux <strong>de</strong> son cœur, est une <strong>de</strong>s plus belleschoses <strong>de</strong> la femme, et vient peut-être d’une vertu naturelleque ni les lois, ni la civilisation ne feront taire. Mais qui doncoserait blâmer les femmes ? Quand elles ont imposé silence ausentiment exclusif qui ne leur permet pas d’appartenir à <strong>de</strong>uxhommes, ne sont-elles pas <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s prêtres s<strong>ans</strong> croyance ?Si quelques esprits rigi<strong>de</strong>s blâment l’espèce <strong>de</strong> tr<strong>ans</strong>actionconclue par Julie entre ses <strong>de</strong>voirs et son amour, les âmes passionnéeslui en feront un crime. Cette réprobation générale accuseou le malheur qui attend les désobéissances aux lois ou <strong>de</strong>bien tristes imperfections d<strong>ans</strong> les institutions sur lesquellesrepose la Société Européenne.Deux <strong>ans</strong> se passèrent, pendant lesquels monsieur et madamed’Aiglemont menèrent la vie <strong>de</strong>s gens du mon<strong>de</strong>, allantchacun <strong>de</strong> leur côté, se rencontrant d<strong>ans</strong> les salons plus souventque chez eux ; élégant divorce par lequel se terminentbeaucoup <strong>de</strong> mariages d<strong>ans</strong> le grand mon<strong>de</strong>. Un soir, par extraordinaire,les <strong>de</strong>ux époux se trouvaient réunis d<strong>ans</strong> leur57


salon. Madame d’Aiglemont avait eu à dîner l’une <strong>de</strong> ses amies.Le général, qui dînait toujours en ville, était resté chez lui.– Vous allez être bien heureuse, madame la marquise, ditmonsieur d’Aiglemont en posant sur une table la tasse d<strong>ans</strong> laquelleil venait <strong>de</strong> boire son café. Le marquis regarda madame<strong>de</strong> Wimphen d’un air moitié malicieux, moitié chagrin, et ajouta: – Je pars pour une longue chasse, où je vais avec le grandveneur.Vous serez au moins pendant huit jours absolumentveuve, et c’est ce que vous désirez, je crois…– Guillaume, dit-il au valet qui vint enlever les tasses, faitesatteler.Madame <strong>de</strong> Wimphen était cette Louisa à laquelle jadis madamed’Aiglemont voulait conseiller le célibat. Les <strong>de</strong>uxfemmes se jetèrent un regard d’intelligence qui prouvait queJulie avait trouvé d<strong>ans</strong> son amie une confi<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> ses peines,confi<strong>de</strong>nte précieuse et charitable, car madame <strong>de</strong> Wimphenétait très-heureuse en mariage ; et, d<strong>ans</strong> la situation opposéeoù elles étaient, peut-être le bonheur <strong>de</strong> l’une faisait-il une garantie<strong>de</strong> son dévouement au malheur <strong>de</strong> l’autre. En pareil cas,la dissemblance <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stinées est presque toujours un puissantlien d’amitié.– Est-ce le temps <strong>de</strong> la chasse ? dit Julie en jetant un regardindifférent à son mari.Le mois <strong>de</strong> mars était à sa fin.– Madame, le grand-veneur chasse quand il veut, et où ilveut. Nous allons en forêt royale tuer <strong>de</strong>s sangliers.– Prenez gar<strong>de</strong> qu’il ne vous arrive quelque acci<strong>de</strong>nt…– Un malheur est toujours imprévu, répondit-il en souriant.– <strong>La</strong> voiture <strong>de</strong> monsieur est prête, dit Guillaume.Le général se leva, baisa la main <strong>de</strong> madame <strong>de</strong> Wimphen, etse tourna vers Julie.– Madame, si je périssais victime d’un sanglier ! dit-il d’un airsuppliant.– Qu’est-ce que cela signifie ? <strong>de</strong>manda madame <strong>de</strong>Wimphen.– Allons, venez, dit madame d’Aiglemont à Victor. Puis, ellesourit <strong>com</strong>me pour dire à Louisa : – Tu vas voir.Julie tendit son cou à son mari, qui s’avança pourl’embrasser ; mais la marquise se baissa <strong>de</strong> telle sorte que lebaiser conjugal glissa sur la ruche <strong>de</strong> sa pèlerine.58


– Vous en témoignerez <strong>de</strong>vant Dieu, reprit le marquis ens’adressant à madame <strong>de</strong> Wimphen, il me faut un firman pourobtenir cette légère faveur. Voilà <strong>com</strong>ment ma femme entendl’amour. Elle m’a amené là, je ne sais par quelle ruse. Bien duplaisir !Et il sortit.– Mais ton pauvre mari est vraiment bien bon, s’écria Louisaquand les <strong>de</strong>ux femmes se trouvèrent seules. Il t’aime.– Oh ! n’ajoute pas une syllabe à ce <strong>de</strong>rnier mot. Le nom queje porte me fait horreur…– Oui, mais Victor t’obéit entièrement, dit Louisa.– Son obéissance, répondit Julie, est en partie fondée sur lagran<strong>de</strong> estime que je lui ai inspirée. Je suis une femme trèsvertueuseselon les lois : je lui rends sa maison agréable, jeferme les yeux sur ses intrigues, je ne prends rien sur sa fortune,il peut en gaspiller les revenus à son gré, j’ai soin seulementd’en conserver le capital. À ce prix, j’ai la paix. Il ne s’expliquepas, ou ne veut pas s’expliquer mon existence. Mais si jemène ainsi mon mari, ce n’est pas s<strong>ans</strong> redouter les effets <strong>de</strong>son caractère. Je suis <strong>com</strong>me un conducteur d’ours qui tremblequ’un jour la muselière ne se brise. Si Victor croyait avoir ledroit <strong>de</strong> ne plus m’estimer, je n’ose prévoir ce qui pourrait arriver; car il est violent, plein d’amour-propre, <strong>de</strong> vanité surtout.S’il n’a pas l’esprit assez subtil pour prendre un parti saged<strong>ans</strong> une circonstance délicate où ses passions mauvaises serontmises en jeu ; il est faible <strong>de</strong> caractère, et me tuerait peutêtreprovisoirement, quitte à mourir <strong>de</strong> chagrin le len<strong>de</strong>main.Mais ce fatal bonheur n’est pas à craindre…Il y eut un moment <strong>de</strong> silence, pendant lequel les pensées<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux amies se portèrent sur la cause secrète <strong>de</strong> cettesituation.– J’ai été bien cruellement obéie, reprit Julie en lançant unregard d’intelligence à Louisa. Cependant je ne lui avais pas interdit<strong>de</strong> m’écrire. Ah ! il m’a oubliée, et a eu raison. Il seraitpar trop funeste que sa <strong>de</strong>stinée fût brisée ! n’est-ce pas assez<strong>de</strong> la mienne ? Croirais-tu, ma chère, que je lis les journaux anglais,d<strong>ans</strong> le seul espoir <strong>de</strong> voir son nom imprimé. Eh ! bien, iln’a pas encore paru à la chambre <strong>de</strong>s lords.– Tu sais donc l’anglais ?– Je ne te l’ai pas dit ! je l’ai appris.59


– Pauvre petite, s’écria Louisa en saisissant la main <strong>de</strong> Julie,mais <strong>com</strong>ment peux-tu vivre encore ?– Ceci est un secret, répondit la marquise en laissant échapperun geste <strong>de</strong> naïveté presque enfantine. Écoute. Je prends<strong>de</strong> l’opium. L’histoire <strong>de</strong> la duchesse <strong>de</strong>…, à Londres, m’en adonné l’idée. Tu sais, Mathurin en a fait un roman. Mes gouttes<strong>de</strong> laudanum sont très-faibles. Je dors. Je n’ai guère que septheures <strong>de</strong> veille, et je les donne à ma fille…Louisa regarda le feu, s<strong>ans</strong> oser contempler son amie donttoutes les misères se développaient à ses yeux pour la premièrefois.– Louisa, gar<strong>de</strong>-moi le secret, dit Julie après un moment <strong>de</strong>silence.Tout à coup un valet apporta une lettre à la marquise.– Ah ! s’écria-t-elle en pâlissant.– Je ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rai pas <strong>de</strong> qui, lui dit madame <strong>de</strong> Wimphen.<strong>La</strong> marquise lisait et n’entendait plus rien, son amie vit lessentiments les plus actifs, l’exaltation la plus dangereuse, sepeindre sur le visage <strong>de</strong> madame d’Aiglemont qui rougissait etpâlissait tour à tour. Enfin Julie jeta le papier d<strong>ans</strong> le feu.– Cette lettre est incendiaire ! Oh ! mon cœur m’étouffe.Elle se leva, marcha ; ses yeux brûlaient.– Il n’a pas quitté Paris, s’écria-t-elle.Son discours saccadé, que madame <strong>de</strong> Wimphen n’osa pasinterrompre, fut scandé par <strong>de</strong>s pauses effrayantes. À chaqueinterruption, les phrases étaient prononcées d’un accent <strong>de</strong>plus en plus profond. Les <strong>de</strong>rniers mots eurent quelque chose<strong>de</strong> terrible.– Il n’a pas cessé <strong>de</strong> me voir, à mon insu. Un <strong>de</strong> mes regardssurpris chaque jour l’ai<strong>de</strong> à vivre. Tu ne sais pas, Louisa ? ilmeurt et <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à me dire adieu, il sait que mon mari s’estabsenté ce soir pour plusieurs jours, et va venir d<strong>ans</strong> un moment.Oh ! j’y périrai. Je suis perdue. Écoute ? reste avec moi.Devant <strong>de</strong>ux femmes il n’osera pas ! Oh ! <strong>de</strong>meure, je mecrains.– Mais mon mari sait que j’ai dîné chez toi, répondit madame<strong>de</strong> Wimphen, et doit venir me chercher.– Eh ! bien, avant ton départ, je l’aurai renvoyé. Je serainotre bourreau à tous <strong>de</strong>ux. Hélas ! il croira que je ne l’aime60


plus. Et cette lettre ! ma chère, elle contenait <strong>de</strong>s phrases queje vois écrites en traits <strong>de</strong> feu.Une voiture roula sous la porte.– Ah ! s’écria la marquise avec une sorte <strong>de</strong> joie, il vient publiquementet s<strong>ans</strong> mystère.– Lord Grenville, cria le valet.<strong>La</strong> marquise resta <strong>de</strong>bout, immobile. En voyant Arthur pâle,maigre et hâve, il n’y avait plus <strong>de</strong> sévérité possible. Quoiquelord Grenville fût violemment contrarié <strong>de</strong> ne pas trouver Julieseule, il parut calme et froid. Mais pour ces <strong>de</strong>ux femmes initiéesaux mystères <strong>de</strong> son amour, sa contenance, le son <strong>de</strong> savoix, l’expression <strong>de</strong> ses regards, eurent un peu <strong>de</strong> la puissanceattribuée à la torpille. <strong>La</strong> marquise et madame <strong>de</strong> Wimphenrestèrent <strong>com</strong>me engourdies par la vive <strong>com</strong>municationd’une douleur horrible. Le son <strong>de</strong> la voix <strong>de</strong> lord Grenville faisaitpalpiter si cruellement madame d’Aiglemont, qu’ellen’osait lui répondre <strong>de</strong> peur <strong>de</strong> lui révéler l’étendue du pouvoirqu’il exerçait sur elle ; lord Grenville n’osait regar<strong>de</strong>r Julie ; ensorte que madame <strong>de</strong> Wimphen fit presque à elle seule les fraisd’une conversation s<strong>ans</strong> intérêt ; lui jetant un regard empreintd’une touchante reconnaissance, Julie la remercia du secoursqu’elle lui donnait. Alors les <strong>de</strong>ux amants imposèrent silence àleurs sentiments, et durent se tenir d<strong>ans</strong> les bornes prescritespar le <strong>de</strong>voir et les convenances. Mais bientôt on annonça monsieur<strong>de</strong> Wimphen ; en le voyant entrer, les <strong>de</strong>ux amies se lancèrentun regard, et <strong>com</strong>prirent, s<strong>ans</strong> se parler, les nouvellesdifficultés <strong>de</strong> la situation. Il était impossible <strong>de</strong> mettre monsieur<strong>de</strong> Wimphen d<strong>ans</strong> le secret <strong>de</strong> ce drame, et Louisa n’avaitpas <strong>de</strong> raisons valables à donner à son mari, en lui <strong>de</strong>mandantà rester chez son amie. Lorsque madame <strong>de</strong> Wimphen mit sonchâle, Julie se leva <strong>com</strong>me pour ai<strong>de</strong>r Louisa à l’attacher, et dità voix basse : – J’aurai du courage. S’il est venu publiquementchez moi, que puis-je craindre ? Mais, s<strong>ans</strong> toi, d<strong>ans</strong> le premiermoment, en le voyant si changé, je serais tombée à ses pieds.– Hé ! bien, Arthur, vous ne m’avez pas obéi, dit madamed’Aiglemont d’une voix tremblante en revenant prendre saplace sur une causeuse où lord Grenville n’osa venir s’asseoir.– Je n’ai pu résister plus long-temps au plaisir d’entendrevotre voix, d’être auprès <strong>de</strong> vous. C’était une folie, un délire. Jene suis plus maître <strong>de</strong> moi. Je me suis bien consulté, je suis61


trop faible. Je dois mourir. Mais mourir s<strong>ans</strong> vous avoir vue,s<strong>ans</strong> avoir écouté le frémissement <strong>de</strong> votre robe, s<strong>ans</strong> avoir recueillivos pleurs, quelle mort !Il voulut s’éloigner <strong>de</strong> Julie, mais son brusque mouvement fittomber un pistolet <strong>de</strong> sa poche. <strong>La</strong> marquise regarda cettearme d’un œil qui n’exprimait plus ni passion ni pensée. LordGrenville ramassa le pistolet et parut violemment contrariéd’un acci<strong>de</strong>nt qui pouvait passer pour une spéculationd’amoureux.– Arthur ! <strong>de</strong>manda Julie.– Madame, répondit-il en baissant les yeux, j’étais venu plein<strong>de</strong> désespoir, je voulais…Il s’arrêta.– Vous vouliez vous tuer chez moi ! s’écria-t-elle.– Non pas seul, dit-il d’une voix douce.– Eh ! quoi, mon mari, peut-être ?– Non, non, s’écria-t-il d’une voix étouffée. Mais rassurezvous,reprit-il, mon fatal projet s’est évanoui. Lorsque je suisentré, quand je vous ai vue, alors je me suis senti le courage <strong>de</strong>me taire, <strong>de</strong> mourir seul.Julie se leva, se jeta d<strong>ans</strong> les bas d’Arthur qui, malgré lessanglots <strong>de</strong> sa maîtresse, distingua <strong>de</strong>ux paroles pleines <strong>de</strong>passion.– Connaître le bonheur et mourir, dit-elle. Eh ! bien, oui !Toute l’histoire <strong>de</strong> Julie était d<strong>ans</strong> ce cri profond, cri <strong>de</strong> natureet d’amour auquel les femmes s<strong>ans</strong> religion suc<strong>com</strong>bent ;Arthur la saisit et la porta sur le canapé par un mouvement empreint<strong>de</strong> toute la violence que donne un bonheur inespéré.Mais tout à coup la marquise s’arracha <strong>de</strong>s bras <strong>de</strong> son amant,lui jeta le regard fixe d’une femme au désespoir, le prit par lamain, saisit un flambeau, l’entraîna d<strong>ans</strong> sa chambre à coucher; puis, parvenue au lit où dormait Hélène, elle repoussadoucement les ri<strong>de</strong>aux et découvrit son enfant en mettant unemain <strong>de</strong>vant la bougie, afin que la clarté n’offensât pas les paupièrestr<strong>ans</strong>parentes et à peine fermées <strong>de</strong> la petite fille. Hélèneavait les bras ouverts, et souriait en dormant. Julie montrapar un regard son enfant à lord Grenville. Ce regard disaittout.– Un mari, nous pouvons l’abandonner même quand il nousaime. Un homme est un être fort, il a <strong>de</strong>s consolations. Nous62


pouvons mépriser les lois du mon<strong>de</strong>. Mais un enfant s<strong>ans</strong>mère !Toutes ces pensées et mille autres plus attendrissantes encoreétaient d<strong>ans</strong> ce regard.– Nous pouvons l’emporter, dit l’Anglais en murmurant, jel’aimerai bien…– Maman ! dit Hélène en s’éveillant.À ce mot, Julie fondit en larmes. Lord Grenville s’assit et restales bras croisés, muet et sombre.– Maman ! Cette jolie, cette naïve interpellation réveilla tant<strong>de</strong> sentiments nobles et tant d’irrésistibles sympathies, quel’amour fut un moment écrasé sous la voix puissante <strong>de</strong> la maternité.Julie ne fut plus femme, elle fut mère. Lord Grenvillene résista pas longtemps, les larmes <strong>de</strong> Julie le gagnèrent. Ence moment, une porte ouverte avec violence fit un grand bruit,et ces mots : – Madame d’Aiglemont, es-tu par ici ? retentirent<strong>com</strong>me un éclat <strong>de</strong> tonnerre au cœur <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux amants. Le marquisétait revenu. Avant que Julie eût pu retrouver son sangfroid,le général se dirigeait <strong>de</strong> sa chambre d<strong>ans</strong> celle <strong>de</strong> safemme. Ces <strong>de</strong>ux pièces étaient contiguës. Heureusement, Juliefit un signe à lord Grenville qui alla se jeter d<strong>ans</strong> un cabinet<strong>de</strong> toilette dont la porte fut vivement fermée par la marquise.– Eh ! bien, ma femme, lui dit Victor, me voici. <strong>La</strong> chasse n’apas lieu. Je vais me coucher.– Bonsoir, lui dit-elle, je vais en faire autant. Ainsi laissez-moime déshabiller.– Vous êtes bien revêche ce soir. Je vous obéis, madame lamarquise.Le général rentra d<strong>ans</strong> sa chambre, Julie l’ac<strong>com</strong>pagna pourfermer la porte <strong>de</strong> <strong>com</strong>munication, et s’élança pour délivrerlord Grenville. Elle retrouva toute sa présence d’esprit, et pensaque la visite <strong>de</strong> son ancien docteur était fort naturelle ; ellepouvait l’avoir laissé au salon pour venir coucher sa fille, et allaitlui dire <strong>de</strong> s’y rendre s<strong>ans</strong> bruit ; mais quand elle ouvrit laporte du cabinet, elle jeta un cri perçant. Les doigts <strong>de</strong> lordGrenville avaient été pris et écrasés d<strong>ans</strong> la rainure.– Eh ! bien, qu’as-tu donc ? lui <strong>de</strong>manda son mari.– Bien, rien, répondit-elle, je viens <strong>de</strong> me piquer le doigt avecune épingle.63


<strong>La</strong> porte <strong>de</strong> <strong>com</strong>munication se rouvrit tout à coup. <strong>La</strong> marquisecrut que son mari venait par intérêt pour elle, et mauditcette sollicitu<strong>de</strong> où le cœur n’était pour rien. Elle eut à peine letemps <strong>de</strong> fermer le cabinet <strong>de</strong> toilette, et lord Grenville n’avaitpas encore pu dégager sa main. Le général reparut en effet ;mais la marquise se trompait, il était amené par une inquiétu<strong>de</strong>personnelle.– Peux-tu me prêter un foulard ? Ce drôle <strong>de</strong> Charles melaisse s<strong>ans</strong> un seul mouchoir <strong>de</strong> tête. D<strong>ans</strong> les premiers jours<strong>de</strong> notre mariage, tu te mêlais <strong>de</strong> mes affaires avec <strong>de</strong>s soins siminutieux que tu m’en ennuyais. Ah ! le mois <strong>de</strong> miel n’a pasbeaucoup duré pour moi, ni pour mes cravates. Maintenant jesuis livré au bras séculier <strong>de</strong> ces gens-là qui se moquent tous<strong>de</strong> moi.– Tenez, voilà un foulard. Vous n’êtes pas entré d<strong>ans</strong> lesalon ?– Non.– Vous y auriez peut-être encore rencontré lord Grenville.– Il est à Paris ?– Apparemment.– Oh ! j’y vais, ce bon docteur.– Mais il doit être parti, s’écria Julie.Le marquis était en ce moment au milieu <strong>de</strong> la chambre <strong>de</strong> safemme, et se coiffait avec le foulard, en se regardant avec <strong>com</strong>plaisanced<strong>ans</strong> la glace.– Je ne sais pas où sont nos gens, dit-il. J’ai sonné Charles déjàtrois fois, il n’est pas venu. Vous êtes donc s<strong>ans</strong> votre femme<strong>de</strong> chambre ? Sonnez-la, je voudrais avoir cette nuit une couverture<strong>de</strong> plus à mon lit.– Pauline est sortie, répondit sèchement la marquise.– À minuit ! dit le général.– Je lui ai permis d’aller à l’opéra.– Cela est singulier ! reprit le mari tout en se déshabillant,j’ai cru la voir en montant l’escalier.– Elle est alors s<strong>ans</strong> doute rentrée, dit Julie en affectant <strong>de</strong>l’impatience.Puis, pour n’éveiller aucun soupçon chez son mari, la marquisetira le cordon <strong>de</strong> la sonnette, mais faiblement.Les événements <strong>de</strong> cette nuit n’ont pas été tous parfaitementconnus ; mais tous durent être aussi simples, aussi horribles64


que le sont les inci<strong>de</strong>nts vulgaires et domestiques qui précè<strong>de</strong>nt.Le len<strong>de</strong>main, la marquise d’Aiglemont se mit au litpour plusieurs jours.– Qu’est-il donc arrivé <strong>de</strong> si extraordinaire chez toi, pour quetout le mon<strong>de</strong> parle <strong>de</strong> ta femme ? <strong>de</strong>manda monsieur <strong>de</strong> Ronquerollesà monsieur d’Aiglemont quelques jours après cettenuit <strong>de</strong> catastrophes.– Crois-moi, reste garçon, dit d’Aiglemont. Le feu a pris auxri<strong>de</strong>aux du lit où couchait Hélène ; ma femme a eu un tel saisissementque la voilà mala<strong>de</strong> pour un an, dit le mé<strong>de</strong>cin. Vousépousez une jolie femme, elle enlaidit ; vous épousez une jeunefille pleine <strong>de</strong> santé, elle <strong>de</strong>vient malingre ; vous la croyez passionnée,elle est froi<strong>de</strong> ; ou bien, froi<strong>de</strong> en apparence, elle estréellement si passionnée qu’elle vous tue ou vous déshonore.Tantôt la créature la plus douce est quinteuse, et jamais lesquinteuses ne <strong>de</strong>viennent douces ; tantôt, l’enfant que vousavez eue niaise et faible, déploie contre vous une volonté <strong>de</strong>fer, un esprit <strong>de</strong> démon. Je suis las du mariage.– Ou <strong>de</strong> ta femme.– Cela serait difficile. À propos, veux-tu venir à Saint-Thomas-d’Aquin avec moi voir l’enterrement <strong>de</strong> lord Grenville ?– Singulier passe-temps. Mais, reprit Ronquerolles, sait-ondécidément la cause <strong>de</strong> sa mort ?– Son valet <strong>de</strong> chambre prétend qu’il est resté pendant touteune nuit sur l’appui extérieur d’une fenêtre pour sauver l’honneur<strong>de</strong> sa maîtresse ; et, il a fait diablement froid ces jours-ci !– Ce dévouement serait très-estimable chez nous autres,vieux routiers ; mais lord Grenville est jeune, et… anglais. Cesanglais veulent toujours se singulariser.– Bah ! répondit d’Aiglemont, ces traits d’héroïsme dépen<strong>de</strong>nt<strong>de</strong> la femme qui les inspire, et ce n’est certes pas pourla mienne que ce pauvre Arthur est mort !65


Chapitre 2SOUFFRANCES INCONNUESEntre la petite rivière du Loing et la Seine, s’étend une vasteplaine bordée par la forêt <strong>de</strong> Fontainebleau, par les villes <strong>de</strong>Moret, <strong>de</strong> Nemours et <strong>de</strong> Montereau. Cet ari<strong>de</strong> pays n’offre àla vue que <strong>de</strong> rares monticules ; parfois, au milieu <strong>de</strong>s champs,quelques carrés <strong>de</strong> bois qui servent <strong>de</strong> retraite au gibier ; puis,partout, ces lignes s<strong>ans</strong> fin, grises ou jaunâtres, particulièresaux horizons <strong>de</strong> la Sologne, <strong>de</strong> la Beauce et du Berri. Au milieu<strong>de</strong> cette plaine, entre Moret et Montereau, le voyageur aperçoitun vieux château nommé Saint-<strong>La</strong>nge, dont les abords nemanquent ni <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur ni <strong>de</strong> majesté. C’est <strong>de</strong> magnifiquesavenues d’ormes, <strong>de</strong>s fossés, <strong>de</strong> longs murs d’enceinte, <strong>de</strong>s jardinsimmenses, et les vastes constructions seigneuriales, quipour être bâties voulaient les profits <strong>de</strong> la maltôte, ceux <strong>de</strong>sfermes générales, les concussions autorisées, ou les gran<strong>de</strong>sfortunes aristocratiques détruites aujourd’hui par le marteaudu Co<strong>de</strong> civil. Si l’artiste ou quelque rêveur vient à s’égarerpar hasard d<strong>ans</strong> les chemins à profon<strong>de</strong>s ornières ou d<strong>ans</strong> lesterres fortes qui défen<strong>de</strong>nt l’abord <strong>de</strong> ce pays, il se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>par quel caprice ce poétique château fut jeté d<strong>ans</strong> cette savane<strong>de</strong> blé, d<strong>ans</strong> ce désert <strong>de</strong> craie, <strong>de</strong> marne et <strong>de</strong> sables où lagaieté meurt, où la tristesse naît infailliblement, où l’âme estincessamment fatiguée par une solitu<strong>de</strong> s<strong>ans</strong> voix, par un horizonmonotone, beautés négatives, mais favorables aux souffrancesqui ne veulent pas <strong>de</strong> consolations.Une jeune femme, célèbre à Paris par sa grâce, par sa figure,par son esprit, et dont la position sociale, dont la fortuneétaient en harmonie avec sa haute célébrité, vint, au grandétonnement du petit village, situé à un mille environ <strong>de</strong> Saint-<strong>La</strong>nge, s’y établir vers la fin <strong>de</strong> l’année 1820. Les fermiers etles pays<strong>ans</strong> n’avaient point vu <strong>de</strong> maîtres au château <strong>de</strong>puis un66


temps immémorial. Quoique d’un produit considérable, la terreétait abandonnée aux soins d’un régisseur et gardée par d’anciensserviteurs. Aussi le voyage <strong>de</strong> madame la marquisecausa-t-il une sorte d’émoi d<strong>ans</strong> le pays. Plusieurs personnesétaient groupées au bout du village, d<strong>ans</strong> la cour d’une méchanteauberge, sise à l’embranchement <strong>de</strong>s routes <strong>de</strong> Nemourset <strong>de</strong> Moret, pour voir passer une calèche qui allait assezlentement, car la marquise était venue <strong>de</strong> Paris avec seschevaux. Sur le <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> la voiture, la femme <strong>de</strong> chambre tenaitune petite fille plus songeuse que rieuse. <strong>La</strong> mère gisait aufond, <strong>com</strong>me un moribond envoyé par les mé<strong>de</strong>cins à la campagne.<strong>La</strong> physionomie abattue <strong>de</strong> cette jeune femme délicatecontenta fort peu les politiques du village, auxquels son arrivéeà Saint-<strong>La</strong>nge avait fait concevoir l’espérance d’un mouvementquelconque d<strong>ans</strong> la <strong>com</strong>mune. Certes, toute espèce <strong>de</strong> mouvementétait visiblement antipathique à cette femme endolorie.<strong>La</strong> plus forte tête du village <strong>de</strong> Saint-<strong>La</strong>nge déclara le soir aucabaret, d<strong>ans</strong> la chambre où buvaient les notables, que,d’après la tristesse empreinte sur les traits <strong>de</strong> madame la marquise,elle <strong>de</strong>vait être ruinée. En l’absence <strong>de</strong> monsieur le marquis,que les journaux désignaient <strong>com</strong>me <strong>de</strong>vant ac<strong>com</strong>pagnerle duc d’Angoulême en Espagne, elle allait économiser à Saint-<strong>La</strong>nge les sommes nécessaires à l’acquittement <strong>de</strong>s différencesdues par suite <strong>de</strong> fausses spéculations faites à la Bourse. Lemarquis était un <strong>de</strong>s plus gros joueurs. Peut-être la terreserait-elle vendue par petits lots. Il y aurait alors <strong>de</strong> bons coupsà faire. Chacun <strong>de</strong>vait songer à <strong>com</strong>pter ses écus, les tirer <strong>de</strong>leur cachette, énumérer ses ressources, afin d’avoir sa partd<strong>ans</strong> l’abattis <strong>de</strong> Saint-<strong>La</strong>nge. Cet avenir parut si beau quechaque notable, impatient <strong>de</strong> savoir s’il était fondé, pensa auxmoyens d’apprendre la vérité par les gens du château ; maisaucun d’eux ne put donner <strong>de</strong> lumières sur la catastrophe quiamenait leur maîtresse, au <strong>com</strong>mencement <strong>de</strong> l’hiver, d<strong>ans</strong> sonvieux château <strong>de</strong> Saint-<strong>La</strong>nge, tandis qu’elle possédait d’autresterres renommées par la gaieté <strong>de</strong>s aspects et par la beauté<strong>de</strong>s jardins. Monsieur le maire vint pour présenter ses hommagesà Madame ; mais il ne fut pas reçu. Après le maire, lerégisseur se présenta s<strong>ans</strong> plus <strong>de</strong> succès.Madame la marquise ne sortait <strong>de</strong> sa chambre que pour lalaisser arranger, et <strong>de</strong>meurait, pendant ce temps, d<strong>ans</strong> un petit67


salon voisin où elle dînait, si l’on peut appeler dîner se mettreà une table, y regar<strong>de</strong>r les mets avec dégoût, et en prendreprécisément la dose nécessaire pour ne pas mourir <strong>de</strong> faim.Puis elle revenait aussitôt à la bergère antique où, dès le matin,elle s’asseyait d<strong>ans</strong> l’embrasure <strong>de</strong> la seule fenêtre quiéclairât sa chambre. Elle ne voyait sa fille que pendant le peud’instants employés par son triste repas, et encore paraissaitellela souffrir avec peine. Ne fallait-il pas <strong>de</strong>s douleurs inouïespour faire taire, chez une jeune femme, le sentiment maternel? Aucun <strong>de</strong> ses gens n’avait accès auprès d’elle. Sa femme<strong>de</strong> chambre était la seule personne dont les services lui plaisaient.Elle exigea un silence absolu d<strong>ans</strong> le château, sa filledut aller jouer loin d’elle. Il lui était si difficile <strong>de</strong> supporter lemoindre bruit que toute voix humaine, même celle <strong>de</strong> son enfant,l’affectait désagréablement. Les gens du pays s’occupèrentbeaucoup <strong>de</strong> ces singularités ; puis, quand toutes lessuppositions possibles furent faites, ni les petites villes environnantes,ni les pays<strong>ans</strong> ne songèrent plus à cette femmemala<strong>de</strong>.<strong>La</strong> marquise, laissée à elle-même, put donc rester parfaitementsilencieuse au milieu du silence qu’elle avait établi autourd’elle, et n’eut aucune occasion <strong>de</strong> quitter la chambre tendue<strong>de</strong> tapisseries où mourut sa grand’mère, et où elle était venuepour y mourir doucement, s<strong>ans</strong> témoins, s<strong>ans</strong> importunités,s<strong>ans</strong> subir les fausses démonstrations <strong>de</strong>s égoïsmes fardésd’affection qui, d<strong>ans</strong> les villes, donnent aux mourants unedouble agonie. Cette femme avait vingt six <strong>ans</strong>. À cet âge, uneâme encore pleine <strong>de</strong> poétiques illusions aime à savourer lamort, quand elle lui semble bienfaisante. Mais la mort a <strong>de</strong> lacoquetterie pour les jeunes gens ; pour eux, elle s’avance et seretire, se montre et se cache ; sa lenteur les désenchanted’elle, et l’incertitu<strong>de</strong> que leur cause son len<strong>de</strong>main finit parles rejeter d<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong> où ils rencontreront la douleur, qui,plus impitoyable que ne l’est la mort, les frappera s<strong>ans</strong> se laisserattendre. Or, cette femme qui se refusait à vivre allaitéprouver l’amertume <strong>de</strong> ces retar<strong>de</strong>ments au fond <strong>de</strong> sa solitu<strong>de</strong>,et y faire, d<strong>ans</strong> une agonie morale que la mort ne termineraitpas, un terrible apprentissage d’égoïsme qui <strong>de</strong>vait luidéflorer le cœur et le façonner au mon<strong>de</strong>.68


Ce cruel et triste enseignement est toujours le fruit <strong>de</strong> nospremières douleurs. <strong>La</strong> marquise souffrait véritablement pourla première et pour la seule fois <strong>de</strong> sa vie peut-être. En effet,ne serait-ce pas une erreur <strong>de</strong> croire que les sentiments se reproduisent? Une fois éclos, n’existent-ils pas toujours au fonddu cœur ? Ils s’y apaisent et s’y réveillent au gré <strong>de</strong>s acci<strong>de</strong>nts<strong>de</strong> la vie ; mais ils y restent, et leur séjour modifie nécessairementl’âme. Ainsi, tout sentiment n’aurait qu’un grand jour, lejour plus ou moins long <strong>de</strong> sa première tempête. Ainsi, la douleur,le plus constant <strong>de</strong> nos sentiments, ne serait vive qu’à sapremière irruption ; et ses autres atteintes iraient en s’affaiblissant,soit par notre accoutumance à ses crises, soit par uneloi <strong>de</strong> notre nature qui, pour se maintenir vivante, oppose àcette force <strong>de</strong>structive une force égale mais inerte, prise d<strong>ans</strong>les calculs <strong>de</strong> l’égoïsme. Mais, entre toutes les souffrances, àlaquelle appartiendra ce nom <strong>de</strong> douleur ? <strong>La</strong> perte <strong>de</strong>s parentsest un chagrin auquel la nature a préparé les hommes ; lemal physique est passager, n’embrasse pas l’âme ; et s’il persiste,ce n’est plus un mal, c’est la mort. Qu’une jeune femmeper<strong>de</strong> un nouveau-né, l’amour conjugal lui a bientôt donné unsuccesseur. Cette affliction est passagère aussi. Enfin, cespeines et beaucoup d’autres semblables sont, en quelque sorte,<strong>de</strong>s coups, <strong>de</strong>s blessures ; mais aucune n’affecte la vitalitéd<strong>ans</strong> son essence, et il faut qu’elles se succè<strong>de</strong>nt étrangementpour tuer le sentiment qui nous porte à chercher le bonheur.<strong>La</strong> gran<strong>de</strong>, la vraie douleur serait donc un mal assez meurtrierpour étreindre à la fois le passé, le présent et l’avenir, ne laisseraucune partie <strong>de</strong> la vie d<strong>ans</strong> son intégrité, dénaturer à jamaisla pensée, s’inscrire inaltérablement sur les lèvres et surle front, briser ou détendre les ressorts du plaisir, en mettantd<strong>ans</strong> l’âme un principe <strong>de</strong> dégoût pour toute chose <strong>de</strong> cemon<strong>de</strong>. Encore, pour être immense, pour ainsi peser sur l’âmeet sur le corps, ce mal <strong>de</strong>vrait arriver en un moment <strong>de</strong> la vieoù toutes les forces <strong>de</strong> l’âme et du corps sont jeunes, et foudroyerun cœur bien vivant. Le mal fait alors une large plaie ;gran<strong>de</strong> est la souffrance ; et nul être ne peut sortir <strong>de</strong> cettemaladie s<strong>ans</strong> quelque poétique changement : ou il prend laroute du ciel, ou, s’il <strong>de</strong>meure ici-bas, il rentre d<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong>pour mentir au mon<strong>de</strong>, pour y jouer un rôle ; il connaît dès lorsla coulisse où l’on se retire pour calculer, pleurer, plaisanter.69


Après cette crise solennelle, il n’existe plus <strong>de</strong> mystères d<strong>ans</strong>la vie sociale qui dès lors est irrévocablement jugée. Chez lesjeunes femmes qui ont l’âge <strong>de</strong> la marquise, cette première,cette plus poignante <strong>de</strong> toutes les douleurs, est toujours causéepar le même fait. <strong>La</strong> femme et surtout la jeune femme, aussigran<strong>de</strong> par l’âme qu’elle l’est par la beauté, ne manque jamaisà mettre sa vie là où la nature, le sentiment et la société lapoussent à la jeter tout entière. Si cette vie vient à lui faillir etsi elle reste sur terre, elle y expérimente les plus cruelles souffrances,par la raison qui rend le premier amour le plus beau<strong>de</strong> tous les sentiments. Pourquoi ce malheur n’a-t-il jamais euni peintre ni poète ? Mais peut-il se peindre, peut-il se chanter? Non, la nature <strong>de</strong>s douleurs qu’il engendre se refuse àl’analyse et aux couleurs <strong>de</strong> l’art. D’ailleurs, ces souffrances nesont jamais confiées : pour en consoler une femme, il faut savoirles <strong>de</strong>viner ; car, toujours amèrement embrassées et religieusementressenties, elles <strong>de</strong>meurent d<strong>ans</strong> l’âme <strong>com</strong>me uneavalanche qui, en tombant d<strong>ans</strong> une vallée, y dégra<strong>de</strong> toutavant <strong>de</strong> s’y faire une place.<strong>La</strong> marquise était alors en proie à ces souffrances quiresteront long-temps inconnues, parce que tout d<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong>les condamne ; tandis que le sentiment les caresse, et que laconscience d’une femme vraie les lui justifie toujours. Il en est<strong>de</strong> ces douleurs <strong>com</strong>me <strong>de</strong> ces enfants infailliblement repoussés<strong>de</strong> la vie, et qui tiennent au cœur <strong>de</strong>s mères par <strong>de</strong>s liensplus forts que ceux <strong>de</strong>s enfants heureusement doués. Jamaispeut-être cette épouvantable catastrophe qui tue tout ce qu’il ya <strong>de</strong> vie en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> nous n’avait été aussi vive, aussi <strong>com</strong>plète,aussi cruellement agrandie par les circonstances qu’ellevenait <strong>de</strong> l’être pour la marquise. Un homme aimé, jeune et généreux,<strong>de</strong> qui elle n’avait jamais exaucé les désirs afin d’obéiraux lois du mon<strong>de</strong>, était mort pour lui sauver ce que la sociéténomme l’honneur d’une femme. À qui pouvait-elle dire : Jesouffre ! Ses larmes auraient offensé son mari, cause première<strong>de</strong> la catastrophe. Les lois, les mœurs proscrivaient sesplaintes ; une amie en eût joui, un homme en eût spéculé. Non,cette pauvre affligée ne pouvait pleurer à son aise que d<strong>ans</strong> undésert, y dévorer sa souffrance ou être dévorée par elle, mourirou tuer quelque chose en elle, sa conscience peut-être. Depuisquelques jours, elle restait les yeux attachés sur un70


horizon plat où, <strong>com</strong>me d<strong>ans</strong> sa vie à venir, il n’y avait rien àchercher, rien à espérer, où tout se voyait d’un seul coup d’œil,et où elle rencontrait les images <strong>de</strong> la froi<strong>de</strong> désolation qui luidéchirait incessamment le cœur. Les matinées <strong>de</strong> brouillard,un ciel d’une clarté faible, <strong>de</strong>s nuées courant près <strong>de</strong> la terresous un dais grisâtre convenaient aux phases <strong>de</strong> sa maladiemorale. Son cœur ne se serrait pas, n’était pas plus ou moinsflétri ; non, sa nature fraîche et fleurie se pétrifiait par la lenteaction d’une douleur intolérable parce qu’elle était s<strong>ans</strong> but.Elle souffrait par elle et pour elle. Souffrir ainsi n’est-ce pasmettre le pied d<strong>ans</strong> l’égoïsme ? Aussi d’horribles pensées luitraversaient-elles la conscience en la lui blessant. Elle s’interrogeaitavec bonne foi et se trouvait double. Il y avait en elleune femme qui raisonnait et une femme qui sentait, une femmequi souffrait et une femme qui ne voulait plus souffrir. Elle sereportait aux joies <strong>de</strong> son enfance, écoulée s<strong>ans</strong> qu’elle en eûtsenti le bonheur, et dont les limpi<strong>de</strong>s images revenaient enfoule <strong>com</strong>me pour lui accuser les déceptions d’un mariageconvenable aux yeux du mon<strong>de</strong>, horrible en réalité. À quoi luiavaient servi les belles pu<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> sa jeunesse, ses plaisirs répriméset les sacrifices faits au mon<strong>de</strong> ?Quoique tout en elle exprimât et attendît l’amour, elle se <strong>de</strong>mandaitpourquoi maintenant l’harmonie <strong>de</strong> ses mouvements,son sourire et sa grâce ?Elle n’aimait pas plus à se sentir fraîche et voluptueuse qu’onn’aime un son répété s<strong>ans</strong> but. Sa beauté même lui était insupportable,<strong>com</strong>me une chose inutile. Elle entrevoyait avec horreurque désormais elle ne pouvait plus être une créature <strong>com</strong>plète.Son moi intérieur n’avait-il pas perdu la faculté <strong>de</strong> goûterles impressions d<strong>ans</strong> ce neuf délicieux qui prête tant d’allégresseà la vie ? À l’avenir, la plupart <strong>de</strong> ses sensations seraientsouvent aussitôt effacées que reçues, et beaucoup <strong>de</strong>celles qui jadis l’auraient émue allaient lui <strong>de</strong>venir indifférentes.Après l’enfance <strong>de</strong> la créature vient l’enfance du cœur.Or, son amant avait emporté d<strong>ans</strong> la tombe cette secon<strong>de</strong>enfance.Jeune encore par ses désirs, elle n’avait plus cette entièrejeunesse d’âme qui donne à tout d<strong>ans</strong> la vie sa valeur et sasaveur.71


Ne gar<strong>de</strong>rait-elle pas en elle un principe <strong>de</strong> tristesse, <strong>de</strong> défiance,qui ravirait à ses émotions leur subite ver<strong>de</strong>ur, leur entraînement? car rien ne pouvait plus lui rendre le bonheurqu’elle avait espéré, qu’elle avait rêvé si beau. Ses premièreslarmes véritables éteignaient ce feu céleste qui éclaire les premièresémotions du cœur, elle <strong>de</strong>vait toujours pâtir <strong>de</strong> n’êtrepas ce qu’elle aurait pu être. De cette croyance doit procé<strong>de</strong>rle dégoût amer qui porte à détourner la tête quand <strong>de</strong> nouveaule plaisir se présente. Elle jugeait alors la vie <strong>com</strong>me unvieillard près <strong>de</strong> la quitter.Quoiqu’elle se sentît jeune, la masse <strong>de</strong> ses jours s<strong>ans</strong> jouissanceslui tombait sur l’âme, la lui écrasait et la faisait vieilleavant le temps. Elle <strong>de</strong>mandait au mon<strong>de</strong>, par un cri <strong>de</strong> désespoir,ce qu’il lui rendait en échange <strong>de</strong> l’amour qui l’avait aidéeà vivre et qu’elle avait perdu. Elle se <strong>de</strong>mandait si d<strong>ans</strong> sesamours évanouis, si chastes et si purs, la pensée n’avait pasété plus criminelle que l’action. Elle se faisait coupable à plaisir,pour insulter au mon<strong>de</strong> et pour se consoler <strong>de</strong> ne pas avoireu avec celui qu’elle pleurait cette <strong>com</strong>munication parfaite qui,en superposant les âmes l’une à l’autre, amoindrit la douleur<strong>de</strong> celle qui reste par la certitu<strong>de</strong> d’avoir entièrement joui dubonheur, d’avoir su pleinement le donner, et <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r en soiune empreinte <strong>de</strong> celle qui n’est plus. Elle était mécontente<strong>com</strong>me une actrice qui a manqué son rôle, car cette douleur luiattaquait toutes les fibres, le cœur et la tête. Si la nature étaitfroissée d<strong>ans</strong> ses vœux les plus intimes, la vanité n’était pasmoins blessée que la bonté qui porte la femme à se sacrifier.Puis, en soulevant toutes les questions, en remuant tous lesressorts <strong>de</strong>s différentes existences que nous donnent les naturessociale, morale et physique, elle relâchait si bien lesforces <strong>de</strong> l’âme, qu’au milieu <strong>de</strong>s réflexions les plus contradictoireselle ne pouvait rien saisir. Aussi parfois, quand lebrouillard tombait, ouvrait-elle sa fenêtre, en y restant s<strong>ans</strong>pensée, occupée à respirer machinalement l’o<strong>de</strong>ur humi<strong>de</strong> etterreuse épandue d<strong>ans</strong> les airs, <strong>de</strong>bout, immobile, idiote en apparence,car les bourdonnements <strong>de</strong> sa douleur la rendaientégalement sour<strong>de</strong> aux harmonies <strong>de</strong> la nature et aux charmes<strong>de</strong> la pensée.Un jour, vers midi, moment où le soleil avait éclairci letemps, sa femme <strong>de</strong> chambre entra s<strong>ans</strong> ordre et lui dit : –72


