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« Quoi qu’il en soit, répliquai-je enfin, il me paraît bien triste qu’une personne de quatre-vingt-sept ans ne puisse pas compter sur la présence de quelques visages amicaux à son enterrement ! » Sur ces mots, je passai ma main sur la vitre pour essayer de percer l’obscurité au-dehors. Nous étions apparemment immobilisés en pleine campagne, exposés aux assauts du vent furieux qui la balayait en hurlant. « À quelle distance sommes-nous de la ville ? », demandai-je. Je faisais de mon mieux pour ne pas paraître inquiet, mais j’avais le sentiment désagréable d’être loin de toute habitation et plus ou moins pris au piège dans cette voiture glacée au miroir piqueté et aux cloisons de bois sombre maculées de taches. M. Daily sortit sa montre. « Il reste une vingtaine de kilomètres, déclara-t-il. Nous devons attendre que le train en direction du sud émerge du Tunnel d’Ouvre-Gueule. La colline qu’il traverse est le dernier relief que vous verrez à des kilomètres à la ronde. Vous êtes arrivé en plat pays, monsieur Kipps. — Je suis surtout arrivé au pays des noms insolites, assurément ! Ce matin, j’ai entendu parler de la Chaussée des Neuf Vies, ainsi que du Marais aux Anguilles, et ce soir je découvre l’existence du Tunnel d’Ouvre-Gueule. — C’est une région reculée. Nous n’avons pas beaucoup de visiteurs. — Peut-être parce qu’il n’y a pas grand-chose à voir… — Tout dépend de ce que vous entendez par “pas grand-chose” ! Il y a les églises submergées, le village englouti… » Il étouffa un petit rire. « Et ce ne sont là que quelques remarquables exemples parmi tant d’autres… Oh, nous avons aussi une belle abbaye en ruine, dotée d’un joli cimetière auquel on ne peut accéder qu’à marée basse. Vous n’avez que l’embarras du choix, tout dépend de vos goûts ! — Vous me donneriez presque envie de retourner sur-le-champ à mon brouillard londonien ! » Le sifflement strident du train retentit dans la nuit. « Ah, le voilà ! » Le Crythin Gifford-Homerby déboucha du Tunnel d’Ouvre-Gueule et nous croisa dans un grondement sourd, révélant un défilé de compartiments vides, éclairés de jaune, qui disparurent rapidement dans les ténèbres. Un instant plus tard, notre propre convoi repartait. « Vous devriez trouver Crythin Gifford assez accueillante, c’est une petite ville toute simple, ajouta M. Daily. Nous serrons les rangs, dos au vent, et nous suivons notre bonhomme de chemin. Si vous le souhaitez, je peux vous déposer à L’Armorial ; mon chauffeur m’attend, et c’est sur ma route. » Comme il semblait désireux de me rassurer autant que de se faire pardonner ses taquineries exagérées sur le caractère lugubre et étrange de la région, j’acceptai son offre et l’en remerciai. Puis nous nous replongeâmes tous les deux dans notre lecture le temps de parcourir les derniers kilomètres de ce périple fastidieux.
LES FUNÉRAILLES DE MME DRABLOW Ma première impression de la petite ville de Crythin Gifford – qui, à mes yeux, s’apparentait plutôt à un gros village – fut particulièrement favorable. Ce soir-là, quand nous arrivâmes au terme de notre voyage, l’automobile de M. Samuel Daily, sans doute la plus énorme, la plus rutilante et la plus luxueuse dans laquelle je fusse jamais monté, nous fit franchir en un clin d’œil les deux kilomètres à peine qui séparaient la minuscule gare de la place du marché, où nous nous arrêtâmes devant L’Armorial de Gifford. Au moment où j’allais descendre, mon compagnon me tendit sa carte de visite. « Si vous avez besoin de quelque chose… » Je le remerciai en soulignant néanmoins que cette éventualité me semblait des plus improbables : l’agent immobilier sur place m’apporterait certainement toute l’aide nécessaire pour organiser les affaires de feu Mme Drablow, et je ne comptais pas rester dans la région plus d’un jour ou deux. Comme M. Daily se contentait de plonger son regard dans le mien sans souffler mot, et que je ne tenais pas à me montrer grossier, je glissai ostensiblement la carte dans la poche de mon gilet. À ce moment-là seulement, il donna l’ordre à son chauffeur de démarrer. « Vous devriez trouver Crythin Gifford assez accueillante », m’avait-il dit, ce dont je ne tardai pas à avoir la confirmation. En découvrant une première belle flambée dans le salon de l’auberge, où un énorme fauteuil était disposé près de l’âtre, puis une seconde toute prête à me réchauffer dans la chambre joliment meublée qui m’était attribuée au dernier étage, je sentis mon humeur s’alléger considérablement ; pour un peu, je me serais cru en vacances plutôt que sur le point d’assister à un enterrement et de m’occuper des tâches sinistres afférentes à la mort d’un client. Le vent avait dû tomber, ou alors de l’intérieur on ne l’entendait plus souffler autour de la place, aussi la sensation de malaise engendrée par le tour étrange qu’avait pris la conversation pendant mon voyage ne tarda-t-elle pas à s’évanouir tel un mauvais rêve. L’aubergiste me recommanda un vin chaud que je dégustai assis devant le feu, tout en écoutant le murmure des voix de l’autre côté de la porte massive qui donnait sur le bar. Sa femme vint ensuite m’annoncer le menu du dîner, me faisant monter l’eau à la bouche : bouillon maison, steak d’aloyau, fromage de Stilton, tarte aux pommes et aux raisins secs nappée de crème. Avant d’être servi, j’écrivis à Stella une courte missive pleine de tendresse, que je posterais le lendemain matin. Puis, plus tard, alors que je mangeais de bon appétit, je songeai à la petite maison que nous pourrions nous offrir après notre mariage si M. Bentley continuait de me confier autant de responsabilités, me fournissant ainsi un motif légitime de réclamer une augmentation. Enfin, plongé dans une douce euphorie par la demi-bouteille de bordeaux qui avait accompagné mon souper, je me préparai à monter me coucher. « Vous êtes venu pour la vente aux enchères, je présume, dit l’aubergiste en s’arrêtant près de la porte pour me souhaiter une bonne nuit. — La vente ? Quelle vente ? » Il parut surpris. « Ah… Je pensais que c’était la raison de votre présence… Il s’agit d’une grosse affaire, qui porte sur plusieurs fermes situées au sud de la ville. De plus, c’est jour de foire, demain. — Et où auront lieu ces enchères ? — Ici même, monsieur Kipps. Au bar, à onze heures. Nous organisons généralement ce genre d’événement à L’Armorial, mais il n’y en avait pas eu d’aussi important depuis des années. Après, nous servirons le déjeuner. Les jours de foire, nous comptons sur au moins quarante couverts, et il est tout à fait possible que les convives soient encore plus nombreux demain. — Je regrette de ne pouvoir y assister, même si j’espère avoir l’occasion de faire un tour au marché.
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LA DAME EN NOIR Le lendemain matin,
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l’emmenâmes vers l’âne gris d
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