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Three i - ViceVersaMag

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JEAN PIERRE GIRARD<br />

Est écrivain. Il saute<br />

« all-aigrement » de Joliette<br />

à New York.<br />

J* e prends son corps dans mes bras ; j'y<br />

vais avec des raffinements, des précautions,<br />

des douceurs dont je ne me<br />

savais pas capable. Il n'y a plus rien à<br />

faire pour elle, mais je crois qu'un seul<br />

autre choc, même minuscule, un seul coup<br />

suffirait à la disloquer complètement ; ses<br />

bras et ses jambes inanimés se détacheraient<br />

de son tronc, et peut-être rejoindraient-ils<br />

son âme qui sûrement flotte en<br />

ce moment même au-dessus de Manhattan,<br />

légère, libérée enfin. Je ne comprends pas<br />

ce qui s'est passé, mon inqualifiable attitude<br />

des dernières minutes, mes pas vers ce<br />

vide absolu où je me trouve désormais, cet<br />

espèce de rien, néant douloureux, et les<br />

regards, et ce corps dans mes bras inutiles,<br />

je n'y comprends rien. Je voudrais que la<br />

chaleur de mes mains suffise à ranimer<br />

cette petite, c'est tout ce que je voudrais<br />

maintenant, je voudrais qu'elle ouvre les<br />

yeux pour que je puisse contempler ses<br />

noisettes une seule autre fois, essayer de la<br />

convaincre qu'une autre réalité est possible<br />

pour elle et moi, faire quelque chose.<br />

Mais rien. Elle ne bouge plus. Et moi je<br />

la porte.<br />

Sa peau est douce, ouatée, comme je<br />

l'ai imaginée quelques minutes plus tôt, les<br />

doigts sont effilés, les ongles propres. Je fais<br />

très attention afin que le couteau serré dans<br />

sa main ne l'effleure pas, ne lui inflige pas<br />

de nouvelles blessures.<br />

Je marche vers les gyrophares, au loin,<br />

la rue.<br />

Je me demande pourquoi les deux<br />

autres femmes m'ont choisi. Si j'ai l'air<br />

d'un touriste, ou si quelque chose en moi,<br />

14 VICE VERSA 52<br />

tout à l'heure, laissait présager que mon<br />

âme ligotée ne répondrait pas, qu'elle ne se<br />

rebellerait pas, et que je ne crierais même<br />

pas devant ce qu'elles allaient faire.<br />

En approchant des lumières de la rue,<br />

je remarque le teint bistré de la fillette :<br />

métisse, Inde et Europe entremêlées, ou<br />

quelque chose dans le genre. Des joues<br />

découpées au couteau, et du lustre plein les<br />

fossettes, qui capte les éclats de lumières et<br />

me les renvoient. J'ai connu une Marocaine,<br />

pendant un séminaire de maîtrise à<br />

Montréal, ou peut-être Toronto, il y a un<br />

bon bout de temps, une fille aux yeux semblablement<br />

bridés, et dont la peau cuivrée<br />

semblait tout aussi douce. Elle commençait<br />

toutes ses phrases par « Ah oui ? », je me<br />

souviens, c'était charmant. Je n'avais pas<br />

osé lui adresser la parole, à l'époque,<br />

paralysé déjà que j'étais quand venait le<br />

temps d'agir.<br />

La petite a les cheveux noirs et mats,<br />

avec une mèche vert forêt un peu plus brillante,<br />

une seule boucle d'oreille, énorme et<br />

dorée, un collier de perles roses qui fait<br />

bien six ou sept fois le tour de son cou, et<br />

un ruban au poignet. Elle est belle, gracile,<br />

délicate, enveloppée dans un sari pourpre.<br />

Elle porte des sandales, et le sang, ce sang<br />

partout sur elle, le sang ne lui va pas.<br />

Que puis-je dire .' Je n'ai aucune explication<br />

à fournir, il n'y a rien qui tienne, et<br />

je ne pourrais rien défendre ou alléguer ; je<br />

serais incapable d'accuser qui que ce soit, et<br />

je me dégoûte.<br />

Il y a une demi-heure, même pas, je<br />

marchais sur la 42 e . Une femme m'interpella,<br />

racolleuse, elle sentait l'humus et sa<br />

poitrine avait de toute évidence beaucoup<br />

voyagé: «Need something... ? », soufflat-elle<br />

en fixant le haut de la rue. Le désir a<br />

monté très vite et j'ai acquiescé, sans<br />

demander combien, sans réfléchir. Je l'ai<br />

suivie dans une ruelle. Après une cinquantaine<br />

de mètres, elle s'est retournée pour<br />

me faire face- Dans la pénombre, je l'ai<br />

immédiatement trouvée moins attirante, et<br />

j'ai entendu une autre voix de femme, derrière<br />

moi cette fois, tranchante : « Don't<br />

move. Gonna be easy, man... » Je n'ai pas<br />

bougé, crétin profond, se laisser piéger<br />

ainsi, et j'ai commencé à avoir peur. La<br />

racolleuse a sorti un couteau, ça m'a drôlement<br />

effrayé, elle s'est approché de moi et<br />

elle a scandé entre ses dents : « Don't<br />

move, now... See?», en me regardant<br />

droit dans les yeux avec une haine si dense,<br />

si parfaite, dont j'étais à ce point absent,<br />

que du coup j'ai compris que je n'étais rien<br />

pour elle, même pas un grain de riz, et j'ai<br />

cessé totalement d'avoir peur ; cette femme<br />

n'en voulait ni à ma vie, ni à mon portefeuille,<br />

ni à quoi que ce soit d'autre, sauf<br />

peut-être à ce qu'elle avait deviné à mon<br />

sujet, je ne sais comment, et qui pouvait<br />

accommoder ses desseins.<br />

La femme à la voix tranchante est sortie<br />

de l'ombre, s'est approchée, s'est<br />

avancée dans la lumière diffuse de la ruelle<br />

en traînant une adolescente assez frêle derrière<br />

elle, bâillonnée, poignets ligotés, consentante,<br />

molle, et qui n'essayait plus de<br />

fuir, ai-je pensé. A ma hauteur, la femme<br />

s'est arrêtée et mon regard a croisé celui de<br />

la gamine, ses yeux marron. Elle ne semblait<br />

ni désemparée ni résignée ; une

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