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(146). Par conséquent, le peintre peint avec ses yeux seulement en tant qu’il touche avec<br />
les yeux. La saisie, la prise de l’acte pictural évoquent cette activité manuelle directe qui<br />
trace la possibilité du fait de peindre: “[le peintre] prend sur le fait, comme on ‘saisira<br />
sur le vif’” (151), et Deleuze de conclure: “Mais le fait lui-même, ce fait pictural venu de<br />
la main, c’est la constitution du troisième oeil, un oeil haptique, une vision haptique de<br />
l’oeil, [...]. C’est comme si la dualité du tactile et de l’optique était dépassée<br />
visuellement, vers cette fonction haptique” (151). Deleuze revient à la même idée dans un<br />
passage des Mille plateaux où il traite de la “vision rapprochée” en opposition à la<br />
“vision éloignée”, ou de “l’espace haptique” en contraste avec “l’espace optique”, et il<br />
remarque: “Haptique est un meilleur mot que tactile, puisqu’il n’oppose pas deux<br />
organes des sens, mais laisse supposer que l’oeil peut lui-même avoir cette fonction qui<br />
n’est pas optique” (Mille plateaux, 614).<br />
Et Deleuze renvoie à Aloïs Riegl qui, dit-il, à donner au couple Vision<br />
rapprochée-Espace haptique un “statut esthétique fondamental”. Dans l’art de Francis<br />
Bacon, il est vrai, les formes ne se dégagent pas à distance d’une ligne idéale, mais<br />
l’espace haptique est directement stimulée dans le sentiment de proximité du corps du<br />
sujet avec son corrélat artistique. En plus, de la certitude de l’impénétrabilité tactile dans<br />
l’expérience du toucher dépend également la conviction de l’individualité matérielle de<br />
l’objet d’art. On peut même donner à cette psychologie une portée anthropologique et<br />
exploiter une suggestion de Riegl qui oppose le toucher et la vision sous le rapport de la<br />
sécurité affective qu’ils déterminent: le toucher rassure parce qu’il ferme, bouche<br />
l’espace, alors que la vision ouvre l’espace et par là-même inquiète. La vision donne un<br />
certain sentiment d’insécurité, ce qui n’est pas du tout le cas pour l’expérience haptique<br />
où l’impression du libre espace est détruite. La référence à Aloïs Riegl ouvre une<br />
nouvelle piste de réflexion. Il est sans doute utile de signaler, en m’approchant de ma<br />
conclusion, que sa Grammaire historique des arts plastiques, traité qui a dominé toute<br />
l’esthétique allemande à partir de 1900 et influencé la théorie de l’art de Worringer<br />
jusqu’à Wölfflin, instaure une théorie systématique de l’expérience haptique. Le chapitre<br />
Forme et surface de sa Grammaire historique des arts plastiques délivre le noyau sa<br />
conception de l’organisation sensorielle, et Riegl s’explique ainsi (trad. fr., Paris,<br />
Klinksieck, 1978, 121-125):<br />
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