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COUPE DU MONDE 2022<br />
LE QATAR<br />
FACE<br />
AU BUT<br />
LA COMPÉTITION PLANÉTAIRE COMMENCE<br />
LE 20 NOVEMBRE DANS UN CONTEXTE<br />
GLOBAL TENDU. LE MOMENT DE VÉRITÉ<br />
POUR LE RICHISSIME ÉMIRAT.<br />
France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA<br />
– Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C<br />
– DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € –<br />
Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />
Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA<br />
ISSN 0998-9307X0<br />
Le stade Lusail,<br />
qui accueillera<br />
la finale<br />
du Mondial.<br />
KENYA<br />
L’irrésistible ascension<br />
de WILLIAM RUTO<br />
AMBITION<br />
ONS JABEUR,<br />
la championne en attente<br />
INTERVIEW<br />
PHILIPPE FAUCON<br />
« Le piège s’est refermé<br />
sur les harkis »<br />
PERSPECTIVES<br />
L’AFRIQUE AU CŒUR<br />
DE LA BATAILLE DU GAZ<br />
N°433 - OCTOBRE 2022<br />
L 13888 - 433 H - F: 4,90 € - RD
édito<br />
LA FIN DU SAHEL ?<br />
PAR ZYAD LIMAM<br />
Au moment où ces lignes sont écrites, le Burkina Faso<br />
vit son second coup d’État en huit mois (et le neuvième<br />
depuis l’indépendance…). Un officier, le capitaine Ibrahim<br />
Traoré, en remplace un autre, le lieutenant-colonel Damiba.<br />
Pendant ce temps, l’offensive coordonnée des groupes djihadistes<br />
s’amplifie. 40 % du territoire échappe au contrôle<br />
des autorités. Et les services de base, comme l’école ou la<br />
santé, sont profondément impactés. La situation humanitaire<br />
s’aggrave chaque jour un peu plus, avec son lot de réfugiés,<br />
de déplacés.<br />
Au moment où ces lignes sont écrites, la ville de Djibo,<br />
au nord du pays, est sous blocus djihadiste. Nous ne<br />
sommes qu’à 200 km de la capitale. Plus rien ne rentre : ni<br />
nourriture, ni eau, ni produits de première nécessité, ni médicaments.<br />
Plus personne ne sort depuis la mi- février. Presque huit<br />
mois… La ville est menacée par la famine. Le 26 septembre,<br />
un convoi de ravitaillement, avec plusieurs dizaines de poids<br />
lourds, a été annihilé par les djihadistes. Au moins 11 soldats<br />
ont été tués. Et 50 civils sont portés disparus.<br />
Dans un pays longtemps considéré comme un exemple<br />
de vivre-ensemble, le conflit fait sauter les digues. Les Peuls,<br />
soupçonnés d’être la cinquième colonne du terrorisme, sont<br />
stigmatisés. Les discours de haine se multiplient, traversant les<br />
frontières. Sur les réseaux sociaux, sur les pages Facebook,<br />
certains n’hésitent pas à appeler à « l’épuration ethnique ».<br />
Au Mali voisin, la situation n’est guère plus enviable.<br />
Le régime militaire dirigé par Assimi Goïta paraît incapable de<br />
faire face à l’offensive de l’organisation État islamique dans<br />
le Grand Sahara (EIGS), en particulier dans le nord-est du<br />
pays. Les offensives s’accentuent depuis mars dernier. Et le<br />
retrait de la force Barkhane a fragilisé un peu plus les lignes<br />
de défense. Les troupes du groupe de sécurité privée russe<br />
Wagner ne semblent pas en mesure d’inverser la tendance,<br />
et encore moins d’assurer une meilleure protection des civils. À<br />
Bamako, le pouvoir paraît surtout concentré à ouvrir des fronts<br />
aussi inutiles que contre-productifs. Contre la société civile,<br />
contre ce qui reste de démocratie, contre le Niger, son voisin<br />
historique, en insultant son président à la tribune des Nations<br />
unies. Contre la Côte d’Ivoire, son principal partenaire, son<br />
voisin au sud, là où vivent près de 3 millions de Maliens, en<br />
instrumentalisant ad nauseam la crise des 46 soldats ivoiriens<br />
détenus. Seul le Niger semble tenir, pour le moment, malgré<br />
ses fragilités immenses, ses frontières quasi incontrôlables.<br />
Peut-être parce que le pacte social est plus ancré. Et que la<br />
gouvernance est mieux structurée.<br />
Si les militaires savaient gérer (mieux que les civils),<br />
s’ils avaient cette fameuse recette magique pour gouverner<br />
et sauver un pays, ça se saurait. Les statistiques ne jouent pas<br />
en leur faveur. Sur le plan de la gouvernance, mais aussi sur le<br />
plan de la sécurité. Les militaires n’ont pas les moyens, la logistique<br />
qu’ils demandent à l’État. Mais l’État est pauvre, souvent<br />
faillible, corrompu. Être au pouvoir ne fera pas apparaître, par<br />
miracle, plus d’armes, plus de logistique, plus de moyens…<br />
Évidemment, on peut critiquer la France, faire indéfiniment<br />
le procès du néocolonialisme. Faire de Paris la cible<br />
expiatoire de toutes les douleurs, à Dakar, à Bamako, à Ouagadougou.<br />
On peut continuer à se tromper d’époque pour nourrir<br />
la foule. Alors que l’enjeu, c’est la gouvernance, ses propres<br />
forces. Oui, la France perd son influence. Mais on peut difficilement<br />
lui reprocher l’effondrement sécuritaire de la région.<br />
C’est le seul pays qui a réellement mis ses hommes sur le terrain.<br />
Et si Paris intervient, ce n’est pas pour l’argent, les ressources,<br />
les mines, ou quelque autre improbable trésor. Tout cela est<br />
marginal pour la septième puissance économique mondiale.<br />
Dans le même registre, on peut faire croire que la<br />
grande Russie viendra sauver le Sahel. Qu’elle incarne le<br />
nouvel étendard anticolonial, au moment même où elle s’attaque,<br />
sans provocation, à son voisin, l’Ukraine, dans un pur<br />
moment d’impérialisme. On peut faire croire que la Russie n’utilise<br />
pas l’Afrique pour monter les enchères dans cette nouvelle<br />
guerre froide, semi-chaude, qui s’installe, pour contrer la France<br />
justement. On peut faire croire au peuple qu’une société de<br />
sécurité privée viendra résoudre les problèmes et les impuissances<br />
des armées nationales. On peut faire même croire<br />
qu’elle s’intéresse au développement des « frères africains ».<br />
On peut nous faire croire tout cela. Mais la vraie question,<br />
c’est l’incapacité des États concernés de faire face à<br />
la menace, à mieux combattre. La vraie question, c’est de<br />
faire nation, de rassembler. La vraie question, c’est de rétablir<br />
des institutions civiles viables, promouvoir la gouvernance, la<br />
démocratie interne. La vraie question, c’est d’investir, même<br />
le peu, qu’il y a dans le développement économique, dans<br />
le désenclavement. La vraie question, c’est de promouvoir<br />
la solidarité régionale, s’appuyer sur les institutions ouestafricaines,<br />
sur les alliances entre États de la région pour faire<br />
front ensemble, pour s’entraider.<br />
Bien sûr, les cyniques répondront : on peut rêver. Mais<br />
tout le reste n’est que propagande illusoire et suicidaire. Dont<br />
le coût sera immense pour des dizaines de millions d’Africains<br />
sahéliens. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 3
France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA<br />
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ISSN 0998-9307X0<br />
Le stade Lusail,<br />
qui accueillera<br />
la finale<br />
du Mondial.<br />
N°433 OCTOBRE 2022<br />
3 ÉDITO<br />
La fin du Sahel ?<br />
par Zyad Limam<br />
6 ON EN PARLE<br />
C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE,<br />
DE LA MODE ET DU DESIGN<br />
Black Power<br />
26 CE QUE J’AI APPRIS<br />
Souad Asla<br />
par Astrid Krivian<br />
29 C’EST COMMENT ?<br />
Pas de rentrée pour tous<br />
par Emmanuelle Pontié<br />
80 VIVRE MIEUX<br />
Prenons soin de nous !<br />
par Annick Beaucousin<br />
90 VINGT QUESTIONS À…<br />
Philomé Robert<br />
par Astrid Krivian<br />
TEMPS FORTS<br />
30 Le Qatar face au but<br />
par Zyad Limam<br />
et Thibaut Cabrera<br />
42 Kenya : L’irrésistible<br />
ascension de William Ruto<br />
par Cédric Gouverneur<br />
50 L’Afrique au cœur<br />
de la bataille du gaz<br />
par Cédric Gouverneur<br />
56 Philippe Faucon :<br />
« Le piège s’est refermé<br />
sur les harkis »<br />
par Astrid Krivian<br />
62 Pierre Audin :<br />
Au nom du Père<br />
par Luisa Nannipieri<br />
68 Olivette Otele :<br />
« Il n’y a pas<br />
à se justifier »<br />
par Astrid Krivian<br />
74 Ons Jabeur,<br />
la championne<br />
en attente<br />
par Frida Dahmani<br />
P.06<br />
COUPE DU MONDE 2022<br />
LE QATAR<br />
FACE<br />
AU BUT<br />
LA COMPÉTITION PLANÉTAIRE COMMENCE<br />
LE 20 NOVEMBRE DANS UN CONTEXTE<br />
GLOBAL TENDU. LE MOMENT DE VÉRITÉ<br />
POUR LE RICHISSIME ÉMIRAT.<br />
KENYA<br />
L’irrésistible ascension<br />
de WILLIAM RUTO<br />
AMBITION<br />
ONS JABEUR,<br />
la championne en attente<br />
INTERVIEW<br />
PHILIPPE FAUCON<br />
« Le piège s’est refermé<br />
sur les harkis »<br />
PERSPECTIVES<br />
L’AFRIQUE AU CŒUR<br />
DE LA BATAILLE DU GAZ<br />
N°433 - OCTOBRE 2022<br />
L 13888 - 433 H - F: 4,90 € - RD<br />
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PHOTOS DE COUVERTURE : FRANCK FAUGÈRE/PRESSE<br />
SPORTS - SHUTTERSTOCK - FLORIAN PLAUCHEUR/AFP<br />
P.42<br />
Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande<br />
nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps.<br />
Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement<br />
de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com<br />
GORDON PARKS - TONY KARUMBA/AFP<br />
4 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
P.50<br />
FONDÉ EN 1983 (38 e ANNÉE)<br />
31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE<br />
Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93<br />
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Zyad Limam<br />
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION<br />
DIRECTEUR DE LA RÉDACTION<br />
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Assisté de Laurence Limousin<br />
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RÉDACTION<br />
Emmanuelle Pontié<br />
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DE LA RÉDACTION<br />
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DE RÉDACTION<br />
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Amanda Rougier PHOTO<br />
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ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO<br />
Thibaut Cabrera, Jean-Marie Chazeau,<br />
Frida Dahmani, Catherine Faye, Cédric<br />
Gouverneur, Dominique Jouenne,<br />
Astrid Krivian, Luisa Nannipieri,<br />
Sophie Rosemont.<br />
VIVRE MIEUX<br />
Danielle Ben Yahmed<br />
RÉDACTRICE EN CHEF<br />
avec Annick Beaucousin.<br />
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TÉL. : (33) 6 87 31 88 65<br />
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MICHAEL KAPPELER/DPA/DPA PICTURES - ADRIAN SHERRATT - FRANCK SEGUIN/PRESSE SPORTS<br />
BUSINESS<br />
82 La course à l’hydrogène vert<br />
86 Cédric Philibert :<br />
« Nous en sommes encore<br />
aux prémices »<br />
88 Flutterwave dans la tempête<br />
89 Des appels d’offres pour<br />
le pétrole et le gaz de RDC<br />
par Cédric Gouverneur<br />
P.74<br />
P.68<br />
COMMUNICATION ET PUBLICITÉ<br />
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AFRIQUE MAGAZINE<br />
EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR<br />
31, rue Poussin - 75016 Paris.<br />
SAS au capital de 768 200 euros.<br />
PRÉSIDENT : Zyad Limam.<br />
Compogravure : Open Graphic<br />
Média, Bagnolet.<br />
Imprimeur : Léonce Deprez, ZI,<br />
Secteur du Moulin, 62620 Ruitz.<br />
Commission paritaire : 0224 D 85602.<br />
Dépôt légal : octobre 2022.<br />
La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos<br />
reçus. Les indications de marque et les adresses figurant<br />
dans les pages rédactionnelles sont données à titre<br />
d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction,<br />
même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique<br />
Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction.<br />
© Afrique Magazine 2022.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 5
ON EN PARLE<br />
C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage<br />
Des membres de l'organisation américaine à Los Angeles, en 1966.<br />
PHOTOGRAPHIES<br />
BLACK POWER<br />
La PUISSANCE DES IMAGES de Gordon Parks témoigne de la lutte<br />
de Stokely Carmichael pour la justice raciale et les droits civiques.<br />
EN 1967, le magazine américain Life publie un profil<br />
révolutionnaire de l’activiste controversé du Black Power,<br />
Stokely Carmichael (plus tard, Kwame Ture), avec des images<br />
et des reportages de l’une des figures les plus influentes de<br />
la photographie du XX e siècle, Gordon Parks. Centrée sur les<br />
cinq clichés emblématiques du jeune leader tirés de l’article,<br />
cette exposition au musée des Beaux-Arts de Houston fait écho<br />
aux complexités et aux tensions inhérentes à la lutte pour les<br />
droits civiques. Parks a rencontré Carmichael alors que celui-ci<br />
appelait à rallier le Black Power dans un discours donné<br />
dans le Mississippi en juin 1966, attirant l’attention nationale.<br />
Plus radical que le mouvement américain des droits civiques<br />
– représenté entre autres par Martin Luther King –, le Black<br />
Power revendiquait une affirmation de l'identité noire, avant<br />
toute éventuelle intégration à une société dominée par le<br />
« pouvoir blanc ». L’expo met en lumière des dizaines d'autres<br />
photographies et planches de contacts de la série de Parks,<br />
jamais publiées ou exposées auparavant, ainsi que des images<br />
des discours et des interviews de Carmichael. ■ Catherine Faye<br />
« GORDON PARKS: STOKELY CARMICHAEL AND BLACK<br />
POWER », The Museum of Fine Arts, Houston (États-Unis),<br />
du 16 octobre 2022 au 16 janvier 2023. mfah.org<br />
GORDON PARKS<br />
6 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
GORDON PARKS<br />
L'activiste<br />
photographié<br />
en Alabama,<br />
en 1966.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 7
ON EN PARLE<br />
THRILLER<br />
Le jeune étudiant est joué par<br />
l’Israëlo-Palestinien Tawfeek Barhom.<br />
L’ESPION QUI PRIAIT<br />
Un fils de pêcheur admis<br />
à la prestigieuse université cairote<br />
al-Azhar se retrouve<br />
mêlé à une LUTTE<br />
DE POUVOIR entre<br />
religieux sunnites<br />
et politiques.<br />
SEUL UN ÉGYPTIEN vivant en Suède<br />
et tournant en Turquie pouvait réaliser<br />
ce tour de force : mettre en scène<br />
la corruption politique et l’hypocrisie<br />
de certains dignitaires religieux<br />
dans son pays d’origine (où il est interdit de séjour). Au Caire,<br />
l’université al-Azhar est une référence pour les sunnites du monde<br />
entier, et ses fatwas influencent les lois nationales. Lorsque le<br />
film commence, son grand imam est mourant et sa succession<br />
ouverte. Les cheikhs, extrémistes comme progressistes, ont leurs<br />
candidats, mais le gouvernement veut placer son homme. Un<br />
vieil officier de la sûreté de l’État va se servir d’un jeune novice,<br />
débarqué de sa campagne des bords du Nil, pour tenter d’infiltrer<br />
l’université et sa mosquée… Ruses, doubles jeux, retournements<br />
de situation, autant de ficelles d’un bon thriller qui tissent ici un<br />
récit passionnant, porté par une mise en scène très graphique :<br />
la reconstitution de ces lieux mythiques (réalisée dans la mosquée<br />
Süleymaniye, à Istanbul) est spectaculaire. Le jeune étudiant<br />
modeste est joué avec talent par l’Israëlo-Palestinien Tawfeek<br />
Barhom – découvert dans Le Chanteur de Gaza, d’Hany Abu-Assad,<br />
il sera à l’affiche du prochain Terrence Malick –, et l’homme<br />
d’Al-Sissi est interprété par Fares Fares, comédien libano-suédois<br />
qui incarnait le héros du gros succès de Tarik Saleh en 2017,<br />
Le Caire confidentiel. Récompensé au Festival de Cannes d’un<br />
prix du scénario mérité, son nouvel opus nous fait pénétrer<br />
au cœur d’une institution mythique et fermée, tout en faisant<br />
clairement apparaître les enjeux politiques, religieux et personnels<br />
qui s’y jouent. Le résultat est saisissant. ■ Jean-Marie Chazeau<br />
LA CONSPIRATION DU CAIRE (Suède-France-Finlande),<br />
de Tarik Saleh. Avec Tawfeek Barhom, Fares Fares,<br />
Mohammad Bakri. En salles.<br />
❶<br />
SOUNDS<br />
À écouter maintenant !<br />
Liraz<br />
Roya, Glitterbeat/<br />
Modulor Records<br />
« Roya » signifie « fantaisie »<br />
en farsi et, effectivement, avec<br />
ce troisième album, Liraz apporte un peu<br />
plus de joie de vivre au patrimoine musical<br />
iranien. Née en Israël, la chanteuse n’a pas<br />
oublié les chansons qu’elle écoutait, enfant,<br />
grâce à ses aïeux. Roya a été enregistré<br />
en catimini à Istanbul, avec son sextet de<br />
Tel Aviv mais aussi des musiciens iraniens…<br />
Y résonne la magie du tar, accompagné par<br />
le violon et des rythmes ultra-dansants.<br />
❷ Montparnasse<br />
Musique<br />
Archeology, Real<br />
World Records<br />
C’est de la rencontre entre<br />
le Franco-Algérien Nadjib Ben<br />
Bella et le DJ sud-africain Aero Manyelo, dans la<br />
gare parisienne de Montparnasse, qu’est né ce duo<br />
décapant : sur un terreau traditionnel et organique<br />
se mêlent house, kwaito, techno et gqom. Après<br />
un premier EP prometteur en 2021, signé sur le<br />
prestigieux label de Peter Gabriel, ils présentent<br />
aujourd’hui (toujours chez Real World Records) leur<br />
album Archeology, un récit dansant qui parcourt<br />
le continent du nord au sud, avec une pause à<br />
Kinshasa, centre névralgique de leurs beats.<br />
❸<br />
Bibi Tanga &<br />
The Selenites<br />
The Same Tree, L’Inlassable<br />
Disque/Baco Distribution<br />
Depuis 2008, le bassiste et<br />
chanteur originaire de Bangui, Bibi Tanga, fédère<br />
ses Sélénites, les « habitants de la Lune » (Eric<br />
Kerridge, Arthur Simonini et Arnaud Biscay),<br />
autour d’un son funky et rétrofuturiste. Fruit de<br />
deux ans de sessions enfiévrées et insomniaques<br />
en studio, leur quatrième album, The Same Tree,<br />
explore plusieurs versants du groove, du plus<br />
conscient au plus hédoniste, sous la houlette du DJ<br />
français Professeur inlassable. Et un peu plus haut,<br />
la bénédiction de feu Fela Kuti… ■ Sophie Rosemont<br />
ATMO - DR (4)<br />
8 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
FUSION<br />
KUTU<br />
GROUPE<br />
OVNI<br />
Formé par<br />
deux chanteuses<br />
éthiopiennes<br />
et un jazzman<br />
français, ce projet<br />
est AUSSI<br />
SURPRENANT<br />
que captivant.<br />
AURORE FOUCHEZ<br />
UN SOIR DE 2019,<br />
le violoniste français Théo<br />
Ceccaldi – l’une des grandes<br />
révélations jazz des dernières<br />
années – assiste à un concert<br />
du Jano Band à Addis-Abeba,<br />
sur les traces des merveilles<br />
sonores ethio-jazz. Dans<br />
cet orchestre officient deux<br />
chanteuses qui le subjuguent :<br />
Haleluya Tekletsadik et<br />
Hewan Gebrewold. Le<br />
groupe Kutu voit alors le jour,<br />
l’homme à la composition, et<br />
les deux femmes à l’écriture.<br />
En résulte aujourd’hui ce<br />
premier disque, Guramayle,<br />
où le violon rencontre des<br />
effluves électroniques, dub<br />
et rock, et où se fait entendre<br />
la poésie des ballades tezeta,<br />
jadis sublimée par le roi de<br />
l’éthio-jazz Mulatu Astatke.<br />
Ces multiples variations font<br />
de Kutu un projet ovniesque,<br />
qui met (enfin !) en valeur<br />
le talent de songwriting<br />
d’artistes féminines. De quoi<br />
enthousiasmer au-delà des<br />
frontières éthiopiennes. ■ S.R.<br />
KUTU, Guramayle,<br />
Brouhaha/Bigwax.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 9
ON EN PARLE<br />
10 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
ON EN PARLE<br />
JAZZ<br />
YISSY GARCÍA<br />
LA LUMIÈRE CUBAINE<br />
Officiant depuis de longues années,<br />
cette BRILLANTE BATTEUSE présente<br />
son premier album, le bien nommé Light.<br />
LARISA LOPEZ - DR<br />
ELLE A JOUÉ pour les plus grands,<br />
d’Esperanza Spalding à Dave Matthews,<br />
mais Yissy García s’est très tôt, et<br />
tout naturellement, imposée dans<br />
la cour des grands. Fille du batteur<br />
et percussionniste cubain Bernardo<br />
García, fondateur du groupe Irakere,<br />
elle n’a cessé d’explorer des territoires<br />
musicaux a priori aux antipodes : funk,<br />
jazz, folklore cubain… Tout est possible<br />
pour la musicienne qui, à 35 ans,<br />
s’illustre dans plusieurs projets : « Dans<br />
mon pays, j'ai eu la chance que les gens<br />
s'intéressent à ma musique, même si<br />
elle n’est pas commerciale à proprement<br />
parler, confie-t-elle. Beaucoup de<br />
personnes s'identifient à différentes<br />
chansons, ce qui me réjouit : l'objectif<br />
est d'atteindre le cœur des gens, au-delà<br />
même des frontières. » Parce que la<br />
sororité n’est pas un vain mot, l’artiste<br />
officie aussi dans un collectif 100 %<br />
féminin, Maqueque. « Je pense avoir<br />
beaucoup contribué au son du groupe,<br />
à la fois en tant qu’instrumentiste<br />
et compositrice », commente-t-elle<br />
sobrement. Celle qui aime voir son<br />
« empreinte incarnée » sur sillon a aussi<br />
beaucoup tourné avec Bandancha. D’où<br />
ce premier album, Light, compilation<br />
de toutes ces scènes partagées avec les<br />
quatre instrumentistes qui complètent<br />
cette autre formation : « Je voulais<br />
rassembler tous les sons que le groupe<br />
a traversés depuis sa création, des<br />
ambitions d’abord électroniques jusqu'à<br />
aujourd'hui, où je travaille sur un format<br />
plus acoustique. Cet album est destiné<br />
au public européen, qui ne connaît<br />
pas encore très bien ma musique… »<br />
Avec Light, les présentations sont<br />
faites : en six morceaux chaloupés<br />
et à la structure parfois complexe<br />
sans être aride, le disque nous<br />
transporte à La Havane. Tantôt agité,<br />
tantôt tendre, mué par une facilité<br />
d’improvisation et le talent virtuose de<br />
Yissy García, il confirme l’importance<br />
de celle-ci au sein de ce que le jazz<br />
peut proposer de plus chaleureux…<br />
sans oublier ce je-ne-sais-quoi<br />
de viscéralement rebelle. ■ S.R.<br />
YISSY GARCÍA & BANDANCHA,<br />
Light, Laborie Jazz.<br />
11
ON EN PARLE<br />
EXPOSITION<br />
AFFAIRES<br />
EN OR<br />
Près de 1 100 DINARS<br />
racontent l’histoire complexe<br />
de la civilisation de l’islam.<br />
FAÇONNÉES DANS LE MONDE arabo-musulman entre<br />
les VIII e et XIX e siècles, ces pièces de monnaie en or constituent<br />
un trésor miniature des écritures en alphabet arabe et de<br />
la diversité de la calligraphie. La remarquable collection<br />
qui est actuellement exposée à l’Institut du monde arabe<br />
– présentée pour la première fois au grand public – se<br />
compose exclusivement de dinars, dont de nombreuses<br />
frappes sont rares, voire uniques. C’est le calife omeyyade<br />
Abd al-Malik (685-705) qui a promulgué l’arabe comme<br />
langue de l’administration et instauré un monnayage<br />
dépourvu de représentations figurées, avec uniquement<br />
des inscriptions proclamant la croyance en un Dieu unique<br />
et la date de la frappe. En 1258, après la chute du califat<br />
abbasside, le principe est demeuré en usage, et de la<br />
Turquie à l’Inde, en passant par l’Iran, sultans, chahs et<br />
empereurs ajoutaient parfois sur leurs dinars le portrait<br />
du souverain ou l’emblème figuratif de leur pouvoir. ■ C.F.<br />
Cette collection<br />
de pièces de monnaie<br />
provenant des quatre coins du monde<br />
arabo-musulman est présentée pour<br />
la première fois au grand public.<br />
« UN TRÉSOR<br />
EN OR :<br />
LE DINAR<br />
DANS TOUS<br />
SES ÉTATS »,<br />
Institut du<br />
monde arabe,<br />
Paris (France),<br />
jusqu’au<br />
26 mars 2023.<br />
imarabe.org<br />
HISTOIRE(S)<br />
NOSTALGIE LIBANAISE<br />
Un triptyque littéraire, où imagination<br />
et faits réels témoignent des ambivalences<br />
d’un pays.<br />
« C’EST COMME SI le vrai monde était<br />
ailleurs et que j’étais condamné à vivre<br />
ici, c’est-à-dire nulle part, ou alors<br />
seulement dans ma tête. » Entre évocation<br />
poétique de l'enfance, éveil à la sexualité, nostalgie, tonalité<br />
ouvertement politique et absurdité de la guerre, ce roman<br />
explore les remous de destins individuels façonnés par la<br />
violence du monde. Largement autobiographique, il couvre<br />
ainsi trente années d’un Liban laminé par les tensions et<br />
les ruptures, à travers trois épisodes de la vie du narrateur<br />
et de sa famille juive d’origine syrienne, exilés à Beyrouth.<br />
Trois moments clés de l’histoire de leur pays : la crise de<br />
Suez (1956), l’espoir d’un changement révolutionnaire<br />
(1968), la guerre civile et l’invasion israélienne (1982).<br />
Youssef Hosni, jeune homme épris de justice, devenu<br />
journaliste en France, y incarne l’auteur, envoyé spécial du<br />
quotidien Libération pendant la guerre du Liban. Au fil des<br />
péripéties de sa vie se dessinent peu à peu les contradictions<br />
fascinantes d’un pays et de sa capitale mythique. ■ C.F.<br />
SÉLIM NASSIB, Le Tumulte,Éditions<br />
de l’Olivier, 416 pages, 21,50 €.<br />
ROMAN<br />
ICI ET LÀ<br />
Avec fantaisie et humour, Alain Mabanckou<br />
envisage la mort comme un éclat de rire<br />
dans son dernier ouvrage.<br />
ICI, LA FRONTIÈRE EST ÉTROITE entre<br />
les vivants et ceux qui ne le sont plus.<br />
Là, ce n'est pas le moindre talent de<br />
l’auteur de Petit Piment et de Mémoires<br />
de porc-épic (pour lequel il a reçu le prix Renaudot 2006)<br />
que de nous promener dans cet entre-deux équivoque. Dans<br />
ce grand roman social, politique et visionnaire, son héros,<br />
Liwa, nouveau locataire du cimetière de Frère-Lachaise, brûle<br />
de revenir auprès des vivants pour venger sa mort qu’il juge<br />
injuste. Illusion ? « Tu éprouves un immense bonheur, rien<br />
ne te résiste, aucun obstacle ne se dresse sur ton chemin. »<br />
Ou réalité ? « À peine leur as-tu dit bonjour qu’ils poussent<br />
des cris d’épouvante. » L’un et l’autre, très certainement.<br />
D’ailleurs, à Pointe-Noire, en République du Congo, où<br />
l’écrivain a grandi et puise ses souvenirs, les conversations<br />
entre défunts vont bon train. Et la lutte des classes se<br />
poursuit jusque dans le royaume des morts, où ceux-ci sont<br />
étrangement vivants. Un texte vibrionnant et inspiré. ■ C.F.<br />
ALAIN MABANCKOU, Le Commerce des allongés,<br />
Le Seuil, 304 pages, 19,50 €.<br />
DR - IMA/DR (4) - DR (2)<br />
12 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
DRAME<br />
UNE VIE MEILLEURE ?<br />
Primé à Cannes, le nouveau film des frères Dardenne<br />
est illuminé par deux jeunes acteurs africains incarnant<br />
des MIGRANTS EN SURSIS au cœur de l’Europe.<br />
Ses interprètes,<br />
Joely Mbundu et Pablo<br />
Schils, sont touchants<br />
de justesse.<br />
CHRISTINE PLENUS - DR<br />
UN PETIT GARÇON et une adolescente venus seuls du<br />
continent sont hébergés dans un centre d’accueil en Belgique.<br />
Les conditions sont bonnes, mais la méfiance est grande.<br />
Tori est considéré comme un enfant sorcier dans son pays,<br />
le Bénin, et coche la case « réfugié » sans problème, mais Lokita<br />
n’a qu’une crainte : être renvoyée au Cameroun, où sa famille<br />
compte sur elle pour lui envoyer de l’argent… Tous deux<br />
se font passer pour frère et sœur afin de pouvoir rester en<br />
Europe. Leur amitié va les aider à affronter de nombreuses<br />
situations difficiles – exploités par un restaurateur pour<br />
des petits boulots mal payés, et bientôt un trafic de drogue,<br />
ou par des passeurs qui exigent leur dû. Les frères Dardenne<br />
ne sont pas réputés pour être de joyeux drilles – leurs<br />
longs-métrages décrivent<br />
toujours les difficultés des<br />
plus mal lotis dans les sociétés<br />
occidentales –, mais ils font<br />
souvent mouche, en touchant le spectateur sans aucun effet<br />
(pas de musique) et par la justesse de leurs interprètes. Ici,<br />
le jeune Pablo Schils crève l’écran aux côtés de Joely Mbundu,<br />
tout en retenue, et que la maman originaire de Kinshasa<br />
accompagnait avec fierté au dernier Festival de Cannes,<br />
où le film a obtenu le Prix du 75 e anniversaire. ■ J.-M.C.<br />
TORI ET LOKITA (Belgique), de Jean-Pierre<br />
et Luc Dardenne. Avec Pablo Schils, Joely Mbundu,<br />
Nadège Ouedraogo. En salles.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 13
ON EN PARLE<br />
ÉVÉNEMENT<br />
1-54<br />
À LONDRES<br />
10 ANS, DÉJÀ !<br />
La foire internationale dédiée<br />
à l’art contemporain africain<br />
FÊTERA SA DÉCENNIE<br />
à la Somerset House.<br />
PLUS DE 50 GALERIES en provenance de 21 pays<br />
présenteront, du 13 au 16 octobre, les créations d’au<br />
moins 130 artistes, qu’ils soient connus, comme Ibrahim<br />
El-Salahi, Hassan Hajjaj et Zanele Muholi, ou émergents,<br />
tels Sola Olulode, Pedro Neves ou encore Jewel Ham.<br />
La Portugaise Grada Kilomba, connue pour son travail sur<br />
le racisme, la mémoire et le postcolonialisme, commence<br />
à cette occasion sa carrière au Royaume-Uni : son<br />
installation, O Barco/The Boat, une œuvre puissante qui<br />
sera animée par les créations musicales du compositeur<br />
Kalaf Epalanga, occupera jusqu’au 20 octobre la cour<br />
de la Somerset House. Au-delà des projets spéciaux,<br />
conférences, workshops, performances et projections<br />
qui animeront la célèbre foire internationale dédiée à<br />
l'art contemporain d'Afrique et de sa diaspora, des ventes<br />
spéciales seront proposées sur la plate-forme Artsy<br />
(artsy.net) jusqu’à la fin du mois. ■ Luisa Nannipieri<br />
L'installation de la Portugaise<br />
Grada Kilomba (ci-contre),<br />
O Barco/The Boat (ci-dessus,<br />
exposée dans le MAAT de<br />
Lisbonne, en 2021), occupera<br />
la cour du bâtiment.<br />
Ci-dessous, Encantada,<br />
Pedro Neves, 2022.<br />
1-54,<br />
Somerset<br />
House,<br />
Londres<br />
(Royaume-<br />
Uni), du<br />
13 au<br />
16 octobre.<br />
1-54.com<br />
BRUNO SIMÃO/COURTESY OF THE ARTIST - UTE LANGKAFEL - DR (2)<br />
14 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
FOUAD MAAZOUZ/COURTESY GALERIE 38 - DR<br />
FOIREAKAA<br />
LE TEMPS ET LE MOUVEMENT<br />
Bonne nouvelle pour les AMATEURS<br />
D’ART : la 7 e édition d’Also Known As<br />
Africa aura également lieu ce mois-ci !<br />
ALSO KNOWN AS AFRICA, l’une des plus importantes foires<br />
d’art et design africain contemporain en France, revient au Carreau<br />
du Temple, à Paris, du 21 au 23 octobre avec une sélection de<br />