Voici la quatrième fois que monsieur le curé vient pour voirmadame la marquise ; et il insiste aujourd’hui si résolument,que nous ne savons plus que lui répondre.– Il veut s<strong>ans</strong> doute quelque argent pour les pauvres <strong>de</strong> la<strong>com</strong>mune, prenez vingt-cinq louis et portez-les-lui <strong>de</strong> ma part.– Madame, dit la femme <strong>de</strong> chambre en revenant un momentaprès, monsieur le curé refuse <strong>de</strong> prendre l’argent et désirevous parler.– Qu’il vienne donc ! répondit la marquise en laissant échapperun geste d’humeur qui pronostiquait une triste réceptionau prêtre <strong>de</strong> qui elle voulut s<strong>ans</strong> doute éviter les persécutionspar une explication courte et franche.<strong>La</strong> marquise avait perdu sa mère en bas âge, et son éducationfut naturellement influencée par le relâchement qui, pendantla révolution, dénoua les liens religieux en France. <strong>La</strong> piétéest une vertu <strong>de</strong> femme que les femmes seules se tr<strong>ans</strong>mettentbien, et la marquise était un enfant du dix-huitièmesiècle dont les croyances philosophiques furent celles <strong>de</strong> sonpère. Elle ne suivait aucune pratique religieuse. Pour elle, unprêtre était un fonctionnaire public dont l’utilité lui paraissaitcontestable. D<strong>ans</strong> la situation où elle trouvait, la voix <strong>de</strong> la religionne pouvait qu’envenimer ses maux ; puis, elle ne croyaitguère aux curés <strong>de</strong> village, ni à leurs lumières, elle résolutdonc <strong>de</strong> mettre le sien à sa place, s<strong>ans</strong> aigreur, et <strong>de</strong> s’en débarrasserà la manière <strong>de</strong>s riches, par un bienfait. Le curé vint,et son aspect ne changea pas les idées <strong>de</strong> la marquise. Elle vitun gros petit homme à ventre saillant, à figure rougeau<strong>de</strong>,mais vieille et ridée, qui affectait <strong>de</strong> sourire et qui souriaitmal ; son crâne chauve et tr<strong>ans</strong>versalement sillonné <strong>de</strong> ri<strong>de</strong>snombreuses retombait en quart <strong>de</strong> cercle sur son visage et lerapetissait ; quelques cheveux blancs garnissaient le bas <strong>de</strong> latête au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la nuque et revenaient en avant vers lesoreilles. Néanmoins, la physionomie <strong>de</strong> ce prêtre avait été celled’un homme naturellement gai. Ses grosses lèvres, son nez légèrementretroussé, son menton, qui disparaissait d<strong>ans</strong> undouble pli <strong>de</strong> ri<strong>de</strong>s, témoignaient d’un heureux caractère. <strong>La</strong>marquise n’aperçut d’abord que ces traits principaux ; mais, àla première parole que lui dit le prêtre, elle fut frappée par ladouceur <strong>de</strong> cette voix ; elle le regarda plus attentivement, etremarqua sous ses sourcils grisonnants <strong>de</strong>s yeux qui avaient73


pleuré ; puis le contour <strong>de</strong> sa joue, vue <strong>de</strong> profil, donnait à satête une si auguste expression <strong>de</strong> douleur, que la marquisetrouva un homme d<strong>ans</strong> ce curé.– Madame la marquise, les riches ne nous appartiennent quequand ils souffrent ; et les souffrances d’une femme mariée,jeune, belle, riche, qui n’a perdu ni enfants ni parents, se <strong>de</strong>vinentet sont causées par <strong>de</strong>s blessures dont les élancementsne peuvent être adoucis que par la religion. Votre âme est endanger, madame. Je ne vous parle pas en ce moment <strong>de</strong> l’autrevie qui nous attend ! Non, je ne suis pas au confessionnal. Maisn’est-il pas <strong>de</strong> mon <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> vous éclairer sur l’avenir <strong>de</strong> votreexistence sociale ? Vous pardonnerez donc à un vieillard uneimportunité dont l’objet est votre bonheur.– Le bonheur, monsieur, il n’en est plus pour moi. Je vous appartiendraibientôt, <strong>com</strong>me vous le dites, mais pour toujours.– Non, madame, vous ne mourrez pas <strong>de</strong> la douleur qui vousoppresse et se peint d<strong>ans</strong> vos traits. Si vous aviez dû en mourir,vous ne seriez pas à Saint-<strong>La</strong>nge. Nous périssons moins parles effets d’un regret certain que par ceux <strong>de</strong>s espérancestrompées. J’ai connu <strong>de</strong> plus intolérables, <strong>de</strong> plus terribles douleursqui n’ont pas donné la mort.<strong>La</strong> marquise fit un signe d’incrédulité.– Madame, je sais un homme dont le malheur fut si grand,que vos peines vous sembleraient légères si vous les <strong>com</strong>pariezaux siennes.Soit que sa longue solitu<strong>de</strong> <strong>com</strong>mençait à lui peser, soitqu’elle fût intéressée par la perspective <strong>de</strong> pouvoir épancherd<strong>ans</strong> un cœur ami ses pensées douloureuses, elle regarda lecuré d’un air interrogatif auquel il était impossible <strong>de</strong> seméprendre.– Madame, reprit le prêtre, cet homme était un père qui,d’une famille autrefois nombreuse, n’avait plus que trois enfants.Il avait successivement perdu ses parents, puis une filleet une femme, toutes <strong>de</strong>ux bien aimées. Il restait seul, au fondd’une province, d<strong>ans</strong> un petit domaine où il avait été longtempsheureux. Ses trois fils étaient à l’armée, et chacun d’euxavait un gra<strong>de</strong> proportionné à son temps <strong>de</strong> service. D<strong>ans</strong> lesCent-Jours, l’aîné passa d<strong>ans</strong> la Gar<strong>de</strong>, et <strong>de</strong>vint colonel ; lejeune était chef <strong>de</strong> bataillon d<strong>ans</strong> l’artillerie, et le ca<strong>de</strong>t avait legra<strong>de</strong> <strong>de</strong> chef d’escadron d<strong>ans</strong> les dragons. Madame, ces trois74


enfants aimaient leur père autant qu’ils étaient aimés par lui.Si vous connaissiez bien l’insouciance <strong>de</strong>s jeunes gens qui, emportéspar leurs passions, n’ont jamais <strong>de</strong> temps à donner auxaffections <strong>de</strong> la famille, vous <strong>com</strong>prendriez par un seul fait lavivacité <strong>de</strong> leur affection pour un pauvre vieillard isolé qui nevivait plus que par eux et pour eux. Il ne se passait pas <strong>de</strong> semainequ’il ne reçût une lettre <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong> ses enfants. Mais aussin’avait-il jamais été pour eux ni faible, ce qui diminue le respect<strong>de</strong>s enfants ; ni injustement sévère, ce qui les froisse ; niavare <strong>de</strong> sacrifices, ce qui les détache. Non, il avait été plusqu’un père, il s’était fait leur frère, leur ami. Enfin, il alla leurdire adieu à Paris lors <strong>de</strong> leur départ pour la Belgique ; il voulaitvoir s’ils avaient <strong>de</strong> bons chevaux, si rien ne leur manquait.Les voilà partis, le père revient chez lui. <strong>La</strong> guerre <strong>com</strong>mence,il reçoit <strong>de</strong>s lettres écrites <strong>de</strong> Fleurus, <strong>de</strong> Ligny, tout allaitbien. <strong>La</strong> bataille <strong>de</strong> Waterloo se livre, vous en connaissez le résultat.<strong>La</strong> France fut mise en <strong>de</strong>uil d’un seul coup. Toutes lesfamilles étaient d<strong>ans</strong> la plus profon<strong>de</strong> anxiété. Lui, vous <strong>com</strong>prenez,madame, il attendait ; il n’avait ni trêve ni repos ; il lisaitles gazettes, il allait tous les jours à la poste lui-même. Unsoir, on lui annonce le domestique <strong>de</strong> son fils le colonel. Il voitcet homme monté sur le cheval <strong>de</strong> son maître, il n’y eut pas <strong>de</strong>question à faire : le colonel était mort, coupé en <strong>de</strong>ux par unboulet. Vers la fin <strong>de</strong> la soirée, arrive à pied le domestique duplus jeune ; le plus jeune était mort le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> la bataille.Enfin, à minuit, un artilleur vint lui annoncer la mort du <strong>de</strong>rnierenfant sur la tête duquel, en si peu <strong>de</strong> temps, ce pauvrepère avait placé toute sa vie. Oui, madame, ils étaient toustombés ! Après une pause, le prêtre ayant vaincu ses émotions,ajouta ces paroles d’une voix douce : – Et le père est resté vivant,madame. Il a <strong>com</strong>pris que si Dieu le laissait sur la terre, il<strong>de</strong>vait continuer d’y souffrir, et il y souffre ; mais il s’est jetéd<strong>ans</strong> le sein <strong>de</strong> la religion. Que pouvait-il être ? <strong>La</strong> marquise levales yeux sur le visage <strong>de</strong> ce curé, <strong>de</strong>venu sublime <strong>de</strong> tristesseet <strong>de</strong> résignation, et attendit ce mot qui lui arracha <strong>de</strong>spleurs : – Prêtre ! madame, il était sacré par les larmes, avant<strong>de</strong> l’être au pied <strong>de</strong>s autels.Le silence régna pendant un moment. <strong>La</strong> marquise et le curéregardèrent par la fenêtre l’horizon brumeux, <strong>com</strong>me s’ils pouvaienty voir ceux qui n’étaient plus.75


– Non pas prêtre d<strong>ans</strong> une ville, mais simple curé, reprit-il.– À Saint-<strong>La</strong>nge ? dit-elle en s’essuyant les yeux.– Oui, madame.Jamais la majesté <strong>de</strong> la douleur ne s’était montrée plusgran<strong>de</strong> à Julie ; et ce oui, madame, lui tombait à même le cœur<strong>com</strong>me le poids d’une douleur infinie. Cette voix qui résonnaitdoucement à l’oreille troublait les entrailles. Ah ! c’était bien lavoix du malheur cette voix pleine, grave, et qui semble charrier<strong>de</strong> pénétrants flui<strong>de</strong>s.– Monsieur, dit presque respectueusement la marquise, et sije ne meurs pas, que <strong>de</strong>viendrai-je donc ?– Madame, n’avez-vous pas un enfant ?– Oui, dit-elle froi<strong>de</strong>ment.Le curé jeta sur cette femme un regard semblable à celui quelance un mé<strong>de</strong>cin sur un mala<strong>de</strong> en danger, et résolut <strong>de</strong> fairetous ses efforts pour la disputer au génie du mal qui étendaitdéjà la main sur elle.– Vous le voyez, madame, nous <strong>de</strong>vons vivre avec nos douleurs,et la religion seule nous offre <strong>de</strong>s consolations vraies.Me permettrez-vous <strong>de</strong> revenir vous faire entendre la voix d’unhomme qui sait sympathiser avec toutes les peines, et qui, je lecrois, n’a rien <strong>de</strong> bien effrayant ?– Oui, monsieur, venez. Je vous remercie d’avoir pensé à moi.– Eh ! bien, madame, à bientôt.Cette visite détendit pour ainsi dire l’âme <strong>de</strong> la marquise,dont les forces avaient été trop violemment excitées par le chagrinet par la solitu<strong>de</strong>. Le prêtre lui laissa d<strong>ans</strong> le cœur un parfumbalsamique et le salutaire retentissement <strong>de</strong>s paroles religieuses.Puis elle éprouva cette espèce <strong>de</strong> satisfaction qui réjouitle prisonnier quand, après avoir reconnu la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>sa solitu<strong>de</strong> et la pesanteur <strong>de</strong> ses chaînes, il rencontre un voisinqui frappe à la muraille en lui faisant rendre un son par lequels’expriment <strong>de</strong>s pensées <strong>com</strong>munes. Elle avait un confi<strong>de</strong>ntinespéré. Mais elle retomba bientôt d<strong>ans</strong> ses amèrescontemplations, et se dit, <strong>com</strong>me le prisonnier, qu’un <strong>com</strong>pagnon<strong>de</strong> douleur n’allégerait ni ses liens ni son avenir. Le curén’avait pas voulu trop effaroucher d<strong>ans</strong> une première visite unedouleur tout égoïste ; mais il espéra, grâce à son art, pouvoirfaire faire <strong>de</strong>s progrès à la religion d<strong>ans</strong> une secon<strong>de</strong> entrevue.76


Le surlen<strong>de</strong>main, il vint en effet, et l’accueil <strong>de</strong> la marquise luiprouva que sa visite était désirée.– Eh ! bien, madame la marquise, dit le vieillard, avez-vousun peu songé à la masse <strong>de</strong>s souffrances humaines ? avez-vousélevé les yeux vers le ciel ? y avez-vous vu cette immensité <strong>de</strong>mon<strong>de</strong>s qui, en diminuant notre importance, en écrasant nosvanités, amoindrit nos douleurs ?…– Non, monsieur, dit-elle. Les lois sociales me pèsent trop surle cœur et me le déchirent trop vivement pour que je puissem’élever d<strong>ans</strong> les cieux. Mais les lois ne sont peut-être pas aussicruelles que le sont les usages du mon<strong>de</strong>. Oh ! le mon<strong>de</strong> !– Nous <strong>de</strong>vons, madame, obéir aux uns et aux autres : la loiest la parole, et les usages sont les actions <strong>de</strong> la société.– Obéir à la société ?… reprit la marquise en laissant échapperun geste d’horreur. Hé ! monsieur, tous nos maux viennent<strong>de</strong> là. Dieu n’a pas fait une seule loi <strong>de</strong> malheur ; mais en seréunissant les hommes ont faussé son œuvre. Nous sommes,nous femmes, plus maltraitées par la civilisation que nous ne leserions par la nature. <strong>La</strong> nature nous impose <strong>de</strong>s peines physiquesque vous n’avez pas adoucies, et la civilisation a développé<strong>de</strong>s sentiments que vous trompez incessamment. <strong>La</strong> natureétouffe les êtres faibles, vous les condamnez à vivre pourles livrer à un constant malheur. Le mariage, institution sur laquelles’appuie aujourd’hui la société, nous en fait sentir ànous seules tout le poids : pour l’homme la liberté, pour lafemme <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs. Nous vous <strong>de</strong>vons toute notre vie, vous nenous <strong>de</strong>vez <strong>de</strong> la vôtre que <strong>de</strong> rares instants. Enfin l’hommefait un choix là où nous nous soumettons aveuglément. Oh !monsieur, à vous je puis tout dire. Hé bien, le mariage, tel qu’ilse pratique aujourd’hui, me semble être une prostitution légale.De là sont nées mes souffrances. Mais moi seule parmiles malheureuses créatures si fatalement accouplées je doisgar<strong>de</strong>r le silence ! moi seule suis l’auteur du mal, j’ai voulumon mariage.Elle s’arrêta, versa <strong>de</strong>s pleurs amers et resta silencieuse.– D<strong>ans</strong> cette profon<strong>de</strong> misère, au milieu <strong>de</strong> cet océan <strong>de</strong>douleur, reprit-elle, j’avais trouvé quelques sables où je posaisles pieds, où je souffrais à mon aise ; un ouragan a tout emporté.Me voilà seule, s<strong>ans</strong> appui, trop faible contre les orages.77


– Nous ne sommes jamais faibles quand Dieu est avec nous,dit le prêtre. D’ailleurs, si vous n’avez pas d’affections àsatisfaire ici-bas, n’y avez-vous pas <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs à remplir ?– Toujours <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs ! s’écria-t-elle avec une sorte d’impatience.Mais où sont pour moi les sentiments qui nous donnentla force <strong>de</strong> les ac<strong>com</strong>plir ? Monsieur, rien <strong>de</strong> rien ou rien pourrien est une <strong>de</strong>s plus justes lois <strong>de</strong> la nature et morale etphysique. Voudriez-vous que ces arbres produisissent leursfeuillages s<strong>ans</strong> la sève qui les fait éclore ? L’âme a sa sève aussi! Chez moi la sève est tarie d<strong>ans</strong> sa source.– Je ne vous parlerai pas <strong>de</strong>s sentiments religieux qui engendrentla résignation, dit le curé ; mais la maternité, madame,n’est-elle donc pas… ?– Arrêtez, monsieur ! dit la marquise. Avec vous je seraivraie. Hélas ! je ne puis l’être désormais avec personne ; je suiscondamnée à la fausseté ; le mon<strong>de</strong> exige <strong>de</strong> continuelles grimaces,et sous peine d’opprobre nous ordonne d’obéir à sesconventions. Il existe <strong>de</strong>ux maternités, monsieur. J’ignorais jadis<strong>de</strong> telles distinctions ; aujourd’hui je les sais. Je ne suismère qu’à moitié, mieux vaudrait ne pas l’être du tout. Hélènen’est pas <strong>de</strong> lui ! Oh ! ne frémissez pas ! Saint-<strong>La</strong>nge est unabîme où se sont engloutis bien <strong>de</strong>s sentiments faux, d’où sesont élancées <strong>de</strong> sinistres lueurs, où se sont écroulés les frêlesédifices <strong>de</strong>s lois anti-naturelles. J’ai un enfant, cela suffit ; jesuis mère, ainsi le veut la loi. Mais vous, monsieur, qui avezune âme si délicatement <strong>com</strong>patissante, peut-être<strong>com</strong>prendrez-vous les cris d’une pauvre femme qui n’a laissépénétrer d<strong>ans</strong> son cœur aucun sentiment factice. Dieu me jugera,mais je ne crois pas manquer à ses lois en cédant aux affectionsqu’il a mises d<strong>ans</strong> mon âme, et voici ce que j’y ai trouvé.Un enfant, monsieur, n’est-il pas l’image <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux êtres, le fruit<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux sentiments librement confondus ? S’il ne tient pas àtoutes les fibres du corps <strong>com</strong>me à toutes les tendresses ducœur ; s’il ne rappelle pas <strong>de</strong> délicieuses amours, les temps, leslieux où ces <strong>de</strong>ux êtres furent heureux, et leur langage plein <strong>de</strong>musiques humaines, et leurs suaves idées, cet enfant est unecréation manquée. Oui, pour eux, il doit être une ravissante miniatureoù se retrouvent les poèmes <strong>de</strong> leur double vie secrète; il doit leur offrir une source d’émotions fécon<strong>de</strong>s, être àla fois tout leur passé, tout leur avenir. Ma pauvre petite78


Hélène est l’enfant <strong>de</strong> son père, l’enfant du <strong>de</strong>voir et du hasard; elle ne rencontre en moi que l’instinct <strong>de</strong> la femme, la loiqui nous pousse irrésistiblement à protéger la créature néed<strong>ans</strong> nos flancs. Je suis irréprochable, socialement parlant. Nelui ai-je pas sacrifié ma vie et mon bonheur ? Ses cris émeuventmes entrailles ; si elle tombait à l’eau, je m’y précipiterais pourl’aller reprendre. Mais elle n’est pas d<strong>ans</strong> mon cœur. Ah !l’amour m’a fait rêver une maternité plus gran<strong>de</strong>, plus <strong>com</strong>plète.J’ai caressé d<strong>ans</strong> un songe évanoui l’enfant que les désirsont conçu avant qu’il ne fût engendré, enfin cette délicieusefleur née d<strong>ans</strong> l’âme avant <strong>de</strong> naître au jour. Je suis pour Hélènece que, d<strong>ans</strong> l’ordre naturel, une mère doit être pour saprogéniture. Quand elle n’aura plus besoin <strong>de</strong> moi, tout seradit : la cause éteinte, les effets cesseront. Si la femme a l’adorableprivilége d’étendre sa maternité sur toute la vie <strong>de</strong> sonenfant, n’est-ce pas aux rayonnements <strong>de</strong> sa conception moralequ’il faut attribuer cette divine persistance du sentiment ?Quand l’enfant n’a pas eu l’âme <strong>de</strong> sa mère pour première enveloppe,la maternité cesse donc alors d<strong>ans</strong> son cœur, <strong>com</strong>meelle cesse chez les animaux. Cela est vrai, je le sens : à mesureque ma pauvre petite grandit, mon cœur se resserre. Les sacrificesque je lui ai faits m’ont déjà détachée d’elle, tandis quepour un autre enfant mon cœur aurait été, je le sens, inépuisable; pour cet autre, rien n’aurait été sacrifice, tout eût étéplaisir. Ici, monsieur, la raison, la religion, tout en moi setrouve s<strong>ans</strong> force contre mes sentiments. A-t-elle tort <strong>de</strong> vouloirmourir la femme qui n’est ni mère ni épouse, et qui, pourson malheur, a entrevu l’amour d<strong>ans</strong> ses beautés infinies, lamaternité d<strong>ans</strong> ses joies illimitées ? Que peut-elle <strong>de</strong>venir ? Jevous dirai, moi, ce qu’elle éprouve ! Cent fois durant le jour,cent fois durant la nuit, un frisson ébranle ma tête, mon cœuret mon corps quand quelque souvenir trop faiblement <strong>com</strong>battum’apporte les images d’un bonheur que je suppose plusgrand qu’il n’est. Ces cruelles fantaisies font pâlir mes sentiments,et je me dis : – Qu’aurait donc été ma vie si… ? Elle secacha le visage d<strong>ans</strong> ses mains et fondit en larmes. – Voilà lefond <strong>de</strong> mon cœur ! reprit-elle. Un enfant <strong>de</strong> lui m’aurait faitaccepter les plus horribles malheurs ! Le Dieu qui mourutchargé <strong>de</strong> toutes les fautes <strong>de</strong> la terre me pardonnera cettepensée mortelle pour moi ; mais, je le sais, le mon<strong>de</strong> est79


implacable ; pour lui mes paroles sont <strong>de</strong>s blasphèmes, j’insulteà toutes ses lois. Ha ! je voudrais faire la guerre à cemon<strong>de</strong> pour en renouveler les lois et les usages, pour les briser! Ne m’a-t-il pas blessée d<strong>ans</strong> toutes mes idées, d<strong>ans</strong> toutesmes fibres, d<strong>ans</strong> tous mes sentiments, d<strong>ans</strong> tous mes désirs,d<strong>ans</strong> toutes mes espérances, d<strong>ans</strong> l’avenir, d<strong>ans</strong> le présent,d<strong>ans</strong> le passé ? Pour moi le jour est plein <strong>de</strong> ténèbres, la penséeest un glaive, mon cœur est une plaie, mon enfant est unenégation. Oui, quand Hélène me parle, je lui voudrais uneautre voix ; quand elle me regar<strong>de</strong>, je lui voudrais d’autresyeux. Elle est là pour m’attester tout ce qui <strong>de</strong>vrait être et toutce qui n’est pas. Elle m’est insupportable ! Je lui souris, jetâche <strong>de</strong> la dédommager <strong>de</strong>s sentiments que je lui vole. Jesouffre ! oh ! monsieur, je souffre trop pour pouvoir vivre. Et jepasserai pour être une femme vertueuse ! Et je n’ai pas <strong>com</strong>mis<strong>de</strong> fautes ! Et l’on m’honorera ! J’ai <strong>com</strong>battu l’amour involontaireauquel je ne <strong>de</strong>vais pas cé<strong>de</strong>r ; mais, si j’ai gardé mafoi physique, ai-je conservé mon cœur ? Ceci, dit-elle en appuyantla main droite sur son sein, n’a jamais été qu’à uneseule créature. Aussi mon enfant ne s’y trompe-t-il pas. Ilexiste <strong>de</strong>s regards, une voix, <strong>de</strong>s gestes <strong>de</strong> mère dont la forcepétrit l’âme <strong>de</strong>s enfants ; et ma pauvre petite ne sent pas monbras frémir, ma voix trembler, mes yeux s’amollir quand je laregar<strong>de</strong>, quand je lui parle ou quand je la prends. Elle me lance<strong>de</strong>s regards accusateurs que je ne soutiens pas ! Parfois jetremble <strong>de</strong> trouver en elle un tribunal où je serai condamnées<strong>ans</strong> être entendue. Fasse le ciel que la haine ne se mette pasun jour entre nous ! Grand Dieu ! ouvrez-moi plutôt la tombe,laissez-moi finir à Saint-<strong>La</strong>nge ! Je veux aller d<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong> oùje retrouverai mon autre âme, où je serai tout à fait mère ! oh !pardon, monsieur, je suis folle. Ces paroles m’étouffaient, je lesai dites. Ah ! vous pleurez aussi ! vous ne me mépriserez pas. –Hélène ! Hélène ! ma fille, viens ! s’écria-t-elle avec une sorte<strong>de</strong> désespoir en entendant son enfant qui revenait <strong>de</strong> sapromena<strong>de</strong>.<strong>La</strong> petite vint en riant et en criant ; elle apportait un papillonqu’elle avait pris ; mais, en voyant sa mère en pleurs, elle setut, se mit près d’elle et se laissa baiser au front.– Elle sera bien belle, dit le prêtre.80


– Elle est tout son père, répondit la marquise en embrassantsa fille avec une chaleureuse expression <strong>com</strong>me pour s’acquitterd’une <strong>de</strong>tte ou pour effacer un remords.– Vous avez chaud, maman.– Va, laisse-nous, mon ange, répondit la marquise.L’enfant s’en alla s<strong>ans</strong> regret, s<strong>ans</strong> regar<strong>de</strong>r sa mère, heureusepresque <strong>de</strong> fuir un visage triste et <strong>com</strong>prenant déjà queles sentiments qui s’y exprimaient lui étaient contraires. Lesourire est l’apanage, la langue, l’expression <strong>de</strong> la maternité.<strong>La</strong> marquise ne pouvait pas sourire. Elle rougit en regardant leprêtre : elle avait espéré se montrer mère, mais ni elle ni sonenfant n’avaient su mentir. En effet, les baisers d’une femmesincère ont un miel divin qui semble mettre d<strong>ans</strong> cette caresseune âme, un feu subtil par lequel le cœur est pénétré. Les baisersdénués <strong>de</strong> cette onction savoureuse sont âpres et secs. Leprêtre avait senti cette différence : il put son<strong>de</strong>r l’abîme qui setrouve entre la maternité <strong>de</strong> la chair et la maternité du cœur.Aussi, après avoir jeté sur cette femme un regard inquisiteur, illui dit : – Vous avez raison, madame, il vaudrait mieux pourvous être morte…– Ah ! vous <strong>com</strong>prenez mes souffrances, je le vois, réponditelle,puisque vous, prêtre chrétien, <strong>de</strong>vinez et approuvez les funestesrésolutions qu’elles m’ont inspirées. Oui, j’ai voulu medonner la mort ; mais j’ai manqué du courage nécessaire pourac<strong>com</strong>plir mon <strong>de</strong>ssein. Mon corps a été lâche quand mon âmeétait forte, et quand ma main ne tremblait plus, mon âme vacillait! J’ignore le secret <strong>de</strong> ces <strong>com</strong>bats et <strong>de</strong> ces alternatives.Je suis s<strong>ans</strong> doute bien tristement femme, s<strong>ans</strong> persistanced<strong>ans</strong> mes vouloirs, forte seulement pour aimer. Je me méprise !Le soir, quand mes gens dormaient, j’allais à la pièce d’eaucourageusement ; arrivée au bord, ma frêle nature avait horreur<strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction. Je vous confesse mes faiblesses.Lorsque je me retrouvais au lit, j’avais honte <strong>de</strong> moi, je re<strong>de</strong>venaiscourageuse. D<strong>ans</strong> un <strong>de</strong> ces moments j’ai pris du laudanum; mais j’ai souffert et ne suis pas morte. J’avais cru boiretout ce que contenait le flacon et je m’étais arrêtée à moitié.– Vous êtes perdue, madame, dit le curé gravement et d’unevoix pleine <strong>de</strong> larmes. Vous rentrerez d<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong> et voustromperez le mon<strong>de</strong> ; vous y chercherez, vous y trouverez ce81


que vous regar<strong>de</strong>z <strong>com</strong>me une <strong>com</strong>pensation à vos maux ; puisvous porterez un jour la peine <strong>de</strong> vos plaisirs…– Moi, s’écria-t-elle, j’irais livrer au premier fourbe qui saurajouer la <strong>com</strong>édie d’une passion les <strong>de</strong>rnières, les plus précieusesrichesses <strong>de</strong> mon cœur, et corrompre ma vie pour unmoment <strong>de</strong> douteux plaisir ? Non ! mon âme sera consuméepar une flamme pure. Monsieur, tous les hommes ont les sens<strong>de</strong> leur sexe ; mais celui qui en a l’âme et qui satisfait ainsi àtoutes les exigences <strong>de</strong> notre nature dont la mélodieuse harmoniene s’émeut jamais que sous la pression <strong>de</strong>s sentiments ;celui-là ne se rencontre pas <strong>de</strong>ux fois d<strong>ans</strong> notre existence.Mon avenir est horrible, je le sais : la femme n’est rien s<strong>ans</strong>l’amour, la beauté n’est rien s<strong>ans</strong> le plaisir ; mais le mon<strong>de</strong> neréprouverait-il pas mon bonheur s’il se présentait encore àmoi ? Je dois à ma fille une mère honorée. Ah ! je suis jetéed<strong>ans</strong> un cercle <strong>de</strong> fer d’où je ne puis sortir s<strong>ans</strong> ignominie. Les<strong>de</strong>voirs <strong>de</strong> famille ac<strong>com</strong>plis s<strong>ans</strong> ré<strong>com</strong>pense m’ennuieront ;je maudirai la vie ; mais ma fille aura du moins un beau semblant<strong>de</strong> mère. Je lui rendrai <strong>de</strong>s trésors <strong>de</strong> vertu pour remplacerles trésors d’affection dont je l’aurai frustrée. Je ne désiremême pas vivre pour goûter les jouissances que donne auxmères le bonheur <strong>de</strong> leurs enfants. Je ne crois pas au bonheur.Quel sera le sort d’Hélène ? le mien s<strong>ans</strong> doute. Quels moyensont les mères d’assurer à leurs filles que l’homme auquel ellesles livrent sera un époux selon leur cœur ? Vous honnissez <strong>de</strong>pauvres créatures qui se ven<strong>de</strong>nt pour quelques écus à unhomme qui passe, la faim et le besoin absolvent ces unionséphémères ; tandis que la société tolère, encourage l’union immédiatebien autrement horrible d’une jeune fille candi<strong>de</strong> etd’un homme qu’elle n’a pas vu trois mois durant ; elle est venduepour toute sa vie. Il est vrai que le prix est élevé ! Si en nelui permettant aucune <strong>com</strong>pensation à ses douleurs vous l’honoriez; mais non, le mon<strong>de</strong> calomnie les plus vertueusesd’entre nous ! Telle est notre <strong>de</strong>stinée, vue sous ses <strong>de</strong>uxfaces : une prostitution publique et la honte, une prostitutionsecrète et le malheur. Quant aux pauvres filles s<strong>ans</strong> dot, elles<strong>de</strong>viennent folles, elles meurent ; pour elles aucune pitié ! <strong>La</strong>beauté, les vertus ne sont pas <strong>de</strong>s valeurs d<strong>ans</strong> votre bazar humainet vous nommez Société ce repaire d’égoïsme. Mais exhéré<strong>de</strong>zles femmes ! au moins ac<strong>com</strong>plirez-vous ainsi une loi <strong>de</strong>82


nature en choisissant vos <strong>com</strong>pagnes en les épousant au gré<strong>de</strong>s vœux du cœur.– Madame, vos discours me prouvent que ni l’esprit <strong>de</strong> familleni l’esprit religieux ne vous touchent, aussi n’hésiterezvouspas entre l’égoïsme social qui vous blesse et l’égoïsme <strong>de</strong>la créature qui vous fera souhaiter <strong>de</strong>s jouissances…– <strong>La</strong> famille, monsieur, existe-t-elle ? Je nie la famille d<strong>ans</strong>une société qui, à la mort du père ou <strong>de</strong> la mère partage lesbiens et dit à chacun d’aller <strong>de</strong> son côté. <strong>La</strong> famille est une associationtemporaire et fortuite que dissout promptement lamort. Nos lois ont brisé les maisons, les héritages, la pérennité<strong>de</strong>s exemples et <strong>de</strong>s traditions. Je ne vois que dé<strong>com</strong>bres autour<strong>de</strong> moi.– Madame, vous ne reviendrez à Dieu que quand sa mains’appesantira sur vous, et je souhaite que vous ayez assez <strong>de</strong>temps pour faire votre paix avec lui. Vous cherchez vos consolationsen baissant les yeux sur la terre au lieu <strong>de</strong> les lever versles cieux. Le philosophisme et l’intérêt personnel ont attaquévotre cœur ; vous êtes sour<strong>de</strong> à la voix <strong>de</strong> la religion <strong>com</strong>me lesont les enfants <strong>de</strong> ce siècle s<strong>ans</strong> croyance ! Les plaisirs dumon<strong>de</strong> n’engendrent que <strong>de</strong>s souffrances. Vous allez changer<strong>de</strong> douleurs voilà tout.– Je ferai mentir votre prophétie, dit-elle en souriant avecamertume, je serai fidèle à celui qui mourut pour moi.– <strong>La</strong> douleur, répondit-il, n’est viable que d<strong>ans</strong> les âmes préparéespar la religion.Il baissa respectueusement les yeux pour ne pas laisser voirles doutes qui pouvaient se peindre d<strong>ans</strong> son regard. L’énergie<strong>de</strong>s plaintes échappées à la marquise l’avait contristé. En reconnaissantle moi humain sous ses mille formes, il désespéra<strong>de</strong> ramollir ce cœur que le mal avait <strong>de</strong>sséché au lieu <strong>de</strong> l’attendriret où le grain du Semeur céleste ne <strong>de</strong>vait pas germerpuisque sa voix douce y était étouffée par la gran<strong>de</strong> et terribleclameur <strong>de</strong> l’égoïsme. Néanmoins il déploya la constance <strong>de</strong>l’apôtre et revint à plusieurs reprises, toujours ramené par l’espoir<strong>de</strong> tourner à Dieu cette âme si noble et si fière ; mais ilperdit courage le jour où il s’aperçut que la marquise n’aimaità causer avec lui que parce qu’elle trouvait <strong>de</strong> la douceur àparler <strong>de</strong> celui qui n’était plus. Il ne voulut pas ravaler son ministèreen se faisant le <strong>com</strong>plaisant d’une passion ; il cessa ses83


entretiens, et revint par <strong>de</strong>grés aux formules et aux lieux <strong>com</strong>muns<strong>de</strong> la conversation. Le printemps arriva. <strong>La</strong> marquisetrouva <strong>de</strong>s distractions à sa profon<strong>de</strong> tristesse, et s’occupa pardésœuvrement <strong>de</strong> sa terre, où elle se plut à ordonner quelquestravaux. Au mois d’octobre, elle quitta son vieux château <strong>de</strong>Saint-<strong>La</strong>nge, où elle était re<strong>de</strong>venue fraîche et belle d<strong>ans</strong> l’oisivetéd’une douleur qui, d’abord violente <strong>com</strong>me un disque lancévigoureusement, avait fini par s’amortir d<strong>ans</strong> la mélancolie,<strong>com</strong>me s’arrête le disque après <strong>de</strong>s oscillations graduellementplus faibles. <strong>La</strong> mélancolie se <strong>com</strong>pose d’une suite <strong>de</strong> semblablesoscillations morales dont la première touche au désespoiret la <strong>de</strong>rnière au plaisir ; d<strong>ans</strong> la jeunesse, elle est le crépusculedu matin ; d<strong>ans</strong> la vieillesse, celui du soir.Quand sa calèche passa par le village, la marquise reçut lesalut du curé qui revenait <strong>de</strong> l’église à son presbytère, mais eny répondant, elle baissa les yeux et détourna la tête pour nepas le revoir. Le prêtre avait trop raison contre cette pauvreArtémise d’Éphèse.84


Chapitre 3À TRENTE ANSUn jeune homme <strong>de</strong> haute espérance, et qui appartenait àl’une <strong>de</strong> ces maisons historiques dont les noms seront toujours,en dépit même <strong>de</strong>s lois, intimement liés à la gloire <strong>de</strong> laFrance, se trouvait au bal chez madame Firmiani. Cette damelui avait donné quelques lettres <strong>de</strong> re<strong>com</strong>mandation pour <strong>de</strong>uxou trois <strong>de</strong> ses amies à Naples. Monsieur Charles <strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nesse,ainsi se nommait le jeune homme, venait l’en remercieret prendre congé. Après avoir ac<strong>com</strong>pli plusieurs missions avectalent, Van<strong>de</strong>nesse avait été récemment attaché à l’un <strong>de</strong> nosministres plénipotentiaires envoyés au congrès <strong>de</strong> <strong>La</strong>ybach, etvoulait profiter <strong>de</strong> son voyage pour étudier l’Italie. Cette fêteétait donc une espèce d’adieu aux jouissances <strong>de</strong> Paris, à cettevie rapi<strong>de</strong>, à ce tourbillon <strong>de</strong> pensées et <strong>de</strong> plaisirs que l’on calomnieassez souvent, mais auquel il est si doux <strong>de</strong> s’abandonner.Habitué <strong>de</strong>puis trois <strong>ans</strong> à saluer les capitales européennes,et à les déserter au gré <strong>de</strong>s caprices <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>stinéediplomatique, Charles <strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nesse avait cependant peu <strong>de</strong>chose à regretter en quittant Paris. Les femmes ne produisaientplus aucune impression sur lui, soit qu’il regardât unepassion vraie <strong>com</strong>me tenant trop <strong>de</strong> place d<strong>ans</strong> la vie d’unhomme politique, soit que les mesquines occupations d’une galanteriesuperficielle lui parussent trop vi<strong>de</strong>s pour une âmeforte. Nous avons tous <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s prétentions à la force d’âme.En France, nul homme, fût-il médiocre, ne consent à passerpour simplement spirituel. Ainsi, Charles, quoique jeune (àpeine avait-il <strong>trente</strong> <strong>ans</strong>), s’était déjà philosophiquement accoutuméà voir <strong>de</strong>s idées, <strong>de</strong>s résultats, <strong>de</strong>s moyens, là où leshommes <strong>de</strong> son âge aperçoivent <strong>de</strong>s sentiments, <strong>de</strong>s plaisirs et<strong>de</strong>s illusions. Il refoulait la chaleur et l’exaltation naturelle auxjeunes gens d<strong>ans</strong> les profon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> son âme que la nature85


avait créée généreuse. Il travaillait à se faire froid, calculateur; à mettre en manières, en formes aimables, en artifices<strong>de</strong> séduction, les richesses morales qu’il tenait du hasard ; véritabletâche d’ambitieux ; rôle triste, entrepris d<strong>ans</strong> le butd’atteindre à ce que nous nommons aujourd’hui une belle position.Il jetait un <strong>de</strong>rnier coup d’œil sur les salons où l’on d<strong>ans</strong>ait.Avant <strong>de</strong> quitter le bal, il voulait s<strong>ans</strong> doute en emporterl’image, <strong>com</strong>me un spectateur ne sort pas <strong>de</strong> sa loge à l’opéras<strong>ans</strong> regar<strong>de</strong>r le tableau final. Mais aussi, par une fantaisie facileà <strong>com</strong>prendre, monsieur <strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nesse étudiait l’actiontout française, l’éclat et les riantes figures <strong>de</strong> cette fête parisienne,en les rapprochant par la pensée <strong>de</strong>s physionomiesnouvelles, <strong>de</strong>s scènes pittoresques qui l’attendaient à Naples,où il se proposait <strong>de</strong> passer quelques jours avant <strong>de</strong> se rendreà son poste. Il semblait <strong>com</strong>parer la France si changeante et sitôtétudiée à un pays dont les mœurs et les sites ne lui étaientconnus que par <strong>de</strong>s ouï-dires contradictoires, ou par <strong>de</strong>s livres,mal faits pour la plupart. Quelques réflexions assez poétiques,mais <strong>de</strong>venues aujourd’hui très-vulgaires, lui passèrent alorspar la tête, et répondirent, à son insu peut-être, aux vœux secrets<strong>de</strong> son cœur, plus exigeant que blasé, plus inoccupé queflétri.– Voici, se disait-il, les femmes les plus élégantes, les plusriches, les plus titrées <strong>de</strong> Paris. Ici sont les célébrités du jour,renommées <strong>de</strong> tribune, renommées aristocratiques et littéraires: là, <strong>de</strong>s artistes ; là, <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> pouvoir. Et cependantje ne vois que <strong>de</strong> petites intrigues, <strong>de</strong>s amours mort-nés,<strong>de</strong>s sourires qui ne disent rien, <strong>de</strong>s dédains s<strong>ans</strong> cause, <strong>de</strong>s regardss<strong>ans</strong> flamme, beaucoup d’esprit, mais prodigué s<strong>ans</strong> but.Tous ces visages blancs et roses cherchent moins le plaisir que<strong>de</strong>s distractions. Nulle émotion n’est vraie. Si vous voulezseulement <strong>de</strong>s plumes bien posées, <strong>de</strong>s gazes fraîches, <strong>de</strong> joliestoilettes, <strong>de</strong>s femmes frêles ; si pour vous la vie n’est qu’unesurface à effleurer, voici votre mon<strong>de</strong>. Contentez-vous <strong>de</strong> cesphrases insignifiantes, <strong>de</strong> ces ravissantes grimaces, et ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>zpas un sentiment d<strong>ans</strong> les cœurs. Pour moi, j’ai horreur<strong>de</strong> ces plates intrigues qui finiront par <strong>de</strong>s mariages, <strong>de</strong>ssous-préfectures, <strong>de</strong>s recettes générales, ou, s’il s’agitd’amour, par <strong>de</strong>s arrangements secrets, tant l’on a honte d’unsemblant <strong>de</strong> passion. Je ne vois pas un seul <strong>de</strong> ces visages86


éloquents qui vous annonce une âme abandonnée à une idée<strong>com</strong>me à un remords. Ici, le regret ou le malheur se cachenthonteusement sous <strong>de</strong>s plaisanteries. Je n’aperçois aucune <strong>de</strong>ces femmes avec lesquelles j’aimerais à lutter, et qui vous entraînentd<strong>ans</strong> un abîme. Où trouver <strong>de</strong> l’énergie à Paris ? Unpoignard est une curiosité que l’on y suspend à un clou doré,que l’on pare d’une jolie gaine. <strong>Femme</strong>s, idées, sentiments,tout se ressemble. Il n’y existe plus <strong>de</strong> passions, parce que lesindividualités ont disparu. Les rangs, les esprits, les fortunesont été nivelés, et nous avons tous pris l’habit noir <strong>com</strong>me pournous mettre en <strong>de</strong>uil <strong>de</strong> la France morte. Nous n’aimons pasnos égaux. Entre <strong>de</strong>ux amants, il faut <strong>de</strong>s différences à effacer,<strong>de</strong>s distances à <strong>com</strong>bler. Ce charme <strong>de</strong> l’amour s’est évanouien 1789 ! Notre ennui, nos mœurs fa<strong>de</strong>s sont le résultat du systèmepolitique. Au moins, en Italie, tout y est tranché. Lesfemmes y sont encore <strong>de</strong>s animaux malfaisants, <strong>de</strong>s sirènesdangereuses, s<strong>ans</strong> raison, s<strong>ans</strong> logique autre que celle <strong>de</strong> leursgoûts, <strong>de</strong> leurs appétits, et <strong>de</strong>squelles il faut se défier <strong>com</strong>meon se défie <strong>de</strong>s tigres…Madame Firmiani vint interrompre ce monologue dont lesmille pensées contradictoires, inachevées, confuses, sont intraduisibles.Le mérite d’une rêverie est tout entier d<strong>ans</strong> sonvague, n’est-elle pas une sorte <strong>de</strong> vapeur intellectuelle ?– Je veux, lui dit-elle en le prenant par le bras, vous présenterà une femme qui a le plus grand désir <strong>de</strong> vous connaîtred’après ce qu’elle entend dire <strong>de</strong> vous.Elle le conduisit d<strong>ans</strong> un salon voisin, où elle lui montra, parun geste, un sourire et un regard véritablement parisiens, unefemme assise au coin <strong>de</strong> la cheminée.– Qui est-elle ? <strong>de</strong>manda vivement le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nesse.– Une femme <strong>de</strong> qui vous vous êtes, certes, entretenu plusd’une fois pour la louer ou pour en médire, une femme qui vitd<strong>ans</strong> la solitu<strong>de</strong>, un vrai mystère.– Si vous avez jamais été clémente d<strong>ans</strong> votre vie, <strong>de</strong> grâce,dites-moi son nom ?– <strong>La</strong> marquise d’Aiglemont.– Je vais aller prendre <strong>de</strong>s leçons près d’elle : elle a su faired’un mari bien médiocre un pair <strong>de</strong> France, d’un homme nulune capacité politique. Mais, dites-moi, croyez-vous que lord87


