Achille, Ou du modèle et de sa contestation Dans les textes en ...

Achille,
Ou du modèle et de sa contestation
Dans les textes en français de l’époque de ia Pléiade.
Edith Karagiannis
Strasbourg
Au premier abord, mon sujet a de quoi surprendre. Certains se
demandent probablement si je ne commets pas un lapsus: quel lien entre
Achille, modèle du Prince, et la contestation? Et pourtant. Rappelons d’abord
que dans la seconde moitié du XVIe siècle, les historiens, ies poètes, les
philosophes, les mythographes et, très certainement, le public auquel ils
s’adressent, un public de lettrés ou de cour, connaissent très bien et Achille
et les concepts de contestation-transgression: alors que les idéaux médiévaux
sont toujours vivants, il y a en effet transgression, par delà les grands tabous
de l’anthropophagie et de l’inceste, lorsqu’on considère l’ordre du monde
comme troublé par un acte de présomption, d’hubris. Lorsque, par exemple,
un noble ne respecte pas les règies de la chevalerie, ou encore qu’un homme
adopte une conduite définie comme féminine ou vice-versa.
Or l’époque de la Pléiade est également celle de l’humanisme, des
questionnements et, pour la France, des guerres à l’extérieur et à l’intérieur
du pays, avec leur lot de violence, de trahisons, de remise en cause des
pouvoirs établis. Si l’on sollicite constamment les textes antiques, c’est bien
pour élever le discours, louer les grands, mais aussi éclairer par analogie une
actualité politique et religieuse très troublée, en tirer des leçons. Ainsi les
figures de la contestation les plus fréquemment alléguées sont-elles, dans
l’ordre mythologique, les Géants, Icare, Phaëton; Prométhée, qui incarnent
la présomption, la révolte contre le pouvoir suprême, à la fois politique et
religieux; dans l’ordre historique ou légendaire, Sardanapale (Voir
notamment Gilles de La Perriere, p. 52.) et Héliogabale pour les hommes,
Sémiramis et Penthésilée pour les femmes, paradigmes de la transgression
des rôles assignés à l’un et l’autre sexe; dans l’ordre philosophique, enfin,
pour des raisons religieuses, Epicure (‘Le Grec trop audacieuxJDont l’infame
pensée/Fut jusqu’au ciel avancéeíPour y enfermer les Dieufit là les feindre
ocieux ,’ Pontus de Tyard, Ode III, p. 170.) Les concepts de transgression
et de contestation sont donc bien illustrés dans les textes fiançais du XVIe
s. Cependant, s’il est une figure sur laquelle la critique littéraire s’est peu
interrogée sous cet aspect, c’est bien celle d’Achille.
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La fortune de ce personnage est alors immense. Trop peut-être,
puisqu’il constitue un motif majeur au château de Fontainebleau dont
François Ier, mort en 1547, s’était voulu le maître d’oeuvre. Dès la Porte
Dorée, des fresques représentent la Guerre de Troie, mais c’est surtout dans
les deux pièces d’apparat dont le roi avait dirigé personnellement la
décoration que ce héros est mis en scène: dans sa chambre, un grand tableau
représente Achille chez les filles de Lycomède (Dimier, p. 260) dans la
Galerie François Ier, une scène est consacrée à l’éducation exemplaire du
jeune prince par son grand-père, le centaure Chiron. D’autre part, c’est aussi
François Ier qui avait commandé à Hugues Sale1 la traduction en fiançais des
dix premiers livres de l’Iliade, éditée à Paris en 1545.
Car depuis Homère et jusqu’au XVIe siècle, Achille représente un
personnage chéri de la tradition littéraire. Si l’on se limite aux textes en français,
il incarne à la fin du Moyen Age la figure par excellence du vaillant chevalier,
dans des ouvrages aussi répandus que l’Ovide moralisé, où il est ‘Achille au hardi
courage’, ou encore le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, où il joue
un rôle de premier plan. Cependant, au XVIe siècle, auteurs et éditions
humanistes renouvellent l’éclairage porté sur le héros homérique: outre Homère,
Virgile, Stace, Ovide et Cicéron, on se délecte alors des satiriques grecs et latins
que l’on redécouvre: Juvénal, Lucien, Stobée par exemple. C’est aussi l’époque
où la geste du personnage suscite de multiples rubriques dans des imprimés de
nature très diverse, dictionnaires et ouvrages mythographiques notamment,
comme cet emblème tiré de la Morosophie de Gilles de La Perrière, publiée en
1555). (Dans le pratique petit Homericae aliquot icones insignores publié en
1533 par exemple, trois des quatorze chapitres sont consacrés à Achille: l’un à
son bouclier, l’autre à ses chevaux, le troisième à sa lance.) Cependant, dès 1495,
la traduction française de la Généalogie des dieux de Boccace insiste sur l’aspect
foncièrement violent d’Achille et c’ est une réflexion critique sur ce personnage
que donnent, en 15 12, les Illwrations de Gaule et Singularitez de Troye de Jean
Lemaire de Belges. L‘auteur y entreprend un k it complet de la Guerre de Troie,
de ses origines - les noces de Thétis et de Pélée - à ses ultimes
conséquences, le voyage vers la France de Francus, fils d’Hector et
ancêtre des rois de France. La nouveauté en ce qui concerne Achille vient
de ce que Lemaire confronte les différentes interprétations autorisées du
personnage en commençant par celles des ‘historiens’, Dictys de Crète et
Dads de Phrygie, source de la tradition mCdiévale, jugés pius fiables qüe :e
‘poète’ Homère dont il n ’ interprète qu’ensuite les thèses.
La seconde moitié du XVIe siècle connaît donc fort bien les origines
du héros, fils d’une déesse unie de force à un mortel. C’est au cours du

anquet de leurs noces que la Discorde jette sur la table la fameuse pomme.
Elle connaît les épithètes homériques et latines d’Achille: ‘ami des dieux’,
qui renvoie au soutien que lui apporte Junon, et surtout ‘Prince tant puissant’
(Les dix premiers livres de 1 ’Iliade d’Homère, I, p. XXXVII), ‘le plus fori
des Gregeois’ (ibid, p. XXVI), le ‘vaillant Grec’, (ibid., p. XXXIII,
XXXVII), le ‘remuant Achille’ (ibid., IX, p. CCCXIII), ou encore, sous la
plume de Ronsard, le ‘valeureux Achille’ (II, p. 306), ‘cest Achille qui [a]
le nom de pied-viste’ (ibid., II, p. 461). Elles rendent compte de sa noblesse
- il est roi des Myrmidons -, de son caractère presque invincible et de sa
bravoure à la bataille où il combat sur un char attelé à des chevaux: pour la
Renaissance, ces épithètes font du héros l’archétype du chevalier courageux.
