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EntretienDu monde entierphoto C. Hélie © <strong>Gallimard</strong>Javier Marías, né à Madriden 1951, est l’une des figuresmajeures de la littératureespagno<strong>le</strong> et européenneactuel<strong>le</strong>. Il est l’auteur d’unedizaine de romans, la plupartdistingués par <strong>le</strong>s plus grandsprix littéraires internationaux.Il a été élu à l’Académieroya<strong>le</strong> espagno<strong>le</strong> en 2006.Javier MaríasComme <strong>le</strong>s amoursTraduit de l’espagnol par Anne-Marie GeninetServie par une prose magistra<strong>le</strong>, cette fab<strong>le</strong> mora<strong>le</strong>sur l’amour et la mort ne peut que nous rappe<strong>le</strong>r, parson intensité, <strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>ures pages d’Un cœur si blancou de Demain dans la batail<strong>le</strong> pense à moi. Comme par<strong>le</strong> passé, Javier Marías y dialogue avec <strong>le</strong>s tragédiesde Shakespeare mais éga<strong>le</strong>ment avec <strong>le</strong> ColonelChabert de Balzac dont il nous offre ici une <strong>le</strong>cturebrillante, complètement inattendue et strictementcontemporaine.Parution aoûtRoman9782070138739384 pages • 22,50 eDernière parutionDemain dans la batail<strong>le</strong>pense à moiFolio n° 5006464 pages • 8,70 eJavier Marías sera en France<strong>le</strong>s 12 et 13 septembre 2013 La citation des Trois mousquetaires « Unmeurtre, pas davantage » revient régulièrement.Est-ce <strong>le</strong> thème dont <strong>le</strong> roman constitue<strong>le</strong>s variations, une position philosophique ouune constatation désabusée ?C’est une citation saisissante, dont j’ignoresi el<strong>le</strong> a été suffisamment prise en compte.Comme si, d’une certaine façon, un assassinatn’était pas la pire chose possib<strong>le</strong>, oucomme si <strong>le</strong>s assassins étaient si normauxet communs que nous ne devrions jamais, aufond, nous étonner ni nous scandaliser devanteux. Ce n’est pas <strong>le</strong> thème de mon roman (ily en a plusieurs et ils sont tous importants),mais on trouve effectivement cette idée selonlaquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s crimes individuels, « civils », ceuxqui ne sont ni massifs ni politiques, sont uneconstante au cours de l’histoire, dans toutes<strong>le</strong>s époques et toutes <strong>le</strong>s régions, sans que <strong>le</strong>sgens ne <strong>le</strong>s commettent, pour ainsi dire, parimitation ou « contagion », ou par folie col<strong>le</strong>ctive.Chaque personne agit pour son compteet de sa propre initiative. Si l’on pense à cetteconstante, et si l’on pense au nombre de cescrimes qui sont restés impunis et <strong>le</strong> restentencore, et à ceux dont nous n’avons mêmepas connaissance, on ressent en effet commeun sentiment de déception vis-à-vis de lacondition humaine. Et ceci est un autre thèmedu roman : l’impunité et la manière dont nossociétés tendent de plus en plus à l’accepter. Le pourquoi et <strong>le</strong> comment d’une mort sontilsplus importants que la mort el<strong>le</strong>-même ?Non, j’imagine qu’ils ne sont pas plus importantsque la mort el<strong>le</strong>-même. En fin decompte nous savons bien que <strong>le</strong> temps nivel<strong>le</strong>toute chose, quand il ne l’oublie pas tout bonnement.Si l’on nous par<strong>le</strong> aujourd’hui d’unmeurtre commis au xviii e sièc<strong>le</strong>, nous n’écoutonscertes pas avec indifférence, mais nous<strong>le</strong> considérons bien comme un récit, une histoirefictionnel<strong>le</strong>, plutôt que quelque chosede réel, qui s’est véritab<strong>le</strong>ment produit. Letemps a tendance à transformer <strong>le</strong>s faitsen événements « fictifs », et en ce sens <strong>le</strong>comment et <strong>le</strong> pourquoi sont ce qui « offreune bonne histoire » ou non. Ensuite, oui, ily a <strong>le</strong>s morts ridicu<strong>le</strong>s, dont je par<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>spremières pages de mon roman Demain dansla batail<strong>le</strong> pense à moi. Il vaut mieux ne pasen être victime, car c’est sans aucun doutece dont l’on se souviendra à notre sujet. Lesmorts trop marquantes sont injustes : el<strong>le</strong>seffacent parfois la vie entière qu’a pu avoirune personne auparavant. « La vérité n’est jamais nette, c’est toujoursun embrouil<strong>le</strong>ment. Même la plus élucidée »,écrivez-vous. Estimez-vous que la vérité estpar essence minée ?Oui, très certainement. Il y a quelques années,dans mon discours d’entrée à l’Académie roya<strong>le</strong>espagno<strong>le</strong>, j’ai parlé « De la difficulté de raconter». Il est presque impossib<strong>le</strong> de détenir lavérité sur quoi que ce soit – demandez donc auxhistoriens, qui ne sont jamais à l’abri de rectifications,de corrections, de démentis et d’amendements.De même, il est presque impossib<strong>le</strong>de raconter ce qu’il s’est passé et que nousavons vu, ou même notre propre biographie, quinous apparaît immanquab<strong>le</strong>ment parsemée dezones d’ombres. Qui furent mes parents avantd’être mes parents, par exemp<strong>le</strong> ? Et par conséquent,de qui suis-je issu en réalité et pourquoisuis-je né ? C’est peut-être pour cela que nousécrivons et lisons des romans, pour que quelquechose, une fois, bien que ce soit inventé, puisseêtre p<strong>le</strong>inement raconté. La vérité n’entre pasdans un roman et n’en sort pas non plus, carcelui-ci se dérou<strong>le</strong> dans une dimension au seinde laquel<strong>le</strong> il n’y a ni mensonge ni vérité. Pour vous, <strong>le</strong> monde est-il un gigantesquemensonge ? Ou plutôt une gigantesque hypocrisie?Ni l’un ni l’autre. C’est plutôt ce que Faulknerdisait du pouvoir de la littérature, ce qu’el<strong>le</strong>peut faire de plus, et que j’ai cité à de nombreusesreprises. « C’est comme une allumetteque l’on enflamme au milieu de la nuit,au milieu d’une forêt : la seu<strong>le</strong> chose qu’el<strong>le</strong>parvienne à illuminer est l’obscurité qui l’entoure.» Ou quelque chose comme ça, je neme rappel<strong>le</strong> pas exactement. Le monde estune gigantesque obscurité, même à l’heureoù nous croyons presque tout savoir et pensonspouvoir espionner, filmer et enregistrerpresque tout. Même ainsi nous sommes enveloppésd’obscurité.31