<strong>Michel</strong> <strong>Raskine</strong> Le Jeu de l’amour et du hasard “Tremper la pièce dans de l’acide…” [théâtre(s)] Après avoir créé, l’an dernier, Juste la fin du monde, de Jean-Luc Lagarce, à la Comédie- Française et Jean-Jacques Rousseau, de Bernard Chartreux et Jean Jourdheuil, au Point du Jour, <strong>Michel</strong> <strong>Raskine</strong> porte à la scène Le Jeu de l’amour et du hasard, de Marivaux, fin février. Cette comédie dramatique en 3 actes, créée en 1730, raconte les aventures de 2 maîtres, Sylvia et Dorante, qui échangent leurs rôles avec leurs serviteurs, Lisette et Arlequin, sous le regard complice et manipulateur d’Orgon et de Mario, le père et le frère de Sylvia. Ils veulent se connaître, au risque de se perdre. Le metteur en scène, ici également acteur, compte bien débusquer la confusion au-delà de la symétrie des scènes. Faire l’expérience de la densité au cœur même de la légèreté supposée de la pièce. Avec audace. Entretien avec <strong>Michel</strong> <strong>Raskine</strong>. Pourquoi monter aujourd’hui une pièce de Marivaux ? J’ai un attachement ancien pour Marivaux. Mais essentiellement comme lecteur ou spectateur. Adolescent, j’avais une fascination pour le XVIII e , siècle des Lumières et des découvertes, de l’expérimentation. J’étais aussi très capté par le jeu vertigineux des sentiments amoureux, de la séduction et du mensonge chez Marivaux. Puis, à l’âge adulte, j’ai vu beaucoup de Marivaux, avec de grands souvenirs comme une mise en scène à la télé dans les années 1960 et, bien sûr, La Dispute, dans les années 1970, par Chéreau. C’est avec lui qu’on a commencé à dire que Marivaux, ce n’était pas seulement léger, mais aussi cruel et noir. Il a aidé à ce qu’on se débarrasse d’une lecture traditionnelle de Marivaux… À l’âge adulte, aussi, on fait soi-même l’expérience amoureuse, qui permet sûrement de mieux entendre le texte… L’idée de la mise en scène revenait cycliquement, mais très mollement. Parce qu’il y avait aussi tant de textes contemporains à monter. Je partageais avec Koltès cette idée qu’on ne peut s’adresser à ses contemporains qu’avec les textes contemporains. Ça a changé. Comme j’ai monté des opéras ou créé un spectacle à la Comédie-Française, alors que je m’étais promis de ne pas le faire… C’est une façon de se surprendre. Pourquoi avoir choisi Le Jeu de l’amour et du hasard ? Aborder Le Jeu, c’était s’attaquer à une pièce très connue, donc forcément bien connue… Pour quelqu’un qui aime les chemins de traverse, l’équilibre absolu de la pièce est fascinant, cette symétrie des scènes, des personnages, des duos… Je sentais bien que ça ne pouvait pas être aussi droit, en réalité. J’avais envie d’aller voir comment elle était fabriquée de l’intérieur. Je l’ai approchée un peu de la même manière que Huis clos, également très connue de tout le monde, parce que j’y lisais autre chose que la tradition, cette espèce d’empilement, de feuilleté des connaissances qu’est la tradition. Je n’ai pas envie que le spectateur soit dans une familiarité, un confort douillet de réception de l’œuvre et du texte. L’enjeu était donc d’être percutant pour que quelqu’un d’aujourd’hui puisse entendre quelqu’un d’hier, mais vraiment l’entendre, écouter l’histoire sans se laisser seulement bercer par une musique. À partir de tous ces principes, il fallait trouver des représentations scéniques, traduire les idées avec de la chair et de l’image. Il fallait tremper la pièce dans de l’acide, la passer à la paille de fer. Il est essentiel d'échapper au ronron, au prout-prout, à la mièvrerie dont on affuble trop souvent le XVIIIe et Marivaux, en particulier. Quelles sont ces “solutions scéniques” ? La 1re des décisions : exit les costumes d’époque et les décors. Non que je n’aime pas cette époque-là de la mode, bien au contraire. Pas non plus pour raconter une histoire moderne. Mais ça permet de se placer de manière très abrupte, de nettoyer le regard. La 2e solution se fonde sur une hypothèse, comme pourrait le faire un scientifique, car je crois que le théâtre de Marivaux est un théâtre de l’expérimentation, de l’expérience, de l’épreuve, dans