Pourtant, il est aussi le ‘dolent Achille’, ce qui témoigne de sa capacité à
ressentir de l’affliction lorsque ses sentiments amoureux se trouvent
contrariés (Les dixpremiers livres, I, p. XXXIX).
On connaît également la geste de ce héros double, à travers les épisodes
homériques les plus marquants: son éducation par Chiron qui lui enseigne l’art
de la guerre, mais également la musique et les plantes; son séjour chez le roi
Lycomèdes où Thétis, pour le soustraire à la guerre, le cache déguisé en fille,
mais où il finit par avoir un fils, Pyrrhus, et où il est finalement découvert par
Ulysse qui l’emmène à Troie; sa violence dans les combats et sa dispute avec
Agamemnon lorsque ce dernier lui prend Briséis, sa captive préférée: Achille
décide alors de se retirer sous sa tente, laissant les Grecs en proie aux Troyens.
I1 n’en sortira que pour venger Patrocle, tuant alors Hector dont il outragera
la dépouille en la traînant derrière son char. I1 gardera son corps dix jours avant
de le rendre à Priam. A ces épisodes canoniques s’en ajoutent d’autres,
également très célèbres au XVIe siècle: sa victoire sur Penthésilée, reine des
Amazones, sa mort dans le temple d’Apollon à Troie où, amoureux de
Polyxène, il est assassiné par Pâris. D’aube part, Cicéron (Pro Archiu, X, 24)
confmé par Plutarque (Vie D’Alexandre, XV, 30), montre Alexandre enviant
Achille d’avoir été célébré par Homère: cette reconnaissance royale de
l’immortalité donnée par les lettres ne peut évidemment que passionner la
Pléiade, qui exprime la même revendication.
La question que je me suis posée et dont je voudrais ici simplement jeter
une première ébauche, quitte à l’approfondir par la suite, est donc de savoir
comment Achille est réinterprété dans des textes où Ronsard et ses amis
déclarent rompre avec la tradition de la poésie française, où l’on se bat pour
défendre et illustrer la langue et imposer une culture et une poésie nouvelles,
en rapport étroit avec l’actualité. Au temps des grands conflits, avec les
Habsbourgjusqu’au traité de Cateau-Cambrésis en 1559, puis religieux, et de
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la montée en France de la monarchie absolue, Achille continue-t-il à être
considéré comme le modèle du preux, ou incarne-t-il la contestation? Comment
interprète-t-on ses actes de rébellion? Et enfin ce contestataire se voit-il lui aussi
contesté? Illustre-t-il, avant Montaigne, le cheminement qui, de 1 ’auctoritas qui
fonde le texte littéraire dans l’Antiquité, au Moyen-Age et encore à la
Renaissance, conduit au refus de I’auctoritas tel qu’il se manifestera par la
suite? Est-il figure répétitive ou génératrice de nouveauté?
I Achille, modèle du héros guerrier
Une première constatation s’impose donc: dans la seconde moitié du
XVIe siècle, Achille est supposé connu du lecteur. A tel point qu’avec
‘Hercule, Thésée, Ulysse, Virgile, Cicéron, Horace’, il fait partie de ces
quelques noms antiques que du Bellay et Ronsard se préoccupent, dans leurs
textes théoriques, la Deffence (II, VI) en 1549 et l’Abrégé de l’art poétique
JLancois en 1565 (II, p. liSS), de voir correctement transcrits en français.
Et si les textes le mentionnent très fréquemment, c’est par allusions qu’ils
procèdent le plus souvent.
Le preux Achille
Car Achille constitue un fascinant archétype. Pour quelles raisons est-
il glorifié? Selon la tradition homérique, d’abord pour son ardeur au combat,
un topos. ‘Achilles, vel Achilleus, Gruecomm fortissimus heros ... ’: c’est ainsi
que le héros est présenté au lecteur dans le Dictionnaire poétique de noms
propres que publie Robert Estienne en 1553. Comme le roi Arthur, Achille
incarne donc la prouesse guerrière. (Deux autres exemples, parmi tant
d’autres, suffiront à confirmer ce topos: à l’article Achille, le dictionnaire de
Torrentinus ne signale que deux choses: ce fut le plus courageux
vortissimus) des héros grecs, et sa mort résulta d’une trahison de Pâris. Ce
profil semble si net que c’est l’un des exemples que Fouquelin choisit pour
illustrer la synecdoque, figure même de l’exemple, dans La Rhétorique
JLançaise: ‘Achille, [est mis] pour un hardi gendarme,’ Traités de poétique
de la Renaissance, p. 375.) Ces dictionnaires sont importants car, plus que
les grands textes souvent nuancés, ils diffusent du personnage une image
re!evônt di? manichéisme, cemme d’ui!!eurs certains livres d’ernDl&mes,
notamment celui d’Alciat: d’un côté la vertu, aux deux sens du terme, la
grandeur d’âme, le respect des lois religieuses et civiles, représentés par le
‘chevalier’ Achille; de l’autre, le vice, la lâcheté, la trahison, la transgression
du respect dû aux lieux saints.

Le succès que ce héros continue à connaître au XVIe siècle s’explique
donc bien. Pour deux raisons majeures. D’abord, il figure parfaitement la
valeur placée au sommet de la hiérarchie par la noblesse d’épée et ies rois-
chevaliers, ces plus nobles d’entre les nobles que sont encore, au XVIe siècle,
François Ier et Henri II, grand amateur de tournois et de romans de
chevalerie: ie courage au combat. Mais il y a plus: comme certains chevaliers
des romans arthuriens et contrairement à Agamemnon, Achille éveille
l’amour chez l’un et l’autre sexe, pouvoir qui lui est un titre de gloire. Ainsi
le poète Mellin de Saint Gelais peut-ii transposer du domaine guerrier au
domaine amoureux I’invunérabilité du héros.(‘Si nous sommes bien advertis,
/Au cœur avés playe incurable./II n’est plus d’enfants de ThetisDont le seul
pied soit pénétrable,’ p. 145.) Sa puissance de séduction est également
sensible à travers son goût pour la musique - qui comporte d’ailleurs un
aspect consolatoire concordant avec une autre caractéristique du personnage
propre à intéresser les rois thaumaturges: Achille est roi guérisseur (Ronsard,
sonnet =II). I1 appartient donc à cette classe de héros qui, déjà au Moyen
Age, se définissent comme tels à la fois par leur prouesse et leur capacité
d’émouvoir, les pouvoirs que celles-ci leur confirent sur les êtres humains
et surtout sur l’ensemble des biens du monde sensible.