129 artistes internationaux, représentés par 38 galeries : on retrouvera<br />
les habituées, telles Anne de Villepoix (France), l’October Gallery<br />
(Royaume-Uni) – avec entre autres l’Australo-Nigériane Nnenna<br />
Okore, invitée pour une carte blanche – ou Véronique Rieffel (Côte<br />
d’Ivoire), mais également de nouvelles arrivantes, comme Soview<br />
Gallery (Ghana) et Foreign Agent (Suisse). Cette dernière représente<br />
les quatre designers de renom (Ousmane Mbaye, Bibi Seck, Jean<br />
Servais Somian et Jomo Tariku) qui ont habillé l’espace VIP. La<br />
Galerie 38 présentera, elle, les œuvres du maître malien Abdoulaye<br />
Konaté, qui a créé une installation monumentale sous les verrières<br />
du Carreau du Temple sur le thème du temps et du mouvement.<br />
Fil rouge de la manifestation, cette thématique sera au cœur des<br />
expositions, des rencontres culturelles, des performances et des<br />
colloques à suivre intra et hors les murs, ainsi que du beau livre<br />
Quantité.s de mouvement, spécialement conçu et édité par AKAA. ■ L.N.<br />
Le vent (fié), Abdoulaye Konaté, 2020.<br />
ALSO KNOWN AS AFRICA, Carreau du<br />
Temple, Paris (France), du 21 au 23 octobre.<br />
akaafair.com<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 15
ON EN PARLE<br />
PORTRAIT<br />
EYE<br />
HAÏDARA<br />
LA TOUCHE-<br />
À-TOUT<br />
Entre théâtre, série et cinéma,<br />
cette comédienne française<br />
d’origine malienne fait valoir<br />
son JEU TOUT-TERRAIN.<br />
SI LE GRAND PUBLIC l’a découverte grâce à la série<br />
En thérapie, où elle fait partie des grandes figures<br />
de la deuxième saison, Eye Haïdara témoigne déjà<br />
d’un riche parcours de comédienne. Après un cursus<br />
d’études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle, à Paris,<br />
elle s’est formée à l’Académie internationale de<br />
théâtre de Lorient. Depuis, elle s’illustre sur petit<br />
et grand écrans comme sur scène. Cet automne,<br />
elle joue en alternance avec d’autres actrices une<br />
adaptation de Sorcières, l’essai de Mona Chollet,<br />
au théâtre de l’Atelier, à Paris, et tient le premier rôle<br />
de la comédie sociale Les Femmes du square, de Julien<br />
Rambaldi (qui sortira en salles le 16 novembre) :<br />
« J’aime me lancer des défis et je n’ai jamais voulu<br />
m’installer dans un registre particulier. Il en va<br />
de même avec les formats. Aujourd’hui, on a une<br />
manière différente de consommer l’audiovisuel,<br />
les arts vivants ou le spectacle. Ce serait dommage<br />
de ne pas s’y adapter. Mais il faut que le projet<br />
me parle ! » L’exigence d’une écriture, la force de<br />
caractère d’un personnage, la beauté d’une mise<br />
en scène… C’est ce qui compte pour Eye, née<br />
à Boulogne-Billancourt de parents maliens et très<br />
attachée à ses racines : « Ils vivent dans le sud<br />
de Bamako, entourés d’hectares de plantations,<br />
d’animaux… Il y a des chevaux, une superbe nature.<br />
Je vais régulièrement les voir avec mon fils, et c’est<br />
avant tout là-bas que je me ressource. » ■ S.R.<br />
SORCIÈRES, théâtre de l’Atelier, Paris (France),<br />
jusqu'au 9 novembre. theatre-atelier.com<br />
HENRI COUTANT<br />
16 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
RYTHMES<br />
LES JEUNES ÉTOILES<br />
DE STAR FEMININE BAND<br />
Après le succès de leur premier disque, le groupe béninois confirme<br />
son ÉNERGIQUE ENGAGEMENT dans ce nouvel opus.<br />
ANDRÉ BALAGUEMON - DR<br />
EN 2020, on voyait débarquer le Star Feminine Band avec<br />
un premier album écrit par André Balaguemon, et joué par<br />
sept musiciennes originaires du Bénin. L’année suivante,<br />
après moult péripéties administratives, elles se produisaient<br />
sur scène en France. La plus jeune avait 12 ans, la plus<br />
âgée venait de fêter ses 18 ans. Tant qu’à faire, autant<br />
enregistrer un album ! Le résultat, sorti en septembre,<br />
nous enchante : aux rythmiques peuls ou waama se mêlent<br />
des sonorités plus pop, sans oublier le message féministe<br />
que veulent faire passer ces jeunes filles à forte personnalité,<br />
comme dans « Le Mariage forcé », « Les Filles à l’école »<br />
ou « L’Excision ». Sur l’anglophone « Woman Stand Up »,<br />
ces ambassadrices investies de l’Unicef appellent à la sororité<br />
et à la persévérance face à une société toujours soumise<br />
au bon vouloir patriarcal et qui ne donne aucune chance, ou<br />
presque, à la professionnalisation des jeunes femmes. ■ S.R.<br />
STAR FEMININE BAND, In Paris, Born Bad<br />
Records/L’Autre Distribution.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 17
ON EN PARLE<br />
INTERVIEW<br />
Mia Couto, contrebandier<br />
de l’invisible<br />
Passeur d’une culture multiforme, le Mozambicain<br />
lusophone est aujourd’hui l’un des écrivains les plus<br />
inventifs du continent. L’œuvre foisonnante de ce poète<br />
engagé, également biologiste, puise aux racines de<br />
l’imaginaire et de la tradition orale de son Afrique natale.<br />
AM : Vous vous définissez comme étant<br />
à la fois un Blanc et un Africain. Comment<br />
naviguez-vous entre ces mondes ?<br />
Mia Couto : Je ne sais pas vraiment ce que c'est que<br />
d'être un « Blanc », un « Africain » et je ne sais pas si l'une<br />
de ces catégories peut définir l'identité de quelqu'un. Ce que je<br />
peux dire, c'est qu'en raison de circonstances presque toujours<br />
accidentelles, il m'est arrivé d'être un être des frontières :<br />
le fils d'Européens, né et vivant en Afrique, un athée qui se<br />
laisse prendre par les croyances et les mythes, un scientifique<br />
sensible à des raisons qui ne se révèlent<br />
que dans la poésie, un écrivain obsédé par<br />
le démantèlement de la logique de l'écriture<br />
pour faire de la place à l'oralité, quelqu'un qui<br />
n'a de mémoire que si le passé est inventé.<br />
Quelle légitimité vous donne<br />
cette double appartenance ?<br />
Nous avons tous des appartenances<br />
multiples, personne ne peut revendiquer<br />
une identité unique et « pure ». La construction<br />
des clichés sur l'autre n'est pas l'apanage<br />
d'une culture, d'une race, d'une religion. Je<br />
suis bien conscient des stéréotypes créés pour<br />
annuler l'histoire et la culture des Africains.<br />
Mais il est aussi vrai que le regard de ces<br />
derniers sur l'Europe est chargé de stéréotypes<br />
et, curieusement, nombre d'entre eux sont<br />
des héritages de la domination coloniale.<br />
La méconnaissance se développe à l'intérieur<br />
du continent africain lui-même. Nous, les Mozambicains,<br />
ne savons pas ce qu'il se passe juste à côté de chez nous en<br />
Afrique du Sud. À l’inverse, voyez la manière déformée dont<br />
nous y sommes perçus et les vagues de xénophobie contre nos<br />
émigrés. Pourtant, nous sommes des pays-frères, des peuples<br />
qui ont combattu ensemble contre des régimes racistes.<br />
Votre dernier ouvrage interroge les absences.<br />
Pensez-vous jouer un rôle de passeur ?<br />
Si une identité peut m'être donnée, c'est celle<br />
d'un contrebandier entre cultures et identités. Je suis<br />
Le Cartographe<br />
des absences, Métailié,<br />
352 pages, 22,80 €.<br />
né dans une ville métisse dans sa géographie humaine et,<br />
à l’adolescence, j'ai fait partie du mouvement de libération<br />
nationale. Je me suis battu et j'ai rêvé d'un pays dirigé par des<br />
Mozambicains. Ce qui veut dire : dirigé par l'immense majorité<br />
noire. Je vis dans un pays où plus de 95 % des citoyens sont<br />
noirs, mes voisins, mes collègues, mes dirigeants sont noirs.<br />
Quand j'invente un personnage, il m'apparaît comme un<br />
Noir. Ce n'est que plus tard, dans des cas particuliers, que<br />
je pense qu'ils peuvent avoir une autre race. Je ne découvre<br />
que je suis blanc que lorsque je sors du Mozambique.<br />
Dans un poème du Portugais Fernando<br />
Pessoa, la nature nous est présentée<br />
comme une abstraction. Vous<br />
inscrivez-vous dans cette pensée ?<br />
Je suis d'accord avec ce point de vue. Dans<br />
aucune des langues du Mozambique, il n'y a de<br />
mot pour dire « nature ». Cette distinction entre le<br />
naturel et le social n'a été construite dans aucune<br />
des sagesses présentes dans le pays. De même,<br />
il n'y a pas de séparation claire entre le monde<br />
des vivants et celui des morts. Il n'y a pas non<br />
plus de mot pour dire « mort ». Cela m’intéresse<br />
de connaître l'existence de termes qui semblent<br />
n'avoir aucune équivalence entre le portugais<br />
et nos autres langues. On apprend beaucoup sur<br />
la pensée dominante au Mozambique à travers<br />
cet inventaire des absences. C’est aussi dans ce<br />
sens que je suis un cartographe des absences.<br />
La poésie peut-elle tout investir ?<br />
Elle est plus qu'un genre littéraire. C'est une façon<br />
de comprendre le monde. Un moyen de se rendre compte<br />
des dimensions non visibles de la soi-disant réalité.<br />
D'une certaine manière, il n'y a personne qui ne soit pas<br />
poète, même si la poésie a été dévalorisée ou entourée<br />
de préjugés. J'ai choisi d'être biologiste pour cela. Pour<br />
rester proche des voix et des créatures qui ne semblent<br />
en apparence n'exister qu'en dehors de nous. [Retrouvez<br />
la version longue de cette interview sur notre site Internet :<br />
afriquemagazine.com.] ■ Propos recueillis par Catherine Faye<br />
PHILIPPE MATSAS/OPALE.PHOTO - DR<br />
18 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
MÉMOIRE<br />
UNE LÂCHETÉ NATIONALE<br />
Les SUPPLÉTIFS ALGÉRIENS<br />
de l’armée française abandonnés<br />
à l’heure de l’indépendance…<br />
JACQUES REBOUD - DR<br />
LES TROIS DERNIÈRES ANNÉES de la guerre d’Algérie<br />
vécues aux côtés des harkis, ceux qui ont rejoint<br />
l’armée française par conviction ou pour nourrir leur<br />
famille, comme ceux qui entendent bien se venger<br />
des moudjahidines qui s’en sont pris aux leurs… Face<br />
à eux, une hiérarchie militaire méfiante à laquelle Paris<br />
demande de ne pas charger la barque des rapatriés, mais<br />
aussi des appelés fraternels. À l’heure où se négociait<br />
la fin de l’Algérie française, ces soldats ont été désarmés<br />
et, pour beaucoup, abandonnés à la bonne volonté<br />
des vainqueurs : plus de 70 000 hommes auraient ainsi<br />
été tués après le cessez-le-feu de mars 1962. Philippe<br />
Faucon [voir son interview pages 56-61], réalisateur<br />
subtil de Fatima et de La Trahison, a vécu cette guerre<br />
durant son enfance. Devant sa caméra, les comédiens<br />
algériens et marocains qu’il a choisis sont d’une puissante<br />
sobriété, au service d’un film qui raconte avec une<br />
grande clarté un impensable abandon. ■ J.-M.C.<br />
LES HARKIS (France), de Philippe Faucon. Avec Théo<br />
Cholbi, Mohamed Mouffok, Omar Boulakirba. En salles.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 19
ON EN PARLE<br />
Sa collection<br />
« Morphism »<br />
valorise les formes<br />
avec des volants<br />
aux couleurs<br />
et aux tailles<br />
audacieuses.<br />
MODE<br />
Le grand prix a été décerné au Sud-Africain Jacques Bam…<br />
AFRICA FASHION UP<br />
UN RENDEZ-VOUS<br />
INCONTOURNABLE<br />
Un parterre enthousiaste<br />
a célébré la DEUXIÈME<br />
ÉDITION de cette vitrine<br />
parisienne de la créativité<br />
du continent, où se mélangent<br />
qualité et passion.<br />
PROMOUVOIR LE SAVOIR-FAIRE africain en Europe tout<br />
en accompagnant les jeunes designers de talent. C’est le but<br />
du programme Africa Fashion Up, imaginé par l’ancienne<br />
mannequin ivoirienne Valérie Ka et son association Share<br />
Africa, qui avait déjà fait parler de lui lors de son lancement<br />
en 2021. Cette deuxième édition, clôturée par un défilé à<br />
l’hôtel parisien Salomon de Rothschild le 16 septembre dernier,<br />
confirme son statut de rendez-vous incontournable pour les<br />
MATTHIEU WADELL (2) - JACQUES BAM<br />
20 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
MATTHIEU WADELL (2) - MUYISHIME EDI PATRICK<br />
… mais aussi au Rwandais<br />
Muyishime Edi Patrick.<br />
passionnés de mode africaine contemporaine. Les cinq<br />
créateurs sélectionnés, sur une centaine de candidatures,<br />
ont offert un spectacle de grande qualité, couronné par la<br />
présentation des nouvelles collections du Nigérian Emmanuel<br />
Okoro, le grand gagnant de la première édition, et de la<br />
créatrice guadeloupéenne ultra-chic Clarisse Hieraix. Les<br />
pièces ont tellement plu au jury que le prix Designer Africa<br />
Fashion Up a été décerné à deux lauréats : le Sud-Africain<br />
Jacques Bam et le Rwandais Muyishime Edi Patrick auront<br />
accès à une plate-forme internationale pour présenter leurs<br />
créations, en plus de pouvoir profiter, avec leurs collègues,<br />
d’une formation en management et d’un programme<br />
de mentorat avec Balenciaga. De nombreux fashionistas<br />
et influenceurs, des collectionneurs d’art, des artistes<br />
afro-urbains et même l’ex-ministre de l'Égalité Élisabeth<br />
Le créateur a remporté<br />
l’adhésion du jury avec<br />
ses robes envoûtantes<br />
et ses pièces maxi.<br />
Moreno, étaient présents. Le défilé a été inauguré par les tenues<br />
à l’allure afro-punk du Congolais Jean-Cédric Sow, fabriquées<br />
à partir de nguiri, de grands sacs en plastique. Jacques Bam<br />
a étonné avec une preview de sa collection « Morphism »,<br />
qui valorise les formes avec des inserts psychédéliques et des<br />
volants aux couleurs et aux tailles audacieuses. Les tailleurs<br />
finement décorés de milliers de boutons argentés et dorés de<br />
la Marocaine Mina Binebine, la collection tout en légèreté de<br />
l’Ivoirien Ibrahim Fernandez ou encore les robes envoûtantes<br />
signées Muyishime ont montré toute la diversité qui anime<br />
l’univers effervescent de la jeune mode du continent.<br />
On attend avec impatience la troisième édition. ■ L.N.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 21
ON EN PARLE<br />
DESIGN<br />
ATELIER<br />
LILIKPÓ<br />
Imaginer des MOSAÏQUES<br />
MULTIMATIÈRES pour<br />
des intérieurs d’exception.<br />
AUJOURD’HUI, ses travaux décorent les boutiques de Cartier<br />
à travers le monde. Mais c’est un peu par hasard que Sika<br />
Viagbo, 43 ans, a découvert la mosaïque dans les années 2000.<br />
Prise d’une passion presque obsessionnelle, l’étudiante en<br />
musicologie recouvre de tesselles tout ce qui lui passe sous<br />
les mains : murs, éviers, tables… Tant de projets qui poussent<br />
une amie à lui passer sa première commande. Autodidacte<br />
de talent, elle entame un parcours d’apprentissage dans<br />
un atelier et suit une courte formation d’architecture, avant<br />
de se mettre à son compte à Paris en 2006. Des expériences<br />
qui lui « ouvrent un champ de possibilités en dehors de la<br />
mosaïque traditionnelle » : inspirée par la mode et l’architecture<br />
d’intérieur, elle travaille avec le verre, le laiton ou le bois et<br />
dessine des créations qui ont fait de l’Atelier Lilikpó un ovni<br />
artisanal de succès. Le nom de la marque (« nuage » en éwé,<br />
la créatrice étant d'origine togolaise) renvoie à sa capacité<br />
de passer son temps la tête dans les nuages, à imaginer de<br />
nouvelles œuvres. Comme les deux cabinets qu’elle a présentés<br />
au salon parisien « Révélations », en juin dernier : Transitio,<br />
en dalles de verre noir et bambou, s’inspire d’une technique<br />
de vitraillistes qui consiste à éclater le verre pour obtenir des<br />
effets de lumière spectaculaires, tandis qu’Amazonia reprend<br />
la technique de la marqueterie pour créer un contraste<br />
fascinant entre le bois foncé et les nuances vertes du décor.<br />
Sublimes. ■ L.N. atelierlilikpo.com<br />
Autodidacte de<br />
talent, Sika Viagbo<br />
a découvert<br />
cette technique<br />
dans les<br />
années 2000.<br />
ATELIER LILIKPÓ - ANTOINE LIPPENS<br />
22 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
ATELIER LILIKPÓ (2) - ERIC WELLES-NYSTRÖM<br />
Inspirée par la mode et l’architecture d’intérieur,<br />
elle travaille avec le verre, le laiton ou le bois.<br />
Ci-dessus, un zoom sur le cabinet Amazonia.<br />
HIGHLIFE<br />
ALHAJI WAZIRI<br />
OSHOMAH,<br />
OU LA TRANSE<br />
SPIRITUELLE<br />
Le label de David Byrne<br />
(Talking Heads) réédite des<br />
morceaux de l’artiste en anglais<br />
comme en etsako. DIVIN !<br />
« LE MONDE dans lequel nous vivons est basé sur<br />
les contributions de chacun / Nous avons besoin de nous<br />
tous pour faire une société meilleure, car c’est lorsque<br />
deux mains se lavent qu’elles se purifient. » C’est de la<br />
transe hautement spirituelle, fédératrice, hypnotique et<br />
profondément musulmane que l’on entend dans les (longs)<br />
morceaux d’Alhaji Waziri Oshomah, alias l’Etsako Super Star.<br />
Né à Afenmailand, au sud du Nigeria, dans une région où<br />
les différentes religions cohabitent paisiblement, il lance son<br />
propre groupe en 1970, en pleine guerre civile. Prédicateur<br />
façon highlife, l’artiste puise son inspiration dans la pop,<br />
le folk, et chante inlassablement la foi et sa reconnaissance<br />
d’être au monde. Sa musique étrangement new age sonne<br />
toujours aussi fort aujourd’hui. Le musicien David Byrne ne<br />
s’y est pas trompé et a réuni sept titres dans une nouvelle<br />
compilation de son label Luaka Bop, qui rejoint celle d’Alice<br />
Coltrane dans la série World Spirituality Classics. ■ S.R.<br />
ALHAJI WAZIRI OSHOMAH, The Muslim Highlife<br />
of Alhaji Waziri Oshomah, Luaka Bop.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 23
ON EN PARLE<br />
Le Bacha Coffee se niche<br />
dans une cour du somptueux<br />
palais Dar el Bacha,<br />
à Marrakech.<br />
SPOTS<br />
COFFEE<br />
LOVERS<br />
Un salon marocain historique<br />
ou un bar nigérian artistique ?<br />
Même si l’ambiance change,<br />
la QUALITÉ DU CAFÉ<br />
est toujours au rendez-vous.<br />
The Cube Café,<br />
à Abuja, est un hub<br />
culturel qui attire<br />
un public jeune et<br />
cosmopolite.<br />
C’EST L’UN DES PETITS PLAISIRS de la vie pour beaucoup<br />
d’entre nous. À Marrakech, chez Bacha Coffee, c’est<br />
autour de tasses fumantes de café d’Arabie, les yeux rivés<br />
sur les anciennes boiseries, que l’on se retrouve. Spécialisé<br />
dans les cafés 100 % arabica, ce salon-boutique historique<br />
se niche dans une cour du somptueux palais Dar el Bacha<br />
(aujourd’hui le musée des Confluences). Il en propose plus<br />
de 200 variétés, sourcées dans 33 pays. Certains crus,<br />
comme le Zanzibar Gold, sont des appellations à origine<br />
unique, inimitables. D’autres sont des mélanges élaborés<br />
par les maîtres de la maison. Et tous sont torréfiés et<br />
préparés à la main, pour sublimer les arômes de chaque<br />
graine. À déguster avec des gourmandises, salées ou<br />
sucrées, plongés dans une atmosphère Belle Époque.<br />
bachacoffee.com<br />
À ABUJA, The Cube Café propose également de l’arabica :<br />
la variété sélectionnée par les propriétaires, Dante et Khenye,<br />
est cultivée traditionnellement dans l’État de Taraba,<br />
au nord-est du pays. Ouvert en 2016 et installé depuis deux<br />
ans dans les locaux de l’Institut français du Nigeria, ce café<br />
est devenu un hub artistique et culturel qui attire un public<br />
jeune et cosmopolite. Une véritable communauté, qui se<br />
retrouve pendant la journée pour chiller, siroter une tasse,<br />
grignoter un sandwich ou une pâtisserie (au basilic !), ou<br />
encore profiter d’une exposition ou des événements organisés<br />
par Khenye, artiste professionnelle et âme créative du<br />
lieu. Le soir, place à un effervescent resto-pub, parce que<br />
les amoureux de café savent aussi faire la fête… ■ L.N.<br />
instagram.com/thecubecafe<br />
ADRIAN KOH - DR - CAPTURE D’ÉCRAN<br />
24 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
DR<br />
ARCHI<br />
LA RENAISSANCE<br />
DE NGARANNAM<br />
Tosin Oshinowo a RECONSTRUIT<br />
UN VILLAGE nigérian détruit<br />
par Boko Haram : un projet imaginé<br />
avec la communauté, qui veut<br />
retourner y vivre.<br />
LE PROGRAMME des Nations unies<br />
pour le développement (PNUD)<br />
et le gouvernement nigérian ont<br />
identifié la reconstruction du village<br />
de Ngarannam, dans le nord du<br />
pays, comme le pivot du projet de<br />
repeuplement d’une région dévastée<br />
par les attaques de Boko Haram<br />
en 2015. Le plan de réédification<br />
de plus de 500 maisons, d’une école,<br />
d’un marché et d’une clinique a été<br />
confié à la Nigériane Tosin Oshinowo,<br />
récemment nommée curatrice<br />
de la triennale d’architecture de<br />
Sharjah 2023. Partisane d’un design<br />
durable et adaptable, elle a travaillé<br />
avec les communautés locales pour<br />
proposer des bâtiments qui<br />
respectent la culture du peuple<br />
Kanouri. Construites suivant un<br />
schéma radial autour des bâtiments<br />
publics, les maisons individuelles ont<br />
été dotées d’une zaure, une pièce qui<br />
sépare les espaces privés et publics de<br />
l’habitation. Les toits sont un mélange<br />
de terre, pour réduire les coûts et<br />
assurer une meilleure maintenance<br />
par les habitants. La palette du<br />
projet, des murs ocre aux toits verts<br />
et jaunes du futur marché et agora,<br />
a été convenue avec les locaux, afin<br />
de le rendre le plus accueillant possible<br />
aux yeux des déplacés, qui souhaitent<br />
retourner dans la région. ■ L.N.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 25
CE QUE J’AI APPRIS<br />
Souad Asla<br />
POUR LA CHANTEUSE ALGÉRIENNE,<br />
la musique est un art d’émancipation et de liberté. Avec son groupe<br />
100 % féminin Lemma, elle fait vibrer les chants ancestraux<br />
de la région désertique de la Saoura et célèbre un patrimoine menacé.<br />
propos recueillis par Astrid Krivian<br />
J’ai grandi à Béchar, aux portes du désert. J’ai eu une enfance joyeuse. Je rêvais de danse, de<br />
théâtre, de cinéma. Comme il n’y avait pas de conservatoire, j’ai appris à créer mes spectacles avec mes nièces<br />
et mes cousins. J’étais la cheffe ! Je sentais qu’il y avait une puissance, un monde à découvrir. J’étais très curieuse<br />
des autres pays, des différents styles musicaux, d’ici et d’ailleurs.<br />
Je voulais aussi être photographe de guerre. Mon père, politicien, me parlait des actualités<br />
du monde. J’avais envie de voyager, de couvrir les conflits. Mais mon père jugeait que ce n’était pas un métier<br />
pour moi. C’est là que s’est produit un déclic en moi : pourquoi me le refuse-t-on ? Dès l’adolescence, les interdits<br />
commençaient à tomber, ça me dérangeait beaucoup. J’ai d’abord mis de l’eau dans mon vin. Je n’avais pas<br />
le choix, j’étais très jeune. J’ai suivi des études scientifiques selon le souhait de mon père. Puis, je suis tombée<br />
amoureuse d’un Français. On se voyait en cachette. Il a demandé ma main, mais mes parents ont refusé.<br />
Mon père m’a expliqué : ce n’était pas une décision personnelle qui lui appartenait, il fallait l’accord des frères,<br />
des oncles, tout ce poids de la société.<br />
À 20 ans, j’ai tout quitté. Même si je voulais construire dans mon pays, mes rêves étaient plus grands<br />
que ma vie quotidienne. C’était un choix déchirant, mais je tenais à ma liberté. Mes parents n’étaient pas d’accord,<br />
je suis donc partie sans prévenir. Trouver ma place en France, m’habituer à l’éloignement, c’était difficile au<br />
début. J’ai fait les vendanges, ça m’a plu cette responsabilité, de travailler pour gagner son argent. Et j’ai intégré<br />
une école de théâtre. J’étais très bonne en improvisation. Mais le milieu du cinéma m’a déçue. Je voulais jouer<br />
tous les rôles, or on ne me proposait que des personnages caricaturaux.<br />
La musique est arrivée par hasard. La grande musicienne Hasna El Bacharia recrutait des chanteuses<br />
et m’a proposé de devenir choriste. J’ai d’abord refusé, je n’avais pas confiance en ma voix. Mais quand elle m’a<br />
présenté la feuille de route de la tournée, je me suis dit : quel moyen de voyager ! J’ai compris que nos musiques<br />
traditionnelles étaient un vrai trésor. Je l’ai accompagné pendant dix-sept ans, tout en initiant mes projets à côté.<br />
Pendant longtemps, je refusais de jouer en Algérie, ou je me cachais derrière une percussion<br />
pour ne pas être filmée. C’était très dur de me libérer. J’ai fini par me réconcilier avec ma famille. Ils ont compris<br />
ma démarche. Et monter le groupe Lemma, avec des femmes de la Saoura, de toutes générations, a été une<br />
libération [spectacle notamment présenté au festival Les Suds, à Arles, ndlr]. Libres, elles affrontent la société, elles<br />
jouent sur scène. Elles m’ont libérée de mes peurs, donné de la force. Aujourd’hui, j’adore jouer dans mon pays.<br />
En revenant des années après dans ma région natale, j’ai compris la grandeur de ce désert,<br />
sa spiritualité. Et pourquoi nous sommes plutôt calmes, taciturnes. Avant, ça m’énervait, je trouvais les gens lents,<br />
pour moi, il fallait parler, vivre ! Pour me ressourcer, je pars dans mon désert. Je remercie l’Univers d’être née<br />
là-bas. J’y ai appris l’importance de la famille, des racines. Quand on est bien enracinés, on peut s’élever après. ■<br />
26 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
MOHAMMED MENNI<br />
« Pour me ressourcer,<br />
je pars dans mon<br />
désert. Je remercie<br />
l’Univers d’être<br />
née là-bas. »<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 27
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C’EST COMMENT ?<br />
PAR EMMANUELLE PONTIÉ<br />
PAS DE RENTRÉE POUR TOUS<br />
DOM<br />
Le saviez-vous ? Dans le monde, 244 millions d’enfants de 6 à 18 ans ne sont pas<br />
scolarisés. Et la plus grande partie d’entre eux (98 millions) réside en Afrique subsaharienne.<br />
Un bien triste record. La principale raison, c’est le nombre important de zones<br />
d’insécurité. Au Burkina Faso, 2,6 millions d’écoliers seront privés de rentrée, notamment<br />
dans six régions en proie à des crises sociales, des tensions ou autres trafics. Pas d’école<br />
non plus au Nord-Kivu, ravagé par la guerre en République démocratique du Congo.<br />
La région séparatiste anglophone du Nord-Ouest au Cameroun a aussi vu de nombreux<br />
élèves rester chez eux lors de la rentrée scolaire le 5 septembre dernier… Etc., etc.<br />
Il faut également compter avec les grèves récurrentes d’enseignants, qui ont<br />
souvent des arriérés de salaires abyssaux et profitent des débuts d’année académique<br />
pour faire pression sur leur gouvernement, tel au Congo. Sans oublier les zones où il n’y<br />
a pas d’écoles, comme dans la plus grande partie du Tibesti au Tchad, et les autres,<br />
trop reculées, dans lesquelles les enseignants refusent de<br />
s’installer. Là-bas, comme dans certains villages maliens,<br />
les arbres poussent dans les établissements abandonnés,<br />
avec quelques ânes qui parfois viennent s’y abriter<br />
de la chaleur…<br />
Ajoutons à cela la question cruciale des moyens<br />
insuffisants pour envoyer ses enfants à l’école pour nombre<br />
de ménages du continent. Alors, on en choisit un sur la fratrie,<br />
en oubliant les filles évidemment, bien plus utiles pour<br />
les corvées domestiques ou le travail dans les champs.<br />
Parce que les fournitures sont trop chères, les livres pas<br />
toujours subventionnés par les gouvernements. Il faut<br />
parfois apporter son banc en classe, car l’État ne les fournit<br />
pas, comme dans certains villages nigériens. Et cette<br />
année, la crise mondiale de l’énergie, du transport, du prix<br />
du papier a fait flamber encore davantage les tarifs. Le<br />
paquet de cahiers est passé de 1 000 à 1 500 francs CFA<br />
à Lomé, au Togo.<br />
Bref, chaque rentrée scolaire laisse sur le bord de<br />
la route des millions d’enfants, qui partent mal pour jouir d’une bonne intégration sociale.<br />
Et la situation ne s’améliore pas. Alors, que faire ? Contre l’insécurité, sûrement pas grandchose.<br />
Mais les gouvernements, dont le portefeuille de l’enseignement est souvent le<br />
mieux loti côté budget, pourraient faire une priorité absolue de payer les professeurs, de<br />
les déployer sur tout le territoire, de subventionner les livres ou les bancs d’école. Et surtout,<br />
se creuser globalement les méninges pour que cette situation insupportable s’améliore<br />
au lieu de s’aggraver d’année en année… ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 29
COUPE DU MONDE<br />
2022<br />
LE<br />
QATAR<br />
FACE<br />
AU BUT<br />
SHUTTERSTOCK<br />
30 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
Pour<br />
le richissime<br />
émirat du Golfe,<br />
c’est le moment de vérité.<br />
La compétition démarre<br />
le 20 novembre.<br />
Il faudra être à la<br />
hauteur d’un événement<br />
planétaire. Au moment<br />
où les déclarations<br />
de boycott se<br />
multiplient. Et<br />
dans un contexte<br />
géopolitique, sécuritaire<br />
et sanitaire plus<br />
que complexe.<br />
par Zyad Limam<br />
FRANCK FAUGÈRE/PRESSE SPORTS<br />
Le stade Lusail,<br />
qui accueillera la finale<br />
du Mondial, à la périphérie<br />
de Doha.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 31
COUPE<br />
DU MONDE<br />
2022<br />
C’est ici, dans quelques<br />
semaines, dans cette<br />
petite presqu’île<br />
accrochée à la péninsule<br />
arabique, à la<br />
frontière de l’Arabie<br />
saoudite, que se<br />
jouera la 22 e Coupe<br />
du monde de football. Une première<br />
pour le monde arabe, une première<br />
dans le monde musulman. Une Coupe<br />
du monde dans un pays de 11 000 km 2 ,<br />
un peu plus « grand » que le Liban ou que<br />
la Gambie. Une Coupe du monde qui se<br />
jouera du 20 novembre au 18 décembre,<br />
avec une finale une semaine avant Noël,<br />
et le jour de la fête nationale du Qatar.<br />
Le résultat d’une politique délibérée de<br />
la FIFA de faire « tourner » la plus prestigieuse<br />
des compétitions aux quatre coins<br />
du monde, hors de ses territoires de prédilection<br />
naturelle, comme l’Europe ou<br />
l’Amérique du Sud. On se rappelle ainsi<br />
avec une certaine émotion la Coupe du<br />
monde 2010 en Afrique du Sud, avec<br />
cette image inoubliable, émouvante d’un<br />
Nelson Mandela frêle, emmitouflé, arrivant<br />
en voiturette sur la pelouse, le jour<br />
du match d’ouverture…<br />
Le Qatar, un choix tout de même particulier,<br />
