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Invention de la solitude

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aucune obligation <strong>de</strong> s’engager. Le mariage, au contraire, c’est<br />

une porte qui se ferme. Confiné dans un espace étriqué, il faut<br />

constamment manifester sa personnalité et par conséquent<br />

s’observer, s’analyser en profon<strong>de</strong>ur. Porte ouverte, il n’y a pas<br />

<strong>de</strong> problème : on peut toujours s’échapper. On peut esquiver<br />

toute confrontation désagréable, avec soi-même comme avec<br />

autrui, rien qu’en sortant.<br />

La capacité d’évasion <strong>de</strong> mon père était presque illimitée. Le<br />

domaine d’autrui lui paraissant irréel, les incursions qu’il<br />

pouvait y faire concernaient une part <strong>de</strong> lui-même qu’il<br />

considérait comme également irréelle, une personnalité secon<strong>de</strong><br />

qu’il avait entraînée à le représenter comme un acteur dans <strong>la</strong><br />

comédie absur<strong>de</strong> du vaste mon<strong>de</strong>. Ce substitut <strong>de</strong> lui-même<br />

était avant tout un farceur, un enfant débordant d’activité, un<br />

raconteur d’histoires. Il ne prenait rien au sérieux.<br />

Comme rien ne lui paraissait important, il s’arrogeait <strong>la</strong><br />

liberté <strong>de</strong> faire tout ce qu’il vou<strong>la</strong>it (entrer en frau<strong>de</strong> dans <strong>de</strong>s<br />

clubs <strong>de</strong> tennis, se faire passer pour un critique gastronomique<br />

afin d’obtenir un repas gratuit), et le charme qu’il déployait<br />

pour ses conquêtes était précisément ce qui les dénuait <strong>de</strong> sens.<br />

Il dissimu<strong>la</strong>it son âge véritable avec <strong>la</strong> vanité d’une femme,<br />

inventait <strong>de</strong>s histoires à propos <strong>de</strong> ses affaires et ne par<strong>la</strong>it <strong>de</strong><br />

lui-même qu’avec <strong>de</strong>s détours Ŕ à <strong>la</strong> troisième personne, comme<br />

d’une <strong>de</strong> ses re<strong>la</strong>tions. (“Un <strong>de</strong> mes amis a tel problème ; que<br />

pensez-vous qu’il puisse faire ?…”). Chaque fois qu’une situation<br />

<strong>de</strong>venait embarrassante, chaque fois qu’il se sentait acculé à<br />

l’obligation <strong>de</strong> se démasquer, il s’en sortait par un mensonge. À<br />

force, le mensonge était <strong>de</strong>venu chez lui automatique, il s’y<br />

adonnait par goût. Son principe était d’en dire le moins<br />

possible. Si les gens ne le connaissaient jamais vraiment ils ne<br />

pourraient pas, un jour, retourner sa vérité contre lui. Mentir<br />

était une façon <strong>de</strong> s’assurer une protection. Ce que les gens<br />

voyaient quand ils l’avaient <strong>de</strong>vant eux ce n’était donc pas lui<br />

mais un personnage inventé, une créature artificielle qu’il<br />

pouvait manipuler afin <strong>de</strong> manipuler autrui. Lui-même<br />

<strong>de</strong>meurait invisible, marionnettiste solitaire tirant dans<br />

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