Or, dans la deuxième moitié du siècle, l’image du preux se voit
confirmée par la diffision de sources humanistes comme Plutarque, très en
faveur à partir de la traduction des Vies en français en 1554 par Amyot,
précepteur et aumônier des princes Charles IX et Henri III:
Comme dit Homere d’Achilles:
Il languissoit d’estre tant de seiour
Ne demandant que la guerre et l’estour. ( Amyot, p. 273)
Une teile définition prend une résonance particulière lors du malaise
engendré par la démobilisation générale des troupes françaises consécutive
au Traité de Cateau-Cambrésis (1 559), puis durant ies Guerres de Religion.
Achille transmet donc un modèle de société qui, loin d’être nouveau,
met pourtant en valeur de nouvelles composantes. Les Vies soulignent aussi
une autre dimension du personnage, celle de l’image dans laquelle se ‘mirait’
Alexandre ie Grand, honorant ie sépulcre du héros ‘révéré et honoré en Epire
comme un dieu’ (p. 268). Cette référence à un empereur lui-même modèle
de Jules César et d’Alexandre Sévère, puis des rois de France à partir du
Roman d Alexandre (XIIIe siècle), est aussi rappelée par Pasquier dans les
Pourparlers du Prince. Elle situe Achille au confluent d’un processus
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euhémériste orchestré par les poètes et de la politique de revendication de
l’Empire qui, entamée sous François Ier, se transmet à Henri II et à ses fils
avec la même force, conférée à la fois par le culte de la continuité dynastique
et l’actualité en matière de politique étrangère. On entrevoit donc sans peine
le parti qu’a pu tirer de cette figure une poésie qui considère comme l’une
de ses plus hautes missions de ‘célébrer jusques à l’extrémité celui qu’elle
entreprend de louer’.
Dans les poèmes encomiastiques, où la comparaison avec des
modèles fabuleux fonde un art de la louange, Achille sert donc à construire
cette vérité officielle, ‘politiquement correcte’, selon laquelle la France des
Valois refait ce qu’il y eut de plus beau dans le monde antique. Figure royale,
il est modèle du prince. Déjà, dans l’épitaphe composée pour Artus Goufier,
nouveau Patrocle, Clément Marot assimilait François Ier à la fois à Achille et
à Alexandre :
Patroclus fut d’Achilles regretté,
Ephestion l’a d’Alexandre esté,
Qui I’estimoit ami comme soymesme
Le roy Françoys (de leurs œuvres supremes
Imitateur) plaind Artus de Boysy. (p. 394)
Ronsard reprend la comparaison dans l’Hymne de Henri Deux: ‘Achille ne
mérite, dit-il au roi, d’avoir honneur sur toi/(. . .) quand la guerre t’appelle.’
(OC, II, p. 461). Mais pour Ronsard comme pour Dorat, le nouvel Achille,
c’est avant tout Charles IX. Pour célébrer le jeune roi qui vient d’accéder
au monde de la politique, Ronsard sollicite un autre épisode qui transcrit dans
le registre humaniste l’adoubement du chevalier légendaire: le roy dauphin
est tel que
fut Achille après que 1’Itaquois
Luy eut osté l’habit de damoiselle. (II, p. 1007)
La cortiparaisori avec Achiiit., lt. prince jeune dont ia vertu se révèle à ia
surprise de son entourage, est magnifiante pour l’imagination des gens de
la cour. Aussi fait-elle fortune: Jamyn puis Desportes la récupèreront pour
le duc d’Anjou. En effet, le 28 janvier 1567, lors de la représentation de la
comédie Le Brave de Baïf qui a lieu devant Charles IX: un intermède montre
son jeune frère en prince parfait, ‘preux Achille’: comme les empereurs de
Byzance à qui est attachée une tradition d’androgynie, il dissimule sa nature
masculine sous une finesse féminine:

D’un habit féminin deguisé finement
(.e.)
En voyant ses attraits, sa façon naturelle,
On ne I’estimoit pas autre qu’une pucelle (...)
Ainsi, pour les poètes qui le célèbrent, le pouvoir du htur Henri III repose-
t-il non seulement sur ‘un genereux courage’ qui sait se ‘cacher au dedans’
mais d’abord et avant tout sur la capacité à allumer, tel Chérubin, ‘dans les
cœurs mille amoureuses flammes’ (Desportes, p. 30). Le rapprochement
devient vite un véritable poncif. I1 répond en effet parfaitement à la
convenance: non seulement le duc d’Anjou se prénomme Alexandre mais,
vainqueur de Jarnac à l’âge de dix-huit ans (1569), musicien, il mérite de
se voir à tous désigné comme ‘imitateur d’Achille’: la Charente, dit Ronsard,
Vous veit presque sans barbe, ainsi qu’un jeune Achille,
Foudroyer l’ennemi sur sa rive fertile. (OC, II, p. 15)
Si l’on ajoute que le bouclier d’Achille représente l’univers, l’offrir par
I
l’écriture au roi de France comme le font maints poèmes, c’est lui promettre
I l’Empire Gaulois.
i
,
Toutefois, dans la rhétorique de l’éloge qui sert cette conception
héroïque du monde, d’autres que le prince peuvent également être comparés
à Achille: les capitaines qui, illustres ou moins, le représentent au combat.