osé, acté il y a douze ans (aux<br />
dépens des États-Unis) et qui aura donné<br />
lieu à une litanie de procès, d’enquêtes<br />
pour corruption, de polémiques, à l’implication<br />
de personnalités politiques de<br />
haut rang (comme l’ex-président français<br />
Nicolas Sarkozy)… Une compétition qui<br />
se jouera pour la première fois en hiver<br />
occidental, l’été étant injouable avec les<br />
chaleurs du golfe Persique… Une compétition<br />
à 32 équipes, qui devrait attirer<br />
plus de 3 milliards de téléspectateurs, le<br />
Qatar étant relativement bien placé, à<br />
« équidistance », sur la carte des fuseaux<br />
horaires du globe.<br />
Une Coupe du monde dans un micro-<br />
État, richissime, sans grande tradition de<br />
football, qui sera marquée par la menace<br />
du Covid-19, cette pandémie qui n’en finit<br />
pas de finir. Une Coupe du monde dans<br />
un pays stratégique, premier exportateur<br />
– avec l’Australie – de gaz naturel liquéfié<br />
(GNL) au monde, qui prend un relief tout<br />
à fait particulier avec la guerre entre la<br />
Russie et l’Ukraine. Une Coupe du monde<br />
en pleine tourmente climatique, géopolitique,<br />
militaire, économique, avec une<br />
inflation record, des pénuries de blé et<br />
de gaz, une tension sociale à l’échelle de<br />
l’humanité, une grande fête au moment<br />
où n’importe quelle étincelle pourrait<br />
mettre le feu aux poudres…<br />
LE MONDIAL DE LA HONTE ?<br />
À cette ambiance particulièrement<br />
lourde de menaces s’ajoute un véritable<br />
procès en légitimité. Une vague de critiques<br />
en coupe réglée. Et en particulier<br />
l’apparition d’une campagne active de<br />
boycott. Essentiellement en Europe, en<br />
France, dans les pays nordiques, via les<br />
ONG aussi, des éléments de la société<br />
civile, on incite fortement les politiques,<br />
les joueurs à ne pas faire le voyage à Doha,<br />
ou à protester d’une manière ou d’une<br />
autre, les téléspectateurs à ne pas allumer<br />
leur TV… Quelques médias annoncent<br />
qu’ils ne couvriront pas, d’autres parlent<br />
sans nuances d’un « Mondial de la honte ».<br />
Le « dossier d’accusation » est lourd.<br />
Il y a d’abord le coût écologique, environnemental,<br />
énergétique, après un été<br />
particulièrement difficile dans l’hémisphère<br />
Nord, de grandes chaleurs, une<br />
multiplication des incendies. Une Coupe<br />
du monde « carbonée » en cette période<br />
soudaine de grande sobriété, avec<br />
32 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
ALAMY STOCK PHOTO<br />
ces huit stades climatisés de 40 000 à<br />
80 000 places, dont sept nouveaux. Autre<br />
point d’accusation majeur, le chiffre des<br />
ouvriers qui auraient perdu la vie lors<br />
des chantiers de construction des stades.<br />
L’écart va de 3, selon les sources qataries<br />
officielles, à près de 3000, voire 6 500<br />
selon les ONG… Évidemment, enfin, il y<br />
a la question de la démocratie, des droits<br />
de l’homme. Le supposé militantisme<br />
religieux, le wahhabisme doctrinal. On<br />
s’inquiète aussi sur les libertés individuelles<br />
pendant la compétition, les règles<br />
pénalisant l’homosexualité, les démonstrations<br />
d’affectivité ou la consommation<br />
d’alcool en public…<br />
UN PASSIF DÉJÀ PROBLÉMATIQUE<br />
Tout cela mériterait, pour le moins,<br />
des nuances. Oui, sur le plan environnemental,<br />
la Coupe du monde au Qatar pose<br />
question. Mais il fallait sûrement y penser<br />
avant. Reste d’ailleurs à savoir si les climatiseurs<br />
seront réellement utilisés… Les<br />
Qataris annoncent avoir fait le maximum<br />
pour mener la compétition avec le minimum<br />
d’impact en termes écologiques. Et<br />
au fond, tous les méga- événements de<br />
ce type « posent question » dans l’ère de<br />
sobriété énergétique où nous entrons de<br />
gré ou de force. Que cela soit les Jeux<br />
olympiques d’été ou d’hiver, et même le<br />
Tour de France (avec son immense caravane<br />
qui le suit…). La Coupe du monde<br />
suivante, la 23 e , doit se tenir dans trois<br />
pays, aux États-Unis, au Mexique et au<br />
Canada, avec des déplacements insensés<br />
de plusieurs milliers de kilomètres, une<br />
compétition étalée sur trois ou quatre<br />
fuseaux horaires, avec des heures d’avion<br />
à la clé… Et un tableau d’équipes qui passera<br />
de 32 à 48. Mais pour le moment,<br />
personne ne parle de reprofiler, de revoir<br />
ce projet gigantesque… La Russie, hôte<br />
de la Coupe en 2018, fut aussi menacée<br />
de boycott actif, en particulier par le<br />
Royaume-Uni, en pleine affaire Skripal<br />
(la tentative d’assassinat d’un ex-agent<br />
double russe et de sa fille à Salisbury, en<br />
Angleterre). Moscou avait aussi annexé<br />
la Crimée en 2014 et menait une guerre<br />
de bombardement sans pitié en Syrie. Le<br />
bilan en matière de droits de l’homme,<br />
hier comme aujourd’hui, n’était pas<br />
particulièrement enviable. La fête fut<br />
pourtant bien « sympathique », avec de<br />
nombreux chefs d’État présents (dont<br />
Emmanuelle Macron et la présidente<br />
Les tours iconiques de West Bay,<br />
quartier d’affaires de la capitale.<br />
Une première<br />
pour le monde<br />
arabe, une<br />
première dans<br />
le monde<br />
musulman.<br />
croate Kolinda Grabar-Kitarovi lors de<br />
la finale). On pourrait remonter un peu<br />
plus loin, citer évidemment la Coupe du<br />
monde dans l’Argentine des généraux<br />
et de la répression (1978). Ou les deux<br />
éditions mexicaines (1970 et 1986), qui<br />
se sont jouées à des altitudes défiant la<br />
condition physique humaine… La question<br />
de la corruption, de l’« influence »<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 33
COUPE<br />
DU MONDE<br />
2022<br />
Le stade Education City, à Al Rayyan, doté d’un système complet de climatisation.<br />
dans les procédures d’attribution, elle<br />
n’est certainement pas propre au Qatar,<br />
certainement pas nouvelle ni à la FIFA,<br />
ni au Comité international olympique<br />
(CIO)… Il y a même eu des enquêtes pour<br />
la Coupe du monde 2006, attribuée à la<br />
vertueuse Allemagne.<br />
La question des travailleurs est sensible<br />
au Qatar, comme dans tout le golfe<br />
Arabo-Persique. La Coupe du monde aura<br />
quand même permis à l’organisateur de se<br />
mettre partiellement « à niveau », de réformer<br />
une partie de son « Code du travail » :<br />
introduction d’un salaire minimum,<br />
d’avantages garantis, démantèlement du<br />
système de la kafala… Idem sur le plan<br />
politique où la compétition a forcé l’émirat<br />
à se découvrir, à se montrer. Les autorités<br />
ont laissé circuler et enquêter avec une<br />
relative liberté les journalistes et les ONG.<br />
Les questions qui interpellent, comme<br />
celle de la représentation nationale, du<br />
pouvoir électif des citoyens, de la liberté<br />
d’expression sont posées sur la table.<br />
Dans ces critiques sans concessions,<br />
il y a une part de vérité et de vraies<br />
questions. Mais certainement aussi une<br />
part de clichés et de préjugés sur une<br />
monarchie du Golfe, un pays arabe,<br />
un pays musulman, « rétrograde », « qui<br />
financerait les islamistes du monde<br />
entier ». Pourtant, même si l’on est loin<br />
du libéralisme sociétal et politique de<br />
l’Occident, des démocraties « matures »,<br />
l’émirat vit depuis plusieurs années une<br />
modernisation réelle de la société. Accentué<br />
ajustement par la perspective de la<br />
Coupe du monde.<br />
Et si les critiques sont souvent vives<br />
en Europe, ce n’est pas forcément le<br />
cas ailleurs dans le reste du « Sud » et<br />
dans les mondes émergents. Où les<br />
attaques paraissent souvent injustes. Que<br />
devrait-on faire pour être climatiquement<br />
et politiquement correct ? Qu’est-ce<br />
qu’une démocratie parfaite ? Si la Chine<br />
a pu faire les JO d’hiver, le Qatar peut<br />
bien faire une Coupe du monde, non ? Et<br />
faudrait-il ne jouer que dans les climats<br />
tempérés, et qu’en été occidental (en<br />
espérant qu’il ne fasse pas trop chaud) ?<br />
UN PAYS COFFRE-FORT<br />
Au fond, le Qatar pose question. Il<br />
est devenu l’un des États les plus riches<br />
du monde. Avec un produit national brut<br />
de plus de 150 milliards de dollars pour<br />
3 millions d’habitants, dont un peu plus<br />
de 300 000 citoyens privilégiés. Un véritable<br />
coffre-fort qui a investi aux quatre<br />
coins de la planète dans l’immobilier, le<br />
sport (le club de Paris Saint-Germain,<br />
entre autres), le tourisme, l’industrie…<br />
Le fonds souverain (Qatar Investment<br />
Authority) pèse près de 450 milliards<br />
de dollars d’actifs en gestion. L’émirat,<br />
cinquième producteur mondial de<br />
gaz naturel, est aussi une puissance<br />
SHUTTERSTOCK - FRANCK FAUGERE/PRESSE SPORTS - AMMAR ABD RABBO<br />
Le président de la FIFA Gianni<br />
Infantino et l’émir Tamim ben<br />
Hamad Al Thani durant le tirage<br />
au sort des huit groupes,<br />
le 1 er avril dernier, à Doha.<br />
34
L’objectif central reste de protéger sa<br />
souveraineté des appétits des uns et des autres.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 35
COUPE<br />
DU MONDE<br />
2022<br />
incontournable au moment où l’énergie<br />
se fait rare, où la Russie « sort » partiellement<br />
du marché, où l’Europe cherche par<br />
tous les moyens à diversifier son approvisionnement.<br />
Et qui vient de signer avec le<br />
géant français Total un méga deal pour<br />
augmenter sa production avec de nouveaux<br />
gisements off-shore (projets North<br />
Field East et North Field South). Le Qatar<br />
est, à son corps défendant, l’incarnation<br />
d’une économie entièrement carbonée.<br />
Mais il est incontournable dans cette<br />
période de pénurie, et même dans le processus<br />
de transition énergétique.<br />
UNE CAPITALE SORTIE DES SABLES<br />
Doha, fondée en 1850, fut longtemps<br />
un petit village de pêcheurs et d’exploitation<br />
de perles. Aujourd’hui, la capitale<br />
n’a pas tout à fait le look stupéfiant et<br />
démesuré de Dubaï, mais une « city » est<br />
tout de même littéralement sortie des<br />
sables en moins de trente ans, avec les<br />
tours iconiques de West Bay. En face, de<br />
l’autre côté de la baie, l’archipel habituel<br />
d’îles artificielles, The Pearl, impressionnant<br />
ensemble résidentiel d’immeubles et<br />
de villas de luxe. Et le développement de<br />
la nouvelle ville spectaculaire de Lusail,<br />
où se trouve le stade qui accueillera la<br />
finale de la Coupe du monde. Education<br />
City aligne avec fierté ses grandes écoles<br />
et universités internationales, avec les<br />
plus grandes « marques » éducatives<br />
américaines (Georgetown, Cornell, Texas<br />
A&M, Northwestern…). Le pays a investi<br />
dans des chefs-d’œuvre architecturaux<br />
majeurs, comme le musée d’Art islamique<br />
(le MIA, signé Ieoh Ming Pei) ou la bibliothèque<br />
nationale (Rem Koolhaas).<br />
Doha, c’est également un hub international,<br />
une ville de transit, soutenu<br />
par Qatar Airways, l’une des toutes<br />
premières compagnies au monde, et<br />
son gigantesque aéroport international<br />
Hamad. Au décollage ou à l’atterrissage,<br />
les contrastes sont saisissants. Une vue<br />
sur les immenses usines de liquéfaction<br />
de gaz. Et une vue sur le bleu du<br />
golfe Persique, sur The Pearl et les îlots<br />
privés, au large de la capitale, avec des<br />
villas palatiales.<br />
Paradoxalement, malgré les moyens,<br />
l’imperfection n’a pas totalement déserté<br />
les lieux. Le pays est peu peuplé. Les ressources<br />
humaines sont limitées. On fait<br />
et on refait beaucoup. Le pays avance, la<br />
capitale grandit, mais il y a cette sensation<br />
de surchauffe, d’atteindre souvent<br />
les limites de ce qui est faisable. À la<br />
périphérie, villas modestes, « quartiers<br />
populaires », petits commerces n’ont pas<br />
disparu, donnant parfois la sensation de<br />
gros villages à l’ombre de tours.<br />
L’ambiance est certes bien moins<br />
festive qu’a Dubaï, un certain rigorisme<br />
s’impose, mais ici et là, dans les hôtels en<br />
particulier se trouvent des espaces où l’on<br />
peut faire décemment la fête (en tout cas,<br />
les étrangers)…<br />
LA RELANCE DE L’ÉCONOMIE<br />
Depuis le début des années 1940,<br />
le Qatar (alors colonie britannique) est<br />
producteur de pétrole. On sait aussi qu’il<br />
y a des ressources de gaz. Le pays, indépendant<br />
en 1971, sort de la précarité,<br />
rentre rapidement dans le club des pays<br />
émergents. À partir des années 1980<br />
pourtant, le vent tourne. L’économie se<br />
contacte. Les quotas de l’Organisation<br />
des pays exportateurs de pétrole (OPEP)<br />
sur la production, la baisse du prix de<br />
l’or noir, les perspectives généralement<br />
peu prometteuses sur les marchés internationaux<br />
ont drastiquement asséché les<br />
revenus pétroliers. Les réserves prouvées<br />
elles-mêmes ne sont pas suffisantes pour<br />
bâtir un plan de développement ambitieux.<br />
On estime que les puits seront<br />
épuisés à l’horizon 2030.<br />
À l’orée des années 1990, le Qatar<br />
est à court de revenus, en récession. « Il<br />
faut emprunter pour payer les salaires »,<br />
souligne un ministre de l’époque. Le<br />
pays est politiquement immobile, encadré<br />
par le conservatisme religieux et<br />
social. Les Qataris sont de culture wahhabite,<br />
cette branche rigoriste de l’islam<br />
qu’ils partagent avec leur puissant voisin<br />
saoudien. Le chef de l’État, l’émir Khalifa<br />
ben Hamad Al Thani, est de la vieille<br />
école. Il installe le pouvoir de sa famille<br />
aux dépens des autres tribus et branches<br />
cousines. En 1995, Cheikh Hamad, le fils<br />
ambitieux, dépose son père parti pour<br />
un énième voyage à l’étranger. Khalifa<br />
s’opposait, semble-t-il, à son deuxième<br />
mariage avec Cheikha Moza. Et l’émirat<br />
n’avait pas véritablement de stratégie<br />
économique de long terme.<br />
Cheikh Hamad, lui, a un projet. Il<br />
veut moderniser le pays à marche forcée,<br />
garantir son indépendance, en particulier<br />
vis-à-vis du puissant voisin saoudien.<br />
Relancer l’économie en shiftant vers le<br />
gaz. Avec l’exploitation de North Dome,<br />
dans les eaux territoriales, le plus grand<br />
gisement naturel au monde, découvert<br />
par Shell au début des années 1970.<br />
L’objectif central, le changement de paradigme,<br />
c’est de trouver la solution pour<br />
transporter ce gaz en dehors des pipelines.<br />
Ce sera le gaz naturel liquéfié qui<br />
nécessite de lourds investissements de<br />
départ. Hamad cherche des partenaires<br />
et des financements. Certains pays, soucieux<br />
de diversifier leurs ressources énergétiques,<br />
parient sur le projet. Japonais et<br />
Français en particulier. La multinationale<br />
Total s’engage. Le succès est assez spectaculaire.<br />
Le Qatar devient le premier<br />
exportateur mondial de gaz liquide. Et<br />
le cinquième producteur de gaz naturel<br />
(après les États-Unis, la Russie, l’Iran,<br />
qui partage avec Doha l’exploitation de<br />
North Dome, et la Chine). Et donc l’un<br />
des pays les plus riches du monde. La<br />
boucle est bouclée.<br />
CRÉER DU SOFT POWER<br />
Le miracle économique s’accompagne<br />
d’une volonté de desserrer l’étau du<br />
conservatisme, sans vraiment renoncer<br />
officiellement au dogme wahhabite. Ni au<br />
contrôle politique. Le terme « monarchie<br />
absolue constitutionnelle héréditaire »<br />
reste essentiel. L’émir règne et gouverne.<br />
Il est chef d’État et chef de gouvernement.<br />
Et il est difficile par définition<br />
de s’opposer politiquement au système.<br />
Mais même dans le domaine de l’expression<br />
publique, les Al Thani sont prêts à<br />
prendre quelques risques. Le système justement<br />
cherche à contenir les conflits, les<br />
dissidences par des arbitrages intérieurs,<br />
SHUTTERSTOCK<br />
36 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
TOM STODDART/HULTON ARCHIVE/GETTY IMAGES<br />
à éviter la répression. Une relative possibilité<br />
de « discussions » existe. Prudemment,<br />
en jouant sur le temps long, le<br />
Qatar cherche à se donner une image de<br />
monarchie certes absolue, mais… raisonnablement<br />
moderne et ouverte.<br />
L’émirat s’investit dans le monde,<br />
multiplie les alliances stratégiques et les<br />
assurances. Il s’agit de prendre une place<br />
dans le monde, de créer de l’influence,<br />
du soft power, de se poser en médiateur,<br />
de mener une diplomatie de l’équilibre,<br />
de se créer des marges de manœuvre<br />
et d’influence dont l’objectif premier,<br />
essentiel, reste d’assurer la protection et<br />
l’indépendance du Qatar. C’est l’approche<br />
qui préside certainement à la création de<br />
la chaîne Al Jazeera en novembre 1996,<br />
véritable révolution dans le monde alors<br />
particulièrement « langue de béton » des<br />
médias arabes. La chaîne jouera, on le<br />
sait, un rôle déterminant lors du Printemps<br />
arabe.<br />
Les États-Unis disposent d’une<br />
im mense base aérienne à Al-Udeid, la plus<br />
grande hors de ses frontières. En même<br />
temps, le Qatar maintient des liens jugés<br />
naturels avec l’Iran voisin. Les liens entre<br />
ces deux cultures remontent à la nuit des<br />
temps, et les deux pays partagent l’exploitation<br />
du fameux gisement de North<br />
Dome. Le Qatar intervient en tant que<br />
médiateur dans de nombreux conflits, se<br />
créant une multitude d’obligés et d’amis<br />
Le Père Émir, Hamad ben Khalifa Al Thani, et sa<br />
deuxième épouse, Moza bint Nasser Al Missned,<br />
en mai 2008, devant le musée d’Art islamique.<br />
Le boom<br />
économique<br />
s’accompagne<br />
d’une volonté<br />
de desserrer<br />
l’étau du<br />
conservatisme.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
COUPE<br />
DU MONDE<br />
2022<br />
Le Villaggio Mall, centre commercial de la démesure situé dans la capitale.<br />
dans le monde entier… Exemples les<br />
plus récents, l’accord entre les États-Unis<br />
et les Talibans en Afghanistan (sous l’ère<br />
Trump, et avant le retrait chaotique de<br />
l’armée américaine sous Biden). Ou la<br />
toute récente médiation entre les factions<br />
tchadiennes. Le pays se lance aussi dans<br />
une politique d‘aide au développement<br />
assez active, par le biais du Qatar Fund<br />
for Development.<br />
CHEIKHA MOZA, UN EXEMPLE<br />
L’épouse de l’émir Hamad joue un<br />
rôle essentiel. La célèbre Cheikha Moza<br />
bint Nasser Al Missned, fille d’une grande<br />
famille réformatrice, prend sa part dans<br />
l’immense chantier de modernisation.<br />
En 1995, Cheikha Moza est à l’origine<br />
de la Qatar Foundation. Elle en fait<br />
l’épicentre et le laboratoire des projets<br />
réformistes. L’éducation devient le palier<br />
nécessaire au changement sociétal. C’est<br />
sous sa direction de la fondation que<br />
naît et grandit Education City. Elle porte<br />
souvent des caftans, avec des couleurs<br />
et de l’audace. Elle apparaît en public.<br />
Elle s’exprime, elle voyage. Elle fait<br />
reculer les tabous, « décoince » la société.<br />
Et du coup, elle entraîne avec elle une<br />
bonne partie des Qataries, portées par<br />
son exemple. Le Qatar wahhabite est un<br />
espace étonnamment féminin. Elles sont<br />
présentes dans les écoles, les universités,<br />
les entreprises, les bureaux, au gouvernement,<br />
mais aussi dans les lieux publics…<br />
On peut voir des couples le soir, dans les<br />
restaurants, ou des assemblées d’amies<br />
qui se retrouvent. Le voile prend alors<br />
des tonalités moins austères. La plupart<br />
des Qataries ont fait des études, elles sont<br />
indépendantes financièrement et ne sont<br />
pas soumises au carcan des règles rétrogrades<br />
que l’on retrouve ailleurs, comme<br />
encore en Arabie saoudite. Un mariage<br />
sur trois aujourd’hui se conclut par un<br />
divorce, un véritable phénomène de<br />
société. Cette émancipation ne fait pas<br />
que des mâles heureux dans une société<br />
qui reste dominée par de puissants codes<br />
tribaux et patriarcaux. Mais personne ne<br />
souhaite vraiment contredire l’exemple<br />
donné par Cheikha Moza et le Father<br />
Emir (« Père Émir ») Hamad… Father<br />
Emir parce que, à la surprise de tous, il<br />
renonce au trône en 2013 et transmet le<br />
pouvoir à l’un des fils issus de son deuxième<br />
mariage, Tamim, alors âgé de<br />
33 ans.<br />
La transmission tranquille, sans<br />
turbulences familiales, souligne le rôle<br />
prééminent pris par Cheikha Moza dans<br />
le processus de consolidation politique.<br />
Mais aussi la volonté d’une transition<br />
générationnelle. Le jeune Tamim se glisse<br />
assez facilement dans le costume du père,<br />
les équilibres sont préservés. Le programme<br />
ne change pas : développement<br />
économique, soft power, indépendance<br />
politique, équilibrisme diplomatique…<br />
L’objectif supérieur, transcendant, c’est<br />
de protéger l’indépendance, la souveraineté<br />
du pays, des appétits des uns et des<br />
autres. Ils ne veulent pas être prisonniers<br />
de leur situation géographique, l’Arabie<br />
saoudite dans le dos et l’Iran en face. Ils<br />
cherchent des marges de manœuvre. En<br />
multipliant les passerelles politiques et<br />
les stratégies sécuritaires. Mais aussi en<br />
investissant massivement dans les amitiés<br />
aux quatre coins du monde. Au fond,<br />
il s’agit autant de survie que d’ambition.<br />
ALAMY STOCK PHOTO<br />
38 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
Le siège de la société<br />
de gaz naturel liquéfié<br />
Qatargas, à Doha.<br />
Le pays est le premier<br />
exportateur mondial<br />
– avec l’Australie –<br />
de GNL.<br />
FADI AL-ASSAAD/REUTERS<br />
Aujourd’hui, l’émirat est incontournable<br />
dans cette période de pénurie d’énergie.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 39
COUPE<br />
DU MONDE<br />
2022<br />
L’OPÉRATION BLOCUS<br />
5 juin 2017. C’est le choc. L’Arabie<br />
saoudite, les Émirats arabes unis,<br />
Bahreïn, l’Égypte (et d’autres) décrètent<br />
la rupture des relations diplomatiques et<br />
la mise en place d’un blocus de fait. Les<br />
frontières se ferment, dont celle entre<br />
l’Arabie saoudite et le Qatar (la seule<br />
terrestre dont dispose Doha). Les liaisons<br />
aériennes sont arrêtées du jour au<br />
lendemain, les espaces aériens fermés<br />
à Qatar Airways. Étudiants, visiteurs et<br />
expatriés qataris sont sommés de rentrer<br />
chez eux manu militari. Le traumatisme<br />
est intense. Sur le plan économique,<br />
mais aussi sur le plan intime, humain.<br />
Les mariages et les liens traversent les<br />
frontières depuis bien longtemps. Les<br />
cousinages sont nombreux et naturels.<br />
Les relations entre tribus, ancestrales.<br />
Officiellement, Doha est alors accusé<br />
de soutenir les mouvements religieux<br />
islamistes, de semer le désordre, en particulier<br />
avec la chaîne Al Jazeera, d’être<br />
trop proche de l’Iran, du Hamas à Gaza,<br />
des Frères musulmans au Caire… Pour<br />
les Qataris, le dossier d’accusation est<br />
porté essentiellement par Riyad et Abou<br />
Dhabi. Dans les salons, on rappelle les<br />
vieux contentieux, le fait que pour l’Arabie<br />
saoudite et Bahreïn, le Qatar reste<br />
une « fiction », un « hasard » sans légitimité<br />
historique. On rappelle aussi que<br />
dans les années 1970, Doha a refusé de se<br />
joindre à la fédération des Émirats pour<br />
jouer la carte solo de l’indépendance. Et<br />
que depuis, le Qatar et les Émirats n’ont<br />
jamais vraiment cessé d’être en rivalité.<br />
Les liens avec la nébuleuse islamiste<br />
sont considérés un argument « facile »,<br />
« efficace », utilisé par les Saoudiens et<br />
les Émiratis pour faire bouger les opinions<br />
des pays occidentaux, et surtout<br />
celles des États-Unis. Et de souligner le<br />
rôle pour le moins ambigu de l’Arabie<br />
saoudite elle-même dans la propagation<br />
mondiale d’un islam rigoriste… Quant à<br />
l’argument iranien, la position qatarie est<br />
connue : les Iraniens sont leurs voisins,<br />
les cousinages historiques remontent à<br />
la nuit des temps, ils sont partenaires<br />
dans l’exploitation du gaz. Au fond, il<br />
s’agirait donc avant tout d’une opération<br />
de vassalisation, de neutralisation d’une<br />
monarchie trop riche et trop puissante,<br />
d’un contre-pouvoir régional. Qui aurait<br />
en plus l’outrecuidance d’accueillir une<br />
Coupe du monde…<br />
Reste que l’opération blocus ne sera<br />
pas une réussite. Le Qatar s’est montré<br />
beaucoup plus résistant et résilient que<br />
prévu, même si la facture a été lourde. La<br />
crise a surtout agi comme un douloureux<br />
révélateur des faiblesses et des dépendances.<br />
Une prise de conscience brutale.<br />
Le pays a pris de multiples mesures pour<br />
diversifier son économie, accroître son<br />
autosuffisance, et surtout maintenir son<br />
attractivité vis-à-vis du monde extérieur.<br />
Malgré les pressions multiples, le Qatar<br />
n’a pas été isolé, et la plupart des amis<br />
sont restés fidèles. Donald Trump aura<br />
certainement fait monter les enchères,<br />
mais sans jamais verser dans le camp du<br />
blocus. Le blocus aura même généré une<br />
passion, un phénomène inédit de « nation<br />
building ». Citoyens, expatriés, travailleurs<br />
étrangers, tout le monde a sorti le<br />
drapeau, s’est découvert une fibre nationaliste<br />
face aux dangers. Une société<br />
assez diverse est née, une mixité relative<br />
entre citoyens, résidents, expatriés. Et<br />
tout le monde a serré les rangs autour<br />
d’un jeune émir, chef d’État, Tamim,<br />
sorti renforcé par l’épreuve. Sa popularité<br />
explose, et sa fameuse effigie dessinée<br />
apparaît sur les tours de la capitale.<br />
À partir de 2020, le Koweït mène la<br />
médiation, les États-Unis se préoccupent<br />
avant tout du front anti-Téhéran. Et<br />
d’unifier le camp sunnite. Des concessions<br />
sont faites de part et d’autre. En<br />
décembre, le prince héritier d’Arabie<br />
saoudite, Mohammed ben Salmane, se<br />
rend au Qatar. Le 4 janvier 2021, c’est<br />
la fin de la crise. Et du blocus. Chacun<br />
passe à autre chose, presque comme si<br />
de rien n’était, et le monde est devenu<br />
trop dangereux pour que les pays du<br />
Golfe ne trouvent pas un minimum de<br />
terrain d’entente.<br />
Avec le blocus, après le blocus, avec<br />
la Coupe du monde, les Qataris sont en<br />
tous les cas bien décidés à faire « nation »,<br />
quitte pour certains à masquer leur<br />
malaise devant les évolutions, l’émancipation<br />
relative des femmes, la démocratisation<br />
de l’éducation, les manifestations<br />
culturelles, l’ouverture du pays vers l’extérieur,<br />
les investissements dans le tourisme,<br />
le business, les marges de liberté.<br />
Une dialectique permanente entre tradition,<br />
modernité, religion.<br />
CREDIBILITY IS ON THE LINE<br />
Et puis, maintenant, enfin, il y a cette<br />
Coupe du monde.<br />
Le 20 novembre prochain, ce sera<br />
le match inaugural : Qatar-Équateur. Il<br />
faudra gagner ou, au minimum, ne pas<br />
perdre, faire bonne figure dans la compétition,<br />
aussi pour sortir du groupe.<br />
Mais pour le pays, ses 3 millions d’habitants,<br />
citoyens ou résidents, ce sera le<br />
moment de vérité, le moment de relever<br />
un défi véritablement historique. Un<br />
défi organisationnel pour un petit État,<br />
un défi sécuritaire (attentas, violence,<br />
hooligans…), un défi logistique, avec<br />
des centaines de milliers de visiteurs,<br />
des centaines de vols quotidiens avec les<br />
pays voisins (devenus eux-mêmes objets<br />
de polémique écologique), des transports<br />
dont il faudra mesurer l’efficacité, pour<br />
éviter les embouteillages majeurs. Des<br />
stades flambant neuf qui restent à tester<br />
grandeur nature. Des visiteurs dont il<br />
faudra plus ou moins tolérer les excès…<br />
Le code moral que le Qatar tente d’imposer<br />
sera mis à rude épreuve. Un choc<br />
également pour la bureaucratie, face aux<br />
sponsors, aux invités, aux exigences de la<br />
FIFA, des uns et des autres, des VIP, des<br />
chefs d’État qui seront là finalement, des<br />
amis qui voudront absolument venir…<br />
Un choc culturel réel, entre cette nation<br />
quasiment insulaire, héritière du désert,<br />
qui va voir littéralement débarquer le<br />
monde chez elle.<br />
À la fin des fins, il y a aura un vainqueur<br />
sur le terrain.<br />
Mais pour le Qatar, l’enjeu est colossal.<br />
Reputation and credibility are on the<br />
line. Il s’agit de réussir, de mener à terme<br />
une Coupe du monde, le plus grand événement<br />
sportif de la planète. ■<br />
SHUTTERSTOCK<br />
40 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
ALAMY STOCK PHOTO<br />
L’Afrique peut-elle faire mieux ?<br />
Ce sera donc une<br />
édition historique qui<br />
se déroulera en hiver<br />
et dans un pays du<br />
golfe. Cinq sélections<br />
y représenteront l’Afrique : le<br />
Cameroun, le Sénégal, le Ghana,<br />
le Maroc et la Tunisie. Lors de<br />
sa première édition en Uruguay,<br />
en 1930, le Mondial ne compte que<br />
13 nations participantes, dont quatre<br />
européennes, sept sud-américaines,<br />
ainsi que les États-Unis et le Mexique.<br />
Quatre ans plus tard, l’Égypte devient<br />
la première sélection africaine à y<br />
participer. Mais pendant longtemps,<br />
plus aucune sélection du continent<br />
n’est qualifiée. En 1966, les pays<br />
Le quart de finale entre<br />
l’Uruguay et le Ghana, lors<br />
de la Coupe du monde 2010,<br />
en Afrique du Sud.<br />
africains s’accordent alors sur<br />
le boycott de l’édition organisée<br />
en Angleterre, ce qui portera ses<br />
fruits. Avec la présence du Maroc<br />
en 1970, du Zaïre en 1974, de<br />
la Tunisie en 1978... Au fil des<br />
décennies, le nombre de sélections<br />
du continent s’accroît, parallèlement<br />
à l’élargissement de la compétition.<br />
Depuis 1998 et la Coupe du monde<br />
en France, cinq places leur sont<br />
désormais réservées. En 2010,<br />
la compétition se tient en Afrique<br />
