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aux yeux dès les premiers plans de La Favorite. Et si la jeune<br />
Abigail Hill (Emma Stone) a des accents de Barry Lyndon<br />
– son désir d’ascension sociale, sa froideur stratégique –<br />
Lánthimos s’affranchit du chef-d’œuvre de Kubrick par son<br />
ironie implacable et son goût du grotesque qui transforment<br />
cette sombre histoire en tragi-comédie.<br />
Liaisons dangereuses<br />
Anne (Olivia Colman) est reine en son royaume. À moins<br />
que ce ne soit Lady Sarah (Rachel Weisz), qui ne règne à<br />
sa place. La riche et tendre correspondance entre les deux<br />
femmes et leur supposée liaison ont inspiré aux scénaristes<br />
Deborah Davis et Tony McNamara une intrigue passionnante<br />
où se mêlent amour, désir et pouvoir. Avec ses<br />
colères subites et ses crises de goutte invalidantes, la reine<br />
Anne paraît bien peu souveraine. C’est donc Sarah, amie<br />
d’enfance et amante, qui s’occupe du royaume, arpente le<br />
palais en maîtresse des lieux et dicte à la reine les décisions<br />
à prendre. Cette dernière quitte rarement sa chambre<br />
où elle s’adonne à sa mélancolie profonde, ses crises de<br />
boulimie et son élevage de lapins chéris. Ses dix-sept compagnons<br />
à fourrure, un temps perçus comme la lubie d’une<br />
simple d’esprit, se révéleront être le monument aux morts<br />
de cette mère sans enfants, endeuillée encore et toujours<br />
de ses dix-sept grossesses. Seule la présence de Sarah dans<br />
sa chambre à coucher semble lui apporter du réconfort.<br />
Mais derrière son besoin dévorant d’affection et son apparente<br />
faiblesse, Anne « est très consciente de son pouvoir,<br />
explique Tony McNamara. Elle choisit juste de l’utiliser<br />
d’une manière erratique, ce qui façonne un personnage très<br />
intrigant. » Voyez la fois où la reine, ne sachant comment<br />
affronter une question épineuse, feint de s’évanouir au<br />
Parlement. Ou encore sa crise de jalousie soudaine lors d’un<br />
bal aux danses follement burlesques. Lassée des invectives<br />
de Sarah – « tu ressembles à un blaireau » assène un jour<br />
cette dernière à la reine –, Anne se laisse séduire par une<br />
jeune servante à l’air innocent et au compliment facile :<br />
Abigail Hill, aristocrate déchue et cousine de Lady Sarah.<br />
KiKi Layne<br />
et Stephan James.<br />
Olivia Colman.<br />
À la guerre comme à la guerre<br />
Alors que les royaumes de France et d’Angleterre se livrent<br />
à une guerre sans merci, Sarah et Abigail entament la<br />
bataille pour les faveurs de la reine. La Favorite se dessine<br />
alors comme une réécriture en costume du Eve de Joseph<br />
L. Mankiewicz où, par diverses manœuvres, une ingénue<br />
volait la vedette à une actrice, star de théâtre, incarnée par<br />
la légendaire Bette Davis. Ici, la fausse naïve à l’ambition<br />
féroce revêt les traits poupons d’Emma Stone. C’est avec<br />
délectation que l’actrice, récemment oscarisée pour La La<br />
Land, s’empare de ce rôle de stratège pleine d’impertinence.<br />
Face à elle, Rachel Weisz excelle dans celui de la favorite<br />
soudainement menacée. Weisz – la beauté délicate, le port<br />
altier – incarne une Lady Sarah manipulatrice et intraitable,<br />
mais se préserve de toute caricature en traduisant<br />
aussi l’affection véritable de son personnage pour la reine.<br />
Sous le masque de cruelle dérision, Lánthimos dévoile l’intimité<br />
entre les deux femmes et leur sincérité, la longévité<br />
de leur relation entre disputes conjugales et bonheurs<br />
complices. « Je ne crois pas qu’Anne se rende compte que<br />
Sarah est le véritable amour de sa vie au moment où Abigail<br />
commence à lui faire tourner la tête », explique Olivia<br />
Colman. La comédienne interprète avec maestria cette<br />
monarque instable, tant au niveau physique que psychique,<br />
et manie habilement l’équilibre ardu entre le ridicule de la<br />
reine et sa réelle détresse. Alors que Sarah domine grâce<br />
à sa séduction et son intellect, Anne, obnubilée par sa silhouette<br />
disgracieuse, gouverne en assujettissant les autres<br />
à son propre corps. Ainsi, elle contraint un valet, embarrassé<br />
devant son allure pathétique, de la regarder dans les<br />
yeux puis lui hurle l’exact contraire. Et place Abigail dans<br />
son lit sous un prétexte urgent de massages curatifs.<br />
Femmes chasseresses<br />
Dans La Favorite, l’avenir du royaume d’Angleterre se joue<br />
donc dans ce trio amoureux féminin qui reflète les machinations<br />
politiques qui opposent les Whigs, soutenus par Sarah,<br />
et les Tories, aidés par Abigail. « Je souhaitais placer les<br />
femmes au centre d’un conglomérat d’hommes qui ignorent<br />
comment gérer les affaires sérieuses », explique le réalisateur.<br />
Tandis que les hommes se maquillent à outrance<br />
et manigancent grossièrement, les femmes pratiquent une<br />
chasse plus franche mais également plus subtile. Dans leur<br />
viseur : gibier, hommes, et, bien sûr, pouvoir. Lánthimos<br />
filme le tout avec sa distance usuelle et exacerbe le propos<br />
corrosif par sa mise en scène. Filmant avec des objectifs<br />
grand-angle et « fisheye », le réalisateur renforce ainsi la<br />
solitude des personnages enfermés dans leur tour d’ivoire :<br />
« En montrant à l’écran la pièce dans son entier et en isolant<br />
le personnage dans cet espace, on a la sensation qu’il<br />
n’y a pas d’issue. <strong>Le</strong> terrain de jeu devient un champ de<br />
bataille qui se transforme en prison », souligne le directeur<br />
de la photographie Robbie Ryan. « Lourde est la tête qui<br />
porte la couronne » écrivait Shakespeare. <strong>Le</strong> plan final nous<br />
souligne qu’à trop vouloir atteindre les sommets, celles des<br />
favorites le sont tout autant.<br />
LA FAVORITE<br />
Réalisation : Yórgos Lánthimos<br />
Avec : Olivia Colman, Emma Stone, Rachel Weisz...<br />
Genre : Drame<br />
Durée : 2 h<br />
SORTIE : 6 FÉVRIER<br />
LES CINÉMAS PATHÉ ET GAUMONT 23