Grenville soit mort pour elle, <strong>com</strong>me quelques femmes l’ontprétendu ?– Peut-être. Depuis cette aventure, fausse ou vraie, la pauvrefemme est bien changée. Elle n’est pas encore allée d<strong>ans</strong> lemon<strong>de</strong>. C’est quelque chose, à Paris, qu’une constance <strong>de</strong>quatre <strong>ans</strong>. Si vous la voyez ici… Madame Firmiani s’arrêta ;puis elle ajouta d’un air fin : – J’oublie que je dois me taire. Allezcauser avec elle.Charles resta pendant un moment immobile, le dos légèrementappuyé sur le chambranle <strong>de</strong> la porte, et tout occupé àexaminer une femme <strong>de</strong>venue célèbre s<strong>ans</strong> que personne pûtrendre <strong>com</strong>pte <strong>de</strong>s motifs sur lesquels se fondait sa renommée.Le mon<strong>de</strong> offre beaucoup <strong>de</strong> ces anomalies curieuses. <strong>La</strong> réputation<strong>de</strong> madame d’Aiglemont n’était pas, certes, plus extraordinaireque celle <strong>de</strong> certains hommes toujours en travail d’uneœuvre inconnue : statisticiens tenus pour profonds sur la foi <strong>de</strong>calculs qu’ils se gar<strong>de</strong>nt bien <strong>de</strong> publier ; politiques qui viventsur un article <strong>de</strong> journal ; auteurs ou artistes dont l’œuvrereste toujours en portefeuille ; gens savants avec ceux qui neconnaissent rien à la science, <strong>com</strong>me Sganarelle est latinisteavec ceux qui ne savent pas le latin ; hommes auxquels on accor<strong>de</strong>une capacité convenue sur un point, soit la direction <strong>de</strong>sarts, soit une mission importante. Cet admirable mot : c’estune spécialité, semble avoir été créé pour ces espèces d’acéphalespolitiques ou littéraires. Charles <strong>de</strong>meura plus longtempsen contemplation qu’il ne le voulait, et fut mécontentd’être si fortement préoccupé par une femme ; mais aussi laprésence <strong>de</strong> cette femme réfutait les pensées qu’un instant auparavantle jeune diplomate avait conçues à l’aspect du bal.<strong>La</strong> marquise, alors âgée <strong>de</strong> <strong>trente</strong> <strong>ans</strong>, était belle quoiquefrêle <strong>de</strong> formes et d’une excessive délicatesse. Son plus grandcharme venait d’une physionomie dont le calme trahissait uneétonnante profon<strong>de</strong>ur d<strong>ans</strong> l’âme. Son œil plein d’éclat, maisqui semblait voilé par une pensée constante, accusait une viefiévreuse et la résignation la plus étendue. Ses paupières,presque toujours chastement baissées vers la terre, se relevaientrarement. Si elle jetait <strong>de</strong>s regards autour d’elle, c’étaitpar un mouvement triste, et vous eussiez dit qu’elle réservait lefeu <strong>de</strong> ses yeux pour d’occultes contemplations. Aussi touthomme supérieur se sentait-il curieusement attiré vers cette88


femme douce et silencieuse. Si l’esprit cherchait à <strong>de</strong>viner lesmystères <strong>de</strong> la perpétuelle réaction qui se faisait en elle duprésent vers le passé, du mon<strong>de</strong> à sa solitu<strong>de</strong>, l’âme n’était pasmoins intéressée à s’initier aux secrets d’un cœur en quelquesorte orgueilleux <strong>de</strong> ses souffrances. En elle, rien d’ailleurs nedémentait les idées qu’elle inspirait tout d’abord. Commepresque toutes les femmes qui ont <strong>de</strong> très-longs cheveux, elleétait pâle et parfaitement blanche. Sa peau, d’une finesse prodigieuse,symptôme rarement trompeur, annonçait une vraiesensibilité, justifiée par la nature <strong>de</strong> ses traits qui avaient ce finimerveilleux que les peintres chinois répan<strong>de</strong>nt sur leurs figuresfantastiques. Son cou était un peu long peut-être ; maisces sortes <strong>de</strong> cous sont les plus gracieux, et donnent aux têtes<strong>de</strong> femmes <strong>de</strong> vagues affinités avec les magnétiques ondulationsdu serpent. S’il n’existait pas un seul <strong>de</strong>s mille indicespar lesquels les caractères les plus dissimulés se révèlent àl’observateur, il lui suffirait d’examiner attentivement lesgestes <strong>de</strong> la tête et les torsions du cou, si variées, si expressives,pour juger une femme. Chez madame d’Aiglemont, lamise était en harmonie avec la pensée qui dominait sa personne.Les nattes <strong>de</strong> sa chevelure largement tressée formaientau-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> sa tête une haute couronne à laquelle ne se mêlaitaucun ornement, car elle semblait avoir dit adieu pour toujoursaux recherches <strong>de</strong> la toilette. Aussi ne surprenait-on jamaisen elle ces petits calculs <strong>de</strong> coquetterie qui gâtent beaucoup<strong>de</strong> femmes. Seulement, quelque mo<strong>de</strong>ste que fût son corsage,il ne cachait pas entièrement l’élégance <strong>de</strong> sa taille. Puisle luxe <strong>de</strong> sa longue robe consistait d<strong>ans</strong> une coupe extrêmementdistinguée, et, s’il est permis <strong>de</strong> chercher <strong>de</strong>s idées d<strong>ans</strong>l’arrangement d’une étoffe, on pourrait dire que les plis nombreuxet simples <strong>de</strong> sa robe lui <strong>com</strong>muniquaient une gran<strong>de</strong>noblesse. Néanmoins, peut-être trahissait-elle les indélébilesfaiblesses <strong>de</strong> la femme par les soins minutieux qu’elle prenait<strong>de</strong> sa main et <strong>de</strong> son pied ; mais si elle les montrait avecquelque plaisir, il eût été difficile à la plus malicieuse rivale <strong>de</strong>tromper ses gestes affectés, tant ils paraissaient involontaires,ou dus à d’enfantines habitu<strong>de</strong>s. Ce reste <strong>de</strong> coquetterie se faisaitmême excuser par une gracieuse nonchalance. Cettemasse <strong>de</strong> traits, cet ensemble <strong>de</strong> petites choses qui font unefemme lai<strong>de</strong> ou jolie, attrayante ou désagréable, ne peuvent89


être qu’indiqués, surtout lorsque, <strong>com</strong>me chez madame d’Aiglemont,l’âme est le lien <strong>de</strong> tous les détails, et leur imprimeune délicieuse unité. Aussi son maintien s’accordait-il parfaitementavec le caractère <strong>de</strong> sa figure et <strong>de</strong> sa mise. À un certainâge seulement, certaines femmes choisies savent seules donnerun langage à leur attitu<strong>de</strong>. Est-ce le chagrin, est-ce le bonheurqui prête à la femme <strong>de</strong> <strong>trente</strong> <strong>ans</strong>, à la femme heureuseou malheureuse, le secret <strong>de</strong> cette contenance éloquente ? Cesera toujours une vivante énigme que chacun interprète au gré<strong>de</strong> ses désirs, <strong>de</strong> ses espérances ou <strong>de</strong> son système. <strong>La</strong> manièredont la marquise tenait ses <strong>de</strong>ux cou<strong>de</strong>s appuyés sur lesbras <strong>de</strong> son fauteuil, et joignait les extrémités <strong>de</strong>s doigts <strong>de</strong>chaque main en ayant l’air <strong>de</strong> jouer ; la courbure <strong>de</strong> son cou, lelaissez-aller <strong>de</strong> son corps fatigué mais souple, qui paraissaitélégamment brisé d<strong>ans</strong> le fauteuil, l’abandon <strong>de</strong> ses jambes,l’insouciance <strong>de</strong> sa pose, ses mouvements pleins <strong>de</strong> lassitu<strong>de</strong>,tout révélait une femme s<strong>ans</strong> intérêt d<strong>ans</strong> la vie, qui n’a pointconnu les plaisirs <strong>de</strong> l’amour, mais qui les a rêvés, et qui secourbe sous les far<strong>de</strong>aux dont l’accable sa mémoire ; unefemme qui <strong>de</strong>puis long-temps a désespéré <strong>de</strong> l’avenir ou d’ellemême; une femme inoccupée qui prend le vi<strong>de</strong> pour le néant.Charles <strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nesse admira ce magnifique tableau, mais<strong>com</strong>me le produit d’un faire plus habile que ne l’est celui <strong>de</strong>sfemmes ordinaires. Il connaissait d’Aiglemont. Au premier regardjeté sur cette femme, qu’il n’avait pas encore vue, lejeune diplomate reconnut alors <strong>de</strong>s disproportions, <strong>de</strong>s in<strong>com</strong>patibilités,employons le mot légal, trop fortes entre ces <strong>de</strong>uxpersonnes pour qu’il fût possible à la marquise d’aimer son mari.Cependant madame d’Aiglemont tenait une conduite irréprochable,et sa vertu donnait encore un plus haut prix à tousles mystères qu’un observateur pouvait pressentir en elle.Lorsque son premier mouvement <strong>de</strong> surprise fut passé, Van<strong>de</strong>nessechercha la meilleure manière d’abor<strong>de</strong>r madame d’Aiglemont,et, par une ruse <strong>de</strong> diplomatie assez vulgaire, il se proposa<strong>de</strong> l’embarrasser pour savoir <strong>com</strong>ment elle accueilleraitune sottise.– Madame, dit-il en s’asseyant près d’elle, une heureuse indiscrétionm’a fait savoir que j’ai, je ne sais à quel titre, le bonheurd’être distingué par vous. Je vous dois d’autant plus <strong>de</strong> remercîmentsque je n’ai jamais été l’objet d’une semblable90


faveur. Aussi serez-vous <strong>com</strong>ptable d’un <strong>de</strong> mes défauts. Désormais,je ne veux plus être mo<strong>de</strong>ste…– Vous aurez tort, monsieur, dit-elle en riant, il faut laisser lavanité à ceux qui n’ont pas autre chose à mettre en avant.Une conversation s’établit alors entre la marquise et le jeunehomme, qui, suivant l’usage, abordèrent en un moment unemultitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> sujets : la peinture, la musique, la littérature, lapolitique, les hommes, les événements et les choses. Puis ils arrivèrentpar une pente insensible au sujet éternel <strong>de</strong>s causeriesfrançaises et étrangères, à l’amour, aux sentiments et auxfemmes.– Nous sommes esclaves.– Vous êtes reines.Les phrases plus ou moins spirituelles dites par Charles et lamarquise pouvaient se réduire à cette simple expression <strong>de</strong>tous les discours présents et à venir tenus sur cette matière.Ces <strong>de</strong>ux phrases ne voudront-elles pas toujours dire d<strong>ans</strong> untemps donné : – Aimez-moi. – Je vous aimerai.– Madame, s’écria doucement Charles <strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nesse, vousme faites bien vivement regretter <strong>de</strong> quitter Paris. Je ne retrouveraicertes pas en Italie <strong>de</strong>s heures aussi spirituelles que l’aété celle-ci.– Vous rencontrerez peut-être le bonheur, monsieur, et ilvaut mieux que toutes les pensées brillantes, vraies ou fausses,qui se disent chaque soir à Paris.Avant <strong>de</strong> saluer la marquise, Charles obtint la permissiond’aller lui faire ses adieux. Il s’estima très-heureux d’avoir donnéà sa requête les formes <strong>de</strong> la sincérité, lorsque le soir, en secouchant, et le len<strong>de</strong>main, pendant toute la journée, il lui futimpossible <strong>de</strong> chasser le souvenir <strong>de</strong> cette femme. Tantôt il se<strong>de</strong>mandait pourquoi la marquise l’avait distingué ; quelles pouvaientêtre ses intentions en <strong>de</strong>mandant à le revoir ; et il fitd’intarissables <strong>com</strong>mentaires. Tantôt il croyait trouver les motifs<strong>de</strong> cette curiosité, il s’enivrait alors d’espérance, ou se refroidissait,suivant les interprétations par lesquelles il s’expliquaitce souhait poli, si vulgaire à Paris. Tantôt c’était tout,tantôt ce n’était rien. Enfin, il voulut résister au penchant quil’entraînait vers madame d’Aiglemont ; mais il alla chez elle. Ilexiste <strong>de</strong>s pensées auxquelles nous obéissons s<strong>ans</strong> lesconnaître : elles sont en nous à notre insu. Quoique cette91


éflexion puisse paraître plus paradoxale que vraie, chaquepersonne <strong>de</strong> bonne foi en trouvera mille preuves d<strong>ans</strong> sa vie.En se rendant chez la marquise, Charles obéissait à l’un <strong>de</strong> cestextes préexistants dont notre expérience et les conquêtes <strong>de</strong>notre esprit ne sont, plus tard, que les développements sensibles.Une femme <strong>de</strong> <strong>trente</strong> <strong>ans</strong> a d’irrésistibles attraits pourun jeune homme ; et rien <strong>de</strong> plus naturel, <strong>de</strong> plus fortement tissu,<strong>de</strong> mieux préétabli que les attachements profonds dont tantd’exemples nous sont offerts d<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong> entre une femme<strong>com</strong>me la marquise et un jeune homme tel que Van<strong>de</strong>nesse. Eneffet, une jeune fille a trop d’illusions, trop d’inexpérience, etle sexe est trop <strong>com</strong>plice <strong>de</strong> son amour, pour qu’un jeunehomme puisse en être flatté ; tandis qu’une femme connaîttoute l’étendue <strong>de</strong>s sacrifices à faire. Là, où l’une est entraînéepar la curiosité, par <strong>de</strong>s séductions étrangères à celles <strong>de</strong>l’amour, l’autre obéit à un sentiment consciencieux. L’unecè<strong>de</strong>, l’autre choisit. Ce choix n’est-il pas déjà une immenseflatterie ? Armée d’un savoir presque toujours chèrement payépar <strong>de</strong>s malheurs ; en se donnant, la femme expérimentéesemble donner plus qu’elle-même ; tandis que la jeune fille,ignorante et crédule, ne sachant rien, ne peut rien <strong>com</strong>parer,rien apprécier ; elle accepte l’amour et l’étudie. L’une nous instruit,nous conseille à un âge où l’on aime à se laisser gui<strong>de</strong>r,où l’obéissance est un plaisir ; l’autre veut tout apprendre et semontre naïve là où l’autre est tendre. Celle-là ne vous présentequ’un seul triomphe, celle-ci vous oblige à <strong>de</strong>s <strong>com</strong>bats perpétuels.<strong>La</strong> première n’a que <strong>de</strong>s larmes et <strong>de</strong>s plaisirs, la secon<strong>de</strong>a <strong>de</strong>s voluptés et <strong>de</strong>s remords. Pour qu’une jeune fillesoit la maîtresse, elle doit être trop corrompue, et on l’abandonnealors avec horreur ; tandis qu’une femme a mille moyens<strong>de</strong> conserver tout à la fois son pouvoir et sa dignité. L’une, tropsoumise, vous offre les tristes sécurités du repos ; l’autre perdtrop pour ne pas <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à l’amour ses mille métamorphoses.L’une se déshonore toute seule, l’autre tue à votre profitune famille entière. <strong>La</strong> jeune fille n’a qu’une coquetterie, etcroit avoir tout dit quand elle a quitté son vêtement ; mais lafemme en a d’innombrables et se cache sous mille voiles ; enfinelle caresse toutes les vanités, et la novice n’en flatte qu’une. Ils’émeut d’ailleurs <strong>de</strong>s indécisions, <strong>de</strong>s terreurs, <strong>de</strong>s craintes,<strong>de</strong>s troubles et <strong>de</strong>s orages chez la femme <strong>de</strong> <strong>trente</strong> <strong>ans</strong>, qui ne92


se rencontrent jamais d<strong>ans</strong> l’amour d’une jeune fille. Arrivée àcet âge, la femme <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à un jeune homme <strong>de</strong> lui restituerl’estime qu’elle lui a sacrifiée ; elle ne vit que pour lui, s’occupe<strong>de</strong> son avenir, lui veut une belle vie, la lui ordonne glorieuse; elle obéit, elle prie et <strong>com</strong>man<strong>de</strong>, s’abaisse et s’élève,et sait consoler en mille occasions, où la jeune fille ne sait quegémir. Enfin, outre tous les avantages <strong>de</strong> sa position, la femme<strong>de</strong> <strong>trente</strong> <strong>ans</strong> peut se faire jeune fille, jouer tous les rôles, êtrepudique, et s’embellir même d’un malheur. Entre elles <strong>de</strong>ux setrouve l’in<strong>com</strong>mensurable différence du prévu à l’imprévu, <strong>de</strong>la force à la faiblesse. <strong>La</strong> femme <strong>de</strong> <strong>trente</strong> <strong>ans</strong> satisfait tout, etla jeune fille, sous peine <strong>de</strong> ne pas être, doit ne rien satisfaire.Ces idées se développent au cœur d’un jeune homme, et <strong>com</strong>posentchez lui la plus forte <strong>de</strong>s passions, car elle réunit lessentiments factices créés par les mœurs, aux sentiments réels<strong>de</strong> la nature.<strong>La</strong> démarche la plus capitale et la plus décisive d<strong>ans</strong> la vie<strong>de</strong>s femmes est précisément celle qu’une femme regar<strong>de</strong> toujours<strong>com</strong>me la plus insignifiante. Mariée, elle ne s’appartientplus, elle est la reine et l’esclave du foyer domestique. <strong>La</strong> sainteté<strong>de</strong>s femmes est inconciliable avec les <strong>de</strong>voirs et les libertésdu mon<strong>de</strong>. Émanciper les femmes, c’est les corrompre. Enaccordant à un étranger le droit d’entrer d<strong>ans</strong> le sanctuaire duménage, n’est-ce pas se mettre à sa merci ? mais qu’unefemme l’y attire, n’est-ce pas une faute, ou, pour être exact, le<strong>com</strong>mencement d’une faute ? Il faut accepter cette théoried<strong>ans</strong> toute sa rigueur, ou absoudre les passions. Jusqu’à présent,en France, la Société a su prendre un mezzo termine :elle se moque <strong>de</strong>s malheurs. Comme les Spartiates qui ne punissaientque la maladresse, elle semble admettre le vol. Maispeut-être ce système est-il très-sage. Le mépris général constituele plus affreux <strong>de</strong> tous les châtiments, en ce qu’il atteint lafemme au cœur. Les femmes tiennent et doivent toutes tenir àêtre honorées, car s<strong>ans</strong> l’estime elles n’existent plus. Aussi estcele premier sentiment qu’elles <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt à l’amour. <strong>La</strong> pluscorrompue d’entre elles exige, même avant tout, une absolutionpour le passé, en vendant son avenir, et tâche <strong>de</strong> faire<strong>com</strong>prendre à son amant qu’elle échange contre d’irrésistiblesfélicités, les honneurs que le mon<strong>de</strong> lui refusera. Il n’est pas <strong>de</strong>femme qui, en recevant chez elle, pour la première fois, un93


jeune homme, et en se trouvant seule avec lui, ne conçoivequelques-unes <strong>de</strong> ces réflexions ; surtout si, <strong>com</strong>me CharlesVan<strong>de</strong>nesse, il est bien fait ou spirituel. Pareillement, peu <strong>de</strong>jeunes gens manquent <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r quelques vœux secrets surune <strong>de</strong>s mille idées qui justifient leur amour inné pour lesfemmes belles, spirituelles et malheureuses <strong>com</strong>me l’était madamed’Aiglemont. Aussi la marquise, en entendant annoncermonsieur <strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nesse, fut-elle troublée ; et lui, fut-ilpresque honteux, malgré l’assurance qui, chez les diplomates,est en quelque sorte <strong>de</strong> costume. Mais la marquise prit bientôtcet air affectueux, sous lequel les femmes s’abritent contre lesinterprétations <strong>de</strong> la vanité. Cette contenance exclut toutearrière-pensée, et fait pour ainsi dire la part au sentiment en letempérant par les formes <strong>de</strong> la politesse. Les femmes setiennent alors aussi long-temps qu’elles le veulent d<strong>ans</strong> cetteposition équivoque, <strong>com</strong>me d<strong>ans</strong> un carrefour qui mène égalementau respect, à l’indifférence, à l’étonnement ou à la passion.À <strong>trente</strong> <strong>ans</strong> seulement une femme peut connaître les ressources<strong>de</strong> cette situation. Elle y sait rire, plaisanter, s’attendrirs<strong>ans</strong> se <strong>com</strong>promettre. Elle possè<strong>de</strong> alors le tact nécessairepour attaquer chez un homme toutes les cor<strong>de</strong>s sensibles,et pour étudier les sons qu’elle en tire. Son silence est aussidangereux que sa parole. Vous ne <strong>de</strong>vinez jamais si, à cet âge,elle est franche ou fausse, si elle se moque ou si elle est <strong>de</strong>bonne foi d<strong>ans</strong> ses aveux. Après vous avoir donné le droit <strong>de</strong>lutter avec elle, tout à coup, par un mot, par un regard, par un<strong>de</strong> ces gestes dont la puissance leur est connue, elles fermentle <strong>com</strong>bat, vous abandonnent, et restent maîtresses <strong>de</strong> votresecret, libres <strong>de</strong> vous immoler par une plaisanterie, libres <strong>de</strong>s’occuper <strong>de</strong> vous, également protégées par leur faiblesse etpar votre force. Quoique la marquise se plaçât, pendant cettepremière visite, sur ce terrain neutre, elle sut y conserver unehaute dignité <strong>de</strong> femme. Ses douleurs secrètes planèrent toujourssur sa gaieté factice <strong>com</strong>me un léger nuage qui dérobeimparfaitement le soleil. Van<strong>de</strong>nesse sortit après avoir éprouvéd<strong>ans</strong> cette conversation <strong>de</strong>s délices inconnus ; mais il <strong>de</strong>meuraconvaincu que la marquise était <strong>de</strong> ces femmes dont laconquête coûte trop cher pour qu’on puisse entreprendre <strong>de</strong>les aimer.94


– Ce serait, dit-il en s’en allant, du sentiment à perte <strong>de</strong> vue,une correspondance à fatiguer un sous-chef ambitieux ! Cependant,si je voulais bien… Ce fatal – Si je voulais bien ! aconstamment perdu les entêtés. En France l’amour-propremène à la passion. Charles revint chez madame d’Aiglemont etcrut s’apercevoir qu’elle prenait plaisir à sa conversation. Aulieu <strong>de</strong> se livrer avec naïveté au bonheur d’aimer, il voulutalors jouer un double rôle. Il essaya <strong>de</strong> paraître passionné, puisd’analyser froi<strong>de</strong>ment la marche <strong>de</strong> cette intrigue, d’êtreamant et diplomate ; mais il était généreux et jeune, cet examen<strong>de</strong>vait le conduire à un amour s<strong>ans</strong> bornes ; car, artificieuseou naturelle, la marquise était toujours plus forte quelui. Chaque fois qu’il sortait <strong>de</strong> chez madame d’Aiglemont,Charles persistait d<strong>ans</strong> sa méfiance et soumettait les situationsprogressives par lesquelles passait son âme à une sévère analyse,qui tuait ses propres émotions.– Aujourd’hui, se disait-il à la troisième visite, elle m’a fait<strong>com</strong>prendre qu’elle était très-malheureuse et seule d<strong>ans</strong> la vie,que s<strong>ans</strong> sa fille elle désirerait ar<strong>de</strong>mment la mort. Elle a étéd’une résignation parfaite. Or, je ne suis ni son frère ni sonconfesseur, pourquoi m’a-t-elle confié ses chagrins ? Ellem’aime.Deux jours après, en s’en allant, il apostrophait les mœursmo<strong>de</strong>rnes.– L’amour prend la couleur <strong>de</strong> chaque siècle. En 1822 il estdoctrinaire. Au lieu <strong>de</strong> se prouver, <strong>com</strong>me jadis, par <strong>de</strong>s faits,on le discute, on le disserte, on le met en discours <strong>de</strong> tribune.Les femmes en sont réduites à trois moyens : d’abord ellesmettent en question notre passion, nous refusent le pouvoird’aimer autant qu’elles aiment. Coquetterie ! véritable défi quela marquise m’a porté ce soir. Puis elles se font très-malheureusespour exciter nos générosités naturelles ou notre amourpropre.Un jeune homme n’est-il pas flatté <strong>de</strong> consoler unegran<strong>de</strong> infortune ? Enfin elles ont la manie <strong>de</strong> la virginité ! Ellea dû penser que je la croyais toute neuve. Ma bonne foi peut<strong>de</strong>venir une excellente spéculation.Mais un jour, après avoir épuisé ses pensées <strong>de</strong> défiance, ilse <strong>de</strong>manda si la marquise était sincère, si tant <strong>de</strong> souffrancespouvaient être jouées, pourquoi feindre <strong>de</strong> la résignation ? ellevivait d<strong>ans</strong> une solitu<strong>de</strong> profon<strong>de</strong>, et dévorait en silence <strong>de</strong>s95


chagrins qu’elle laissait à peine <strong>de</strong>viner par l’accent plus oumoins contraint d’une interjection. Dès ce moment Charles pritun vif intérêt à madame d’Aiglemont. Cependant, en venant àun ren<strong>de</strong>z-vous habituel qui leur était <strong>de</strong>venu nécessaire l’un àl’autre, heure réservée par un mutuel instinct, Van<strong>de</strong>nessetrouvait encore sa maîtresse plus habile que vraie, et son <strong>de</strong>rniermot était : – Décidément, cette femme est très-adroite. Ilentra, vit la marquise d<strong>ans</strong> son attitu<strong>de</strong> favorite, attitu<strong>de</strong> pleine<strong>de</strong> mélancolie ; elle leva les yeux sur lui s<strong>ans</strong> faire un mouvement,et lui jeta un <strong>de</strong> ces regards pleins qui ressemblent à unsourire. Madame d’Aiglemont exprimait une confiance, uneamitié vraie, mais point d’amour. Charles s’assit et ne put riendire. Il était ému par une <strong>de</strong> ces sensations pour lesquelles ilmanque un langage.– Qu’avez-vous ? lui dit-elle d’un son <strong>de</strong> voix attendrie.– Rien. Si, reprit-il, je songe à une chose qui ne vous a pointencore occupée.– Qu’est-ce ?– Mais… le congrès est fini.– Eh ! bien, dit-elle, vous <strong>de</strong>viez donc aller au congrès ?Une réponse directe était la plus éloquente et la plus délicate<strong>de</strong>s déclarations ; mais Charles ne la fit pas. <strong>La</strong> physionomie <strong>de</strong>madame d’Aiglemont attestait une can<strong>de</strong>ur d’amitié qui détruisaittous les calculs <strong>de</strong> la vanité, toutes les espérances <strong>de</strong>l’amour, toutes les défiances du diplomate ; elle ignorait ou paraissaitignorer <strong>com</strong>plétement qu’elle fût aimée ; et, lorsqueCharles, tout confus, se replia sur lui-même, il fut forcé <strong>de</strong>s’avouer qu’il n’avait rien fait ni rien dit qui autorisât cettefemme à le penser. Monsieur <strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nesse trouva pendantcette soirée la marquise ce qu’elle était toujours : simple et affectueuse,vraie d<strong>ans</strong> sa douleur, heureuse d’avoir un ami,fière <strong>de</strong> rencontrer une âme qui sût entendre la sienne ; ellen’allait pas au <strong>de</strong>là, et ne supposait pas qu’une femme put selaisser <strong>de</strong>ux fois séduire ; mais elle avait connu l’amour et legardait encore saignant au fond <strong>de</strong> son cœur ; elle n’imaginaitpas que le bonheur pût apporter <strong>de</strong>ux fois à une femme ses enivrements,car elle ne croyait pas seulement à l’esprit, mais àl’âme, et, pour elle, l’amour n’était pas une séduction, il <strong>com</strong>portaittoutes les séductions nobles. En ce moment Charles re<strong>de</strong>vintjeune homme, il fut subjugué par l’éclat d’un si grand96


caractère, et voulut être initié d<strong>ans</strong> tous les secrets <strong>de</strong> cetteexistence flétrie par le hasard plus que par une faute. Madamed’Aiglemont ne jeta qu’un regard à son ami en l’entendant <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<strong>com</strong>pte du surcroît <strong>de</strong> chagrin qui <strong>com</strong>muniquait à sabeauté toutes les harmonies <strong>de</strong> la tristesse ; mais ce regardprofond fut <strong>com</strong>me le sceau d’un contrat solennel.– Ne me faites plus <strong>de</strong> questions semblables, dit-elle. Il y atrois <strong>ans</strong>, à pareil jour, celui qui m’aimait, le seul homme aubonheur <strong>de</strong> qui j’eusse sacrifié jusqu’à ma propre estime, estmort, et mort pour me sauver l’honneur. Cet amour a cesséjeune, pur, plein d’illusions. Avant <strong>de</strong> me livrer à une passionvers laquelle une fatalité s<strong>ans</strong> exemple me poussa, j’avais étéséduite par ce qui perd tant <strong>de</strong> jeunes filles, par un homme nul,mais <strong>de</strong> formes agréables. Le mariage effeuilla mes espérancesune à une. Aujourd’hui j’ai perdu le bonheur légitime et ce bonheurque l’on nomme criminel, s<strong>ans</strong> avoir connu le bonheur. Ilne me reste rien. Si je n’ai pas su mourir, je dois être au moinsfidèle à mes souvenirs.À ces mots, elle ne pleura pas, elle baissa les yeux et se torditlégèrement les doigts, qu’elle avait croisés par son gestehabituel. Cela fut dit simplement, mais l’accent <strong>de</strong> sa voix étaitl’accent d’un désespoir aussi profond que paraissait l’être sonamour, et ne laissait aucune espérance à Charles. Cette affreuseexistence traduite en trois phrases et <strong>com</strong>mentée parune torsion <strong>de</strong> main, cette forte douleur d<strong>ans</strong> une femme frêle,cet abîme d<strong>ans</strong> une jolie tête, enfin les mélancolies, les larmesd’un <strong>de</strong>uil <strong>de</strong> trois <strong>ans</strong> fascinèrent Van<strong>de</strong>nesse qui resta silencieuxet petit <strong>de</strong>vant cette gran<strong>de</strong> et noble femme : il n’envoyait plus les beautés matérielles si exquises, si achevées,mais l’âme si éminemment sensible. Il rencontrait enfin cetêtre idéal si fantastiquement rêvé, si vigoureusement appelépar tous ceux qui mettent la vie d<strong>ans</strong> une passion, la cherchentavec ar<strong>de</strong>ur, et souvent meurent s<strong>ans</strong> avoir pu jouir <strong>de</strong> tous sestrésors rêvés.En entendant ce langage et <strong>de</strong>vant cette beauté sublime,Charles trouva ses idées étroites. D<strong>ans</strong> l’impuissance où il était<strong>de</strong> mesurer ses paroles à la hauteur <strong>de</strong> cette scène, tout à lafois si simple et si élevée, il répondit par <strong>de</strong>s lieux <strong>com</strong>munssur la <strong>de</strong>stinée <strong>de</strong>s femmes.97


– Madame, il faut savoir oublier ses douleurs, ou se creuserune tombe, dit-il.Mais la raison est toujours mesquine auprès du sentiment ;l’une est naturellement bornée, <strong>com</strong>me tout ce qui est positif,et l’autre est infini. Raisonner là où il faut sentir est le propre<strong>de</strong>s âmes s<strong>ans</strong> portée. Van<strong>de</strong>nesse garda donc le silence,contempla long-temps madame d’Aiglemont et sortit. En proieà <strong>de</strong>s idées nouvelles qui lui grandissaient la femme, il ressemblaità un peintre qui, après avoir pris pour types les vulgairesmodèles <strong>de</strong> son atelier, rencontrerait tout à coup la Mnémosynedu Musée, la plus belle et la moins appréciée <strong>de</strong>s statuesantiques. Charles fut profondément épris. Il aima madame d’Aiglemontavec cette bonne foi <strong>de</strong> la jeunesse, avec cette ferveurqui <strong>com</strong>munique aux premières passions une grâce ineffable,une can<strong>de</strong>ur que l’homme ne retrouve plus qu’en ruineslorsque plus tard il aime encore : délicieuses passions, presquetoujours délicieusement savourées par les femmes qui les fontnaître, parce qu’à ce bel âge <strong>de</strong> <strong>trente</strong> <strong>ans</strong>, sommité poétique<strong>de</strong> la vie <strong>de</strong>s femmes, elles peuvent en embrasser tout le courset voir aussi bien d<strong>ans</strong> le passé que d<strong>ans</strong> l’avenir. Les femmesconnaissent alors tout le prix <strong>de</strong> l’amour et en jouissent avec lacrainte <strong>de</strong> le perdre : alors leur âme est encore belle <strong>de</strong> la jeunessequi les abandonne, et leur passion va se renforçant toujoursd’un avenir qui les effraie.– J’aime, disait cette fois Van<strong>de</strong>nesse en quittant la marquise,et pour mon malheur je trouve une femme attachée à <strong>de</strong>s souvenirs.<strong>La</strong> lutte est difficile contre un mort qui n’est plus là, quine peut pas faire <strong>de</strong> sottises, ne déplaît jamais, et <strong>de</strong> qui l’onne voit que les belles qualités. N’est-ce pas vouloir détrôner laperfection que d’essayer à tuer les charmes <strong>de</strong> la mémoire etles espérances qui survivent à un amant perdu, précisémentparce qu’il n’a réveillé que <strong>de</strong>s désirs, tout ce que l’amour a <strong>de</strong>plus beau, <strong>de</strong> plus séduisant ?Cette triste réflexion, due au découragement et à la crainte<strong>de</strong> ne pas réussir, par lesquels <strong>com</strong>mencent toutes les passionsvraies, fut le <strong>de</strong>rnier calcul <strong>de</strong> sa diplomatie expirante. Dès lorsil n’eut plus d’arrière-pensées, <strong>de</strong>vint le jouet <strong>de</strong> son amour etse perdit d<strong>ans</strong> les riens <strong>de</strong> ce bonheur inexplicable qui se repaîtd’un mot, d’un silence, d’un vague espoir. Il voulut aimerplatoniquement, vint tous les jours respirer l’air que respirait98


madame d’Aiglemont, s’incrusta presque d<strong>ans</strong> sa maison etl’ac<strong>com</strong>pagna partout avec la tyrannie d’une passion qui mêleson égoïsme au dévouement le plus absolu. L’amour a son instinct,il sait trouver le chemin du cœur <strong>com</strong>me le plus faible insectemarche à sa fleur avec une irrésistible volonté qui nes’épouvante <strong>de</strong> rien. Aussi, quand un sentiment est vrai, sa <strong>de</strong>stinéen’est-elle pas douteuse. N’y a-t-il pas <strong>de</strong> quoi jeter unefemme d<strong>ans</strong> toutes les angoisses <strong>de</strong> la terreur, si elle vient àpenser que sa vie dépend du plus ou du moins <strong>de</strong> vérité, <strong>de</strong>force, <strong>de</strong> persistance que son amant mettra d<strong>ans</strong> ses désirs !Or, il est impossible à une femme, à une épouse, à une mère,<strong>de</strong> se préserver contre l’amour d’un jeune homme ; la seulechose qui soit en sa puissance est <strong>de</strong> ne pas continuer à le voirau moment où elle <strong>de</strong>vine ce secret du cœur qu’une femme <strong>de</strong>vinetoujours. Mais ce parti semble trop décisif pour qu’unefemme puisse le prendre à un âge où le mariage pèse, ennuieet lasse, où l’affection conjugale est plus que tiè<strong>de</strong>, si déjàmême son mari ne l’a pas abandonnée. <strong>La</strong>i<strong>de</strong>s, les femmes sontflattées par un amour qui les fait belles ; jeunes et charmantes,la séduction doit être à la hauteur <strong>de</strong> leurs séductions, elle estimmense ; vertueuses, un sentiment terrestrement sublime lesporte à trouver je ne sais quelle absolution d<strong>ans</strong> la gran<strong>de</strong>urmême <strong>de</strong>s sacrifices qu’elles font à leur amant et <strong>de</strong> la gloired<strong>ans</strong> cette lutte difficile. Tout est piége. Aussi nulle leçon n’estelletrop forte pour <strong>de</strong> si fortes tentations. <strong>La</strong> réclusion ordonnéeautrefois à la femme en Grèce, en orient, et qui <strong>de</strong>vient <strong>de</strong>mo<strong>de</strong> en Angleterre, est la seule sauvegar<strong>de</strong> <strong>de</strong> la morale domestique; mais, sous l’empire <strong>de</strong> ce système, les agréments dumon<strong>de</strong> périssent : ni la société, ni la politesse, ni l’élégance <strong>de</strong>smœurs ne sont alors possibles. Les nations <strong>de</strong>vront choisir.Ainsi, quelques mois après sa première rencontre, madamed’Aiglemont trouva sa vie étroitement liée à celle <strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nesse,elle s’étonna s<strong>ans</strong> trop <strong>de</strong> confusion, et presque avec uncertain plaisir, d’en partager les goûts et les pensées. Avait-ellepris les idées <strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nesse, ou Van<strong>de</strong>nesse avait-il épouséses moindres caprices ? elle n’examina rien. Déjà saisie par lecourant <strong>de</strong> la passion, cette adorable femme se dit avec lafausse bonne foi <strong>de</strong> la peur : – Oh ! non ! je serai fidèle à celuiqui mourut pour moi.99


Pascal a dit : Douter <strong>de</strong> Dieu, c’est y croire. De même, unefemme ne se débat que quand elle est prise. Le jour où la marquises’avoua qu’elle était aimée, il lui arriva <strong>de</strong> flotter entremille sentiments contraires. Les superstitions <strong>de</strong> l’expérienceparlèrent leur langage. Serait-elle heureuse ? pourrait-elletrouver le bonheur en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s lois dont la Société fait, à tortou à raison, sa morale ? Jusqu’alors la vie ne lui avait versé que<strong>de</strong> l’amertume. Y avait-il un heureux dénouement possible auxliens qui unissent <strong>de</strong>ux êtres séparés par <strong>de</strong>s convenances sociales? Mais aussi le bonheur se paie-t-il jamais trop cher ?Puis ce bonheur si ar<strong>de</strong>mment voulu, et qu’il est si naturel <strong>de</strong>chercher, peut-être le rencontrerait-elle enfin ! <strong>La</strong> curiositéplai<strong>de</strong> toujours la cause <strong>de</strong>s amants. Au milieu <strong>de</strong> cette discussionsecrète, Van<strong>de</strong>nesse arriva. Sa présence fit évanouir lefantôme métaphysique <strong>de</strong> la raison. Si telles sont les tr<strong>ans</strong>formationssuccessives par lesquelles passe un sentiment mêmerapi<strong>de</strong> chez un jeune homme et chez une femme <strong>de</strong> <strong>trente</strong> <strong>ans</strong>,il est un moment où les nuances se fon<strong>de</strong>nt, où les raisonnementss’abolissent en un seul, en une <strong>de</strong>rnière réflexion qui seconfond d<strong>ans</strong> un désir et qui le corrobore. Plus la résistance aété longue, plus puissante alors est la voix <strong>de</strong> l’amour. Ici doncs’arrête cette leçon ou plutôt cette étu<strong>de</strong> faite sur l’écorché,s’il est permis d’emprunter à la peinture une <strong>de</strong> ses expressionsles plus pittoresques ; car cette histoire explique les dangerset le mécanisme <strong>de</strong> l’amour plus qu’elle ne le peint. Maisdès ce moment, chaque jour ajouta <strong>de</strong>s couleurs à ce squelette,le revêtit <strong>de</strong>s grâces <strong>de</strong> la jeunesse, en raviva les chairs, en vivifiales mouvements, lui rendit l’éclat, la beauté, les séductionsdu sentiment et les attraits <strong>de</strong> la vie. Charles trouva madamed’Aiglemont pensive ; et, lorsqu’il lui eut dit <strong>de</strong> ce ton pénétréque les douces magies du cœur rendirent persuasif : –Qu’avez-vous ? elle se garda bien <strong>de</strong> répondre. Cette délicieuse<strong>de</strong>man<strong>de</strong> accusait une parfaite entente d’âme ; et, avec l’instinctmerveilleux <strong>de</strong> la femme, la marquise <strong>com</strong>prit que <strong>de</strong>splaintes ou l’expression <strong>de</strong> son malheur intime seraient enquelque sorte <strong>de</strong>s avances. Si déjà chacune <strong>de</strong> ces parolesavait une signification entendue par tous <strong>de</strong>ux, d<strong>ans</strong> quelabîme n’allait-elle pas mettre les pieds ? Elle lut en elle-mêmepar un regard luci<strong>de</strong> et clair, se tut, et son silence fut imité parVan<strong>de</strong>nesse.100


– Je suis souffrante, dit-elle enfin effrayée <strong>de</strong> la haute portéed’un moment où le langage <strong>de</strong>s yeux suppléa <strong>com</strong>plétement àl’impuissance du discours.– Madame, répondit Charles d’une voix affectueuse mais violemmentémue, âme et corps, tout se tient. Si vous étiez heureuse,vous seriez jeune et fraîche. Pourquoi refusez-vous <strong>de</strong><strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à l’amour tout ce dont l’amour vous a privée ? Vouscroyez la vie terminée au moment où, pour vous, elle<strong>com</strong>mence. Confiez-vous aux soins d’un ami. Il est si douxd’être aimé !– Je suis déjà vieille, dit-elle, rien ne m’excuserait donc <strong>de</strong> nepas continuer à souffrir <strong>com</strong>me par le passé. D’ailleurs il fautaimer, dites-vous ? Eh ! bien, je ne le dois ni ne le puis. Horsvous, dont l’amitié jette quelques douceurs sur ma vie, personnene me plaît, personne ne saurait effacer mes souvenirs.J’accepte un ami, je fuirais un amant. Puis serait-il bien généreuxà moi d’échanger un cœur flétri contre un jeune cœur,d’accueillir <strong>de</strong>s illusions que je ne puis plus partager, <strong>de</strong> causerun bonheur auquel je ne croirais point, ou que je tremblerais<strong>de</strong> perdre ? Je répondrais peut-être par <strong>de</strong> l’égoïsme à son dévouement,et calculerais quand il sentirait ; ma mémoire offenseraitla vivacité <strong>de</strong> ses plaisirs. Non, voyez-vous, un premieramour ne se remplace jamais. Enfin, quel homme voudrait à ceprix <strong>de</strong> mon cœur ?Ces paroles, empreintes d’une horrible coquetterie, étaient le<strong>de</strong>rnier effort <strong>de</strong> la sagesse. – S’il se décourage, eh ! bien, jeresterai seule et fidèle. Cette pensée vint au cœur <strong>de</strong> cettefemme, et fut pour elle ce qu’est la branche <strong>de</strong> saule trop faibleque saisit un nageur avant d’être emporté par le courant. Enentendant cet arrêt, Van<strong>de</strong>nesse laissa échapper un tressaillementinvolontaire qui fut plus puissant sur le cœur <strong>de</strong> la marquiseque ne l’avaient été toutes ses assiduités passées. Ce quitouche le plus les femmes, n’est-ce pas <strong>de</strong> rencontrer en nous<strong>de</strong>s délicatesses gracieuses, <strong>de</strong>s sentiments exquis autant quele sont les leurs ; car chez elles la grâce et la délicatesse sontles indices du vrai. Le geste <strong>de</strong> Charles révélait un véritableamour. Madame d’Aiglemont connut la force <strong>de</strong> l’affection <strong>de</strong>Van<strong>de</strong>nesse à la force <strong>de</strong> sa douleur. Le jeune homme dit froi<strong>de</strong>ment: – Vous avez peut-être raison. Nouvel amour, chagrinnouveau. Puis, il changea <strong>de</strong> conversation, et s’entretint <strong>de</strong>101


choses indifférentes ; mais il était visiblement ému, regardaitmadame d’Aiglemont avec une attention concentrée, <strong>com</strong>mes’il l’eût vue pour la <strong>de</strong>rnière fois. Enfin il la quitta, en lui disantavec émotion : – Adieu, madame.– Au revoir, dit-elle avec cette coquetterie fine dont le secretn’appartient qu’aux femmes d’élite. Il ne répondit pas, et sortit.Quand Charles ne fut plus là, que sa chaise vi<strong>de</strong> parla pourlui, elle eut mille regrets, et se trouva <strong>de</strong>s torts. <strong>La</strong> passion faitun progrès énorme chez une femme au moment où elle croitavoir agi peu généreusement, ou avoir blessé quelque âmenoble. Jamais il ne faut se défier <strong>de</strong>s sentiments mauvais enamour, ils sont très-salutaires, les femmes ne suc<strong>com</strong>bent quesous le coup d’une vertu. L’enfer est pavé <strong>de</strong> bonnes intentionsn’est pas un paradoxe <strong>de</strong> prédicateur. Van<strong>de</strong>nesse resta pendantquelques jours s<strong>ans</strong> venir. Pendant chaque soirée, àl’heure du ren<strong>de</strong>z-vous habituel, la marquise l’attendit avecune impatience pleine <strong>de</strong> remords. Écrire était un aveu ;d’ailleurs, son instinct lui disait qu’il reviendrait. Le sixièmejour, son valet <strong>de</strong> chambre le lui annonça. Jamais elle n’entenditce nom avec plus <strong>de</strong> plaisir. Sa joie l’effraya.– Vous m’avez bien punie ! lui dit-elle.Van<strong>de</strong>nesse la regarda d’un air hébété.– Punie ! répéta-t-il. Et <strong>de</strong> quoi ?Charles <strong>com</strong>prenait bien la marquise ; mais il voulait se venger<strong>de</strong>s souffrances auxquelles il avait été en proie, du momentoù elle les soupçonnait.– Pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir ? <strong>de</strong>manda-t-elle ensouriant.– Vous n’avez donc vu personne ? dit-il pour ne pas faire uneréponse directe.– Monsieur <strong>de</strong> Ronquerolles et monsieur <strong>de</strong> Marsay, le petitd’Esgrignon, sont restés ici, l’un hier, l’autre ce matin, près <strong>de</strong><strong>de</strong>ux heures. J’ai vu, je crois, aussi madame Firmiani et votresœur, madame <strong>de</strong> Listomère.Autre souffrance ! Douleur in<strong>com</strong>préhensible pour ceux quin’aiment pas avec ce <strong>de</strong>spotisme envahisseur et féroce dont lemoindre effet est une jalousie monstrueuse, un perpétuel désir<strong>de</strong> dérober l’être aimé à toute influence étrangère à l’amour.102