du Sud, et ils sont donc six à jouer.<br />
À trois reprises dans l’histoire, une<br />
équipe africaine s’est hissée jusqu’en<br />
quart de finale – le Cameroun (1990),<br />
le Sénégal (2002) et le Ghana<br />
par Thibaut Cabrera<br />
(2010) –, mais aucune n’a jamais<br />
réussi à atteindre le dernier carré.<br />
En 2018, en Russie, elles passent à<br />
côté de la compétition et sont toutes<br />
éliminées dès la phase de poule.<br />
La préparation pour la Coupe du<br />
monde au Qatar sera extrêmement<br />
courte. Les cinq qualifiés peuvent-ils<br />
en profiter et briser le plafond<br />
de verre pour créer la surprise ?<br />
Pour Samuel Eto’o, président<br />
de la fédération camerounaise,<br />
l’objectif est d’atteindre la finale.<br />
Pourtant, les performances des<br />
Lions indomptables lors des derniers<br />
matchs de préparation ont été<br />
décevantes. Même chose pour la<br />
Tunisie, qui s’est vue infliger une<br />
lourde défaite face au Brésil (5-1) en<br />
amical à Paris. Le Maroc et le Ghana<br />
composeront respectivement avec<br />
un nouvel entraîneur privilégiant<br />
le jeu vers l’avant et une liberté<br />
technique accrue. Enfin, les Lions du<br />
Sénégal, qui restent sur six matchs<br />
sans défaite, se déplaceront avec<br />
l’étiquette de champion d’Afrique en<br />
titre. Solides en défense, ils devront<br />
redoubler d’effort offensivement<br />
pour affirmer leur statut. L’issue de<br />
ce Mondial est donc très incertaine.<br />
La courte période de préparation<br />
en amont et le bouleversement<br />
du calendrier des championnats<br />
nationaux auront un impact sur les<br />
joueurs. C’est le bon moment pour<br />
que l’une des cinq sélections se<br />
propulse plus loin que d’habitude.<br />
Quant aux équipes qui n’ont pas<br />
leur billet pour Doha, elles peuvent<br />
déjà rêver de 2026 et du passage<br />
de la compétition à 48 équipes.<br />
Le continent passera alors de<br />
cinq à neuf places réservées. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 41
Kenya<br />
portrait<br />
L’irrésistible<br />
ascension de<br />
William Ruto<br />
Le nouveau président du Kenya<br />
se présente comme un homme neuf, candidat<br />
face aux « dynasties » de politiciens. Certes<br />
issu d’une famille pauvre, le self-made-man<br />
navigue pourtant dans les eaux troubles<br />
de la politique depuis trois décennies…<br />
Avec pour unique cap sur sa boussole,<br />
l’ambition. par Cédric Gouverneur<br />
42 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
DANIEL IRUNGU/EPA-EFE<br />
Après l’annonce de<br />
sa victoire par la Cour suprême,<br />
à sa résidence officielle,<br />
le 5 septembre dernier.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 43
PORTRAIT<br />
Chaque Kenyan a entendu maintes<br />
fois cette anecdote : au début des<br />
années 1980, William Samoei<br />
arap Ruto allait à l’école pieds nus,<br />
à l’exemple de beaucoup d’Africains<br />
défavorisés. C’est en vendant<br />
du poulet aux chauffeurs routiers<br />
que le garçon, Kalenjin de la vallée<br />
du Rift (ouest du pays), a réussi<br />
à mettre suffisamment d’argent<br />
de côté pour, à l’âge de 15 ans, acquérir sa première paire de<br />
chaussures. Dès lors, assénait Ruto aux foules rassemblées à ses<br />
meetings électoraux, n’est-il pas le mieux placé pour comprendre<br />
les « petites gens »? Lui aussi, répétait-il durant la campagne présidentielle,<br />
est un « débrouillard »: l’un de ces Africains entrepreneurs<br />
dans l’âme, contraints à l’inventivité et à la créativité en<br />
raison des soubresauts des prix du marché et de l’impitoyable<br />
univers de l’économie informelle. Comme tous les pays du continent,<br />
le Kenya a souffert des impacts cumulés de la pandémie<br />
de Covid-19 (notamment dans les secteurs du tourisme et de<br />
l’horticulture), puis des conséquences de l’invasion de l’Ukraine<br />
(il exporte du thé aux deux belligérants, qui lui fournissaient<br />
avant-guerre la majeure partie de son blé) : dans un tel contexte,<br />
le discours de Ruto est porteur. D’autant que, contrairement à<br />
ses adversaires, il peut se présenter comme un self-made-man,<br />
se targuer de ne pas être le rejeton de l’une des « dynasties politiques<br />
» interchangeables qui dominent le pays depuis l’indépendance<br />
en 1963. Le dirigeant sortant, Uhuru Kenyatta, est en<br />
effet le fils du premier chef d’État, Jomo Kenyatta… dont le viceprésident<br />
n’était autre que le père de Raila Odinga ! Battu par<br />
Ruto lors du scrutin du 9 août, Odinga, 77 ans, se présentait pour<br />
la cinquième fois, toujours sans succès et en dénonçant à chaque<br />
reprise des fraudes électorales. Surnommé « le tracteur », il avait<br />
cette fois été adoubé par son vieil ennemi Kenyatta, au cours de<br />
l’un de ces improbables retournements d’alliance constituant l’un<br />
des principaux ingrédients de la cuisine politique kenyane depuis<br />
l’introduction du multipartisme en 1992. Mais ce soutien opportuniste<br />
s’est retourné contre Odinga, le faisant passer du statut<br />
d’éternel opposant à celui de faux nez du pouvoir, et permettant<br />
à Ruto – vice-président depuis dix ans ! – d’endosser le costume<br />
d’homme neuf, de challenger, alors qu’il manœuvre au cœur<br />
de la vie politique depuis trois décennies… « Son élection est<br />
en partie due à son discours sur les débrouillards, et au rejet de<br />
cette alliance bancale entre Kenyatta et Odinga », nous explique<br />
Nicholas Cheeseman, professeur de démocratie à l’université de<br />
Birmingham (Angleterre) et connaisseur de l’Afrique orientale.<br />
ACCUSATION DE CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ<br />
Le jeune William Ruto n’est pas resté longtemps au bord de<br />
la route à vendre du poulet : fervent chrétien, il a développé à<br />
l’église évangélique un certain talent oratoire. Une qualité indispensable<br />
en politique, qui le fait remarquer par le parti au pouvoir,<br />
l’Union nationale africaine du Kenya (KANU). À 25 ans,<br />
professeur fraîchement diplômé en mathématiques, il participe<br />
à la fondation de la Youth for Kanu ’92 (YK 92), une organisation<br />
de jeunes militants, pour appuyer le président sortant, Daniel<br />
arap Moi : cet ex-vice-président de Jomo Kenyatta est aux commandes<br />
depuis la mort de ce dernier en 1978. En 1992, l’autoritaire<br />
dirigeant affronte, à contrecœur, ses premières élections<br />
libres. Comme Ruto, c’est un Kalenjin. La jeune organisation<br />
acquiert vite la sulfureuse réputation d’intimider les Kikuyus<br />
(qui soutiennent généralement le candidat d’opposition, Mwai<br />
Kibaki) et de littéralement acheter des électeurs avec des billets<br />
44 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
TONY KARUMBA/AFP<br />
de banque fraîchement imprimés. Au point que les coupures de<br />
500 shillings sont alors surnommées les « Jirongo », du nom du<br />
chef de la YK 92 !<br />
Brillant orateur, le jeune William commence quasiment<br />
toutes ses phrases par « my friend », ce qui a le don de déstabiliser<br />
ses interlocuteurs. Les médias apprécient ce garçon intelligent,<br />
habile à répondre aux interviews, et contribuent à sa<br />
notoriété. Ruto s’impose également comme trésorier de l’organisation<br />
: ses détracteurs y voient l’origine du capital lui ayant<br />
permis de démarrer sa carrière d’entrepreneur à succès… Lui<br />
dément toute malversation et remercie la divine providence :<br />
« Dieu a été bon avec moi, et grâce au travail acharné et à la<br />
détermination, j’ai obtenu quelque chose. » Quoi qu’il en soit,<br />
ses affaires prospèrent : l’ancien vendeur informel de poulet se<br />
lance dans l’élevage de volailles à grande échelle. En 1997, il<br />
est élu député de la circonscription d’Eldoret, dans la vallée<br />
Le nouveau dirigeant a prêté serment le 13 septembre 2022,<br />
aux côtés du chef d’État sortant, Uhuru Kenyatta (à gauche).<br />
Lorsque la Cour<br />
suprême a confirmé<br />
sa victoire,<br />
l’homme s’est mis<br />
à pleurer et est<br />
tombé à genoux.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 45
PORTRAIT<br />
du Rift. Ce chrétien évangélique, buveur de thé, marié à une<br />
pasteure et père de six enfants, cite volontiers la Bible dans ses<br />
discours. Ambitieux, pragmatique, il n’est guère attaché aux<br />
idéologies ou aux hommes : pendant une décennie, il porte les<br />
couleurs de la KANU, puis à partir de 2007, se tourne vers le<br />
Mouvement démocratique orange de… Raila Odinga. Lorsque<br />
le 5 septembre dernier, la Cour suprême a confirmé sa victoire<br />
sur le fil contre l’insubmersible Odinga (50,49 %, soit environ<br />
230 000 voix d’avance), William Ruto, 55 ans, s’est mis à pleurer<br />
et est tombé à genoux. Et il a bien entendu remercié Dieu.<br />
Les magistrats de la Cour pénale internationale (CPI), à<br />
La Haye, ont néanmoins dû s’étrangler en apprenant le nom<br />
du nouveau président du Kenya : ils connaissent bien l’homme,<br />
qu’ils ont poursuivi pour son rôle présumé dans les violences<br />
postélectorales de 2007-2008. À l’époque, la donne politique<br />
est diamétralement différente : William Ruto soutient alors le<br />
candidat Odinga, contre le président élu Mwai Kibaki… qui est<br />
appuyé par l’ex-chef d’État Daniel arap Moi et le futur, Uhuru<br />
Kenyatta ! Cyniques et éphémères, ces alliances entre politiciens<br />
seraient presque risibles si elles n’avaient pas des conséquences<br />
mortelles : en 2007, la machine politique s’emballe et<br />
embrase le pays. Entre décembre 2007 et février 2008, 1 000<br />
à 1 500 personnes sont tuées. Des gens sont même brûlés vifs<br />
dans l’incendie terroriste de l’église où ils se sont réfugiés. Et<br />
600 000 personnes doivent fuir leur domicile pour rejoindre des<br />
quartiers ethniquement homogènes. La démocratie kenyane,<br />
somme toute assez stable depuis les années 1990 malgré le<br />
recours des politiciens à l’ethnicité, manque alors de sombrer<br />
dans la guerre civile. Après avoir soufflé sur les braises pendant<br />
des mois pour rafler la mise, les leaders politiques prennent<br />
conscience qu’ils peuvent tout perdre : en avril 2008, un gouvernement<br />
d’union nationale est donc formé entre les partisans de<br />
Kibaki et ceux d’Odinga. Ruto y est nommé ministre de l’Agriculture.<br />
On efface et on oublie tout…<br />
L’IMPROBABLE TANDEM « UHURUTO »<br />
Mais l’affaire ne s’arrête pas là : la communauté internationale<br />
refuse de passer l’éponge. Dans les années qui suivent<br />
ce bain de sang, la CPI s’en mêle. Uhuru Kenyatta, William<br />
Ruto et Joshua arap Sang, à l’époque animateur radio, sont<br />
poursuivis pour « crimes contre l’humanité ». La procureure<br />
gambienne de la Cour pénale internationale, Fatou Bensouda,<br />
accuse Ruto d’avoir utilisé son pouvoir « pour fournir des<br />
armes, assurer des fonds et coordonner la violence » contre les<br />
Kikuyus, Sang d’avoir propagé sur les ondes des appels à la<br />
haine ethnique contre ces derniers, et Kenyatta d’avoir orchestré<br />
des représailles à l’encontre de ceux perçus comme étant<br />
des partisans de l’opposition. En mars 2013, les deux anciens<br />
ennemis, Kenyatta et Ruto, décident de s’allier contre l’adversaire<br />
commun judiciaire, présentant leur improbable tandem<br />
– surnommé « UhuRuto » (!) – comme « un exemple de réconciliation<br />
» interethnique, brocardant les poursuites de la CPI,<br />
« Ce sont tous<br />
des escrocs :<br />
je choisis celui<br />
qui a un projet »,<br />
a confié une<br />
électrice de Ruto au<br />
New York Times…<br />
qui siège en Europe, comme d’insupportables « ingérences<br />
étrangères dans les affaires kenyanes ». En avril, Kenyatta est<br />
élu président, et son colistier Ruto vice-président. Kofi Annan,<br />
ex-secrétaire général des Nations unies (1997-2006), explique<br />
alors dans une interview au New York Times que ces poursuites<br />
judiciaires ne constituent nullement, comme l’ont prétendu les<br />
coaccusés, « une attaque contre la souveraineté du Kenya ».<br />
Amer, le diplomate ghanéen dénonce les « décennies d’utilisation<br />
de la violence à des fins politiciennes par les élites politiques<br />
kenyanes ».<br />
Lors d’une première audience à La Haye en septembre, Ruto<br />
plaide non coupable, son avocat Karim Khan arguant maladroitement<br />
que son client « ne peut être motivé par la haine<br />
ethnique, deux de ses sœurs ayant épousé des Kikuyus »… La<br />
CPI prononcera finalement, en avril 2016, un non-lieu faute<br />
de preuves, tout en déplorant « des pressions exercées sur<br />
des témoins », qui ont changé leur version des faits ou se sont<br />
retirés. En juin 2013, la Cour suprême du Kenya a tout de même<br />
contraint le politicien à restituer un terrain de 40 hectares à un<br />
fermier qui l’accusait de se l’être approprié durant les violences.<br />
Élus en 2013 puis réélus en 2017, les deux hommes mettent<br />
volontiers en scène leur complicité, portant des costumes et des<br />
cravates assortis, riant ensemble, s’amusant chacun à terminer<br />
les phrases de l’autre, tel un duo d’acteurs de théâtre. C’est au<br />
cours du second mandat que leur relation se dégrade : Kenyatta<br />
– que la Constitution empêche de briguer un troisième mandat<br />
– est supposé faire de Ruto son dauphin. Mais quelques<br />
mois après la victoire d’octobre 2017, le président effectue<br />
un rapprochement spectaculaire avec son rival malheureux,<br />
Raila Odinga. Leur poignée de main est d’autant plus inattendue<br />
que « le tracteur » refuse de reconnaître sa défaite dans<br />
les urnes, dénonçant des fraudes, s’autoproclamant « président<br />
du peuple », et menaçant d’appeler à la désobéissance civile.<br />
Ruto comprend qu’il a été doublé et que Kenyatta soutiendra<br />
désormais Odinga. Le président lance ensuite une féroce<br />
46 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
Avec près de 4,4 millions d’habitants, Nairobi est l’une des capitales dynamiques d’Afrique.<br />
BONIFACE MUTHONI/SOPA IMAGES/ZUMA/RÉA<br />
campagne anticorruption qui cible une vingtaine de responsables<br />
politiques et de hauts fonctionnaires. Il n’échappe à personne<br />
que tous sont des proches de Ruto, et notamment des élus<br />
de son fief, la vallée du Rift. Ce qui a le mérite de décimer ses<br />
rangs et de dissuader les transfuges potentiels…<br />
La rupture est dès lors consommée. Et à chaque apparition<br />
des deux hommes, leur animosité saute aux yeux. Ainsi, le<br />
1 er juin dernier, lors de la cérémonie célébrant l’indépendance<br />
(« Madaraka Day »), le vice-président n’a même pas eu la parole,<br />
comme l’exigeait pourtant la tradition depuis 1963. Ulcérés, ses<br />
partisans ont quitté la cérémonie, laissant Kenyatta devant un<br />
auditoire clairsemé, dans une ambiance funèbre.<br />
AUCUN CHOIX « PROPRE »<br />
Tout au long de la campagne, l’appareil d’État s’est mobilisé<br />
contre Ruto : en septembre 2021, pour décrédibiliser le candidat<br />
autoproclamé des « petites gens », le ministère de l’Intérieur<br />
rend public son patrimoine. Habilement, il retourne la situation<br />
en sa faveur : « Le bureau du président a raison à 70 %, mais ils<br />
ont ajouté des propriétés qui ne sont pas à moi », ironise-t-il.<br />
William Ruto admet alors « gagner chaque jour 1,5 million<br />
de shillings » (plus de 12 700 euros) rien que par la vente des<br />
150 000 œufs pondus quotidiennement dans son élevage de<br />
volailles du comté d’Uasin Gishu, dans la vallée du Rift. En<br />
bon chrétien évangélique, il considère la richesse et la réussite<br />
matérielle comme des signes de la faveur divine. Et le candidat<br />
d’embrayer (encore une fois…) sur sa modeste extraction<br />
: « Un homme comme moi… qui s’est élevé jusqu’à devenir<br />
vice- président et voit son patrimoine publié dans les journaux,<br />
c’est une bonne chose pour tous les débrouillards ! » Lassés de<br />
l’entendre rabâcher sur ses origines sociales, ses détracteurs<br />
répliquent que les présidents Jomo Kenyatta, Daniel arap Moi<br />
et Mwai Kibaki étaient, eux aussi, issus de milieux populaires…<br />
La justice réclame également à son colistier, Rigathi<br />
Gachagua, de rembourser à l’État pas moins de 1,6 million<br />
de dollars qui seraient issus de la corruption. Mais ce genre<br />
d’accusations a peu de poids dans un pays où la corruption<br />
s’avère, hélas, répandue : « Ce sont tous des escrocs : je choisis<br />
celui qui a un projet », a même confié une électrice de Ruto<br />
au New York Times, le 10 septembre ! En outre, les paysans<br />
n’oublient pas que le candidat est lui-même fermier et qu’il a<br />
été ministre de l’Agriculture. « Les deux coalitions n’offraient<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 47
PORTRAIT<br />
Devant le tribunal de la Cour pénale internationale, à La Haye, le 10 septembre 2013, qui l’accusait d’avoir utilisé son pouvoir<br />
« pour fournir des armes, assurer des fonds et coordonner la violence » après la présidentielle de 2007.<br />
aux Kenyans aucun choix “propre”, nous explique le professeur<br />
Nicholas Cheeseman. Donc beaucoup d’électeurs ont soutenu<br />
le candidat qui leur promettait les meilleures perspectives de<br />
changement. » Les médias de Nairobi pointent aujourd’hui des<br />
promesses non tenues par Ruto : en 2017, à Iten, petite ville<br />
réputée pour ses coureurs qui trustent les podiums internationaux,<br />
les athlètes se plaignent de l’état pitoyable du stade local.<br />
Le vice-président s’engage alors à ce que le stade Kamariny soit<br />
rénové de fond en comble en six mois ! Cinq ans plus tard, les<br />
travaux promis n’ont quasiment pas été effectués…<br />
ENTORSES À LA DÉMOCRATIE<br />
Personnage complexe et ambigu, William Ruto, que tous<br />
les sondages préélectoraux annonçaient comme perdant, a le<br />
mérite de bousculer la vie politique kenyane. Son discours plébéien<br />
sur les gens « humbles », les « débrouillards », fait quant à<br />
lui appel aux appartenances de classes, ce qui transcende les<br />
clivages ethniques et fortifie le sentiment national. Autour du<br />
Mont Kenya, les paysans kikuyus, en difficulté à cause de la<br />
hausse du prix des engrais, ont voté massivement pour le Kalenjin<br />
Ruto, qui promet d’investir massivement dans l’agriculture.<br />
Mais la violence politique, qui avait failli emporter le pays en<br />
2007-2008, n’a pas totalement disparu : lorsque la commission<br />
électorale a prononcé, le 15 août dernier, sa victoire sur le fil,<br />
les partisans d’Odinga (et de Kenyatta…) ont envahi l’estrade et<br />
bousculé les commissaires. Le président de l’organisme, Wafula<br />
Chebukati, a dénoncé aux juges de la Cour suprême des « pressions<br />
» de la part de l’entourage de Kenyatta, de responsables<br />
de la police et de l’armée.<br />
Évoquant l’ex-chef d’État, Ruto a admis qu’il n’avait « pas<br />
parlé depuis des mois » à son « bon ami ». Et après l’annonce de<br />
la victoire de son vice-président, Uhuru Kenyatta a réalisé le<br />
tour de force de prononcer un discours sans jamais citer son<br />
nom ! La passation de pouvoir entre les deux hommes, le 13 septembre<br />
au stade Kasarani de Nairobi, s’est cependant bien<br />
déroulée : tous deux ont fait prévaloir l’intérêt supérieur de la<br />
nation et de l’alternance démocratique, en se serrant – enfin –<br />
la main, tout sourire, devant une foule en liesse, habillée de<br />
jaune, couleur du parti de Ruto. Kenyatta, 60 ans, pourrait bien<br />
poursuivre sa carrière à l’international : médiateur de la Communauté<br />
d’Afrique de l’Est (CEA), il a ainsi rencontré à plusieurs<br />
reprises les protagonistes de la guerre civile éthiopienne dans<br />
MICHAEL KOOREN/NEW YORK TIMES/REDUX/RÉA<br />
MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
DANIEL IRUNGU/EPA-EFE<br />
Le coût de la vie a explosé ces derniers mois. Un véritable<br />
défi pour la nouvelle équipe.<br />
le but d’obtenir un cessez-le-feu. Lors de son investiture, Ruto<br />
a d’ailleurs invité son prédécesseur à œuvrer pour la paix dans<br />
la Corne de l’Afrique et dans la région des Grands Lacs.<br />
Le nouveau président a du pain sur la planche. Le Covid-19<br />
puis la guerre en Ukraine ont fait exploser le coût de la vie :<br />
selon le bureau des statistiques kenyan, le prix du panier de<br />
courses a grimpé de 23 % entre 2021 et 2022… Conséquence<br />
du réchauffement climatique, le nord du pays est ravagé par la<br />
sécheresse. L’homme politique – qui n’est pas à une contradiction<br />
près – a promis des « investissements massifs » afin d’aider<br />
notamment les paysans et les PME, mais a aussi précisé que<br />
le pays vivait « au-dessus de ces moyens », l’endettement ayant<br />
quasiment doublé en une décennie (38 % du PIB en 2013, 68 %<br />
aujourd’hui). Pendant la campagne, il a également parlé de sévir<br />
contre les travailleurs clandestins chinois, accusés de « prendre<br />
le travail des Kenyans » : « Ils grillent du maïs et vendent des<br />
téléphones… Nous avons assez d’avions pour les expulser »,<br />
a-t-il annoncé. Un discours xénophobe populaire dans un pays<br />
sévèrement endetté auprès de l’Empire du Milieu, qui a, entre<br />
autres, financé la voie ferrée reliant Mombasa à Nairobi et Naivasha,<br />
pour plus de 3 milliards de dollars.<br />
Selon le bureau<br />
des statistiques,<br />
le prix du panier<br />
de courses a grimpé<br />
de 23 % entre<br />
2021 et 2022…<br />
« Ce qui rend Ruto singulier, expliquait en août à l’AFP l’analyste<br />
politique kenyane Nerima Wako-Ojiwa, c’est la rapidité de<br />
son ascension. » Nombre de Kenyans redoutent qu’une fois au<br />
pouvoir, « il soit impossible à déloger ». Nicholas Cheeseman se<br />
montre lui aussi vigilant : « Les électeurs sont bien conscients que<br />
Ruto a longtemps été membre du gouvernement. Beaucoup de<br />
personnes avec lesquelles j’ai discuté sont inquiètes des entorses<br />
à la démocratie commises pendant qu’il était vice-président. Lors<br />
de la campagne électorale, il a prêché la “bonne gouvernance”,<br />
mais peu de gens croient que cet engagement va durer… » ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 49
perspectives<br />
L’AFRIQUE<br />
AU CŒUR DE LA<br />
BATAILLE DU GAZ<br />
Sénégal, Mauritanie, Mozambique, Algérie, Nigeria… Depuis<br />
la guerre en Ukraine, le potentiel gazier du continent se retrouve<br />
au centre des enjeux. Face à l’urgence de la crise énergétique,<br />
en particulier en Europe, le gaz naturel liquéfié (GNL)<br />
est en passe de devenir le nouvel<br />
or noir. Enquête sur<br />
une course contre<br />
la montre stratégique.<br />
par Cédric Gouverneur<br />
50 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
La Pologne n’est pas vraiment un partenaire<br />
historique de l’Afrique : dirigé depuis<br />
sept ans par Droit et justice (PiS), un parti<br />
ultraconservateur, ce pays s’est plutôt fait<br />
remarquer par une politique migratoire<br />
hermétique, d’ailleurs critiquée par le reste<br />
de l’Europe… Pourtant, son président,<br />
Andrzej Duda, a effectué sa première<br />
tournée sur le continent le mois dernier. Après s’être rendu au<br />
Nigeria et en Côte d’Ivoire, il était à Dakar les 8 et 9 septembre.<br />
Accompagné d’une délégation d’industriels, il a jugé les perspectives<br />
de coopération dans le secteur gazier avec le Sénégal<br />
« très prometteuses ». Et n’a pas manqué d’égratigner au passage<br />
la propagande de Moscou en Afrique. La Pologne – en première<br />
ligne face à la Russie, avec laquelle elle entretient des relations<br />
exécrables – se montre en effet vivement intéressée par le gaz<br />
naturel liquéfié (GNL) sénégalais. Et elle n’est pas la seule : selon<br />
Adama Diallo, directeur général de la société publique Petrosen,<br />
l’Italie, le Portugal et la République tchèque sont également sur<br />
les rangs. Berlin serait aussi prêt, selon nos confrères du Monde,<br />
à payer trois fois plus cher que les prix proposés au Sénégal<br />
par le pétrolier britannique BP ! Dès le début de l’invasion en<br />
Ukraine, le ministre de l’Économie (et du Climat…), l’écologiste<br />
Robert Habeck, avait fait la tournée des pays africains producteurs<br />
de gaz, anxieux d’affranchir l’Allemagne de sa dépendance<br />
au Kremlin [voir notre rubrique Business dans AM 429]. En 2021,<br />
l’Union européenne a importé environ 45 % de son gaz de Russie,<br />
contre 21 % d’Afrique (18 % d’Algérie, 2 % de Libye et le reste<br />
d’Égypte). En raison de la guerre en Ukraine, Bruxelles entend<br />
diminuer de deux tiers ses importations de gaz russe à la fin de<br />
cette année, et s’en débarrasser d’ici 2027 !<br />
Cette dernière décennie, un tiers des nouveaux gisements<br />
ont été découverts sur le continent, du Sénégal au Mozambique,<br />
en passant par le Cameroun. Selon l’Agence internationale de<br />
l’énergie (AIE), sa production de gaz devrait atteindre 290 milliards<br />
de m 3 en 2025. Et à la fin de la décennie, l’Afrique pourrait<br />
être en mesure de consacrer 60 milliards de m 3 annuels à sa<br />
Un navire de transport<br />
de GNL amarré au large<br />
de Dakar, en mai 2022.<br />
MICHAEL KAPPELER/DPA PICTURE-ALLIANCE/A AFP<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 51
PERSPECTIVES<br />
consommation domestique. Ce qui pourrait permettre l’accès<br />
à une énergie abordable, avec des conséquences en cascade<br />
pour le bien-être des Africains, ainsi que pour l’environnement<br />
(le ramassage de bois pour cuisiner étant l’une des raisons de<br />
la déforestation). Le continent devrait aussi exporter environ<br />
30 milliards de m 3 chaque année vers l’Europe : en février dernier,<br />
Bruxelles a opportunément labellisé le gaz et le nucléaire<br />
dans sa liste des « énergies vertes » – au grand dam de nombreux<br />
écologistes. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution<br />
du climat (GIEC), lui, met dans le même sac pétrole et<br />
gaz, appelant l’Afrique, en avril dernier, à ne pas exploiter ces<br />
ressources afin de limiter le réchauffement. John Kerry, envoyé<br />
spécial de Washington pour le climat, a déclaré le 18 septembre<br />
qu’elle « ne devait pas trop se reposer sur le gaz » pour faire accéder<br />
sa population à l’énergie. Des commentaires qui exaspèrent<br />
sur le continent : « Les Africains sont les moins pollueurs de la<br />
planète ! » rappelle souvent le président sénégalais Macky Sall.<br />
RÉSOUDRE LA QUESTION DE LA SÉCURITÉ<br />
Reste à exporter ce gaz en Europe… Rappelons que son<br />
transport peut s’effectuer de deux manières : par gazoduc ou<br />
par liquéfaction. Cette dernière permet de convertir pas moins<br />
de 600 litres de gaz en 1 kilo de GNL, beaucoup moins encombrant,<br />
puis de l’exporter par voie maritime. Ce procédé est cependant<br />
fort gourmand en énergie comme en rejets carbonés : cela<br />
implique de refroidir le gaz à une température de -162 C° ! Mais<br />
le GNL permet de s’affranchir de la construction de milliers de<br />
kilomètres de gazoducs. Des ouvrages titanesques, exigeant une<br />
bonne décennie de travaux, et dont la pérennité s’avère soumise<br />
aux aléas géopolitiques. En témoigne la déconvenue de Nord<br />
Stream 2 (1 230 kilomètres entre la Russie et l’Allemagne), dont<br />
la construction s’est achevée quelques mois avant la guerre en<br />
Ukraine et la subséquente glaciation des relations entre Berlin<br />
et le Kremlin. Mi-septembre, l’Office national des hydrocarbures<br />
et des mines du Maroc et la Nigerian National Petroleum Corporation<br />
ont signé un accord avec la sénégalaise Petrosen et<br />
la Société mauritanienne des hydrocarbures et de patrimoine<br />
minier (SMHPM) pour développer le Nigeria Morocco Gas Pipeline,<br />
long de 5 600 kilomètres, qui devrait relier le sud du Nigeria<br />
au nord du Maroc et être connecté au gazoduc Maghreb- Europe.<br />
Gourmand<br />
en énergie, le GNL<br />
permet néanmoins<br />
de s’affranchir de<br />
la construction de<br />
milliers de kilomètres<br />
de gazoducs.<br />
Mais face à la démesure du projet, certains experts se montrent<br />
circonspects : Othmane Anice, du Center for Energy, Petroleum<br />
and Mineral Law and Policy (Écosse), estimait en juin qu’il existe<br />
« davantage de chance de voir naître un gazoduc entre le Sénégal,<br />
la Mauritanie et le sud du Maroc ». L’insécurité engendrée par<br />
les djihadistes au Sahel compromet également la concrétisation<br />
du Trans-Saharan Gas-Pipeline (TSGP) : dans les limbes depuis<br />
2009, cet ouvrage de plus de 4 000 kilomètres devrait acheminer<br />
30 milliards de m 3 par an, depuis les producteurs nigérians<br />
jusqu’aux consommateurs européens en… 2027. En attendant<br />
ces jours lointains, l’Europe a donc tout intérêt à miser sur le<br />
GNL, transportable par bateaux. Les ports du Vieux Continent<br />
développent en urgence des terminaux : l’Allemagne planche sur<br />
pas moins de six projets le long de sa côte pour accueillir notamment<br />
le GNL séné-mauritanien, et en 2023, la France devrait<br />
inaugurer un cinquième terminal gazier au Havre, ainsi que<br />
l’Espagne rénover un septième complexe à Gijón.<br />
Le comble est qu’à l’origine, les exportations de GNL africain<br />
étaient destinées au marché asiatique, l’européen étant, jusqu’au<br />
24 février dernier, la chasse gardée du gaz russe… Principal<br />
importateur de GNL à travers le monde, la Chine a cependant<br />
revendu ces derniers mois plusieurs millions de tonnes aux Européens.<br />
Jamais les gisements gaziers n’auront été aussi convoités.<br />
LES 5 PRINCIPAUX<br />
PRODUCTEURS<br />
DE GAZ NATUREL EN 2021<br />
(en milliards de m 3 )<br />
ÉTATS-UNIS 934<br />
RUSSIE 702<br />
IRAN 256<br />
CHINE 209<br />
QATAR 177<br />
Source : Statista.com,<br />
août 2022.<br />
LES 5 PRINCIPAUX<br />
EXPORTATEURS<br />
DE GNL EN 2021<br />
(en pourcentage des exportations)<br />
AUSTRALIE 21 %<br />
QATAR 20,7 %<br />
ÉTATS-UNIS 18 %<br />
RUSSIE 7,9 %<br />
MALAISIE 6,7 %<br />
Source : Connaissances<br />
des énergies, mai 2022.<br />
LES 5 PRINCIPAUX<br />
IMPORTATEURS<br />
DE GNL EN 2021<br />
(en pourcentage des importations)<br />
CHINE 21,3 %<br />
JAPON 20 %<br />
CORÉE DU SUD 12,6 %<br />
INDE 6,5 %<br />
TAÏWAN 5,2 %<br />
Source : Connaissances<br />