tous les sens du terme. Hypothèse : et si, en fait, les personnages n’en étaient pas à leur 1re expérience amoureuse, comme le prétend la tradition ? Et s’ils n’étaient pas si jeunes que cela, mais plus âgés ? Cette hypothèse a des conséquences sur toute la pièce. Tout d’un coup, on a la possibilité d’échapper au ronron et de faire entendre un autre texte, dans les bouches et dans les corps. Avec, donc, l’idée de faire jouer tous les personnages, même le quatuor d’amoureux, par des acteurs expérimentés ? Oui. D’autant que ce n’est pas toujours facile pour les plus jeunes de jouer les jeunes et que la langue de la pièce est d’une grande complexité. Les gens plus âgés sont aussi censés être plus conscients de la manière dont on gère les sentiments amoureux. Cela ne retire pas sa difficulté à l’amour. Mais ce choix des acteurs va donner quelque chose de doux-amer, pas de nostalgique, mais de mélancolique. Je revendique cette mélancolie qui est au cœur de la pièce. On prétend partout que le dénouement est heureux. Or, même s’il n’est pas tragique, je pense qu’il est triste. Rien ne sera plus jamais comme avant, et les personnages sortent brisés de l’épreuve. Qui dit expérience, expérimentation, dit épreuve et souffrance. Les personnages, qui ont choisi eux-mêmes de se lancer dans l’expérience, ne cessent ensuite de s’interroger. Je ne pensais pas trouver dans cette pièce autant de répliques d’introspection. Ils se font des blessures qui laissent des cicatrices. Moi, j’ai envie de raconter ces blessures. La dernière scène, supposée légère et joyeuse, est d’une densité effrayante. Le Jeu de l’amour et du hasard, du 26 février au 8 mars, puis du 24 au 28 mars, au Théâtre du Point du Jour, 04 78 150 180 en avril, à la Comédie de Valence, 04 75 78 41 70 ...<strong>491</strong> / N° 145 FÉVRIER 2009 [12] Propos recueillis par Florence Roux [littérature(s)] Dominique Blanc Duras, Marguerite, encore une fois refait surface dans mes lectures. On revient à Duras comme peu d’auteurs. C’est son écriture et son regard sur le monde, les mots rares qui forment cette abstraction. Dernièrement je suis tombé sur La Vie matérielle, j’étais passé à côté, ça arrive rarement, mais ça m’arrive, je sais qu’il m’en reste quelques-uns, peu, évidemment. Fin 2006, c’était la parution de Cahiers de la guerre et autres textes, qui venait d’être enfin publié. Relire Duras en ce moment comme par hasard, puis se rendre au théâtre, celui de Villefranche, pour écouter Dominique Blanc dans La Douleur. Vous pourrez la voir à Lyon en février ou en avril au Théâtre de la Croix-Rousse, à l’espace des Arts de Chalon en février aussi. Magistral, le texte, la mise en scène, la comédienne, une épure. La charge émotionnelle du texte de Marguerite Duras et la présence de Dominique Blanc nous secouent comme cocotier au vent. D’autres auteurs posent leur voix, celle de l’Égyptien Gamal Ghitany est remarquable à plus d’un titre. Suite à une hospitalisation, il commence ce projet littéraire sous forme de carnet ; nous sommes en 1996. À l’automne 2008 paraissent aux éditions du Seuil Les Poussières de l’effacement, un concentré de mémoire. L’auteur inscrit son écriture dans une résistance à l’oubli, à l’effacement, au néant. Parler de la vie, de sa vie par bribes avec pudeur, des moments éclatés dans la réalité d’une mémoire qu’il veut encore vivante. Le langage est simple, souvent chargé d’émotions et d’humour, on parcourt l’écriture de Ghitany avec délectation. Il sera présent à Lyon pendant les Assises du roman, fin mai. Voilà un beau livre, un livre noir, une histoire de l’obscur, c’est Histoire d’une couleur (éd. du Seuil), écrit par <strong>Michel</strong> Pastoureau. Deuxième ouvrage pour cette Histoire, le 1er était Bleu, celui-ci est Noir. C’est un voyage où nous entraîne l’auteur, cette couleur noire qui marque l’histoire des civilisations. Le noir comme mauvais présage, se mettant par petites touches dans les enluminures, on croise le diable et son cortège de démons et de monstres. L’historien nous parle du noir, mais aussi du gris, du brun, de cette symbolique ambivalente du noir. Cette belle étoffe