– Quoi ! se dit en lui-même Van<strong>de</strong>nesse, elle a reçu, elle a vu<strong>de</strong>s êtres contents, elle leur a parlé, tandis que je restais solitaire,malheureux !Il ensevelit son chagrin et jeta son amour au fond <strong>de</strong> soncœur, <strong>com</strong>me un cercueil à la mer. Ses pensées étaient <strong>de</strong>celles que l’on n’exprime pas ; elles ont la rapidité <strong>de</strong> cesaci<strong>de</strong>s qui tuent en s’évaporant. Cependant son front se couvrit<strong>de</strong> nuages, et madame d’Aiglemont obéit à l’instinct <strong>de</strong> lafemme en partageant cette tristesse s<strong>ans</strong> la concevoir. Ellen’était pas <strong>com</strong>plice du mal qu’elle faisait, et Van<strong>de</strong>nesse s’enaperçut. Il parla <strong>de</strong> sa situation et <strong>de</strong> sa jalousie, <strong>com</strong>me sic’eût été l’une <strong>de</strong> ces hypothèses que les amants se plaisent àdiscuter. <strong>La</strong> marquise <strong>com</strong>prit tout, et fut alors si vivement touchéequ’elle ne put retenir ses larmes. Dès ce moment, ils entrèrentd<strong>ans</strong> les cieux <strong>de</strong> l’amour. Le ciel et l’enfer sont <strong>de</strong>uxgrands poèmes qui formulent les <strong>de</strong>ux seuls points sur lesquelstourne notre existence : la joie ou la douleur. Le ciel n’est-ilpas, ne sera-t-il pas toujours une image <strong>de</strong> l’infini <strong>de</strong> nos sentimentsqui ne sera jamais peint que d<strong>ans</strong> ses détails, parce quele bonheur est un, et l’enfer ne représente-t-il pas les torturesinfinies <strong>de</strong> nos douleurs dont nous pouvons faire œuvre <strong>de</strong> poésie,parce qu’elles sont toutes dissemblables ?Un soir, les <strong>de</strong>ux amants étaient seuls, assis l’un près <strong>de</strong>l’autre, en silence, et occupés à contempler une <strong>de</strong>s plus bellesphases du firmament, un <strong>de</strong> ces ciels purs d<strong>ans</strong> lesquels les<strong>de</strong>rniers rayons du soleil jettent <strong>de</strong> faibles teintes d’or et <strong>de</strong>pourpre. En ce moment <strong>de</strong> la journée, les lentes dégradations<strong>de</strong> la lumière semblent réveiller les sentiments doux ; nos passionsvibrent mollement, et nous savourons les troubles <strong>de</strong> jene sais quelle violence au milieu du calme. En nous montrant lebonheur par <strong>de</strong> vagues images, la nature nous invite à en jouirquand il est près <strong>de</strong> nous, ou nous le fait regretter quand il afui. D<strong>ans</strong> ces instants fertiles en enchantements, sous le dais<strong>de</strong> cette lueur dont les tendres harmonies s’unissent à <strong>de</strong>s séductionsintimes, il est difficile <strong>de</strong> résister aux vœux du cœurqui ont alors tant <strong>de</strong> magie ! alors le chagrin s’émousse, la joieenivre, et la douleur accable. Les pompes du soir sont le signal<strong>de</strong>s aveux et les encouragent. Le silence <strong>de</strong>vient plus dangereuxque la parole, en <strong>com</strong>muniquant aux yeux toute la puissance<strong>de</strong> l’infini <strong>de</strong>s cieux qu’ils reflètent. Si l’on parle, le103


moindre mot possè<strong>de</strong> une irrésistible puissance. N’y a-t-il pasalors <strong>de</strong> la lumière d<strong>ans</strong> la voix, <strong>de</strong> la pourpre d<strong>ans</strong> le regard ?Le ciel n’est-il pas <strong>com</strong>me en nous, ou ne nous semble-t-il pasêtre d<strong>ans</strong> le ciel ? Cependant Van<strong>de</strong>nesse et Juliette, car <strong>de</strong>puisquelques jours elle se laissait appeler ainsi familièrementpar celui qu’elle se plaisait à nommer Charles ; donc tous <strong>de</strong>uxparlaient ; mais le sujet primitif <strong>de</strong> leur conversation était bienloin d’eux ; et, s’ils ne savaient plus le sens <strong>de</strong> leurs paroles, ilsécoutaient avec délices les pensées secrètes qu’elles couvraient.<strong>La</strong> main <strong>de</strong> la marquise était d<strong>ans</strong> celle <strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nesse,et elle la lui abandonnait s<strong>ans</strong> croire que ce fût unefaveur.Ils se penchèrent ensemble pour voir un <strong>de</strong> ces majestueuxpaysages pleins <strong>de</strong> neige, <strong>de</strong> glaciers, d’ombres grises quiteignent les flancs <strong>de</strong> montagnes fantastiques ; un <strong>de</strong> ces tableauxremplis <strong>de</strong> brusques oppositions entre les flammesrouges et les tons noirs qui décorent les cieux avec une inimitableet fugace poésie ; magnifiques langes d<strong>ans</strong> lesquels renaîtle soleil, beau linceul où il expire. En ce moment, les cheveux<strong>de</strong> Juliette effleurèrent les joues <strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nesse ; elle sentitce contact léger, elle en frissonna violemment, et lui plusencore ; car tous <strong>de</strong>ux étaient graduellement arrivés à une <strong>de</strong>ces inexplicables crises où le calme <strong>com</strong>munique aux sens uneperception si fine, que le plus faible choc fait verser <strong>de</strong>s larmeset débor<strong>de</strong>r la tristesse si le cœur est perdu d<strong>ans</strong> ces mélancolies,ou lui donne d’ineffables plaisirs s’il est perdu d<strong>ans</strong> lesvertiges <strong>de</strong> l’amour. Juliette pressa presque involontairementla main <strong>de</strong> son ami. Cette pression persuasive donna du courageà la timidité <strong>de</strong> l’amant. Les joies <strong>de</strong> ce moment et les espérances<strong>de</strong> l’avenir, tout se fondit d<strong>ans</strong> une émotion, celled’une première caresse, du chaste et mo<strong>de</strong>ste baiser que madamed’Aiglemont laissa prendre sur sa joue. Plus faible étaitla faveur, plus puissante, plus dangereuse elle fut. Pour leurmalheur à tous <strong>de</strong>ux, il n’y avait ni semblants ni fausseté. Cefut l’entente <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux belles âmes, séparées par tout ce qui estloi, réunies par tout ce qui est séduction d<strong>ans</strong> la nature. En cemoment le général d’Aiglemont entra.– Le ministère est changé, dit-il. Votre oncle fait partie dunouveau cabinet. Ainsi, vous avez <strong>de</strong> bien belles chances pourêtre ambassa<strong>de</strong>ur, Van<strong>de</strong>nesse.104


Charles et Julie se regardèrent en rougissant. Cette pu<strong>de</strong>urmutuelle fut encore un lien. Tous <strong>de</strong>ux, ils eurent la même pensée,le même remords ; lien terrible et tout aussi fort entre<strong>de</strong>ux brigands qui viennent d’assassiner un homme, qu’entre<strong>de</strong>ux amants coupables d’un baiser. Il fallait une réponse aumarquis.– Je ne veux plus quitter Paris, dit Charles Van<strong>de</strong>nesse.– Nous savons pourquoi, répliqua le général en affectant la finessed’un homme qui découvre un secret. Vous ne voulez pasabandonner votre oncle, pour vous faire déclarer l’héritier <strong>de</strong>sa pairie.<strong>La</strong> marquise s’enfuit d<strong>ans</strong> sa chambre, en se disant sur sonmari cet effroyable mot : – Il est aussi par trop bête.105


Chapitre 4LE DOIGT DE DIEUEntre la barrière d’Italie et celle <strong>de</strong> la Santé, sur le boulevardintérieur qui mène au Jardin-<strong>de</strong>s-Plantes, il existe une perspectivedigne <strong>de</strong> ravir l’artiste ou le voyageur le plus blasé sur lesjouissances <strong>de</strong> la vue. Si vous atteignez une légère éminence àpartir <strong>de</strong> laquelle le boulevard, ombragé par <strong>de</strong> grands arbrestouffus, tourne avec la grâce d’une allée forestière verte et silencieuse,vous voyez <strong>de</strong>vant vous, à vos pieds, une vallée profon<strong>de</strong>peuplée <strong>de</strong> fabriques à <strong>de</strong>mi villageoises, clair-semée <strong>de</strong>verdure, arrosée par les eaux brunes <strong>de</strong> la Bièvre ou <strong>de</strong>s Gobelins.Sur le versant opposé, quelques milliers <strong>de</strong> toits, pressés<strong>com</strong>me les têtes d’une foule, recèlent les misères du faubourgSaint-Marceau. <strong>La</strong> magnifique coupole du Panthéon, le dômeterne et mélancolique du Val-<strong>de</strong>-Grâce dominent orgueilleusementtoute une ville en amphithéâtre dont les gradins sont bizarrement<strong>de</strong>ssinés par <strong>de</strong>s rues tortueuses. De là, les proportions<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux monuments semblent gigantesques ; ellesécrasent et les <strong>de</strong>meures frêles et les plus hauts peupliers duvallon. À gauche, l’observatoire, à travers les fenêtres et lesgaleries duquel le jour passe en produisant d’inexplicables fantaisies,apparaît <strong>com</strong>me un spectre noir et décharné. Puis, d<strong>ans</strong>le lointain, l’élégante lanterne <strong>de</strong>s Invali<strong>de</strong>s flamboie entre lesmasses bleuâtres du Luxembourg et les tours grises <strong>de</strong> Saint-Sulpice. Vues <strong>de</strong> là, ces lignes architecturales sont mêlées à<strong>de</strong>s feuillages, à <strong>de</strong>s ombres, sont soumises aux caprices d’unciel qui change incessamment <strong>de</strong> couleur, <strong>de</strong> lumière ou d’aspect.Loin <strong>de</strong> vous, les édifices meublent les airs ; autour <strong>de</strong>vous, serpentent <strong>de</strong>s arbres ondoyants, <strong>de</strong>s sentiers campagnards.Sur la droite, par une large découpure <strong>de</strong> ce singulierpaysage, vous apercevez la longue nappe blanche du canalSaint-Martin, encadré <strong>de</strong> pierres rougeâtres, paré <strong>de</strong> ses106


tilleuls, bordé par les constructions vraiment romaines <strong>de</strong>sGreniers d’abondance. Là, sur le <strong>de</strong>rnier plan, les vaporeusescollines <strong>de</strong> Belleville, chargées <strong>de</strong> maisons et <strong>de</strong> moulins,confon<strong>de</strong>nt leurs acci<strong>de</strong>nts avec ceux <strong>de</strong>s nuages. Cependant ilexiste une ville, que vous ne voyez pas, entre la rangée <strong>de</strong> toitsqui bor<strong>de</strong> le vallon et cet horizon aussi vague qu’un souvenird’enfance ; immense cité, perdue <strong>com</strong>me d<strong>ans</strong> un précipiceentre les cimes <strong>de</strong> la Pitié et le faîte du cimetière <strong>de</strong> l’Est,entre la souffrance et la mort. Elle fait entendre un bruissementsourd semblable à celui <strong>de</strong> l’Océan qui gron<strong>de</strong> <strong>de</strong>rrièreune falaise <strong>com</strong>me pour dire : – Je suis là. Si le soleil jette sesflots <strong>de</strong> lumière sur cette face <strong>de</strong> Paris, s’il en épure, s’il enfluidifie les lignes ; s’il y allume quelques vitres, s’il en égaieles tuiles, embrase les croix dorées, blanchit les murs et tr<strong>ans</strong>formel’atmosphère en un voile <strong>de</strong> gaze ; s’il crée <strong>de</strong> richescontrastes avec les ombres fantastiques ; si le ciel est d’azur etla terre frémissante, si les cloches parlent, alors <strong>de</strong> là vous admirerezune <strong>de</strong> ces féeries éloquentes que l’imagination n’oubliejamais, dont vous serez idolâtre, affolé <strong>com</strong>me d’un merveilleuxaspect <strong>de</strong> Naples, <strong>de</strong> Stamboul ou <strong>de</strong>s Flori<strong>de</strong>s. Nulleharmonie ne manque à ce concert. Là, murmurent le bruit dumon<strong>de</strong> et la poétique paix <strong>de</strong> la solitu<strong>de</strong>, la voix d’un milliond’êtres et la voix <strong>de</strong> Dieu. Là gît une capitale couchée sous lespaisibles cyprès du Père-<strong>La</strong>chaise.Par une matinée <strong>de</strong> printemps, au moment où le soleil faisaitbriller toutes les beautés <strong>de</strong> ce paysage, je les admirais, appuyésur un gros orme qui livrait au vent ses fleurs jaunes.Puis, à l’aspect <strong>de</strong> ces riches et sublimes tableaux, je pensaisamèrement au mépris que nous professons, jusque d<strong>ans</strong> noslivres, pour notre pays d’aujourd’hui. Je maudissais cespauvres riches qui, dégoûtés <strong>de</strong> notre belle France, vont acheterà prix d’or le droit <strong>de</strong> dédaigner leur patrie en visitant augalop, en examinant à travers un lorgnon les sites <strong>de</strong> cette Italie<strong>de</strong>venue si vulgaire. Je contemplais avec amour le Paris mo<strong>de</strong>rne,je rêvais, lorsque tout à coup le bruit d’un baiser troublama solitu<strong>de</strong> et fit enfuir la philosophie. D<strong>ans</strong> la contre-allée quicouronne la pente rapi<strong>de</strong> au bas <strong>de</strong> laquelle frissonnent leseaux, et en regardant au <strong>de</strong>là du pont <strong>de</strong>s Gobelins, je découvrisune femme qui me parut encore assez jeune, mise avec lasimplicité la plus élégante, et dont la physionomie douce107


semblait refléter le gai bonheur du paysage. Un beau jeunehomme posait à terre le plus joli petit garçon qu’il fût possible<strong>de</strong> voir, en sorte que je n’ai jamais su si le baiser avait retentisur les joues <strong>de</strong> la mère ou sur celles <strong>de</strong> l’enfant. Une mêmepensée, tendre et vive, éclatait d<strong>ans</strong> les yeux, d<strong>ans</strong> les gestes,d<strong>ans</strong> le sourire <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux jeunes gens. Ils entrelacèrent leursbras avec une si joyeuse promptitu<strong>de</strong>, et se rapprochèrent avecune si merveilleuse entente <strong>de</strong> mouvement, que, tout à euxmêmes,ils ne s’aperçurent point <strong>de</strong> ma présence. Mais unautre enfant, mécontent, bou<strong>de</strong>ur, et qui leur tournait le dos,me jeta <strong>de</strong>s regards empreints d’une expression saisissante.<strong>La</strong>issant son frère courir seul, tantôt en arrière, tantôt en avant<strong>de</strong> sa mère et du jeune homme, cet enfant, vêtu <strong>com</strong>me l’autre,aussi gracieux, mais plus doux <strong>de</strong> formes, resta muet, immobile,et d<strong>ans</strong> l’attitu<strong>de</strong> d’un serpent engourdi. C’était une petitefille. <strong>La</strong> promena<strong>de</strong> <strong>de</strong> la jolie femme et <strong>de</strong> son <strong>com</strong>pagnonavait je ne sais quoi <strong>de</strong> machinal. Se contentant, par distractionpeut-être, <strong>de</strong> parcourir le faible espace qui se trouvait entre lepetit pont et une voiture arrêtée au détour du boulevard, ils re<strong>com</strong>mençaientconstamment leur courte carrière en s’arrêtant,se regardant, riant au gré <strong>de</strong>s caprices d’une conversation tourà tour animée, languissante, folle ou grave. Caché par le grosorme, j’admirais cette scène délicieuse, et j’en aurais s<strong>ans</strong>doute respecté les mystères si je n’avais surpris sur le visage<strong>de</strong> la petite fille rêveuse et taciturne les traces d’une penséeplus profon<strong>de</strong> que ne le <strong>com</strong>portait son âge. Quand sa mère etle jeune homme se retournaient après être venus près d’elle,souvent elle penchait sournoisement la tête, et lançait sur eux<strong>com</strong>me sur son frère un regard furtif vraiment extraordinaire.Mais rien ne saurait rendre la perçante finesse, la malicieusenaïveté, la sauvage attention qui animait ce visage enfantin auxyeux légèrement cernés, quand la jolie femme ou son <strong>com</strong>pagnoncaressaient les boucles blon<strong>de</strong>s, pressaient gentiment lecou frais, la blanche collerette du petit garçon, au moment où,par enfantillage, il essayait <strong>de</strong> marcher avec eux. Il y avaitcertes une passion d’homme sur la physionomie grêle <strong>de</strong> cettepetite fille bizarre. Elle souffrait ou pensait. Or, qui prophétiseplus sûrement la mort chez ces créatures en fleur ? est-ce lasouffrance logée au corps, ou la pensée hâtive dévorant leursâmes, à peine germées ? Une mère sait cela peut-être. Pour108


moi, je ne connais maintenant rien <strong>de</strong> plus horrible qu’une pensée<strong>de</strong> vieillard sur un front d’enfant ; le blasphème aux lèvresd’une vierge est moins monstrueux encore. Aussi l’attitu<strong>de</strong>presque stupi<strong>de</strong> <strong>de</strong> cette fille déjà pensive, la rareté <strong>de</strong> sesgestes, tout m’intéressa-t-il. Je l’examinai curieusement. Parune fantaisie naturelle aux observateurs, je la <strong>com</strong>parais à sonfrère, en cherchant à surprendre les rapports et les différencesqui se trouvaient entre eux. <strong>La</strong> première avait <strong>de</strong>s cheveuxbruns, <strong>de</strong>s yeux noirs et une puissance précoce qui formaientune riche opposition avec la blon<strong>de</strong> chevelure, les yeux vert <strong>de</strong>mer et la gracieuse faiblesse du plus jeune. L’aînée pouvaitavoir environ sept à huit <strong>ans</strong>, l’autre six à peine. Ils étaient habillés<strong>de</strong> la même manière. Cependant, en les regardant avecattention, je remarquai d<strong>ans</strong> les collerettes <strong>de</strong> leurs chemisesune différence assez frivole, mais qui plus tard me révéla toutun roman d<strong>ans</strong> le passé, tout un drame d<strong>ans</strong> l’avenir. Et c’étaitbien peu <strong>de</strong> chose. Un simple ourlet bordait la collerette <strong>de</strong> lapetite fille brune, tandis que <strong>de</strong> jolies bro<strong>de</strong>ries ornaient celledu ca<strong>de</strong>t, et trahissaient un secret <strong>de</strong> cœur, une prédilectiontacite que les enfants lisent d<strong>ans</strong> l’âme <strong>de</strong> leurs mères, <strong>com</strong>mesi l’esprit <strong>de</strong> Dieu était en eux. Insouciant et gai, le blond ressemblaità une petite fille, tant sa peau blanche avait <strong>de</strong> fraîcheur,ses mouvements <strong>de</strong> grâce, sa physionomie <strong>de</strong> douceur ;tandis que l’aînée, malgré sa force, malgré la beauté <strong>de</strong> sestraits et l’éclat <strong>de</strong> son teint, ressemblait à un petit garçon maladif.Ses yeux vifs, dénués <strong>de</strong> cette humi<strong>de</strong> vapeur qui donnetant <strong>de</strong> charme aux regards <strong>de</strong>s enfants, semblaient avoir été,<strong>com</strong>me ceux <strong>de</strong>s courtis<strong>ans</strong>, séchés par un feu intérieur. Enfin,sa blancheur avait je ne sais quelle nuance mate, olivâtre,symptôme d’un vigoureux caractère. À <strong>de</strong>ux reprises son jeunefrère était venu lui offrir, avec une grâce touchante, avec un joliregard, avec une mine expressive qui eût ravi Charlet, le petitcor <strong>de</strong> chasse d<strong>ans</strong> lequel il soufflait par instants ; mais,chaque fois, elle n’avait répondu que par un farouche regard àcette phrase : – Tiens, Hélène, le veux-tu ? dite d’une voix caressante.Et, sombre et terrible sous sa mine insouciante enapparence, la petite fille tressaillait et rougissait même assezvivement lorsque son frère approchait ; mais le ca<strong>de</strong>t ne paraissaitpas s’apercevoir <strong>de</strong> l’humeur noire <strong>de</strong> sa sœur, et soninsouciance, mêlée d’intérêt, achevait <strong>de</strong> faire contraster le109


véritable caractère <strong>de</strong> l’enfance avec la science soucieuse <strong>de</strong>l’homme, inscrite déjà sur la figure <strong>de</strong> la petite fille, et qui déjàl’obscurcissait <strong>de</strong> ses sombres nuages.– Maman, Hélène ne veut pas jouer, s’écria le petit qui saisitpour se plaindre un moment où sa mère et le jeune hommeétaient restés silencieux sur le pont <strong>de</strong>s Gobelins.– <strong>La</strong>isse-la, Charles. Tu sais bien qu’elle est toujoursgrognon.Ces paroles, prononcées au hasard par la mère, qui ensuitese retourna brusquement avec le jeune homme, arrachèrent<strong>de</strong>s larmes à Hélène. Elle les dévora silencieusement, lança surson frère un <strong>de</strong> ces regards profonds qui me semblaient inexplicables,et contempla d’abord avec une sinistre intelligencele talus sur le faîte duquel il était, puis la rivière <strong>de</strong> Bièvre, lepont, le paysage et moi.Je craignis d’être aperçu par le couple joyeux, <strong>de</strong> qui j’auraiss<strong>ans</strong> doute troublé l’entretien ; je me retirai doucement, et j’allaime réfugier <strong>de</strong>rrière une haie <strong>de</strong> sureau dont le feuillageme déroba <strong>com</strong>plètement à tous les regards. Je m’assis tranquillementsur le haut du talus, en regardant en silence et tourà tour, soit les beautés changeantes du site, soit la petite fillesauvage qu’il m’était encore possible d’entrevoir à travers lesinterstices <strong>de</strong> la haie et le pied <strong>de</strong>s sureaux sur lesquels matête reposait, presque au niveau du boulevard. En ne mevoyant plus, Hélène parut inquiète ; ses yeux noirs me cherchèrentd<strong>ans</strong> le lointain <strong>de</strong> l’allée, <strong>de</strong>rrière les arbres, avec uneindéfinissable curiosité. Qu’étais-je donc pour elle ? En ce moment,les rires naïfs <strong>de</strong> Charles retentirent d<strong>ans</strong> le silence<strong>com</strong>me un chant d’oiseau. Le beau jeune homme, blond <strong>com</strong>melui, le faisait d<strong>ans</strong>er d<strong>ans</strong> ses bras, et l’embrassait en lui prodiguantces petits mots s<strong>ans</strong> suite et détournés <strong>de</strong> leur sens véritableque nous adressons amicalement aux enfants. <strong>La</strong> mèresouriait à ces jeux, et, <strong>de</strong> temps à autre, disait, s<strong>ans</strong> doute àvoix basse, <strong>de</strong>s paroles sorties du cœur ; car son <strong>com</strong>pagnons’arrêtait, tout heureux, et la regardait d’un œil bleu plein <strong>de</strong>feu, plein d’idolâtrie. Leurs voix mêlées à celle <strong>de</strong> l’enfantavaient je ne sais quoi <strong>de</strong> caressant. Ils étaient charmants toustrois. Cette scène délicieuse, au milieu <strong>de</strong> ce magnifique paysage,y répandait une incroyable suavité. Une femme, belle,blanche, rieuse, un enfant d’amour, un homme ravissant <strong>de</strong>110


jeunesse, un ciel pur, enfin toutes les harmonies <strong>de</strong> la natures’accordaient pour réjouir l’âme. Je me surpris à sourire,<strong>com</strong>me si ce bonheur était le mien. Le beau jeune homme entenditsonner neuf heures. Après avoir tendrement embrassésa <strong>com</strong>pagne, <strong>de</strong>venue sérieuse et presque triste, il revint alorsvers son tilbury qui s’avançait lentement conduit par un vieuxdomestique. Le babil <strong>de</strong> l’enfant chéri se mêla aux <strong>de</strong>rniers baisersque lui donna le jeune homme. Puis, quand celui-ci futmonté d<strong>ans</strong> sa voiture, que la femme immobile écouta le tilburyroulant, en suivant la trace marquée par la poussière nuageuse,d<strong>ans</strong> la verte allée du boulevard, Charles accourut à sasœur près du pont, et j’entendis qu’il lui disait d’une voix argentine: – Pourquoi donc que tu n’es pas venue dire adieu àmon bon ami ?En voyant son frère sur le penchant du talus, Hélène lui lançale plus horrible regard qui jamais ait allumé les yeux d’unenfant, et le poussa par un mouvement <strong>de</strong> rage. Charles glissasur le versant rapi<strong>de</strong>, y rencontra <strong>de</strong>s racines qui le rejetèrentviolemment sur les pierres coupantes du mur ; il s’y fracassa lefront ; puis, tout sanglant, alla tomber d<strong>ans</strong> les eaux boueuses<strong>de</strong> la rivière. L’on<strong>de</strong> s’écarta en mille jets bruns sous sa jolietête blon<strong>de</strong>. J’entendis les cris aigus du pauvre petit ; maisbientôt ses accents se perdirent étouffés d<strong>ans</strong> la vase, où il disparuten rendant un son lourd <strong>com</strong>me celui d’une pierre quis’engouffre. L’éclair n’est pas plus prompt que ne le fut cettechute. Je me levai soudain et <strong>de</strong>scendis par un sentier. Hélènestupéfaite poussa <strong>de</strong>s cris perçants : – Maman ! maman ! <strong>La</strong>mère était là, près <strong>de</strong> moi. Elle avait volé <strong>com</strong>me un oiseau.Mais ni les yeux <strong>de</strong> la mère ni les miens ne pouvaient reconnaîtrela place précise où l’enfant était enseveli. L’eau noirebouillonnait sur un espace immense. Le lit <strong>de</strong> la Bièvre a, d<strong>ans</strong>cet endroit, dix pieds <strong>de</strong> boue. L’enfant <strong>de</strong>vait y mourir, il étaitimpossible <strong>de</strong> le secourir. À cette heure, un dimanche, toutétait en repos. <strong>La</strong> Bièvre n’a ni bateaux ni pêcheurs. Je ne visni perches pour son<strong>de</strong>r le ruisseau puant, ni personne d<strong>ans</strong> lelointain. Pourquoi donc aurais-je parlé <strong>de</strong> ce sinistre acci<strong>de</strong>nt,ou dit le secret <strong>de</strong> ce malheur ? Hélène avait peut-être vengéson père. Sa jalousie était s<strong>ans</strong> doute le glaive <strong>de</strong> Dieu. Cependantje frissonnai en contemplant la mère. Quel épouvantableinterrogatoire son mari, son juge éternel, n’allait-il pas lui faire111


subir ? Et elle traînait avec elle un témoin incorruptible. L’enfancea le front tr<strong>ans</strong>parent, le teint diaphane ; et le mensongeest, chez elle, <strong>com</strong>me une lumière qui lui rougit même le regard.<strong>La</strong> malheureuse femme ne pensait pas encore au supplicequi l’attendait au logis. Elle regardait la Bièvre.Un semblable événement <strong>de</strong>vait produire d’affreux retentissementsd<strong>ans</strong> la vie d’une femme, et voici l’un <strong>de</strong>s échos lesplus terribles qui <strong>de</strong> temps en temps troublèrent les amours <strong>de</strong>Juliette.Deux ou trois <strong>ans</strong> après, un soir, après dîner, chez le marquis<strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nesse alors en <strong>de</strong>uil <strong>de</strong> son père, et qui avait une successionà régler, se trouvait un notaire. Ce notaire n’était pasle petit notaire <strong>de</strong> Sterne, mais un gros et gras notaire <strong>de</strong> Paris,un <strong>de</strong> ces hommes estimables qui font une sottise avec mesure,mettent lour<strong>de</strong>ment le pied sur une plaie inconnue, et <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ntpourquoi l’on se plaint. Si, par hasard, ils apprennentle pourquoi <strong>de</strong> leur bêtise assassine, ils disent : – Ma foi, jen’en savais rien ! Enfin, c’était un notaire honnêtement niais,qui ne voyait que <strong>de</strong>s actes d<strong>ans</strong> la vie. Le diplomate avait près<strong>de</strong> lui madame d’Aiglemont. Le général s’était en allé polimentavant la fin du dîner pour conduire ses <strong>de</strong>ux enfants au spectacle,sur les boulevards, à l’Ambigu-Comique ou à la Gaieté.Quoique les mélodrames surexcitent les sentiments, ils passentà Paris pour être à la portée <strong>de</strong> l’enfance, et s<strong>ans</strong> danger,parce que l’innocence y triomphe toujours. Le père était partis<strong>ans</strong> attendre le <strong>de</strong>ssert, tant sa fille et son fils l’avaient tourmentépour arriver au spectacle avant le lever du ri<strong>de</strong>au.Le notaire, l’imperturbable notaire, incapable <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rpourquoi madame d’Aiglemont envoyait au spectacle sesenfants et son mari s<strong>ans</strong> les y ac<strong>com</strong>pagner, était, <strong>de</strong>puis le dîner,<strong>com</strong>me vissé sur sa chaise. Une discussion avait fait traînerle <strong>de</strong>ssert en longueur, et les gens tardaient à servir le café.Ces inci<strong>de</strong>nts, qui dévoraient un temps s<strong>ans</strong> doute précieux,arrachaient <strong>de</strong>s mouvements d’impatience à la jolie femme : onaurait pu la <strong>com</strong>parer à un cheval <strong>de</strong> race piaffant avant lacourse. Le notaire, qui ne se connaissait ni en chevaux ni enfemmes, trouvait tout bonnement la marquise une vive et sémillantefemme. Enchanté d’être d<strong>ans</strong> la <strong>com</strong>pagnie d’unefemme à la mo<strong>de</strong> et d’un homme politique célèbre, ce notairefaisait <strong>de</strong> l’esprit ; il prenait pour une approbation le faux112


sourire <strong>de</strong> la marquise, qu’il impatientait considérablement, etil allait son train. Déjà le maître <strong>de</strong> la maison, <strong>de</strong> concert avecsa <strong>com</strong>pagne, s’était permis <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r à plusieurs reprises lesilence là où le notaire attendait une réponse élogieuse ; mais,pendant ces repos significatifs, ce diable d’homme regardait lefeu en cherchant <strong>de</strong>s anecdotes. Puis le diplomate avait eu recoursà sa montre. Enfin, la jolie femme s’était recoiffée <strong>de</strong> sonchapeau pour sortir, et ne sortait pas. Le notaire ne voyait,n’entendait rien ; il était ravi <strong>de</strong> lui-même, et sûr d’intéresserassez la marquise pour la clouer là.– J’aurai bien certainement cette femme-là pour cliente, sedisait-il.<strong>La</strong> marquise se tenait <strong>de</strong>bout, mettait ses gants, se tordaitles doigts et regardait alternativement le marquis <strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nessequi partageait son impatience, ou le notaire qui plombaitchacun <strong>de</strong> ses traits d’esprit. À chaque pause que faisait cedigne homme, le joli couple respirait en se disant par un signe :– Enfin, il va donc s’en aller ! Mais point. C’était un cauchemarmoral qui <strong>de</strong>vait finir par irriter les <strong>de</strong>ux personnes passionnéessur lesquelles le notaire agissait <strong>com</strong>me un serpent sur<strong>de</strong>s oiseaux, et les obliger à quelque brusquerie. Au beau milieudu récit <strong>de</strong>s ignobles moyens par lesquels du Tillet, unhomme d’affaires alors en faveur, avait fait sa fortune, et dontles infamies étaient scrupuleusement détaillées par le spirituelnotaire, le diplomate entendit sonner neuf heures à la pendule; il vit que son notaire était bien décidément un imbécilequ’il fallait tout uniment congédier, et il l’arrêta résolumentpar un geste.– Vous voulez les pincettes, monsieur le marquis ? dit le notaireen les présentant à son client.– Non, monsieur, je suis forcé <strong>de</strong> vous renvoyer. Madameveut aller rejoindre ses enfants, et je vais avoir l’honneur <strong>de</strong>l’ac<strong>com</strong>pagner.– Déjà neuf heures ! Le temps passe <strong>com</strong>me l’ombre d<strong>ans</strong> la<strong>com</strong>pagnie <strong>de</strong>s gens aimables, dit le notaire qui parlait toutseul <strong>de</strong>puis une heure.Il chercha son chapeau, puis il vint se planter <strong>de</strong>vant la cheminée,retint difficilement un hoquet, et dit à son client, s<strong>ans</strong>voir les regards foudroyants que lui lançait la marquise : – Résumonsnous, monsieur le marquis. Les affaires passent avant113


tout. Demain donc nous lancerons une assignation à monsieurvotre frère pour le mettre en <strong>de</strong>meure ; nous procé<strong>de</strong>rons àl’inventaire, et après, ma foi…Le notaire avait si mal <strong>com</strong>pris les intentions <strong>de</strong> son client,qu’il en prenait l’affaire en sens inverse <strong>de</strong>s instructions quecelui-ci venait <strong>de</strong> lui donner. Cet inci<strong>de</strong>nt était trop délicatpour que Van<strong>de</strong>nesse ne rectifiât pas involontairement lesidées du balourd notaire, et il s’ensuivit une discussion qui pritun certain temps.– Écoutez, dit enfin le diplomate sur un signe que lui fit lajeune femme, vous me cassez la tête, revenez <strong>de</strong>main à neufheures avec mon avoué.– Mais j’aurais l’honneur <strong>de</strong> vous faire observer, monsieur lemarquis, que nous ne sommes pas certains <strong>de</strong> rencontrer <strong>de</strong>mainmonsieur Desroches, et si la mise en <strong>de</strong>meure n’est paslancée avant midi, le délai expire, et…En ce moment une voiture entra d<strong>ans</strong> la cour ; et au bruitqu’elle fit, la pauvre femme se retourna vivement pour cacher<strong>de</strong>s pleurs qui lui vinrent aux yeux. Le marquis sonna pourfaire dire qu’il était sorti ; mais le général, revenu <strong>com</strong>me àl’improviste <strong>de</strong> la Gaîté, précéda le valet <strong>de</strong> chambre, et paruten tenant d’une main sa fille dont les yeux étaient rouges, et <strong>de</strong>l’autre son petit garçon tout grimaud et fâché.– Que vous est-il donc arrivé, <strong>de</strong>manda la femme à son mari.– Je vous dirai cela plus tard, répondit le général en se dirigeantvers un boudoir voisin dont la porte était ouverte et où ilaperçut les journaux.<strong>La</strong> marquise impatientée se jeta désespérément sur uncanapé.Le notaire, qui se crut obligé <strong>de</strong> faire le gentil avec les enfants,prit un ton mignard pour dire au garçon : – Hé bien, monpetit, que donnait-on à la <strong>com</strong>édie ?– <strong>La</strong> Vallée du Torrent, répondit Gustave en grognant.– Foi d’homme d’honneur, dit le notaire, les auteurs <strong>de</strong> nosjours sont à moitié fous ! <strong>La</strong> Vallée du torrent ! Pourquoi pas leTorrent <strong>de</strong> la vallée ? il est possible qu’une vallée n’ait pas <strong>de</strong>torrent, et en disant le Torrent <strong>de</strong> la vallée, les auteurs auraientaccusé quelque chose <strong>de</strong> net, <strong>de</strong> précis, <strong>de</strong> caractérisé,<strong>de</strong> <strong>com</strong>préhensible. Mais laissons cela. Maintenant <strong>com</strong>mentpeut-il se rencontrer un drame d<strong>ans</strong> un torrent et d<strong>ans</strong> une114


vallée ? Vous me répondrez qu’aujourd’hui le principal attrait<strong>de</strong> ces sortes <strong>de</strong> spectacles gît d<strong>ans</strong> les décorations, et ce titreen indique <strong>de</strong> fort belles. Vous êtes-vous bien amusé, mon petit<strong>com</strong>père ? ajouta-t-il en s’asseyant <strong>de</strong>vant l’enfant.Au moment où le notaire <strong>de</strong>manda quel drame pouvait serencontrer au fond d’un torrent, la fille <strong>de</strong> la marquise se retournalentement et pleura. <strong>La</strong> mère était si violemmentcontrariée qu’elle n’aperçut pas le mouvement <strong>de</strong> sa fille.– Oh ! oui, monsieur, je m’amusais bien, répondit l’enfant. Ily avait d<strong>ans</strong> la pièce un petit garçon bien gentil qu’était seul aumon<strong>de</strong>, parce que son papa n’avait pas pu être son père. Voilàque, quand il arrive en haut du pont qui est sur le torrent, ungrand vilain barbu, vêtu tout en noir, le jette d<strong>ans</strong> l’eau. Hélènes’est mise alors à pleurer, à sangloter ; toute la salle a criéaprès nous, et mon père nous a bien vite, bien vite emmenés…Monsieur <strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nesse et la marquise restèrent tous <strong>de</strong>uxstupéfaits, et <strong>com</strong>me saisis par un mal qui leur ôta la force <strong>de</strong>penser et d’agir.– Gustave, taisez-vous donc, cria le général. Je vous ai défendu<strong>de</strong> parler sur ce qui s’est passé au spectacle, et vous oubliezdéjà mes re<strong>com</strong>mandations.– Que Votre Seigneurie l’excuse, monsieur le marquis, dit lenotaire, j’ai eu le tort <strong>de</strong> l’interroger, mais j’ignorais la gravité<strong>de</strong>…– Il <strong>de</strong>vait ne pas répondre, dit le père en regardant son filsavec froi<strong>de</strong>ur.<strong>La</strong> cause du brusque retour <strong>de</strong>s enfants et <strong>de</strong> leur père parutalors être bien connue du diplomate et <strong>de</strong> la marquise. <strong>La</strong> mèreregarda sa fille, la vit en pleurs, et se leva pour aller à elle ;mais alors son visage se contracta violemment et offrit lessignes d’une sévérité que rien ne tempérait.– Assez, Hélène, lui dit-elle, allez sécher vos larmes d<strong>ans</strong> leboudoir.– Qu’a-t-elle donc fait, cette pauvre petite ? dit le notaire, quivoulut calmer à la fois la colère <strong>de</strong> la mère et les pleurs <strong>de</strong> lafille. Elle est si jolie que ce doit être la plus sage créature dumon<strong>de</strong> ; je suis bien sûr, madame, qu’elle ne vous donne que<strong>de</strong>s jouissances ; pas vrai, ma petite ?115


Hélène regarda sa mère en tremblant, essuya ses larmes, tâcha<strong>de</strong> se <strong>com</strong>poser un visage calme, et s’enfuit d<strong>ans</strong> leboudoir.– Et certes, disait le notaire en continuant toujours, madame,vous êtes trop bonne mère pour ne pas aimer également tousvos enfants. Vous êtes d’ailleurs trop vertueuse pour avoir <strong>de</strong>ces tristes préférences dont les funestes effets se révèlent plusparticulièrement à nous autres notaires. <strong>La</strong> société nous passepar les mains. Aussi en voyons-nous les passions sous leurforme la plus hi<strong>de</strong>use, l’intérêt. Ici, une mère veut déshériterles enfants <strong>de</strong> son mari au profit <strong>de</strong>s enfants qu’elle leur préfère; tandis que, <strong>de</strong> son côté, le mari veut quelquefois réserversa fortune à l’enfant qui a mérité la haine <strong>de</strong> la mère. Et c’estalors <strong>de</strong>s <strong>com</strong>bats, <strong>de</strong>s craintes, <strong>de</strong>s actes, <strong>de</strong>s contre-lettres,<strong>de</strong>s ventes simulées, <strong>de</strong>s fidéi<strong>com</strong>mis ; enfin, un gâchis pitoyable,ma parole d’honneur, pitoyable ! Là, <strong>de</strong>s pères passentleur vie à déshériter leurs enfants en volant le bien <strong>de</strong> leursfemmes… Oui, volant est le mot. Nous parlions <strong>de</strong> drame, ah !je vous assure que si nous pouvions dire le secret <strong>de</strong> certainesdonations, nos auteurs pourraient en faire <strong>de</strong> terribles tragédiesbourgeoises. Je ne sais pas <strong>de</strong> quel pouvoir usent lesfemmes pour faire ce qu’elles veulent : car, malgré les apparenceset leur faiblesse, c’est toujours elles qui l’emportent.Ah ! par exemple, elles ne m’attrapent pas, moi. Je <strong>de</strong>vine toujoursla raison <strong>de</strong> ces prédilections que d<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong> on qualifiepoliment d’indéfinissables ! Mais les maris ne la <strong>de</strong>vinent jamais,c’est une justice à leur rendre. Vous me répondrez à celaqu’il y a <strong>de</strong>s grâces d’ét…Hélène, revenue avec son père du boudoir d<strong>ans</strong> le salon,écoutait attentivement le notaire, et le <strong>com</strong>prenait si bien,qu’elle jeta sur sa mère un coup d’œil craintif en pressentantavec tout l’instinct du jeune âge que cette circonstance allaitredoubler la sévérité qui grondait sur elle. <strong>La</strong> marquise pâlit enmontrant au <strong>com</strong>te par un geste <strong>de</strong> terreur son mari qui regardaitpensivement les fleurs du tapis. En ce moment, malgré sonsavoir-vivre, le diplomate ne se contint plus et lança sur le notaireun regard foudroyant.– Venez par ici, monsieur, lui dit-il en se dirigeant vivementvers la pièce qui précédait le salon.Le notaire l’y suivit en tremblant et s<strong>ans</strong> achever sa phrase.116