C’est à nouveau Marot qui avait pensé à Achille pour rehausser la célébration
de François de Bourbon, comte d’Enghien, vainqueur de Cérisoles (Marot,
II, p. 709). La Pléiade poursuit cette tradition. Quelques exemples glanés çà
et là suffisent à le montrer: pour Peletier, le maréchal de Brissac, qui a
conduit en 1553-54 l’expédition à laquelle le poète a participé, est supérieur
à Achille. Supérieur à Achille également, le duc de Lorraine: lors des fêtes
données à l’occasion des doubles noces princières de 1559, le héros ne
constitue pour Ronsard que l’un des combles constitutifs du portrait de ce
Grand. (‘Achille estoit ainsi que toi forméDedans tes yeux est Venus et
Bellone,’ Ronsard, II, p. 285.) Car pour tous les poètes de cette génération,
c’est surtout son fils François de Guise qui est ‘des François l’autre Achille
nouveau’, un Achille alors mis en scène comme un dieu. Ce qui n’empêche
pas qu’en 1567, François de Montmorency, fils aîné du Connétable, et
gouverneur de Paris se voie à son tour célébré comme un nouvel
Achille(Ronsard, II, p. 79).
Cependant, en chassant la contradiction ou la minorisant, en se voyant
appliqué à des hommes de seconde importance, ce trop d’éloge, cette ~
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approbation totale, deviennent vulgaires. En 1575, lorsque Du Gast, qui avait
commandé en Pologne les troupes de Henri III, est assassiné par Du Prat à
l’âge de 30 ans, Philippe Desportes prétend que
Les pius vaillants
(...) I’estimoyent des siens le rempart et l’Achille. (p. 72)
Au siècle suivant, Malherbe, opposé au recours à une mythologie conçue
comme décorative, ne manquera pas de contester à la fois la référence à
Achille, qu’il juge ‘superflue’, et l’hyperbole: ‘il est malaisé, se gausse-t-il,
que les plus vaillants estimassent Le Gast rempart de la France !’ Pourtant
une analyse plus fine des poèmes de ia Pléiade, encomiastiques ou non,
révèlent un Achille déjà parfois utilisé comme une figure ouvrant la voie à
la critique, à la contestation, dans les domaines moral, politique, littéraire.
Achille, ou de ia contestation
Achille permet en effet aussi aux poètes de manifester leur
désapprobation face aux mutations technologiques, sociales, qui affectent les
mentalités. Ronsard et du Bellay le convoquent pour dénoncer
l’amoindrissement de l’idéal nobiliaire sensible à travers la dégradation de
la notion d’honneur, que Du Bellay dénonce en 1549 dans la DefSence (II,
XII), et la cassure historique provoquée par le progrès technologique, que
Ronsard déplore en 1555 dans ‘Les armes, à Jean de Brinon’ (II, p. 578). Le
poète place si haut.la figure mythique d’Achille qu’il la charge d’exprimer
ia mutation qu’entraîne l’invention des armes à feu qui, s’insurge-t-il, tuent
‘en cachette’:
(. . .) comme jadis on ne voit plus d’Hectors
D’Achilles, ny d’Ajax (...)
Désormais, le lâche l’emportera sur le preux. Le poète tire une nouvelle
interprétation de l’opposition Achi!le!TThersite, hier? cclnnlie @CP 6 !’~n der
Adages mythologiques d’Erasme ( IV, III, 80 Thersiteae facies. repris par
du Bellay dans la Degence).
Mais Thersite aujourd’hui
Tue Achiiie de ioin, ei triomphe de loin.
Cette formulation presque parémiologique connaît un tel succès qu’elle
fournit elle aussi un topos de la poésie de la Pléiade.

Mais il est un autre domaine très crucial OU Achille s’avère un modèle
de la contestation. En effet ce ‘Prince tout puissant’ de l’niude répond aussi
à la figure du grand capitaine ‘furieux’ selon Aristote (Pigeaud, le Problème
xicy). Rebelle à l’autorité du roi des rois, il lui désobéit, décidant de se retirer
dans un espace considéré comme ‘privé’, son ‘pavillon’. Or un roi ‘n’existe
qu’au regard d’un pouvoir établi, de principes moraux, sociaux et politiques
- telle la notion de ‘bien public’ - qui se corroborent ou se
contredisent’(Stegmannn, p. 1 16). Colérique et sanguinaire, Achille pose donc
à la fois le problème de l’exercice et de la contestation de l’autorité au plus
haut degré, et celui du rapport de cette autorité au bien public. I1 suscite une
écriture de la rébellion. Cette écriture n’est pas inconnue dans la tradition
littéraire française. On pense notamment à ces barons qui s’étaient opposés
à l’autorité du jeune Arthur dans ¡’Estoire Merlin, ou aux Quutrejìls Aymon,
encore très lus au XVIe siècle. Tout aussi célèbre, la traduction française de
l’lliade vient donc renouveler ce thème. Elle permet d’établir une
phénoménologie de la rébellion contre l’autorité suprême et de la colère en
général, de poser des questions d‘ ordre moral qui intéressent directement
l’actualité: un roi peut-il se laisser aller à ses passions? Est-il dans ce cas
digne de représenter l’Etat? Et, en creux: qu’est-ce que le roi idéal?
En effet, au Livre I de l’lliude, Achille conteste devant ‘le conseil des
Grecs’ le pouvoir absolu d’Agamemnon qu’il traite à plusieurs reprises de
tyran. Paroles, attitudes, gestes expriment la colère, le refus. Publique, la
critique est dy abord verbale et argumentée. Lorsque Agamemnon demande
une compensation en change de Chryséis qu’il accepte de rendre à son père,
le prêtre d’Apollon, c’est parce qu’Achille se considère comme ‘le plus fort
des Grecs’ qu’il ose ‘en presence des Roys’ le traiter de
Fils d’Atreus, prince auaricieux,
Entreprenant, & trop ambicieux.
Pour le XVIe siècle, ces reproches adressés au roi des rois sont graves. Ils
dénoncent l’absence de vertus essentielles à un prince: ‘Entreprenant et trop
ambicieux’, Agamemnon manque de la première d’entre elles, la prudence
(raison), à laquelle s’opposent la témérité et l’égoïsme: en demandant une
redistribution du butin à son propre profit, il privilégie son intérêt personnel
au détriment de celui de ses troupes. II risque de provoquer une mutinerie
du ‘peuple’. ‘Prince avaritieux’, ii fait preuve de ‘cruele Injustice’ (I, p.