des énergies, mai 2022.<br />
SHUTTERSTOCK<br />
52 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
Ci-dessus, la centrale Afam VI, située à Port Harcourt, au Nigeria. Le pays est le premier producteur de gaz du continent.<br />
Ci-dessous, le projet Grand-Tortue Ahmeyim (GTA), à la frontière maritime entre la Mauritanie et le Sénégal,<br />
et dont l’exploitation devrait démarrer dès le second semestre 2023.<br />
FLORIAN PLAUCHEUR/AFP - CAPTURE D’ÉCRAN YOUTUBE<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 53
PERSPECTIVES<br />
L’ampleur de la crise énergétique implique des bouleversements<br />
géopolitiques inattendus : en Méditerranée, Israël et le Liban<br />
cherchent à exploiter le gisement off-shore de Karish, situé sur<br />
leur frontière maritime contestée. Début septembre, l’envoyé<br />
spécial américain Amos Hochstein était à Beyrouth afin de<br />
trouver un compromis entre les deux voisins, théoriquement en<br />
guerre depuis 1948 ! Mais nécessité fait loi : selon les experts,<br />
même le Hezbollah – le parti et groupe islamiste chiite libanais –<br />
aurait tout intérêt à parvenir à un accord avec l’État hébreu.<br />
PROFITER AU CONTINENT<br />
« Près de la moitié des pays du continent disposent de<br />
réserves prouvées de gaz naturel », pour un total d’environ<br />
22 650 milliards de m 3 , estime la plate-forme d’investissement<br />
sud- africaine Energy Capital and Power. Elle évalue qu’elles sont<br />
de 3 400 milliards de m 3 au Sénégal, ce qui en fait les troisièmes<br />
en volume du continent, derrière celles du Nigeria et de l’Algérie.<br />
Dakar est même en discussion pour rejoindre le Forum des<br />
pays exportateurs de gaz. L’exploitation conjointe du gisement<br />
off-shore de Grand-Tortue Ahmeyim (GTA) et de celui de Sangomar<br />
par le Sénégal et la Mauritanie devrait démarrer dès le<br />
second semestre 2023. Et celle du gisement de Yakaar-Teranga<br />
(situé un peu au sud de GTA) en 2025. Petrosen, la SMHPM,<br />
leur partenaire BP et l’américain Kosmos Energy estiment les<br />
réserves à 1 400 milliards de m 3 . Ce qui pourrait générer 90 milliards<br />
de dollars de recettes pour les deux États, selon BP. Environ<br />
2,5 millions de tonnes de GNL devraient en être extraites<br />
chaque année, et jusqu’à 10 millions de tonnes à l’horizon 2030-<br />
2032, a promis Macky Sall lors d’un sommet consacré au secteur<br />
des hydrocarbures à Dakar, les 1 er et 2 septembre derniers.<br />
Le Sénégal bénéficie d’une position géographique avantageuse<br />
pour ses futurs clients européens : un navire méthanier<br />
Macky Sall au sommet sur l’adaptation<br />
climatique, à Rotterdam, en mai 2022.<br />
« Les Africains<br />
sont les moins<br />
pollueurs de la<br />
planète ! » rappelle<br />
régulièrement le<br />
président sénégalais<br />
Macky Sall.<br />
ne mettra que quatre à cinq jours pour rallier le golfe de Guinée,<br />
contre une douzaine depuis les États-Unis. Qui plus est,<br />
le gaz sénégalais serait moins polluant que ses concurrents :<br />
« Son intensité carbone est 40 % plus faible que le gaz de schiste<br />
américain et 25 % que celui du Qatar », twittait en juin dernier<br />
Mamadou Fall Kane, conseiller de Macky Sall en matière d’énergie.<br />
Fort de ses atouts, le pays entend donc « devenir un géant »<br />
du secteur, confirme Adama Diallo, président de Petrosen. La<br />
production sera « destinée en priorité à la consommation locale,<br />
notamment d’électricité », précisait-il dans une interview à Jeune<br />
Afrique le 19 septembre. L’objectif est que 100 % des Sénégalais<br />
aient accès à l’électricité en 2025, contre 65 % aujourd’hui.<br />
La manne du GNL doit profiter au continent, et non être<br />
simplement exportée : pas question de réitérer les erreurs trop<br />
souvent commises avec le pétrole. « L’Afrique ne peut pas être un<br />
objet de la géopolitique internationale. Elle doit être un acteur<br />
conscient, un concurrent et un collaborateur avec des partenariats<br />
gagnant-gagnant qui font avancer le secteur », a insisté<br />
le chef d’État sénégalais, également président en exercice de<br />
l’Union africaine. D’où « la nécessité pour les Africains d’être unis<br />
et l’importance de créer des partenariats solides sur le continent<br />
et dans le monde », a-t-il ajouté. « Le marché le plus sûr pour<br />
l’Afrique est l’Afrique », a fait remarquer Rita Madeira, responsable<br />
du programme Afrique à l’AIE, lors du sommet à Dakar.<br />
Le poids lourd industriel du continent, l’Afrique du Sud, embarrassée<br />
par sa dépendance envers ses vieilles centrales à charbon<br />
(polluantes et peu fiables), pourrait ainsi se tourner vers les producteurs<br />
africains de GNL. La Guinée, l’un des principaux producteurs<br />
mondiaux de bauxite, cherche, elle, à améliorer sa mise<br />
en valeur du minerai au moyen du gaz naturel liquéfié : en août,<br />
la société américaine West Africa LNG Group a annoncé avoir<br />
obtenu de la part d’investisseurs des financements pour installer<br />
un complexe de transformation de GNL dans le pays, au bénéfice<br />
des usines d’extraction de bauxite de Boké, Bel Air et Boffa,<br />
AFP FORUM/ANP MAG/ANP VIA AFP<br />
54 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
Le chef d’État français Emmanuel Macron a rencontré son homologue algérien Abdelmadjid Tebboune, le 27 août dernier.<br />
La question du gaz a été au centre des discussions.<br />
AFP FORUM/APP/NURPHOTO/NURPHOTO VIA AFP<br />
dont la productivité se trouve souvent ralentie par un manque<br />
d’accès à l’énergie. Par ailleurs, deux futurs producteurs de gaz<br />
d’Afrique australe, la Tanzanie et le Mozambique, viennent de<br />
conclure un pacte de coopération sécuritaire : le 21 septembre<br />
à Maputo, la présidente tanzanienne Samia Suluhu Hassan et<br />
son homologue mozambicain Filipe Nyusi ont signé un accord<br />
de défense et de sécurité visant à lutter conjointement contre le<br />
terrorisme le long de leur frontière commune. Et pour cause : ces<br />
cinq dernières années, les attaques djihadistes dans le nord du<br />
Mozambique ont provoqué la mort de plus de 4 000 personnes et<br />
le déplacement de centaines de milliers d’autres. Cette insécurité<br />
est catastrophique pour le développement du pays, potentiel<br />
eldorado gazier africain avec des capacités évaluées à 75 % de<br />
celles du Qatar ! L’an dernier, le groupe français TotalEnergies a<br />
dû renoncer au gigantesque complexe de GNL de Cabo Delgado,<br />
estimé à 20 milliards de dollars. Or, la Tanzanie développe au<br />
large de Lindi, une ville située dans le sud du pays, près de<br />
la frontière mozambicaine, un projet de production et d’exportation<br />
de GNL, estimé à 30 milliards de dollars, avec l’anglonéerlandaise<br />
Shell et la norvégienne Equinor : sécuriser la région<br />
permettrait aux deux producteurs de rassurer les investisseurs.<br />
DEVENIR L’ALLIÉ D’UNE EUROPE EN QUÊTE DE SÉCURITÉ<br />
« Le gaz va façonner l’Afrique. Nous voyons déjà le marché<br />
changer mois après mois », s’est enthousiasmé NJ Ayuk, président<br />
exécutif de la Chambre africaine de l’énergie, lors du<br />
sommet de Dakar début septembre. Dans une tribune publiée<br />
en juillet dernier, l’avocat d’affaires camerounais a cependant<br />
plaidé pour des « contrats de vente de gaz à long terme », une<br />
garantie qui permettraient de minimiser les risques pour les<br />
investisseurs : « Agissez maintenant pour conclure des accords<br />
de vente à long terme pour le gaz et le GNL », demande-t-il aux<br />
compagnies du secteur œuvrant sur le continent. « Faites ce qu’il<br />
faut pour parvenir à un accord gagnant-gagnant qui pourrait<br />
être bénéfique pour vous, tout en ouvrant la voie à un avenir<br />
plus prospère pour les communautés locales, les entreprises et<br />
les particuliers. »<br />
« L’Afrique peut devenir l’alliée d’une Europe en quête de<br />
sécurité pour ses approvisionnements », avance Wilfrid Lauriano<br />
Do Rego, coordinateur du Conseil présidentiel pour<br />
l’Afrique, dans une tribune parue en septembre dans Le Point.<br />
Le Franco-Béninois plaide pour un « pacte énergétique » entre<br />
les deux continents, une « opportunité fantastique pour donner<br />
un contenu stratégique au partenariat rénové que l’Europe et<br />
l’Afrique appellent de leurs vœux ».<br />
Car sans contrats à long terme, le risque demeure que les<br />
clients européens cessent de s’approvisionner en gaz africain<br />
dans le cas – certes, pour le moment fort improbable – de<br />
réchauffement diplomatique avec l’imprévisible puissance russe.<br />
C’est l’autre inconnue de l’équation : comment réagira le Kremlin<br />
si le gaz africain sape son épreuve de force avec les Occidentaux<br />
? Certains observateurs pointent le risque de déstabilisation…<br />
notamment au Sénégal où la campagne présidentielle a<br />
déjà commencé. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 55
interview<br />
Philippe Faucon<br />
« Le piège<br />
s’est refermé<br />
sur les harkis »<br />
Le nouveau long-métrage<br />
de ce cinéaste engagé raconte<br />
les trajectoires et le combat<br />
des soldats autochtones<br />
au sein de l’armée<br />
française, pendant la guerre<br />
d’indépendance de l’Algérie.<br />
Une œuvre forte sur le sort<br />
complexe et douloureux<br />
de ces supplétifs, aujourd’hui<br />
encore marginalisés.<br />
propos recueillis par Astrid Krivian<br />
Pendant la guerre d’indépendance algérienne,<br />
l’armée française a recruté environ<br />
200000 supplétifs au sein des autochtones<br />
pour combattre le Front de libération nationale<br />
(FLN). Membres d’unités militaires nommées<br />
« harkas » (signifiant « mouvements » en<br />
français), ces hommes se sont engagés pour<br />
diverses raisons aux côtés des colons. Lorsque l’Algérie obtient<br />
l’indépendance en 1962, les harkis voient leur destin pris en étau :<br />
menacés de sanglantes représailles dans leur pays, car considérés<br />
comme traîtres, ils sont abandonnés par l’État français, qui<br />
refuse un rapatriement massif. Quelque 42 000 soldats (et leurs<br />
familles) sont évacués officiellement, et 40000 autres le seront<br />
par des filières clandestines. Pour ceux restés en Algérie, marginalisés,<br />
certains seront massacrés : entre 10 000 et 25000 morts<br />
selon l’historien Benjamin Stora, et entre 55 000 et 75000 selon<br />
le général et politologue Maurice Faivre. C’est cette histoire complexe,<br />
douloureuse, aujourd’hui encore épineuse, que relate le<br />
nouveau film de Philippe Faucon, Les Harkis, présenté à la Quinzaine<br />
des réalisateurs à Cannes. Suivant quatre personnages,<br />
depuis leur enrôlement en 1959 jusqu’à la fin du conflit, il plonge<br />
au cœur des opérations militaires menées par un groupe de harkis,<br />
sous les ordres d’un lieutenant. Interprété avec justesse et<br />
56 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
PHILIPPE LEBRUMAN<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 57
INTERVIEW<br />
profondeur par des acteurs non professionnels pour la plupart,<br />
le long-métrage montre les diverses facettes de cette histoire, le<br />
sort tragique de ces soldats. Né à Oujda, le cinéaste a passé sa<br />
petite enfance au Maroc et en Algérie. Sa filmographie dépeint<br />
les réalités de personnages issus de l’immigration postcoloniale<br />
en France. Rencontre avec celui qui donne un visage aux invisibilisés<br />
(Samia, Amin, le multicésarisé Fatima…).<br />
AM : Quel est votre lien avec la guerre d’Algérie ?<br />
Philippe Faucon : Je suis né pendant, de parents qui en ont été<br />
profondément marqués. Des silences recouvraient quelque chose<br />
de douloureux. Puis, j’ai grandi et rencontré d’autres jeunes de<br />
mon âge : eux aussi étaient héritiers de quelque chose qui s’était<br />
transmis, sans avoir été exprimé, et qui restait très à vif, et très<br />
antagoniste, autour de la mémoire de la guerre. Que ce soit chez<br />
les enfants d’anciens harkis ou ceux marqués par les souffrances<br />
subies pour la cause de l’indépendance de l’Algérie.<br />
Pourquoi les harkis s’engagent-ils<br />
dans l’armée française ?<br />
Pour certains, ce sont avant tout<br />
pour des raisons de survie. Du fait de<br />
la guerre, ils ne peuvent plus vivre du<br />
travail de la terre. Et sans avoir forcément<br />
de convictions pro-françaises très<br />
ancrées, la nécessité de faire vivre leurs<br />
familles fait qu’ils anesthésient toute<br />
autre considération. Pour d’autres, il y<br />
a au contraire des raisons d’adhésion<br />
réelles, en tout cas de tradition familiale<br />
: les pères ont fait les guerres de la<br />
France, donc ils portent une confiance<br />
davantage vers elle que vers la perspective<br />
indépendantiste – laquelle, à<br />
travers ses dissensions, ou telle qu’elle<br />
est présentée par la propagande de l’armée,<br />
paraît être celle d’une aventure.<br />
Pour d’autres encore, ce sont des raisons<br />
de contrainte, soit parce qu’ils ont<br />
parlé ou trahi, et sont donc condamnés<br />
côté indépendantiste, soit parce qu’on<br />
leur a forcé la main, d’une façon ou d’une autre. Enfin, la cause<br />
certainement très importante (d’après certains auteurs, c’est<br />
même l’une des principales) a été les violences de certains éléments<br />
du FLN, qui ont poussé beaucoup d’Algériens à rejoindre<br />
les harkas après l’assassinat de proches.<br />
Comme le dit la mère de l’un de vos personnages,<br />
les harkis ont-ils été utilisés par l’armée française<br />
en première ligne pour préserver ses soldats ?<br />
Lorsque la mère de Salah lui dit : « Ils envoient nos hommes<br />
les premiers, parce qu’ils cherchent à épargner les leurs », il y a<br />
sans doute aussi, s’ajoutant à sa perception de la guerre en cours,<br />
le souvenir des guerres précédentes de la France. De fait, pour<br />
Les Harkis sortira dans les salles<br />
françaises le 12 octobre prochain.<br />
certains cadres de l’armée (et je précise bien « pour certains »),<br />
les harkis ont sans doute été des soldats dont la perte comptait<br />
moins que d’autres. J’ai le souvenir d’une lecture où un officier<br />
qui réclame un moyen d’évacuer des blessés s’indigne et<br />
doit insister. On lui demande de préciser s’il s’agit de militaires<br />
français ou de harkis, car on ne veut pas risquer la perte d’un<br />
hélicoptère ou d’un équipage pour évacuer des supplétifs.<br />
Pourquoi avez-vous bâti votre film comme une tragédie,<br />
depuis l’année 1959 jusqu’à la fin de la guerre ?<br />
Le récit est construit en trois périodes, comme trois actes<br />
en effet d’une tragédie qui se met en place. Il commence en<br />
septembre 1959. Les personnages intègrent une harka. On les<br />
arme. Le 16 septembre, le général de Gaulle fait un discours dans<br />
lequel, si l’on est attentif, on entend énoncer pour la première<br />
fois le principe de l’autodétermination. Mais en même temps,<br />
on continue de recruter des harkis, car on veut gagner militairement<br />
sur le terrain pour négocier en position de force avec le<br />
FLN. Dans la deuxième partie, on est<br />
en juin 1960. Pour la première fois,<br />
des émissaires français rencontrent<br />
à Melun des représentants du FLN<br />
pour des tentatives de pourparlers.<br />
Dans le film, c’est caché aux harkis,<br />
que l’on envoie sur le terrain pour les<br />
soustraire aux rumeurs qui circulent.<br />
Dans la troisième, on est en 1962. Le<br />
cessez-le-feu a été signé. Les harkis<br />
sont désarmés. Un piège se referme<br />
sur les personnages que l’on a vu intégrer<br />
une harka au début de l’histoire.<br />
Avez-vous recueilli des<br />
témoignages d’anciens harkis ?<br />
Oui, j’en ai rencontré – davantage<br />
d’ailleurs en travaillant sur un<br />
film précédent, La Trahison, en 2005,<br />
qui abordait aussi la guerre d’Algérie.<br />
Aujourd’hui, ceux encore en vie sont<br />
très âgés. Leurs récits différaient d’un<br />
individu à l’autre, mais l’amertume,<br />
le reproche, la colère revenaient souvent.<br />
Et quelquefois, un sentiment d’identité perdue est transmis<br />
aux générations suivantes. J’ai entendu une descendante dire<br />
cette phrase très significative : « On ne sait plus à qui on en veut ».<br />
Où avez-vous tourné le film, et pourquoi ?<br />
Au Maroc. J’ai un temps envisagé de tourner en Algérie,<br />
même si j’étais conscient que le sujet est sensible là-bas. Mais<br />
l’idée a très vite été abandonnée : en raison de la situation sanitaire,<br />
le pays a totalement fermé ses frontières pendant plus d’un<br />
an et demi. Le Maroc a, lui, plusieurs fois fermé et rouvert ses<br />
frontières au cours des repérages et de la préparation du film.<br />
Tout a donc été extrêmement compliqué et incertain jusqu’au<br />
bout. Des recherches de casting ont été commencées en Algérie<br />
DR<br />
58 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
Le tournage a eu lieu au Maroc, l’Algérie ayant totalement fermé ses frontières pendant plus d’un an et demi, à cause de la crise sanitaire.<br />
DR<br />
(car évidemment, je voulais tourner avec des interprètes algériens),<br />
mais tout se faisait à distance : je recevais des essais par le<br />
Net, on se parlait en visioconférence avec le directeur de casting<br />
Fouad Trifi et les comédiens. Mais malgré les annonces régulières<br />
de réouverture, les frontières restaient fermées. Le début<br />
du tournage approchait, et nous n’étions pas certains que les<br />
acteurs pourraient nous rejoindre au Maroc. J’ai donc dû doubler<br />
les recherches de casting et les mener en France et au Maroc,<br />
dans la région frontalière de Oujda, où les gens ont un accent<br />
proche de celui de l’ouest algérien. Finalement, trois ou quatre<br />
semaines avant le début du tournage, le pays a rouvert, et les<br />
quatre comédiens, interprètes principaux, ont pu intégrer le film.<br />
Comment s’est déroulé le tournage ?<br />
C’était compliqué jusqu’à la fin. À une époque où il était très<br />
difficile d’obtenir des rendez-vous, il fallait faire vacciner tous<br />
les participants au tournage – français, belges, algériens. Sans<br />
cela, ils n’auraient pas pu entrer au Maroc. Des incertitudes ont<br />
persisté jusqu’au dernier moment concernant les armes ou les<br />
« Ceux qui sont<br />
encore en vie sont<br />
très âgés. Leurs<br />
récits différaient d’un<br />
individu à l’autre,<br />
mais l’amertume,<br />
le reproche, la colère<br />
revenaient souvent. »<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 59
INTERVIEW<br />
véhicules d’époque qui venaient de France. Mais une fois le tournage<br />
commencé, toute l’équipe a porté le film. On tournait dans<br />
des endroits assez isolés, pas toujours très simples d’accès, il fallait<br />
rentrer tôt pour respecter le couvre-feu le soir. Mais la logistique<br />
– assez lourde au niveau des décors, costumes, accessoires,<br />
véhicules, figuration, etc. – a été formidablement organisée par<br />
la production exécutive marocaine. Je tire mon chapeau à Saïd<br />
Hamich, Hajar Madad, à toute l’équipe. Et bien sûr au directeur<br />
de casting Amine Louadni et à ceux qui ont travaillé avec lui.<br />
Les acteurs sont particulièrement justes et expressifs.<br />
En effet, il y a chez ces comédiens une présence physique,<br />
une expressivité des visages. C’était un critère de choix, car ils<br />
interprètent des personnages qui sont peu dans la parole, qui<br />
vivent des situations qui les enferment, voire les dépassent. À<br />
la guerre, on ne s’étend pas sur soi, on ne disserte pas, on est<br />
concentrés sur sa survie. C’est encore plus vrai pour les harkis,<br />
qui sont dans un repli intérieur au fur et à mesure que la perspective<br />
du cessez-le-feu leur apparaît porteuse d’une issue néfaste.<br />
Qu’est-ce que cela a représenté<br />
pour eux d’incarner cette histoire ?<br />
Les comédiens algériens m’ont confié : « C’est un rôle. Et il<br />
m’intéresse, parce que je peux comprendre quelque chose de<br />
ce personnage. Donc je peux le jouer. » Mohamed Mouffok, qui<br />
joue Salah, est petit-fils de moudjahid [combattant pour l’indépendance<br />
de l’Algérie, ndlr]. Il a parlé de ce projet avec son père.<br />
Sa première réaction a été de lui dire : « Pourquoi tu veux faire ce<br />
film ? Pourquoi c’est un Français qui le réalise ? Pourquoi il ne se<br />
tourne pas en Algérie ?» Mohamed lui a demandé de lire le scénario,<br />
et son père lui a finalement dit qu’il pouvait y participer.<br />
Craignez-vous que le long-métrage<br />
suscite des réactions virulentes ?<br />
Il a été montré devant des publics de descendants de harkis,<br />
et jusqu’à présent, il trouve chaque fois ses défenseurs, et<br />
d’autres qui lui reprochent des manques. Les discussions sont<br />
parfois vives, mais ni dans la virulence ni dans la vindicte. Les<br />
gens s’écoutent. L’une des choses les plus difficiles pour eux,<br />
c’est d’être mis en face d’une représentation d’un harki tortionnaire.<br />
Certains l’ont pourtant été (j’insiste sur « certains »), c’est<br />
indéniable, et ces spectateurs le savent. Mais là s’exprime sans<br />
doute une douleur, davantage exacerbée par la stigmatisation<br />
qu’a subie cette communauté. Je leur réponds que l’on peut voir<br />
le film de deux façons, suivant son ressenti, sa subjectivité : il<br />
montre un supplétif tortionnaire, mais également que tous ne<br />
l’ont pas été. Vient aussi inévitablement le reproche de ne pas<br />
montrer à égalité la violence du FLN. De mon point de vue, cette<br />
violence est pourtant présente. Elle n’est pas niée, le film commence<br />
même par une séquence de tête coupée d’un harki. Et elle<br />
est encore évoquée ensuite, par exemple quand un supplétif la<br />
donne comme raison de son engagement côté français, sa sœur<br />
et son beau-frère ayant été égorgés par le FLN. Mais ce n’est pas<br />
jugé suffisant. Beaucoup insistent sur le fait que cette violence<br />
a été l’une des principales raisons de l’enrôlement des harkis.<br />
Comment avez-vous abordé la question<br />
de la représentation de la violence, de la torture ?<br />
Cette représentation à l’écran pose la question du sens. Par<br />
les moyens et les savoir-faire techniques actuels, on peut parvenir<br />
à un réalisme très poussé. Mais pour dire quoi ? Il ne<br />
s’agit pas d’occulter ni de minimiser les violences durant la<br />
guerre d’Algérie. Elles ont été très présentes et ont profondément<br />
marqué bon nombre d’hommes et de femmes qui ont vécu<br />
ce conflit. Mais il s’agit encore moins d’en faire un spectacle ou<br />
une démonstration d’effets spéciaux – qui serait de l’ordre de la<br />
fascination trouble ou de l’hypnose vaine. Il s’agit au contraire<br />
d’évoquer des comportements générés par une guerre contemporaine,<br />
laquelle fût particulièrement révélatrice de multiples<br />
parts sombres de l’humain.<br />
Le film montre l’abandon de ces soldats par l’État<br />
français une fois l’indépendance de l’Algérie acquise.<br />
En réalité, en raison peut-être du précédent indochinois,<br />
un plan de rapatriement des Algériens menacés du fait de leur<br />
implication côté français avait été prévu. Mais d’une façon très<br />
restrictive, pour ne pas dire très velléitaire. Les instructions<br />
gouvernementales contenaient des contradictions et n’étaient<br />
pas toujours aisément applicables concrètement. D’un côté, on<br />
affirmait que les personnes réellement menacées seront évacuées.<br />
Mais comment évalue-t-on avec certitude sur le terrain<br />
Des harkis en opération militaire, en 1959.<br />
JEAN-LOUIS SWINERS/GAMMA RAPHO<br />
60 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
qui est réellement menacé ? Tous les harkis l’étaient potentiellement…<br />
De l’autre, on demandait de façon très affirmée de<br />
maintenir le plus possible de personnes sur place, par crainte<br />
d’un trop grand nombre à réinstaller en métropole, et en supposant<br />
leur inadaptabilité à une vie en France. En outre, les<br />
accords d’Évian étaient censés garantir la sécurité des anciens<br />
harkis maintenus en Algérie. Pour certains militaires, peutêtre<br />
plus soucieux d’avancement que d’autres considérations,<br />
cette demande à double donnée a été résolue dans l’abrupt :<br />
« On m’a demandé de ramener le moins de monde possible,<br />
et je ferai ce qu’on me demande. » Pour d’autres, plus préoccupés<br />
du sort de leurs hommes et des engagements contractés<br />
envers eux, prendre à la lettre de rapatrier les supplétifs<br />
menacés s’est révélé être un parcours d’obstacles et d’attentes.<br />
Quelques-uns enfin, doutant de la volonté du gouvernement<br />
ou craignant pour la vie de leurs hommes, ont fait le choix de<br />
rapatriements clandestins.<br />
Les autorités françaises demandaient aux candidats<br />
au départ de constituer des dossiers administratifs, alors<br />
que beaucoup d’entre eux étaient analphabètes…<br />
Ce fait est rapporté par le général François Meyer dans<br />
son livre Pour l’honneur… avec les harkis : De 1958 à nos jours.<br />
Il raconte qu’à l’époque, ce piège qui s’est refermé sur ces<br />
hommes, en grande majorité analphabètes, semble ne pas avoir<br />
été très mesuré (on ne voudrait pas avancer autre chose). Une<br />
fois désarmés, démobilisés et renvoyés dans leurs villages, ils<br />
se sont trouvés en grand nombre dans l’incapacité de répondre<br />
par eux-mêmes aux exigences administratives du plan de rapatriement,<br />
après avoir été séparés des officiers qui auraient pu<br />
les y aider. Meyer pointe le fait que le commandement ne se soit<br />
pas étonné que, pour toute l’Algérie, seulement 1500 dossiers<br />
de demande aient été transmis. Au niveau du gouvernement,<br />
on a évalué, à partir de ce nombre, que les rapatriements ne<br />
représenteraient pas un volume trop important, ce qui va vite<br />
s’avérer une tragique sous-estimation. Le général est l’un de<br />
ces quelques officiers (il était alors lieutenant) qui ont choisi de<br />
rester jusqu’au bout au contact de leurs hommes, pour accompagner<br />
leur rapatriement dans le cadre du plan officiel.<br />
Les harkis restés en Algérie ont subi des menaces<br />
– certains ont même été massacrés –, et aujourd’hui<br />
encore, ils sont stigmatisés. Ceux rapatriés en France<br />
se sont retrouvés relégués, marginalisés. Accueillis<br />
en premier lieu dans des camps aux conditions de vie<br />
indignes, beaucoup ont lutté, et continuent toujours,<br />
pour la reconnaissance de leurs droits…<br />
À l’époque où je travaillais sur le scénario de La Trahison,<br />
j’ai lu 1955-1962, Guerre et paix en Algérie : L’Épopée silencieuse<br />
des SAS, écrit par un officier français, Nicolas d’Andoque. Il<br />
l’a dédié à un jeune Algérien qu’il a eu sous son commandement<br />
et qui, après le cessez-le-feu, a pu s’engager dans l’armée,<br />
car il répondait aux conditions de célibat. Ce jeune homme<br />
a été envoyé en Allemagne et s’est suicidé quelques mois<br />
« Du fait de mon<br />
histoire familiale<br />
et personnelle,<br />
je suis sensible à<br />
celle de gens qui ont<br />
eu à recommencer<br />
leur vie dans<br />
un autre pays. »<br />
après. La dédicace de l’auteur dit en quelques mots ce qu’il<br />
s’est passé dans l’immédiat après-guerre et les quelques décennies<br />
qui ont suivi : « À X, pour avoir perdu l’Algérie, sans avoir<br />
trouvé la France. »<br />
Votre filmographie s’intéresse à des personnages<br />
issus de l’immigration postcoloniale en France.<br />
Pourquoi ces histoires vous passionnent-elles ?<br />
Du fait de mon histoire familiale et personnelle, je suis sensible<br />
à l’histoire de gens qui ont eu à recommencer leur vie dans<br />
un autre pays. Comme un grand nombre de Français, je suis<br />
moi-même en partie descendant d’immigrés, qui ont dû élever<br />
leurs enfants dans un pays dont ils ne parlaient pas la langue.<br />
Comment analysez-vous cette montée de l’extrême<br />
droite en France, la banalisation des propos racistes,<br />
islamophobes, l’omniprésence de personnalités<br />
proches de cette mouvance au sein de certains<br />
médias mainstream ? La France n’a pas encore<br />
accepté son histoire dans toute sa diversité ?<br />
Depuis toujours, l’histoire de la société française est faite<br />
de multiples croisements. Entre autres, elle est liée par la force<br />
des choses à celle des descendants de personnes venues des<br />
pays où la France a été présente. Aujourd’hui, parce qu’on vit<br />
une période d’inquiétudes plus marquées par rapport à l’avenir,<br />
on voit se raviver les discours du repli sur soi, et même les<br />
mythes d’une France originelle. C’est un schéma classique, mais<br />
il prend un tracé plus prononcé, accentué par la parole de gens<br />
qui savent qu’ils vont rencontrer une peur et une préoccupation.<br />
On en est arrivé à entendre que Mohamed n’est pas un prénom<br />
français et qu’il faudrait favoriser l’intégration en appelant ses<br />
enfants autrement (comme cela s’est d’ailleurs produit pour la<br />
première génération de descendants de harkis nés en France).<br />
C’est bien sûr occulter que Mohamed est de fait un prénom<br />
depuis très longtemps entré dans l’histoire de France par le<br />
sang versé, et participant de la société par le travail apporté et<br />
les enfants élevés. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 61
encontre<br />
Pierre Audin<br />
Au nom<br />
du Père<br />
ROSA MOUSSAOUI/L’HUMANITÉ<br />
62 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
FRANÇOIS DEMERLIAC<br />
Maurice Audin, jeune<br />
militant communiste pour<br />
l’indépendance de l’Algérie,<br />
fut assassiné en 1957 par<br />
l’armée française. Sa femme<br />
a mené un combat acharné<br />
pour la vérité. Son fils Pierre<br />
nous replonge au cœur<br />
de cette époque sombre,<br />
avec un œil rivé sur le futur<br />
d’un pays qui est aussi<br />
le sien. propos recueillis<br />
par Luisa Nannipieri<br />
L’Algérie vient de fêter ses 60 ans d’indépendance,<br />
et la mémoire commune<br />
autour de la guerre et de son héritage ne<br />
cesse de se construire. Parmi les histoires<br />
devenues des symboles de cette période<br />
et de ses horreurs, il y a<br />
celle de Maurice Audin.<br />
Le 11 juin 1957, le mathématicien<br />
et militant communiste de 25 ans<br />
est arrêté à Alger par l’armée française. Il est<br />