– Monsieur, lui dit alors avec une rage concentrée le marquis<strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nesse qui ferma violemment la porte du salon où illaissait la femme et le mari, <strong>de</strong>puis le dîner, vous n’avez fait icique <strong>de</strong>s sottises et dit que <strong>de</strong>s bêtises. Pour Dieu ! allez-vousen.Vous finiriez par causer les plus grands malheurs. Si vousêtes un excellent notaire, restez d<strong>ans</strong> votre étu<strong>de</strong> ; mais si, parhasard, vous vous trouvez d<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong>, tâchez d’y être pluscirconspect…Puis il rentra d<strong>ans</strong> le salon, en quittant le notaire s<strong>ans</strong> lesaluer. Celui-ci resta pendant un moment tout ébaubi, perclus,s<strong>ans</strong> savoir où il en était. Quant les bourdonnements qui lui tintaientaux oreilles cessèrent, il crut entendre <strong>de</strong>s gémissements,<strong>de</strong>s allées et venues d<strong>ans</strong> le salon, où les sonnettesfurent violemment tirées. Il eut peur <strong>de</strong> revoir le <strong>com</strong>te, et retrouval’usage <strong>de</strong> ses jambes pour déguerpir et gagner l’escalier; mais à la porte <strong>de</strong>s appartements, il se heurta d<strong>ans</strong> les valetsqui s’empressaient <strong>de</strong> venir prendre les ordres <strong>de</strong> leurmaître.– Voilà <strong>com</strong>me sont tous ces grands seigneurs, se dit-il enfinquand il fut d<strong>ans</strong> la rue à la recherche d’un cabriolet, ils vousengagent à parler, vous y invitent par <strong>de</strong>s <strong>com</strong>pliments ; vouscroyez les amuser, point du tout ! Ils vous font <strong>de</strong>s impertinences,vous mettent à distance et vous jettent même à laporte s<strong>ans</strong> se gêner. Enfin, j’étais fort spirituel, je n’ai rien ditqui ne fût sensé, posé, convenable. Ma foi, il me re<strong>com</strong>man<strong>de</strong>d’avoir plus <strong>de</strong> circonspection, je n’en manque pas. Hé !diantre, je suis notaire et membre <strong>de</strong> ma chambre. Bah ! c’estune bouta<strong>de</strong> d’ambassa<strong>de</strong>ur, rien n’est sacré pour ces gens-là.Demain il m’expliquera <strong>com</strong>ment je n’ai fait chez lui que <strong>de</strong>sbêtises et dit que <strong>de</strong>s sottises. Je lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rai raison ; c’està-dire,je lui en <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rai la raison. Au total, j’ai tort, peutêtre…Ma foi, je suis bien bon <strong>de</strong> me casser la tête ! Qu’est-ceque cela me fait ?Le notaire revint chez lui, et soumit l’énigme à sa notaresseen lui racontant <strong>de</strong> point en point les événements <strong>de</strong> la soirée.– Mon cher Crottat, Son Excellence a eu parfaitement raisonen te disant que tu n’avais fait que <strong>de</strong>s sottises et dit que <strong>de</strong>sbêtises.– Pourquoi ?117


– Mon cher, je te le dirais, que cela ne t’empêcherait pas <strong>de</strong>re<strong>com</strong>mencer ailleurs <strong>de</strong>main. Seulement, je te re<strong>com</strong>man<strong>de</strong>encore <strong>de</strong> ne jamais parler que d’affaires en société.– Si tu ne veux pas me le dire, je le <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rai <strong>de</strong>main à…– Mon Dieu, les gens les plus niais s’étudient à cacher ceschoses-là, et tu crois qu’un ambassa<strong>de</strong>ur ira te les dire ! Mais,Crottat, je ne t’ai jamais vu si dénué <strong>de</strong> sens.– Merci, ma chère !118


Chapitre 5LES DEUX RENCONTRESUn ancien officier d’ordonnance <strong>de</strong> Napoléon, que nous appelleronsseulement le marquis ou le général, et qui sous la restaurationfit une haute fortune, était venu passer les beauxjours à Versailles, où il habitait une maison <strong>de</strong> campagne situéeentre l’église et la barrière <strong>de</strong> Montreuil, sur le cheminqui conduit à l’avenue <strong>de</strong> Saint-Cloud. Son service à la cour nelui permettait pas <strong>de</strong> s’éloigner <strong>de</strong> Paris.Élevé jadis pour servir d’asile aux passagères amours <strong>de</strong>quelque grand seigneur, ce pavillon avait <strong>de</strong> très-vastes dépendances.Les jardins au milieu <strong>de</strong>squels il était placé, l’éloignaientégalement à droite et à gauche <strong>de</strong>s premières maisons<strong>de</strong> Montreuil et <strong>de</strong>s chaumières construites aux environs <strong>de</strong> labarrière ; ainsi, s<strong>ans</strong> être par trop isolés, les maîtres <strong>de</strong> cettepropriété jouissaient, à <strong>de</strong>ux pas d’une ville, <strong>de</strong> tous les plaisirs<strong>de</strong> la solitu<strong>de</strong>. Par une étrange contradiction, la faça<strong>de</strong> et laporte d’entrée <strong>de</strong> la maison donnaient immédiatement sur lechemin, qui, peut-être autrefois, était peu fréquenté. Cette hypothèseparaît vraisemblable si l’on vient à songer qu’il aboutitau délicieux pavillon bâti par Louis XV pour ma<strong>de</strong>moiselle <strong>de</strong>Rom<strong>ans</strong>, et qu’avant d’y arriver, les curieux reconnaissent, çàet là, plus d’un casino dont l’intérieur et le décor trahissent lesspirituelles débauches <strong>de</strong> nos aïeux, qui, d<strong>ans</strong> la licence donton les accuse, cherchaient néanmoins l’ombre et le mystère.Par une soirée d’hiver, le marquis, sa femme et ses enfantsse trouvèrent seuls d<strong>ans</strong> cette maison déserte. Leurs gensavaient obtenu la permission d’aller célébrer à Versailles lanoce <strong>de</strong> l’un d’entre eux, et présumant que la solennité <strong>de</strong>Noël, jointe à cette circonstance, leur offrirait une valable excuseauprès <strong>de</strong> leurs maîtres, ils ne faisaient pas scrupule <strong>de</strong>consacrer à la fête un peu plus <strong>de</strong> temps que ne leur en avait119


octroyé l’ordonnance domestique. Cependant, <strong>com</strong>me le généralétait connu pour un homme qui n’avait jamais manqué d’ac<strong>com</strong>plirsa parole avec une inflexible probité, les réfractairesne d<strong>ans</strong>èrent pas s<strong>ans</strong> quelques remords quand le moment duretour fut expiré. Onze heures venaient <strong>de</strong> sonner, et pas undomestique n’était arrivé. Le profond silence qui régnait sur lacampagne permettait d’entendre, par intervalles, la bise sifflantà travers les branches noires <strong>de</strong>s arbres, mugissant autour<strong>de</strong> la maison, ou s’engouffrant d<strong>ans</strong> les longs corridors. <strong>La</strong>gelée avait si bien purifié l’air, durci la terre et saisi les pavés,que tout avait cette sonorité sèche dont les phénomènes noussurprennent toujours. <strong>La</strong> lour<strong>de</strong> démarche d’un buveur attardé,ou le bruit d’un fiacre retournant à Paris, retentissaientplus vivement et se faisaient écouter plus loin que <strong>de</strong> coutume.Les feuilles mortes, mises en d<strong>ans</strong>e par quelques tourbillonssoudains, frissonnaient sur les pierres <strong>de</strong> la cour <strong>de</strong> manière àdonner une voix à la nuit, quand elle voulait <strong>de</strong>venir muette.C’était enfin une <strong>de</strong> ces âpres soirées qui arrachent à notreégoïsme une plainte stérile en faveur du pauvre ou du voyageur,et nous ren<strong>de</strong>nt le coin du feu si voluptueux. En ce moment,la famille réunie au salon, ne s’inquiétait ni <strong>de</strong> l’absence<strong>de</strong>s domestiques, ni <strong>de</strong>s gens s<strong>ans</strong> foyer, ni <strong>de</strong> la poésie dontétincelle une veillée d’hiver. S<strong>ans</strong> philosopher hors <strong>de</strong> propos,et confiants en la protection d’un vieux soldat, femmes et enfantsse livraient aux délices qu’engendre la vie intérieurequand les sentiments n’y sont pas gênés, quand l’affection et lafranchise animent les discours, les regards et les jeux.Le général était assis, ou, pour mieux dire, enseveli d<strong>ans</strong> unehaute et spacieuse bergère, au coin <strong>de</strong> la cheminée, où brillaitun feu nourri qui répandait cette chaleur piquante, symptômed’un froid excessif au <strong>de</strong>hors. Appuyée sur le dos du siége etlégèrement inclinée, la tête <strong>de</strong> ce brave père restait d<strong>ans</strong> unepose dont l’indolence peignait un calme parfait, un doux épanouissement<strong>de</strong> joie. Ses bras, à moitié endormis, mollementjetés hors <strong>de</strong> la bergère, achevaient d’exprimer une pensée <strong>de</strong>bonheur. Il contemplait le plus petit <strong>de</strong> ses enfants, un garçonà peine âgé <strong>de</strong> cinq <strong>ans</strong>, qui, <strong>de</strong>mi-nu, se refusait à se laisserdéshabiller par sa mère. Le bambin fuyait la chemise ou le bonnet<strong>de</strong> nuit avec lequel la marquise le menaçait parfois ; il gardaitsa collerette brodée, riait à sa mère quand elle l’appelait,120


en s’apercevant qu’elle riait elle-même <strong>de</strong> cette rébellion enfantine; il se remettait alors à jouer avec sa sœur, aussi naïve,mais plus malicieuse, et qui parlait déjà plus distinctement quelui, dont les vagues paroles et les idées confuses étaient àpeine intelligibles pour ses parents. <strong>La</strong> petite Moïna, son aînée<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux <strong>ans</strong>, provoquait par <strong>de</strong>s agaceries déjà féminines d’interminablesrires, qui partaient <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s fusées et semblaientne pas avoir <strong>de</strong> cause ; mais à les voir tous <strong>de</strong>ux se roulant<strong>de</strong>vant le feu, montrant s<strong>ans</strong> honte leurs jolis corps potelés,leurs formes blanches et délicates, confondant les boucles<strong>de</strong> leurs chevelures noire et blon<strong>de</strong>, heurtant leurs visagesroses, où la joie traçait <strong>de</strong>s fossettes ingénues, certes un pèreet surtout une mère <strong>com</strong>prenaient ces petites âmes, pour euxdéjà caractérisées, pour eux déjà passionnées. Ces <strong>de</strong>ux angesfaisaient pâlir par les vives couleurs <strong>de</strong> leurs yeux humi<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>leurs joues brillantes, <strong>de</strong> leur teint blanc, les fleurs du tapismoelleux, ce théâtre <strong>de</strong> leurs ébats, sur lequel ils tombaient, serenversaient, se <strong>com</strong>battaient, se roulaient s<strong>ans</strong> danger. Assisesur une causeuse à l’autre coin <strong>de</strong> la cheminée, en face <strong>de</strong> sonmari, la mère était entourée <strong>de</strong> vêtements épars et restait, unsoulier rouge à la main, d<strong>ans</strong> une attitu<strong>de</strong> pleine <strong>de</strong> laissez-aller.Son indécise sévérité mourait d<strong>ans</strong> un doux sourire gravésur ses lèvres. Âgée d’environ <strong>trente</strong>-six <strong>ans</strong>, elle conservaitencore une beauté due à la rare perfection <strong>de</strong>s lignes <strong>de</strong> son visage,auquel la chaleur, la lumière et le bonheur prêtaient ence moment un éclat surnaturel. Souvent elle cessait <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>rses enfants pour reporter ses yeux caressants sur la gravefigure <strong>de</strong> son mari, et parfois, en se rencontrant, les yeux <strong>de</strong>s<strong>de</strong>ux époux échangeaient <strong>de</strong> muettes jouissances et <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>sréflexions. Le général avait un visage fortement basané.Son front large et pur était sillonné par quelques mèches <strong>de</strong>cheveux grisonnants. Les mâles éclairs <strong>de</strong> ses yeux bleus, labravoure inscrite d<strong>ans</strong> les ri<strong>de</strong>s <strong>de</strong> ses joues flétries, annonçaientqu’il avait acheté par <strong>de</strong> ru<strong>de</strong>s travaux le ruban rougequi fleurissait la boutonnière <strong>de</strong> son habit. En ce moment lesinnocentes joies exprimées par ses <strong>de</strong>ux enfants se reflétaientsur sa physionomie vigoureuse et ferme où perçaient une bonhomie,une can<strong>de</strong>ur indicibles. Ce vieux capitaine était re<strong>de</strong>venupetit s<strong>ans</strong> beaucoup d’efforts. N’y a-t-il pas toujours un peud’amour pour l’enfance chez les soldats qui ont assez121


expérimenté les malheurs <strong>de</strong> la vie pour avoir su reconnaîtreles misères <strong>de</strong> la force et les priviléges <strong>de</strong> la faiblesse ? Plusloin, <strong>de</strong>vant une table ron<strong>de</strong> éclairée par <strong>de</strong>s lampes astralesdont les vives lumières luttaient avec les lueurs pâles <strong>de</strong>s bougiesplacées sur la cheminée, était un jeune garçon <strong>de</strong> treize<strong>ans</strong> qui tournait rapi<strong>de</strong>ment les pages d’un gros livre. Les cris<strong>de</strong> son frère ou <strong>de</strong> sa sœur ne lui causaient aucune distraction,et sa figure accusait la curiosité <strong>de</strong> la jeunesse. Cette profon<strong>de</strong>préoccupation était justifiée par les attachantes merveilles <strong>de</strong>sMille et une Nuits et par un uniforme <strong>de</strong> lycéen. Il restait immobile,d<strong>ans</strong> une attitu<strong>de</strong> méditative, un cou<strong>de</strong> sur la table etla tête appuyée sur l’une <strong>de</strong> ses mains, dont les doigts blancstranchaient au moyen d’une chevelure brune. <strong>La</strong> clarté tombantd’aplomb sur son visage, et le reste du corps étant d<strong>ans</strong>l’obscurité, il ressemblait ainsi à ces portraits noirs où Raphaëls’est représenté lui-même attentif, penché, songeant à l’avenir.Entre cette table et la marquise, une gran<strong>de</strong> et belle jeune filletravaillait, assise <strong>de</strong>vant un métier à tapisserie sur lequel sepenchait et d’où s’éloignait alternativement sa tête, dont lescheveux d’ébène artistement lissés réfléchissaient la lumière. Àelle seule Hélène était un spectacle. Sa beauté se distinguaitpar un rare caractère <strong>de</strong> force et d’élégance. Quoique relevée<strong>de</strong> manière à <strong>de</strong>ssiner <strong>de</strong>s traits vifs autour <strong>de</strong> la tête, la chevelureétait si abondante que, rebelle aux <strong>de</strong>nts du peigne, elle sefrisait énergiquement à la naissance du cou. Ses sourcils, trèsfourniset régulièrement plantés, tranchaient avec la blancheur<strong>de</strong> son front pur. Elle avait même sur la lèvre supérieurequelques signes <strong>de</strong> courage qui figuraient une légère teinte <strong>de</strong>bistre sous un nez grec dont les contours étaient d’une exquiseperfection. Mais la captivante ron<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s formes, la candi<strong>de</strong>expression <strong>de</strong>s autres traits, la tr<strong>ans</strong>parence d’une carnationdélicate, la voluptueuse mollesse <strong>de</strong>s lèvres, le fini <strong>de</strong> l’ovaledécrit par le visage, et surtout la sainteté <strong>de</strong> son regard vierge,imprimaient à cette beauté vigoureuse la suavité féminine, lamo<strong>de</strong>stie enchanteresse que nous <strong>de</strong>mandons à ces anges <strong>de</strong>paix et d’amour. Seulement il n’y avait rien <strong>de</strong> frêle d<strong>ans</strong> cettejeune fille, et son cœur <strong>de</strong>vait être aussi doux, son âme aussiforte que ses proportions étaient magnifiques et que sa figureétait attrayante. Elle imitait le silence <strong>de</strong> son frère le lycéen, etparaissait en proie à l’une <strong>de</strong> ces fatales méditations <strong>de</strong> jeune122


fille, souvent impénétrables à l’observation d’un père ou mêmeà la sagacité <strong>de</strong>s mères : en sorte qu’il était impossible <strong>de</strong> savoirs’il fallait attribuer au jeu <strong>de</strong> la lumière ou à <strong>de</strong>s peines secrètesles ombres capricieuses qui passaient sur son visage<strong>com</strong>me <strong>de</strong> faibles nuées sur un ciel pur.Les <strong>de</strong>ux aînés étaient en ce moment <strong>com</strong>plètement oubliéspar le mari et par la femme. Cependant plusieurs fois le coupd’œil interrogateur du général avait embrassé la scène muettequi, sur le second plan, offrait une gracieuse réalisation <strong>de</strong>s espérancesécrites d<strong>ans</strong> les tumultes enfantins placés sur le <strong>de</strong>vant<strong>de</strong> ce tableau domestique. En expliquant la vie humainepar d’insensibles gradations, ces figures <strong>com</strong>posaient une sorte<strong>de</strong> poème vivant. Le luxe <strong>de</strong>s accessoires qui décoraient le salon,la diversité <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s, les oppositions dues à <strong>de</strong>s vêtementstous divers <strong>de</strong> couleur, les contrastes <strong>de</strong> ces visages sicaractérisés par les différents âges et par les contours que leslumières mettaient en saillie, répandaient sur ces pages humainestoutes les richesses <strong>de</strong>mandées à la sculpture, auxpeintres, aux écrivains. Enfin, le silence et l’hiver, la solitu<strong>de</strong> etla nuit prêtaient leur majesté à cette sublime et naïve <strong>com</strong>position,délicieux effet <strong>de</strong> nature. <strong>La</strong> vie conjugale est pleine <strong>de</strong>ces heures sacrées dont le charme indéfinissable est dû peutêtreà quelque souvenance d’un mon<strong>de</strong> meilleur. Des rayonscélestes jaillissent s<strong>ans</strong> doute sur ces sortes <strong>de</strong> scènes, <strong>de</strong>stinéesà payer à l’homme une partie <strong>de</strong> ses chagrins, à lui faireaccepter l’existence. Il semble que l’univers soit là, <strong>de</strong>vantnous, sous une forme enchanteresse, qu’il déroule ses gran<strong>de</strong>sidées d’ordre, que la vie sociale plai<strong>de</strong> pour ses lois en parlant<strong>de</strong> l’avenir.Cependant, malgré le regard d’attendrissement jeté par Hélènesur Abel et Moïna quand éclatait une <strong>de</strong> leurs joies ; malgréle bonheur peint sur sa luci<strong>de</strong> figure lorsqu’elle contemplaitfurtivement son père, un sentiment <strong>de</strong> profon<strong>de</strong> mélancolieétait empreint d<strong>ans</strong> ses gestes, d<strong>ans</strong> son attitu<strong>de</strong>, et surtoutd<strong>ans</strong> ses yeux voilés par <strong>de</strong> longues paupières. Ses blanches etpuissantes mains, à travers lesquelles la lumière passait enleur <strong>com</strong>muniquant une rougeur diaphane et presque flui<strong>de</strong>,eh ! bien, ses mains tremblaient. Une seule fois, s<strong>ans</strong> se défiermutuellement, ses yeux et ceux <strong>de</strong> la marquise se heurtèrent.Ces <strong>de</strong>ux femmes se <strong>com</strong>prirent alors par un regard terne,123


froid, respectueux chez Hélène, sombre et menaçant chez lamère. Hélène baissa promptement sa vue sur le métier, tiral’aiguille avec prestesse, et <strong>de</strong> long-temps ne releva sa tête, quisemblait lui être <strong>de</strong>venue trop lour<strong>de</strong> à porter. <strong>La</strong> mère étaitelletrop sévère pour sa fille, et jugeait-elle cette sévériténécessaire ? Était-elle jalouse <strong>de</strong> la beauté d’Hélène, avec quielle pouvait rivaliser encore, mais en déployant tous les prestiges<strong>de</strong> la toilette ? Ou la fille avait-elle surpris, <strong>com</strong>me beaucoup<strong>de</strong> filles quand elles <strong>de</strong>viennent clairvoyantes, <strong>de</strong>s secretsque cette femme, en apparence si religieusement fidèle à ses<strong>de</strong>voirs, croyait avoir ensevelis d<strong>ans</strong> son cœur aussi profondémentque d<strong>ans</strong> une tombe ?Hélène était arrivée à un âge où la pureté <strong>de</strong> l’âme porte à<strong>de</strong>s rigidités qui dépassent la juste mesure d<strong>ans</strong> laquelledoivent rester les sentiments. D<strong>ans</strong> certains esprits, les fautesprennent les proportions du crime ; l’imagination réagit alorssur la conscience ; souvent alors les jeunes filles exagèrent lapunition en raison <strong>de</strong> l’étendue qu’elles donnent aux forfaits.Hélène paraissait ne se croire digne <strong>de</strong> personne. Un secret <strong>de</strong>sa vie antérieure, un acci<strong>de</strong>nt peut-être, in<strong>com</strong>pris d’abord,mais développé par les susceptibilités <strong>de</strong> son intelligence surlaquelle influaient les idées religieuses, semblait l’avoir <strong>de</strong>puispeu <strong>com</strong>me dégradée romanesquement à ses propres yeux. Cechangement d<strong>ans</strong> sa conduite avait <strong>com</strong>mencé le jour où elleavait lu, d<strong>ans</strong> la récente traduction <strong>de</strong>s théâtres étrangers, labelle tragédie <strong>de</strong> Guillaume Tell, par Schiller. Après avoir grondésa fille <strong>de</strong> laisser tomber le volume, la mère avait remarquéque le ravage causé par cette lecture d<strong>ans</strong> l’âme d’Hélène venait<strong>de</strong> la scène où le poète établit une sorte <strong>de</strong> fraternité entreGuillaume Tell, qui verse le sang d’un homme pour sauver toutun peuple, et Jean-le-Parrici<strong>de</strong>. Devenue humble, pieuse et recueillie,Hélène ne souhaitait plus d’aller au bal. Jamais ellen’avait été si caressante pour son père, surtout quand la marquisen’était pas témoin <strong>de</strong> ses cajoleries <strong>de</strong> jeune fille. Néanmoins,s’il existait du refroidissement d<strong>ans</strong> l’affection d’Hélènepour sa mère, il était si finement exprimé, que le général ne<strong>de</strong>vait pas s’en apercevoir, quelque jaloux qu’il pût être <strong>de</strong>l’union qui régnait d<strong>ans</strong> sa famille. Nul homme n’aurait eu l’œilassez perspicace pour son<strong>de</strong>r la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux cœursféminins : l’un jeune et généreux, l’autre sensible et fier ; le124


premier, trésor d’indulgence ; le second, plein <strong>de</strong> finesse etd’amour. Si la mère contristait sa fille par un adroit <strong>de</strong>spotisme<strong>de</strong> femme, il n’était sensible qu’aux yeux <strong>de</strong> la victime. Aureste, l’événement seulement fit naître ces conjectures toutesinsolubles. Jusqu’à cette nuit, aucune lumière accusatrice nes’était échappée <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux âmes ; mais entre elles et Dieucertainement il s’élevait quelque sinistre mystère.– Allons, Abel, s’écria la marquise en saisissant un momentoù silencieux et fatigués Moïna et son frère restaient immobiles; allons, venez, mon fils, il faut vous coucher… Et, lui lançantun regard impérieux, elle le prit vivement sur ses genoux.– Comment, dit le général, il est dix heures et <strong>de</strong>mie, et pasun <strong>de</strong> nos domestiques n’est rentré ? Ah ! les <strong>com</strong>pères.Gustave, ajouta-t-il en se tournant vers son fils, je ne t’ai donnéce livre qu’à la condition <strong>de</strong> le quitter à dix heures ; tu auraisdû le fermer toi-même à l’heure dite et t’aller coucher <strong>com</strong>metu me l’avais promis. Si tu veux être un homme remarquable, ilfaut faire <strong>de</strong> ta parole une secon<strong>de</strong> religion, et y tenir <strong>com</strong>me àton honneur. Fox, un <strong>de</strong>s plus grands orateurs <strong>de</strong> l’Angleterre,était surtout remarquable par la beauté <strong>de</strong> son caractère. <strong>La</strong> fidélitéaux engagements pris est la principale <strong>de</strong> ses qualités.D<strong>ans</strong> son enfance, son père, un Anglais <strong>de</strong> vieille roche, luiavait donné une leçon assez vigoureuse pour faire une éternelleimpression sur l’esprit d’un jeune enfant. À ton âge, Foxvenait, pendant les vacances, chez son père, qui avait, <strong>com</strong>metous les riches Anglais, un parc assez considérable autour <strong>de</strong>son château. Il se trouvait d<strong>ans</strong> ce parc un vieux kiosque qui<strong>de</strong>vait être abattu et reconstruit d<strong>ans</strong> un endroit où le point <strong>de</strong>vue était magnifique. Les enfants aiment beaucoup à voir démolir.Le petit Fox voulait avoir quelques jours <strong>de</strong> vacances <strong>de</strong>plus pour assister à la chute du pavillon ; mais son père exigeaitqu’il rentrât au collége au jour fixé pour l’ouverture <strong>de</strong>sclasses ; <strong>de</strong> là brouille entre le père et le fils. <strong>La</strong> mère, <strong>com</strong>metoutes les mam<strong>ans</strong>, appuya le petit Fox. Le père promit alorssolennellement à son fils qu’il attendrait aux vacances prochainespour démolir le kiosque. Fox retourne au collège. Lepère crut qu’un petit garçon distrait par ses étu<strong>de</strong>s oublieraitcette circonstance, il fit abattre le kiosque et le reconstruisit àl’autre endroit. L’entêté garçon ne songeait qu’à ce kiosque.Quand il vint chez son père, son premier soin fut d’aller voir le125


vieux bâtiment ; mais il revint tout triste au moment du déjeuner,et dit à son père : – Vous m’avez trompé. Le vieux gentilhommeanglais dit avec une confusion pleine <strong>de</strong> dignité : –C’est vrai, mon fils, mais je réparerai ma faute. Il faut tenir àsa parole plus qu’à sa fortune ; car tenir à sa parole donne lafortune, et toutes les fortunes n’effacent pas la tache faite à laconscience par un manque <strong>de</strong> parole. Le père fit reconstruirele vieux pavillon <strong>com</strong>me il était ; puis, après l’avoir reconstruit,il ordonna qu’on l’abattît sous les yeux <strong>de</strong> son fils. Que ceci,Gustave, te serve <strong>de</strong> leçon.Gustave, qui avait attentivement écouté son père, ferma lelivre à l’instant. Il se fit un moment <strong>de</strong> silence pendant lequelle général s’empara <strong>de</strong> Moïna, qui se débattait contre le sommeil,et la posa doucement sur lui. <strong>La</strong> petite laissa rouler satête chancelante sur la poitrine du père et s’y endormit alorstout à fait, enveloppée d<strong>ans</strong> les rouleaux dorés <strong>de</strong> sa jolie chevelure.En cet instant, <strong>de</strong>s pas rapi<strong>de</strong>s retentirent d<strong>ans</strong> la rue,sur la terre ; et soudain trois coups, frappés à la porte, réveillèrentles échos <strong>de</strong> la maison. Ces coups prolongés eurentun accent aussi facile à <strong>com</strong>prendre que le cri d’un homme endanger <strong>de</strong> mourir. Le chien <strong>de</strong> gar<strong>de</strong> aboya d’un ton <strong>de</strong> fureur.Hélène, Gustave, le général et sa femme tressaillirent vivement; mais Abel, que sa mère achevait <strong>de</strong> coiffer, et Moïna nes’éveillèrent pas.– Il est pressé, celui-là, s’écria le militaire en déposant sa fillesur la bergère.Il sortit brusquement du salon s<strong>ans</strong> avoir entendu la prière<strong>de</strong> sa femme.– Mon ami, n’y va pas…Le marquis passa d<strong>ans</strong> sa chambre à coucher, y prit unepaire <strong>de</strong> pistolets, alluma sa lanterne sour<strong>de</strong>, s’élança vers l’escalier,<strong>de</strong>scendit avec la rapidité <strong>de</strong> l’éclair, et se trouva bientôtà la porte <strong>de</strong> la maison où son fils le suivit intrépi<strong>de</strong>ment.– Qui est là ? <strong>de</strong>manda-t-il.– Ouvrez, répondit une voix presque suffoquée par <strong>de</strong>s respirationshaletantes.– Êtes-vous ami ?– Oui, ami.– Êtes-vous seul ?– Oui, mais ouvrez, car ils viennent !126


Un homme se glissa sous le porche avec la fantastique vélocitéd’une ombre aussitôt que le général eut entrebâillé la porte ;et, s<strong>ans</strong> qu’il pût s’y opposer, l’inconnu l’obligea <strong>de</strong> la lâcheren la repoussant par un vigoureux coup <strong>de</strong> pied, et s’y appuyarésolument <strong>com</strong>me pour empêcher <strong>de</strong> la rouvrir. Le général,qui leva soudain son pistolet et sa lanterne sur la poitrine <strong>de</strong>l’étranger afin <strong>de</strong> le tenir en respect, vit un homme <strong>de</strong>moyenne taille enveloppé d<strong>ans</strong> une pelisse fourrée, vêtement<strong>de</strong> vieillard, ample et traînant, qui semblait ne pas avoir étéfait pour lui. Soit pru<strong>de</strong>nce ou hasard, le fugitif avait le frontentièrement couvert par un chapeau qui lui tombait sur lesyeux.– Monsieur, dit-il au général, abaissez le canon <strong>de</strong> votre pistolet.Je ne prétends pas rester chez vous s<strong>ans</strong> votre consentement; mais si je sors, la mort m’attend à la barrière. Et quellemort ! vous en répondriez à Dieu. Je vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> l’hospitalitépour <strong>de</strong>ux heures. Songez-y bien, monsieur, quelque suppliantque je sois, je dois <strong>com</strong>man<strong>de</strong>r avec le <strong>de</strong>spotisme <strong>de</strong> la nécessité.Je veux l’hospitalité <strong>de</strong> l’Arabie. Que je vous sois sacré ; sinon,ouvrez, j’irai mourir. Il me faut le secret, un asile et <strong>de</strong>l’eau. Oh ! <strong>de</strong> l’eau ? répéta-t-il d’une voix qui râlait.– Qui êtes-vous, <strong>de</strong>manda le général, surpris <strong>de</strong> la volubilitéfiévreuse avec laquelle parlait l’inconnu.– Ah ! qui je suis ? Eh ! bien, ouvrez, je m’éloigne, réponditl’homme avec l’accent d’une infernale ironie.Malgré l’adresse avec laquelle le marquis promenait lesrayons <strong>de</strong> sa lanterne, il ne pouvait voir que le bas <strong>de</strong> ce visage,et rien n’y plaidait en faveur d’une hospitalité si singulièrementréclamée : les joues étaient tremblantes, livi<strong>de</strong>s, et lestraits horriblement contractés. D<strong>ans</strong> l’ombre projetée par lebord du chapeau, les yeux se <strong>de</strong>ssinaient <strong>com</strong>me <strong>de</strong>ux lueursqui firent presque pâlir la faible lumière <strong>de</strong> la bougie. Cependantil fallait une réponse.– Monsieur, dit le général, votre langage est si extraordinaire,qu’à ma place vous…– Vous disposez <strong>de</strong> ma vie, s’écria l’étranger d’un son <strong>de</strong> voixterrible en interrompant son hôte.– Deux heures, dit le marquis irrésolu.– Deux heures, répéta l’homme.127


Mais tout à coup il repoussa son chapeau par un geste <strong>de</strong>désespoir, se découvrit le front et lança, <strong>com</strong>me s’il voulaitfaire une <strong>de</strong>rnière tentative, un regard dont la vive clarté pénétral’âme du général. Ce jet d’intelligence et <strong>de</strong> volonté ressemblaità un éclair, et fut écrasant <strong>com</strong>me la foudre ; car il est <strong>de</strong>smoments où les hommes sont investis d’un pouvoirinexplicable.– Allez, qui que vous puissiez être, vous serez en sûreté sousmon toit, reprit gravement le maître du logis qui crut obéir àl’un <strong>de</strong> ces mouvements instinctifs que l’homme ne sait pastoujours expliquer.– Dieu vous le ren<strong>de</strong>, ajouta l’inconnu en laissant échapperun profond soupir.– Êtes-vous armé, <strong>de</strong>manda le général.Pour toute réponse, l’étranger lui donnant à peine le temps<strong>de</strong> jeter un coup d’œil sur sa pelisse, l’ouvrit et la replia lestement.Il était s<strong>ans</strong> armes apparentes et d<strong>ans</strong> le costume d’unjeune homme qui sort du bal. Quelque rapi<strong>de</strong> que fût l’examendu soupçonneux militaire, il en vit assez pour s’écrier : – Oùdiable avez-vous pu vous éclabousser ainsi par un temps sisec ?– Encore <strong>de</strong>s questions ! répondit-il avec un air <strong>de</strong> hauteur.En ce moment, le marquis aperçut son fils et se souvint <strong>de</strong> laleçon qu’il venait <strong>de</strong> lui faire sur la stricte exécution <strong>de</strong> la paroledonnée ; il fut si vivement contrarié <strong>de</strong> cette circonstance,qu’il lui dit, non s<strong>ans</strong> un ton <strong>de</strong> colère : – Comment, petit drôle,te trouves-tu là au lieu d’être d<strong>ans</strong> ton lit ?– Parce que j’ai cru pouvoir vous être utile d<strong>ans</strong> le danger,répondit Gustave.– Allons, monte à ta chambre, dit le père adouci par la réponse<strong>de</strong> son fils. Et vous, dit-il en s’adressant à l’inconnu,suivez-moi.Ils <strong>de</strong>vinrent silencieux <strong>com</strong>me <strong>de</strong>ux joueurs qui se défientl’un <strong>de</strong> l’autre. Le général <strong>com</strong>mença même à concevoir <strong>de</strong> sinistrespressentiments. L’inconnu lui pesait déjà sur le cœur<strong>com</strong>me un cauchemar ; mais, dominé par la foi du serment, il leconduisit à travers les corridors, les escaliers <strong>de</strong> sa maison, etle fit entrer d<strong>ans</strong> une gran<strong>de</strong> chambre située au second étage,précisément au-<strong>de</strong>ssus du salon. Cette pièce inhabitée servait<strong>de</strong> séchoir en hiver, ne <strong>com</strong>muniquait à aucun appartement, et128


n’avait d’autre décoration, sur ses quatre murs jaunis, qu’unméchant miroir laissé sur la cheminée par le précé<strong>de</strong>nt propriétaire,et une gran<strong>de</strong> glace qui, s’étant trouvée s<strong>ans</strong> emploilors <strong>de</strong> l’emménagement du marquis, fut provisoirement miseen face <strong>de</strong> la cheminée. Le plancher <strong>de</strong> cette vaste m<strong>ans</strong>ar<strong>de</strong>n’avait jamais été balayé, l’air y était glacial, et <strong>de</strong>ux vieilleschaises dépaillées en <strong>com</strong>posaient tout le mobilier. Après avoirposé sa lanterne sur l’appui <strong>de</strong> la cheminée, le général dit àl’inconnu : – Votre sécurité veut que cette misérable m<strong>ans</strong>ar<strong>de</strong>vous serve d’asile. Et, <strong>com</strong>me vous avez ma parole pour le secret,vous me permettrez <strong>de</strong> vous y enfermer.L’homme baissa la tête en signe d’adhésion.– Je n’ai <strong>de</strong>mandé qu’un asile, le secret et <strong>de</strong> l’eau, ajouta-t-il.– Je vais vous en apporter, répondit le marquis qui ferma laporte avec soin et <strong>de</strong>scendit à tâtons d<strong>ans</strong> le salon pour y venirprendre un flambeau afin d’aller chercher lui-même une carafed<strong>ans</strong> l’office.– Hé ! bien, monsieur, qu’y a-t-il ? <strong>de</strong>manda vivement la marquiseà son mari.– Rien, ma chère, répondit-il d’un air froid.– Mais nous avons cependant bien écouté, vous venez <strong>de</strong>conduire quelqu’un là-haut…– Hélène, reprit le général en regardant sa fille qui leva latête vers lui, songez que l’honneur <strong>de</strong> votre père repose survotre discrétion. Vous <strong>de</strong>vez n’avoir rien entendu.<strong>La</strong> jeune fille répondit par un mouvement <strong>de</strong> tête significatif.<strong>La</strong> marquise <strong>de</strong>meura tout interdite et piquée intérieurement<strong>de</strong> la manière dont s’y prenait son mari pour lui imposer silence.Le général alla prendre une carafe, un verre, et remontad<strong>ans</strong> la chambre où était son prisonnier : il le trouva <strong>de</strong>bout,appuyé contre le mur, près <strong>de</strong> la cheminée, la tête nue ; il avaitjeté son chapeau sur une <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux chaises. L’étranger ne s’attendaits<strong>ans</strong> doute pas à se voir si vivement éclairé. Son frontse plissa et sa figure <strong>de</strong>vint soucieuse quand ses yeux rencontrèrentles yeux perçants du général ; mais il s’adoucit et pritune physionomie gracieuse pour remercier son protecteur.Lorsque ce <strong>de</strong>rnier eut placé le verre et la carafe sur l’appui <strong>de</strong>la cheminée, l’inconnu, après lui avoir encore jeté son regardflamboyant, rompit le silence.129


– Monsieur, dit-il d’une voix douce qui n’eut plus <strong>de</strong> convulsionsgutturales <strong>com</strong>me précé<strong>de</strong>mment mais qui néanmoins accusaitencore un tremblement intérieur, je vais vous paraîtrebizarre. Excusez <strong>de</strong>s caprices nécessaires. Si vous restez là, jevous prierai <strong>de</strong> ne pas me regar<strong>de</strong>r quand je boirai.Contrarié <strong>de</strong> toujours obéir à un homme qui lui déplaisait, legénéral se retourna brusquement. L’étranger tira <strong>de</strong> sa pocheun mouchoir blanc, s’en enveloppa la main droite ; puis il saisitla carafe, et but d’un trait l’eau qu’elle contenait. S<strong>ans</strong> penserà enfreindre son serment tacite, le marquis regarda machinalementd<strong>ans</strong> la glace ; mais alors la correspondance <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux miroirspermettant à ses yeux <strong>de</strong> parfaitement embrasser l’inconnu,il vit le mouchoir se rougir soudain par le contact <strong>de</strong>smains qui étaient pleines <strong>de</strong> sang.– Ah ! vous m’avez regardé, s’écria l’homme quand aprèsavoir bu et s’être enveloppé d<strong>ans</strong> son manteau il examina le générald’un air soupçonneux. Je suis perdu. Ils viennent, lesvoici !– Je n’entends rien, dit le marquis.– Vous n’êtes pas intéressé, <strong>com</strong>me je le suis, à écouter d<strong>ans</strong>l’espace.– Vous vous êtes donc battu en duel, pour être ainsi couvert<strong>de</strong> sang ? <strong>de</strong>manda le général assez ému en distinguant la couleur<strong>de</strong>s larges taches dont les vêtements <strong>de</strong> son hôte étaientimbibés.– Oui, un duel, vous l’avez dit, répéta l’étranger en laissanterrer sur ses lèvres un sourire amer.En ce moment, le son <strong>de</strong>s pas <strong>de</strong> plusieurs chevaux au grandgalop retentit d<strong>ans</strong> le lointain ; mais ce bruit était faible<strong>com</strong>me les premières lueurs du matin. L’oreille exercée du généralreconnut la marche <strong>de</strong>s chevaux disciplinés par le régime<strong>de</strong> l’escadron.– C’est la gendarmerie, dit-il.Il jeta sur son prisonnier un regard <strong>de</strong> nature à dissiper lesdoutes qu’il avait pu lui suggérer par son indiscrétion involontaire,remporta la lumière et revint au salon. À peine posait-illa clef <strong>de</strong> la chambre haute sur la cheminée que le bruit produitpar la cavalerie grossit et s’approcha du pavillon avec unerapidité qui le fit tressaillir. En effet, les chevaux s’arrêtèrent àla porte <strong>de</strong> la maison. Après avoir échangé quelques paroles130


avec ses camara<strong>de</strong>s, un cavalier <strong>de</strong>scendit, frappa ru<strong>de</strong>ment,et obligea le général d’aller ouvrir. Ce <strong>de</strong>rnier ne fut pasmaître d’une émotion secrète à l’aspect <strong>de</strong> six gendarmes dontles chapeaux bordés d’argent brillaient à la clarté <strong>de</strong> la lune.– Monseigneur, lui dit un brigadier, n’avez-vous pas entendutout à l’heure un homme courant vers la barrière ?– Vers la barrière ? Non.– Vous n’avez ouvert votre porte à personne ?– Ai-je donc l’habitu<strong>de</strong> d’ouvrir moi-même ma porte ?…– Mais, pardon, mon général, en ce moment, il me sembleque…– Ah ! çà, s’écria le marquis avec un accent <strong>de</strong> colère, allezvous me plaisanter ? avez-vous le droit…– Rien, rien, monseigneur, reprit doucement le brigadier.Vous excuserez notre zèle. Nous savons bien qu’un pair <strong>de</strong>France ne s’expose pas à recevoir un assassin à cette heure <strong>de</strong>la nuit ; mais le désir d’avoir quelques renseignements…– Un assassin ! s’écria le général. Et qui donc a été…– Monsieur le marquis <strong>de</strong> Mauny vient d’être haché en je nesais <strong>com</strong>bien <strong>de</strong> morceaux, reprit le gendarme. Mais l’assassinest vivement poursuivi. Nous sommes certains qu’il est d<strong>ans</strong>les environs, et nous allons le traquer. Excusez, mon général.Le gendarme parlait en remontant à cheval, en sorte qu’il nelui fut heureusement pas possible <strong>de</strong> voir la figure du général.Habitué à tout supposer, le brigadier aurait peut-être conçu<strong>de</strong>s soupçons à l’aspect <strong>de</strong> cette physionomie ouverte où sepeignaient si fidèlement les mouvements <strong>de</strong> l’âme.– Sait-on le nom du meurtrier ? <strong>de</strong>manda le général.– Non, répondit le cavalier. Il a laissé le secrétaire plein d’oret <strong>de</strong> billets <strong>de</strong> banque, s<strong>ans</strong> y toucher.– C’est une vengeance, dit le marquis.– Ah ! bah ! sur un vieillard ?… Non, non, ce gaillard-là n’aurapas eu le temps <strong>de</strong> faire son coup.Et le gendarme rejoignit ses <strong>com</strong>pagnons, qui galopaient déjàd<strong>ans</strong> le lointain. Le général resta pendant un moment enproie à <strong>de</strong>s perplexités faciles à <strong>com</strong>prendre. Bientôt il entenditses domestiques qui revenaient en se disputant avec unesorte <strong>de</strong> chaleur, et dont les voix retentissaient d<strong>ans</strong> le carrefour<strong>de</strong> Montreuil. Quand ils arrivèrent, sa colère, à laquelle ilfallait un prétexte pour s’exhaler, tomba sur eux avec l’éclat <strong>de</strong>131


la foudre. Sa voix fit trembler les échos <strong>de</strong> la maison. Puis ils’apaisa tout à coup, lorsque le plus hardi, le plus adroitd’entre eux, son valet <strong>de</strong> chambre, excusa leur retard en lui disantqu’ils avaient été arrêtés à l’entrée <strong>de</strong> Montreuil par <strong>de</strong>sgendarmes et <strong>de</strong>s agents <strong>de</strong> police en quête d’un assassin. Legénéral se tut soudain. Puis, rappelé par ce mot aux <strong>de</strong>voirs <strong>de</strong>sa singulière position, il ordonna sèchement à tous ses gensd’aller se coucher aussitôt en les laissant étonnés <strong>de</strong> la facilitéavec laquelle il admettait le mensonge du valet <strong>de</strong> chambre.Mais pendant que ces événements se passaient d<strong>ans</strong> la cour,un inci<strong>de</strong>nt léger en apparence avait changé la situation <strong>de</strong>sautres personnages qui figurent d<strong>ans</strong> cette histoire. À peine lemarquis était-il sorti que sa femme, jetant alternativement lesyeux sur la clef <strong>de</strong> la m<strong>ans</strong>ar<strong>de</strong> et sur Hélène, finit par dire àvoix basse en se penchant vers sa fille : – Hélène, votre père alaissé la clef sur la cheminée.<strong>La</strong> jeune fille étonnée leva la tête, et regarda timi<strong>de</strong>ment samère dont les yeux pétillaient <strong>de</strong> curiosité.– Hé ! bien, maman ? répondit-elle d’une voix troublée.– Je voudrais bien savoir ce qui se passe là-haut. S’il y a unepersonne, elle n’a pas encore bougé. Vas-y donc…– Moi ? dit la jeune fille avec une sorte d’effroi.– As-tu peur ?– Non, madame, mais je crois avoir distingué le pas d’unhomme.– Si je pouvais y aller moi-même, je ne vous aurais pas prié<strong>de</strong> monter, Hélène, reprit sa mère avec un ton <strong>de</strong> dignitéfroi<strong>de</strong>. Si votre père rentrait et ne me trouvait pas, il mechercherait peut-être, tandis qu’il ne s’apercevra pas <strong>de</strong> votreabsence.– Madame, répondit Hélène, si vous me le <strong>com</strong>man<strong>de</strong>z, j’irai ;mais je perdrai l’estime <strong>de</strong> mon père…– Comment ! dit la marquise avec un accent d’ironie. Maispuisque vous prenez au sérieux ce qui n’était qu’une plaisanteriemaintenant je vous ordonne d’aller voir qui est là-haut. Voicila clef, ma fille ! Votre père, en vous re<strong>com</strong>mandant le silencesur ce qui se passe en ce moment chez lui, ne vous apoint interdit <strong>de</strong> monter à cette chambre. Allez, et sachezqu’une mère ne doit jamais être jugée par sa fille…132