CCXCVI) et manque à une autre qualité royale, la largesse, dont le mépris
entraîne le refus général d’obéir, et en premier lieu celui des nobles qu’il
frustre de leur bien:
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O impudent, o deceueur peruers,
Qui est le Grec, qui prompt se monstrera
De t’obeyr, & qui s’acoustrera
Pour batailler, soubstenant ton party.
C’est pourquoi Achille ie traite de ‘foi ROY’ (I, XXVI). Mais le roi des
Myrmidons dénonce aussi ia ‘grande superbe’ (I. p. XXXI) du roi d’Argos, qui
accompagne sa soif de pouvoir absolu, et il l’accuse à plusieurs reprises de se
comporter en tyran au sens moderne du terme: tyran vis-à-vis de ses pairs,
Mais cestuy-ci, par fierté de cueur,
Veult estre dict, le seigneur, ie vaincqueur:
Tout veult regir, tout commander aussi:
Mais si ie puis, ne sera pas ainsi. (I, p. XXXV)
Tyran vis-à-vis du ‘peuple’ dont Achille se pose aussi en défenseur :
Cruel tyran, qui le peuple dévores (. ..)
Grand oppresseur, & rongeur des petitz
Contrariant à tes faulx appetits.
Tyran enfin vis-à-vis de lui-même, Achille, puisqu’il le dépouille de Briséis:
(. . .) par sa tyrannie
Me veult oster la doulce compaignie
De Briséis, que ie tiens si treschere. (i, p. XXXVII, XXXVIII)
Agamemnon fait de surcroît preuve de ‘Malice’ (IX, p. CCXCVI), et la
contestation s’accompagne d’un plaidoyer en faveur de la ‘Compaigne, ou
Femme legitime’ (IX, p. CCXCVII) qui intéresse le public lettré au
lendemain de la querelle dite des ‘Amies’, qui, dans les années 1540, avait
posé la question de la place de la femme dans la société de la cour. En
conséquence, Achille refuse ouvertement d’obéir à son suzerain:
Commande ailleurs: et quand à moy n’espere
Doresnavant, qu’en rien ie t’obtempere. (I, p. XXXV)
A côté de ces griefs politiques, Achille énonce aussi très clairement le mobile
profond qui le pousse à ia contestation et à la transgression: le dépit de ne
pas voir sa vaieur reconnue. ii reproche à Agamemnon, figure de roi mais
aussi de père,
D’avoir ainsi laschement desprisé,
Cil qui deuoit estre le pius prisé. (I, p. XXXIII)

Donc de n’avoir pas satisfait à son devoir d’équité, de justice. Jusqu’ici, la
contestation du pouvoir monarchique fonde, en réalité, un plaidoyer en
faveur d’une monarchie de type traditionnel: le succès de ce motif n’est pas
pour surprendre à une époque où les rois-chevaliers, François Ier et Henri
II, s’appuient encore sur les Etats pour gouverner.
Cependant, la colère pousse Achille à la transgression à la fois
verbale et gestuelle: ‘Chien’ (I, p. XXVIII), ‘ivrogne’, Agamemnon s’entend
aussi traiter de ‘Lasche, couard, meschant entre les Roys’. De colère, Achille
accomplit, devant cette assemblée de pairs certes réunie mais par qui il n’a
’ pas été explicitement mandaté, deux gestes symboliques: d’abord, dans la
volonté d’accomplir un acte qu’il avait déjà prémédité une autre fois (I, p.
XXXII), ‘Getter tout mort Agamemnon par terre’, il dégaine :
Mais la fureur si fort le domina
Maulgré raison, que adonc il desgayna (I, p. XXXII)
puis il jette à terre son sceptre, emblème même de sa dignité, de la justice
royale, avant de se retirer.
Et lorsque Ulysse vient à la tête d’une délégation le prier de reprendre
la guerre, c’est au nom d’un bon plaisir qui se confond avec le bien suprême,
la vie, qu’il conteste tout ensemble le métier des armes, la valeur des présents
offerts pour reprendre le combat, la ‘gloire immortelle’ qu’il peut y conquérir,
(...) estimant mieulx de vivre
En paix ainsi, & ma Volupté suyvre
Qu’à l’aduenir à mon tresgrand Dommage
Mourir en Guerre, en la fleur de mon age. (IX, p. CCC)
II. ACHILLE CONTESTE
Modèle de la contestation, Achille devient alors un modèle contestable
et contesté, du point de vue moral et politique, puis littéraire.
Héroïsme ou égoïsme?
Car par sa prouesse, au sens éíymologique du terme, le preux se doit
d’être utile au monde et de se donner ainsi en modèle aux destinataires des
textes où elle est évoquée. Dès lors qu’Achille se retire sous sa tente, la
question qui se pose est ia suivante: à quoi sert-il?
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Elle concerne d’abord le domaine moral et politique: en tant que
contestataire, Achille se voit lui-même contesté. Dans l’Iliade même, par
Agamemnon qui accepte sa démission en dénonçant une attitude
constamment provocatrice. Au sein de sa caste, Achille est en effet celui qui
pratique l’insolence systématique à l’égard de son suzerain:
Tu es celuy entre les Roys et Princes,
O Achilles, qui plus me mords et pinces. (I, p. XXIX)
Cette insolence est le fait d’un caractère fondamentalement perturbateur: le
‘remuant’ Achille, agitateur-né, ne prend plaisir qu’à la discorde:
Tu es celuy qui prends tous tes esbatz,
D’entretenir quereles & debatz. (I, p. XXIX)
Une seconde instance supérieure, le sage Nestor qui a reçu du ciel ie don
d’être ‘doulx et beau parleur’, conteste à son tour les transgressions verbales
d’Achille:
Quant à toy il me semble
O Achilles, que tu te devrois taire,
Sans conteste de parole au contraire.
Et la contestation de la tyrannie par Achille se retourne en défense de la
monarchie de droit divin. Résumé et souligné par une manchette, l’argument
que Nestor oppose à Achille est le suivant: ‘L’authorité et puissance des
Roys vient de Jupiter.’ Le ‘beau sceptre doré’ d’Agamemnon, roi des rois,
lui confere en effet les pouvoirs des dieux et héros qui le lui ont transmis:
Vulcain, qui l’a ‘élaboré’, Jupiter, Mercure, Pélops, Atrée, Thieste.