torturé pendant des jours, puis tué. Son corps<br />
ne sera jamais retrouvé. Dès sa disparition et<br />
pendant le restant de sa vie, sa femme, Josette<br />
Audin (décédée en 2019), s’est battue pour le<br />
retrouver, faire reconnaître la vérité et que ses<br />
assassins soient condamnés. Un combat long<br />
de presque soixante-deux ans qui a amené le<br />
président Emmanuel Macron à admettre officiellement<br />
la responsabilité de la France dans<br />
la mort de son mari et à lui demander pardon,<br />
le 13 septembre 2018. Aujourd’hui, c’est Pierre<br />
Audin, âgé de 1 mois lors de l’arrestation de son<br />
père, qui entretient la mémoire de ses parents<br />
et continue de se battre pour faire la lumière sur<br />
les crimes commis pendant la guerre d’Algérie.<br />
AM : Qui était Maurice Audin,<br />
et dans quel contexte a-t-il disparu ?<br />
Pierre Audin : Mon père était un Algérien d’origine européenne.<br />
À l’époque, l’Algérie n’était pas indépendante et tous les habitants<br />
étaient, soi-disant, de nationalité française, même si les musulmans<br />
étaient considérés comme des citoyens de seconde zone.<br />
Mais mon père se considérait comme algérien et militait au Parti<br />
communiste algérien (PCA). Celui-ci, qui était indépendant du<br />
Parti communiste français (PCF) et avait été interdit en 1955,<br />
se battait contre la colonisation et pour l’indépendance du pays.<br />
En 1954, le Front de libération nationale (FLN) ayant déclenché<br />
la lutte armée, on a assisté à ce que la France a longtemps appelé<br />
« les événements d’Algérie ». L’armée française a été déployée<br />
dans le pays, notamment à Alger, et à partir de 1957, l’État lui<br />
a octroyé les pouvoirs de police. En réalité, elle avait aussi les<br />
pouvoirs de justice et de bourreau : elle avait tous les droits. À<br />
partir de janvier 1957, les soldats ont quadrillé la ville, et le général<br />
Jacques Massu, le grand chef de l’armée, a décidé d’appeler<br />
cela « la bataille d’Alger ». Sauf que ce n’était pas une bataille.<br />
Il n’y avait pas une armée contre une autre armée, mais une<br />
armée contre un peuple. Les soldats réprimaient les Algériens et<br />
les empêchaient de rejoindre la lutte pour l’indépendance, que<br />
celle-ci soit armée ou pas. Les militaires arrêtaient ceux qu’ils<br />
voulaient, quand ils voulaient. Ils torturaient les gens et les faisaient<br />
disparaître en disant qu’ils s’étaient évadés. Annoncer que<br />
quelqu’un s’était échappé voulait dire qu’il avait été assassiné et<br />
que son corps avait été dissimulé pour ne laisser aucune trace.<br />
Mon père a été arrêté le 11 juin 1957. Le 9 juin, il y a eu un<br />
Le 13 septembre 2018, le président Emmanuel Macron remet à Josette Audin<br />
une lettre reconnaissant la responsabilité de la France dans la mort de son époux.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 63
RENCONTRE<br />
Une opération militaire durant la bataille d’Alger, en 1957.<br />
grave attentat, mené par le FLN, au casino de la Corniche, près<br />
d’Alger. C’était un endroit où les Européens dépensaient leur<br />
argent et où la jeunesse dorée venait danser. Bien sûr, aucun<br />
musulman ne pouvait y entrer, mais il y en avait beaucoup parmi<br />
les employés. Et l’un d’entre eux a mis une bombe sous la piste de<br />
danse, qui a fait des morts et énormément de blessés, d’estropiés<br />
[8 morts et 80 blessés, ndlr]. En réponse, les 10 et 11 juin, les<br />
ultras – qui n’avaient pas encore créé l’Organisation de l’armée<br />
secrète (OAS) – ont déclenché des « ratonnades ». Se promener<br />
dans Alger en étant arabe à ce moment-là n’était pas facile : dès<br />
que ces groupes repéraient un musulman, ils le chassaient, le<br />
cognaient, voire l’assassinaient parfois. Et l’armée laissait faire.<br />
Au lieu de s’occuper de ces gens-là, le soir du 11 juin, elle est<br />
venue toquer à la porte de mes parents et a arrêté mon père.<br />
Pourquoi l’ont-ils arrêté ?<br />
Parce qu’ils cherchaient des militants communistes. Ils<br />
étaient suffisamment racistes pour ne pas pouvoir imaginer que<br />
le FLN se structurait tout seul. Pour eux, il y avait forcément les<br />
KEYSTONE FRANCE/GAMMA<br />
64 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
ARCHIVES PERSONNELLES PIERRE AUDIN<br />
communistes derrière. Mon père et ma mère étaient tous les<br />
deux membres du PCA, ils s’occupaient d’héberger des camarades<br />
clandestins, de leur trouver des planques. Un jour, ils ont<br />
accueilli un dirigeant du parti, Paul Caballero, qui était malade<br />
et devait être vu par un médecin, Georges Hadjadj. Communiste,<br />
forcément, et ancien copain de la fac de mes parents.<br />
Celui-ci a été arrêté le 10 juin, puis torturé, et a donné leurs<br />
noms. Les militaires lui ont mis une couverture sur les épaules<br />
et l’ont emmené dans la cité, pour qu’il leur montre notre appartement.<br />
Ils ont donc arrêté mon père et l’ont torturé dans un<br />
centre sur les hauteurs d’Alger. Ils espéraient capturer un autre<br />
dirigeant communiste, André Moine, qui aurait dû venir voir<br />
mes parents le lendemain. Mon père n’a pas parlé et, à la place<br />
de Moine, s’est présenté chez nous le 12 juin Henri Alleg [qui<br />
écrira en 1958 La Question, livre autobiographique dénonçant<br />
la torture des civils pendant la guerre d’Algérie, ndlr], lequel a<br />
aussi été arrêté et torturé.<br />
Que s’est-il passé après son arrestation ?<br />
Georges Hadjadj et Henri Alleg sont sortis vivants du centre<br />
de torture. Pour Maurice Audin, ce fut différent… Chose originale,<br />
au bout de quelques jours, ils ont joué une scène d’évasion<br />
devant un témoin civil. C’est la seule fois, que je sache, où ils<br />
ont organisé une vraie mise en scène. Peut-être parce que c’était<br />
un intellectuel et que ma mère faisait du bruit pour avoir des<br />
nouvelles. Dès que les soldats, qui s’y étaient installés pour<br />
tendre leur piège, se sont retirés de la maison, elle a remué ciel<br />
et terre pour le retrouver. Quand on lui a dit qu’il s’était évadé,<br />
elle a compris qu’il avait été assassiné et a déposé plainte contre<br />
X pour homicide volontaire. Elle a continué ses démarches<br />
jusqu’à l’indépendance de l’Algérie et aux accords d’Évian. À<br />
ce moment-là, plusieurs lois d’amnistie ont été votées. A priori,<br />
on amnistiait tout le monde, les indépendantistes comme les<br />
bourreaux et les tortionnaires, et il y a eu des lois qui se sont<br />
répercutées sur l’affaire Audin, empêchant de savoir exactement<br />
ce qu’il s’était passé, et donc l’accès à la vérité.<br />
Pourtant, Josette Audin n’a pas renoncé à se battre,<br />
même après avoir dû quitter l’Algérie en 1966 (année<br />
où vous avez émigré à Paris, après le coup d’État<br />
du colonel Boumédiène de 1965) et jusqu’à sa mort,<br />
en 2019. Elle a toujours demandé des comptes<br />
sur les circonstances de la mort de son époux…<br />
C’est une femme incroyable car elle s’est battue pendant<br />
soixante et un ans. D’abord, pour essayer de le retrouver, puis<br />
pour trouver et faire condamner les tueurs, et ensuite pour<br />
connaître la vérité et la faire reconnaître. Le 13 septembre<br />
2018, elle a obtenu que le président de la République française<br />
vienne chez elle lui remettre une déclaration, qui la satisfaisait<br />
de manière générale, sauf sur un point. En effet, le chef d’État<br />
a été obligé de dire qu’il ne savait pas ce qui était arrivé à mon<br />
père, s’il avait été assassiné ou exécuté. Mais il a tout de même<br />
reconnu que la torture était un système mis en place par la<br />
République française en Algérie pour terroriser la population,<br />
« Ma mère<br />
est incroyable car<br />
elle s’est battue<br />
pendant soixante<br />
et un ans. D’abord,<br />
pour essayer<br />
de retrouver mon<br />
père, puis pour<br />
faire condamner<br />
ses tueurs. »<br />
Le couple Audin, en janvier 1953.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
RENCONTRE<br />
qui n’a pas été utilisé pour déjouer des attaques, mais pour inciter<br />
les gens à ne pas participer à la lutte pour l’indépendance. Il<br />
a aussi reconnu qu’il y avait eu des milliers de Maurice Audin et<br />
a promis d’ouvrir toutes les archives concernant ces personnes<br />
disparues, afin que les familles sachent enfin ce qu’il leur était<br />
arrivé. Il y a encore beaucoup de choses à dire sur la colonisation<br />
et la guerre de libération – je pense notamment à l’emploi<br />
des armes chimiques –, mais sur l’usage de la torture pendant<br />
la guerre d’Algérie, je pense qu’il aurait été difficile d’avoir plus<br />
que ce que ma mère a réussi à obtenir du président de la République<br />
– je ne dis jamais « le président Macron », parce que c’est<br />
la fonction institutionnelle qui compte, peu importe le nom du<br />
président. C’est là-dessus qu’elle a vraiment gagné et qu’elle a<br />
pu se dire satisfaite de ce qu’elle avait accompli.<br />
Comme vous le dites,<br />
il y a eu des milliers d’autres<br />
Maurice Audin. Vous avez<br />
même ouvert un site Internet,<br />
1000autres.org, afin de<br />
recueillir les histoires de ces<br />
anonymes et de leurs proches.<br />
Pourtant, c’est bien votre père<br />
qui est devenu un symbole.<br />
Pourquoi, selon vous ?<br />
Eh bien, parce qu’il y a eu<br />
Josette Audin. Parce que ma mère<br />
a fait tant de choses, pour lui et<br />
pour tous les autres. En réalité,<br />
mes parents ont tout fait ensemble.<br />
C’est elle qui l’a fait entrer au<br />
PCA. Mais les militaires français,<br />
comme les communistes algériens,<br />
ne pouvaient pas imaginer qu’une<br />
femme puisse être dangereuse. Ils<br />
ont donc arrêté Maurice, mais pas<br />
Josette. C’est lui qui a été torturé et<br />
tué, mais elle a poursuivi le combat<br />
après sa mort, et son engagement<br />
commence seulement aujourd’hui<br />
à être reconnu. On me dit par<br />
exemple que je suis un mathématicien<br />
comme mon père, mais en fait, je le suis grâce à ma mère :<br />
elle aussi était mathématicienne. Petit à petit, même en Algérie,<br />
on commence à reconnaître que beaucoup de femmes ont eu<br />
un rôle important dans la lutte pour l’indépendance, même si<br />
elles s’exposaient peut-être moins que les hommes.<br />
Vous dites qu’elle a aussi fait beaucoup<br />
pour les autres. À quel niveau ?<br />
Par exemple, au moment où elle a porté plainte pour homicide<br />
volontaire, elle a pris une seconde femme de ménage.<br />
Cela n’était pas si étrange à l’époque pour des Européens, mais<br />
en fait, ce n’était pas une vraie femme de ménage. C’était un<br />
Avec son passeport algérien,<br />
obtenu en avril dernier.<br />
moyen de passer tous les checkpoints ensemble et de se rendre<br />
à la prison de Barberousse pour y rencontrer les familles des<br />
détenus, et leur donner des informations, de l’argent, les aider.<br />
Elle a participé au mouvement de solidarité envers ceux qui,<br />
comme son mari, avaient été arrêtés parce qu’ils luttaient pour<br />
l’indépendance de leur pays. Cela a été son combat tout au<br />
long de la guerre d’Algérie. Et après, elle s’est battue pour faire<br />
connaître la vérité sur l’utilisation de la torture à travers un<br />
symbole, qui était Maurice Audin. Un jeune homme beau et<br />
intelligent. Une icône qui a permis entre autres de créer un<br />
comité à son nom ainsi qu’un prix de mathématiques pendant<br />
la guerre [relancé en 2004, le prix Maurice Audin est désormais<br />
remis à un mathématicien exerçant en Algérie et à un autre<br />
en France, ndlr].<br />
Elle a également reçu<br />
la Légion d’honneur en 1983.<br />
Était-ce lié à son combat ?<br />
Officiellement, son combat<br />
pour Maurice n’y était pour rien.<br />
Elle a été décorée pour son engagement<br />
contre la torture, en tant que<br />
militante du mouvement contre<br />
le racisme et pour l’amitié entre<br />
les peuples. Mais c’est le général<br />
de Bollardière qui l’a décorée. Ce<br />
n’était pas n’importe qui : c’était LE<br />
général qui s’était opposé à la torture<br />
pendant la guerre d’Algérie.<br />
Ça a été un symbole très important.<br />
Il y en a eu d’autres, comme<br />
l’inauguration d’une place Maurice<br />
Audin à Paris, en 2004. Mon père a<br />
aussi un cénotaphe au cimetière du<br />
Père Lachaise depuis 2019. C’est le<br />
seul monument à la mémoire d’un<br />
combattant de l’indépendance de<br />
l’Algérie en France.<br />
Au-delà des symboles,<br />
quel genre de personnes<br />
étaient vos parents ?<br />
Ils étaient un peu cinglés, je<br />
pense. Mais toute la société était un peu folle. Le PCA militait<br />
pour l’indépendance, et ils y ont contribué, à leur manière. Pas<br />
avec des armes, dont ils ne savaient même pas se servir, mais<br />
en parlant aux gens, en distribuant des tracts, en participant à<br />
des manifestations où la police tirait à balles réelles sur la foule.<br />
À l’époque, mes parents, qui étaient des intellectuels, gagnaient<br />
assez bien leur vie, car mon père était assistant à la fac : ils<br />
étaient d’ailleurs les seuls dans leur immeuble à avoir un téléphone<br />
et une voiture (une 4CV). Ils avaient dit aux voisins qu’en<br />
cas de problème, ils pouvaient utiliser leur téléphone. Le jour de<br />
l’attentat du casino de la Corniche, ils ont appris que le fiancé<br />
HAKIM ADDAD<br />
66 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
de la sœur d’une voisine avait été légèrement blessé et qu’il<br />
était hospitalisé. Et c’est mon père, avec sa 4CV, qui est allé le<br />
chercher à la sortie de l’hôpital, le 10 juin, pour rendre service<br />
à cette dernière. C’est de la folie, quand même : alors que dans<br />
tout Alger, il y a des ratonnades, ce type qui, quelques heures<br />
plus tard, sera arrêté, puis torturé et assassiné, va chercher<br />
l’un des blessés de l’attentat – donc quelqu’un qui était plutôt<br />
pour le maintien du statu quo – pour le ramener chez lui. C’est<br />
complètement fou. Je pense que, entre le 1 er novembre 1954 et<br />
le 5 juillet 1962, les gens sont petit à petit tombés dans cette<br />
folie. En particulier, la soi- disant bataille d’Alger a été un complet<br />
glissement dedans. Les gens se sont tous comportés d’une<br />
façon inattendue et bizarre. Ce n’est pas si étonnant que ceux<br />
revenus en France n’aient pas pu en parler. Que cette guerre<br />
soit restée quelque chose de tabou si longtemps. Ils étaient tous<br />
fous, de tous les côtés.<br />
Étant européenne et non-musulmane, Josette Audin n’a<br />
pas obtenu automatiquement la nationalité algérienne<br />
à l’indépendance. Elle s’est battue pour l’avoir…<br />
C’était la suite de sa lutte pour l’indépendance. Elle se<br />
considérait comme algérienne et voulait être reconnue en tant<br />
que telle. Sa bataille pour avoir la nationalité était de la folie<br />
douce. Parce qu’elle était professeure, elle avait un salaire de<br />
coopérante française et, une fois devenue algérienne, sa paye<br />
a été divisée par quatre. C’était vraiment du pur militantisme :<br />
c’était important pour elle – et pour eux – d’être algérienne<br />
dans son pays.<br />
C’est pour la même raison que vous avez insisté<br />
pour obtenir un passeport algérien, que vous avez<br />
enfin reçu en avril dernier ?<br />
J’ai toujours été algérien, sauf que je n’avais pas mes papiers<br />
pour le prouver. Je voulais m’adresser au président de la République<br />
algérienne, comme ma mère l’a fait avec le chef d’État<br />
français, et je voulais le faire en tant qu’algérien. Récemment, je<br />
suis allé en Algérie avec une délégation, et nous avons rencontré<br />
le ministre des Moudjahidine [titre officiel des personnes qui<br />
ont combattu contre le colonialisme français, ndlr], lequel nous<br />
a officiellement assuré qu’il allait suivre toutes les pistes pour<br />
retrouver les restes de Maurice Audin. Nous en avons quelquesunes,<br />
et aujourd’hui, les autorités algériennes semblent prêtes à<br />
coopérer et à mener des recherches. Je crois qu’il redevient un<br />
symbole : nous allons chercher ses restes, mais pas seulement les<br />
siens. Nous allons essayer d’identifier des milliers de personnes<br />
comme lui. Ce n’est pas simple, mais c’est nécessaire pour que<br />
beaucoup de familles qui ont perdu des proches puissent mettre<br />
un point final à leur histoire et faire leur deuil. On ne peut pas<br />
construire un avenir sérieux si l’on ne connaît pas son passé.<br />
Et je pense que c’est important pour la France et l’Algérie de<br />
construire un avenir en sachant ce qu’il s’est passé avant. Il y a<br />
beaucoup de rancœur entre les deux, mais il faut que l’on avance.<br />
Votre mère est décédée le 2 février 2019,<br />
et le 22 naissait le mouvement du Hirak,<br />
« Les autorités<br />
algériennes<br />
semblent prêtes<br />
à coopérer et<br />
à mener des<br />
recherches. Je crois<br />
qu’il redevient<br />
un symbole : nous<br />
allons chercher<br />
ses restes, mais<br />
pas seulement<br />
les siens. »<br />
qui a conduit à la chute d’Abdelaziz<br />
Bouteflika. Qu’en aurait-elle pensé ?<br />
C’est vraiment dommage qu’ils aient attendu si longtemps,<br />
parce qu’elle aurait été contente de le savoir. Elle se désespérait<br />
de ce que le pays était devenu par rapport à ce pour quoi ils<br />
s’étaient battus. Ils ont lutté pour une Algérie qu’ils imaginaient<br />
fraternelle, multiculturelle, égalitaire. Une société plus juste.<br />
Pour eux, elle aurait dû être une championne de la liberté de la<br />
presse et de la liberté d’opinion, et malheureusement, ce n’est<br />
pas du tout le cas. C’est dommage, car cela devrait être la leçon à<br />
tirer après cent trente-deux ans de colonialisme et de répression<br />
subis par le peuple. Après, à 60 ans, un pays est encore jeune.<br />
On peut faire beaucoup de choses pour que l’Algérie devienne<br />
le pays que souhaitaient des gens comme mes parents. On va<br />
dire que le 22 février 2019, il y a un espoir qui s’est soulevé,<br />
qui a montré que la population était prête à reprendre la lutte.<br />
C’est une belle chose de voir que les jeunes en particulier – la<br />
richesse du pays est sa jeunesse – se sont mobilisés, conscients<br />
de ce qu’avaient fait les combattants de l’indépendance. La place<br />
Maurice Audin, qui existe à Alger depuis 1963, a été un lieu de<br />
rassemblement important du Hirak. Elle l’a aussi été parce qu’ils<br />
savaient très bien qui était mon père. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 67
entretien<br />
Olivette Otele<br />
« Il n’y a pas<br />
à se justifier »<br />
Dans son dernier ouvrage, l’historienne retrace la présence<br />
des Africains en Europe depuis l’Antiquité jusqu’à<br />
aujourd’hui. Cette histoire méconnue, aux échanges variés<br />
et riches, est jalonnée de personnages<br />
au parcours exceptionnel.<br />
propos recueillis par Astrid Krivian<br />
ADRIAN SHERRATT<br />
68 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 69
ENTRETIEN<br />
Née au Cameroun, Olivette Otele a<br />
grandi en France, où elle a étudié<br />
l’histoire coloniale et postcoloniale<br />
à la Sorbonne. Depuis vingt-deux<br />
ans, elle vit au pays de Galles, au<br />
Royaume-Uni. Première femme<br />
noire à obtenir une chaire d’histoire<br />
en Grande-Bretagne, en 2018,<br />
elle signe l’ouvrage Une histoire<br />
des Noirs d’Europe. Retraçant la présence d’Africains depuis<br />
l’Antiquité jusqu’au XXI e siècle, elle documente le parcours de<br />
personnages historiques au parcours exceptionnel : empereurs<br />
redoutables, érudits, artistes, esclaves affranchis, hommes<br />
d’Église, militants, sportifs, etc. De Septime Sévère aux afroféministes<br />
actuelles, des sœurs Nardal à Joseph Bologne, son<br />
travail éclaire cette histoire méconnue, qui s’étend au-delà de<br />
l’esclavage et de la colonisation. Elle met en évidence qu’avant<br />
la traite transatlantique et l’invention de la race, la couleur<br />
de peau n’a pas toujours été un critère de discrimination. En<br />
puisant dans ces figures du passé, elle établit un pont avec<br />
les enjeux actuels des luttes antiracistes et la place des Africains-Européens<br />
dans les sociétés postcoloniales.<br />
AM : Quelles méconnaissances souhaitiez-vous<br />
combler avec votre ouvrage ?<br />
Olivette Otele : Souvent, on restreint l’histoire des Africains<br />
en Europe à deux repères : la période esclavage/colonisation,<br />
et l’immigration récente de l’après-guerre. C’est dérangeant,<br />
car elle est beaucoup plus nuancée. Et ce n’est pas seulement<br />
une histoire douloureuse. Il y a eu des collaborations entre<br />
ces peuples au fil du temps. Je voulais les inscrire dans une<br />
durée longue, et ainsi observer de quelle manière ces relations<br />
ont changé, avec les deux pôles esclavage et immigration. Ces<br />
pans de l’histoire ne sont pas suffisamment enseignés. Il y a<br />
une amnésie collective. Mais aussi, pour élaborer leur récit, les<br />
nations décident quels événements et périodes sont importants<br />
à mettre en lumière, ou pas, dans l’édification de leurs identités.<br />
Pourtant, cette histoire très ancienne me semble essentielle<br />
pour comprendre les questions de cohésion sociale, de la perception<br />
de « l’autre », de l’étranger, du rapport au racisme. Pendant<br />
des siècles ont existé des formes d’exclusion qui n’étaient pas<br />
basées sur la couleur de la peau.<br />
Pourquoi traitez-vous également de l’histoire<br />
contemporaine des Africains-Européens ?<br />
Pour que cette histoire ait une résonance avec les populations<br />
actuelles. Sinon, l’histoire du passé n’établit pas de pont<br />
avec le présent. Mon ouvrage aurait pu commencer avant l’Antiquité,<br />
mais cela aurait relevé plus de l’archéologie. Je voulais<br />
« À mesure<br />
que l’esclavage<br />
transatlantique<br />
se met en place,<br />
le préjugé sur<br />
la couleur de peau<br />
se développe,<br />
prend le dessus<br />
pour devenir<br />
du racisme. »<br />
commencer à l’époque romaine, car, quand l’Europe se réfère à<br />
sa « grande histoire », sa culture, son passé glorieux, elle évoque<br />
les civilisations grecques et romaines. Cette version de l’histoire<br />
est sublimée, son enseignement incomplet. Elle ne prend pas<br />
en compte les différentes cultures qui ont évolué et collaboré<br />
avec des peuples, aux confins de l’empire romain, lequel était<br />
beaucoup plus divers et multiculturel.<br />
Des populations africaines étaient donc<br />
présentes en Europe à l’Antiquité ?<br />
Oui, car elles faisaient partie de l’empire. C’était important<br />
pour Rome qu’elles aient cette notion d’appartenance : on était<br />
romains de Constantine ou de Tripolitaine [région située dans<br />
l’actuelle Libye, ndlr] par exemple, et non pas « d’origine ». Des<br />
personnages clefs l’illustrent bien. Né en 145 à Leptis Magna,<br />
une ville carthaginoise située en Libye antique, l’empereur Septime<br />
Sévère était fier de l’endroit où il est né, fier de sa famille,<br />
mais aussi fier d’être romain. Comme tous les empereurs, il<br />
était dur, manipulateur, calculateur, travailleur. Il réussit à<br />
conquérir Britannia, future Angleterre, où il mourra dans une<br />
ville du nord, York. Son histoire n’est pas enseignée en Grande-<br />
Bretagne, on en parle mais on ne dit jamais qu’il est africain. Et<br />
les statues ne mettent pas en évidence son teint basané. Seules<br />
les pièces archéologiques le représentant attestent qu’il l’est. À<br />
son époque, sa couleur de peau indiffère. Aujourd’hui, il est<br />
retiré de l’histoire commune des empereurs romains, parce que<br />
le racisme a fait son travail. Son histoire est unique, car il est<br />
devenu empereur, mais il y avait alors tout un réseau d’Africains<br />
qui circulait à travers l’Europe.<br />
70 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
DR<br />
Quel était le destin de ces populations<br />
au sein de l’empire ?<br />
Dans ces territoires à conquérir, l’empire s’alliait, collaborait<br />
avec certains, d’autres étaient assujettis, réduits en esclavage.<br />
Ainsi, Fronton, né vers 100 en Numidie, à Cirta (actuelle<br />
Constantine), devint un excellent professeur, grammairien, et<br />
fut le mentor, le modèle intellectuel de deux futurs empereurs,<br />
Marc Aurèle et Lucius Verus. L’empire vante la qualité de son<br />
enseignement, de son éloquence. C’est tout à fait normal à<br />
l’époque que le latin et le grec soient enseignés par un Africain.<br />
C’était une Europe beaucoup plus ouverte, plus pragmatique<br />
aussi. La couleur de peau foncée n’était pas encore associée à<br />
une prétendue infériorité. On pouvait donner l’opportunité de<br />
travailler à quiconque avait des compétences, des qualités.<br />
Une autre figure importante du pouvoir, à la Renaissance<br />
cette fois, est le duc de Florence, Alexandre de Médicis.<br />
De son temps, personne n’osait le critiquer.<br />
Il régnait sans partage et avec tyrannie.<br />
On pouvait juste entendre des critiques<br />
sur son caractère, son rapport aux femmes<br />
– aujourd’hui, il serait considéré comme un<br />
prédateur sexuel. Je voulais montrer qu’il n’y<br />
avait pas que des personnages lisses. Sa couleur<br />
de peau ne posait pas de problème, là<br />
encore. Ses contemporains, les descendants,<br />
les Florentins ont placé son histoire dans un<br />
contexte plus large de pouvoir, et non de race.<br />
En Italie, aujourd’hui, elle est bien connue,<br />
contrairement au reste de l’Europe.<br />
Quelles étaient les discriminations<br />
existantes, avant le développement<br />
de l’esclavage au XV e siècle ?<br />
Plusieurs préjugés vont se cimenter, basés<br />
sur la classe, la religion, l’appartenance géographique<br />
et culturelle à des territoires considérés<br />
comme « peu avancés ». Par exemple,<br />
les Anglais estiment que les Irlandais sont des<br />
« sauvages », c’est le terme utilisé. Les musulmans, dont certains<br />
sont basanés, d’autres non, sont insultés de « sarrasins ». Et puis,<br />
il y a les esclaves, considérés comme inférieurs. Les Vénitiens<br />
fondent la traite, ils achètent et vendent des esclaves au monde<br />
arabe et aux autres Européens. Ensuite, à mesure que l’esclavage<br />
transatlantique se met en place, le préjugé sur la couleur de<br />
peau se développe, prend le dessus pour devenir du racisme.<br />
L’esclave devient la figure de l’Africain. Le Noir est associé à<br />
l’infériorité. Au XXI e siècle, nous avons hérité de ces schémas<br />
intellectuels, raciaux.<br />
C’est donc au fil des siècles d’esclavage<br />
que naissent l’invention de la race<br />
et les théories sur l’infériorité raciale ?<br />
Dès le XIII e siècle, des colloques réunissaient des Européens à<br />
Cologne pour examiner et comparer les attributs, les corps des<br />
Une histoire des Noirs d’Europe :<br />
De l’Antiquité à nos jours, Albin Michel,<br />
304 pages, 22,90 €.<br />
femmes noires et blanches, déterminer certaines différences.<br />
Au XVIII e siècle, avec la traite, les scientifiques ont la possibilité<br />
d’examiner de près, de torturer. Les archives prouvent<br />
que cette recherche physique est monstrueuse. Des théories<br />
raciales basées sur des classifications pseudoscientifiques se<br />
développent et vont passionner l’Europe. Selon Buffon, puis<br />
Francis Galton, le père de l’eugénisme en Grande-Bretagne,<br />
l’infériorité est établie. Au XIX e siècle, on abolit l’esclavage, mais<br />
deux périodes se superposent : les abolitionnistes se battent<br />
pour la fin de la traite, mais parmi eux, certains partent à la<br />
conquête de l’Afrique pour exploiter les matières premières. Plutôt<br />
que de continuer à se faire la guerre, les différents empires<br />
et pays européens décident de se partager le<br />
continent d’une manière « civilisée », comme<br />
disent les Anglais, lors de la conférence de<br />
Berlin fin 1884, début 1885.<br />
Les intérêts économiques ont<br />
conditionné la construction des races,<br />
pour justifier l’exploitation des peuples<br />
et des territoires ?<br />
Oui. La construction raciale s’est fondée<br />
sur des considérations économiques à<br />
mesure que l’Europe s’enrichit grâce à la<br />
traite transatlantique. Elle fixe les identités<br />
africaines, africaines-américaines, mais aussi<br />
européennes. On ne construit pas seulement<br />
l’autre, on se construit aussi par rapport à<br />
lui : la supériorité, la France des Lumières…<br />
Certains penseurs des Lumières avaient des<br />
parts dans la traite transatlantique ! Pour<br />
justifier la prédation économique, des Européens<br />
estiment que ces peuples sont sous-développés<br />
intellectuellement. Et un marchand<br />
esclavagiste de Bristol affirme même que c’est la volonté de<br />
Dieu : Il nous a montré le chemin, donc Il approuve nos actes.<br />
La plupart des personnages de votre ouvrage<br />
sont des hommes. Avez-vous eu des difficultés<br />
à trouver des archives sur les femmes ?<br />
Oui. Et c’était très douloureux cette absence d’archives, de<br />
traces archéologiques sur les femmes. C’est hélas très parlant.<br />
Donc dans la partie consacrée aux XX e et XXI e siècles, je me suis<br />
concentré sur elles. Je raconte notamment le parcours des sœurs<br />
Nardal, natives de la Martinique. Dans les années 1930, entre<br />
les deux guerres, elles prennent Paris à bras-le-corps. Elles<br />
organisent des salons, écrivent, en vue de changer les mentalités,<br />
mettre le doigt sur les préjugés – la femme noire exotique,<br />
l’homme noir réduit à boxer et à montrer ses muscles…<br />
Des stéréotypes dont nous avons hérité et qui existent encore<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 71
ENTRETIEN<br />
aujourd’hui. Ces femmes de lettres ont conscience du rôle primordial<br />
de l’éducation pour déconstruire ces préjugés. Leurs<br />
salons ne sont pas uniquement fréquentés par la diaspora noire,<br />
mais aussi par la classe moyenne éduquée, blanche. C’est un<br />
exemple positif de collaboration de personnes d’horizons différents.<br />
Les sœurs Nardal sont à l’origine du mouvement noir,<br />
elles sont les précurseuses de la négritude et inspireront Aimé<br />
Césaire, Léopold Sédar Senghor, Léon-Gontran Damas…<br />
Pourquoi utilisez-vous le terme « Africains-Européens »,<br />
