JOURNAL ASMAC No 5 - octobre 2019
Ophtalmologie - Perspectives réjouissantes pour le glaucome Cardiologie - ECG «dangereux» Politique - Grève des femmes – au-delà de la journée
Ophtalmologie - Perspectives réjouissantes pour le glaucome
Cardiologie - ECG «dangereux»
Politique - Grève des femmes – au-delà de la journée
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Point de mire<br />
Le rire<br />
de mon frère<br />
De quelle transparence faut-il faire preuve lorsqu’on annonce un diagnostic<br />
avec un mauvais pronostic à un patient? Existe-t-il des différences culturelles?<br />
Il n’y a pas de recette miracle, mais assurément différentes manières d’agir.<br />
Jean-Claude Métraux, psychiatre et psychothérapeute d’enfants et d’adolescents,<br />
chargé de cours à l’Université de Lausanne*<br />
A Teuta,<br />
à tout ce que ce jour-là tu m’appris.<br />
Puisse ce texte servir d’hommage,<br />
bien des années après ta mort.<br />
Il y a 20 ans, alors que je travaillais à<br />
Appartenances1, un service hospitalier<br />
me téléphona. Une leucémie<br />
avait été découverte chez une patiente<br />
kosovare, récemment arrivée en<br />
Suisse à l’occasion de la guerre qui ravageait<br />
sa région. Elle avait rejoint ici son<br />
mari qui depuis de longues années travaillait<br />
dans notre pays, ne rentrant auprès<br />
de son épouse qu’à l’occasion de ses<br />
vacances. Le diagnostic lui avait été transmis,<br />
me dit-on, mais «elle ne se montrait<br />
pas ‹compliante›», refusait sa chimiothérapie.<br />
Je me permis: «Vous aviez un interprète<br />
pour lui communiquer la sévérité de<br />
sa maladie?» (En ce temps, la présence<br />
d’interprètes en milieu hospitalier était<br />
encore fort rare.) «<strong>No</strong>n, me répondit-on,<br />
c’est son mari qui a traduit.» Le rire sarcastique<br />
de mon frère, dans ma mémoire,<br />
se réveilla.<br />
Avec une interprète, Teuta Ballabani,<br />
dont le propre cancer était en rémission,<br />
nous nous rendîmes le lendemain dans le<br />
service en question. Les soignants lui répétèrent<br />
ce que l’on m’avait dit au téléphone.<br />
Elle les informa de la très grande<br />
réticence, dans sa communauté, à transmettre<br />
les pronostics sombres aux malades.<br />
Puis nous eûmes un entretien avec<br />
le mari. Soulagé par la présence de sa<br />
compatriote, il avoua, «au-delà» précisa-t-il<br />
«des habitudes de chez nous», ne<br />
pas avoir eu le cœur d’assommer luimême<br />
sa femme avec une si terrible nouvelle.<br />
«J’ai donc bafouillé qu’elle avait<br />
simplement une sale grippe. Evidemment<br />
quand elle s’aperçut des remèdes de cheval<br />
qu’on lui infligeait, elle les refusa.»<br />
Dans ma mémoire résonna à nouveau<br />
l’écho d’un rire.<br />
Avec le médecin de l’hôpital nous<br />
avons alors rencontré la patiente. (Le mari<br />
n’avait pas souhaité être présent «pour ne<br />
pas s’affirmer complice du coup de massue».)<br />
Teuta utilisa des mots d’une grande<br />
simplicité. Elle ne prononça pas «leucémie»,<br />
n’étant d’abord pas sûre que la<br />
femme comprenne ce mot, même en albanais.<br />
Mais elle voulut aussi lui laisser la liberté<br />
de s’informer «jusqu’où elle le souhaiterait»<br />
en posant elle-même ses éventuelles<br />
questions. Elle parla donc de «très<br />
grave maladie» nécessitant «un traitement<br />
conséquent avec d’importants effets secondaires».<br />
Puis un long silence. Une<br />
longue présence. Quelques rares mots. Au<br />
bout d’un certain temps, le médecin alla<br />
chercher le mari. Son épouse tourna vers<br />
celui-ci son visage, esquissa un sourire:<br />
«Je te remercie de m’avoir dit que j’avais la<br />
grippe.» Quelques jours plus tard, les soignants<br />
nous signalèrent qu’elle collaborait<br />
dorénavant pleinement au traitement.<br />
Une grosse erreur<br />
Il y a presque 40 ans, 39 pour être précis,<br />
je sortais de mon oral de chirurgie – à<br />
l’époque, le final se composait de 13 examens<br />
échelonnés sur trois mois. Je traversai<br />
la rue du Bugnon pour visiter mon<br />
frère, hospitalisé depuis dix jours suite à<br />
des anomalies sanguines fortuitement<br />
découvertes. Le chef de clinique m’accueillit,<br />
me demandant d’entrer dans le<br />
bureau. «Tu me permettras de te tutoyer;<br />
tu es médecin dans quelques semaines.»<br />
Un peu interloqué, je hochai la tête. «<strong>No</strong>us<br />
avons finalement pu établir son diagnostic.<br />
Ce n’est pas une mononucléose, ni les<br />
maladies relativement bénignes que nous<br />
avions d’abord évoquées. C’est un Hodgkin.<br />
Au stade IV. <strong>No</strong>us t’avons attendu<br />
pour que tu puisses l’en informer. <strong>No</strong>us<br />
en avons discuté en équipe: que ce soit<br />
son frère, bientôt confrère, qui le fasse<br />
nous a paru plus opportun.» Je me rendis<br />
dans sa chambre. Bafouillai comme le<br />
mari kosovar. Mais signai le Hodgkin, non<br />
une grippe. Eclata alors un rire tonitruant:<br />
«Eh bien! Mon espérance de vie en<br />
a pris un sacré coup aujourd’hui!» Il ne<br />
croyait pas si bien dire: il avait 21 ans et<br />
mourrait 18 mois plus tard. Ce jour-là, je<br />
commis, probablement, la plus grosse erreur<br />
de ma vie.<br />
En presque 40 ans, si la forme de nos<br />
examens finaux a bien changé, nos études<br />
aussi. Je ne suis toutefois pas au courant<br />
de la formation que vous avez reçue en<br />
termes de «annonce du diagnostic, en médecine,<br />
avec mauvais pronostic», y compris<br />
avec des patients suisso-suisses. Ce<br />
que je sais par contre – les exemples de<br />
mon frère et de cette femme albanaise l’attestent<br />
– c’est que la pratique, en 1980 et en<br />
1999, n’était pas toujours très brillante. Je<br />
ne peux qu’espérer qu’il en va autrement<br />
aujourd’hui.<br />
VSAO /<strong>ASMAC</strong> Journal 5/19 31