Après avoir prononcé ces <strong>de</strong>rnières paroles avec toute la sévéritéd’une mère offensée, la marquise prit la clef et la remit àHélène, qui se leva s<strong>ans</strong> dire un mot, et quitta le salon.– Ma mère saura toujours bien obtenir son pardon ; mais moije serai perdue d<strong>ans</strong> l’esprit <strong>de</strong> mon père. Veut-elle donc mepriver <strong>de</strong> la tendresse qu’il a pour moi, me chasser <strong>de</strong> samaison ?Ces idées fermentèrent soudain d<strong>ans</strong> son imagination pendantqu’elle marchait s<strong>ans</strong> lumière le long du corridor, au fondduquel était la porte <strong>de</strong> la chambre mystérieuse. Quand elle yarriva, le désordre <strong>de</strong> ses pensées eut quelque chose <strong>de</strong> fatal.Cette espèce <strong>de</strong> méditation confuse servit à faire débor<strong>de</strong>rmille sentiments contenus jusque-là d<strong>ans</strong> son cœur. Ne croyantpeut-être déjà plus à un heureux avenir, elle acheva, d<strong>ans</strong> cemoment affreux, <strong>de</strong> désespérer <strong>de</strong> sa vie. Elle trembla convulsivementen approchant la clef <strong>de</strong> la serrure, et son émotion <strong>de</strong>vintmême si forte qu’elle s’arrêta pendant un instant pourmettre la main sur son cœur, <strong>com</strong>me si elle avait le pouvoird’en calmer les battements profonds et sonores. Enfin elle ouvritla porte. Le cri <strong>de</strong>s gonds avait s<strong>ans</strong> doute vainement frappél’oreille du meurtrier. Quoique son ouïe fût très-fine, il restapresque collé sur le mur, immobile et <strong>com</strong>me perdu d<strong>ans</strong> sespensées. Le cercle <strong>de</strong> lumière projeté par la lanterne l’éclairaitfaiblement, et il ressemblait, d<strong>ans</strong> cette zone <strong>de</strong> clair-obscur, àces sombres statues <strong>de</strong> chevaliers, toujours <strong>de</strong>bout à l’encoignure<strong>de</strong> quelque tombe noire sous les chapelles gothiques.Des gouttes <strong>de</strong> sueur froi<strong>de</strong> sillonnaient son front jaune etlarge. Une audace incroyable brillait sur ce visage fortementcontracté. Ses yeux <strong>de</strong> feu, fixes et secs, semblaient contemplerun <strong>com</strong>bat d<strong>ans</strong> l’obscurité qui était <strong>de</strong>vant lui. Des penséestumultueuses passaient rapi<strong>de</strong>ment sur cette face, dontl’expression ferme et précise indiquait une âme supérieure.Son corps, son attitu<strong>de</strong>, ses proportions, s’accordaient avecson génie sauvage. Cet homme était tout force et tout puissance,et il envisageait les ténèbres <strong>com</strong>me une visible image<strong>de</strong> son avenir. Habitué à voir les figures énergiques <strong>de</strong>s géantsqui se pressaient autour <strong>de</strong> Napoléon, et préoccupé par unecuriosité morale, le général n’avait pas fait attention aux singularitésphysiques <strong>de</strong> cet homme extraordinaire ; mais, sujette,<strong>com</strong>me toutes les femmes, aux impressions extérieures, Hélène133


fut saisie par le mélange <strong>de</strong> lumière et d’ombre, <strong>de</strong> grandioseet <strong>de</strong> passion, par un poétique chaos qui donnait à l’inconnul’apparence <strong>de</strong> Lucifer se relevant <strong>de</strong> sa chute. Tout à coup latempête peinte sur ce visage s’apaisa <strong>com</strong>me par magie, et l’indéfinissableempire dont l’étranger était, à son insu peut-être,le principe et l’effet, se répandit autour <strong>de</strong> lui avec la progressiverapidité d’une inondation. Un torrent <strong>de</strong> pensées découla<strong>de</strong> son front au moment où ses traits reprirent leurs formes naturelles.Charmée, soit par l’étrangeté <strong>de</strong> cette entrevue, soitpar le mystère d<strong>ans</strong> lequel elle pénétrait, la jeune fille put alorsadmirer une physionomie douce et pleine d’intérêt. Elle restapendant quelque temps d<strong>ans</strong> un prestigieux silence et en proieà <strong>de</strong>s troubles jusqu’alors inconnus à sa jeune âme. Mais bientôt,soit qu’Hélène eût laissé échapper une exclamation, eûtfait un mouvement ; soit que l’assassin, revenant du mon<strong>de</strong>idéal au mon<strong>de</strong> réel, entendît une autre respiration que lasienne, il tourna la tête vers la fille <strong>de</strong> son hôte, et aperçut indistinctementd<strong>ans</strong> l’ombre la figure sublime et les formes majestueusesd’une créature qu’il dut prendre pour un ange, à lavoir immobile et vague <strong>com</strong>me une apparition.– Monsieur ! dit-elle d’une voix palpitante.Le meurtrier tressaillit.– Une femme ! s’écria-t-il doucement. Est-ce possible ?Éloignez-vous, reprit-il. Je ne reconnais à personne le droit <strong>de</strong>me plaindre, <strong>de</strong> m’absoudre ou <strong>de</strong> me condamner. Je dois vivreseul. Allez, mon enfant, ajouta-t-il avec un geste <strong>de</strong> souverain,je reconnaîtrais mal le service que me rend le maître <strong>de</strong> cettemaison, si je laissais une seule <strong>de</strong>s personnes qui l’habitentrespirer le même air que moi. Il faut me soumettre aux lois dumon<strong>de</strong>.Cette <strong>de</strong>rnière phrase fut prononcée à voir basse. En achevantd’embrasser par sa profon<strong>de</strong> intuition les misères que réveillacette idée mélancolique, il jeta sur Hélène un regard <strong>de</strong>serpent, et remua d<strong>ans</strong> le cœur <strong>de</strong> cette singulière jeune filleun mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> pensées encore endormi chez elle. Ce fut <strong>com</strong>meune lumière qui lui aurait éclairé <strong>de</strong>s pays inconnus. Son âmefut terrassée, subjuguée, s<strong>ans</strong> qu’elle trouvât la force <strong>de</strong> se défendrecontre le pouvoir magnétique <strong>de</strong> ce regard, quelque involontairementlancé qu’il fût.134


Honteuse et tremblante, elle sortit et ne revint au salonqu’un instant avant le retour <strong>de</strong> son père, en sorte qu’elle neput rien dire à sa mère.Le général, tout préoccupé, se promena silencieusement, lesbras croisés, allant d’un pas uniforme <strong>de</strong>s fenêtres qui donnaientsur la rue aux fenêtres du jardin. Sa femme gardait Abelendormi. Moïna, posée sur la bergère <strong>com</strong>me un oiseau d<strong>ans</strong>son nid, sommeillait insouciante. <strong>La</strong> sœur aînée tenait une pelote<strong>de</strong> soie d<strong>ans</strong> une main, d<strong>ans</strong> l’autre une aiguille, etcontemplait le feu. Le profond silence qui régnait au salon, au<strong>de</strong>hors et d<strong>ans</strong> la maison, n’était interrompu que par les pastraînants <strong>de</strong>s domestiques, qui allèrent se coucher un à un ;par quelques rires étouffés, <strong>de</strong>rnier écho <strong>de</strong> leur joie et <strong>de</strong> lafête nuptiale ; puis encore par les portes <strong>de</strong> leurs chambresrespectives, au moment où ils les ouvrirent en se parlant lesuns aux autres, et quand ils les fermèrent. Quelques bruitssourds retentirent encore auprès <strong>de</strong>s lits. Une chaise tomba.<strong>La</strong> toux d’un vieux cocher résonna faiblement et se tut. Maisbientôt la sombre majesté qui éclate d<strong>ans</strong> la nature endormie àminuit domina partout. Les étoiles seules brillaient. Le froidavait saisi la terre. Pas un être ne parla, ne remua. Seulementle feu bruissait, <strong>com</strong>me pour faire <strong>com</strong>prendre la profon<strong>de</strong>urdu silence. L’horloge <strong>de</strong> Montreuil sonna une heure. En ce moment<strong>de</strong>s pas extrêmement légers retentirent faiblement d<strong>ans</strong>l’étage supérieur. Le marquis et sa fille, certains d’avoir enfermél’assassin <strong>de</strong> monsieur <strong>de</strong> Mauny, attribuèrent ces mouvementsà une <strong>de</strong>s femmes, et ne furent pas étonnés d’entendreouvrir les portes <strong>de</strong> la pièce qui précédait le salon. Tout à couple meurtrier apparut au milieu d’eux. <strong>La</strong> stupeur d<strong>ans</strong> laquellele marquis était plongé, la vive curiosité <strong>de</strong> la mère et l’étonnement<strong>de</strong> la fille lui ayant permis d’avancer presque au milieudu salon, il dit au général d’une voix singulièrement calme etmélodieuse : – Monseigneur, les <strong>de</strong>ux heures vont expirer.– Vous ici ! s’écria le général. Par quelle puissance ? Et, d’unregard terrible, il interrogea sa femme et ses enfants. Hélène<strong>de</strong>vint rouge <strong>com</strong>me le feu. – Vous, reprit le militaire d’un tonpénétré, vous au milieu <strong>de</strong> nous ! Un assassin couvert <strong>de</strong> sangici ! Vous souillez ce tableau ! Sortez, sortez, ajouta-t-il avec unaccent <strong>de</strong> fureur.135


Au mot d’assassin, la marquise jeta un cri. Quant à Hélène,ce mot sembla déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> sa vie, son visage n’accusa pas lemoindre étonnement. Elle semblait avoir attendu cet homme.Ses pensées si vastes eurent un sens. <strong>La</strong> punition que le ciel réservaità ses fautes éclatait. Se croyant aussi criminelle quel’était cet homme, la jeune fille le regarda d’un œil serein : elleétait sa <strong>com</strong>pagne, sa sœur. Pour elle, un <strong>com</strong>man<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>Dieu se manifestait d<strong>ans</strong> cette circonstance. Quelques annéesplus tard, la raison aurait fait justice <strong>de</strong> ses remords ; mais ence moment ils la rendaient insensée. L’étranger resta immobileet froid. Un sourire <strong>de</strong> dédain se peignit d<strong>ans</strong> ses traits et surses larges lèvres rouges.– Vous reconnaissez bien mal la noblesse <strong>de</strong> mes procédésenvers vous, dit-il lentement. Je n’ai pas voulu toucher <strong>de</strong> mesmains le verre d<strong>ans</strong> lequel vous m’avez donné <strong>de</strong> l’eau pourapaiser ma soif. Je n’ai pas même pensé à laver mes mains sanglantessous votre toit, et j’en sors n’y ayant laissé <strong>de</strong> moncrime (à ces mots ses lèvres se <strong>com</strong>primèrent) que l’idée, enessayant <strong>de</strong> passer ici s<strong>ans</strong> laisser <strong>de</strong> trace. Enfin je n’ai pasmême permis à votre fille <strong>de</strong>…– Ma fille ! s’écria le général en jetant sur Hélène un coupd’œil d’horreur. Ah ! malheureux, sors, ou je te tue.– Les <strong>de</strong>ux heures ne sont pas expirées. Vous ne pouvez nime tuer ni me livrer s<strong>ans</strong> perdre votre propre estime et – lamienne.À ce <strong>de</strong>rnier mot, le militaire stupéfait essaya <strong>de</strong> contemplerle criminel, mais il fut obligé <strong>de</strong> baisser les yeux, il se sentaithors d’état <strong>de</strong> soutenir l’insupportable éclat d’un regard quipour la secon<strong>de</strong> fois lui désorganisait l’âme. Il craignit <strong>de</strong> mollirencore en reconnaissant que sa volonté s’affaiblissait déjà.– Assassiner un vieillard ! Vous n’avez donc jamais vu <strong>de</strong>famille ? dit-il alors en lui montrant par un geste paternel safemme et ses enfants.– Oui, un vieillard, répéta l’inconnu dont le front se contractalégèrement.– L’avoir coupé en morceaux !– Je l’ai coupé en morceaux, reprit l’assassin avec calme.– Fuyez ! s’écria le général s<strong>ans</strong> oser regar<strong>de</strong>r son hôte.Notre pacte est rompu. Je ne vous tuerai pas. Non ! je ne me136


ferai jamais le pourvoyeur <strong>de</strong> l’échafaud. Mais sortez, vousnous faites horreur.– Je le sais, répondit le criminel avec résignation. Il n’y a pas<strong>de</strong> terre en France où je puisse poser mes pieds avec sécurité ;mais, si la justice savait, <strong>com</strong>me Dieu, juger les spécialités ; sielle daignait s’enquérir qui, <strong>de</strong> l’assassin ou <strong>de</strong> la victime, estle monstre, je resterais fièrement parmi les hommes. Ne<strong>de</strong>vinez-vous pas <strong>de</strong>s crimes antérieurs chez un homme qu’onvient <strong>de</strong> hacher ? Je me suis fait juge et bourreau, j’ai remplacéla justice humaine impuissante. Voilà mon crime. Adieu, monsieur.Malgré l’amertume que vous avez jetée d<strong>ans</strong> votre hospitalité,j’en gar<strong>de</strong>rai le souvenir. J’aurai encore d<strong>ans</strong> l’âme unsentiment <strong>de</strong> reconnaissance pour un homme d<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong>,cet homme est vous… Mais je vous aurais voulu plus généreux.Il alla vers la porte. En ce moment la jeune fille se penchavers sa mère et lui dit un mot à l’oreille.– Ah !… Ce cri échappé à sa femme fit tressaillir le général,<strong>com</strong>me s’il eût vu Moïna morte. Hélène était <strong>de</strong>bout, et lemeurtrier s’était instinctivement retourné, montrant sur sa figureune sorte d’inquiétu<strong>de</strong> pour cette famille.– Qu’avez-vous, ma chère ? <strong>de</strong>manda le marquis.– Hélène veut le suivre, dit-elle.Le meurtrier rougit.– Puisque ma mère traduit si mal une exclamation presqueinvolontaire, dit Hélène à voix basse, je réaliserai ses vœux.Après avoir jeté un regard <strong>de</strong> fierté presque sauvage autourd’elle, la jeune fille baissa les yeux et resta d<strong>ans</strong> une admirableattitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>stie.– Hélène, dit le général, vous êtes allée là-haut d<strong>ans</strong> lachambre où j’avais mis… ?– Oui, mon père.– Hélène, <strong>de</strong>manda-t-il d’une voix altérée par un tremblementconvulsif, est-ce la première fois que vous avez vu cet homme ?– Oui, mon père.– Il n’est pas alors naturel que vous ayez le <strong>de</strong>ssein <strong>de</strong>…– Si cela n’est pas naturel, au moins cela est vrai, mon père.– Ah ! ma fille ?… dit la marquise à voix basse mais <strong>de</strong> manièreà ce que son mari l’entendît. Hélène, vous mentez à tousles principes d’honneur, <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>stie, <strong>de</strong> vertu, que j’ai tâché<strong>de</strong> développer d<strong>ans</strong> votre cœur. Si vous n’avez été que137


mensonge jusqu’à cette heure fatale, alors vous n’êtes pointregrettable. Est-ce la perfection morale <strong>de</strong> cet inconnu quivous tente ? serait-ce l’espèce <strong>de</strong> puissance nécessaire auxgens qui <strong>com</strong>mettent un crime ?… Je vous estime trop poursupposer…– Oh ! supposez tout, madame, répondit Hélène d’un tonfroid.Mais, malgré la force <strong>de</strong> caractère dont elle faisait preuve ence moment, le feu <strong>de</strong> ses yeux absorba difficilement les larmesqui roulèrent d<strong>ans</strong> ses yeux. L’étranger <strong>de</strong>vina le langage <strong>de</strong> lamère par les pleurs <strong>de</strong> la jeune fille et lança son coup d’œild’aigle sur la marquise qui fut obligée, par un irrésistible pouvoir,<strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r ce terrible séducteur. Or, quand les yeux <strong>de</strong>cette femme rencontrèrent les yeux clairs et luisants <strong>de</strong> cethomme, elle éprouva d<strong>ans</strong> l’âme un frisson semblable à la <strong>com</strong>motionqui nous saisit à l’aspect d’un reptile ou lorsque noustouchons à une bouteille <strong>de</strong> Ley<strong>de</strong>.– Mon ami, cria-t-elle à son mari, c’est le démon. Il <strong>de</strong>vinetout…Le général se leva pour saisir un cordon <strong>de</strong> sonnette.– Il vous perd, dit Hélène au meurtrier.L’inconnu sourit, fit un pas, arrêta le bras du marquis, le força<strong>de</strong> supporter un regard qui versait la stupeur, et le dépouilla<strong>de</strong> son énergie.– Je vais vous payer votre hospitalité, dit-il, et nous seronsquittes. Je vous épargnerai un déshonneur en me livrant moimême.Après tout, que ferais-je maintenant d<strong>ans</strong> la vie ?– Vous pouvez vous repentir, répondit Hélène en lui adressantune <strong>de</strong> ces espérances qui ne brillent que d<strong>ans</strong> les yeuxd’une jeune fille.– Je ne me repentirai jamais, dit le meurtrier d’une voix sonoreet en levant fièrement la tête.– Ses mains sont teintes <strong>de</strong> sang, dit le père à sa fille.– Je les essuierai, répondit-elle.– Mais, reprit le général, s<strong>ans</strong> se hasar<strong>de</strong>r à lui montrerl’inconnu, savez-vous s’il veut <strong>de</strong> vous seulement ?Le meurtrier s’avança vers Hélène, dont la beauté, quelquechaste et recueillie qu’elle fût, était <strong>com</strong>me éclairée par une lumièreintérieure dont les reflets coloraient et mettaient, pourainsi dire, en relief les moindres traits et les lignes les plus138


délicates ; puis, après avoir jeté sur cette ravissante créatureun doux regard, dont la flamme était encore terrible, il dit entrahissant une vive émotion : – N’est-ce pas vous aimer pourvous-même et m’acquitter <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux heures d’existence que m’avendues votre père que <strong>de</strong> me refuser à votre dévouement ?– Et vous aussi vous me repoussez ! s’écria Hélène avec unaccent qui déchira les cœurs. Adieu donc à tous, je vais allermourir !– Qu’est-ce que cela signifie ? lui dirent ensemble son père etsa mère.Elle resta silencieuse et baissa les yeux après avoir interrogéla marquise par un coup d’œil éloquent. Depuis le moment oùle général et sa femme avaient essayé <strong>de</strong> <strong>com</strong>battre par la paroleou par l’action l’étrange privilège que l’inconnu s’arrogeaiten restant au milieu d’eux, et que ce <strong>de</strong>rnier leur avaitlancé l’étourdissante lumière qui jaillissait <strong>de</strong> ses yeux, ilsétaient soumis à une torpeur inexplicable ; et leur raison engourdieles aidait mal à repousser la puissance surnaturellesous laquelle ils suc<strong>com</strong>baient. Pour eux l’air était <strong>de</strong>venulourd, et ils respiraient difficilement, s<strong>ans</strong> pouvoir accuser…celui qui les opprimait ainsi, quoiqu’une voix intérieure ne leurlaissât pas ignorer que cet homme magique était le principe <strong>de</strong>leur impuissance. Au milieu <strong>de</strong> cette agonie morale, le général<strong>de</strong>vina que ses efforts <strong>de</strong>vaient avoir pour objet d’influencer laraison chancelante <strong>de</strong> sa fille : il la saisit par la taille, et latr<strong>ans</strong>porta d<strong>ans</strong> l’embrasure d’une croisée, loin du meurtrier.– Mon enfant chérie, lui dit-il à voix basse, si quelque amourétrange était né tout à coup d<strong>ans</strong> ton cœur, ta vie pleine d’innocence,ton âme pure et pieuse m’ont donné trop <strong>de</strong> preuves<strong>de</strong> caractère pour ne pas te supposer l’énergie nécessaire àdompter un mouvement <strong>de</strong> folie. Ta conduite cache donc unmystère. Eh ! bien, mon cœur est un cœur plein d’indulgence,tu peux tout lui confier ; quand même tu le déchirerais, je saurais,mon enfant, taire mes souffrances et gar<strong>de</strong>r à ta confessionun silence fidèle. Voyons, es-tu jalouse <strong>de</strong> notre affectionpour tes frères ou ta jeune sœur ? As-tu d<strong>ans</strong> l’âme un chagrind’amour ? Es-tu malheureuse ici ? Parle ? explique-moi les raisonsqui te poussent à laisser ta famille, à l’abandonner, à lapriver <strong>de</strong> son plus grand charme, à quitter ta mère, tes frères,ta petite sœur.139


– Mon père, répondit-elle, je ne suis ni jalouse ni amoureuse<strong>de</strong> personne, pas même <strong>de</strong> votre ami le diplomate, monsieur <strong>de</strong>Van<strong>de</strong>nesse.<strong>La</strong> marquise pâlit, et sa fille, qui l’observait, s’arrêta.– Ne dois-je pas tôt ou tard aller vivre sous la protection d’unhomme ?– Cela est vrai.– Savons-nous jamais, dit-elle en continuant, à quel être nouslions nos <strong>de</strong>stinées ? Moi, je crois en cet homme.– Enfant, dit le général en élevant la voix, tu ne songes pas àtoutes les souffrances qui vont t’assaillir.– Je pense aux siennes…– Quelle vie ! dit le père.– Une vie <strong>de</strong> femme, répondit la fille en murmurant.– Vous êtes bien savante, s’écria la marquise en retrouvant laparole.– Madame, les <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s me dictent les réponses ; mais, sivous le désirez, je parlerai plus clairement.– Dites tout, ma fille, je suis mère. Ici la fille regarda la mère,et ce regard fit faire une pause à la marquise. – Hélène, je subiraivos reproches, si vous en avez à me faire, plutôt que <strong>de</strong>vous voir suivre un homme que tout le mon<strong>de</strong> fuit avechorreur.– Vous voyez bien, madame, que s<strong>ans</strong> moi il serait seul.– Assez, madame, s’écria le général, nous n’avons plusqu’une fille. Et il regarda Moïna, qui dormait toujours. – Jevous enfermerai d<strong>ans</strong> un couvent, ajouta-t-il en se tournantvers Hélène.– Soit ! mon père, répondit-elle avec un calme désespérant,j’y mourrai. Vous n’êtes <strong>com</strong>ptable <strong>de</strong> ma vie et <strong>de</strong> son âmequ’à Dieu.Un profond silence succéda soudain à ces paroles. Les spectateurs<strong>de</strong> cette scène, où tout froissait les sentiments vulgaires<strong>de</strong> la vie sociale, n’osaient se regar<strong>de</strong>r. Tout à coup lemarquis aperçut ses pistolets, en saisit un, l’arma lestement etle dirigea sur l’étranger. Au bruit que fit la batterie, cet hommese retourna, jeta son regard calme et perçant sur le généraldont le bras, détendu par une invincible mollesse, retombalour<strong>de</strong>ment, et le pistolet coula sur le tapis…140


– Ma fille, dit alors le père abattu par cette lutte effroyable,vous êtes libre. Embrassez votre mère, et elle y consent. Quantà moi, je ne veux plus ni vous voir ni vous entendre…– Hélène, dit la mère à la jeune fille, pensez donc que vousserez d<strong>ans</strong> la misère.Une espèce <strong>de</strong> râle, parti <strong>de</strong> la large poitrine du meurtrier,attira les regards sur lui. Une expression dédaigneuse étaitpeinte sur sa figure.– L’hospitalité que je vous ai donnée me coûte cher, s’écria legénéral en se levant. Vous n’avez tué, tout à l’heure, qu’unvieillard ; ici, vous assassinez toute une famille. Quoi qu’il arrive,il y aura du malheur d<strong>ans</strong> cette maison.– Et si votre fille est heureuse ? <strong>de</strong>manda le meurtrier en regardantfixement le militaire.– Si elle est heureuse avec vous, répondit le père en faisantun incroyable effort, je ne la regretterai pas.Hélène s’agenouilla timi<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>vant son père, et lui ditd’une voix caressante : – Ô mon père, je vous aime et vous vénère,que vous me prodiguiez <strong>de</strong>s trésors <strong>de</strong> votre bonté, ou lesrigueurs <strong>de</strong> la disgrâce… Mais, je vous en supplie, que vos <strong>de</strong>rnièresparoles ne soient pas <strong>de</strong>s paroles <strong>de</strong> colère.Le général n’osa pas contempler sa fille. En ce momentl’étranger s’avança, et jetant sur Hélène un sourire où il y avaità la fois quelque chose d’infernal et <strong>de</strong> céleste : – Vous qu’unmeurtrier n’épouvante pas, ange <strong>de</strong> miséricor<strong>de</strong>, dit-il, venez,puisque vous persistez à me confier votre <strong>de</strong>stinée.– Inconcevable ! s’écria le père.<strong>La</strong> marquise lança sur sa fille un regard extraordinaire, et luiouvrit ses bras. Hélène s’y précipita en pleurant.– Adieu, dit-elle, adieu, ma mère !Hélène fit hardiment un signe à l’étranger, qui tressaillit.Après avoir baisé la main <strong>de</strong> son père, embrassé précipitamment,mais s<strong>ans</strong> plaisir, Moïna et le petit Abel, elle disparutavec le meurtrier.– Par où vont-ils ? s’écria le général en écoutant les pas <strong>de</strong>s<strong>de</strong>ux fugitifs. – Madame, reprit-il en s’adressant à sa femme, jecrois rêver : cette aventure me cache un mystère. Vous <strong>de</strong>vezle savoir.<strong>La</strong> marquise frissonna.141


– Depuis quelque temps, répondit-elle, votre fille était <strong>de</strong>venueextraordinairement romanesque et singulièrement exaltée.Malgré mes soins à <strong>com</strong>battre cette tendance <strong>de</strong> soncaractère…– Cela n’est pas clair…Mais, s’imaginant entendre d<strong>ans</strong> le jardin les pas <strong>de</strong> sa filleet <strong>de</strong> l’étranger, le général s’interrompit pour ouvrir précipitammentla croisée.– Hélène, cria-t-il.Cette voix se perdit d<strong>ans</strong> la nuit <strong>com</strong>me une vaine prophétie.En prononçant ce nom, auquel rien ne répondait plus d<strong>ans</strong> lemon<strong>de</strong>, le général rompit, <strong>com</strong>me par enchantement, lecharme auquel une puissance diabolique l’avait soumis. Unesorte d’esprit lui passa sur la face. Il vit clairement la scène quivenait <strong>de</strong> se passer, et maudit sa faiblesse qu’il ne <strong>com</strong>prenaitpas. Un frisson chaud alla <strong>de</strong> son cœur à sa tête, à ses pieds, ilre<strong>de</strong>vint lui-même, terrible, affamé <strong>de</strong> vengeance, et poussa uneffroyable cri.– Au secours ! au secours !…Il courut aux cordons <strong>de</strong>s sonnettes, les tira <strong>de</strong> manière à lesbriser, après avoir fait retentir <strong>de</strong>s tintements étranges. Tousses gens s’éveillèrent en sursaut. Pour lui, criant toujours, ilouvrit les fenêtres <strong>de</strong> la rue, appela les gendarmes, trouva sespistolets, les tira pour accélérer la marche <strong>de</strong>s cavaliers, le lever<strong>de</strong> ses gens et la venue <strong>de</strong>s voisins. Les chiens reconnurentla voix <strong>de</strong> leur maître et aboyèrent, les chevaux hennirent etpiaffèrent. Ce fut un tumulte affreux au milieu <strong>de</strong> cette nuitcalme. En <strong>de</strong>scendant par les escaliers pour courir après safille, le général vit ses gens épouvantés qui arrivaient <strong>de</strong> toutesparts.– Ma fille ? Hélène est enlevée. Allez d<strong>ans</strong> le jardin ! Gar<strong>de</strong>zla rue ! Ouvrez à la gendarmerie ! À l’assassin !Aussitôt il brisa par un effort <strong>de</strong> rage la chaîne qui retenait legros chien <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>.– Hélène ! Hélène ! lui dit-il.Le chien bondit <strong>com</strong>me un lion, aboya furieusement et s’élançad<strong>ans</strong> le jardin si rapi<strong>de</strong>ment que le général ne put le suivre.En ce moment le galop <strong>de</strong>s chevaux retentit d<strong>ans</strong> la rue, et legénéral s’empressa d’ouvrir lui-même.142


– Brigadier, s’écria-t-il, allez couper la retraite à l’assassin <strong>de</strong>monsieur <strong>de</strong> Mauny. Ils s’en vont par mes jardins. Vite, cernezles chemins <strong>de</strong> la butte <strong>de</strong> Picardie, je vais faire une battued<strong>ans</strong> toutes les terres, les parcs, les maisons. – Vous autres,dit-il à ses gens, veillez sur la rue et tenez la ligne <strong>de</strong>puis labarrière jusqu’à Versailles. En avant, tous !Il se saisit d’un fusil que lui apporta son valet <strong>de</strong> chambre, ets’élança d<strong>ans</strong> les jardins en criant au chien : – Cherche ! D’affreuxaboiements lui répondirent d<strong>ans</strong> le lointain, et il se dirigead<strong>ans</strong> la direction d’où les râlements du chien semblaientvenir.À sept heures du matin, les recherches <strong>de</strong> la gendarmerie, dugénéral, <strong>de</strong> ses gens et <strong>de</strong>s voisins avaient été inutiles. Lechien n’était pas revenu. Harassé <strong>de</strong> fatigue, et déjà vieilli parle chagrin, le marquis rentra d<strong>ans</strong> son salon, désert pour lui,quoique ses trois autres enfants y fussent.– Vous avez été bien froi<strong>de</strong> pour votre fille, dit-il en regardantsa femme. – Voilà donc ce qui nous reste d’elle ! ajouta-t-ilen montrant le métier où il voyait une fleur <strong>com</strong>mencée. Elleétait là, tout à l’heure, et maintenant, perdue, perdue !Il pleura, se cacha la tête d<strong>ans</strong> ses mains, et resta un momentsilencieux, n’osant plus contempler ce salon qui naguèrelui offrait le tableau le plus suave du bonheur domestique. Leslueurs <strong>de</strong> l’aurore luttaient avec les lampes expirantes ; lesbougies brûlaient leurs festons <strong>de</strong> papier, tout s’accordait avecle désespoir <strong>de</strong> ce père.– Il faudra détruire ceci, dit-il après un moment <strong>de</strong> silence eten montrant le métier. Je ne pourrais plus rien voir <strong>de</strong> ce quinous la rappelle…<strong>La</strong> terrible nuit <strong>de</strong> Noël, pendant laquelle le marquis et safemme eurent le malheur <strong>de</strong> perdre leur fille aînée s<strong>ans</strong> avoirpu s’opposer à l’étrange domination exercée par son ravisseurinvolontaire, fut <strong>com</strong>me un avis que leur donna la fortune. <strong>La</strong>faillite d’un agent <strong>de</strong> change ruina le marquis. Il hypothéquales biens <strong>de</strong> sa femme pour tenter une spéculation dont les bénéfices<strong>de</strong>vaient restituer à sa famille toute sa première fortune; mais cette entreprise acheva <strong>de</strong> le ruiner. Poussé parson désespoir à tout tenter, le général s’expatria. Six <strong>ans</strong>s’étaient écoulés <strong>de</strong>puis son départ. Quoique sa famille eût rarementreçu <strong>de</strong> ses nouvelles, quelques jours avant la143


econnaissance <strong>de</strong> l’indépendance <strong>de</strong>s républiques américainespar l’Espagne, il avait annoncé son retour.Donc, par une belle matinée, quelques négociants français,impatients <strong>de</strong> revenir d<strong>ans</strong> leur patrie avec <strong>de</strong>s richesses acquisesau prix <strong>de</strong> longs travaux et <strong>de</strong> périlleux voyages entrepris,soit au Mexique, soit d<strong>ans</strong> la Colombie, se trouvaient àquelques lieues <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux, sur un brick espagnol. Unhomme, vieilli par les fatigues ou par le chagrin plus que ne le<strong>com</strong>portaient ses années, était appuyé sur le bastingage et paraissaitinsensible au spectacle qui s’offrait aux regards <strong>de</strong>spassagers groupés sur le tillac. Échappés aux dangers <strong>de</strong> la navigationet conviés par la beauté du jour, tous étaient montéssur le pont <strong>com</strong>me pour saluer la terre natale. <strong>La</strong> plupartd’entre eux voulaient absolument voir, d<strong>ans</strong> le lointain, lesphares, les édifices <strong>de</strong> la Gascogne, la tour <strong>de</strong> Cordouan, mêlésaux créations fantastiques <strong>de</strong> quelques nuages blancs qui s’élevaientà l’horizon. S<strong>ans</strong> la frange argentée qui badinait <strong>de</strong>vantle brick, s<strong>ans</strong> le long sillon rapi<strong>de</strong>ment effacé qu’il traçait <strong>de</strong>rrièrelui, les voyageurs auraient pu se croire immobiles au milieu<strong>de</strong> l’Océan, tant la mer y était calme. Le ciel avait une puretéravissante. <strong>La</strong> teinte foncée <strong>de</strong> sa voûte arrivait, par d’insensiblesdégradations, à se confondre avec la couleur <strong>de</strong>seaux bleuâtres, en marquant le point <strong>de</strong> sa réunion par uneligne dont la clarté scintillait aussi vivement que celle <strong>de</strong>sétoiles. Le soleil faisait étinceler <strong>de</strong>s millions <strong>de</strong> facettes d<strong>ans</strong>l’immense étendue <strong>de</strong> la mer, en sorte que les vastes plaines<strong>de</strong> l’eau étaient plus lumineuses peut-être que les campagnesdu firmament. Le brick avait toutes ses voiles gonflées par unvent d’une merveilleuse douceur, et ces nappes aussi blanchesque la neige, ces pavillons jaunes flottants, ce dédale <strong>de</strong> cordagesse <strong>de</strong>ssinaient avec une précision rigoureuse sur le fondbrillant <strong>de</strong> l’air, du ciel et <strong>de</strong> l’Océan, s<strong>ans</strong> recevoir d’autresteintes que celles <strong>de</strong>s ombres projetées par les toiles vaporeuses.Un beau jour, un vent frais, la vue <strong>de</strong> la patrie, une mertranquille, un bruissement mélancolique, un joli brick solitaire,glissant sur l’océan <strong>com</strong>me une femme qui vole à un ren<strong>de</strong>zvous,c’était un tableau plein d’harmonies, une scène d’oùl’âme humaine pouvait embrasser d’immuables espaces, enpartant d’un point où tout était mouvement. Il y avait une étonnanteopposition <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> vie, <strong>de</strong> silence et <strong>de</strong> bruit,144


s<strong>ans</strong> qu’on pût savoir où était le bruit et la vie, le néant et le silence; aussi pas une voix humaine ne rompait-elle ce charmecéleste. Le capitaine espagnol, ses matelots, les Français restaientassis ou <strong>de</strong>bout, tous plongés d<strong>ans</strong> une extase religieusepleine <strong>de</strong> souvenirs. Il y avait <strong>de</strong> la paresse d<strong>ans</strong> l’air. Les figuresépanouies accusaient un oubli <strong>com</strong>plet <strong>de</strong>s maux passés,et ces hommes se balançaient sur ce doux navire <strong>com</strong>me d<strong>ans</strong>un songe d’or. Cependant, <strong>de</strong> temps en temps, le vieux passager,appuyé sur le bastingage, regardait l’horizon avec unesorte d’inquiétu<strong>de</strong>. Il y avait une défiance du sort écrite d<strong>ans</strong>tous ses traits, et il semblait craindre <strong>de</strong> ne jamais toucher assezvite la terre <strong>de</strong> France. Cet homme était le marquis. <strong>La</strong> fortunen’avait pas été sour<strong>de</strong> aux cris et aux efforts <strong>de</strong> son désespoir.Après cinq <strong>ans</strong> <strong>de</strong> tentatives et <strong>de</strong> travaux pénibles, ils’était vu possesseur d’une fortune considérable. D<strong>ans</strong> son impatience<strong>de</strong> revoir son pays et d’apporter le bonheur à sa famille,il avait suivi l’exemple <strong>de</strong> quelques négociants français<strong>de</strong> la Havane, en s’embarquant avec eux sur un vaisseau espagnolen charge pour Bor<strong>de</strong>aux. Néanmoins son imagination,lassée <strong>de</strong> prévoir le mal, lui traçait les images les plus délicieuses<strong>de</strong> son bonheur passé. En voyant <strong>de</strong> loin la ligne brunedécrite par la terre, il croyait contempler sa femme et ses enfants.Il était à sa place, au foyer, et s’y sentait pressé, caressé.Il se figurait Moïna, belle, grandie, imposante <strong>com</strong>me unejeune fille. Quand ce tableau fantastique eut pris une sorte <strong>de</strong>réalité, <strong>de</strong>s larmes roulèrent d<strong>ans</strong> ses yeux ; alors, <strong>com</strong>me pourcacher son trouble, il regarda l’horizon humi<strong>de</strong>, opposé à laligne brumeuse qui annonçait la terre.– C’est lui, dit-il, il nous suit.– Qu’est-ce ? s’écria le capitaine espagnol.– Un vaisseau, reprit à voix basse le général.– Je l’ai déjà vu hier, répondit le capitaine Gomez. Il contemplale Français <strong>com</strong>me pour l’interroger. – Il nous a toujoursdonné la chasse, dit-il alors à l’oreille du général.– Et je ne sais pas pourquoi il ne nous a jamais rejoints, repritle vieux militaire, car il est meilleur voilier que votredamné Saint-Ferdinand.– Il aura eu <strong>de</strong>s avaries, une voie d’eau.– Il nous gagne, s’écria le Français.145


– C’est un corsaire colombien, lui dit à l’oreille le capitaine.Nous sommes encore à six lieues <strong>de</strong> terre, et le vent faiblit.– Il ne marche pas, il vole, <strong>com</strong>me s’il savait que d<strong>ans</strong> <strong>de</strong>uxheures sa proie lui aura échappé. Quelle hardiesse !– Lui ? s’écria le capitaine. Ah ! il ne s’appelle pas l’Othellos<strong>ans</strong> raison. Il a <strong>de</strong>rnièrement coulé bas une frégate espagnole,et n’a cependant pas plus <strong>de</strong> <strong>trente</strong> canons ! Je n’avais peurque <strong>de</strong> lui, car je n’ignorais pas qu’il croisait d<strong>ans</strong> les Antilles…– Ah ! ah ! reprit-il après une pause pendant laquelle il regardales voiles <strong>de</strong> son vaisseau, le vent s’élève, nous arriverons. Il lefaut, le Parisien serait impitoyable.– Lui aussi arrive ! répondit le marquis.L’Othello n’était plus guère qu’à trois lieues. Quoique l’équipagen’eût pas entendu la conversation du marquis et du capitaineGomez, l’apparition <strong>de</strong> cette voile avait amené la plupart<strong>de</strong>s matelots et <strong>de</strong>s passagers vers l’endroit où étaient les <strong>de</strong>uxinterlocuteurs ; mais presque tous, prenant le brick pour unbâtiment <strong>de</strong> <strong>com</strong>merce, le voyaient venir avec intérêt, quandtout à coup un matelot s’écria d<strong>ans</strong> un langage énergique : –Par saint Jacques, nous sommes flambés, voici le capitaineparisien.À ce nom terrible, l’épouvante se répandit d<strong>ans</strong> le brick, etce fut une confusion que rien ne saurait exprimer. Le capitaineespagnol imprima par sa parole une énergie momentanée à sesmatelots ; et, d<strong>ans</strong> ce danger, voulant gagner la terre àquelque prix que ce fût, il essaya <strong>de</strong> faire mettre promptementtoutes ses bonnettes hautes et basses, tribord et bâbord, pourprésenter au vent l’entière surface <strong>de</strong> toile qui garnissait sesvergues. Mais ce ne fut pas s<strong>ans</strong> <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s difficultés que lesmanœuvres s’ac<strong>com</strong>plirent ; elles manquèrent naturellement<strong>de</strong> cet ensemble admirable qui séduit tant d<strong>ans</strong> un vaisseau <strong>de</strong>guerre. Quoique l’Othello volât <strong>com</strong>me une hiron<strong>de</strong>lle, grâce àl’orientation <strong>de</strong> ses voiles, il gagnait cependant si peu en apparence,que les malheureux Français se firent une douce illusion.Tout à coup, au moment où, après <strong>de</strong>s efforts inouïs, leSaint-Ferdinand prenait un nouvel essor par suite <strong>de</strong>s habilesmanœuvres auxquelles Gomez avait aidé lui-même du geste et<strong>de</strong> la voix ; par un faux coup <strong>de</strong> barre, volontaire s<strong>ans</strong> doute, letimonier mit le brick en travers. Les voiles, frappées <strong>de</strong> côtépar le vent, fazéièrent alors si brusquement, qu’il vint à146


masquer en grand ; les boute-hors se rompirent, et il fut <strong>com</strong>plétementdémané. Une rage inexprimable rendit le capitaineplus blanc que ses voiles. D’un seul bond, il sauta sur le timonier,et l’atteignit si furieusement <strong>de</strong> son poignard, qu’il lemanqua ; mais il le précipita d<strong>ans</strong> la mer ; puis il saisit labarre, et tâcha <strong>de</strong> remédier au désordre épouvantable qui révolutionnaitson brave et courageux navire. Des larmes <strong>de</strong>désespoir roulaient d<strong>ans</strong> ses yeux ; car nous éprouvons plus <strong>de</strong>chagrin d’une trahison qui trompe un résultat dû à notre talent,que d’une mort imminente. Mais plus le capitaine jura,moins la besogne se fit. Il tira lui-même le canon d’alarme, espérantêtre entendu <strong>de</strong> la côte. En ce moment, le corsaire, quiarrivait avec une vitesse désespérante, répondit par un coup<strong>de</strong> canon dont le boulet vint expirer à dix toises du SaintFerdinand.– Tonnerre ! s’écria le général, <strong>com</strong>me c’est pointé ! Ils ont<strong>de</strong>s carona<strong>de</strong>s faites exprès.– Oh ! celui-là, voyez-vous, quand il parle, il faut se taire, réponditun matelot. Le Parisien ne craindrait pas un vaisseauanglais…– Tout est dit, s’écria d<strong>ans</strong> un accent <strong>de</strong> désespoir le capitaine,qui, ayant braqué sa longue-vue, ne distingua rien du côté<strong>de</strong> la terre… Nous sommes encore plus loin <strong>de</strong> la France queje ne le croyais.– Pourquoi vous désoler ? reprit le général. Tous vos passagerssont Français, ils ont frété votre bâtiment. Ce corsaire estun Parisien, dites-vous ; hé bien, hissez pavillon blanc, et…– Et il nous coulera, répondit le capitaine. N’est-il pas, suivantles circonstances, tout ce qu’il faut être quand il veuts’emparer d’une riche proie ?– Ah ! si c’est un pirate !– Pirate ! dit le matelot d’un air farouche. Ah ! il est toujoursen règle, ou sait s’y mettre.– Eh ! bien, s’écria le général en levant les yeux au ciel,résignons-nous. Et il eut encore assez <strong>de</strong> force pour retenir seslarmes.Comme il achevait ces mots, un second coup <strong>de</strong> canon, mieuxadressé, envoya d<strong>ans</strong> la coque du Saint-Ferdinand un bouletqui la traversa.– Mettez en panne, dit le capitaine d’un air triste.147


