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heures. À vous de voir. »<br />
Sans un mot, il tira sur les rênes du poney pour faire pivoter la carriole. Quelques instants plus tard, ils<br />
s’éloignaient sur la ch<strong>au</strong>ssée, leurs silhouettes s’amenuisant peu à peu dans l’immensité des marais, et je<br />
m’approchai de l’entrée du manoir, la main g<strong>au</strong>che déjà refermée sur la clé <strong>au</strong> fond de ma poche.<br />
Je n’ouvris <strong>ce</strong>pendant pas la porte ; je m’y refusais encore. Je voulais savourer le silen<strong>ce</strong> et la<br />
mystérieuse be<strong>au</strong>té des lieux, respirer l’étrange senteur iodée portée par le vent, écouter les plus légers<br />
murmures. Je savais toutes mes per<strong>ce</strong>ptions avivées pour mieux graver dans mon esprit, et peut-être<br />
encore plus pr<strong>of</strong>ondément dans mon imagination, l’empreinte de <strong>ce</strong>t endroit extraordinaire.<br />
Il me semblait fort probable que, si je devais séjourner ici un <strong>ce</strong>rtain temps, j’en viendrais à<br />
développer un goût immodéré pour la solitude et le calme, et à me transformer en observateur des<br />
oise<strong>au</strong>x, car les marais devaient foisonner d’espè<strong>ce</strong>s rares – échassiers et plongeurs, canards et oies<br />
s<strong>au</strong>vages – , surtout <strong>au</strong> printemps et à l’<strong>au</strong>tomne ; avec l’aide de <strong>livre</strong>s et d’une bonne paire de jumelles,<br />
il ne me f<strong>au</strong>drait sans doute pas longtemps pour apprendre à les reconnaître à leur vol et à leur cri. Alors<br />
que je contournais le manoir, je me pris à rêver de vivre ainsi en pleine nature, et je m’<strong>au</strong>torisai à brosser<br />
un table<strong>au</strong> idyllique de mon existen<strong>ce</strong> avec Stella dans <strong>ce</strong>tte contrée s<strong>au</strong>vage et reculée, laissant<br />
commodément de côté la question de savoir comment nous assurerions notre subsistan<strong>ce</strong> et de quelle<br />
façon nous pourrions nous occuper <strong>au</strong> fil des jours.<br />
Tout à mes songeries, je m’éloignai de la maison en direction du pré, que je traversai pour<br />
m’approcher des ruines. Sur ma droite, à l’ouest, le soleil d’hiver avait déjà entamé son déclin, se<br />
transformant en une énorme boule orangée qui décochait vers les marais des flèches de feu et maculait<br />
leur surfa<strong>ce</strong> de traînées rouge sang. À l’est, le ciel et la mer s’étaient légèrement assombris, virant <strong>au</strong> gris<br />
de plomb. Un vent froid soufflait de l’estuaire.<br />
Arrivé près des vestiges de l’édifi<strong>ce</strong>, je constatai que c’étaient bel et bien <strong>ce</strong>ux d’une ancienne<br />
chapelle, peut-être bâtie à l’origine par des moines et <strong>au</strong>jourd’hui à moitié effondrée ; des pierres et des<br />
débris, probablement délogés par les bourrasques, jonchaient l’herbe tout <strong>au</strong>tour. Le terrain des<strong>ce</strong>ndait en<br />
pente dou<strong>ce</strong> jusqu’à la grève, et, <strong>au</strong> moment où je passais sous l’une des vieilles arches encore intactes,<br />
j’effrayai un oise<strong>au</strong> qui s’envola en battant lourdement des ailes. Son cri r<strong>au</strong>que se répercuta sur les pans<br />
de mur à moitié écroulés, avant d’être repris par l’un de ses congénères <strong>au</strong> loin. C’était une créature<br />
hideuse, d’aspect satanique, que j’associai <strong>au</strong>ssitôt à quelque variété de v<strong>au</strong>tour de mer – si tant est qu’il<br />
en existât. Je ne pus réprimer un frisson lorsque son ombre m’effleura, et <strong>ce</strong> fut avec soulagement que je<br />
suivis des yeux son vol disgracieux en direction du large. M’aper<strong>ce</strong>vant ensuite que le sol et les<br />
décombres à mes pieds étaient souillés de fientes, je devinai que <strong>ce</strong>s oise<strong>au</strong>x devaient nicher dans les<br />
trous des murs encore debout.<br />
J’étais <strong>ce</strong>pendant plutôt séduit par <strong>ce</strong> lieu solitaire dont j’imaginais sans peine le charme par une<br />
ch<strong>au</strong>de soirée d’été, quand le souffle apaisant de la brise marine caressait les herbes h<strong>au</strong>tes, que les<br />
corolles blanches, j<strong>au</strong>nes et roses des fleurs s<strong>au</strong>vages s’épanouissaient parmi les ruines, et que les<br />
ombres s’allongeaient tout dou<strong>ce</strong>ment dans le crépuscule bercé par les plus be<strong>au</strong>x chants des oise<strong>au</strong>x de<br />
juin, <strong>au</strong>xquels se mêlait le lointain clapotis de l’e<strong>au</strong>.<br />
Ainsi plongé dans mes pensées, je débouchai dans un petit cimetière <strong>ce</strong>int par un mur en partie<br />
effondré, et <strong>ce</strong>tte vision m’arrêta net dans mon élan : il y avait peut-être cinquante vieilles pierres<br />
tombales, pour la plupart inclinées ou tombées, couvertes de plaques de mousse et de lichens vert-j<strong>au</strong>ne,<br />
blanchies par le vent salé et tachées par des années d’intempéries. Les monticules marquant<br />
l’empla<strong>ce</strong>ment des sépultures étaient envahis par la végétation et le chiendent, ou alors ils s’étaient<br />
aplanis jusqu’à devenir invisibles. Aucun nom ni <strong>au</strong>cune date n’était plus déchiffrable, et de l’ensemble<br />
se dégageait une impression d’abandon et de désolation.<br />
Devant moi, à l’endroit où le mur s’achevait en un tas de poussière et de gravats, je pouvais voir les<br />
e<strong>au</strong>x grises de l’estuaire. J’étais toujours immobile, les questions se bousculant dans ma tête, quand les