Religieux et dynastique, cet argument en accompagne un autre,
purement politique, qui résout définitivement la question majeure de la
préséance entre Achille et Agamemnon et accorde aux forces intellectuelles
la süpériûïiit5 suï les fûrces physiques: la vaillance d’Achille vient d’un
surplus de force physique qu’il n’a pas eu à acquérir, puisque c’est un don
naturel. En revanche, Agamemnon a su se faire obéir du grand nombre:
Si ta force est plus grande que la sienne
C’est par Thetis, qui est la mere tiene:
Ce nonbstant, il a plus de puissance:
Car plus de gens luy font obeissance. (I, p. XXXIII)

Achille est contesté par Ajax enfin, lorsqu’il plaide en faveur d’une vie
consacrée à ses plaisirs, ses intérêts personnels, et contre le métier de la
guerre exercé au service de l’ensemble des Grecs.
Cette contestation de l’image idéale d’Achille est également sensible
dans deux ouvrages très lus en France au XVIe siècle, la Généalogie des
dieux de Boccace et 1 ’Histoire Ethiopique d ’Heliodore. Le premier pose un
regard très critique sur un personnage présenté comme l’incarnation de la
violence, imputée, au chapitre ‘Thetis’, à l’ascendance maternelle du héros.
Selon Léonce, explique Boccace,
(. . .) il fut furieux et cruel à la maniere de sa mere. Et pource il est dit filz de Thetis:
c’estadire de furieux.
Dans le second, véritable best-seller à partir de sa traduction en fiançais en
1559, le héros ne représente qu’un aspect de Théagène, le prince parfait dont
rêve la jeune Chariclée et que son père lui présente: issu de la lignée
d’Achille, le jouvenceau a hérité de sa stature et de sa beauté,
laquelle veritablement tesmoigne d’une noblesse digne d’Achilles, excepté qu’il
n’est ainsi fier, ne si superbe, & intraictable, comme estoit Achille: ains
accompaigne et adoucit la hautesse de son courage et de sa noblesse, d’une grande
douceur et courtoisie.
Théagène sera donc à la fois et Achille, mais sans ses vices, et Mercure,
modèle du princeprudens, capable de s’adapter à toute situation.
Les textes écrits au XVIe siècle s’intéressent à cet éclairage
dépréciatif. L’hyperbole engendrant la critique, certains discours
encomiastiques posent aussi un regard critique sur Achille. Pour Pontus de
Tyard, par exemple, ia mort du héros offie une consolation à celle de son
cousin, I’escuyer de Saint-Samin et l’éclaire: ce dernier n’est pas plus
responsable de sa mort au combat que le ‘grand-ame Achile’ ne l’a été de
la traîtreuse fin que lui a réservée Pâris. Le discours sur Achille est donc en
premier lieu protestation contre cette Fortune aveugle:
(. . .) qui fait contre raison
Trebucher les vertueux,
Sous caute trahison
Des plus lasches vicieux. (Livre de vers liriques, p. 188-89)
Mais si Achille n’est pas responsable de sa propre mort, il n’est pas
davantage responsable de sa ‘fameuse vertu’, elle aussi don de Fortune. De
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26
héros, Achille devient ainsi l’incarnation du vir fortunutus, l’homme sans
mérite que l’on oppose dès le XVe siècle en Italie au vir prudens. Dévalorisé,
Achille n’est d’ailleurs pas assez sage, selon Erasme dans 1 ’Eloge de lu Folie,
pn~r être appelé ‘mi!heure1~~’, infnr!mms: ce n,~~!ific~tif est rés~1114 i
Ulysse qui, suivant toujours la raison, s’écarte de ia nature.
Le roi, les passions et la raison d’Etat
Car Achille pose aussi le problème des rapports du roi, de la nature
ou, si l’on préfère, des passions, et de la raison d’Etat. Un roi peut-il se
laisser dominer par ia passion amoureuse, avec les renversements de rôles
qu’elle est susceptible d’entraîner?
Achille, I’effroy de Troye
De Briseis fut la proye,
Dont si bien il s’eschaufa
Que serve elle en triomfa. (Ode XIII, 1, p. 714. )
Posée en 1550 sur le mode du badinage, la question de Ronsard, qui n’est
pas un proche de Diane de Poitiers, n’en est pas moins politique.
Ensuite, un chef militaire peut-il se laisser dominer par la colère?
Jacques Peletier du Mans compare pour la vaillance le maréchal de Brissac
à Achille :
Cedent les Grez aux François belliqueus,
Qui ont Achille aussi bien et mieux qu’eux.
Mais, Brissac est supérieur au héros grec en ce qu’il a su faire preuve de
tempérance:
Cede l’effort de l’ire impetueuse
Au grand honneur de force vertueuse.
La colère d’Achille, sa précipitation, ravalent donc celui-ci au second rang:
Aille derrière un courage hâtif,
Inexorable, ireus, vindicatif (. . .)
Achille contesté permet ainsi de définir le profil du général idéal: c’est
également celui qui mène rapidement la guerre, évitant de la faire s’éterniser
comme à Troie:

Soit le second, qui a Troie a été
Pour l’assiéger, jusqu’au dizieme Eté:
Soit le premier, qui en temps demimoindre
Plus d’une Troie à la France a su joindre.
C’est enfin celui qui a l’intelligence d’allier la ruse à la force:
Quitte le prix qui du siège était las,
Si n’eut été le secours de Pallas,
A qui a su user, et toujours use,
Egalement et de force et de nise (...)
Si plus qu’Achille, et plus qu’Ulysse encore,
Un Charles seul notre France décore. (Jacques Peletier du Mans, pp. 247-48. Je
modernise l’orthographe.)
Le personnage pose enfin le problème de trangressions majeures pour la
société aristocratique, à commencer par celle de la loyauté. Achille est alors
accusé d’être un traître. Dès 15 15, Jean Bouchet rappelait dans ie Temple de
bonne Renommée qu’au chant XXII de l’Iliade, Achille est réputé avoir tué
Hector par trahison: contemplant ies tombeaux des héros de la guerre de
Troie, il voit Anchise
Et au regard d’AchilIes son p age
Toumit le dos pour le traistre dommaige
Que aux Troiens fit, quand en prodition
Occist Hector par machination.