Et le matelot qui avait défendu l’honnêteté du Parisien aidafort intelligemment à cette manœuvre désespérée. L’équipageattendit pendant une mortelle <strong>de</strong>mi-heure en proie à laconsternation la plus profon<strong>de</strong>. Le Saint-Ferdinand portait enpiastres quatre millions, qui <strong>com</strong>posaient la fortune <strong>de</strong> cinqpassagers, et celle du général était <strong>de</strong> onze cent mille francs.Enfin l’Othello, qui se trouvait alors à dix portées <strong>de</strong> fusil, montradistinctement les gueules menaçantes <strong>de</strong> douze canonsprêts à faire feu. Il semblait emporté par un vent que le diablesoufflait exprès pour lui ; mais l’œil d’un marin habile <strong>de</strong>vinaitfacilement le secret <strong>de</strong> cette vitesse. Il suffisait <strong>de</strong> contemplerpendant un moment l’élancement du brick, sa forme allongée,son étroitesse, la hauteur <strong>de</strong> sa mâture, la coupe <strong>de</strong> sa toile,l’admirable légèreté <strong>de</strong> son gréement, et l’aisance avec laquelleson mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> matelots, unis <strong>com</strong>me un seul homme,ménageaient le parfait orientement <strong>de</strong> la surface blanche présentéepar ces voiles. Tout annonçait une incroyable sécurité<strong>de</strong> puissance d<strong>ans</strong> cette svelte créature <strong>de</strong> bois, aussi rapi<strong>de</strong>,aussi intelligente que l’est un coursier ou quelque oiseau <strong>de</strong>proie. L’équipage du corsaire était silencieux et prêt, en cas <strong>de</strong>résistance, à dévorer le pauvre bâtiment marchand, qui, heureusementpour lui, se tint coi, semblable à un écolier pris enfaute par son maître.– Nous avons <strong>de</strong>s canons ! s’écria le général en serrant lamain du capitaine espagnol.Ce <strong>de</strong>rnier lança au vieux militaire un regard plein <strong>de</strong> courageet <strong>de</strong> désespoir, en lui disant : – Et <strong>de</strong>s hommes ?Le marquis regarda l’équipage du Saint-Ferdinand et frissonna.Les quatre négociants étaient pâles, tremblants, tandis queles matelots, groupés autour d’un <strong>de</strong>s leurs, semblaient seconcerter pour prendre parti sur l’Othello, ils regardaient lecorsaire avec une curiosité cupi<strong>de</strong>. Le contre-maître, le capitaineet le marquis échangeaient seuls, en s’examinant <strong>de</strong> l’œil,<strong>de</strong>s pensées généreuses.– Ah ! capitaine Gomez, j’ai dit autrefois adieu à mon pays età ma famille, le cœur mort d’amertume ; faudra-t-il encore lesquitter au moment où j’apporte la joie et le bonheur à mes enfants? Le général se tourna pour jeter à la mer une larme <strong>de</strong>rage, et y aperçut le timonier nageant vers le corsaire.148


– Cette fois, répondit le capitaine, vous lui direz s<strong>ans</strong> douteadieu pour toujours.Le Français épouvanta l’Espagnol par le coup d’œil stupi<strong>de</strong>qu’il lui adressa. En ce moment, les <strong>de</strong>ux vaisseaux étaientpresque bord à bord, et à l’aspect <strong>de</strong> l’équipage ennemi le généralcrut à la fatale prophétie <strong>de</strong> Gomez. Trois hommes se tenaientautour <strong>de</strong> chaque pièce. À voir leur posture athlétique,leurs traits anguleux, leurs bras nus et nerveux, on les eût prispour <strong>de</strong>s statues <strong>de</strong> bronze. <strong>La</strong> mort les aurait tués s<strong>ans</strong> lesrenverser. Les matelots, bien armés, actifs, lestes et vigoureux,restaient immobiles. Toutes ces figures énergiques étaient fortementbasanées par le soleil, durcies par les travaux. Leursyeux brillaient <strong>com</strong>me autant <strong>de</strong> pointes <strong>de</strong> feu, et annonçaient<strong>de</strong>s intelligences énergiques, <strong>de</strong>s joies infernales. Le profondsilence régnant sur ce tillac, noir d’hommes et <strong>de</strong> chapeaux,accusait l’implacable discipline sous laquelle une puissante volontécourbait ces démons humains. Le chef était au pied dugrand mât, <strong>de</strong>bout, les bras croisés, s<strong>ans</strong> armes ; seulementune hache se trouvait à ses pieds. Il avait sur la tête, pour segarantir du soleil, un chapeau <strong>de</strong> feutre à grands bords, dontl’ombre lui cachait le visage. Semblables à <strong>de</strong>s chiens couchés<strong>de</strong>vant leurs maîtres, canonniers, soldats et matelots tournaientalternativement les yeux sur leur capitaine et sur le naviremarchand. Quand les <strong>de</strong>ux bricks se touchèrent, la secoussetira le corsaire <strong>de</strong> sa rêverie, et il dit <strong>de</strong>ux mots àl’oreille d’un jeune officier qui se tenait à <strong>de</strong>ux pas <strong>de</strong> lui.– Les grappins d’abordage ! cria le lieutenant.Et le Saint-Ferdinand fut accroché par l’Othello avec unepromptitu<strong>de</strong> miraculeuse. Suivant les ordres donnés à voixbasse par le corsaire, et répétés par le lieutenant, les hommesdésignés pour chaque service allèrent, <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s séminaristesmarchant à la messe, sur le tillac <strong>de</strong> la prise lier lesmains aux matelots, aux passagers, et s’emparer <strong>de</strong>s trésors.En un moment les tonnes pleines <strong>de</strong> piastres, les vivres etl’équipage du Saint-Ferdinand furent tr<strong>ans</strong>portés sur le pont<strong>de</strong> l’Othello. Le général se croyait sous la puissance d’unsonge, quand il se trouva les mains liées et jeté sur un ballot<strong>com</strong>me s’il eût été lui-même une marchandise. Une conférenceavait lieu entre le corsaire, son lieutenant et l’un <strong>de</strong>s matelotsqui paraissait remplir les fonctions <strong>de</strong> contre-maître. Quand la149


discussion, qui dura peu, fut terminée, le matelot siffla seshommes, sur un ordre qu’il leur donna, ils sautèrent tous sur leSaint-Ferdinand, grimpèrent d<strong>ans</strong> les cordages, et se mirent àle dépouiller <strong>de</strong> ses vergues, <strong>de</strong> ses voiles, <strong>de</strong> ses agrès, avecautant <strong>de</strong> prestesse qu’un soldat déshabille sur le champ <strong>de</strong>bataille un camara<strong>de</strong> mort dont les souliers et la capote étaientl’objet <strong>de</strong> sa convoitise.– Nous sommes perdus, dit froi<strong>de</strong>ment au marquis le capitaineespagnol qui avait épié <strong>de</strong> l’œil les gestes <strong>de</strong>s trois chefspendant la délibération et les mouvements <strong>de</strong>s matelots quiprocédaient au pillage régulier <strong>de</strong> son brick.– Comment ? <strong>de</strong>manda froi<strong>de</strong>ment le général.– Que voulez-vous qu’ils fassent <strong>de</strong> nous ? répondit l’Espagnol.Ils viennent s<strong>ans</strong> doute <strong>de</strong> reconnaître qu’ils vendraientdifficilement le Saint-Ferdinand d<strong>ans</strong> les ports <strong>de</strong> France oud’Espagne, et ils vont le couler pour ne pas s’en embarrasser.Quant à nous, croyez-vous qu’ils puissent se charger <strong>de</strong> notrenourriture lorsqu’ils ne savent d<strong>ans</strong> quel port relâcher ?À peine le capitaine avait-il achevé ces paroles, que le généralentendit une horrible clameur suivie du bruit sourd causépar la chute <strong>de</strong> plusieurs corps tombant à la mer. Il se retourna,et ne vit plus que les quatre négociants. Huit canonniers àfigures farouches avaient encore les bras en l’air au momentoù le militaire les regardait avec terreur.– Quand je vous le disais, lui dit froi<strong>de</strong>ment le capitaineespagnol.Le marquis se releva brusquement, la mer avait déjà reprisson calme, il ne put même pas voir la place où ses malheureux<strong>com</strong>pagnons venaient d’être engloutis, ils roulaient en ce moment,pieds et poings liés, sous les vagues, si déjà les poissonsne les avaient dévorés. À quelques pas <strong>de</strong> lui, le perfi<strong>de</strong> timonieret le matelot du Saint-Ferdinand qui vantait naguère lapuissance du capitaine parisien, fraternisaient avec les corsaires,et leur indiquaient du doigt ceux <strong>de</strong>s marins du brickqu’ils avaient reconnus dignes d’être incorporés à l’équipage<strong>de</strong> l’Othello ; quant aux autres, <strong>de</strong>ux mousses leur attachaientles pieds, malgré d’affreux jurements. Le choix terminé, leshuit canonniers s’emparèrent <strong>de</strong>s condamnés et les lancèrents<strong>ans</strong> cérémonie à la mer. Les corsaires regardaient avec unecuriosité malicieuse les différentes manières dont ces hommes150


tombaient, leurs grimaces, leur <strong>de</strong>rnière torture ; mais leurs visagesne trahissaient ni moquerie, ni étonnement, ni pitié.C’était pour eux un événement tout simple, auquel ils semblaientaccoutumés. Les plus figés contemplaient <strong>de</strong> préférence,avec un sourire sombre et arrêté, les tonneaux pleins <strong>de</strong>piastres déposés au pied du grand mât. Le général et le capitaineGomez, assis sur un ballot, se consultaient en silence parun regard presque terne. Ils se trouvèrent bientôt les seuls quisurvécussent à l’équipage du Saint-Ferdinand. Les sept matelotschoisis par les <strong>de</strong>ux espions parmi les marins espagnolss’étaient déjà joyeusement métamorphosés en Péruviens.– Quels atroces coquins ! s’écria tout à coup le général chezqui une loyale et généreuse indignation fit taire et la douleur etla pru<strong>de</strong>nce.– Ils obéissent à la nécessité, répondit froi<strong>de</strong>ment Gomez. Sivous retrouviez un <strong>de</strong> ces hommes-là, ne lui passeriez-vous pasvotre épée au travers du corps ?– Capitaine, dit le lieutenant en se retournant versl’Espagnol, le Parisien a entendu parler <strong>de</strong> vous. Vous êtes, ditil,le seul homme qui connaissiez bien les débouquements <strong>de</strong>sAntilles et les côtes du Brésil. Voulez-vous…Le capitaine interrompit le jeune lieutenant par une exclamation<strong>de</strong> mépris, et répondit : – Je mourrai en marin, en Espagnolfidèle, en chrétien. Entends-tu ?– À la mer ! cria le jeune homme.À cet ordre <strong>de</strong>ux canonniers se saisirent <strong>de</strong> Gomez.– Vous êtes <strong>de</strong>s lâches ! s’écria le général en arrêtant les<strong>de</strong>ux corsaires.– Mon vieux, lui dit le lieutenant, ne vous emportez pas trop.Si votre ruban rouge fait quelque impression sur notre capitaine,moi je m’en moque… Nous allons avoir aussi tout àl’heure notre petit bout <strong>de</strong> conversation.En ce moment un bruit sourd, auquel nulle plainte ne se mêla,fit <strong>com</strong>prendre au général que le brave Gomez était mort enmarin.– Ma fortune ou la mort ! s’écria-t-il d<strong>ans</strong> un effroyable accès<strong>de</strong> rage.– Ah ! vous êtes raisonnable, lui répondit le corsaire en ricanant.Maintenant vous êtes sûr d’obtenir quelque chose <strong>de</strong>nous…151


Puis, sur un signe du lieutenant, <strong>de</strong>ux matelots s’empressèrent<strong>de</strong> lier les pieds du Français ; mais ce <strong>de</strong>rnier, les frappantavec une audace imprévue, tira, par un geste auquel onne s’attendait guère, le sabre que le lieutenant avait au côté, etse mit à en jouer lestement en vieux général <strong>de</strong> cavalerie quisavait son métier.– Ah ! brigands, vous ne jetterez pas à l’eau <strong>com</strong>me unehuître un ancien troupier <strong>de</strong> Napoléon.Des coups <strong>de</strong> pistolet, tirés presque à bout portant sur leFrançais récalcitrant, attirèrent l’attention du Parisien, alorsoccupé à surveiller le tr<strong>ans</strong>port <strong>de</strong>s agrès qu’il ordonnait <strong>de</strong>prendre au Saint-Ferdinand. S<strong>ans</strong> s’émouvoir, il vint saisir par<strong>de</strong>rrièrele courageux général, l’enleva rapi<strong>de</strong>ment, l’entraînavers le bord et se disposait à le jeter à l’eau <strong>com</strong>me un espars<strong>de</strong> rebut. En ce moment le général rencontra l’œil fauve du ravisseur<strong>de</strong> sa fille. Le père et le gendre se reconnurent tout àcoup. Le capitaine, imprimant à son élan un mouvementcontraire à celui qu’il lui avait donné, <strong>com</strong>me si le marquis nepesait rien, loin <strong>de</strong> le précipiter à la mer, le plaça <strong>de</strong>bout prèsdu grand mât. Un murmure s’éleva sur le tillac ; mais alors lecorsaire lança un seul coup d’œil sur ses gens, et le plus profondsilence régna soudain.– C’est le père d’Hélène, dit le capitaine d’une voix claire etferme. Malheur à qui ne le respecterait pas !Un hourra d’acclamations joyeuses retentit sur le tillac etmonta vers le ciel <strong>com</strong>me une prière d’église, <strong>com</strong>me le premiercri du Te Deum. Les mousses se balancèrent d<strong>ans</strong> les cordages,les matelots jetèrent leurs bonnets en l’air, les canonnierstrépignèrent <strong>de</strong>s pieds, chacun s’agita, hurla, siffla, jura.L’expression fanatique <strong>de</strong> cette allégresse rendit le général inquietet sombre. Attribuant ce sentiment à quelque horriblemystère, son premier cri, quand il recouvra la parole, fut : – Mafille ! où est-elle ? Le corsaire jeta sur le général un <strong>de</strong> ces regardsprofonds qui, s<strong>ans</strong> qu’on en pût <strong>de</strong>viner la raison, bouleversaienttoujours les âmes les plus intrépi<strong>de</strong>s ; il le renditmuet, à la gran<strong>de</strong> satisfaction <strong>de</strong>s matelots, heureux <strong>de</strong> voir lapuissance <strong>de</strong> leur chef s’exercer sur tous les êtres, le conduisitvers un escalier, le lui fit <strong>de</strong>scendre et l’amena <strong>de</strong>vant la ported’une cabine, qu’il poussa vivement en disant : – <strong>La</strong> voilà.152


Puis il disparut en laissant le vieux militaire plongé d<strong>ans</strong> unesorte <strong>de</strong> stupeur à l’aspect du tableau qui s’offrit à ses yeux.En entendant ouvrir la porte <strong>de</strong> la chambre avec brusquerie,Hélène s’était levée du divan sur lequel elle reposait ; mais ellevit le marquis et jeta un cri <strong>de</strong> surprise. Elle était si changéequ’il fallait les yeux d’un père pour la reconnaître. Le soleil <strong>de</strong>stropiques avait embelli sa blanche figure d’une teinte brune,d’un coloris merveilleux qui lui donnaient une expression <strong>de</strong>poésie ; et il y respirait un air <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur, une fermeté majestueuse,un sentiment profond par lequel l’âme la plus grossière<strong>de</strong>vait être impressionnée. Sa longue et abondante chevelure,retombant en grosses boucles sur son cou plein <strong>de</strong> noblesse,ajoutait encore une image <strong>de</strong> puissance à la fierté <strong>de</strong> ce visage.D<strong>ans</strong> sa pose, d<strong>ans</strong> son geste, Hélène laissait éclater laconscience qu’elle avait <strong>de</strong> son pouvoir. Une satisfaction triomphaleenflait légèrement ses narines roses, et son bonheurtranquille était signé d<strong>ans</strong> tous les développements <strong>de</strong> sa beauté.Il y avait tout à la fois en elle je ne sais quelle suavité <strong>de</strong>vierge et cette sorte d’orgueil particulier aux bien-aimées. Esclaveet souveraine, elle voulait obéir parce qu’elle pouvait régner.Elle était vêtue avec une magnificence pleine <strong>de</strong> charmeet d’élégance. <strong>La</strong> mousseline <strong>de</strong>s In<strong>de</strong>s faisait tous les frais <strong>de</strong>sa toilette ; mais son divan et les coussins étaient en cachemire,mais un tapis <strong>de</strong> Perse garnissait le plancher <strong>de</strong> la vastecabine, mais ses quatre enfants jouaient à ses pieds enconstruisant leurs châteaux bizarres avec <strong>de</strong>s colliers <strong>de</strong>perles, <strong>de</strong>s bijoux précieux, <strong>de</strong>s objets <strong>de</strong> prix. Quelques vasesen porcelaine <strong>de</strong> Sèvres, peints par madame Jaquotot, contenaient<strong>de</strong>s fleurs rares qui embaumaient : c’était <strong>de</strong>s jasminsdu Mexique, <strong>de</strong>s camélias parmi lesquels <strong>de</strong> petits oiseauxd’Amérique voltigeaient apprivoisés, et semblaient être <strong>de</strong>s rubis,<strong>de</strong>s saphirs, <strong>de</strong> l’or animé. Un piano était fixé d<strong>ans</strong> ce salon,et sur ses murs <strong>de</strong> bois, tapissés en soie jaune, on voyait çàet là <strong>de</strong>s tableaux d’une petite dimension, mais dus auxmeilleurs peintres : un coucher <strong>de</strong> soleil par Gudin, se trouvaitauprès d’un Terburg ; une Vierge <strong>de</strong> Raphaël luttait <strong>de</strong> poésieavec une esquisse <strong>de</strong> Giro<strong>de</strong>t, un Gérard Dow éclipsait un Drolling.Sur une table en laque <strong>de</strong> Chine se trouvait une assietted’or pleine <strong>de</strong> fruits délicieux. Enfin Hélène semblait être lareine d’un grand empire au milieu du boudoir d<strong>ans</strong> lequel son153


amant couronné aurait rassemblé les choses les plus élégantes<strong>de</strong> la terre. Les enfants arrêtaient sur leur aïeul <strong>de</strong>s yeux d’unepénétrante vivacité ; et, habitués qu’ils étaient <strong>de</strong> vivre au milieu<strong>de</strong>s <strong>com</strong>bats, <strong>de</strong>s tempêtes et du tumulte, ils ressemblaientà ces petits Romains curieux <strong>de</strong> guerre et <strong>de</strong> sang que David apeints d<strong>ans</strong> son tableau <strong>de</strong> Brutus.– Comment cela est-il possible ? s’écria Hélène en saisissantson père <strong>com</strong>me pour s’assurer <strong>de</strong> la réalité <strong>de</strong> cette vision.– Hélène !– Mon père !Ils tombèrent d<strong>ans</strong> les bras l’un <strong>de</strong> l’autre, et l’étreinte duvieillard ne fut ni la plus forte ni la plus affectueuse.– Vous étiez sur ce vaisseau ?– Oui, répondit-il d’un air triste en s’asseyant sur le divan etregardant les enfants, qui, groupés autour <strong>de</strong> lui, le considéraientavec une attention naïve. J’allais périr s<strong>ans</strong>…– S<strong>ans</strong> mon mari, dit-elle en l’interrompant, je <strong>de</strong>vine.– Ah ! s’écria le général, pourquoi faut-il que je te retrouveainsi, mon Hélène, toi que j’ai tant pleurée ! Je <strong>de</strong>vrai donc gémirencore sur ta <strong>de</strong>stinée.– Pourquoi ? <strong>de</strong>manda-t-elle en souriant. Ne serez-vous doncpas content d’apprendre que je suis la femme la plus heureuse<strong>de</strong> toutes ?– Heureuse ? s’écria-t-il en faisant un bond <strong>de</strong> surprise.– Oui, mon bon père, reprit-elle en s’emparant <strong>de</strong> ses mains,les embrassant, les serrant sur son sein palpitant, et ajoutant àcette cajolerie un air <strong>de</strong> tête que ses yeux pétillants <strong>de</strong> plaisirrendirent encore plus significatif.– Et <strong>com</strong>ment cela ? <strong>de</strong>manda-t-il, curieux <strong>de</strong> connaître la vie<strong>de</strong> sa fille et oubliant tout <strong>de</strong>vant cette physionomieresplendissante.– Écoutez, mon père, répondit-elle, j’ai pour amant, pourépoux, pour serviteur, pour maître, un homme dont l’âme estaussi vaste que cette mer s<strong>ans</strong> bornes, aussi fertile en douceurque le ciel, un dieu enfin ! Depuis sept <strong>ans</strong>, jamais il ne lui estéchappé une parole, un sentiment, un geste, qui pussent produireune dissonance avec la divine harmonie <strong>de</strong> ses discours,<strong>de</strong> ses caresses et <strong>de</strong> son amour. Il m’a toujours regardée enayant sur les lèvres un sourire ami et d<strong>ans</strong> les veux un rayon<strong>de</strong> joie. Là-haut sa voix tonnante domine souvent les154


hurlements <strong>de</strong> la tempête ou le tumulte <strong>de</strong>s <strong>com</strong>bats ; mais icielle est douce et mélodieuse <strong>com</strong>me la musique <strong>de</strong> Rossini,dont les œuvres m’arrivent. Tout ce que le caprice d’unefemme peut inventer, je l’obtiens. Mes désirs sont même parfoissurpassés. Enfin je règne sur la mer, et j’y suis obéie<strong>com</strong>me peut l’être une souveraine. – Oh ! heureuse ! reprit-elleen s’interrompant elle-même, heureuse n’est pas un mot quipuisse exprimer mon bonheur. J’ai la part <strong>de</strong> toutes lesfemmes ! Sentir un amour, un dévouement immense pour celuiqu’on aime, et rencontrer d<strong>ans</strong> son cœur, à lui, un sentimentinfini où l’âme d’une femme se perd, et toujours ! dites, est-ceun bonheur ? j’ai déjà dévoré mille existences. Ici je suis seule,ici je <strong>com</strong>man<strong>de</strong>. Jamais une créature <strong>de</strong> mon sexe n’a mis lepied sur ce noble vaisseau, où Victor est toujours à quelquespas <strong>de</strong> moi. – Il ne peut pas aller plus loin <strong>de</strong> moi que <strong>de</strong> lapoupe à la proue, reprit-elle avec une fine expression <strong>de</strong> malice.Sept <strong>ans</strong> ! un amour qui résiste pendant sept <strong>ans</strong> à cetteperpétuelle joie, à cette épreuve <strong>de</strong> tous les instants, est-cel’amour ? Non ! oh ! non, c’est mieux que tout ce que jeconnais <strong>de</strong> la vie… le langage humain manque pour exprimerun bonheur céleste.Un torrent <strong>de</strong> larmes s’échappa <strong>de</strong> ses yeux enflammés. Lesquatre enfants jetèrent alors un cri plaintif, accoururent à elle<strong>com</strong>me <strong>de</strong>s poussins à leur mère, et l’aîné frappa le général enle regardant d’un air menaçant.– Abel, dit-elle, mon ange, je pleure <strong>de</strong> joie.Elle le prit sur ses genoux, l’enfant la caressa familièrementen passant ses bras autour du cou majestueux d’Hélène,<strong>com</strong>me un lionceau qui veut jouer avec sa mère.– Tu ne t’ennuies pas ? s’écria le général étourdi par la réponseexaltée <strong>de</strong> sa fille.– Si, répondit-elle, à terre quand nous y allons ; et encore nequitté-je jamais mon mari.– Mais tu aimais les fêtes, les bals, la musique !– <strong>La</strong> musique, c’est sa voix ; mes fêtes, c’est les parures quej’invente pour lui. Quand une toilette lui plaît, n’est-ce pas<strong>com</strong>me si la terre entière m’admirait ! Voilà seulement pourquoije ne jette pas à la mer ces diamants, ces colliers, ces diadèmes<strong>de</strong> pierreries, ces richesses, ces fleurs, ces chefsd’œuvre<strong>de</strong>s arts qu’il me prodigue en me disant : – Hélène,155


puisque tu ne vas pas d<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong>, je veux que le mon<strong>de</strong>vienne à toi.– Mais sur ce bord il y a <strong>de</strong>s hommes, <strong>de</strong>s hommes audacieux,terribles, dont les passions…– Je vous <strong>com</strong>prends, mon père, dit-elle en souriant.Rassurez-vous. Jamais impératrice n’a été environnée <strong>de</strong> plusd’égards que l’on ne m’en prodigue. Ces gens-là sont superstitieux,ils croient que je suis le génie tutélaire <strong>de</strong> ce vaisseau,<strong>de</strong> leurs entreprises <strong>de</strong> leurs succès. Mais c’est lui qui est leurdieu ! Un jour, une seule fois, un matelot me manqua <strong>de</strong> respect…en paroles, ajouta-t-elle en riant. Avant que Victor eûtpu l’apprendre, les gens <strong>de</strong> l’équipage le lancèrent à la mermalgré le pardon que je lui accordais. Ils m’aiment <strong>com</strong>me leurbon ange, je les soigne d<strong>ans</strong> leurs maladies, et j’ai eu le bonheurd’en sauver quelques-uns <strong>de</strong> la mort en les veillant avecune persévérance <strong>de</strong> femme. Ces pauvres gens sont à la fois<strong>de</strong>s géants et <strong>de</strong>s enfants.– Et quand il y a <strong>de</strong>s <strong>com</strong>bats ?– J’y suis accoutumée, répondit-elle. Je n’ai tremblé que pendantle premier… Maintenant mon âme est faite à ce péril, etmême… je suis votre fille, dit-elle, je l’aime…– Et s’il périssait ?– Je périrais.– Et tes enfants ?– Ils sont fils <strong>de</strong> l’Océan et du danger, ils partagent la vie <strong>de</strong>leurs parents… Notre existence est une, et ne se scin<strong>de</strong> pas.Nous vivons tous <strong>de</strong> la même vie, tous inscrits sur la mêmepage, portés par le même esquif, nous le savons.– Tu l’aimes donc à ce point <strong>de</strong> le préférer à tout ?– À tout, répéta-t-elle. Mais ne sondons point ce mystère. Tenez! ce cher enfant, eh ! bien, c’est encore lui !Puis, pressant Abel avec une vigueur extraordinaire, elle luiimprima <strong>de</strong> dévorants baisers sur les joues, sur les cheveux…– Mais, s’écria le général, je ne saurais oublier qu’il vient <strong>de</strong>faire jeter à la mer neuf personnes.– Il le fallait s<strong>ans</strong> doute, répondit-elle, car il est humain et généreux.Il verse le moins <strong>de</strong> sang possible pour la conservationet les intérêts du petit mon<strong>de</strong> qu’il protège et <strong>de</strong> la cause sacréequ’il défend. Parlez-lui <strong>de</strong> ce qui vous paraît mal, et vousverrez qu’il saura vous faire changer d’avis.156


– Et son crime ? dit le général <strong>com</strong>me s’il se parlait à luimême.– Mais, répliqua-t-elle avec une dignité froi<strong>de</strong>, si c’était unevertu ? si la justice <strong>de</strong>s hommes n’avait pu le venger ?– Se venger soi-même ! s’écria le général.– Et qu’est-ce que l’enfer, <strong>de</strong>manda-t-elle, si ce n’est une vengeanceéternelle pour quelques fautes d’un jour ?– Ah ! tu es perdue. Il t’a ensorcelée, pervertie. Tudéraisonnes.– Restez ici un jour, mon père, et si vous voulez l’écouter, leregar<strong>de</strong>r, vous l’aimerez.– Hélène, dit gravement le général, nous sommes à quelqueslieues <strong>de</strong> la France…Elle tressaillit, regarda par la croisée <strong>de</strong> la chambre, montrala mer déroulant ses immenses savanes d’eau verte.– Voilà mon pays, répondit-elle en frappant sur le tapis dubout du pied.– Mais ne viendras-tu pas voir ta mère, ta sœur, tes frères ?– Oh ! oui, dit-elle avec <strong>de</strong>s larmes d<strong>ans</strong> la voix, s’il le veut ets’il peut m’ac<strong>com</strong>pagner.– Tu n’as donc plus rien, Hélène, reprit sévèrement le militaire,ni pays, ni famille ?…– Je suis sa femme, répliqua-t-elle avec un air <strong>de</strong> fierté avecun accent plein <strong>de</strong> noblesse. – Voici, <strong>de</strong>puis sept <strong>ans</strong>, le premierbonheur qui ne me vienne pas <strong>de</strong> lui, ajouta-t-elle en saisissantla main <strong>de</strong> son père et l’embrassant, voici le premier reprocheque j’aie entendu.– Et ta conscience ?– Ma conscience ! mais c’est lui. En ce moment elle tressaillitviolemment. – Le voici, dit-elle. Même d<strong>ans</strong> un <strong>com</strong>bat, entretous les pas, je reconnais son pas sur le tillac.Et tout à coup une rougeur empourpra ses joues, fit resplendirses traits, briller ses yeux, et son teint <strong>de</strong>vint d’un blancmat… Il y avait du bonheur et <strong>de</strong> l’amour d<strong>ans</strong> ses muscles,d<strong>ans</strong> ses veines bleues, d<strong>ans</strong> le tressaillement involontaire <strong>de</strong>toute sa personne. Ce mouvement <strong>de</strong> sensitive émut le général.En effet, un instant après le corsaire entra, vint s’asseoir surun fauteuil, s’empara <strong>de</strong> son fils aîné, et se mit à jouer avec lui.Le silence régna pendant un moment ; car pendant un momentle général, plongé d<strong>ans</strong> une rêverie <strong>com</strong>parable au sentiment157


vaporeux d’un rêve, contempla cette élégante cabine, semblableà un nid d’alcyons, où cette famille voguait sur l’Océan<strong>de</strong>puis sept années, entre les cieux et l’on<strong>de</strong>, sur la foi d’unhomme, conduite à travers les périls <strong>de</strong> la guerre et <strong>de</strong>s tempêtes,<strong>com</strong>me un ménage est guidé d<strong>ans</strong> la vie par un chef ausein <strong>de</strong>s malheurs sociaux… Il regardait avec admiration safille, image fantastique d’une déesse marine, suave <strong>de</strong> beauté,riche <strong>de</strong> bonheur, et faisant pâlir tous les trésors qui l’entouraient<strong>de</strong>vant les trésors <strong>de</strong> son âme, les éclairs <strong>de</strong> ses yeux etl’in<strong>de</strong>scriptible poésie exprimée d<strong>ans</strong> sa personne et autourd’elle. Cette situation offrait une étrangeté qui le surprenait,une sublimité <strong>de</strong> passion et <strong>de</strong> raisonnement qui confondait lesidées vulgaires. Les froi<strong>de</strong>s et étroites <strong>com</strong>binaisons <strong>de</strong> la sociétémouraient <strong>de</strong>vant ce tableau. Le vieux militaire sentittoutes ces choses, et <strong>com</strong>prit aussi que sa fille n’abandonneraitjamais une vie si large, si fécon<strong>de</strong> en contrastes, remplie parun amour si vrai ; puis, si elle avait une fois goûté le péril s<strong>ans</strong>en être effrayée, elle ne pouvait plus revenir aux petites scènesd’un mon<strong>de</strong> mesquin et borné.– Vous gêné-je ? <strong>de</strong>manda le corsaire en rompant le silenceet regardant sa femme.– Non, lui répondit le général. Hélène m’a tout dit. Je voisqu’elle est perdue pour nous…– Non, répliqua vivement le corsaire… Encore quelques années,et la prescription me permettra <strong>de</strong> revenir en France.Quand la conscience est pure, et qu’en froissant vos lois socialesun homme a obéi…Il se tut, en dédaignant <strong>de</strong> se justifier.– Et <strong>com</strong>ment pouvez-vous, dit le général en l’interrompant,ne pas avoir <strong>de</strong>s remords pour les nouveaux assassinats qui sesont <strong>com</strong>mis <strong>de</strong>vant mes yeux ?– Nous n’avons pas <strong>de</strong> vivres, répliqua tranquillement lecorsaire.– Mais en débarquant ces hommes sur la côte…– Ils nous feraient couper la retraite par quelque vaisseau, etnous n’arriverions pas au Chili.– Avant que, <strong>de</strong> France, dit le général en interrompant, ilsaient prévenu l’amirauté d’Espagne…– Mais la France peut trouver mauvais qu’un homme, encoresujet <strong>de</strong> ses cours d’assises, se soit emparé d’un brick frété par158


<strong>de</strong>s Bor<strong>de</strong>lais. D’ailleurs n’avez-vous pas quelquefois tiré, surle champ <strong>de</strong> bataille, plusieurs coups <strong>de</strong> canon <strong>de</strong> trop ?Le général, intimidé par le regard du corsaire, se tut ; et safille le regarda d’un air qui exprimait autant <strong>de</strong> triomphe que<strong>de</strong> mélancolie…– Général, dit le corsaire d’une voix profon<strong>de</strong>, je me suis faitune loi <strong>de</strong> ne jamais rien distraire du butin. Mais il est hors <strong>de</strong>doute que ma part sera plus considérable que ne l’était votrefortune. Permettez-moi <strong>de</strong> vous la restituer en autre monnaie…Il prit d<strong>ans</strong> le tiroir du piano une masse <strong>de</strong> billets <strong>de</strong> banque,ne <strong>com</strong>pta pas les paquets, et présenta un million au marquis.– Vous <strong>com</strong>prenez, reprit-il, que je ne puis pas m’amuser àregar<strong>de</strong>r les passants sur la route <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux… Or, à moinsque vous ne soyez séduit par les dangers <strong>de</strong> notre vie bohémienne,par les scènes <strong>de</strong> l’Amérique méridionale, par nosnuits <strong>de</strong>s tropiques, par nos batailles, et par le plaisir <strong>de</strong> fairetriompher le pavillon d’une jeune nation, ou le nom <strong>de</strong> SimonBolivar, il faut nous quitter… Une chaloupe et <strong>de</strong>s hommes dévouésvous atten<strong>de</strong>nt. Espérons une troisième rencontre plus<strong>com</strong>plètement heureuse…– Victor, je voudrais voir mon père encore un moment, ditHélène d’un ton bou<strong>de</strong>ur.– Dix minutes <strong>de</strong> plus ou <strong>de</strong> moins peuvent nous mettre faceà face avec une frégate. Soit ! nous nous amuserons un peu.Nos gens s’ennuient.– Oh ! partez, mon père, s’écria la femme du marin. Et portezà ma sœur, à mes frères, à… ma mère, ajouta-t-elle, ces gages<strong>de</strong> mon souvenir.Elle prit une poignée <strong>de</strong> pierres précieuses, <strong>de</strong> colliers, <strong>de</strong> bijoux,les enveloppa d<strong>ans</strong> un cachemire, et les présenta timi<strong>de</strong>mentà son père.– Et que leur dirai-je <strong>de</strong> ta part ? <strong>de</strong>manda-t-il en paraissantfrappé <strong>de</strong> l’hésitation que sa fille avait marquée avant <strong>de</strong> prononcerle mot <strong>de</strong> mère.– Oh ! pouvez-vous douter <strong>de</strong> mon âme ! Je fais tous les jours<strong>de</strong>s vœux pour leur bonheur.– Hélène, reprit le vieillard en la regardant avec attention, nedois je plus te revoir ? Ne saurai-je donc jamais à quel motif tafuite est due ?159


– Ce secret ne m’appartient pas, dit-elle d’un ton grave. J’auraisle droit <strong>de</strong> vous l’apprendre, peut-être ne vous le dirais-jepas encore. J’ai souffert pendant dix <strong>ans</strong> <strong>de</strong>s maux inouïs…Elle ne continua pas et tendit à son père les ca<strong>de</strong>aux qu’elle<strong>de</strong>stinait à sa famille. Le général, accoutumé par les événements<strong>de</strong> la guerre à <strong>de</strong>s idées assez larges en fait <strong>de</strong> butin, acceptales présents offerts par sa fille, et se plut à penser que,sous l’inspiration d’une âme aussi pure, aussi élevée que celled’Hélène, le capitaine parisien restait honnête homme en faisantla guerre aux Espagnols. Sa passion pour les braves l’emporta.Songeant qu’il serait ridicule <strong>de</strong> se conduire en pru<strong>de</strong>, ilserra vigoureusement la main du corsaire, embrassa son Hélène,sa seule fille avec cette effusion particulière aux soldats,et laissa tomber une larme sur ce visage dont la fierté, dontl’expression mâle lui avaient plus d’une fois souri. Le marin,fortement ému, lui donna ses enfants à bénir. Enfin, tous sedirent une <strong>de</strong>rnière fois adieu par un long regard qui ne fut pasdénué d’attendrissement.– Soyez toujours heureux ! s’écria le grand-père en s’élançantsur le tillac.Sur mer, un singulier spectacle attendait le général. LeSaint-Ferdinand, livré aux flammes, flambait <strong>com</strong>me un immensefeu <strong>de</strong> paille. Les matelots, occupés à couler le brick espagnol,s’aperçurent qu’il avait à bord un chargement <strong>de</strong>rhum, liqueur qui abondait sur l’Othello, et trouvèrent plaisantd’allumer un grand bol <strong>de</strong> punch en pleine mer. C’était un divertissementassez pardonnable à <strong>de</strong>s gens auxquels l’apparentemonotonie <strong>de</strong> la mer faisait saisir toutes les occasionsd’animer leur vie. En <strong>de</strong>scendant du brick d<strong>ans</strong> la chaloupe duSaint-Ferdinand, montée par six vigoureux matelots, le généralpartageait involontairement son attention entre l’incendie duSaint-Ferdinand et sa fille appuyée sur le corsaire, tous <strong>de</strong>ux<strong>de</strong>bout à l’arrière <strong>de</strong> leur navire. En présence <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> souvenirs,en voyant la robe blanche d’Hélène qui flottait, légère<strong>com</strong>me une voile <strong>de</strong> plus ; en distinguant sur l’Océan cettebelle et gran<strong>de</strong> figure, assez imposante pour tout dominer,même la mer, il oubliait, avec l’insouciance d’un militaire, qu’ilvoguait sur la tombe du brave Gomez. Au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> lui, une immensecolonne <strong>de</strong> fumée planait <strong>com</strong>me un nuage brun, et lesrayons du soleil, le perçant çà et là, y jetaient <strong>de</strong> poétiques160


lueurs. C’était un second ciel, un dôme sombre sous lequelbrillaient <strong>de</strong>s espèces <strong>de</strong> lustres, et au-<strong>de</strong>ssus duquel planaitl’azur inaltérable du firmament, qui paraissait mille fois plusbeau par cette éphémère opposition. Les teintes bizarres <strong>de</strong>cette fumée, tantôt jaune, blon<strong>de</strong>, rouge, noire, fondues vaporeusement,couvraient le vaisseau, qui pétillait, craquait etcriait. <strong>La</strong> flamme sifflait en mordant les cordages, et couraitd<strong>ans</strong> le bâtiment <strong>com</strong>me une sédition populaire vole par lesrues d’une ville. Le rhum produisait <strong>de</strong>s flammes bleues quifrétillaient, <strong>com</strong>me si le génie <strong>de</strong>s mers eût agité cette liqueurfuribon<strong>de</strong>, <strong>de</strong> même qu’une main d’étudiant fait mouvoir lajoyeuse flamberie d’un punch d<strong>ans</strong> une orgie. Mais le soleil,plus puissant <strong>de</strong> lumière, jaloux <strong>de</strong> cette lueur insolente, laissaità peine voir d<strong>ans</strong> ses rayons les couleurs <strong>de</strong> cet incendie.C’était <strong>com</strong>me un réseau, <strong>com</strong>me une écharpe qui voltigeait aumilieu du torrent <strong>de</strong> ses feux. L’Othello, saisissait, pours’enfuir, le peu <strong>de</strong> vent qu’il pouvait pincer d<strong>ans</strong> cette directionnouvelle, et s’inclinait tantôt d’un côté, tantôt <strong>de</strong> l’autre,<strong>com</strong>me un cerf-volant balancé d<strong>ans</strong> les airs. Ce beau brick courait<strong>de</strong>s bordées vers le sud, et, tantôt il se dérobait aux yeuxdu général, en disparaissant <strong>de</strong>rrière la colonne droite dontl’ombre se projetait fantastiquement sur les eaux, et tantôt il semontrait, en se relevant avec grâce et fuyant. Chaque foisqu’Hélène pouvait apercevoir son père, elle agitait son mouchoirpour le saluer encore. Bientôt le Saint-Ferdinand coula,en produisant un bouillonnement aussitôt effacé par l’Océan. Ilne resta plus alors <strong>de</strong> toute cette scène qu’un nuage balancépar la brise. L’Othello était loin ; la chaloupe s’approchait <strong>de</strong>terre ; le nuage s’interposa entre cette frêle embarcation et lebrick. <strong>La</strong> <strong>de</strong>rnière fois que le général aperçut sa fille, ce fut àtravers une crevasse <strong>de</strong> cette fumée ondoyante. Vision prophétique! Le mouchoir blanc, la robe se détachaient seuls sur cefond <strong>de</strong> bistre. Entre l’eau verte et le ciel bleu, le brick ne sevoyait même pas. Hélène n’était plus qu’un point imperceptible,une ligne déliée, gracieuse, un ange d<strong>ans</strong> le ciel, uneidée, un souvenir.Après avoir rétabli sa fortune, le marquis mourut épuisé <strong>de</strong>fatigue. Quelques mois après sa mort, en 1833, la marquise futobligée <strong>de</strong> mener Moïna aux eaux <strong>de</strong>s Pyrénées. <strong>La</strong> capricieuse161


enfant voulut voir les beautés <strong>de</strong> ces montagnes. Elle revintaux Eaux, et à son retour, il se passa l’horrible scène que voici.– Mon Dieu, dit Moïna, nous avons bien mal fait, ma mère, <strong>de</strong>ne pas rester quelques jours <strong>de</strong> plus d<strong>ans</strong> les montagnes !Nous y étions bien mieux qu’ici. Avez-vous entendu les gémissementscontinuels <strong>de</strong> ce maudit enfant et les bavardages <strong>de</strong>cette malheureuse femme qui parle s<strong>ans</strong> doute en patois ? carje n’ai pas <strong>com</strong>pris un seul mot <strong>de</strong> ce qu’elle disait. Quelle espèce<strong>de</strong> gens nous a-t-on donnés pour voisins ! Cette nuit estune <strong>de</strong>s plus affreuses que j’aie passées <strong>de</strong> ma vie.– Je n’ai rien entendu, répondit la marquise ; mais, ma chèreenfant, je vais voir l’hôtesse, lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r la chambre voisine,nous serons seules d<strong>ans</strong> cet appartement, et n’aurons plus <strong>de</strong>bruit. Comment te trouves-tu ce matin ? Es-tu fatiguée ?En disant ces <strong>de</strong>rnières phrases, la marquise s’était levéepour venir près du lit <strong>de</strong> Moïna.– Voyons, lui dit-elle en cherchant la main <strong>de</strong> sa fille.– Oh ! laisse-moi, ma mère, répondit Moïna, tu as froid.À ces mots la jeune fille se roula d<strong>ans</strong> son oreiller par unmouvement <strong>de</strong> bou<strong>de</strong>rie, mais si gracieux, qu’il était difficile àune mère <strong>de</strong> s’en offenser. En ce moment, une plainte, dontl’accent doux et prolongé <strong>de</strong>vait déchirer le cœur d’unefemme, retentit d<strong>ans</strong> la chambre voisine.– Mais si tu as entendu cela pendant toute la nuit, pourquoine m’as-tu pas éveillée ? nous aurions… Un gémissement plusprofond que tous les autres interrompit la marquise, quis’écria : – Il y a là quelqu’un qui se meurt ! Et elle sortitvivement.– Envoie-moi Pauline ! cria Moïna, je vais m’habiller.<strong>La</strong> marquise <strong>de</strong>scendit promptement et trouva l’hôtesse d<strong>ans</strong>la cour au milieu <strong>de</strong> quelques personnes qui paraissaientl’écouter attentivement.– Madame, vous avez mis près <strong>de</strong> nous une personne qui paraîtsouffrir beaucoup…– Ah ! ne m’en parlez pas ! s’écria la maîtresse <strong>de</strong> l’hôtel, jeviens d’envoyer chercher le maire. Figurez-vous que c’est unefemme, une pauvre malheureuse qui y est arrivée hier au soir,à pied ; elle vient d’Espagne, elle est s<strong>ans</strong> passeport et s<strong>ans</strong> argent.Elle portait sur son dos un petit enfant qui se meurt. Jen’ai pas pu me dispenser <strong>de</strong> la recevoir ici. Ce matin, je suis162


allée moi-même la voir ; car hier, quand elle a débarqué ici,elle m’a fait une peine affreuse. Pauvre petite femme ! elleétait couchée avec son enfant, et tous <strong>de</strong>ux se débattaientcontre la mort.– Madame, m’a-t-elle dit en tirant un anneau d’or <strong>de</strong> sondoigt, je ne possè<strong>de</strong> plus que cela, prenez-le pour vous payer ;ce sera suffisant, je ne ferai pas long séjour ici. Pauvre petit !nous allons mourir ensemble, qu’elle dit en regardant son enfant.Je lui ai pris son anneau, je lui ai <strong>de</strong>mandé qui elle était ;mais elle n’a jamais voulu me dire son nom… Je viens d’envoyerchercher le mé<strong>de</strong>cin et monsieur le maire.– Mais, s’écria la marquise, donnez-lui tous les secours quipourront lui être nécessaires. Mon Dieu ! peut-être est-il encoretemps <strong>de</strong> la sauver ! Je vous paierai tout ce qu’elledépensera…– Ah ! madame, elle a l’air d’être joliment fière, et je ne saispas si elle voudra.– Je vais aller la voir…Et aussitôt la marquise monta chez l’inconnue s<strong>ans</strong> penserau mal que sa vue pouvait faire à cette femme d<strong>ans</strong> un momentoù on la disait mourante, car elle était encore en <strong>de</strong>uil. <strong>La</strong> marquisepâlit à l’aspect <strong>de</strong> la mourante. Malgré les horribles souffrancesqui avaient altéré la belle physionomie d’Hélène, ellereconnut sa fille aînée. À l’aspect d’une femme vêtue <strong>de</strong> noir,Hélène se dressa sur son séant, jeta un cri <strong>de</strong> terreur, et retombalentement sur son lit, lorsque, d<strong>ans</strong> cette femme, elle retrouvasa mère.– Ma fille ! dit madame d’Aiglemont, que vous faut-il ? Pauline!… Moïna !…– Il ne me faut plus rien, répondit Hélène d’une voix affaiblie.J’espérais revoir mon père ; mais votre <strong>de</strong>uil m’annonce…Elle n’acheva pas ; elle serra son enfant sur son cœur <strong>com</strong>mepour le réchauffer, le baisa au front, et lança sur sa mère unregard où le reproche se lisait encore, quoique tempéré par lepardon. <strong>La</strong> marquise ne voulut pas voir ce reproche ; elle oubliaqu’Hélène était un enfant conçu jadis d<strong>ans</strong> les larmes et ledésespoir, l’enfant du <strong>de</strong>voir, un enfant qui avait été cause <strong>de</strong>ses plus grands malheurs ; elle s’avança doucement vers safille aînée, en se souvenant seulement qu’Hélène la premièrelui avait fait connaître les plaisirs <strong>de</strong> la maternité. Les yeux <strong>de</strong>163


la mère étaient pleins <strong>de</strong> larmes ; et, en embrassant sa fille,elle s’écria : – Hélène ! ma fille…Hélène gardait le silence. Elle venait d’aspirer le <strong>de</strong>rnier soupir<strong>de</strong> son <strong>de</strong>rnier enfant.En ce moment Moïna, Pauline, sa femme <strong>de</strong> chambre, l’hôtesseet un mé<strong>de</strong>cin entrèrent. <strong>La</strong> marquise tenait la main glacée<strong>de</strong> sa fille d<strong>ans</strong> les siennes, et la contemplait avec undésespoir vrai. Exaspérée par le malheur, la veuve du marin,qui venait d’échapper à un naufrage en ne sauvant <strong>de</strong> toute sabelle famille qu’un enfant, dit d’une voix horrible à sa mère : –Tout ceci est votre ouvrage ! si vous eussiez été pour moi ceque…– Moïna, sortez, sortez tous ! cria madame d’Aiglemont enétouffant la voix d’Hélène par les éclats <strong>de</strong> la sienne.– Par grâce, ma fille, reprit-elle, ne renouvelons pas en cemoment les tristes <strong>com</strong>bats…– Je me tairai, répondit Hélène en faisant un effort surnaturel.Je suis mère, je sais que Moïna ne doit pas… Où est monenfant ?Moïna rentra, poussée par la curiosité.– Ma sœur, dit cette enfant gâtée, le mé<strong>de</strong>cin…– Tout est inutile, reprit Hélène. Ah ! pourquoi ne suis-je pasmorte à seize <strong>ans</strong>, quand je voulais me tuer ! Le bonheur ne setrouve jamais en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s lois… Moïna… tu…Elle mourut en penchant sa tête sur celle <strong>de</strong> son enfant,qu’elle avait serré convulsivement.– Ta sœur voulait s<strong>ans</strong> doute te dire, Moïna, reprit madamed’Aiglemont, lorsqu’elle fut rentrée d<strong>ans</strong> sa chambre, où ellefondit en larmes, que le bonheur ne se trouve jamais, pour unefille, d<strong>ans</strong> une vie romanesque, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s idées reçues, et,surtout, loin <strong>de</strong> sa mère.164


