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— Je ne voulais pas me montrer indiscret, monsieur, juste savoir si vous étiez venu pour la vente.<br />

— Oh, ne vous inquiétez pas, c’est tout naturel. En vérité, à onze heures demain matin, je crains<br />

d’avoir un engagement be<strong>au</strong>coup moins réjouissant : je suis ici pour assister à des funérailles – <strong>ce</strong>lles de<br />

Mme Drablow, du Manoir du Marais. Peut-être la connaissiez-vous ? »<br />

Dans son regard brilla une lueur de… de quoi <strong>au</strong> juste ? D’inquiétude ? De méfian<strong>ce</strong> ? Je n’<strong>au</strong>rais su le<br />

dire, mais le nom de ma cliente avait visiblement éveillé en lui une forte émotion dont il s’efforça de<br />

faire disparaître sur-le-champ tous les signes.<br />

« Oui, je la connaissais, répondit-il d’un ton égal.<br />

— Je représente l’étude de notaires qui s’occupait de ses affaires. Personnellement, je ne l’ai jamais<br />

rencontrée. Si j’ai bien compris, elle restait la plupart du temps cloîtrée chez elle ?<br />

— Elle ne pouvait guère faire <strong>au</strong>trement, isolée comme elle l’était… » Il se détourna brusquement pour<br />

redes<strong>ce</strong>ndre vers le bar. « Je vous souhaite une bonne nuit, monsieur. Nous vous servirons le petitdéjeuner<br />

à l’heure qui vous conviendra. » Sur <strong>ce</strong>s mots, il me laissa seul. Je fus tenté de le rappeler, car<br />

j’étais à la fois intrigué et vaguement agacé par son attitude, et j’<strong>au</strong>rais aimé lui soutirer quelques<br />

explications. Mais la fatigue l’emporta et je renonçai, préférant mettre ses remarques sur le compte de<br />

légendes locales ou <strong>au</strong>tres histoires de bonne femme qui avaient pris une importan<strong>ce</strong> démesurée, comme<br />

c’est souvent le cas dans les bourgades isolées, obligées de chercher en elles-mêmes la sève du mystère<br />

et du mélodrame qu’elles peuvent extraire de la vie. For<strong>ce</strong> m’est d’admettre qu’à l’époque j’étais encore<br />

tout gonflé de <strong>ce</strong> sentiment de supériorité propre <strong>au</strong>x Londoniens, de <strong>ce</strong>tte conviction à moitié avouée que<br />

les gens de la campagne, surtout dans les contrées reculées de notre île, étaient plus superstitieux, plus<br />

crédules, plus lents d’esprit, rustres et primitifs que nous <strong>au</strong>tres cosmopolites. Nul doute qu’en un endroit<br />

pareil, avec ses marais inquiétants, ses brouillards soudains, ses vents gémissants et ses maisons<br />

solitaires, une vieille femme risquait d’être regardée d’un drôle d’œil… Après tout, en d’<strong>au</strong>tres temps,<br />

elle serait même passée pour une sorcière. Or les contes et légendes étaient encore largement répandus<br />

dans le pays, et le folklore le plus extravagant conservait un <strong>ce</strong>rtain as<strong>ce</strong>ndant sur les esprits.<br />

D’un <strong>au</strong>tre côté, M. Daily et l’<strong>au</strong>bergiste m’étaient tous les deux apparus comme des hommes solides<br />

ayant la tête sur les ép<strong>au</strong>les ; en outre, je devais bien reconnaître qu’ils n’avaient rien fait d’<strong>au</strong>tre que se<br />

retrancher dans le silen<strong>ce</strong> et poser sur moi un regard insistant, peut-être un peu bizarre, lorsque nous<br />

avions abordé le sujet de Mme Drablow. Leur réaction m’avait néanmoins convaincu que c’était<br />

justement dans le non-dit qu’il fallait chercher un sens.<br />

L’un dans l’<strong>au</strong>tre, <strong>ce</strong> soir-là, nourri de bons petits plats maison, pris d’une agréable somnolen<strong>ce</strong><br />

engendrée par un ex<strong>ce</strong>llent vin <strong>au</strong>tant que par la vue engageante du feu qui ronflait dans l’âtre et des draps<br />

ouverts sur le grand lit d’aspect moelleux, j’étais enclin à pr<strong>of</strong>iter de l’expérien<strong>ce</strong>, voire à m’en amuser,<br />

dans la mesure où elle ajoutait une touche de piquant et de couleur locale à mon expédition. Rasséréné, je<br />

ne tardai pas à sombrer dans un sommeil des plus paisibles. Je me rappelle encore <strong>ce</strong>tte sensation – <strong>ce</strong>lle<br />

de glisser lentement jusque dans les bras accueillants de Morphée, environné par une dou<strong>ce</strong> chaleur –,<br />

tout comme je me rappelle mon réveil le lendemain matin, les rayons du soleil hivernal jouant sur le<br />

plafond blanc mansardé et le pr<strong>of</strong>ond sentiment de bien-être, de fraîcheur du corps et de l’esprit qui<br />

m’habitait alors. Peut-être est-<strong>ce</strong> le contraste avec les événements survenus par la suite qui rend <strong>au</strong>ssi<br />

viva<strong>ce</strong> mon souvenir de <strong>ce</strong>s impressions. Si j’avais su que <strong>ce</strong>tte bonne nuit de sommeil réparateur serait<br />

la dernière dont je pr<strong>of</strong>iterais avant longtemps, si j’avais pu me douter que lui succéderaient tant de nuits<br />

terrifiantes, éprouvantes et éreintantes, sans doute n’<strong>au</strong>rais-je pas s<strong>au</strong>té hors de mon lit avec un tel<br />

empressement, impatient de des<strong>ce</strong>ndre prendre mon petit-déjeuner, de sortir et d’entamer ma journée.<br />

En vérité, j’ai be<strong>au</strong> mener depuis des années dans mon foyer de La Moinerie, et <strong>au</strong>près de ma chère<br />

Esmé, l’existen<strong>ce</strong> heureuse et sereine dont rêve tout un chacun, et j’ai be<strong>au</strong> remercier Dieu chaque soir<br />

d’avoir fait en sorte que <strong>ce</strong>tte histoire soit terminée, reléguée dans un passé lointain et ne se répète pas –<br />

qu’elle ne puisse plus se répéter – , je ne crois pas avoir depuis dormi <strong>au</strong>ssi bien que <strong>ce</strong>tte nuit-là dans

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