un peu raide qui habille les moines, les veuves et les princes, l’histoire du vêtement et du noir, il en fallut du temps pour avoir un beau noir. On croise le bestiaire inquiétant qui voit défiler chat, ours, sanglier et corbeau. <strong>Michel</strong> Pastoureau, en historien, nous ouvre les portes de cette couleur pour nous en faire découvrir toutes les facettes, et l’on participe à ce vagabondage avec plaisir. Le noir, c’est la faute et le péché, c’est l’inquiétude de la nuit et de ses ombres ; la religion s’empare de cette couleur, “c’est la couleur des méchants et des impies, celle des ennemis d’Israël et de la malédiction divine. C’est aussi la couleur du chaos primordial, de la nuit dangereuse et malfaisante et surtout la couleur de la mort.” On remonte les siècles, le XVe siècle et le vêtement protestant, la peste du XVIIIe , le romantisme, les temps modernes c’est, à la fin du XIXe siècle, le charbon et l’usine. L’image s’empare du noir et du blanc avec la photographie et le cinéma, c’est le XXe siècle. Il y a la peinture de Soulages et le drapeau noir presque comme une finalité à ce beau moment de lecture. Bruno Pin ©Ros Ribas
Jean-Marc Avocat [théâtre(s)] “Un vers, ça va. 4 800…” On revient d’une représentation de Bérénice, d’Andromaque ou de Phèdre pantelant, essoufflé. Ou plutôt on n’en revient pas. Comment ne pas être admiratif pour cet homme qui, seul, tient la scène pendant près de 2 heures, 3 fois, avec des textes parmi les plus exigeants de la littérature classique ? C’est, explique Jean-Marc Avocat, “un rendez-vous unique dans une carrière”. Il lance, en effet, le pari de jouer seul tous les rôles de 3 pièces de Racine. Et le culot sera pour lui de pousser jusqu’à jouer les trois, en alternance, durant la même semaine. Les premières minutes, il faut tout de suite le dire, surprennent. Voire elles dérangent. Car enfin, comment croire en cette Phèdre ma foi très virile, ou bien est-ce l’irrésistible Hyppolite ? Est-ce Andromaque, veuve d’Hector, qui parle, ou sa rivale Hermione ? Le comédien a créé un code de scène fort simple, le spectateur attentif ne tarde pas à le comprendre. D’un mouvement de tête, d’un geste ou d’un pas, il nous signifie le changement de personnage. C’est moins subtil qu’on ne pourrait le craindre, cela devient vite évident. Alors, toute l’ampleur d’une tragédie de Racine, l’alexandrin à son plus haut degré de maîtrise et touchant, à vrai dire, au sublime, prend possession de Jean-Marc Avocat et du spectateur. Il joue chaque partition avec tant de foi, les rôles de femmes, par exemple, dont il a voulu “épouser les ressentis” au plus juste. Il faut le voir, en larmes, les yeux injectés de sang pendant les 2 derniers actes d’Andromaque ! La mise en scène est à l’image du jeu, nue, ou presque. Un fauteuil au centre, un autre au fond, comme au coin d’un ring. Portion congrue aussi pour les accessoires : une serviette éponge, une gourde… Entre les actes, le comédien va souffler 5 minutes, mais il le fait sur scène : “Il était impossible d’imaginer en sortir, de toute façon.” C’est donc un homme qui se risque devant nous, “à poil”, comme il dit. Un artiste qui retrouve chaque jour la jubilation du verbe génial de Racine et, cherchant à ce que la restitution du texte, le jour de la représentation, ne lui demande aucun effort de mémoire, répète et répète encore, d’italienne en italienne. À la question d’un jeune lycéen, il répondait qu’il n’a aucun truc, pour se souvenir de tant de vers, si ce n’est “un travail patient et acharné”. Mais, ajoute-t-il, “je mesure la montagne qui se dresse devant moi, chaque jour”. Cette montagne est son trac, qu’il qualifie de “névrotique”. L’exploit est à vrai dire palpable physiquement. Sans grands effets de manches, il n’arpente pas non plus la scène pendant 2 heures, pourtant, jamais il ne s’économise et il atteint, par exemple dans Andromaque, des summums d’intensité. Les bravos, monsieur Jean-Marc Avocat, sont chaque fois frénétiques, et mérités. Du 24 février au 1er mars au Théâtre de la Croix-Rousse, 04 72 07 49 49 Étienne Faye ©Bruno Amsellem ...<strong>491</strong> / N° 143 FÉVRIER 2009 [13]