Chapitre 6LA VIEILLESSE D’UNE MÈRE COUPABLEPendant l’un <strong>de</strong>s premiers jours du mois <strong>de</strong> juin 1842, unedame d’environ cinquante <strong>ans</strong>, mais qui paraissait encore plusvieille que ne le <strong>com</strong>portait son âge véritable, se promenait ausoleil, à l’heure <strong>de</strong> midi, le long d’une allée, d<strong>ans</strong> le jardin d’ungrand hôtel situé rue Plumet, à Paris. Après avoir fait <strong>de</strong>ux outrois fois le tour du sentier légèrement sinueux où elle restaitpour ne pas perdre <strong>de</strong> vue les fenêtres d’un appartement quisemblait attirer toute son attention, elle vint s’asseoir sur un<strong>de</strong> ces fauteuils à <strong>de</strong>mi champêtres qui se fabriquent avec <strong>de</strong>jeunes branches d’arbres garnies <strong>de</strong> leur écorce. De la placeoù se trouvait ce siége élégant, la dame pouvait embrasser parune <strong>de</strong>s grilles d’enceinte et les boulevards intérieurs, au milieu<strong>de</strong>squels est posé l’admirable dôme <strong>de</strong>s Invali<strong>de</strong>s, quiélève sa coupole d’or parmi les têtes d’un millier d’ormes, admirablepaysage, et l’aspect moins grandiose <strong>de</strong> son jardin terminépar la faça<strong>de</strong> grise d’un <strong>de</strong>s plus beaux hôtels dufaubourg Saint-Germain. Là tout était silencieux, les jardinsvoisins, les boulevards, les Invali<strong>de</strong>s ; car, d<strong>ans</strong> ce noble quartier,le jour ne <strong>com</strong>mence guère qu’à midi. À moins <strong>de</strong> quelquecaprice, à moins qu’une jeune dame ne veuille monter à cheval,ou qu’un vieux diplomate n’ait un protocole à refaire, à cetteheure, valets et maîtres, tout dort, ou tout se réveille.<strong>La</strong> vieille dame si matinale était la marquise d’Aiglemont,mère <strong>de</strong> madame <strong>de</strong> Saint-Héreen, à qui ce bel hôtel appartenait.<strong>La</strong> marquise s’en était privée pour sa fille, à qui elle avaitdonné toute sa fortune, en ne se réservant qu’une pension viagère.<strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse Moïna <strong>de</strong> Saint-Héreen était le <strong>de</strong>rnier enfant<strong>de</strong> madame d’Aiglemont. Pour lui faire épouser l’héritierd’une <strong>de</strong>s plus illustres maisons <strong>de</strong> France, la marquise avaittout sacrifié. Rien n’était plus naturel : elle avait165


successivement perdu <strong>de</strong>ux fils ; l’un, Gustave marquis d’Aiglemont,était mort du choléra ; l’autre, Abel, avait suc<strong>com</strong>béd<strong>ans</strong> l’affaire <strong>de</strong> la Macta. Gustave laissa <strong>de</strong>s enfants et uneveuve. Mais l’affection assez tiè<strong>de</strong> que madame d’Aiglemontavait portée à ses <strong>de</strong>ux fils s’était encore affaiblie en passant àses petits-enfants. Elle se <strong>com</strong>portait poliment avec madamed’Aiglemont la jeune : mais elle s’en tenait au sentiment superficielque le bon goût et les convenances nous prescrivent <strong>de</strong>témoigner à nos proches. <strong>La</strong> fortune <strong>de</strong> ses enfants mortsayant été parfaitement réglée, elle avait réservé pour sa chèreMoïna ses économies et ses biens propres. Moïna, belle et ravissante<strong>de</strong>puis son enfance, avait toujours été pour madamed’Aiglemont l’objet d’une <strong>de</strong> ces prédilections innées ou involontaireschez les mères <strong>de</strong> famille ; fatales sympathies quisemblent inexplicables, ou que les observateurs savent tropbien expliquer. <strong>La</strong> charmante figure <strong>de</strong> Moïna, le son <strong>de</strong> voix<strong>de</strong> cette fille chérie, ses manières, sa démarche, sa physionomie,ses gestes, tout en elle réveillait chez la marquise les émotionsles plus profon<strong>de</strong>s qui puissent animer, troubler ou charmerle cœur d’une mère. Le principe <strong>de</strong> sa vie présente, <strong>de</strong> savie du len<strong>de</strong>main, <strong>de</strong> sa vie passée, était d<strong>ans</strong> le cœur <strong>de</strong> cettejeune femme, où elle avait jeté tous ses trésors. Moïna avaitheureusement survécu à quatre enfants, ses aînés. Madamed’Aiglemont avait en effet perdu, <strong>de</strong> la manière la plus malheureuse,disaient les gens du man<strong>de</strong>, une fille charmante dont la<strong>de</strong>stinée était presque inconnue, et un petit garçon, enlevé àcinq <strong>ans</strong> par une horrible catastrophe. <strong>La</strong> marquise vit s<strong>ans</strong>doute un présage du ciel d<strong>ans</strong> le respect que le sort semblaitavoir pour la fille <strong>de</strong> son cœur, et n’accordait que <strong>de</strong> faiblessouvenirs à ses enfants déjà tombés selon les caprices <strong>de</strong> lamort, et qui restaient au fond <strong>de</strong> son âme, <strong>com</strong>me ces tombeauxélevés d<strong>ans</strong> un champ <strong>de</strong> bataille, mais que les fleurs<strong>de</strong>s champs ont presque fait disparaître. Le mon<strong>de</strong> aurait pu<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à la marquise un <strong>com</strong>pte sévère <strong>de</strong> cette insoucianceet <strong>de</strong> cette prédilection ; mais le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> Paris est entraînépar un tel torrent d’événements, <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>s, d’idées nouvelles,que toute la vie <strong>de</strong> madame d’Aiglemont <strong>de</strong>vait y être enquelque sorte oubliée. Personne ne songeait à lui faire uncrime d’une froi<strong>de</strong>ur, d’un oubli qui n’intéressait personne,tandis que sa vive tendresse pour Moïna intéressait beaucoup166


<strong>de</strong> gens, et avait toute la sainteté d’un préjugé. D’ailleurs, lamarquise allait peu d<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong> ; et, pour la plupart <strong>de</strong>s famillesqui la connaissaient, elle paraissait bonne, douce,pieuse, indulgente. Or, ne faut-il pas avoir un intérêt bien vifpour aller au <strong>de</strong>là <strong>de</strong> ces apparences dont se contente la société? Puis, que ne pardonne-t-on pas aux vieillards lorsqu’ilss’effacent <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s ombres et ne veulent plus être qu’unsouvenir ? Enfin, madame d’Aiglemont était un modèle <strong>com</strong>plaisammentcité par les enfants à leurs pères, par les gendresà leurs belles-mères. Elle avait, avant le temps, donné sesbiens à Moïna, contente du bonheur <strong>de</strong> la jeune <strong>com</strong>tesse, etne vivant que par elle et pour elle. Si <strong>de</strong>s vieillards pru<strong>de</strong>nts,<strong>de</strong>s oncles chagrins, blâmaient cette conduite en disant : – Madamed’Aiglemont se repentira peut-être quelque jour <strong>de</strong> s’être<strong>de</strong>ssaisie <strong>de</strong> sa fortune eu faveur <strong>de</strong> sa fille, car, si elle connaîtbien le cœur <strong>de</strong> madame <strong>de</strong> Saint-Héreen, peut-elle être aussisûre <strong>de</strong> la moralité <strong>de</strong> son gendre ? c’était contre ces prophètesun tollé général ; et, <strong>de</strong> toutes parts, pleuvaient <strong>de</strong>séloges pour Moïna.– Il faut rendre cette justice à madame <strong>de</strong> Saint-Héreen, disaitune jeune femme, que sa mère n’a rien trouvé <strong>de</strong> changéautour d’elle. Madame d’Aiglemont est admirablement bien logée,elle a une voiture à ses ordres, et peut aller partout d<strong>ans</strong>le mon<strong>de</strong> <strong>com</strong>me auparavant…– Excepté aux Italiens, répondait tout bas un vieux parasite,un <strong>de</strong> ces gens qui se croient en droit d’accabler leurs amisd’épigrammes sous prétexte <strong>de</strong> faire preuve d’indépendance.<strong>La</strong> douairière n’aime guère que la musique, en fait <strong>de</strong> chosesétrangères à son enfant gâté. Elle a été si bonne musicienned<strong>ans</strong> son temps ! Mais <strong>com</strong>me la loge <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse est toujoursenvahie par <strong>de</strong> jeunes papillons, et qu’elle y gêneraitcette petite personne, <strong>de</strong> qui l’on parle déjà <strong>com</strong>me d’unegran<strong>de</strong> coquette, la pauvre mère ne va jamais aux Italiens.– Madame <strong>de</strong> Saint-Héreen, disait une fille à marier, a poursa mère <strong>de</strong>s soirées délicieuses, un salon où va tout Paris.– Un salon où personne ne fait attention à la marquise, répondaitle parasite.– Le fait est que madame d’Aiglemont n’est jamais seule, disaitun fat en appuyant le parti <strong>de</strong>s jeunes dames.167


– Le matin, répondait le vieil observateur à voix basse, le matin,la chère Moïna dort. À quatre heures, la chère Moïna estau bois. Le soir, la chère Moïna va au bal ou aux Bouffes…Mais il est vrai que madame d’Aiglemont a la ressource <strong>de</strong> voirsa chère fille pendant qu’elle s’habille, ou durant le dînerlorsque la chère Moïna dîne par hasard avec sa chère mère. – Iln’y a pas encore huit jours, monsieur, dit le parasite en prenantpar le bras un timi<strong>de</strong> précepteur, nouveau-venu d<strong>ans</strong> lamaison où il se trouvait, que je vis cette pauvre mère triste etseule au coin <strong>de</strong> son feu. – Qu’avez-vous ? lui <strong>de</strong>mandai-je. <strong>La</strong>marquise me regarda en souriant, mais elle avait certes pleuré.– Je pensais, me disait-elle, qu’il est bien singulier <strong>de</strong> me trouverseule, après avoir eu cinq enfants ; mais cela est d<strong>ans</strong> notre<strong>de</strong>stinée ! Et puis, je suis heureuse quand je sais que Moïnas’amuse ! Elle pouvait se confier à moi, qui, jadis, ai connu sonmari. C’était un pauvre homme, et il a été bien heureux <strong>de</strong>l’avoir pour femme ; il lui <strong>de</strong>vait certes sa pairie et sa charge àla cour <strong>de</strong> Charles X.Mais il se glisse tant d’erreurs d<strong>ans</strong> les conversations dumon<strong>de</strong>, il s’y fait avec légèreté <strong>de</strong>s maux si profonds, que l’historien<strong>de</strong>s mœurs est obligé <strong>de</strong> sagement peser les assertionsinsouciamment émises par tant d’insouciants. Enfin, peut-êtrene doit-on jamais prononcer qui a tort ou raison <strong>de</strong> l’enfant ou<strong>de</strong> la mère. Entre ces <strong>de</strong>ux cœurs, il n’y a qu’un seul juge possible.Ce juge est Dieu ! Dieu qui, souvent, assied sa vengeanceau sein <strong>de</strong>s familles, et se sert éternellement <strong>de</strong>s enfantscontre les mères, <strong>de</strong>s pères contre les fils, <strong>de</strong>s peuples contreles rois, <strong>de</strong>s princes contre les nations, <strong>de</strong> tout contre tout ;remplaçant d<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong> moral les sentiments par les sentiments<strong>com</strong>me les jeunes feuilles poussent les vieilles au printemps; agissant en vue d’un ordre immuable, d’un but à luiseul connu. S<strong>ans</strong> doute, chaque chose va d<strong>ans</strong> son sein, ou,mieux encore, elle y retourne.Ces religieuses pensées, si naturelles au cœur <strong>de</strong>s vieillards,flottaient éparses d<strong>ans</strong> l’âme <strong>de</strong> madame d’Aiglemont ; elles yétaient à <strong>de</strong>mi lumineuses, tantôt abîmées, tantôt déployées<strong>com</strong>plètement, <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s fleurs tourmentées à la surface <strong>de</strong>seaux pendant une tempête. Elle s’était assise, lassée, affaibliepar une longue méditation, par une <strong>de</strong> ces rêveries au milieu168


<strong>de</strong>squelles toute la vie se dresse, se déroule aux yeux <strong>de</strong> ceuxqui pressentent la mort.Cette femme, vieille avant le temps, eût été, pour quelquepoète passant sur le boulevard, un tableau curieux. À la voirassise à l’ombre grêle d’un acacia, l’ombre d’un acacia à midi,tout le mon<strong>de</strong> eût su lire une <strong>de</strong>s mille choses écrites sur ce visagepâle et froid, même au milieu <strong>de</strong>s chauds rayons du soleil.Sa figure pleine d’expression représentait quelque chose <strong>de</strong>plus grave encore que ne l’est une vie à son déclin, ou <strong>de</strong> plusprofond qu’une âme affaissée par l’expérience. Elle était un <strong>de</strong>ces types qui, entre mille physionomies dédaignées parcequ’elles sont s<strong>ans</strong> caractère, vous arrêtent un moment, vousfont penser ; <strong>com</strong>me, entre les mille tableaux d’un Musée, vousêtes fortement impressionné, soit par la tête sublime où Murillopeignit la douleur maternelle, soit par le visage <strong>de</strong> BéatrixCinci où le Gui<strong>de</strong> sut peindre la plus touchante innocence aufond du plus épouvantable crime, soit par la sombre face <strong>de</strong>Philippe II où Vélasquez a pour toujours imprimé la majestueuseterreur que doit inspirer la royauté. Certaines figureshumaines sont <strong>de</strong> <strong>de</strong>spotiques images qui vous parlent, vousinterrogent, qui répon<strong>de</strong>nt à vos pensées secrètes, et fontmême <strong>de</strong>s poèmes entiers. Le visage glacé <strong>de</strong> madame d’Aiglemontétait une <strong>de</strong> ces poésies terribles, une <strong>de</strong> ces faces répanduespar milliers d<strong>ans</strong> la divine Comédie <strong>de</strong> Dante Alighieri.Pendant la rapi<strong>de</strong> saison où la femme reste en fleur, les caractères<strong>de</strong> sa beauté servent admirablement bien la dissimulationà laquelle sa faiblesse naturelle et nos lois sociales lacondamnent. Sous le riche coloris <strong>de</strong> son visage frais, sous lefeu <strong>de</strong> ses yeux, sous le réseau gracieux <strong>de</strong> ses traits si fins, <strong>de</strong>tant <strong>de</strong> lignes multipliées, courbes ou droites, mais pures etparfaitement arrêtées, toutes ses émotions peuvent <strong>de</strong>meurersecrètes : la rougeur alors ne révèle rien en colorant encore<strong>de</strong>s couleurs déjà si vives ; tous les foyers intérieurs se mêlentalors si bien à la lumière <strong>de</strong> ces yeux flamboyants <strong>de</strong> vie, que laflamme passagère d’une souffrance n’y apparaît que <strong>com</strong>meune grâce <strong>de</strong> plus. Aussi rien n’est-il si discret qu’un jeune visage,parce que rien n’est plus immobile. <strong>La</strong> figure d’une jeunefemme a le calme, le poli, la fraîcheur <strong>de</strong> la surface d’un lac. <strong>La</strong>physionomie <strong>de</strong>s femmes ne <strong>com</strong>mence qu’à <strong>trente</strong> <strong>ans</strong>.Jusques à cet âge le peintre ne trouve d<strong>ans</strong> leurs visages que169


du rose et du blanc, <strong>de</strong>s sourires et <strong>de</strong>s expressions qui répètentune même pensée, pensée <strong>de</strong> jeunesse et d’amour, penséeuniforme et s<strong>ans</strong> profon<strong>de</strong>ur ; mais, d<strong>ans</strong> la vieillesse, toutchez la femme a parlé, les passions se sont incrustées sur sonvisage ; elle a été amante, épouse, mère ; les expressions lesplus violentes <strong>de</strong> la joie et <strong>de</strong> la douleur ont fini par grimer,torturer ses traits, par s’y empreindre en mille ri<strong>de</strong>s, qui toutesont un langage ; et une tête <strong>de</strong> femme <strong>de</strong>vient alors sublimed’horreur, belle <strong>de</strong> mélancolie, ou magnifique <strong>de</strong> calme ; s’ilest permis <strong>de</strong> poursuivre cette étrange métaphore, le lac <strong>de</strong>sséchélaisse voir alors les traces <strong>de</strong> tous les torrents qui l’ontproduit ; une tête <strong>de</strong> vieille femme n’appartient plus alors ni aumon<strong>de</strong> qui, frivole, est effrayé d’y apercevoir la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>toutes les idées d’élégance auxquelles il est habitué ni aux artistesvulgaires qui n’y découvrent rien ; mais aux vrais poètes,à ceux qui ont le sentiment d’un beau indépendant <strong>de</strong> toutesles conventions sur lesquelles reposent tant <strong>de</strong> préjugés en faitd’art et <strong>de</strong> beauté.Quoique madame d’Aiglemont portât sur sa tête une capote àla mo<strong>de</strong>, il était facile <strong>de</strong> voir que sa chevelure, jadis noire,avait été blanchie par <strong>de</strong> cruelles émotions mais la manièredont elle la séparait en <strong>de</strong>ux ban<strong>de</strong>aux trahissait son bon goût,révélait les gracieuses habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la femme élégante, et <strong>de</strong>ssinaitparfaitement son front flétri, ridé, d<strong>ans</strong> la forme duquelse retrouvaient quelques traces <strong>de</strong> son ancien éclat. <strong>La</strong> coupe<strong>de</strong> sa figure, la régularité <strong>de</strong> ses traits donnaient une idée,faible à la vérité, <strong>de</strong> la beauté dont elle avait dû être orgueilleuse,mais ces indices accusaient encore mieux les douleurs,qui avaient été assez aiguës pour creuser ce visage, pouren <strong>de</strong>ssécher les tempes, en rentrer les joues, en meurtrir lespaupières et les dégarnir <strong>de</strong> cils, cette grâce du regard. Toutétait silencieux en cette femme : sa démarche et ses mouvementsavaient cette lenteur grave et recueillie qui imprime lerespect. Sa mo<strong>de</strong>stie, changée en timidité, semblait être le résultat<strong>de</strong> l’habitu<strong>de</strong>, qu’elle avait prise <strong>de</strong>puis quelques années,<strong>de</strong> s’effacer <strong>de</strong>vant sa fille ; puis sa parole était rare, douce,<strong>com</strong>me celle <strong>de</strong> toutes les personnes forcées <strong>de</strong> réfléchir, <strong>de</strong> seconcentrer <strong>de</strong> vivre en elles-mêmes. Cette attitu<strong>de</strong> et cettecontenance inspiraient un sentiment indéfinissable, qui n’étaitni la crainte ni la <strong>com</strong>passion, mais d<strong>ans</strong> lequel se fondaient170


mystérieusement toutes les idées que réveillent ces diversesaffections. Enfin la nature <strong>de</strong> ses ri<strong>de</strong>s, la manière dont son visageétait plissé, la pâleur <strong>de</strong> son regard endolori, tout témoignaitéloquemment <strong>de</strong> ces larmes qui, dévorées par le cœur, netombent jamais à terre. Les malheureux accoutumés à contemplerle ciel pour en appeler à lui <strong>de</strong>s maux <strong>de</strong> leur vie eussentfacilement reconnu d<strong>ans</strong> les yeux <strong>de</strong> cette mère les cruelles habitu<strong>de</strong>sd’une prière faite à chaque instant du jour, et les légersvestiges <strong>de</strong> ces meurtrissures secrètes qui finissent pardétruire les fleurs <strong>de</strong> l’âme et jusqu’au sentiment <strong>de</strong> la maternité.Les peintres ont <strong>de</strong>s couleurs pour ces portraits, mais lesidées et les paroles sont impuissantes pour les traduire fidèlement; il s’y rencontre, d<strong>ans</strong> les tons du teint, d<strong>ans</strong> l’air <strong>de</strong> la figure,<strong>de</strong>s phénomènes inexplicables que l’âme saisit par la vue,mais le récit <strong>de</strong>s événements auxquels sont dus <strong>de</strong> si terriblesbouleversements <strong>de</strong> physionomie est la seule ressource quireste au poète pour les faire <strong>com</strong>prendre. Cette figure annonçaitun orage calme et froid, un secret <strong>com</strong>bat entre l’héroïsme<strong>de</strong> la douleur maternelle et l’infirmité <strong>de</strong> nos sentiments, quisont finis <strong>com</strong>me nous-mêmes et où rien ne se trouve d’infini.Ces souffrances s<strong>ans</strong> cesse refoulées avaient produit à lalongue je ne sais quoi <strong>de</strong> morbi<strong>de</strong> en cette femme. S<strong>ans</strong> doutequelques émotions trop violentes avaient physiquement altéréce cœur maternel, et quelque maladie, un anévrisme peut-être,menaçait lentement cette femme à son insu. Les peines vraiessont en apparence si tranquilles d<strong>ans</strong> le lit profond qu’elles sesont fait, où elles semblent dormir, mais où elles continuent àcorro<strong>de</strong>r l’âme <strong>com</strong>me cet épouvantable aci<strong>de</strong> qui perce lecristal ! En ce moment <strong>de</strong>ux larmes sillonnèrent les joues <strong>de</strong> lamarquise, et elle se leva <strong>com</strong>me si quelque réflexion plus poignanteque toutes les autres l’eût vivement blessée. Elle avaits<strong>ans</strong> doute jugé l’avenir <strong>de</strong> Moïna. Or, en prévoyant les douleursqui attendaient sa fille, tous les malheurs <strong>de</strong> sa propre vielui étaient retombés sur le cœur.<strong>La</strong> situation <strong>de</strong> cette mère sera <strong>com</strong>prise en expliquant celle<strong>de</strong> sa fille.Le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Saint-Héreen était parti <strong>de</strong>puis environ six moispour ac<strong>com</strong>plir une mission politique. Pendant cette absence,Moïna, qui à toutes les vanités <strong>de</strong> la petite-maîtresse joignaitles capricieux vouloirs <strong>de</strong> l’enfant gâté, s’était amusée, par171


étour<strong>de</strong>rie ou pour obéir aux mille coquetteries <strong>de</strong> la femme, etpeut-être pour en essayer le pouvoir, à jouer avec la passiond’un homme habile, mais s<strong>ans</strong> cœur, se disant ivre d’amour, <strong>de</strong>cet amour avec lequel se <strong>com</strong>binent toutes les petites ambitionssociales et vaniteuses du fat. Madame d’Aiglemont, à laquelleune longue expérience avait appris à connaître la vie, àjuger les hommes, à redouter le mon<strong>de</strong>, avait observé les progrès<strong>de</strong> cette intrigue et pressentait la perte <strong>de</strong> sa fille en lavoyant tombée entre les mains d’un homme à qui rien n’étaitsacré. N’y avait-il pas pour elle quelque chose d’épouvantableà rencontrer un roué d<strong>ans</strong> l’homme que Moïna écoutait avecplaisir ? Son enfant chérie se trouvait donc au bord d’unabîme. Elle en avait une horrible certitu<strong>de</strong>, et n’osait l’arrêter,car elle tremblait <strong>de</strong>vant la <strong>com</strong>tesse. Elle savait d’avance queMoïna n’écouterait aucun <strong>de</strong> ses sages avertissements ; ellen’avait aucun pouvoir sur cette âme, <strong>de</strong> fer pour elle et toutemoelleuse pour les autres. Sa tendresse l’eût portée à s’intéresseraux malheurs d’une passion justifiée par les nobles qualitésdu séducteur, mais sa fille suivait un mouvement <strong>de</strong> coquetterie; et la marquise méprisait le <strong>com</strong>te Alfred <strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nesse,sachant qu’il était homme à considérer sa lutte avecMoïna <strong>com</strong>me une partie d’échecs. Quoique Alfred <strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nessefît horreur à cette malheureuse mère, elle était obligéed’ensevelir d<strong>ans</strong> le pli le plus profond <strong>de</strong> son cœur les raisonssuprêmes <strong>de</strong> son aversion. Elle était intimement liée avec lemarquis <strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nesse, père d’Alfred, et cette amitié, respectableaux yeux du mon<strong>de</strong>, autorisait le jeune homme à venir familièrementchez madame <strong>de</strong> Saint-Héreen, pour laquelle il feignaitune passion conçue dès l’enfance. D’ailleurs, en vain madamed’Aiglemont se serait-elle décidée à jeter entre sa fille etAlfred <strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nesse une terrible parole qui les eût séparés ;elle était certaine <strong>de</strong> n’y pas réussir, malgré la puissance <strong>de</strong>cette parole, qui l’eût déshonorée aux yeux <strong>de</strong> sa fille. Alfredavait trop <strong>de</strong> corruption, Moïna trop d’esprit pour croire àcette révélation, et la jeune vi<strong>com</strong>tesse l’eût éludée en la traitant<strong>de</strong> ruse maternelle. Madame d’Aiglemont avait bâti soncachot <strong>de</strong> ses propres mains et s’y était murée elle-même poury mourir en voyant se perdre la belle vie <strong>de</strong> Moïna, cette vie<strong>de</strong>venue sa gloire, son bonheur et sa consolation, une existence172


pour elle mille fois plus chère que la sienne. Horribles souffrances,incroyables, s<strong>ans</strong> langage ! abîmes s<strong>ans</strong> fond !Elle attendait impatiemment le lever <strong>de</strong> sa fille, et néanmoinselle le redoutait, semblable au malheureux condamné à mortqui voudrait en avoir fini avec la vie, et qui cependant a froi<strong>de</strong>n pensant au bourreau. <strong>La</strong> marquise avait résolu <strong>de</strong> tenter un<strong>de</strong>rnier effort ; mais elle craignait peut-être moins d’échouerd<strong>ans</strong> sa tentative que <strong>de</strong> recevoir encore une <strong>de</strong> ces blessuressi douloureuses à son cœur qu’elles avaient épuisé tout soncourage. Son amour <strong>de</strong> mère en était arrivé là : aimer sa fille,la redouter, appréhen<strong>de</strong>r un coup <strong>de</strong> poignard et aller au-<strong>de</strong>vant.Le sentiment maternel est si large d<strong>ans</strong> les cœurs aimantsqu’avant d’arriver à l’indifférence une mère doit mourirou s’appuyer sur quelque gran<strong>de</strong> puissance, la religion oul’amour. Depuis son lever, la fatale mémoire <strong>de</strong> la marquise luiavait retracé plusieurs <strong>de</strong> ces faits, petits en apparence, maisqui d<strong>ans</strong> la vie morale sont <strong>de</strong> grands événements. En effet,parfois un geste enferme tout un drame, l’accent d’une paroledéchire toute une vie, l’indifférence d’un regard tue la plusheureuse passion. <strong>La</strong> marquise d’Aiglemont avait malheureusementvu trop <strong>de</strong> ces gestes, entendu trop <strong>de</strong> ces paroles, reçutrop <strong>de</strong> ces regards affreux à l’âme pour que ses souvenirspussent lui donner <strong>de</strong>s espérances. Tout lui prouvait qu’Alfredl’avait perdue d<strong>ans</strong> le cœur <strong>de</strong> sa fille, où elle restait, elle, lamère, moins <strong>com</strong>me un plaisir que <strong>com</strong>me un <strong>de</strong>voir. Millechoses, <strong>de</strong>s riens même lui attestaient la conduite détestable<strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse envers elle, ingratitu<strong>de</strong> que la marquiseregardait peut-être <strong>com</strong>me une punition. Elle cherchait <strong>de</strong>s excusesà sa fille d<strong>ans</strong> les <strong>de</strong>sseins <strong>de</strong> la Provi<strong>de</strong>nce, afin <strong>de</strong> pouvoirencore adorer la main qui la frappait. Pendant cette matinéeelle se souvint <strong>de</strong> tout, et tout la frappa <strong>de</strong> nouveau si vivementau cœur que sa coupe, remplie <strong>de</strong> chagrins, <strong>de</strong>vait débor<strong>de</strong>rsi la plus légère peine y était jetée. Un regard froid pouvaittuer la marquise. Il est difficile <strong>de</strong> peindre ces faits domestiques,mais quelques-uns suffiront peut-être à les indiquertous. Ainsi la marquise, étant <strong>de</strong>venue un peu sour<strong>de</strong>, n’avaitjamais pu obtenir <strong>de</strong> Moïna qu’elle élevât la voix pour elle ; etle jour où, d<strong>ans</strong> la naïveté <strong>de</strong> l’être souffrant, elle pria sa fille<strong>de</strong> répéter une phrase dont elle n’avait rien saisi, la <strong>com</strong>tesseobéit, mais avec un air <strong>de</strong> mauvaise grâce qui ne permit pas à173


madame d’Aiglemont <strong>de</strong> réitérer sa mo<strong>de</strong>ste prière. Depuis cejour, quand Moïna racontait un événement ou parlait, la marquiseavait soin <strong>de</strong> s’approcher d’elle ; mais souvent la <strong>com</strong>tesseparaissait ennuyée <strong>de</strong> l’infirmité qu’elle reprochait étourdimentà sa mère. Cet exemple, pris entre mille, ne pouvaitfrapper que le cœur d’une mère. Toutes ces choses eussentéchappé peut-être à un observateur, car c’était <strong>de</strong>s nuances insensiblespour d’autres yeux que ceux d’une femme. Ainsi madamed’Aiglemont ayant un jour dit à sa fille que la princesse<strong>de</strong> Cadignan était venue la voir, Moïna s’écria simplement : –Comment ! elle est venue pour vous ! L’air dont ces parolesfurent dites, l’accent que la <strong>com</strong>tesse y mit peignaient par <strong>de</strong>légères teintes un étonnement, un mépris élégant qui feraittrouver aux cœurs toujours jeunes et tendres <strong>de</strong> la philanthropied<strong>ans</strong> la coutume en vertu <strong>de</strong> laquelle les sauvages tuentleurs vieillards quand ils ne peuvent plus se tenir à la branched’un arbre fortement secoué. Madame d’Aiglemont se leva,sourit, et alla pleurer en secret. Les gens bien élevés, et lesfemmes surtout, ne trahissent leurs sentiments que par <strong>de</strong>stouches imperceptibles, mais qui n’en font pas moins <strong>de</strong>vinerles vibrations <strong>de</strong> leurs cœurs à ceux qui peuvent retrouverd<strong>ans</strong> leur vie <strong>de</strong>s situations analogues à celle <strong>de</strong> cette mèremeurtrie. Accablée par ses souvenirs, madame d’Aiglemont retrouval’un <strong>de</strong> ces faits microscopiques si piquants, si cruels,où elle n’avait jamais mieux vu qu’en ce moment le méprisatroce caché sous <strong>de</strong>s sourires. Mais ses larmes se séchèrentquand elle entendit ouvrir les persiennes <strong>de</strong> la chambre où reposaitsa fille. Elle accourut en se dirigeant vers les fenêtrespar le sentier qui passait le long <strong>de</strong> la grille <strong>de</strong>vant laquelle elleétait naguère assise. Tout en marchant, elle remarqua le soinparticulier que le jardinier avait mis à ratisser le sable <strong>de</strong> cetteallée, assez mal tenue <strong>de</strong>puis peu <strong>de</strong> temps. Quand madamed’Aiglemont arriva sous les fenêtres <strong>de</strong> sa fille les persiennesse refermèrent brusquement.– Moïna, dit-elle.Point <strong>de</strong> réponse.– Madame la <strong>com</strong>tesse est d<strong>ans</strong> le petit salon, dit la femme<strong>de</strong> chambre <strong>de</strong> Moïna quand la marquise rentrée au logis <strong>de</strong>mandasi sa fille était levée.174


Madame d’Aiglemont avait le cœur trop plein et la tête tropfortement préoccupée pour réfléchir en ce moment sur <strong>de</strong>s circonstancessi légères ; elle passa promptement d<strong>ans</strong> le petit salonoù elle trouva la <strong>com</strong>tesse en peignoir, un bonnet négligemmentjeté sur une chevelure en désordre, les pieds d<strong>ans</strong> sespantoufles, ayant la clef <strong>de</strong> sa chambre d<strong>ans</strong> sa ceinture, le visageempreint <strong>de</strong> pensées presque orageuses et <strong>de</strong>s couleursanimées. Elle était assise sur un divan, et paraissait réfléchir.– Pourquoi vient-on ? dit-elle d’une voix dure. Ah ! c’est vous,ma mère, reprit-elle d’un air distrait après s’être interrompueelle-même.– Oui, mon enfant, c’est ta mère…L’accent avec lequel madame d’Aiglemont prononça ces parolespeignit une effusion <strong>de</strong> cœur et une émotion intime, dontil serait difficile <strong>de</strong> donner une idée s<strong>ans</strong> employer le mot <strong>de</strong>sainteté. Elle avait en effet si bien revêtu le caractère sacréd’une mère, que sa fille en fut frappée, et se tourna vers ellepar un mouvement qui exprimait à la fois le respect, l’inquiétu<strong>de</strong>et le remords. <strong>La</strong> marquise ferma la porte <strong>de</strong> ce salon, oùpersonne ne pouvait entrer s<strong>ans</strong> faire du bruit d<strong>ans</strong> les piècesprécé<strong>de</strong>ntes. Cet éloignement garantissait <strong>de</strong> touteindiscrétion.– Ma fille, dit la marquise, il est <strong>de</strong> mon <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> t’éclairersur une <strong>de</strong>s crises les plus importantes d<strong>ans</strong> notre vie <strong>de</strong>femme, et d<strong>ans</strong> laquelle tu te trouves à ton insu peut-être, maisdont je viens te parler moins en mère qu’en amie. En te mariant,tu es <strong>de</strong>venue libre <strong>de</strong> tes actions, tu n’en dois <strong>com</strong>ptequ’à ton mari ; mais je t’ai si peu fait sentir l’autorité maternelle(et ce fut un tort peut-être), que je me crois en droit <strong>de</strong>me faire écouter <strong>de</strong> toi, une fois au moins, d<strong>ans</strong> la situationgrave où tu dois avoir besoin <strong>de</strong> conseils. Songe, Moïna, que jet’ai mariée à un homme d’une haute capacité, <strong>de</strong> qui tu peuxêtre fière, que…– Ma mère, s’écria Moïna d’un air mutin et en l’interrompant,je sais ce que vous venez me dire… Vous allez me prêcher ausujet d’Alfred…– Vous ne <strong>de</strong>vineriez pas si bien, Moïna, reprit gravement lamarquise en essayant <strong>de</strong> retenir ses larmes, si vous ne sentiezpas.175


– Quoi ? dit-elle d’un air presque hautain. Mais, ma mère, envérité….– Moïna, s’écria madame d’Aiglemont en faisant un effort extraordinaire,il faut que vous entendiez attentivement ce que jedois vous dire…– J’écoute, dit la <strong>com</strong>tesse en se croisant les bras et affectantune impertinente soumission. Permettez-moi, ma mère, dit-elleavec un sang-froid incroyable, <strong>de</strong> sonner Pauline pour larenvoyer….Elle sonna.– Ma chère enfant, Pauline ne peut pas entendre…– Maman, reprit la <strong>com</strong>tesse d’un air sérieux, et qui aurait dûparaître extraordinaire à la mère, je dois… Elle s’arrêta, lafemme <strong>de</strong> chambre arrivait. – Pauline, allez vous-même chezBaudran savoir pourquoi je n’ai pas encore mon chapeau…Elle se rassit et regarda sa mère avec attention. <strong>La</strong> marquise,dont le cœur était gonflé, les yeux secs, et qui ressentait alorsune <strong>de</strong> ces émotions dont la douleur ne peut être <strong>com</strong>prise quepar les mères, prit la parole pour instruire Moïna du dangerqu’elle courait. Mais, soit que la <strong>com</strong>tesse se trouvât blessée<strong>de</strong>s soupçons que sa mère concevait sur le fils du marquis <strong>de</strong>Van<strong>de</strong>nesse, soit qu’elle fût en proie à l’une <strong>de</strong> ces folies in<strong>com</strong>préhensiblesdont le secret est d<strong>ans</strong> l’inexpérience <strong>de</strong>toutes les jeunesses, elle profita d’une pause faite par sa mèrepour lui dire en riant d’un rire forcé : – Maman, je ne te croyaisjalouse que du père….À ce mot, madame d’Aiglemont ferma les yeux, baissa la têteet poussa le plus léger <strong>de</strong> tous les soupirs. Elle jeta son regar<strong>de</strong>n l’air, <strong>com</strong>me pour obéir au sentiment invincible qui nous faitinvoquer Dieu d<strong>ans</strong> les gran<strong>de</strong>s crises <strong>de</strong> la vie et dirigea sursa fille ses yeux pleins d’une majesté terrible, empreints aussid’une profon<strong>de</strong> douleur.– Ma fille, dit-elle d’une voix gravement altérée, vous avezété plus impitoyable envers votre mère que ne le fut l’hommeoffensé par elle, plus que ne le sera Dieu peut-être.Madame d’Aiglemont se leva ; mais arrivée à la porte, elle seretourna, ne vit que <strong>de</strong> la surprise d<strong>ans</strong> les yeux <strong>de</strong> sa fille, sortitet put aller jusque d<strong>ans</strong> le jardin, où ses forces l’abandonnèrent.Là, ressentant au cœur <strong>de</strong> fortes douleurs, elle tombasur un banc. Ses yeux, qui erraient sur le sable, y aperçurent la176


écente empreinte d’un pas d’homme dont les bottes avaientlaissé <strong>de</strong>s marques très-reconnaissables. S<strong>ans</strong> aucun doute, safille était perdue, elle crut <strong>com</strong>prendre alors le motif <strong>de</strong> la <strong>com</strong>missiondonnée à Pauline. Cette idée cruelle fut ac<strong>com</strong>pagnéed’une révélation plus odieuse que ne l’était tout le reste. Ellesupposa que le fils du marquis <strong>de</strong> Van<strong>de</strong>nesse avait détruitd<strong>ans</strong> le cœur <strong>de</strong> Moïna ce respect dû par une fille à sa mère.Sa souffrance s’accrut, elle s’évanouit insensiblement, et <strong>de</strong>meura<strong>com</strong>me endormie. <strong>La</strong> jeune <strong>com</strong>tesse trouva que samère s’était permis <strong>de</strong> lui donner un coup <strong>de</strong> boutoir un peusec, et pensa que le soir une caresse ou quelques attentions feraientles frais du rac<strong>com</strong>mo<strong>de</strong>ment. Entendant un cri <strong>de</strong>femme d<strong>ans</strong> le jardin, elle se pencha négligemment au momentoù Pauline, qui n’était pas encore sortie, appelait au secours,et tenait la marquise d<strong>ans</strong> ses bras.– N’effrayez pas ma fille, fut le <strong>de</strong>rnier mot que prononçacette mère.Moïna vit tr<strong>ans</strong>porter sa mère, pâle, inanimée, respirant avecdifficulté, mais agitant les bras <strong>com</strong>me si elle voulait ou lutterou parler. Atterrée par ce spectacle, Moïna suivit sa mère, aidasilencieusement à la coucher sur son lit et à la déshabiller. Safaute l’accabla. En ce moment suprême, elle connut sa mère, etne pouvait plus rien réparer. Elle voulut être seule avec elle ;et quand il n’y eut plus personne d<strong>ans</strong> la chambre, qu’elle sentitle froid <strong>de</strong> cette main pour elle toujours caressante, elle fonditen larmes. Réveillée par ces pleurs, la marquise put encoreregar<strong>de</strong>r sa chère Moïna ; puis, au bruit <strong>de</strong> ses sanglots, quisemblaient vouloir briser ce sein délicat et en désordre, ellecontempla sa fille en souriant. Ce sourire prouvait à cettejeune parrici<strong>de</strong> que le cœur d’une mère est un abîme au fondduquel se trouve toujours un pardon. Aussitôt que l’état <strong>de</strong> lamarquise fut connu, <strong>de</strong>s gens à cheval avaient été expédiéspour aller chercher le mé<strong>de</strong>cin, le chirurgien et les petits-enfants<strong>de</strong> madame d’Aiglemont. <strong>La</strong> jeune marquise et ses enfantsarrivèrent en même temps que les gens <strong>de</strong> l’art et formèrentune assemblée assez imposante, silencieuse, inquiète, àlaquelle se mêlèrent les domestiques. <strong>La</strong> jeune marquise, quin’entendait aucun bruit, vint frapper doucement à la porte <strong>de</strong>la chambre. À ce signal, Moïna, réveillée s<strong>ans</strong> doute d<strong>ans</strong> sadouleur, poussa brusquement les <strong>de</strong>ux battants, jeta <strong>de</strong>s yeux177


hagards sur cette assemblée <strong>de</strong> famille et se montra d<strong>ans</strong> undésordre qui parlait plus haut que le langage. À l’aspect <strong>de</strong> ceremords vivant chacun resta muet. Il était facile d’apercevoirles pieds <strong>de</strong> la marquise rai<strong>de</strong>s et tendus convulsivement sur lelit <strong>de</strong> mort. Moïna s’appuya sur la porte, regarda ses parents,et dit d’une voix creuse : – J’ai perdu ma mère !Paris, 1828-1842.178


www.feedbooks.<strong>com</strong>Food for the mind179

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!