Si les Grecs suppliant ‘Achil’ despit pour une femme’ et la victoire du héros
représentent en 1553 l’une des lectures délectables que Ronsard imagine aux
Isles Fortunées,(II, p. 784) dans La Franciade, le poète n’en dénonce pas
moins cette trahison. Le héros, Francus, raconte en pleurant comment Hector,
son père,
(. . .) fut tué par la traison d’Achille
Comme un sapin par le feu abatu (. . .) [et]
Du vainqueur la roue Aemonienne
(Acte vilain et plein d’impieté)
Trois fois le traine autour de la cité. (Voir également II, p. 784)
Car à l’accusation de trahison s’ajoute celle d’infamie, que Ronsard, dans
1’Epitaphe de Hugues Sale1 (1554), reporte sur Homère:
Non pour autre raison aveuglé fut Homere,
Que pour avoir (. . .)
Par ses vers retrainé la charogne d’Hector. (II, p. 983)
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Ainsi Achille peut-il, sous la plume d’un Ronsard héritier d’Ovide, devenir
l’exemple même du íyran,
(...) lors que les Rois qui dominent
Violentent les saintes lois. (II, p. 953)
Et cette contestation du personnage d’Achille s’ouvre sur une contestation
de la guerre. En effet, dans les Odes de 1550, Ronsard se défend que dans
son livre, on entende
Achille és plaines de Troie
Brandir l’homicide dard. (I, p. 978)
Refus tout littéraire du sujet épique? Certes, et Ronsard ne conservera pas
toujours cette position. Dans La Franciade, épopée, Achille est un modèle
aussi païen que le discours se veut ‘treschretien’: il y incarne avec gloire
la fureur guerrière et s’y livre à un véritable camage.( ‘Telle science sceut
le jeune prince AchillelPuis scavant et vaillant il fit mourir Troile/Sur le
champ phrygien,’ pp. 5-6.) Néanmoins, la question du sujet littéraire
correspond à des choix face à la réalité: Achille peut aussi servir à dénoncer
la guerre et ses violences, comme dans ‘La mort de Palinure [traduite] du
Cinquiesme de Virgile’ en 1549 par du Bellay, thème qui s’exprime
également chez Ronsard à chaque fois que ies circonstances le permettent.
Par exemple en 1559, dans La Paix, composée à l’occasion du Traité de
Cateau-Cambrésis, où Ronsard maudit les rois sanguinaires: Dieu, proteste-
t-il,
(...) ne regarde point un Roy de qui la main
Tousjours trempe son glaive au pauvre sang humain. (II, p. 814)
Ou encore dans ia Bergerie de 1564: lorsque Charles IX qui vient d’être
proclamé majeur à l’âge de 13 ans se prépare à entamer un long voyage de
pacification à travers la France, Ronsard souhaite que ce nouveau règne soit
un âge de paix. Achille figure alors les exactions des années de guerre qui
ont assombri l’enfance du prince: on y a vu
(...) des Achilles armez
Combattre devant Troye, ei ies rivieres pleines
De carcasses de morts, rougir parmy les plaines. (II, p. 160)
Si l’ardeur au combat, voire la violence, peuvent fonder ou soutenir l’autorité
en temps de guerre, au moment où l’on aspire à une régulation du

fonctionnement de I’Etat, elles sont honnies et le ‘furieux’ évincé: s’il a sa
place devant Troye, il n’a pas sa place dans lapolis.
Un personnage démystifié
Mais dy autres arguments concourent à faire d’Achille un modèle
contesté d’un point de vue plus strictement littéraire, En même temps que
la Pléiade recourt à l’image mythologique, elle s’emploie en effet à ia
démystifier. Ronsard n’a de cesse de souligner le rôle de la littérature dans
la constitution des fables: Achille, explique-t-il, n’est qu’un personnage, dû
à Homère. Sa gloire est toute poétique et, ici, contestation rime avec
revendication. Le rapport d’Achille à Alexandre illustre aussi un topos de la
poésie de la Pléiade, la critique de la valeur des armes seules. I1 afirme la
complémentarité, sinon la supériorité des lettres indispensables aux grands
capitaines auxquels elles assurent l’immortalité: l’œuvre de la Pléiade oEe
maintes allusions à l’anecdote racontée par Cicéron et reprise par Du Bellay
dans la Degence, selon laquelle Alexandre aurait envié Achille d’avoir un
‘buccinateur’ tel qu’Homère. Seuls les écrits résistent au temps.
Ronsard développe le même argument face à Henri III,
Pourtant souvenez-vous qu’orfelins de renom
Diomede fust mort, Achille, Agamemnon,
Sans la Muse d’Homere heureusement fertile
Qui des Rois genereux les honneurs escrivoit. (I, p. 470)
Belleau souligne la plasticité du personnage, qui peut être recréé par l’art des
poètes. Son pinceau, dit-il, sait donner vie à la fiction ,
Sçait enfler I’estomach colère
D’un Péléide. (1, p. 59)
Par ailleurs, dans son Artpoetique, en 1555, Jacques Peletier considère Achille
comme l’un des personnages qui affaiblissent I’uuctoritus d’Homère. I1
considère Virgile supérieur, car ‘il s’est gardé des redites qui sont en Homère’:
Homère n’est pas content d’avoir dit une fois les causes pour lesquelles Achille
n’a daigné prendre les armes pour ses Grecs, si de nouveau il ne les fait raconter
tout du long par Achille même à sa mère Thétis. (II, p. 353)
Dans une élégie de 1559, Ronsard, qui se dit lui-même prisonnier de
l’amour, conteste à Homère la manière trop humaine dont il a construit son
personnage: sur un ton mi-plaisant mi-sérieux, il critique la faiblesse de
caractère d’Achille, sa versatilité:
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I
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Achille, ne desplaise à ton poète Homere,
II t’a fait un grand tort ! car après ta colere
leunement irritée contre Agamemnon,
II te faict appointer pour mort ton compagnon.
Tu ne devois, superbe, entrer en telle rage,
Ou tu devais garder plus long temps ton courage.
En quête d’animation, le poète moderne regrette qu’Homère n’ait pas poussé
à fond la peinture de cette fureur guerrière:
Tu devois courroucé, sans te fleschir apres,
Brusler ou voir brusler les navires des Grecs.