encore très peu employé, pour désigner les Noirs<br />
en Europe ?<br />
C’est un clin d’œil aux Africains-Américains qui acceptent, et<br />
même réclament, le fait d’avoir plusieurs cultures. En France, on<br />
est « d’origine » : une identité est toujours plus forte que l’autre.<br />
Les Afro-Américains sont à la fois de descendance africaine, ils<br />
reconnaissent cette histoire, même si leur relation avec le continent<br />
est lointaine, et aussi complètement américains, confortables<br />
dans cette identité multiple. En Europe, on est encore<br />
en train de se battre pour faire reconnaître que l’on peut être<br />
africain et européen.<br />
Quel regard portez-vous sur le modèle<br />
d’intégration de la France, où vous avez grandi,<br />
qui se veut universaliste, assimilationniste ?<br />
Pour beaucoup de gens comme moi qui ont grandi en France,<br />
c’était un problème. La Constitution veut que l’on soit unis, indivisibles.<br />
C’est une belle idée. Mais dans la réalité, le racisme,<br />
son héritage sont très présents. Les constructions raciales ne<br />
sont pas racontées ni expliquées, mais elles ont profondément<br />
marqué la France, qui refuse de le reconnaître. Elle célèbre des<br />
figures clefs, comme Césaire, Joséphine Baker… Mais elle ne<br />
parle pas des discriminations quotidiennes basées sur la couleur<br />
de peau que j’ai vécues enfant. Elles ont été douloureuses. Pourtant,<br />
il est nécessaire d’en parler. De même, cette peur d’une<br />
Afrique qui monte et qui envahirait l’Europe… Il y a plusieurs<br />
siècles, c’était l’inverse ! Il faudrait discuter de ces sujets dans<br />
un contexte historique plus large.<br />
Vous vivez en Grande-Bretagne, au pays de Galles.<br />
Êtes-vous plus à l’aise avec le modèle anglo-saxon,<br />
parfois vu depuis la France comme communautariste ?<br />
Oui. Cela ne veut pas dire qu’il y a moins de racisme en<br />
Grande-Bretagne. Mais on peut le nommer plus facilement. On<br />
dispose de chiffres, de mécanismes pour mettre en évidence,<br />
par exemple, des discriminations au sein d’une entreprise, où<br />
il n’y aurait pas assez de personnes issues des ethnic minorities,<br />
de telle appartenance culturelle… À mon arrivée, je trouvais<br />
ça choquant. Puis, j’ai compris que c’était important. La discrimination<br />
basée sur le port du voile ou la couleur de peau sera<br />
visible s’il manque des personnes de cette communauté. On va<br />
essayer de comprendre, de mettre le doigt sur ces inégalités.<br />
Ça ne signifie pas nécessairement qu’une solution sera trouvée,<br />
car le racisme résiste à toute forme d’antiracisme, mais cela m’a<br />
permis de vivre beaucoup plus sereinement.<br />
« On devrait<br />
utiliser le terme<br />
“Africain-Européen”.<br />
Mais en France,<br />
on est “d’origine”,<br />
une identité est<br />
toujours plus forte<br />
que l’autre. »<br />
Qu’est-ce qui vous dérangeait en France ?<br />
Au nom de la liberté d’expression, on se réclame de pouvoir<br />
dire ce que l’on pense. Le raciste peut clamer sa haine à autrui.<br />
Pour beaucoup d’entre nous, c’est difficile à vivre. Je n’ai pas<br />
besoin de savoir qu’untel ne m’aime pas. Je veux juste que l’on<br />
m’ignore. En Grande-Bretagne, j’ai la possibilité d’être ignorée.<br />
Ils ne sont pas moins racistes, mais ils n’ont pas le désir pressant<br />
de me dire que ma couleur de peau les dérange. Parce que la<br />
loi leur dit : attention, non ! D’autre part, d’un point de vue personnel,<br />
je n’avais pas envie d’avoir d’enfants en France, parce<br />
qu’ils auraient souffert du racisme. Ainsi, mes enfants sont nés<br />
outre-Manche. Il y a vraiment un impact intime, psychologique,<br />
émotionnel, familial important. La France est très brutale dans<br />
son approche soi-disant assimilationniste.<br />
L’un de vos confrères historiens, Pap Ndiaye,<br />
a été nommé ministre de l’Éducation nationale<br />
français en mai dernier. Cette annonce a provoqué<br />
des attaques virulentes au sein de l’extrême droite<br />
et d’une partie de la droite. Qu’est-ce que cela<br />
vous inspire ?<br />
Je connais Pap, j’étais très contente qu’il accepte le poste.<br />
Mais je savais que cette nomination allait susciter des réactions<br />
violentes. C’était ignoble. Les voix de l’extrême droite résonnent<br />
très fort en France. Leur donner de l’espace médiatique les<br />
amplifie. Mais la France n’est pas forcément opposée à Pap<br />
Ndiaye, elle est plus complexe. Elle est différente de celle que<br />
j’ai quittée il y a vingt-deux ans. Elle est beaucoup plus à même<br />
de critiquer à haute voix l’extrême droite. C’est une belle victoire.<br />
D’autres associaient Pap Ndiaye à la gauche et ont regretté<br />
qu’il rejoigne un gouvernement centriste. Certes, on peut rester<br />
aux périphéries et critiquer, construire ses propres plates-formes<br />
radicales pour pousser au changement, c’est important. Mais<br />
72 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
COLLECTION NARDAL/ARCHIVES DE MARTINIQUE/COLLECTION COLLECTIVITÉ TERRITORIALE DE MARTINIQUE<br />
je pense aussi qu’il faut que des gens aient accès au<br />
cœur du pouvoir pour impulser ces changements<br />
de l’intérieur.<br />
Vous dites que dans l’enseignement<br />
de l’histoire de l’esclavage, les résistances<br />
des Africains et des populations serviles<br />
dans les Amériques ne sont pas<br />
suffisamment racontées.<br />
En effet. Pourtant, c’est une histoire décisive :<br />
redonner la part d’agency, d’agentivité, la capacité<br />
d’action des personnes réduites en esclavage. En<br />
France, après la loi Taubira de 2001 [tendant à la<br />
reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant<br />
que crime contre l’humanité, ndlr], les contenus des<br />
manuels scolaires ont changé. En Angleterre, on est<br />
encore en train de batailler avec le gouvernement de<br />
droite, voire d’extrême droite, lequel ne veut pas en<br />
entendre parler. Les ministres de l’Éducation et de<br />
l’Enseignement supérieur ont des vues pro-Trump<br />
inquiétantes. Par contre, au pays de Galles, suite<br />
à la mort de George Floyd, le gouvernement nous<br />
a demandé, en tant qu’universitaires, d’écrire un<br />
rapport afin de changer les manuels scolaires. Donc<br />
cette année, dès l’âge de 6 ans, les enfants apprendront<br />
une histoire beaucoup plus diversifiée et qui<br />
ne se limite pas à l’esclavage.<br />
Dans l’espace public, que faire des statues<br />
de personnages au passé esclavagiste ?<br />
Les nations se construisent un récit, un « nous »<br />
victorieux par rapport aux colonies, aux autres<br />
royaumes, pays, etc. Mais quand la société change,<br />
il faut suivre. Certains résistent au changement,<br />
car cela implique de remettre en question l’identité<br />
nationale, individuelle, de faire face à la culpabilité,<br />
la peur de l’autre… Il faut raconter cette histoire de<br />
luttes et ces histoires simultanées. Si l’on déboulonne<br />
une statue, peut-être peut-on la placer ensuite dans<br />
un musée – même si pour certains, c’est encore une manière de<br />
glorifier le personnage. Ou bien, si on ne la déboulonne pas, on<br />
peut apposer une plaque qui explique pourquoi. Il faut procéder<br />
au cas par cas, de plusieurs manières. Par exemple, à Paris,<br />
l’ancienne rue Richepance [général ayant rétabli l’esclavage en<br />
Guadeloupe en 1802 sur ordre de Napoléon, ndlr] se nomme<br />
désormais la rue du Chevalier de Saint-George [au XVIII e siècle,<br />
fils d’une esclave, Joseph Bologne de Saint-George était musicien,<br />
chef d’orchestre, capitaine de la garde nationale de Lille, colonel<br />
de la légion franche de cavalerie des Américains et du Midi, ndlr].<br />
Et sur la plaque, les deux noms sont indiqués.<br />
Votre génération pensait qu’il suffisait de travailler<br />
dur pour faire taire le racisme, dites-vous.<br />
Comment percevez-vous le mouvement afroféministe<br />
en France, qui a un discours intersectionnel ?<br />
Dans les années 1930, à Paris, les sœurs Nardal organisent des salons<br />
littéraires, écrivent, en vue de changer les mentalités, de mettre le doigt<br />
sur les préjugés, comme celui de la femme noire exotique.<br />
J’aime beaucoup ! Et j’en parle dans mon ouvrage. Moi, il<br />
fallait que je sois la première de la classe, la première en tout<br />
– j’avoue aussi qu’il y avait un côté revanchard ! Les portes restaient<br />
fermées pour ceux qui n’avaient pas accès à l’éducation à<br />
cause du racisme, de leur classe sociale. La nouvelle génération<br />
revendique que, pauvre ou riche, elle n’a pas à essayer de plaire.<br />
Elle est française, et elle a le droit d’exister ici au même titre que<br />
les autres. Il n’y a pas à se justifier et à se battre pour avoir des<br />
miettes. Les voix de d’afroféminisme sont de plus en plus fortes.<br />
Il y a vingt ans, il n’y avait pas de figure comme Rokhaya Diallo.<br />
Or, on a besoin de telles personnalités sur la place publique.<br />
Elles ouvrent un dialogue sur des questions profondes que de<br />
mon temps, on n’examinait même pas. J’ai grandi avec SOS<br />
Racisme, j’ai détesté. C’était un discours très édulcoré, avec une<br />
approche paternaliste. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 73
ambition<br />
Ons Jabeur,<br />
la championne<br />
en attente<br />
Elle est désormais 2 e mondiale, niveau jamais atteint<br />
par une joueuse de tennis africaine, arabe, musulmane.<br />
Elle est devenue un véritable phénomène de société en Tunisie.<br />
Et aussi un exemple pour de nombreuses jeunes filles<br />
aux quatre coins de la planète. Reste à gravir une nouvelle<br />
marche. Enfin cette victoire dans un tournoi<br />
du Grand Chelem. par Frida Dahmani<br />
FRANCK SEGUIN/PRESSE SPORTS<br />
74 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
En plein entraînement,<br />
à Sousse, en décembre 2021.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 75
AMBITION<br />
À son domicile, à Sousse.<br />
Le 10 septembre dernier, bon nombre de<br />
Tunisiens retenaient leur souffle. Ons<br />
Jabeur, alors 5 e mondiale et première<br />
joueuse arabe et africaine à parvenir à ce<br />
niveau, affrontait pour la finale dame de<br />
l’US Open, la 1 re mondiale, la Polonaise<br />
Iga Swiatek. Dans un stade Arthur-Ashe<br />
comble et devant un public qui lui était<br />
tout acquis, la championne de tennis avait à bout de balle l’opportunité<br />
de remporter son premier tournoi de Grand Chelem à<br />
New York. Malgré un forfait avant le début de l’Open d’Australie,<br />
un échec au premier tour de Roland Garros – où elle est pourtant<br />
comme chez elle – et une défaite en finale de Wimbledon,<br />
2022 est paradoxalement une année majeure pour celle qui est<br />
entrée dans le top 10 du classement WTA fin 2021. Désormais<br />
numéro 2, elle s’apprête à jouer en novembre la finale féminine<br />
du prestigieux tournoi ATP Finals, qui oppose les huit meilleures<br />
joueuses du monde.<br />
Le petit coup de pouce du destin tant espéré sur l’US Open<br />
n’a pas eu lieu : Ons Jabeur n’a pas franchi la marche supérieure,<br />
peut-être trop haute. Sur les deux sets joués, la jeune<br />
femme a alterné les (rares) moments de grâce et les hésitations,<br />
donnant l’impression qu’elle réitérait le scénario de la finale de<br />
Wimbledon, où, deux mois plus tôt, elle s’inclinait devant la<br />
Kazakhe Elena Rybakina. « Elle n’a pas de chance avec les jeunes<br />
joueuses grandes et blondes, ce sont de véritables machines »,<br />
se consolent ses fans tunisiens. Selon leurs pronostics, avec<br />
notamment deux victoires en circuit WTA à Madrid et Berlin,<br />
Ons pouvait faire la différence. Mais en dépit de son parcours<br />
étonnant, son endurance, sa volonté à toutes épreuves et son évolution<br />
régulière sur les dix dernières années, la championne ne<br />
s’est pas construit un mental à toutes épreuves et semble parfois<br />
intimidée par ses adversaires. « Elle doute, s’énerve contre elle<br />
et oublie qu’elle est douée », peut-on lire sur Internet de la part<br />
d’un supporter. Une réaction qui devient une entrave.<br />
UNE AFFAIRE DE FAMILLE<br />
Initiée au tennis par sa mère, Samira, qui a perçu le potentiel<br />
de sa cadette, elle reçoit sa première raquette à 3 ans. Après des<br />
débuts au club de Monastir, elle est licenciée auprès de celui de<br />
Hammam Sousse et intègre l’équipe nationale. Au cours de ses<br />
études au lycée sportif d’El Menzah, à Tunis, elle devient double<br />
championne d’Afrique des moins de 16 ans et médaillée d’or des<br />
premiers Jeux africains de la jeunesse. En 2010, elle est désormais<br />
numéro 1 du continent. « Si je gagne à Roland- Garros, je<br />
t’offre un thé », avait-elle un jour lancé à sa mère à 11 ans, relate<br />
FRANCK SEGUIN/PRESSE SPORTS<br />
76 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
EPA-EFE/PRÉSIDENCE DE LA TUNISIE<br />
Samira. Ce sera chose faite en 2011, avec sa victoire au tournoi<br />
junior – et son premier titre en Grand Chelem junior.<br />
Les infrastructures en Tunisie étant insuffisantes, elle s’entraîne<br />
en Belgique et en France. La jeune fille y est confrontée à<br />
d’autres modes de vie, prend du recul et trouve ses marques. Elle<br />
s’émancipe, confirme ses objectifs, choisit l’équipe qui l’entoure<br />
et entame une ascension en dents de scie. C’est sa marque de<br />
fabrique : elle chute et se relève plus puissante, plus déterminée,<br />
mais n’est pas à l’abri d’un autre faux pas. Sa carrière semble<br />
un temps piétiner. Elle prend comme<br />
entraîneur Bertrand Perret, avant de se<br />
recentrer sur un staff « 100 % tounsi »<br />
(100 % tunisien), comme elle aime à<br />
le souligner : elle compte ainsi sur son<br />
préparateur physique, le champion<br />
d’escrime Karim Kamoun – qui est également<br />
son mari –, ainsi que sur son<br />
coach, l’ancien joueur de tennis Issam<br />
Jellali. À leurs côtés, Ons Jabeur s’épanouit<br />
: elle est plus enjouée et plus performante.<br />
Un épanouissement que celle<br />
qui gagne en assurance sur le circuit<br />
professionnel doit aussi à sa préparatrice<br />
mentale depuis fin 2016, la psychologue<br />
française Mélanie Maillard.<br />
« J’étais une personne qui ne savait pas<br />
gérer beaucoup de stress », confiait en<br />
juillet la championne qui, de temps en<br />
temps, n’écoute pas ses coachs.<br />
À partir de 2018, les étoiles<br />
s’alignent : la jeune femme progresse,<br />
grimpe au classement mondial, peaufine<br />
son jeu basé sur une variété de<br />
frappes, avec une alternance de coups<br />
imprévisibles tout en slices et drop<br />
shots. Lors de la finale de l’US Open<br />
2022, les commentateurs sportifs ont<br />
salué ses amortis depuis la ligne de fond<br />
et ses coups droit. Des manœuvres qui<br />
lui auraient permis de faire la différence<br />
si elle y avait eu plus recours durant la rencontre. Mais celle<br />
qui tient ses promesses, assume son parcours, s’affirme, fait son<br />
bilan et promet de faire mieux à la prochaine saison.<br />
La veille de cette finale, sa mère, fébrile, déplorait ne pas<br />
pouvoir être dans les tribunes à ses côtés : « Je sais qu’elle doit<br />
être concentrée, qu’elle donne le change pour camoufler la<br />
tension qui monte. Ces tournois ne sont pas une sinécure, on<br />
n’avait même pas eu le temps de voir la statue de la Liberté il<br />
y a quelques années lors d’un précédent match à New York »,<br />
raconte celle qui n’a pas non plus pu se rendre à Wimbledon,<br />
« faute de visa qu’[elle n’a] pas demandé et que personne ne [lui]<br />
a proposé ». Sa voix tremble et interpelle Ridha, son époux, qui<br />
acquiesce et partage son émotion. Cet homme paisible, chef d’entreprise,<br />
grand-père depuis peu, assure que l’essentiel est que<br />
« les enfants s’épanouissent dans leurs choix ».<br />
Depuis le commencement de sa carrière, ses parents sont<br />
son repère, son socle. Ons leur doit de lui avoir mis le pied à<br />
l’étrier et de ne l’avoir jamais lâchée : « Ils ont sacrifié beaucoup<br />
de choses et ont accepté de voir leur petite fille poursuivre un<br />
rêve qui, honnêtement, n’était pas garanti à 100 % », répète<br />
souvent celle qui a grandi dans une famille de classe moyenne<br />
Elle a reçu la médaille de l’ordre national du Mérite des mains<br />
du président tunisien Kaïs Saïed, le 14 juillet 2022.<br />
L’athlète n’a pas encore<br />
un mental à toute épreuve,<br />
elle semble parfois intimidée<br />
par ses adversaires.<br />
supérieure particulièrement soudée, à la fois conservatrice et<br />
moderne. Sa mère est même pendant un temps son mentor ;<br />
elle l’accompagne, la pousse à se surpasser et veille sur elle. Face<br />
aux difficultés de susciter l’intérêt des institutions pour financer<br />
ses débuts, leurs « proches se sont cotisés », indique son père.<br />
Une solidarité et un esprit de clan qui caractérisent la région du<br />
Sahel où la joueuse est née en 1994. Elle a d’ailleurs hérité du<br />
caractère bien trempé des femmes de cette terre où la fidélité à<br />
Bourguiba, père de l’indépendance en 1956, est encore très vive.<br />
Malgré les voyages et les tournois à l’étranger, c’est à Monastir<br />
qu’Ons Jabeur prend ses quartiers d’hiver pour s’entraîner au<br />
calme dans un environnement qui lui est cher. « Elle a besoin de<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 77
AMBITION<br />
ses racines, la famille est son moteur », explique une cousine. Ses<br />
supporters la donnent déjà gagnante de la première édition du<br />
tournoi féminin Jasmin Open Tunisia – pour lequel elle a grandement<br />
œuvré –, qui se déroulera du 1 er au 9 octobre à Monastir,<br />
qui espère fêter sa championne. La joueuse jubile, elle va jouer<br />
chez elle, parmi les siens.<br />
À cette configuration privilégiée s’est intégré Karim Kamoun,<br />
qu’elle a rencontré au lycée sportif. Depuis, ils cultivent l’art<br />
d’être heureux, affichent une complicité assez rare et ne cachent<br />
pas leur tendresse. Pour lui, la polyglotte, qui passe de l’arabe au<br />
français ou à l’anglais, s’est mise au russe, la langue maternelle<br />
de ce binational. Un choix qui pourrait déplaire, mais pour elle,<br />
c’est une question de cœur et pas de politique. La championne<br />
refuse d’ailleurs d’être instrumentalisée et a été embarrassée en<br />
juillet dernier quand le ministère des Sports et de la Jeunesse a<br />
laissé entendre qu’elle était favorable à l’initiative présidentielle<br />
d’un référendum pour l’adoption d’une nouvelle Constitution<br />
– qui a du reste été validé. Bonne joueuse, elle a néanmoins<br />
accepté le titre de « ministre du Bonheur » que lui donnent les<br />
réseaux sociaux.<br />
Ses victoires, son parcours, son attachement à son pays…<br />
Tout ce qu’elle donne à voir raconte une histoire positive à<br />
laquelle les Tunisiens sont sensibles. Alors qu’ils ignorent tout<br />
du tennis le plus souvent, ils sont néanmoins intarissables sur<br />
Lors de la finale de l’US Open, à New York, le 10 septembre 2022.<br />
Elle a néanmoins<br />
accepté le titre<br />
de « ministre<br />
du Bonheur »<br />
que lui attribuent<br />
les réseaux sociaux.<br />
Ons Jabeur. « Elle a une telle personnalité que je regardais ses<br />
matchs sans connaître les règles du jeu », s’esclaffe un enseignant<br />
universitaire qui commente ses performances avec des jeunes,<br />
dans un café de l’Ariana, avant le démarrage de l’US Open. Pour<br />
les femmes, la championne, fan d’Eminem et de Sade, est une<br />
source d’inspiration : « Elle n’a pas bronché quand des fanatiques<br />
ont fait des remarques sur ses jupes trop courtes sur le terrain ;<br />
c’était la meilleure réaction face à ces tartuffes », expose une<br />
retraitée. À son insu, elle est devenue le symbole d’une forme<br />
de liberté, celle d’une Tunisienne qui gagne, en ayant surmonté<br />
des épreuves tout en conservant sa simplicité. « Finalement, c’est<br />
la fille que tous voudraient avoir, elle représente une émancipation<br />
valorisante de la femme, mais est aussi respectueuse de sa<br />
famille et de la société », avance un communicant.<br />
L’OPINION PUBLIQUE DERRIÈRE ELLE<br />
Ons met un point d’honneur à évoquer la Tunisie à chacune<br />
de ses interventions médiatiques ; pour certains, elle a fait plus<br />
pour la notoriété du pays que le ministère du Tourisme. « Nous<br />
assistons à la plus grande campagne promotionnelle pour la<br />
Tunisie avec cette jeune combattante, persévérante, intelligente,<br />
positive et symbolisant une jeune femme forte », analysait<br />
sur sa page Facebook Hassen Zergouni, patron du cabinet<br />
Sigma Conseil.<br />
Devenue phénomène de société, celle qui estime être redevable<br />
à sa terre natale a été flattée que l’opinion publique la<br />
soutienne sur les réseaux sociaux tant ce qu’elle renvoie de<br />
positif allège le sentiment d’échec qui prévaut en Tunisie. « Elle<br />
ose, n’a pas la grosse tête, fait le tour du monde, rencontre les<br />
plus grands, mais elle reste tunisienne avec une humilité vraiment<br />
touchante », résume l’un de ses supporters. Mal à l’aise<br />
face à cette popularité, la championne préserve sa vie privée,<br />
et ses fans respectent ce choix. À la veille de la demi-finale de<br />
l’US Open, et face au chauvinisme des commentateurs de la télévision<br />
française, ils lui rappelaient : « Caroline Garcia a un pays<br />
derrière elle, tu as un continent. » De quoi retrouver le goût de la<br />
gagne. La Ons-mania est également perceptible avec le nombre<br />
croissant d’inscriptions de jeunes gens aux clubs de tennis.<br />
DESIREE RIOS/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA<br />
78 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
Aux côtés de ses parents, Ridha et Samira, et de son époux et préparateur physique, Karim Kamoun.<br />
FRANCK SEGUIN/PRESSE SPORTS<br />
Symboliquement, ce qui est perçu comme une réussite individuelle<br />
pourrait, à un niveau collectif, redonner à la Tunisie un<br />
tant soit peu de grinta et l’envie de gagner. « Ons est un exemple,<br />
elle démontre que le collectif est gagnant : c’est depuis qu’elle est<br />
en synergie avec son équipe technique qu’elle réalise de meilleures<br />
performances », commentait l’une de ses camarades d’entraînement<br />
du club de Monastir en juillet dernier sur la chaîne<br />
El Watanya. D’autres, très pragmatiques, tentent d’évaluer ses<br />
gains en se disant que le sport à haut niveau rapporte gros en<br />
contrepartie de quelques années de sacrifice. Ils n’ont pas tort :<br />
elle a engrangé près de 4,5 millions de dollars en 2022. De quoi<br />
rendre le tennis très séduisant pour ceux qui confondent sport<br />
avec business, sans tenir compte des efforts à fournir. « Au pire,<br />
je serai entraîneur, ce qui n’est déjà pas si mal », évalue sur les<br />
terrains du club d’El Menzah un adolescent que les parents<br />
poussent vers cette discipline.<br />
Cette mordue de football et indéfectible supportrice du Real<br />
Madrid et de l’Étoile sportive du Sahel a démocratisé le tennis,<br />
notamment féminin, dans les pays maghrébins, où il est considéré<br />
comme une pratique chic, réservée à une élite de la banlieue<br />
nord de Tunis ou des quartiers huppés de Sousse. Personne<br />
n’aurait imaginé qu’un jour, on puisse suivre des tournois du<br />
Grand Chelem dans des cafés populaires. Mais celle qui a montré<br />
de la résilience et travaillé dur pour s’imposer est confrontée à<br />
un défi essentiel : celui de la course contre le temps. Il faut qu’elle<br />
se distingue et se donne toutes les chances d’arracher des titres<br />
qu’elle convoite depuis longtemps. Avec un tempérament fort,<br />
Ons doit se débarrasser de ses réflexes et vieux démons, qui se<br />
manifestent dans certains matchs et la plonge dans une sorte de<br />
passivité : « Elle réagit comme si elle s’étonnait d’être là, comme<br />
si elle considérait qu’elle n’était pas aussi légitime que ses adversaires<br />
», tente d’expliquer dans un groupe Facebook Faten Bouthour,<br />
une spécialiste du comportement. D’ailleurs, à chaque fois<br />
qu’elle a surmonté cette sorte de blocage ces dernières années,<br />
elle a exprimé un tennis flamboyant, créatif et gagnant. De ce<br />
point de vue, elle est très tunisienne dans sa gestion de match :<br />
elle alterne les passages à vide et les moments de grâce, et l’emporte<br />
quand elle ose.<br />
Certains estiment que Ons Jabeur est une gentille et citent les<br />
gestes amicaux ou les petites attentions envers ses adversaires.<br />
Celle qui admire le joueur Andy Roddick doit travailler son mental,<br />
car il est compliqué pour elle de se mettre dans la peau d’une<br />
tueuse. Mais son parcours et sa personnalité racontent l’histoire<br />
d’une championne qui a réussi, sans grands moyens, à la force<br />
de ses poignets et de volonté ; presque un conte moral à contrepied<br />
d’un monde sportif capricieux où l’argent et le vedettariat<br />
priment. « Je veux être moi-même », affirmait-elle aux médias à<br />
l’issue de l’US Open, en promettant de revenir en force. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 79
VIVRE MIEUX<br />
Prenons soin<br />
de nous !<br />
NOTRE CORPS, NOUS L’OUBLIONS TROP SOUVENT,<br />
nous le malmenons, nous lui imposons des nourritures pas toujours<br />
adaptées, et souvent, nous ne l’écoutons pas quand il se manifeste.<br />
Or, notre santé est notre bien le plus précieux. Par bonheur,<br />
on peut agir, en prendre soin et ainsi rester en forme. Le premier<br />
responsable de notre santé, c’est nous. par Annick Beaucousin<br />
Et pourtant, nous ne sommes pas toujours attentifs. Dans certains cas, par négligence, dans<br />
d’autres, par méconnaissance. À cet égard, face au flot d’informations parfois contradictoires<br />
et aux fausses idées qui circulent, nous avons du mal à nous y retrouver. Par exemple, certains<br />
sont influencés par leur patrimoine génétique, plus ou moins bon dans leur famille. Or, il ne<br />
faut pas y accorder plus d’importance que cela ne le mérite. La responsabilité des gènes dans les<br />
variations de la santé et de la longévité est estimée entre 25 % et 30 % seulement. Restent donc<br />
70 % à 75 % pour nous prendre en main. On sait maintenant que l’hygiène de vie (alimentation,<br />
activité physique, sommeil…) influe positivement sur nos gènes, non seulement pour préserver notre santé, mais<br />
aussi pour l’améliorer. Pour vous, voici quelques conseils rassemblés à la lumière des dernières données médicales.<br />
Nous sommes ce que nous mangeons.<br />
Bien s’alimenter dès le plus jeune âge est essentiel. Une bonne alimentation permet de lutter notamment contre<br />
le surpoids, le diabète, les maladies cardiovasculaires. Retenez ces trois conseils essentiels : miser sur la variété ;<br />
privilégier les aliments bruts et peu transformés par rapport aux denrées industrielles ; éviter les excès, notamment<br />
de sel (produits industriels là encore), de sucre et de graisses animales. Oubliez le lait après 20 ans, et hydratez-vous.<br />
Côté menus, on part sur les bases du désormais célèbre régime méditerranéen : consommation importante<br />
de fruits et légumes, légumineuses (lentilles, fèves, pois chiches…) et céréales peu raffinées (pains, pâtes et riz<br />
complets ou semi-complets…), aromates et huile d’olive, poisson (deux à trois fois par semaine), œufs, produits laitiers<br />
de façon modérée, peu de charcuterie, pas trop de viande – et de préférence des viandes blanches (dont la volaille).<br />
N’oublions pas d’augmenter les apports en oméga 3 : ces acides gras polyinsaturés réduisent les<br />
phénomènes inflammatoires et les risques cardiovasculaires, tout en renforçant les capacités cérébrales.<br />
Ils aident à bien vieillir ! Pour optimiser sa consommation, on privilégie les poissons gras (sardine,<br />
saumon, hareng, maquereau…), et on utilise régulièrement de l’huile de colza et de l’huile d’olive.<br />
Certains nutriments ont un effet bénéfique sur la santé et la longévité : le thé vert (qui régule le cholestérol<br />
et la glycémie, lutterait contre les cancers et réduit les pertes de mémoire), le citron (excellent pour l’équilibre acidobasique),<br />
le curcuma, les myrtilles, le romarin, les choux de toutes sortes, les légumes à feuilles vertes et colorées,<br />
le saumon… Et avis aux amateurs de tisanes : préférez-les au petit verre d’alcool. La camomille et la citronnelle ont<br />
un effet anti-inflammatoire et favorisent la digestion. Les boissons sucrées sont à limiter, un verre par jour maximum.<br />
Et chaque fois que l’on peut, évitons les dîners tardifs et essayons de respecter un jeûne de 12 heures entre le dîner<br />
et le petit-déjeuner. Cela aiderait l’organisme à éliminer les toxines, et donc à lutter contre les maux qui en découlent.<br />
80 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
L’activité physique, un vrai médicament.<br />
Ce serait même un médicament ultra-puissant, tant le mouvement est bon pour la santé !<br />
L’activité physique combat la prise de poids, le diabète, l’hypertension artérielle. Quand on<br />
bouge, le muscle cardiaque se développe, le système cardiovasculaire augmente le diamètre<br />
des artères, ce qui facilite la circulation du sang. De plus, les parois artérielles produisent<br />
alors des substances aidant à dissoudre les caillots sanguins. De leur côté, les muscles qui se<br />
contractent libèrent dans le sang des molécules qui diminuent le niveau d’inflammation de<br />
l’organisme, inflammation pouvant être à l’origine de maladies. L’activité physique aurait<br />
aussi des effets anti-cancer (notamment du sein, du côlon, du poumon, de la prostate).<br />
Si elle procure un sentiment de bien-être, nombre de recherches ont aussi mis en<br />
avant ses effets sur le cerveau, avec des résultats sur le sommeil, l’anxiété, le déclin<br />
cognitif et le risque de maladie d’Alzheimer. Elle protégerait également contre la<br />
dépression (et aiderait à en guérir). Mais pas besoin d’être marathoniens : 30 minutes<br />
par jour d’activité modérée (marche rapide, vélo…) font déjà beaucoup de bien.<br />
Sommeil réparateur et zen attitude.<br />
Le manque chronique de sommeil augmente le risque de maladies (hypertension, diabète), de surpoids, diminue<br />
les défenses immunitaires, favorise les troubles anxieux et dépressifs, et même la maladie d’Alzheimer. Il entraîne<br />
