et le silence <strong>de</strong> la nuit, détendit toutes ses forces ; au momentoù, quittant son divan et son feu presque éteint, elle allait, à lalueur d’une lampe, contempler sa fille d’un œil sec, monsieurd’Aiglemont rentra plein <strong>de</strong> gaieté. Julie lui fit admirer le sommeild’Hélène ; mais il accueillit l’enthousiasme <strong>de</strong> sa femmepar une phrase banale.– À cet âge, dit-il, tous les enfants sont gentils.Puis, après avoir insouciamment baisé le front <strong>de</strong> sa fille, ilbaissa les ri<strong>de</strong>aux du berceau, regarda Julie, lui prit la main, etl’amena près <strong>de</strong> lui sur ce divan où tant <strong>de</strong> fatales pensées venaient<strong>de</strong> surgir.– Vous êtes bien belle ce soir, madame d’Aiglemont ! s’écriat-ilavec cette insupportable gaieté dont le vi<strong>de</strong> était si connu<strong>de</strong> la marquise.– Où avez-vous passé la soirée ? lui <strong>de</strong>manda-t-elle en feignantune profon<strong>de</strong> indifférence.– Chez madame <strong>de</strong> Sérizy.Il avait pris sur la cheminée un écran, et il en examinait letr<strong>ans</strong>parent avec attention, s<strong>ans</strong> avoir aperçu la trace <strong>de</strong>slarmes versées par sa femme. Julie frissonna. Le langage nesuffirait pas à exprimer le torrent <strong>de</strong> pensées qui s’échappa <strong>de</strong>son cœur et qu’elle dut y contenir.– Madame <strong>de</strong> Sérizy donne un concert lundi prochain, et semeurt d’envie <strong>de</strong> t’avoir. Il suffit que <strong>de</strong>puis long-temps tun’aies paru d<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong> pour qu’elle désire te voir chez elle.C’est une bonne femme qui t’aime beaucoup. Tu me feras plaisird’y venir. J’ai presque répondu <strong>de</strong> toi…– J’irai, répondit Julie.Le son <strong>de</strong> la voix, l’accent et le regard <strong>de</strong> la marquise eurentquelque chose <strong>de</strong> si pénétrant, <strong>de</strong> si particulier que, malgréson insouciance, Victor regarda sa femme avec étonnement. Cefut tout. Julie avait <strong>de</strong>viné que madame <strong>de</strong> Sérizy était lafemme qui lui avait enlevé le cœur <strong>de</strong> son mari. Elle s’engourditd<strong>ans</strong> une rêverie <strong>de</strong> désespoir, et parut très-occupée à regar<strong>de</strong>rle feu. Victor faisait tourner l’écran d<strong>ans</strong> ses doigtsavec l’air ennuyé d’un homme qui, après avoir été heureuxailleurs, apporte chez lui la fatigue du bonheur. Quand il eutbâillé plusieurs fois, il prit un flambeau d’une main, <strong>de</strong> l’autrealla chercher languissamment le cou <strong>de</strong> sa femme, et voulutl’embrasser ; mais Julie se baissa, lui présenta son front, et y42
eçut le baiser du soir, ce baiser machinal, s<strong>ans</strong> amour, espèce<strong>de</strong> grimace qui lui parut alors odieuse. Quand Victor eut ferméla porte, la marquise tomba sur un siége ; ses jambes chancelèrent,elle fondit en larmes. Il faut avoir subi le supplice <strong>de</strong>quelque scène analogue pour <strong>com</strong>prendre tout ce que celle-cicache <strong>de</strong> douleurs, pour <strong>de</strong>viner les longs et terribles dramesauxquels elle donne lieu. Ces simples et niaises paroles, ces silencesentre les <strong>de</strong>ux époux, les gestes, les regards, la manièredont le marquis s’était assis <strong>de</strong>vant le feu, l’attitu<strong>de</strong> qu’il euten cherchant à baiser le cou <strong>de</strong> sa femme, tout avait servi àfaire, <strong>de</strong> cette heure, un tragique dénouement à la vie solitaireet douloureuse menée par Julie. D<strong>ans</strong> sa folie, elle se mit à genoux<strong>de</strong>vant son divan, s’y plongea le visage pour ne rien voir,et pria le ciel, en donnant aux paroles habituelles <strong>de</strong> son oraisonun accent intime, une signification nouvelle qui eussent déchiréle cœur <strong>de</strong> son mari, s’il l’eût entendue.Elle <strong>de</strong>meura pendant huit jours préoccupée <strong>de</strong> son avenir,en proie à son malheur, qu’elle étudiait en cherchant lesmoyens <strong>de</strong> ne pas mentir à son cœur, <strong>de</strong> regagner son empiresur le marquis, et <strong>de</strong> vivre assez long-temps pour veiller aubonheur <strong>de</strong> sa fille. Elle résolut alors <strong>de</strong> lutter avec sa rivale,<strong>de</strong> reparaître d<strong>ans</strong> le mon<strong>de</strong>, d’y briller ; <strong>de</strong> feindre pour sonmari un amour qu’elle ne pouvait plus éprouver, <strong>de</strong> le séduire ;puis, lorsque par ses artifices elle l’aurait soumis à son pouvoir,d’être coquette avec lui <strong>com</strong>me le sont ces capricieusesmaîtresses qui se font un plaisir <strong>de</strong> tourmenter leurs amants.Ce manége odieux était le seul remè<strong>de</strong> possible à ses maux.Ainsi, elle <strong>de</strong>viendrait maîtresse <strong>de</strong> ses souffrances, elle les ordonneraitselon son bon plaisir, et les rendrait plus rares touten subjuguant son mari, tout en le domptant sous un <strong>de</strong>spotismeterrible. Elle n’eut plus aucun remords <strong>de</strong> lui imposerune vie difficile. D’un seul bond, elle s’élança d<strong>ans</strong> les froidscalculs <strong>de</strong> l’indifférence. Pour sauver sa fille, elle <strong>de</strong>vina tout àcoup les perfidies, les mensonges <strong>de</strong>s créatures qui n’aimentpas, les tromperies <strong>de</strong> la coquetterie, et ces ruses atroces quifont haïr si profondément la femme chez qui les hommes supposentalors <strong>de</strong>s corruptions innées. À l’insu <strong>de</strong> Julie, sa vanitéféminine, son intérêt et un vague désir <strong>de</strong> vengeance s’accordèrentavec son amour maternel pour la faire entrer d<strong>ans</strong> unevoie où <strong>de</strong> nouvelles douleurs l’attendaient. Mais elle avait43
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jeunesse, un ciel pur, enfin toutes
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sourire de la marquise, qu’il imp
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vallée ? Vous me répondrez qu’a
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en s’apercevant qu’elle riait e
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fille, souvent impénétrables à l
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Chapitre 6LA VIEILLESSE D’UNE MÈ
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de gens, et avait toute la saintet
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desquelles toute la vie se dresse,
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pour elle mille fois plus chère qu
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