Mais il reproche aussi au poète grec de montrer un héros plus ému par
Patrocle que par Briséis:
Mais qui auroit, dy moy, de te louer envie,
Quand as plus estimé ton amie que t’amie? (II, p. 603)
L’annde suivante, Ronsard revient sur ce motif d’Achille dans l’Hymne de
lu Morr (1 560). Achille qui n’a pu éviter celle-ci constitue bien une des
images emblématiques de la condition humaine. Mais, reprenant les paroles
qui lui sont prêtées aux Enfers par Lucien, cité par Stobée, c’est au nom de
la misère même attachée à la condition humaine que Ronsard conteste son
attachement à la vie:
Pourtant je m’esbahis des parolles d’Achille,
Qui dit dans les Enfers qu’il aimeroit trop mieux
Estre un pauvre valet et jouir de nos Cieux,
Que d’estre Roy des morts . (II, p. 605)
Le poète justifie toutefois Achille: que vaut une existence aux Enfers OU l’on
a tout oublié, sans révolte contre l’autorité et sans amours?
Cette Cémystificaticn peui árissi s’eneïceï iiii iïoiïï be ia véracité
encomiastique. Si Achille soutient une poétique de l’encomion, Ronsard
prévient clairement les destinataires qu’il ne s’agit que d’une image, ce qui
lui permet d’ailleurs de renchérir dans la voie de l’éloge. Ainsi François de
Guise surpasse-t-il Achille,
D’autant qu’Achille et son faict n’est que fable,
Et que Ie faict de Guise est véritable.

Achille se voit donc ici contesté en tant que figure d’un discours opposé aux
faits, au nom de la réalité dépassant ie mythe.
Mais cette figure est aussi critiquée au norn.du lyrisme chrétien, à la
fois au nom de la religion et du sujet moderne, dans le cadre plus générai
de la controverse sur la valeur de la fable, encodage de vérités essentielles,
cosmologiques ou morales, pour les uns, transgression de ia vérité au nom
d’un plaisir équivoque, fondé sur l’illusion, pour ies autres. C’est déjà en ces
termes que Marot choisit Achille pour représenter la fable grecque, dans
l’épître liminaire à sa traduction des Psaumes de David, dédiée à François
Ier (1541):
Ici n’est pas l’aventure d’Aenée,
Ne d’Achiles ia vie demenée.
Fables n’y sont, plaisantes, mensongières (II, p. 558)
C’est la même époque où l’autorité d’Homère commence à se voir de plus
en plus souvent remise en cause: déjà Boccace accusait Homère de partialité
lorsqu’il favorisait Achille et cette accusation est reprise par Jean Lemaire
de Belges. Mais, à l’époque de la Pléiade, cette contestation est aussi diffisée
par l’image. En fontispice de la Morosophie, par exemple, en 1553, La
Perrière place une version irrévérencieuse de la gravure figurant en tête de
la traduction de l’Iliade en 1545: Homère, source de tous les auteurs, y est
cette fois traité en Maenkenpis.
Que retenir, au terme de cette ébauche d’étude, du pouvoir de
contestation que recèle la figure d’Achille? Sa plasticité, beaucoup plus
importante qu’on ne pourrait de prime abord le supposer, permet de l’intégrer
aux réflexions parfois contradictoires de la seconde moitié du XVIe siècle
et aux revendications des poètes de ia Pléiade: derrière du Bellay et Ronsard,
ils se passionnent pour les questions de translation, les sujets grecs, et, dans
les années 1550, érigent l’éloge en mission essentielle de leur poétique. Mais
Achille témoigne également de l’aspiration de la poésie à traiter de sujets
élevés. Sujets politiques, d’abord: sur bien des points, ce personnage rend
compte de la réflexion alors menée sur la fonction royale, notamment vis-
à-vis du tyran et de l’intérêt de ]’Etat. Lorsque Achille est présenté comme
modèle royal, cette lecture penche du côté profane: il n’est pas un roi-prêtre.
Lorsqu’il est contesté, c’est au nom de l’idéal ancien de la royauté de droit
divin et aussi de celui de ia concertation, deux formules traditionnelles qui
dénoncent la concentration des pouvoirs en la personne du roi et dans la
fonction royale. Achille est aussi porteur d’une réflexion sur les vertus du
prince, à la fois dux et représentant de ia Justice, les rapports de la nature
31

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et de la raison, et sur les nouvelles manières de guerroyer. I1 montre enfin
l’évolution qui se produit face à Homère et à la mythologie, de l’engouement
à la contestation certaine de cette auctoritas, au profit de la littérature latine,
il faut le dire, mais aussi dans un souci constant des poètes de revendiquer
leur liberté.
Oeuvres citées
Philippe Desportes, Cartels et masquarades. Epitaphes, éd. V.H. Graham, Droz, 1958.
Joachim du Bellay, La Deffence et illustration de la languefiancoise, éd. Chamard, Paris.
L. Dimier, Le Primatice, Paris: 1900.
Robert Estienne, Elucidarius poeticus. siue dictionarium nominum propriorum virorum,
mulierum, populorum, idolorum. urbium, fluviorum, montium. caeterorumque lacorum,
quae passim in libris prophanis leguntur, Anvers: I. Gymnicus, 1555.
Antoine Fouquelin, La Rhétorique française dans Traités de poétique de Ia Renaissance, éd.
Goyet, Le Livre de Poche.
Jacques Peletier du Mans, L ’Amour des Amours (1 559, éd. J.-C. Monferran, Paris: STFM,
1996.
Clément Marot, Oeuvres poétiques complètes, éd. Gérard Defaux, 2 tomes, 1990, 1993.
Gilles de La Perriere, Le miroir poétique, œuvre non moins utile que necessaire à tous
Monarches, Roys, Princes, Seigneurs, Magistrats, et autres surintendans et gouverneurs
de Republicques, Lyon : Macé Bonhomme, 1555.
J. Pigeaud, L’Homme de génie et Ia mélancolie, Paris: Rivages, 1988.
Pierre de Ronsard, Oeuvres complètes, Paris : Biblioîhtque de ia Pléiade, 2 tomes, 1993-94.
Mellin de Saint-Gelais, auvres poétiquesfiançaises, éd. D. Stone, STFM , 1993.
André Stegmann, Le modèle à la Renaissance.
Pontus de Tyard, Livre de vers liriques, dans auvres poétiques complètes, éd. J. Lapp,
STFM, 1966.