la formation de radicaux libres, entretient des phénomènes inflammatoires risquant d’être à l’origine de maladies,<br />
comme nous l’avons dit plus haut. Or, le rythme de notre vie quotidienne – avec un certain stress, des écrans qui nous<br />
enlèvent 1 heure à 1 h 30 de sommeil, un contexte quelque peu morose, des difficultés – agresse notre corps.<br />
Il faut avoir des nuits de 7 à 8 heures (dont nous avons pleinement besoin) et dormir dans le noir complet : on<br />
sécrète ainsi plus de mélatonine, hormone essentielle pour de bonnes nuits. Le corps et l’esprit ne font qu’un. Apprendre<br />
à se réserver un peu de temps pour décompresser : prendre soin de soi, s’apaiser intérieurement, c’est indispensable<br />
pour une bonne santé ! Les moments de détente, le yoga et la méditation apportent calme et sérénité au cerveau.<br />
Allô docteur !<br />
Pour nos enfants, nous programmons régulièrement des contrôles des yeux, des dents, de<br />
leur croissance… Mais nous, adultes, avons tendance à oublier. Si habituellement, nous<br />
consultons devant tout symptôme ou trouble nouveau, nous avons tendance à oublier le<br />
dépistage. Et pourtant, de nombreuses affections courantes s’installent à bas bruit.<br />
À commencer par notre tension artérielle, qu’il faut vérifier au moins une fois<br />
par an. Cela peut se faire à domicile avec un tensiomètre et une application gratuite<br />
(telle SuiviHTA). L’hypertension (14/9 et plus) est une maladie fréquente, et les<br />
populations à la peau noire y sont davantage sujettes : les artères se rigidifient,<br />
vieillissent prématurément, ce qui expose à des accidents cardiovasculaires. Les<br />
contrôles sanguins du cholestérol et de la glycémie sont également indispensables,<br />
et c’est le médecin traitant qui en fixe le rythme en fonction des facteurs de risque.<br />
À partir de 50 ans, même si tout va bien, on renforce la surveillance : visite<br />
annuelle chez le généraliste, le gynécologue, l’urologue et le gastro-entérologue,<br />
dépistage des cancers (sein, côlon, vessie…) et des maladies cardiovasculaires. Et<br />
on n’oublie pas l’ophtalmologue tous les deux à trois ans : cela permet de détecter un<br />
début de glaucome ou de macula. Ni le dentiste : l’état des gencives peut se dégrader,<br />
et des bactéries s’infiltrant augmentent le risque de maladie cardiovasculaire.<br />
Prenez soin de vous ! ■<br />
J’aime<br />
mon cœur<br />
INFARCTUS, INSUFFISANCE CARDIAQUE,<br />
ARYTHMIE… seront soignés grâce à nos<br />
cellules souches : récupérées via une simple<br />
prise de sang, elles sont démultipliées dans<br />
un automate, puis injectées en une fois dans<br />
les tissus du cœur à régénérer. En quelques<br />
mois, le muscle cardiaque retrouve sa<br />
fonctionnalité. On évite ainsi des traitements<br />
lourds, et parfois une greffe de cœur…<br />
C’est la révolution qui vient d’être annoncée<br />
au cours de la Journée mondiale du cœur<br />
le 29 septembre, et c’est en cours<br />
d’essais cliniques en Europe.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 81
BUSINESS<br />
Interview<br />
Cédric Philibert<br />
Flutterwave<br />
dans la tempête<br />
Des appels d’offres<br />
pour le pétrole et le gaz de RDC<br />
La course<br />
à l’hydrogène<br />
vert<br />
Face à l’urgence climatique, les projets de production foisonnent<br />
du Maroc à l’Afrique du Sud, en passant par Djibouti.<br />
Le continent dispose des ressources nécessaires pour devenir<br />
un acteur majeur dans ce secteur novateur. par Cédric Gouverneur<br />
L’hydrogène. C’est l’une des<br />
solutions les plus prometteuses<br />
pour assurer la transition<br />
énergétique vers une économie<br />
mondiale libérée des émissions<br />
de carbone, et limiter au maximum le<br />
réchauffement climatique. À la condition<br />
impérative que l’extraction du dihydrogène<br />
(H 2<br />
) par électrolyse s’effectue non pas avec des<br />
énergies fossiles, mais au moyen d’énergies<br />
renouvelables ! C’est ce que l’on dénomme<br />
« hydrogène vert » (propre), par opposition<br />
à « hydrogène gris » (émetteur de CO 2<br />
) [voir<br />
l’interview de Cédric Philibert pages suivantes]. Cet<br />
élément, qui est le plus répandu sur Terre – il est<br />
présent dans chaque molécule d’eau –, peut<br />
être employé pour l’industrie, dans les engrais<br />
et les transports. Deux premières voitures<br />
à hydrogène (la Toyota Mirai et la Hyundai<br />
Nexo, encore très onéreuses) sont sur le marché.<br />
À Paris, la société Hype, qui fait rouler des<br />
taxis à hydrogène depuis 2015, ambitionne de<br />
déployer une flotte de près de 10 000 véhicules<br />
pour les Jeux olympiques de 2024.<br />
Le transport aérien – pointé du doigt pour<br />
ses rejets de CO 2<br />
– travaille aussi à développer<br />
ses avions. Airbus planche ainsi sur une « aile<br />
volante » de 100 mètres d’envergure, qui ne<br />
rejetterait que de la vapeur d’eau : l’appareil<br />
compenserait sa vitesse laborieuse (prévoir une<br />
quinzaine d’heures pour un vol transatlantique<br />
en 2035, contre sept aujourd’hui avec un<br />
long-courrier fonctionnant au kérosène…)<br />
par un confort accru, digne d’un paquebot<br />
de croisière. Idéalement, l’aviation commerciale<br />
pourrait se trouver décarbonée vers 2050 !<br />
SHUTTERSTOCK<br />
82 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
Idéalement, l’aviation<br />
commerciale pourrait se trouver<br />
décarbonée vers 2050 !<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 83
BUSINESS<br />
Le nouveau contexte géopolitique<br />
accroît également l’appétence<br />
pour l’hydrogène : depuis le début<br />
de la guerre en Ukraine en février,<br />
les Occidentaux explorent toutes<br />
les pistes pour s’affranchir du gaz et<br />
du pétrole du Kremlin… Or, l’Europe n’a<br />
ni l’ensoleillement, ni le vent, ni même<br />
les surfaces suffisantes pour produire<br />
assez d’hydrogène afin de répondre<br />
à ses besoins. À l’inverse, l’Afrique<br />
dispose de déserts côtiers où installer<br />
des usines de dessalement d’eau de<br />
mer, d’un ensoleillement record pour<br />
charger les panneaux photovoltaïques,<br />
et de grands espaces peu peuplés<br />
pour dresser des parcs solaires et<br />
éoliens (du fait de la forte densité de<br />
population en Europe, l’esthétisme des<br />
installations d’énergie renouvelable<br />
commence à faire débat…).<br />
En mai, six pays du continent<br />
(le Maroc, l’Égypte, la Mauritanie,<br />
l’Afrique du Sud, la Namibie et le<br />
Kenya) ont ainsi formé l’Africa Green<br />
Hydrogen Alliance. Lors du World<br />
Power-to-X Summit, organisé en juin<br />
dernier à Marrakech par l’Institut de<br />
recherche en énergie solaire et énergies<br />
nouvelles (IRESEN), en partenariat<br />
avec l’Université Mohammed IV<br />
Polytechnique, le Maroc a d’ailleurs<br />
confirmé son ambition de produire<br />
de l’hydrogène dès 2025, avec des<br />
partenaires allemands et néerlandais.<br />
Alger – sur fond de rivalité<br />
avec Rabat – n’est pas<br />
en reste : plusieurs<br />
responsables ont réitéré<br />
dans les médias l’intérêt<br />
du pays pour cette filière.<br />
L’Égypte a, elle, signé<br />
un protocole d’accord<br />
avec l’Arabie saoudite<br />
et la société Alfanar (qui dispose<br />
de panneaux solaires dans la région<br />
d’Assouan) pour un mégaprojet de<br />
3,5 milliards de dollars, afin de<br />
produire de l’ammoniac vert et de<br />
l’hydrogène. Quant à la Mauritanie,<br />
elle a conclu fin mai un accord-cadre<br />
avec le groupe australien CWP Global,<br />
l’un des leaders de l’énergie solaire<br />
sur l’île-continent : baptisé AMAN,<br />
Grandement désertique et bordée par l’Atlantique, la Namibie est sur les rangs.<br />
Le nouveau<br />
contexte<br />
géopolitique<br />
accroît aussi<br />
l’appétence pour<br />
cet élément.<br />
ce mégaprojet de 18 gigawatts (GW)<br />
d’énergie éolienne et 12 GW d’énergie<br />
solaire devrait produire, d’ici 2030, par<br />
dessalement puis électrolyse de l’eau de<br />
mer, 10 millions de tonnes d’ammoniac<br />
ou 1,7 million de tonnes d’hydrogène<br />
dans les régions de Dakhlet<br />
Nouâdhibou et d’Inchiri. À l’autre bout<br />
du continent, l’Afrique du<br />
Sud – important pollueur<br />
en raison de ses centrales<br />
à charbon – entend<br />
employer l’hydrogène<br />
afin de décarboner<br />
son économie. Avec<br />
des partenaires publics<br />
et privés allemands,<br />
Pretoria veut ouvrir, dans la province<br />
du Cap-Nord, une usine de 10 GW<br />
afin de produire un demi-million<br />
de tonnes d’hydrogène par an d’ici<br />
2030, à un coût compétitif estimé<br />
à 1,60 dollar le litre. Qui plus est,<br />
le géant minier d’Afrique australe<br />
est le premier producteur mondial<br />
de platine : or, ce métal rare à l’échelle<br />
mondiale entre, avec le cuivre, dans<br />
la fabrication des électrodes afin<br />
de procéder à l’électrolyse de l’eau.<br />
Grandement désertique et bordée par<br />
l’Atlantique, la Namibie – qui achète<br />
la majeure partie de son électricité<br />
à son voisin sud-africain – mise<br />
aussi sur l’hydrogène : à l’exemple<br />
de la Mauritanie, elle veut installer<br />
des usines de dessalement, alimentées<br />
en électricité par des panneaux<br />
photovoltaïques, puis électrolyser cette<br />
eau pour en extraire le dihydrogène.<br />
Le consortium franco-allemand Hyphen<br />
Hydrogen Energy va ériger sur la côte,<br />
à Tsau Khaeb, un complexe industriel<br />
de près de 10 milliards de dollars,<br />
qui pourrait dès 2026 produire 2 GW,<br />
puis 5 GW d’énergies renouvelables<br />
(éolien et solaire), et 300 000 tonnes<br />
d’hydrogène et d’ammoniac, dont<br />
une partie pourrait être exportée<br />
ALAMY<br />
MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
ALAMY - SHUTTERSTOCK<br />
à travers le monde via le port voisin<br />
de Lüderitz. Les autorités de Windhoek<br />
espèrent ainsi créer 18 000 emplois<br />
directs, dont 3 000 permanents.<br />
Quant au Kenya, la secrétaire d’État<br />
à l’Énergie Monica Juma a affirmé<br />
en juillet l’objectif du pays d’atteindre<br />
la neutralité carbone dès 2030,<br />
notamment grâce à l’hydrogène.<br />
Du côté de Djibouti – pas encore<br />
membre de l’Africa Green Hydrogen<br />
Alliance –, un accord-cadre a été<br />
conclu en juillet dernier avec le<br />
groupe australien Fortescue Future<br />
Industries afin de produire de<br />
l’hydrogène et de l’ammoniac à partir<br />
d’énergies renouvelables (solaire,<br />
éolien et géothermie), à Obock et au<br />
nord-Ghoubet. L’État pivot de la Corne<br />
de l’Afrique, qui importe la majeure<br />
partie de son électricité, entend devenir<br />
autosuffisant, avec 100 % d’électricité<br />
renouvelable : « Djibouti ne veut pas<br />
manquer ce moment historique où<br />
l’hydrogène vert devient le carburant<br />
de la transition énergétique », a déclaré<br />
en juillet le ministre de l’Énergie et des<br />
Ressources naturelles Yonis Ali Guedi.<br />
Mais l’Afrique n’est pas la seule<br />
à s’intéresser à sa production. En<br />
Amérique du Sud, le Chili – avec<br />
son désert côtier et un solide secteur<br />
industriel… – est logiquement sur les<br />
rangs. Et surtout, les pays du Golfe, qui<br />
voient leurs bénéfices exploser depuis<br />
l’invasion russe, en raison de l’envolée<br />
des prix pétroliers, entendent réinvestir<br />
une partie de cette gigantesque manne<br />
(1 300 milliards de dollars attendus<br />
d’ici 2026 !) dans leur propre transition<br />
énergétique, et notamment dans des<br />
usines d’hydrogène. L’Arabie saoudite,<br />
les Émirats arabes unis et leur grand<br />
rival, le Qatar, sont en compétition<br />
pour s’imposer comme leader du secteur<br />
dans les toutes prochaines années. La<br />
course à l’hydrogène démarre à peine,<br />
et la concurrence sera rude. ■<br />
LES CHIFFRES<br />
56 % des commerces<br />
et des entreprises du Kenya<br />
préfèrent que leurs clients<br />
paient avec leur téléphone<br />
(contre 14 % au Nigeria<br />
et 7 % en Afrique du Sud),<br />
selon VISA. Avec M-Pesa,<br />
le pays est depuis 2007<br />
le pionnier mondial<br />
du paiement mobile.<br />
2,7 MILLIARDS<br />
DE DOLLARS,<br />
C’EST LA SOMME LEVÉE<br />
PAR LES START-UP<br />
AFRICAINES LES CINQ<br />
PREMIERS MOIS DE 2022,<br />
CONTRE 1,2 MILLIARD<br />
LORS DE LA MÊME<br />
PÉRIODE EN 2021.<br />
23 prêts<br />
contractés<br />
par 17 pays africains<br />
ont été annulés<br />
par la Chine, montrée<br />
du doigt pour creuser<br />
la dette du<br />
continent.<br />
10 MILLIARDS<br />
DE FRANCS CFA,<br />
C’EST LE MONTANT<br />
DES IMPÔTS PAYÉS<br />
VIA LES TÉLÉPHONES<br />
DES CONTRIBUABLES<br />
AU CAMEROUN<br />
EN 2021.<br />
19,6 %,<br />
tel était le montant<br />
de l’inflation<br />
en juillet dernier<br />
au Nigeria.<br />
Le plus haut niveau<br />
depuis 2005.<br />
23 300 tonnes de blé ukrainien<br />
ont débarqué le 30 août à Djibouti.<br />
Une première depuis le début<br />
du conflit entre la Russie et l’Ukraine<br />
en février dernier.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 85
BUSINESS<br />
Cédric Philibert<br />
CHERCHEUR ASSOCIÉ À L’INSTITUT FRANÇAIS DES RELATIONS INTERNATIONALES (IFRI)<br />
« Nous en sommes<br />
encore aux prémices »<br />
Partout sur le globe se développent des mégaprojets<br />
autour de l’hydrogène propre. Mais l’exploiter<br />
de façon rentable s’avère encore complexe, nous<br />
explique Cédric Philibert, analyste de l’énergie<br />
et du climat. propos recueillis par Cédric Gouverneur<br />
AM : Il y a deux catégories d’hydrogène,<br />
le vert et le gris. Qu’est-ce qui les différencie ?<br />
Cédric Philibert : L’hydrogène vert est produit par<br />
l’électrolyse de l’eau à partir d’énergies renouvelables<br />
[donc sans rejets carbonés, ndlr]. Le gris est quant<br />
à lui produit par « reformage » vapeur du gaz naturel<br />
à 800 degrés, ou par oxydation partielle du charbon.<br />
Une réaction chimique se produit : le méthane et l’eau<br />
vont produire de l’hydrogène… mais aussi du dioxyde<br />
de carbone (CO 2<br />
). Ce processus engendre donc des<br />
rejets carbonés en tant que matières premières, en plus<br />
des rejets résultant de la combustion du gaz naturel,<br />
qui fournit son énergie au procédé. Cet hydrogène gris<br />
dégage 800 millions de tonnes de CO 2<br />
par an dans le<br />
monde ! Il faudra donc soit le décarboner – c’est ce que l’on<br />
dénomme « hydrogène bleu », fabriqué à partir d’énergie<br />
fossile, mais dont on capture le CO 2<br />
émis lors de son<br />
élaboration –, soit le remplacer par de l’hydrogène vert.<br />
Le gris domine-t-il encore le marché ?<br />
Le vert reste en effet pour le moment très marginal.<br />
Les gros projets demeurent théoriques. L’hydrogène connaît<br />
un regain d’intérêt depuis la COP21 [qui s’est déroulée<br />
à Paris en décembre 2015, ndlr], lorsque l’on a envisagé<br />
de se diriger vers zéro émission nette de gaz à effet de<br />
serre, supposant de diviser les émissions par quatre, six<br />
ou huit. Cela change la donne : avant 2015, on envisageait<br />
surtout de décarboner le secteur de la production<br />
électrique. Il s’agit désormais d’aller beaucoup plus loin,<br />
de décarboner l’industrie, les transports… Cela implique<br />
de remplacer l’hydrogène gris par le vert – et dans<br />
certaines situations, de l’utiliser aussi comme vecteur<br />
d’énergie. La Namibie table sur 5 GW de solaire et d’éolien,<br />
dont 2 GW d’hydrogène produit par électrolyse.<br />
Depuis quand s’y intéresse-t-on ?<br />
L’idée d’utiliser l’hydrogène comme énergie est<br />
ancienne ! Son parcours rappelle celui du photovoltaïque :<br />
l’idée d’utiliser l’énergie solaire remonte au début du<br />
XX e siècle – Albert Einstein avait déjà étudié la question –,<br />
mais la première cellule photovoltaïque n’est apparue qu’en<br />
1954. Car pendant des décennies, l’énergie solaire coûtait<br />
trop cher et le processus n’était donc guère rentable – sauf<br />
en ce qui concerne des lieux trop isolés pour être raccordés<br />
au réseau électrique classique. Il a donc fallu attendre<br />
que le photovoltaïque soit subventionné par les pouvoirs<br />
publics pour que se crée, enfin, un effet d’entraînement :<br />
ces quinze dernières années, le coût du mégawattheure a<br />
été divisé par 10 ! On verra peut-être le même phénomène<br />
avec l’électrolyse productrice de dihydrogène. Mais nous<br />
en sommes encore aux prémices. L’avion à hydrogène volera<br />
en 2035… si tout va bien. À ce rythme, la flotte aérienne<br />
ne sera remplacée que vers 2050, quand la bataille contre le<br />
réchauffement climatique risque d’être déjà bien engagée.<br />
DR<br />
86 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
SHUTTERSTOCK<br />
L’hydrogène pourrait-il devenir le pétrole de demain ?<br />
Je ne pense pas. À mon sens, il sera seulement utilisé<br />
pour les engins ne pouvant fonctionner avec des batteries<br />
électriques classiques, qui demeurent beaucoup plus<br />
efficaces. Car l’hydrogène nécessite beaucoup d’énergie<br />
pour sa compression, son transport… Il sera davantage<br />
utilisé par l’industrie. On peut l’employer pour produire<br />
des engrais azotés, raffiner<br />
les produits pétroliers,<br />
ou dans le domaine<br />
de la sidérurgie lors de<br />
la réduction du minerai<br />
de fer (afin d’en retirer<br />
l’oxygène, qui l’oxyde).<br />
Aujourd’hui, ces processus<br />
industriels sont accomplis<br />
avec du gaz ou du charbon :<br />
on pourrait les effectuer<br />
avec de l’hydrogène.<br />
Il permet également<br />
de stocker de l’électricité.<br />
En ce qui concerne les<br />
transports, on ne sait<br />
pas électrifier les tankers<br />
ou les supercontainers :<br />
les longues liaisons<br />
maritimes demeurent en<br />
effet hors de portée des<br />
batteries électriques, car<br />
elles occuperaient les trois<br />
quarts de la surface du<br />
navire ! Afin de remplacer<br />
le gazole, on recherche<br />
un combustible à base<br />
d’hydrogène, comme<br />
l’ammoniac (composé<br />
d’azote et d’hydrogène).<br />
Dans les avions, il faudrait<br />
associer l’hydrogène vert<br />
avec du carbone, et c’est<br />
L’Union<br />
européenne<br />
connaît des<br />
conditions moins<br />
favorables à son<br />
exploitation<br />
que l’Afrique.<br />
pour le moment très compliqué. Mais en ce qui concerne<br />
le train, les batteries électriques feraient cela aussi bien.<br />
C’est l’élément le plus répandu sur terre.<br />
Oui, mais qu’il soit si répandu n’est pas le problème, car le<br />
dihydrogène utilisé à des fins industrielles n’existe pas à l’état<br />
naturel, ou alors seulement en petites quantités. L’extraire<br />
depuis l’eau, puis le stocker, exige beaucoup d’énergie.<br />
Cette dépense énergétique pèse fortement sur le rendement<br />
de l’hydrogène. Ainsi, il ne pourra pas être utilisé pour<br />
le chauffage, car il ne serait absolument pas rentable.<br />
Quel rôle peut jouer le vert sur le continent ?<br />
En Namibie, un important investissement dans l’éolien<br />
et le solaire peut profiter au pays, afin de décarboner<br />
l’électricité existante, de s’affranchir des centrales à charbon<br />
sud-africaines, puis d’exporter le surplus d’électricité<br />
Le H 2<br />
n’existant pas à l’état naturel, l’extraire<br />
depuis l’eau, puis le transformer et le stocker<br />
nécessite beaucoup d’énergie.<br />
produit sous forme d’ammoniac, et de dessaler l’eau de<br />
mer pour la rendre potable. Le Maroc – grand producteur<br />
d’ammoniac – s’y intéresse également beaucoup. Surtout,<br />
il se trouve suffisamment proche de l’Europe pour pouvoir<br />
envisager de l’exporter par pipeline. La Mauritanie a<br />
quant à elle signé un protocole d’accord avec une société<br />
australienne. À noter que certains pays ont, au cours<br />
du XX e siècle, produit de l’hydrogène par électrolyse à partir<br />
de barrages hydroélectriques, comme l’Égypte avec le<br />
barrage d’Assouan. Mais ces électrolyseurs géants ont,<br />
pour la plupart, été abandonnés dans les années 1990,<br />
au profit du gaz et du pétrole… L’Union européenne,<br />
de son côté, connaît des conditions moins favorables à<br />
l’exploitation de l’hydrogène que l’Afrique (ensoleillement,<br />
vent, surfaces disponibles…) : elle pourrait donc importer<br />
l’hydrogène du continent, mais probablement pas<br />
sous forme de dihydrogène. Plutôt des matériaux déjà<br />
partiellement transformés avec de l’hydrogène. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 87
Flutterwave<br />
dans la tempête<br />
La société nigériane de solutions de paiement,<br />
plus importante start-up africaine,<br />
vise Wall Street. Mais diverses accusations<br />
perturbent son introduction en Bourse.<br />
La licorne prépare activement son entrée au<br />
Nasdaq. Ci-dessus, son PDG, Olugbenga Agboola,<br />
accusé de « comportements inappropriés ».<br />
Il y a quelques mois encore,<br />
tout souriait à Flutterwave :<br />
après une levée de fonds de<br />
170 millions de dollars en<br />
mars 2021 pour faciliter son accès au<br />
marché nord-africain, puis une autre<br />
de 250 millions en février dernier pour<br />
développer ses activités, la fintech<br />
nigériane a atteint une valorisation de<br />
3 milliards de dollars. « Nos solutions<br />
sont utilisées dans le monde entier pour<br />
connecter les Africains au monde et<br />
le monde aux Africains », se félicitait<br />
son PDG de 38 ans, Olugbenga<br />
Agboola (surnommé GB). Créée<br />
en 2016, la start-up de solutions de<br />
paiement et de transferts revendique<br />
1 million d’entreprises clientes dans<br />
34 pays africains et 200 millions<br />
de transactions pour un montant de<br />
16 milliards de dollars, en association<br />
avec des partenaires comme PayPal,<br />
MTN et Airtel Africa. « Une plate-forme<br />
qui simplifie les paiements pour<br />
tous… Ce n’est pas la taille de<br />
l’entreprise qui compte, mais la<br />
taille de l’ambition : les entreprises<br />
ambitieuses de toutes tailles comptent<br />
sur Flutterwave pour développer leurs<br />
activités partout », explique son site<br />
francophone. La société, l’une des<br />
rares licornes (start-up pesant plus<br />
de 1 milliard de dollars) africaines,<br />
a ouvert des bureaux à San Francisco<br />
et débauché deux vétérans de la haute<br />
finance états-unienne (un ex-directeur<br />
de Goldman Sachs, Gurbhej Dhillon,<br />
et l’ex-vice-président d’American<br />
Express, Oneal Bhambani). Elle<br />
prépare activement son entrée<br />
au Nasdaq, le marché boursier des<br />
valeurs technologiques de Wall Street.<br />
SHUTTERSTOCK - FLUTTERWAVE<br />
88 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
MARTA NASCIMENTO/REA<br />
Mais depuis avril, Olugbenga<br />
Agboola doit affronter une série<br />
d’accusations de harcèlement moral<br />
et sexuel, relayées par le média<br />
d’investigation nigérian West Africa<br />
Weekly. D’anciennes collaboratrices<br />
l’accusent de « comportements<br />
inappropriés ». En outre, avec l’autre<br />
cofondateur de Flutterwave, Adeleke<br />
Adekoya, ils auraient utilisé leurs<br />
actifs au sein de la banque nigériane<br />
Access Bank afin de financer leur<br />
start-up, ce que le média qualifie<br />
de « délit d’initié ». D’anciens salariés<br />
attaquent même en justice la fintech,<br />
l’accusant de manquements dans<br />
ses rémunérations en actions. Des<br />
soupçons qui auraient déclenché<br />
une enquête du gendarme de la<br />
Bourse américaine, la Securities<br />
and Exchange Commission (SEC).<br />
Surtout, depuis juillet, la justice<br />
kenyane a gelé plus de 50 millions<br />
de dollars d’avoirs appartenant à<br />
Flutterwave, estimant que la société<br />
opère « sans licence » dans le pays.<br />
L’Asset Recovery Agency (ARA)<br />
l’accuse même de « blanchiment ».<br />
Cette dernière dénonce une<br />
« campagne de dénigrement »<br />
visant à saper son introduction<br />
en Bourse et promet des poursuites<br />
contre West Africa Weekly.<br />
De son côté, la Banque centrale<br />
du Nigeria a, le 1 er septembre dernier,<br />
octroyé à la licorne nationale la<br />
Switching and Processing License,<br />
depuis longtemps convoitée :<br />
elle lui permettra d’opérer dans le<br />
pays des transactions électroniques<br />
sans intermédiaires spécialisés. Ce<br />
coup de pouce suffira-t-il à rassurer<br />
les marchés ? « Je ne crois pas que<br />
les marchés internationaux soient<br />
prêts pour une introduction en<br />
Bourse de Flutterwave », confiait<br />
en août un investisseur africain<br />
anonyme à l’agence Bloomberg. ■<br />
Greenpeace craint de graves<br />
conséquences sur la biodiversité<br />
et le climat. Ici, un village au bord<br />
du fleuve Lukenie, à l’est du pays.<br />
Des appels d’offres pour<br />
le pétrole et le gaz de RDC<br />
L’inquiétude grandit chez les écologistes – mais aussi<br />
les USA –, qui redoutent des atteintes à l’environnement.<br />
Kinshasa a lancé fin juillet<br />
des appels d’offres pour<br />
l’exploration et l’exploitation<br />
de 27 blocs pétroliers et<br />
de trois blocs gaziers – deux fois plus<br />
que prévu –, portant sur des réserves<br />
estimées à 22 milliards de barils de brut<br />
et 66 milliards de mètres cubes de gaz.<br />
Il faut « mettre notre potentiel de<br />
ressources au service de notre pays », a<br />
commenté le président Félix Tshisekedi,<br />
alors que la République démocratique<br />
du Congo (RDC) est souvent qualifiée<br />
de « scandale géologique » et que<br />
la population subit des pénuries<br />
de carburant. Les défenseurs de<br />
l’environnement, dont Greenpeace,<br />
redoutent de graves conséquences sur<br />
la biodiversité et le climat, notamment<br />
dans la région de la Cuvette centrale,<br />
un écosystème riche en tourbières, qui<br />
ont la faculté de piéger naturellement<br />
du dioxyde de carbone, l’empêchant<br />
ainsi de contribuer au réchauffement<br />
climatique. L’Institut congolais pour<br />
la conservation de la nature (ICCN)<br />
se veut rassurant, promettant de<br />
« tracer des frontières communes »<br />
avec ses « collègues des hydrocarbures ».<br />
Le 9 août dans la capitale, le secrétaire<br />
d’État américain Antony Blinken n’a<br />
pas caché son inquiétude, demandant<br />
des « études préalables d’impact<br />
environnementales ». Félix Tshisekedi<br />
a alors assuré que la RDC continuerait<br />
d’être un « pays solution dans la lutte<br />
contre le réchauffement climatique ».<br />
Kinshasa et Washington prévoient<br />
de mettre en place ensemble un<br />
« groupe de travail » sur la question<br />
des impacts environnementaux de<br />
l’exploitation des ressources fossiles. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 89
LES 20 QUESTIONS<br />
Philomé Robert<br />
Le premier roman du JOURNALISTE<br />
HAÏTIEN explore les tourments<br />
amoureux et existentiels de son héros,<br />
au gré de ses pérégrinations entre<br />
la Caraïbe, le Sénégal et la France.<br />
propos recueillis par Astrid Krivian<br />
1 Votre objet fétiche ?<br />
Aucun.<br />
2 Votre voyage favori ?<br />
La première fois que j’ai quitté Haïti pour<br />
aller à Washington, suivre le déroulement<br />
du processus électoral. C’était émouvant<br />
d’être au cœur du pouvoir américain, lequel<br />
dicte ce qui se passe dans mon pays…<br />
3 Le dernier voyage que vous avez fait ?<br />
Le Bénin, pour présenter mon roman et préparer<br />
les 72 heures du livre de Conakry 2023 :<br />
le Bénin et Haïti seront les invités d’honneur.<br />
4 Ce que vous emportez toujours<br />
avec vous ?<br />
Un carnet de notes pour consigner<br />
mes idées littéraires.<br />
5 Un morceau de musique ?<br />
« Boukan Tou Limin » du groupe haïtien Boukan<br />
Ginen. Une reconnexion avec la musicalité du pays.<br />
6 Un livre sur une île déserte ?<br />
Gouverneurs de la rosée, de Jacques Roumain.<br />
Il dit l’essence de Haïti, son passé, son présent,<br />
ce qu’il peut et doit être, son idéal, son projet.<br />
Chaque lecture est une épiphanie.<br />
7 Un film inoubliable ?<br />
Titanic de James Cameron,<br />
et Malcolm X, de Spike Lee.<br />
Vagabondages<br />
éphémères,<br />
Caraïbéditions,<br />
176 pages, 17,30 €.<br />
8 Votre mot favori ?<br />
Believe, « croire » en anglais. Pas dans le sens<br />
religieux mais dans celui de l’espérance.<br />
9 Prodigue ou économe ?<br />
Économe. Je pense à l’avenir. Pour financer<br />
ma retraite, et assumer mes responsabilités<br />
envers ma famille, mes parents.<br />
10 De jour ou de nuit ?<br />
De nuit ! Je me sens dans mon élément,<br />
l’espace m’appartient, je peux faire ce que<br />
je veux. J’ai une détestation pour le jour.<br />
11 Twitter, Facebook, e-mail,<br />
coup de fil ou lettre ?<br />
Facebook pour relayer mon travail de journaliste, mes<br />
actualités littéraires. E-mails et coups de fil aussi, mais<br />
je refuse l’injonction à répondre quand on est sollicités.<br />
12 Votre truc pour penser à autre chose,<br />
tout oublier ?<br />
Le cinéma. Je peux voir trois films à la suite.<br />
13 Votre extravagance favorite ?<br />
Les voitures neuves, pour des raisons pratiques.<br />
Je n’aime pas l’idée qu’un véhicule tombe en rade.<br />
14 Ce que vous rêviez d’être<br />
quand vous étiez enfant ?<br />
Je n’avais pas de rêve particulier. Plus tard, j’ai voulu<br />
être ingénieur industriel, pour bâtir des usines.<br />
15 La dernière rencontre qui vous<br />
a marqué ?<br />
Joseph Djogbenou, ex-ministre béninois de la Justice,<br />
à l’origine du nouveau Code pénal de son pays.<br />
16 Ce à quoi vous êtes incapable<br />
de résister ?<br />
Une idée, un projet en lien avec Haïti, lequel est une<br />
obsession, teintée d’impuissances. Ce pays a sombré.<br />
Le remettre à flot est l’aventure de plusieurs vies…<br />
17 Votre plus beau souvenir ?<br />
Mon premier jour d’école, avec ma grande sœur.<br />
18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?<br />
Haïti. Hélas, c’est impossible aujourd’hui.<br />
19 Votre plus belle déclaration d’amour ?<br />
De promettre à l’aimée une vie<br />
d’espérance et d’équilibre.<br />
20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne<br />
de vous au siècle prochain ?<br />
Que j’ai profondément aimé Haïti. ■<br />
ELYAAS EHSAS - DR<br />
90 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022
RABAT 2022